Francs-tireurs et Centurions. Les ambiguïtés de l'héritage contre-insurrectionnel français

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    LIfri est, en France, le principal centre indpendant de recherche,dinformation et de dbat sur les grandes questions internationales. Cr en1979 par Thierry de Montbrial, lIfri est une association reconnue dutilitpublique (loi de 1901).Il nest soumis aucune tutelle administrative, dfinit librement ses activits etpublie rgulirement ses travaux.

    LIfri associe, au travers de ses tudes et de ses dbats, dans une dmarcheinterdisciplinaire, dcideurs politiques et experts lchelle internationale.Avec son antenne de Bruxelles (Ifri-Bruxelles), lIfri simpose comme un desrares think tanksfranais se positionner au cur mme du dbat europen.

    Ce texte est la traduction, quelque peu modifie, du chapitre France dansThomas Rid et Thomas Keaney (dir.), Understanding Counterinsurgency:Doctrine, Operations, and Challenges, Londres, Routledge, 2010, pp. 11-27,

    accessible ladresse :www.tandf.co.uk.

    De nombreux livres Taylor & Francis et Routledge sont dsormais accessibles

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    Focus stratgique

    Les questions de scurit exigent dsormais une approcheintgre, qui prenne en compte la fois les aspects rgionaux et globaux,les dynamiques technologiques et militaires mais aussi mdiatiques ethumaines, ou encore la dimension nouvelle acquise par le terrorisme ou lastabilisation post-conflit. Dans cette perspective, le Centre des tudes descurit (CES) se propose, par la collection Focus stratgique ,

    dclairer par des perspectives renouveles toutes les problmatiquesactuelles de la scurit.

    Associant les chercheurs du centre des tudes de scurit de lIfri etdes experts extrieurs, Focus stratgique fait alterner travauxgnralistes et analyses plus spcialises, ralises en particulier parlquipe du Laboratoire de Recherche sur la Dfense (LRD).

    Lauteur

    Spcialiste des questions stratgiques et militaires, Etienne de

    Durand est directeur du CES et du LRD de lInstitut franais des relationsinternationales (Ifri) et enseigne lInstitut dEtudes Politiques de Paris et lEcole de Guerre. Il suit lintervention en Afghanistan et a fait partie en2009 de lquipe dvaluation de la situation runie par le gnralMcChrystal.

    Le comit de rdaction

    Rdacteur en chef : Etienne de Durand

    Rdacteur en chef adjoint : Marc Hecker

    Traduction : Elie Tenenbaum

    Assistants ddition : Romain Bartolo et Marie-Charlotte Henrion

    Comment citer cet article

    Etienne de Durand, Francs-tireurs et Centurions les ambiguts delhritage contre-insurrectionnel franais , Focus stratgique, n 29, mars2011.

    Ce texte est la traduction, quelque peu modifie, du chapitre France paru dans Thomas Rid et Thomas Keaney (dir.), UnderstandingCounterinsurgency: Doctrine, operations, and challenges, Londres,

    Routledge, 2010, pp. 11-27.

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    Sommaire

    Introduction _____________________________________________ 7Larme coloniale et ses mthodes contrastes ________________ 9

    Bugeaud comme brutal _______________________ 9Gallieni et Lyautey, francs-tireurs habiles _____________ 11La pacification, thtre de second plan _______________ 14

    Guerre rvolutionnaire et arme psychologique _________ 17La gnration des Centurions _______________________ 17

    Lessence du problme rvolutionnaire

    _______________ 19

    De lapproche intgre la mthode totale ____________ 21Drive idologique et politisation violente : _____________

    la chute de la DGR ________________________________ 25La contre-insurrection franaise lge des interventions ______ 29

    De lenfouissement la rsurgence __________________ 29Une traduction doctrinale tardive et dissonante ________ 31

    Vraies et fausses leons de lexprience franaise ____________ 37Rfrences _____________________________________________ 39

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    Rsum

    La guerre en Afghanistan a remis sur le devant de la scne lhritagefranais en matire de contre-insurrection. Cet hritage se constitue lors dedeux priodes distinctes : lre coloniale tout dabord, puis les guerres dedcolonisation menes par la France en Indochine et en Algrie. Mme si despersonnalits comme Bugeaud, Lyautey ou Gallieni font figure de francs-tireursdans la pense militaire franaise de lpoque, leurs contributions nen jettent

    pas moins les bases dune approche originale et efficace de la guerreirrgulire. A linverse, les thoriciens des annes 1950 et 1960 (Lacheroy,Hogard, Trinquier) sinspirent largement de la guerre rvolutionnaire etadoptent des schmas de pense qui font de la contre-insurrection une formede guerre totale reposant sur laction psychologique et des mthodesextrmement coercitives. Les drives constates en Algrie mettent un termeabrupt aux dbats de lpoque et enterrent pour longtemps la contre-insurrection. Celle-ci ne rapparat en France quen 2007, la faveur desoprations en Afghanistan et de la renomme tardive acquise par Galulaauprs des Amricains. Ractiver les rflexions et les savoir-faire franais enmatire de contre-insurrection exige donc du discernement. Une part de cethritage peut constituer une source dinspiration, lgitime et fconde, pour lesinterventions actuelles. Toutefois, il est essentiel de prendre en compte ladimension politique et stratgique de ce type de guerre et de ne pas perdre devue les limites des comparaisons historiques.

    * * *

    The war in Afghanistan and David Galulas reputation in the UnitedStates have revived Frances counterinsurgency legacy. This legacy must bedivided into two separate periods: the colonial era and later on the wars ofdecolonization fought by France in Indochina and Algeria. Although figuressuch as Bugeaud, Lyautey and Gallieni retained at the time the status ofmavericks in the traditional military establishment, they greatly contributed to

    the development of a French national style in irregular warfare, both originaland successful. On the contrary, theorists from the 1950s and 1960s(Lacheroy, Hogard, Trinquier) were to a large extent inspired by revolutionarywarfare. Accordingly, they viewed counterinsurgency as a form of total warbased on psychological operations and very coercive methods. Political drift inAlgeria abruptly silenced these debates and turned counterinsurgency into ataboo for forty years. Judgment must be exercised before reactivating thedebates and know-how of the past. Part of this legacy may constitute alegitimate and fruitful source of inspiration for current interventions. However, itis essential to take into account the political and strategic dimension of thistype of warfare and not to lose sight of the limits of historical comparisons.

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    Introduction

    Savoir, cest se ressouvenir

    Platon, Mnon

    usqu trs rcemment, larme franaise a vit de parler de contre-insurrection , refoulant dun mme mouvement le souvenir de lAlgrie

    et la validit dun concept ressuscit dans lurgence par les Amricainsembourbs en Irak. Pourtant, son exprience en matire de guerrervolutionnaire et de guerre au sein des populations , pour reprendreune expression aujourdhui en vogue, est exceptionnellement riche etdiverse, plus peut-tre que celle daucune autre arme europenne. Cettediversit peut dailleurs induire en erreur et faire croire quil existe une cole franaise de contre-insurrection, avec toute la cohrence et lacontinuit que cette expression implique. Des premires aventurescoloniales jusquaux interventions actuelles, en passant bien entendu parles guerres de dcolonisation des annes 1950 et 1960, on peut certesidentifier des lments de continuit, tant institutionnels que culturels.Certaines units militaires en particulier se rclament explicitement de

    lhritage colonial et en perptuent avec fiert les traditions.

    Toutefois, cest bien loccasion des guerres dIndochine etdAlgrie que larme franaise a dcouvert la guerre rvolutionnaire ,puis labor en retour des mthodes de contre-rbellion nourries delexprience du terrain comme des dbats passionns que celle-ci asuscits. Autrement dit, la contre-insurrection la franaise dsignestricto sensuune priode bien dfinie, qui commence un peu aprs 1945 etle dbut du conflit indochinois et sarrte en 1962, les accords dEvianmarquant la fin abrupte, et de lempire colonial franais, et de ce quil estdsormais convenu dappeler la contre-insurrection celle-ci est en

    effet frappe dinterdit suite la tentative de putsch et aux menessubversives de lOAS, qui impliquent de nombreux tenants de la guerrervolutionnaire et en discrditent les thses pour longtemps. Un peu lamanire des Etats-Unis aprs le Vietnam, la France roriente alorscompltement sa politique de dfense pour se concentrer sur les exigencesde la guerre froide et de la dissuasion nuclaire en particulier. En ce sens,les crits de Galula1

    Lauteur tient remercier Thomas Rid et Elie Tenenbaum pour leur aide prcieuse.Que la maison ddition Routledge, qui a autoris la traduction en franais et ladiffusion de ce texte, soit galement remercie.

    , rcemment traduits en franais, et la contre-

    1

    David Galula, Contre-insurrection. Thorie et pratique, Paris, Economica,2008 (1963).

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    insurrection plus gnralement sont bien des produits rimports depuisles Etats-Unis.

    Si en revanche une acception plus large de la notion est retenue,

    qui englobe toutes les formes de guerre irrgulire et de pacification,lexprience franaise de la contre-insurrection commencevritablement en 1830, avec la conqute progressive de lAlgrie, mais nesy arrte pas 130 ans aprs, compte tenu des nombreuses interventionsqui ont depuis lors jalonn lhistoire de larme franaise, de lAfrique lAfghanistan, en passant par les Balkans. Par-del la rupture de 1962,lhritage de la priode coloniale et des guerres de dcolonisation a eneffet continu dinfluer sur les pratiques, les doctrines et plus gnralementla culture de larme franaise jusqu ce jour. Parce quil sagit l surtoutdimprgnation informelle, de survivances non structures et de savoir-faire , il semble prfrable de parler de courant plutt que dcolefranaise , sachant en outre que linfluence bien relle exerce par

    certains rseaux et figures de premier plan nest jamais parvenue, mmeau plus fort de la guerre dAlgrie, emporter ladhsion de larme toutentire.

    Interroger cet hritage ambigu suppose de dmler au pralable cequi, dans lexprience franaise, relve de lre coloniale et de la guerreirrgulire en gnral, et ce qui appartient en propre la dcolonisation etla guerre rvolutionnaire , en analysant successivement les deuxpriodes afin de dlimiter les spcificits de la seconde. Il importegalement de distinguer les niveaux tactique et stratgique, enreconnaissant les innovations et les russites sans pour autant sabstenir

    de souligner les erreurs et les fautes. Reste enfin confronter cet hritageaux textes doctrinaux, et si possible aux pratiques actuelles de larmefranaise engage en Afghanistan, afin de dterminer dans quelle mesureles leons de la conqute coloniale et des guerres de dcolonisation sontencore pertinentes dans le contexte profondment renouvel daujourdhui.

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    Larme colonialeet ses mthodes contrastes

    xaminer les doctrines et pratiques franaises de contre-insurrection auxXXe et XXIe sicles suppose dabord de les remettre en perspective par

    rapport leurs origines. En dpit dune exprience riche et duneimposante littrature sur la petite guerre 2

    Lensemble a exerc sur la pense militaire franaise et sa traditioncontre-insurrectionnelle une influence contraste : durable et mmeindlbile certains gards, cet hritage colonial a aussi t regardcomme inadapt par les tenants de la guerre rvolutionnaire . En outre,

    jusqu la fin des guerres napoloniennes, entre 1871 et 1918, puis nouveau pendant les annes 1930, les armes franaises nont eu dautrechoix que de se concentrer en priorit sur la guerre classique, autrement ditla grande guerre.

    , dailleurs bien antrieures au

    XIXe

    sicle et la conqute de lAlgrie, les vritables racines de la contre-insurrection la franaise remontent lpoque coloniale. De ce retour auxsources, il ressort principalement deux pisodes et trois figures : laconqute de lAlgrie dans les annes 1830-1840 et lge dor delimprialisme de la fin du XIXe sicle dune part ; et le trio Bugeaud,Gallieni, Lyautey dautre part.

    Bugeaud comme brutal

    La longue paix qui a rgn sur lEurope occidentale de 1815 1870,assure dabord par la Sainte Alliance contre la France puis par le Concerteuropen, noffrait pas la Monarchie restaure le prestige auquel elleaspirait pour pallier sa faible lgitimit. Cet lment explique dans unecertaine mesure les expditions coloniales en Algrie et ailleurs, qui ont

    jet les bases du second empire colonial franais. Pour la plupart, cesaventures coloniales et lempire qui en rsulte ne sont pas planifies et nemarquent donc que progressivement la culture militaire nationale 3

    2

    Herv Coutau-Bgarie, Trait de stratgie, Paris, Economica, 1999, p. 222.

    . Laconqute de lAlgrie elle-mme connat des dbuts hsitants. Amorcecomme une campagne de reprsailles contre les pirates barbaresques, ellese mue peu peu en une dynamique doccupation alimente par desrvoltes locales comme par des intrts de politique intrieure Louis-Philippe ayant besoin de consolider la monarchie de Juillet face auxoppositions tant rpublicaines que lgitimistes.

    3 Sur la notion de culture militaire, voir Williamson Murray, Does Military CultureMatter? , Orbis, vol. 45, n 1, hiver 1999, pp. 27-42.

    E

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    Cest donc dans ce cadre qui doit beaucoup au hasard que legnral Thomas-Robert Bugeaud, un vtran de la bataille dIna et desguerres dEspagne, est envoy en Algrie. Nomm Gouverneur gnral delAlgrie, c'est--dire commandant en chef, en dcembre 1840, ce politicien-soldat , la fois dput et agriculteur innovant, aprofondment marqu de nombreuses gnrations dofficiers pour plusdun sicle4

    Bugeaud reprend tout dabord les mthodes de lutte contre lagurilla espagnole dont il a fait lexprience pendant les guerresnapoloniennes. Reproduisant tant la sauvagerie que les tactiques depetite guerre dveloppes par la Grande Arme, il y ajoute des techniquesplus fines introduites par le Marchal Suchet en Aragon, probablement le

    seul chef militaire franais avoir obtenu quelque rsultat en matire depacification dans la pninsule ibrique. Il faut galement rappeler que lesFranais sadaptent au contexte local, en enrlant des suppltifs commeles spahis de Yusuf, et en imitant les modes daction traditionnels de laguerre nomade, en particulier la razzia. Ainsi sexplique que la conqute delAlgrie ait combin brutalit extrme et effort constant pour comprendreles enjeux locaux et rallier les tribus un contraste appel perdurer toutau long de la priode dexpansion coloniale et au-del.

    . Dans sa lutte contre lmir Abd el-Kader de Mascara, la plushaute autorit de lAlgrie des annes 1830 encore largementindpendante en dpit de lexpdition dAlger au dbut de la dcennie , ila en effet jet les bases de la tradition contre-insurrectionnelle franaise.

    Sur le plan tactique, Bugeaud lutte contre lemploi de grandesformations, la concentration de la puissance de feu et autres procds

    typiques de la tradition de la grande guerre et des thtres europens. Alinverse, il insiste sans cesse sur limportance de la mobilit et de linitiativelocale au dtriment de lartillerie, de la logistique lourde et des manuvresplanifies. Plutt que de monter de larges oprations de bouclage, il metsur pied des colonnes mobilescapables de harceler lennemi et de porter laguerre en profondeur dans ses sanctuaires une pratique rinstaurependant les guerres dIndochine et dAlgrie sous le terme de nomadisation .

    Bugeaud nhsite jamais sen prendre directement auxpopulations au travers de razzias qui les privent de leurs moyens desubsistance ou mnent la dportation des femmes et des enfants. Lestroupes franaises recourent rgulirement des mesures extrmes :technique de lenfumade des rebelles cachs dans des grottes, pratiquesystmatique dune politique de la terre brle pour les affamer ou encoremassacres occasionnels.

    En sens inverse, Bugeaud institue galement les bureaux arabes,une organisation civile charge de cartographier la vie politique locale,dadministrer la population, y compris dans ses besoins socio-conomiques, et de coordonner les activits civiles avec laction militaireafin que celle-ci sinsre convenablement dans le contexte local. Les

    4 Thomas Rid, The 19th Century Origins of Counterinsurgency Doctrine ,Journal of Strategic Studies, vol. 33, n 5, octobre 2010, pp. 729-760.

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    razzias sont ainsi le pendant coercitif des bureaux arabes dans laconception stratgique de Bugeaud, qui vise toujours associer conquteet colonisation c'est--dire ici mise en valeur et dveloppement. Cethritage brutal, mais innovant et couronn de succs, est clairementrevendiqu par ses successeurs les plus clbres, Gallieni et Lyautey.

    Gallieni et Lyautey, francs-tireurs habiles

    Joseph-Simon Gallieni et son lve Hubert Lyautey ont jou un rleimportant dans le perfectionnement des mthodes de Bugeaud, en lesaffinant et en les civilisant. Plus quaucun autre, ces deux marchauxincarnent lge dor de limprialisme franais et les succs remarquablesde son arme coloniale. Pour autant, ils reprsentent au sein de larmefranaise de lpoque une tradition secondaire, dont ils ont cur dedfendre les intrts et la spcificit.

    Gallieni participe la pacification du Tonkin et exerce une influenceconsidrable Madagascar o il sert pendant neuf ans, de 1896 1905.Ds son arrive dans lle, il transforme radicalement la doctrine demploides forces. Dsormais, la premire proccupation de ses hommes doittre de restaurer le calme et la confiance des populations . Les avant-postes doivent tre organiss dfensivement afin de scuriser autantque possible la zone contrle. Enfin, Gallieni ordonne un emploidmonstratif de la prsence militaire partout et tout le temps afin que laprotection offerte aux populations soit crdible5

    Lyautey, de son ct, joue un rle de premier ordre dans la semi-

    colonisation du Maroc et lvolution ultrieure du pays. Form par Gallieni,il se rvle aussi habile que son matre dans la pacification de rgionsentires, mais sillustre galement par sa capacit thoriser les pratiquescoloniales les plus opratoires ainsi que leurs implications militaires. Dansses Lettres du Tonkin et de Madagascar, il explique avec force dtails latechnique dite de la tache dhuile, un processus politico-militaire complexemen localement mais progressivement extensible lensemble du thtre.Il analyse galement comment la logique gnrale de la conqute colonialeparticipe de la catgorie stratgique de la pacification, qui diffreprofondment de la conqute militaire telle que traditionnellement pratiqueet comprise. Alors que dans cette dernire, le succs militaire sur le frontgarantit des concessions politiques ou une capitulation au niveau national,

    la pacification fonctionne essentiellement en sens inverse : cest le soutienpolitique qui, travers laction administrative et sociale au niveau local,permet un succs durable sur le plan militaire tactique. Comme laffirmeGallieni : La mthode la plus fconde, qui a t applique la pacificationde l'Emyrne, est la mthode progressive, dite de la tache d'huile , quiconsiste ne gagner du terrain en avant qu'aprs avoir compltementorganis celui qu'on laisse en arrire.

    .

    6

    5 Etat-major, 2e bureau, Instructions, Tananarive, 1 octobre 1896, reproduit inFrdric Hellot, La Pacification de Madagascar , Journal des Sciences

    Militaires, vol. 75, n 10, 1899, pp. 5-56, et plus particulirement pp. 49-50.6 Joseph-Simon Gallini, Neuf ans Madagascar, Paris, Librairie Hachette, 1908,p. 326 (nous soulignons).

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    Cette mthode a naturellement trouv un cho vident chez despenseurs ultrieurs comme Galula et, en apparence, se retrouve mmedans la doctrine de lOTAN en Afghanistan, qui met en avant la formule shape, clear hold, build7. Cette dernire semble pourtant nettementmoins convaincante, dans la mesure o elle dcrit un processus squentielet centrifuge, l o la mtaphore de la tache dhuile plaide pour un modledynamique, intgr et dabord centripte. Pratique puis thorise parGallieni comme par Lyautey, la tache dhuile constitue un paradigmeoprationnel manifestement centr sur la population, et qui comprenddemble ce que nous appellerions aujourdhui une dimension civilo-militaire. Assurer tout dabord la protection des civils et leur organisation(nous dirions dveloppement ) conomique et sociale lintrieur dunezone donne suscite progressivement un effet dattraction auprs despopulations laisses lextrieur, qui manifestent alors leur dsirdinclusion et cest bien cette marginalisation politique des rebellesqui permet dans un second temps de lancer des oprations militaires afin

    dtendre la zone en question. Autrement dit, la tache dhuile progressedelle-mme, en quelque sorte par capillarit, ds lors que la rgion-pilote , scurise et dveloppe efficacement, peut jouer son rledaimant8

    Comme le souligne Lyautey, prendre un village ne signifie pas lamme chose lorsquil est tenu par des troupes ennemies rgulires et nereprsente quun simple objectif gographique dans le cadre dunecampagne classique, et lorsquil sagit de subjuguer et de rallier toute unepopulation trangre. En dautres termes, puisque la dimension politique etsociale de la conqute est aussi importante que sa dimension militaire, lapacification doit reposer sur un subtil dosage entre coercition et adhsion.La premire se caractrise par la dmonstration de force, la capture derebelles et le strict contrle des populations ; la seconde repose sur lacooptation des lites locales (gouverner avec le mandarin, non contre lemandarin selon la formule), laction sociale dispensant les bienfaits de lacivilisation moderne, et quelques missionnaires en prime. Puisque lactionpolitique est de beaucoup la plus importante

    .

    9

    A la lumire des spcificits de la vie militaire dans les colonies, ilest parfaitement logique que Lyautey mette laccent sur le rle social et

    administratif de lofficier thses quil dveloppe dans Du rle social delofficieret Du rle colonial de larme ainsi que sur la culture spcifiquedes units engages dans la colonisation. Selon lui, le colonial est un tre spcial qui nest plus ni le militaire, ni le civil, mais qui est tout

    , le pays et ses habitantsdoivent tre autant que possible traits avec tact, et la destructionconsidre comme le dernier recours.

    7 David Galula, Pacification in Algeria 1956-1958, Santa Monica, RandCorporation, MG-478-1, 1963 (2006), p. 274 : once the selected area is pacified,it will be possible to withdraw from it an important share of our means and toassign them to neighboring areas, thus spreading an oil slick on the water. 8 Jean-Charles Jauffret, Les armes de la plus grande France , in AndrCorvisier (dir.), Histoire militaire de la France, tome III, De 1871 1940, sous ladirection de Guy Pedroncini, Paris, Presses universitaires de France, 1992-1994,

    p. 66.9 Lyautey citant Gallieni inHubert Lyautey, Du rle colonial de larme , Revuedes Deux Mondes, Paris, 1900, p. 17.

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    simplement le colonial . Du fait des hautes responsabilits politiques etmorales 10 lies cette situation, les meilleurs officiers devraient recevoirun commandement territorial, y stationner pendant quelque temps et sevoir exempts du systme de rotation. Cest galement la raison pourlaquelle Gallieni et Lyautey sont quelque peu critiques des Bureaux arabescommands par un corps spcifique de cadres militaires ddis ladministration et ainsi coups des oprations. Plutt que deux autoritsparallles, ils prnent lunit de commandement, lidentit ducommandement militaire et du commandement territorial , comme lameilleure manire dassurer laction combine de la politique et de laforce 11

    Cest au cours du XIXe sicle que larme dAfrique, officiellement

    tablie comme le 19e Corps dArme, prend forme en tant quinstitutionmilitaire part entire. Base en Algrie, elle repose dabord sur la Lgiontrangre et des units indignes commandes par des officiers franaistels que spahis, goumiers, zouaves ou tirailleurs algriens. Prcdantlarme dAfrique, lInfanterie de Marine (marsouins) et ses rgimentsdartillerie associs (bigors) constituent lautre pilier des forces coloniales.Initialement rattachs la Marine, ces units passent sous lautorit delarme de Terre lors de la priode coloniale et sont rebaptises rgimentscoloniaux. Vritable arme dans larme, les rgiments coloniaux redevenus depuis rgiments dInfanterie de Marine sont toujours

    parvenus, tout comme la Lgion, former une sorte de mafia , petitemais influente, apte prserver son identit, ses traditions et ses intrtsau sein de linstitution. Naturellement, lpoque comme aujourdhui, destensions se font parfois sentir entre les troupes rgulires, lignards ou mtro (pour mtropolitains), et les coloniaux.

    . Il sen suit que substituer des troupes rgulires de la mtropoleaux coloniaux est impossible, comme lillustre lchec de la premiretentative franaise de pacification de Madagascar mene par de tellesunits jusquen 1896.

    Ces lments dnotent toutefois une vrit plus profonde : lapratique de guerres coloniales et daventures impriales nest jamais neutreou sans consquence car elle tend, terme, affecter linstitution militairede lintrieur, en modifiant les quilibres interarmes et interarmes, et troubler les relations civilo-militaires. Par-del les rivalits internes auxarmes, ce type de conflit est en effet vou transformer la culture militaireet lloigner de manire significative du modle de l objective control

    propos par Huntington, la poussant mme parfois vers une forme de subjective control se traduisant par limmixtion des militaires dans lapolitique, au moins au niveau local 12

    Pourtant, cette forme de spcialisation militaire non seulementreflte la distinction entre guerre coloniale et guerre industrielle , pour

    .

    10Ibid., p. 4, 9.11Ibid., p. 7, 16.12

    Samuel Huntington, The Soldier and the State. Theory and Politics of Civil-Military Relations, Cambridge, Belknap Press of Harvard University, 2002 (1957),p. 534.

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    reprendre les termes de Rupert Smith13

    La pacification, thtre de second plan

    , mais encore se rvle unecondition ncessaire au succs des entreprises coloniales traverslhistoire. Lefficacit des troupes coloniales franaises en a dpendu autantque le Raj britannique en Inde a repos sur lIndian Army, composedindignes encadrs par des officiers britanniques passant la moiti deleur vie dans le pays. Par-del la tache dhuile, la brutalit slective oumme la finesse de commandants comme Lyautey, la principale leon delexprience coloniale franaise est celle-ci : cest en simmergeant, enparlant la langue et en dveloppant une connaissance intime du terrainhumain, que les officiers europens ont t capables de manipulerefficacement la vie politique locale et ses dynamiques sociales processusqui, rappelons-le, a pris plusieurs dcennies.

    Au vu des limites auxquelles la pacification sest heurte, il convient

    cependant dmettre quelques rserves. En dpit de ses nombreusesrussites, la pratique franaise de la guerre coloniale ne saurait trecomprise comme une suite de succs ininterrompus, ou encore comme leparadigme dominant quelle ne fut jamais.

    Plusieurs revers ont tout dabord entach lentreprise coloniale, preuve la lente et difficile pacification du Tonkin entre 1885 et 1896, enparticulier contre les Pavillons Noirs. Ces mouvements insurrectionnels,restreints, peu organiss et gnralement mal quips, tant sur le planmatriel quidologique, ont tout de mme tenu tte au corpsexpditionnaire franais, dont les ressources et le soutien politique taientcertes limits. Avant 1890 et lmergence dun lobby colonial consquent Paris, la plupart des conqutes restent en ralit laffaire dofficiersopportunistes et dexplorateurs aventureux habitus ne rencontrer quunersistance sporadique.

    Lorsque ce nest pas le cas, comme avec Abd el-Kader en Algrie,les campagnes coloniales franaises ne se contentent pas dappliquer avecsuccs la mthode de la tache dhuile, mais ont recours une grandebrutalit, soit de faon trs focalise, comme lorsque Gallieni fait juger puisexcuter les leaders nationalistes Madagascar, soit sur une chelle quidfie toute comparaison avec nimporte quelle guerre impliquant unedmocratie occidentale contemporaine. La razzia, par exemple,

    accompagne en permanence le bureau arabe, de telle sorte que les deuxmthodes, fonctionnant de concert, sappuient lune sur lautre14. LorsquauMaroc la tache dhuile et lorganisation en marche chouent, Lyauteylui-mme a ainsi recours la mthode prouve de la razzia15

    13 Rupert Smith, The Utility of Force : The Art of War in the Modern World, NewYork, Alfred A. Knopf, 2007.

    .

    14 Thomas Rid, Razzia. A Turning Point in Modern Strategy , Terrorism andPolitical Violence, vol. 21, n 4, 2009, pp. 617-635.15

    Douglas Porch, Bugeaud, Gallini, Lyautey: The Development of FrenchColonial Warfare , in Peter Paret (dir.), Makers of Modern Strategy, Princeton,Princeton University Press, 1986, pp. 391-393.

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    Affirmer, nanmoins, comme le fait Douglas Porch, que les thoriesde Gallieni et Lyautey ont surtout eu pour fonction de promouvoir lesintrts bureaucratiques des coloniaux face larme rgulire, et derpondre une pression intrieure, serait aller trop loin : ces thories nesont pas un exercice de relations publiques auprs des Franais , dontla seule finalit aurait t dapaiser lopposition la colonisation16. Commelhistorien amricain le reconnat lui-mme, ds lors que la pratique de laguerre coloniale est plus politique que militaire, le problme essentiel delarme coloniale [devient ] de tenir les pratiques militaires europenneshors des colonies 17

    Au final, et cest l le point essentiel, lentreprise coloniale et lestactiques et pratiques qui en dcoulent sont toujours considres par la

    haute hirarchie militaire, au mieux comme des activits secondaires oudes drivatifs, au pire comme une diversion dangereuse, notamment aprsla dfaite de 1870 face la Prusse

    . Par ailleurs, et malgr lexemple marocain,lapproche modre de la pacification fonctionne plusieurs reprises.Certaines des ralits de sa mise en uvre ne sauraient donc occulterlintrt de la doctrine et sa cohrence intrinsque.

    18. Tout au long de lexprienceplurisculaire de la France dans le domaine des armes, la guerreeuropenne classique, par laquelle il faut entendre la grande guerre, atoujours dtermin la gloire, lavancement et la victoire, et cest en son seinque se sont forges les carrires, linnovation, la doctrine, les structures etles traditions19. A cet gard, la virtuosit coloniale et lexpansion imprialesont aussi, de manire indirecte et comme illgitime, les fruits politiques etoprationnels de la dfaite majeure inflige par le voisin allemand, qui adessaisi larme franaise de ce quelle croyait tre son monopole surlhritage napolonien20

    Ces rserves amnent sinterroger sur le degr de pertinence deces expriences coloniales pour la suite, c'est--dire les conflits dedcolonisation. Cest en partie en rpondant cette question que lcolefranaise de contre-insurrection des annes 1950 a atteint sa spcificit,revendiquant dun ct les enseignements tactiques de lpoque coloniale,et dcrtant de lautre son inanit stratgique.

    .

    16Ibid., pp. 387, 394.17Ibid., pp. 399, 404.18 Douglas Porch, The March to the Marne. The French Army 1871-1914,Cambridge, Cambridge University Press, 1981; Douglas Porch, Bugeaud,Gallini, Lyautey: The Development of French Colonial Warfare , op. cit. ; JeanGottmann, Bugeaud, Gallini, Lyautey: The Development of French ColonialWarfare , in Edward Mead Earle (dir.), Makers of Modern Strategy, Princeton,Princeton University Press, 1943, pp. 234-259.19 Les derniers du classement de Saint-Cyr sont verss doffice dans lInfanterie deMarine, qui tire alors lessentiel de ses officiers du rang ou de Saint-Maixent ; voirJean-Charles Jauffret, Les armes de la plus grande France , op. cit., p. 62.20 Douglas Porch, Bugeaud, Gallini, Lyautey: The Development of French

    Colonial Warfare , op. cit.; Andr Corvisier (dir.), Histoire militaire de la France,tome IV, De 1940 nos jours, sous la direction dAndr Martel, Paris, Pressesuniversitaires de France, 1992-1994.

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    Guerre rvolutionnaire et arme psychologique

    prs la Seconde Guerre mondiale, la France ressent plus que touteautre nation occidentale limpact de la guerre rvolutionnaire. En

    raction, ses militaires dveloppent un corpus thorique et pratique la foisbrillant et profondment vici par endroits. De nombreux lments

    tactiques et oprationnels de ce corpus restent encore pertinents et ont, defait, directement influenc la rflexion doctrinale de plusieurs paysoccidentaux, entre autres via les travaux de Galula et Trinquier. A premirevue, les considrations politiques et stratgiques qui maillent les textes decette poque relvent en revanche de la curiosit intellectuelle etprsentent un intrt limit, avant tout dordre historique. Analysescorrectement, toutefois, elles constituent un contre-exemple majeur et servlent donc, par contraste en quelque sorte, prcieuses pour lacomprhension et la conduite des oprations actuelles.

    La gnration des Centurions21

    Les annes 1950 et 1960 constituent probablement le seul moment o aexist quelque chose comme une cole franaise de contre-insurrection , cest--dire une tentative cohrente et systmatique dediffuser et denseigner les leons glanes en Indochine afin de lesappliquer en Algrie. Bien que des praticiens comme les gnraux Massuet Bigeard aient longtemps t les plus clbres en France, Lacheroy,Trinquier et Galula sont dsormais reconnus comme les principauxthoriciens dun mouvement qui inclut galement, des degrs divers, desfigures comme celles de Hogard, Prestat, Souyris, Nmo ou encore LucienPoirier. La plupart dentre eux sont alors officiers suprieurs ousubalternes, entre capitaine et colonel, ce qui laisse penser que le hautcommandement de lpoque ne sest jamais rellement impliqu dans lacontre-insurrection une rgle confirme par lexception notable dugnral Andr Beaufre, dont la contribution la contre-insurrection estencore trop souvent nglige, peut-tre parce quelle parle beaucoupmoins des aspects tactiques que de la dimension stratgique, et fait de la guerre rvolutionnaire une forme de stratgie indirecte

    22

    21 Jean Lartguy na videmment pas choisi au hasard le titre de son roman : lescenturions formaient lossature de larme romaine, dont on sait le rle central nonseulement dans la dfense de lEmpire mais encore dans lhistoire politique deRome. Voir Jean Lartguy, Les Centurions, Paris, Presses de la Cit, 1960.

    .

    22

    Peter Paret, French Revolutionary Warfare from Indochina to Algeria, New York,Praeger, 1964 ; Andr Beaufre, Introduction la stratgie, Paris, Armand Colin,1963, ainsi que La guerre rvolutionnaire, Paris, Fayard, 1972.

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    De prime abord, deux ides fausses mais rcurrentes propos delcole franaise doivent tre dnonces et cartes. Premirement, et endpit de sa renomme posthume, frachement acquise par la grce decertains officiers amricains, Galula a toujours t en France une figuremarginale : mme si ses recommandations et ses enseignementspartagent de nombreux points communs avec ceux de Trinquier, il nesaurait reprsenter lcole franaise de contre-insurrection . Il a avanttout t rimport en France en raison de la forte visibilit que ledocument doctrinal amricain Counterinsurgency operations (FM 3-24),qui le cite abondamment, a confr ses crits partir de 2006. Lcolefranaise se distingue pourtant de lorthodoxie contre-insurrectionnelle telleque dfinie par Galula sur diffrents points pour le dire succinctement :lobsession anticommuniste, laccent mis sur le contrle plutt que surladhsion populaire et lemploi frquent de mesures trs coercitives 23

    La seconde ralit rappeler est dordre lexical : les Franais ontrarement employ, si tant est quils laient jamais fait, des expressionscomme insurgs ou contre-insurrection , leurs prfrant les termesde rebelles , guerre subversive ou guerre rvolutionnaire lacronyme DGR se rfrant la doctrine de la guerre rvolutionnaire .Aujourdhui encore, la notion dinsurrection renvoie plutt un soulvementspontan, en milieu habituellement urbain, avec le soutien populaire, tandisque la rbellion voque une tentative de prise du pouvoir par la force,planifie et organise par une minorit agissante.

    . Parconsquent, cest Lacheroy qui devrait sans doute tre considr comme levritable fondateur de lcole franaise , bien que linfluence de

    Trinquier se soit rvle plus durable la suite de son livre La Guerremoderne.

    Bien que des centres denseignement et de formation aient existen Indochine, Paris ou en Algrie, ces thoriciens militaires nont jamaisform une cole au sens strict, avec un corpus codifi en une srie dedocuments officiels. Hormis quelques rares textes doctrinaux, comme leTTA 117 rdig par Hogard, lessentiel de labondante littrature sur laquestion parat sous forme darticles dans la Revue militaire dinformationet la Revue de dfense nationale24. Par-del limportance, reconnue partous, de la guerre rvolutionnaire en tant quinnovation essentiellecombinant idologie, actions de terreur et gurilla, leur production attesteaussi de divergences profondes, lgard par exemple du maintien de

    certaines pratiques coloniales, de la porte exacte de lidologiecommuniste ou encore de lquilibre requis entre contrle et adhsionpopulaire quilibre sur lequel nous reviendrons25

    23 Pour une comparaison utile entre Trinquier et Galula, voir Centre de doctrined'emploi des forces, De Galula Petraeus : l'hritage franais dans la penseamricaine de la contre-insurrection, Cahier de la recherche doctrinale, 7 mai2009. Accessible ladresse :

    . En dfinitive, moins

    http://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/Galula_Petraeus_us.zip.24 Ministre de la Dfense Nationale et des Forces Armes, Instruction provisoiresur lemploi de larme psychologique, TTA 117, Paris, 29 juillet 1957.25 Michel Goya, La peur et le cur. Les incohrences de la contre gurilla

    franaise pendant la guerre dAlgrie , Stratgique, n 93, 94, 95, 96, 2009,pp. 399-407, souligne ce point et analyse les diffrents courants qui traversentlarme franaise engage en Algrie.

    http://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/Galula_Petraeus_us.ziphttp://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/Galula_Petraeus_us.ziphttp://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/Galula_Petraeus_us.ziphttp://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/Galula_Petraeus_us.ziphttp://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/Galula_Petraeus_us.ziphttp://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/Galula_Petraeus_us.zip
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    quune vritable cole de pense ou quun dogme, mais davantage quunsimple dbat, la contre-insurrection la franaise renvoie dabord unegnration unie par une exprience partage et des trajectoiresindividuelles similaires.

    La plupart de ces thoriciens ont approximativement le mmeparcours. Militairement, ils viennent gnralement des rgiments coloniauxou de la Lgion trangre, ont combattu pendant la Seconde Guerremondiale, parfois en tant que rsistants ou commandos (Jedburghs), puisen Indochine et en Algrie comme capitaines ou commandants, et ont t ce titre directement exposs au combat26. Par-del lhritage colonial et lasuccession des campagnes militaires, ils appartiennent une gnrationtraumatise par la double exprience de la guerre totale et de la dfaite.Des souvenirs de la Premire, puis de la Seconde Guerre mondiale,jusqu ceux de lIndochine, la guerre totale a tout imprgn, relguant lesformes de guerre plus limites au rang dchecs frustrants et incomplets,

    linstar de la guerre de Core. Pour cette gnration dofficiers franais, letraumatisme de 1940 reste un souvenir fondateur et douloureux ; ilssengagent donc idologiquement restaurer la grandeur nationale et dfendre lUnion franaise contre toutes les agressions, ouvertes commeoccultes, si distantes soient-elles de la Mtropole. LIndochine dj lesaccable de par le soutien politique tide et les maigres subsides octroyspar Paris la dfaite reste nanmoins explicable par des facteurs externes,comme la proximit de la Chine maoste et le refus des Allis desimpliquer dans la bataille dcisive de Dien Bien Phu. Il est en revancheimpensable que le mme scnario se rpte en Algrie, territoire franais part entire et berceau de lEmpire. Ceci explique dans une large mesurepourquoi ces Centurions ont fini pour moiti par se rebeller leur tour, lorsdu putsch de 1961, puis parfois en rejoignant lOAS27

    Pour toutes ces raisons, les hommes de la gnration de Trinquierperoivent leurs ennemis, et les conflits dans lesquels ils combattent,comme foncirement diffrents de ceux de lpoque coloniale. Il est donclogique que lanalyse qui suit se concentre dabord sur Lacheroy et Hogard,les principales figures de la contre-insurrection la franaise chimiquement pure , sachant en outre que Trinquier et Galula ont tlargement discuts par ailleurs.

    .

    28

    Lessence du problme rvolutionnairePour comprendre la thorie franaise de la guerre rvolutionnaire, ilconvient de commencer avec Lacheroy qui est, bien des gards, lefondateur de la mouvance franaise de contre-insurrection dans son

    26 En ce qui concerne les connexions entre Franais et Amricains dans ledomaine de la contre-insurrection, lire Elie Tenenbaum, Linfluence franaise sur lastratgie amricaine de contre-insurrection 1945-1972, mmoire de master delIEP de Paris, juillet 2009.27 Pour une bonne description de latmosphre dans le corps des officiers franaisdans les annes 1950 et 1960, voir Jean Lartguy, Les mercenaires, Pocket,Paris, 1963, ainsi que Les centurions (1963) et Les prtoriens (1964). Lacheroy,

    Hogard, Chateau-Jobert sont tous putschistes et, sauf Hogard, OAS ; Trinquier lui-mme quitte larme en 1961.28 Centre de doctrine d'emploi des forces, De Galula Petraeus, op. cit.

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    orientation la plus radicale. Il professe la doctrine de la guerrervolutionnaire pendant prs de dix ans, sur les thtres extrieurs commedans les amphithtres de lcole suprieure de guerre, et mme enSorbonne29. Au cours de lune de ces confrences, donne en 1958 auCentre dinstruction la pacification et la contre-gurilla, il se proposedexpliquer la nature relle et les mcanismes de fonctionnement de laguerre rvolutionnaire. Cette dernire nest pas un nouveau nom dsignantdes ralits bien connues comme la gurilla ou la petite guerre ; ellereprsente bien au contraire la forme la plus accomplie de guerre totale.Cest la raison pour laquelle cette guerre latrale , si basse en intensitdans ses premires phases quelle semble inoffensive, finit par dtrnertoutes les autres formes de guerres, conventionnelle ou nuclaire30

    De fait, en Indochine, comme en Chine, comme en Core, commeailleurs, nous remarquons que le plus fort est battu par le plus faible . Lasolution de ce paradoxe apparent rside prcisment dans la diffrence

    entre la gurilla, simple tactique, et la guerre rvolutionnaire, stratgie part entire. Celle-ci a pour principal objectif le contrle de larrire ,cest--dire de la population. Selon Lacheroy, le problme numro un,cest celui de la prise en main de ces populations qui servent de support cette guerre et au milieu desquelles elle se passe. Celui qui les prend ouqui les tient a dj gagn

    .

    31

    Cette rorientation morale et idologique de la population estcomplte par un emploi gnralis de laction psychologique , c'est--dire un ensemble de techniques morales telles que lendoctrinement,lautocritique et les dnonciations, qui visent lorganisation, la supervisionet la mobilisation des populations via une surveillance gnralise

    . Le systme des hirarchies parallles estloutil social qui permet ce contrle : une premire hirarchie regroupe unensemble dassociations (mouvements de jeunesse, etc.), une deuximese fonde sur des divisions territoriales, enfin la hirarchie du particommuniste constitue la colonne vertbrale, lorganisation politico-administrative (OPA) de lennemi. Le systme assure un contrle descorps , lui-mme condition pralable au contrle des mes .

    32

    29 Voir Gabriel Pris, De l'action militaire l'action politique. Impulsion, codification

    et application de la doctrine de la guerre rvolutionnaire au sein de l'armefranaise (1944-1960), thse de doctorat, Paris I, 1999.

    . Lesofficiers franais sont profondment marqus par ces techniques quecertains dentre eux ont subir dans les geles viet-minhs. Incidemment,

    30 Charles Lacheroy, Principes de la riposte la guerre rvolutionnaire , 2econfrence au Centre d'instruction la pacification et la contre-gurilla dArzew,1958.31 Remarquons que la mme expression est employe par Rupert Smith proposde la guerre au sein des populations (war amongst the people), et quon latrouve dj, et de faon plus prcise encore chez Nmo : lArme vivant dans lapopulation, dans la foule [] , in Jean Nmo, La guerre dans le milieusocial , Revue de Dfense Nationale, vol. 12, mai 1956, p. 616 ; ou encore : Laguerre dans la foule fait de cette foule et de son opinion le vritable enjeu , inJean Nmo, La guerre dans la foule , Revue de Dfense Nationale, vol. 12, juin1956, p. 221.32

    Voir Franois Gr, Contre-insurrection et action psychologique : tradition etmodernit , Focus stratgique, n 25, septembre 2010. Accessible ladresse :http://www.ifri.org/downloads/fs25gere.pdf.

    http://www.ifri.org/downloads/fs25gere.pdfhttp://www.ifri.org/downloads/fs25gere.pdfhttp://www.ifri.org/downloads/fs25gere.pdf
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    Lacheroy souligne que le contrle des corps constitue un pralablencessaire celui des mes autrement dit, rallier la population derrireun idal est inutile aussi longtemps quelle demeure sans protection, et ce,pour linsurg comme pour le contre-insurg. La scurit et le contrlelemportent ainsi toujours sur les curs et les esprits , c'est--direladhsion populaire.

    Dans sa forme la plus acheve, telle que pratique par Mao ou leViet-Minh, la guerre rvolutionnaire se droule en cinq phases, quoiquelle puisse aussi se rencontrer dans des formes dgrades, commece fut le cas en Algrie. Au commencement, il ny a rien , selon laformule caustique de Lacheroy, rien dautre que quelques personnalitsdtermines qui semploient inventer ou exagrer les contradictionsinternes dune socit donne, pour user du vocabulaire marxiste delpoque. A cette fin, ils ont recours au terrorisme publicitaire 33

    Face une stratgie aussi sophistique et systmatique, qui reposesur une mobilisation totalede la population au profit de toutes les lignesdoprations, les contre-insurgs nont, selon les Centurions, dautre choixque de leur rendre la pareille en se lanant leur tour dans une guerretotale.

    et lapropagande tous niveaux. La seconde phase consiste en une srie

    dassassinats cibls lencontre des reprsentants de lautorit au niveaulocal, afin de terroriser la population et de la couper du gouvernement enralisant la complicit du silence . Puis vient la troisime phase, qui voitlintroduction au sein de la population des commissaires politiques et autrescadres idologiques, avec en parallle lapparition des premiers groupesarms. Cest gnralement ce stade que les forces armes de ltatentrent en scne. La quatrime phase se caractrise par une plus grandespcialisation dans la composante civile de la rbellion et par ledploiement dlments arms en formations plus grandes et plusorganises au niveau provincial. La cinquime et dernire phase ne faitque complter le processus, en conservant les prcdents lments et enles renforant. Les rebelles disposent dsormais de trois niveaux de forcesarmes gurilla, units provinciales et troupes rgulires , ainsi que dungouvernement parallle (shadow government) pleinement dvelopp etactif dans tout le pays.

    De lapproche intgre la mthode totalePartant de leur comprhension de la guerre rvolutionnaire pratique par leViet-Minh comme quelque chose dextraordinairement innovant, les tenantsde la DGR ont dabord cherch y adapter les tactiques et les oprations,puis changer les structures de larme et mme sa culture, afin depromouvoir une stratgie ambitieuse de contre-subversion et depacification. Dune manire gnrale, les innovations tactiques se sontrvles bien plus efficaces que la vision stratgique profondmenterrone dans laquelle certains se sont lancs.

    33

    Notion labore par Grard Chaliand dans un article ponyme publi en 1973dans le Nouvel Observateur, et republi depuis in Chaliand, un itinrairecombattant: Afrique, Asie, Amrique latine, Paris, Karthala, 2000.

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    Rappelons demble que la plupart des erreurs commises par lesAmricains en Irak lont t galement par les Franais en Indochine et enAlgrie, dans la mesure o le petit monde de la DGR na pas toujoursprvalu au sein de linstitution militaire. Pour ne citer que quelques unes deces erreurs courantes : une posture dfensive et ractive, articule autourde grandes bases, semblables aux Forward Operating Bases(FOB)daujourdhui ; des offensives inefficaces conues comme de vastesdmonstrations de force ou oprations de bouclage et ratissage ; desactions humanitaires destines gagner les curs et les esprits mais dconnectes de la situation scuritaire et inoprantes, voireclairement contre-productives. Toutefois, les Franais ont eux aussicherch apprendre de leurs erreurs, sadaptant ou imitant les tactiquesennemies pour mieux les contrer, faisant voluer en consquence leurspropres oprations, redfinissant les concepts traditionnels ou en forgeantde nouveaux.

    Les oprations de contre-insurrection sont par exemple qualifiesde guerre en surface , par opposition aux guerres classiques et pourbien marquer labsence totale de front, de colonne ou dautres formesmilitaires biens connues. En dpit de certains pisodes spcifiques commela bataille de Dien Bien Phu, les militaires franais rapprennent en effetune vieille leon auprs du Viet-Minh : une guerre insurrectionnelle semne avec un rseau de petits postes, en combattant partout sans jamaisgagner nulle part, puisque lennemi ne prsente aucune vulnrabilitmatrielle clairement identifiable, aucun centre de gravit physique que lonpuisse frapper. Ainsi la guerre en surface occupe-t-elle le niveau opratifentre la gurilla comme tactique et la guerre rvolutionnaire commestratgie gnrale de lennemi34. Hogard, en particulier, propose uneanalyse dtaille des exigences de chaque niveau35

    Au niveau tactique, il prne un systme de petits postes facilitant le dveloppement dune expertise locale ou rgionale parmi lesofficiers

    .

    36. Sauf disposer dun avantage numrique de six contre un, derenseignements utilisables et dune prsence aprs loffensive assure surle long terme, les oprations de bouclage et de ratissage doivent treproscrites. Il est bien prfrable davoir des units sur le terrain, mobiles enpermanence, selon la technique dite du tourbillon ou de la nomadisation,pourvu que la pacification puisse tre mene dans la foule. Le mieux estde laisser aux units locales, formes et quipes pour cela, la mission de

    protection permanente de la population et de harclement de la gurillagrce des renseignements obtenus sur place 37

    34 Henri Martin Gurilla, guerre en surface et guerre rvolutionnaire Revuemiliaire dinformation, n 286 et 288, aot et novembre 1957, pp. 7-22, 61-71. Lireaussi Jean Nmo, La guerre dans le milieu social , op. cit., qui distingue laction en surface mene par la gurilla localement, de la guerre ensurface ncessitant lintervention des units rgulires du Vit-Minh.

    . Lorsquaucune de cesmthodes ne peut tre mise en uvre, le dplacement des populationsisoles et linstauration de zones interdites constituent la dernire

    35 Jacques Hogard, Le Soldat dans la guerre rvolutionnaire , Revue de

    Dfense Nationale, vol. 13, fvrier 1957, pp. 211-227.36Ibid., p. 213.37Ibid., pp. 221-222.

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    option38

    Au niveau oprationnel, Hogard insiste sur un principepassablement paradoxal pour le militaire : les oprations nont dintrtque dans la mesure o elles favorisent la politique gnrale depacification ; elles sont nfastes dans le cas contraire

    . Dans la pratique, les forces franaises en Algrie associent unquadrillage statique de troupes locales des units mobiles, soit destroupes dlite, aromobiles et places en rserve gnrale, comme lesparachutistes, soit les commandos de chasse. Ces derniers ont pourfonction principale de reproduire la mobilit de lennemi et de renseigner en chouffant ou en traquant une katibaprcise, la talonnant o quelle ailleafin de la marquer et de la mettre constamment en danger sur sonpropre terrain les Occidentaux nont jamais semble-t-il systmatiquementappliqu cette technique, pourtant prouve, en Afghanistan. Pour lequadrillage comme pour les commandos de chasse, notons que lecommandement franais en vient, partir de 1958, sappuyer de plus enplus sur des units recrutes localement (GMPR, mokhaznis, GAD, harkas,commandos divers) : ces suppltifs ont ainsi reprsent jusqu 120 000hommes en 1960, et sont rests pour la plupart loyaux et motivs jusquce que de Gaulle laisse clairement comprendre que lindpendance tait enmarche.

    39. Par consquent,le contrle des axes principaux ne doit tre entrepris que sil reprsente lepremier pas vers un contrle en surface complet, ce qui amne Hogard conclure que la mthode de la tache dhuile na jamais cess dtre valide presque tous les chelons, pourvu que lon ne cherche pas dilatertrop vite la tache 40

    Enfin, au niveau stratgique, la DGR souligne la ncessit desparer linsurg de la population et daffaiblir son emprise physique maissurtout politique sur celle-ci, en dlgitimant son action et en contrant sapropagande. Afin de rendre cette stratgie oprationnelle, les tenants de laDGR soutiennent que laction politico-militaire de linsurg est intgre, etque sa qute de mobilisation des masses exige une rponse de mmenature. Selon les termes dHogard lui-mme, le but atteindre a tdfini : dtruire lorganisation politico-militaire rebellequi assure le contrle

    rvolutionnaire sur tout ou partie de la population. Pour y parvenir et pourassurer nos succs, il faut substituer notre infrastructure celle de lennemi[ce qui implique] la collaboration intime de tous, fonctionnaires, policiers,notabilits locales, militaires

    . Dans les faits, les Franais nappliquent pascompltement ces principes, jusqu ce que le gnral Challe mette enplace, entre 1959 et 1961, un balayage systmatique dest en ouest selonles rgles de la pacification : bouclage, nettoyage, prise en main etreconstruction.

    41

    38 Voir Roger Trinquier, La guerre moderne, Economica, 2008, p. 85.

    . Une pacification russie, de nature

    39 Jacques Hogard, Le Soldat dans la guerre rvolutionnaire , op. cit., p. 220.Gallieni disait dj : Tout mouvement de troupes en avant doit avoir poursanction loccupation effective du terrain conquis. Ce principe est absolu ,cf. Joseph-Simon Gallieni, Gallieni au Tonkin (1892-1896), Paris, Berger-Levrault,1948 (1941), p. 212.40

    Jacques Hogard, Le Soldat dans la guerre rvolutionnaire , op. cit., pp. 215,pp. 218-219.41Ibid., p. 215.

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    dynamique et qui implique la population dans sa propre dfense, se doitdonc de suivre deux principes fondamentaux.

    Tout dabord, il faut une intgration complte de tous les moyens

    disponibles et de toutes les lignes doprations, de faon rendrepossibles laction psychologique et le contrle des populations, des corps comme des mes . La cl du succs rside alors dans leurendoctrinement et leur embrigadement au sein dassociations officielles,qui les compromettent aux yeux du FLN. Paralllement, larme se doitdoprer une rvolution copernicienne dans son organisation, sonentranement et son approche du combat. Comme Lacheroy le souligne, lecommandement doit tre stable, disposer dune grande autonomie etdvelopper une relle expertise locale sur le milieu dans lequel il opre.Plus important encore, il faut garantir une suprmatie indiscutable duterritorial sur loprationnel 42. En dautres termes, les units localesresponsables dun secteur donn doivent toujours lemporter sur les units

    dintervention et les rserves oprationnelles, ces dernires ntant jamaisquau service des premires loprationnel la botte aurait ditLacheroy43

    Limpratif catgorique du contrle des populations par lactionpsychologique cest--dire la propagande et la guerre psychologique entre autres la manipulation et lintoxication ncessite, quant lui, et tous les chelons, lintroduction auprs du commandant dun officierspcialement dlgu ces questions politiques, et qui est le pendant loyaliste du commissaire politique du Viet-Minh. Ce dlgu, et les 5eBureaux en gnral, doivent bnficier dune autorit au moins gale

    celle du responsable des oprations

    .

    44

    Aux chelons infrieurs, la formation et lenseignement doivent trerevus et adapts en profondeur en mettant laccent sur les petites units, sipossible des forces spciales, plutt que sur les grandes, et surtout enrenversant les prfrences des armes modernes et en destinant lesmeilleurs officiers linfanterie, et non plus aux armes techniques. Avec saverve caractristique, Lacheroy rsume ainsi le chantier entreprendre :

    .

    On ne fait pas une guerre rvolutionnaire avec une armeendivisionne ;

    On ne fait pas une guerre rvolutionnaire avec une administration detemps de paix ;On ne fait pas une guerre rvolutionnaire avec le Code Napolon.45

    42 Charles Lacheroy, Principes de la riposte la guerre rvolutionnaire , op. cit. ;voir aussi Jacques Hogard, Le soldat dans la guerre rvolutionnaire , op. cit.,pp. 217-218, 224.43 Voir Gabriel Pris, De l'action militaire l'action politique, op. cit., pp. 635-641,qui voque les divergences profondes entre le thoricien Lacheroy et le guerrier Bigeard merci Elie Tenenbaum de nous avoir signal ce point.44

    Les 5e

    Bureaux nont pas dquivalent aujourdhui ; dans la nomenclature delOTAN, ils se partageraient entre J2, J9 et Forces Spciales.45 Charles Lacheroy, Principes de la riposte la guerre rvolutionnaire , op. cit.

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    Partiellement appliqu en Algrie sous Salan entre 1957 et 1958, ceplan daction a provoqu beaucoup de tensions, mme au sein delinstitution militaire. Parmi les coloniaux, tout dabord, certains ne sont pasconvaincus par le contrle des mes promis par laction psychologiqueet prfrent chercher gagner les curs des musulmans par lactionhumanitaire classique et le dveloppement conomique, un peu lamanire de Lyautey46. Cres en 1955 dans cette perspective, les SectionsAdministratives Spcialises (SAS) se sont dailleurs rvles trs utilesdans la qute de soutien populaire et la collecte de renseignements47

    Bien que les rsultats de cette stratgie naient t obtenusquaprs toute une srie de revirements et dhsitations, et au prix debeaucoup de sang et dargent, on peut tout de mme estimer que, danslensemble, les thoriciens et praticiens militaires franais, et notammentles doctrinaires de la DGR, se sont avrs de bons analystes de la guerrervolutionnaire. Ils ont propos des rponses pertinentes aux problmesquelle posait, et ont t capables de remettre en cause la culture et lestraditions militaires dans ce sens. Hormis les aspects les plus controverssde laction psychologique, lessentiel des concepts tactiques etoprationnels quils introduisent se sont rvls adapts. De fait, la plupartdes innovations exprimentes en Irak, ou recommandes par le FieldManual 3-24, taient dj pratiques rgulirement en Algrie, tout commelors de la dernire phase de la guerre du Vietnam quil sagisse delaccent mis sur la population ou de programmes comme les SAS ouCORDS. En termes purement oprationnels, la bataille dAlger, la batailledes barrages ou encore le Plan Challe sont autant de succs qui expliquentque lALN ait t en situation critique fin 1960, ou que certains de sesdirigeants aient alors essay de ngocier leur reddition.

    . Enoutre, la tyrannie des tenants de la DGR et de leurs 5e bureaux a tbrutalement mise bas avec larrive au pouvoir de de Gaulle, sceptiquetant vis--vis de la mthode que du bien-fond de la guerre elle-mme.Avec le soutien du prsident et de lestablishment militaire, les oprationsultrieures comme le Plan Challe reprennent donc une forme plusclassique et se concentrent sur les maquis ennemis, tandis que la DGR estdabord abandonne, puis proscrite aprs le putsch dAlger.

    Drive idologique et politisation violente : la chute de la DGR

    Raisonner toutefois en termes purement oprationnels na pas de

    sens : lchelon politique et stratgique, lexprience algrienne semontre sous un jour bien diffrent et sest avre tout sauf un succs.

    Nul doute que lcole de la DGR nait analys avec justesse laguerre rvolutionnaire, la fois en tant que guerre totaledans les objectifs,les moyens et le degr dengagement qui sont stratgiquement les siens, et

    46 L o les SAS voulaient conqurir les curs, les 5e bureaux recherchent ladomination des esprits , Michel Goya, op. cit. ;p. 404.47 Centre de doctrine d'emploi des forces, Les "sections administrativesspcialises" en Algrie : "Un outil pour la stabilisation", Cahier de la recherche

    doctrinale, 21 octobre 2005. Accessible ladresse :http://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/section_administrative_specialise_algerie.zip.

    http://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/section_administrative_specialise_algerie.ziphttp://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/section_administrative_specialise_algerie.ziphttp://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/section_administrative_specialise_algerie.ziphttp://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/section_administrative_specialise_algerie.ziphttp://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/section_administrative_specialise_algerie.ziphttp://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/section_administrative_specialise_algerie.ziphttp://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/section_administrative_specialise_algerie.ziphttp://www.cdef.terre.defense.gouv.fr/publications/cahiers_drex/cahier_recherche/section_administrative_specialise_algerie.zip
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    en tant que guerre de surface, tactiquement apparente aux gurillas etautres petites guerres du pass. Les partisans de laction psychologiquesont aussi tout fait conscients de ce que la guerre rvolutionnaire est dunbout lautre politique et idologique. Ils comprennent enfin que la logiquetraditionnelle qui lie succs tactique et victoire stratgique ne sappliqueplus ncessairement ici. Certains gains tactiques peuvent en effet servler stratgiquement prjudiciables, voire tre provoqus dessein parlennemi. Les Centurions prennent la guerre rvolutionnaire pleinement ausrieux et en viennent la considrer comme une nouvelle forme deguerre part entire, qui dtrne la guerre classique voire nuclaire uneintention bien marque par le titre de louvrage de Trinquier, La guerremoderne.

    En parallle, toutefois, linterprtation politique quils font des conflitsde dcolonisation est profondment errone, tant sur le plan local quenational. En premier lieu, lanti-communisme viscral et lobsession de la

    subversion apparaissent comme la caractristique politique la plusmarquante de lcole de la DGR, prsente dans la plupart des crits desdoctrinaires48

    Ils ne peroivent pas davantage les dynamiques politiques luvre en mtropole. Face un ennemi menant contre eux une guerre

    totale dans tous les sens du terme, les Centurions entendent faire demme de leur ct do la lgitimation de lemploi de la torture et demesures extrmement coercitives en gnral , et ce, en supposant, tort,que lopinion franaise y souscrirait. De fait, la brutalit mme de cesmthodes joue un rle important dans lalination de la populationalgrienne ainsi que dans la lassitude et finalement le rejet de la guerremanifests par les Franais de mtropole. Ce qui tait acceptable, mais peine, en Indochine, conflit lointain o seuls des volontaires taientengags, devient vite insupportable en Algrie. Et pour cause : lappel aucontingent exig par larme qui sest sentie abandonne en Indochine et la proximit gographique engendrent une plus grande vigilance dupeuple franais lgard dun conflit rendu lui-mme plus froce par

    lapplication pleine et entire de la guerre psychologique.

    . Cette obsession les dispense dailleurs commodmentdavoir reconnatre les revendications locales comme vritables causesde linsurrection. Prfrant les considrer comme secondaires, voireimaginaires, ils les interprtent comme la simple expression des techniquescommunistes bien connues dentrisme et de noyautage des partisnationalistes.

    De la mme manire, les partisans de la DGR ne parviennentjamais concevoir que les guerres de dcolonisation, mme en Algrie, nemenacent en aucun cas le territoire national, et qu ce titre elles ont bienpeu de chances dtre jamais perues par lopinion comme des guerres

    48 Paul Villatoux, Linstitutionnalisation de larme psychologique pendant la guerredAlgrie au miroir de la guerre froide , Guerres mondiales et conflitscontemporains, n 208, 2002, pp. 35-44. Comme le montre lauteur, la crainte de la

    subversion est antrieure la guerre froide mais a t profondment renforce parla monte en puissance politique du PCF et lorganisation de grvesinsurrectionnelles en 1947.

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    totalesmettant en jeu des intrts vitaux.49 Pire, le lien quils cherchent mettre en vidence entre le pays et ses colonies repose sur la croyanceerrone, mais trs rpandue dans les cercles militaires, quune rvolutionmondiale est alors en marche, et que dventuels succs outre-mer luipermettraient dessaimer en Europe. Dans ses prolongements ultimes,cette perspective amenait considrer la guerre rvolutionnaire moinscomme une nouvelle forme de guerre que comme la phase arme ducomplot communiste mondial50. Par-del mme le contexte idologiquepropre la guerre froide, il faut rappeler que cette propension de la DGR une approche totalitaire ne fait que prolonger une tendance dj prsentedans la tradition coloniale51

    En dfinitive, et bien que les dcideurs politiques portent eux aussiune lourde responsabilit sur ce point, les Centurions se sont rvlsincapables dlaborer une stratgie politique ou mme un messagepolitique audible pour les populations. Cet chec total explique sans doute

    aussi le succs de la thorie du coup de poignard dans le dos , soi-disant port par les autorits civiles, qui joue ici le rle dune sorte derationalisation freudienne. Par ailleurs, ce manque de direction politico-stratgique, la situation qui en a rsult et a permis aux militaires franaisdoprer dans un relatif vide politique, enfin la tendance naturelle de cetype de guerre loigner le soldat du modle huntingtonien du contrleobjectif dans les relations civilo-militaires, ont largement plant le dcordu putsch rat de 1961. Ce dernier a achev de dlgitimer, politiquementet moralement, leffort de guerre comme la doctrine de contre-insurrectionen gnral. A cet gard, lcole franaise de contre-insurrection nonseulement sest avre impuissante empcher la perte de lEmpire et ladfaite en Algrie, mais ses excs ont vou son enseignement et sespropositions un rejet en bloc. Avec la fin de la guerre dAlgrie, ledmantlement de lOAS et les purges militaires conduites par de Gaulle,la guerre rvolutionnaire et laction psychologique ont t durablementdiscrdites et remplaces par la doctrine de dissuasion comme cur dela posture nationale de dfense. Au-del, lemploi gnralis de la tortureen Algrie sans mme parler du rle obscur jou par des vtrans de laguerre rvolutionnaire, comme Paul Aussaresses, en tant que conseillersauprs de dictatures sud-amricaines dans les annes 1970 a jet un telopprobre sur lAlgrie que toute laffaire est devenue un quasi tabou ausein de linstitution militaire et de la socit franaise en gnral.

    .

    49 Sur la diffrence entre guerre totale et guerre limite, voir Etienne de Durand, Des Balkans l'Afghanistan: les oprations de stabilisation complexes ,Politique trangre, 2 : 2005, pp. 329-342.50 Lire entre autres Jacques Hogard, Guerre rvolutionnaire ou rvolution danslart de la guerre , Revue de Dfense Nationale, vol. 12, dcembre 1956.51 Lyautey [] reflected the view of a growing elite of colonial officers that theirmission was the political one of the salvation of France. This was not dissimilar to

    the attitude of a number of colonial officers in the 1950s [] in the form of laguerre rvolutionnaire , Douglas Porch, Bugeaud, Gallieni, Lyautey: TheDevelopment of French Colonial Warfare , op. cit., p. 406.

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    Cet hritage en partie confidentiel a bnfici dun second souffleavec la fin de la guerre froide et les bouleversements internationaux qui ontsuivi. Labsence de toute menace directe sur le territoire franais pour lapremire fois depuis 1870, la performance mitige des armes lors de laguerre du Golfe et les besoins suscits par les oprations de paix en ex-Yougoslavie sont autant de raisons expliquant la dcision prise parJacques Chirac en 1996 de suspendre la conscription, pour la premire foisen plus de cent vingt ans52

    Sur le plan intellectuel, lvolution sest rvle plus contraste.Alors que la primaut de la dissuasion et la perspective dune guerremajeure se sont progressivement dissipes, lengagement dans lesBalkans a t ressenti comme une vritable rupture, conduisant lesmilitaires franais considrer les oprations de maintien de la paixcomme la nouvelle norme. En distinguant entre coercition de force et matrise de la violence , la plupart des crises se prtant davantage unrglement par la seconde, les militaires franais des annes 1990 nont past loin driger en doctrine linanit du recours la force. Certaines figuresde la rflexion stratgique ont ainsi soutenu lide dune obsolescence de laguerre comme outil politique, annonant en quelque sorte la thse deRupert Smith

    . La stabilisation de la Bosnie et du Kosovo, ainsique les interventions rcurrentes dans les crises africaines, ont en effetexig dimportantes rotations de troupes rgulires, rendant laprofessionnalisation obligatoire. En outre, et de faon sans doute plusdcisive encore, les responsables politiques franais ont fini par admettreque la capacit projeter des forces dans de grandes oprationsextrieures avait dsormais remplac la dissuasion nuclaire commetalon de linfluence internationale dans le monde de laprs-guerre froide.Parce quaujourdhui elle est toujours politiquement fragile, comme latteste

    le problme des pertes, lintervention distance requiert presquencessairement des militaires professionnels.

    53

    De la mme manire, et linitiative du mme gnral, louvragedun auteur franais, lev entre-temps au rang de vritable classique, aenfin trouv sa version franaise : le Counterinsurgency Warfarede DavidGalula. Lhistoire des influences et emprunts mutuels entre France et tats-Unis dans le domaine de la contre-insurrection a vu ainsi la boucle se

    boucler

    . Il nest donc gure surprenant que The Utility of Forceaitreu un accueil si chaleureux Paris quand le gnral Desportes, alors latte du CDEF, a pris linitiative de le faire traduire en franais.

    54

    Jusqu aujourdhui, cependant, la stabilisation comme approche, la faon de Rupert Smith, et les textes de lcole coloniale ont exerc au

    .

    52 Bastien Irondelle, La rforme des armes en France. Sociologie de la dcision,Paris, Presses de Sciences Po, 2011.53 Gnral Loup Francart et Jean-Jacques Patry, Matriser la violence, Paris,Economica, coll. Bibliothque stratgique, 2002 (1re d. 1999) ; Gnral PatriceSartre, Comprendre les crises violentes pour les matriser , in Paul Quils,Alexandra Novosseloff et alii., Face aux dsordres du monde, Paris, Les Portes du

    monde, 2005.54 Elie Tenenbaum, Linfluence franaise sur la stratgie amricaine de contre-insurrection 1945-1972, op. cit.

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    sein des armes un ascendant bien suprieur celui de David Galula oudes Centurions. Linfluence du gnral Smith sur la doctrine de larme deTerre est notamment perceptible dans des documents comme le FT-01,intitul Gagner la bataille, conduire la paix Les forces terrestres dansles conflits aujourdhui et demain, ou encore dans la Doctrine demploi desForces Terrestres en stabilisation pour ce qui est de la rflexionoprationnelle.

    Dans ces documents, larme de Terre observe que les oprationsactuelles ont lieu au sein des populations et se dcoupent en trois phasesplus ou moins successives : intervention, stabilisation et normalisation.Dans ce cadre, la coercition domine dabord, puis sclipse rapidementdans la phase de stabilisation, tandis que la matrise de la violence subdivise ensuite en scurisation et assistance monteprogressivement en puissance, pour tre finalement remplace par la reconstruction dans la phase de normalisation. Dans la mesure o

    lemploi de la force nest plus reconnu comme apte remplir un objectifstratgique, mais seulement en poser le dcor en crer lesconditions selon lexpression heureuse de Rupert Smith , la stabilisationdevient alors la phase critique de toute lopration. Bien conduite et encoopration avec tous les acteurs pertinents, elle peut permettre auprocessus politique de rconciliation de gagner du terrain et de mener lapaix.

    De toute vidence, ce cadre doctrinal est tout entier empreint descrises des annes 1990 et de lexprience de maintien de la paix dans unenvironnement chaotique caractris par de nombreux belligrants non-

    tatiques. Il ne traite donc pas directement des insurrections et autresrbellions, qui sont des gurillas politiquement organises etfondamentalement hostiles.

    Une traduction doctrinale tardive et dissonante

    Ce nest donc que rcemment, et donc tardivement, avec le rveil brutalsuscit par lAfghanistan, que les armes se sont dcides sexprimerofficiellement sur la contre-insurrection en tant que telle. Cette rorientationa dbouch sur la publication, assez confidentielle, de deux documents : laDoctrine de contre-rbellion(FT-13) pour larme de Terre en 2009, puis en2010 Contre-insurrection(DIA 3.4.4), qui relve du niveau interarmes.

    Concernant tout dabord FT-13, il est frappant de constater quelpoint ce texte revendique lhritage contre-insurrectionnel franais tout encherchant sloigner de ses aspects les plus controverss. Il y parvient encirconscrivant avec prcaution cet hritage au niveau tactique, ce quicorrespond aussi au mandat du centre de doctrine de larme de Terre, leCDEF. Le texte se divise en trois parties : la premire est ddie lacomprhension du contexte contre-insurrectionnel et la dfinition desgrandes notions ; la seconde traite de la gestion des populations et de lafaon de les protger contre la rbellion ; la dernire enfin se concentre surles diffrentes tactiques possibles pour dtruire les groupes arms rebelles.

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    Le FT-13 souvre sur une antienne familire au spcialiste de lacontre-insurrection : la population est le principal enjeu ; en consquence,assurer sa scurit et restaurer un semblant de normalit est indispensable qui veut obtenir son soutien politique et son aide en matire derenseignement. La dimension politique primant toujours surloprationnelle, laccumulation des succs tactiques ne permet pas lavictoire finale. Les atouts essentiels restent le renseignement et laconnaissance du terrain humain. Le respect rigoureux des droits delhomme et du droit des conflits arms, ainsi que des lois et coutumeslocales, fonde la lgitimit de lintervention. Enfin, lattention porte lacouverture mdiatique et la sensibilit culturelle permettent de minimiserles frictions et de contrer la propagande ennemie.

    Aux niveaux tactique et oprationnel, le FT-13 raffirme l aussi desvrits bien connues, soulignant linutilit des grandes oprations deratissage et de bouclage, la ncessit de points de contact permanents

    avec la population ou encore limportance du soutien au gouvernement. Ledocument insiste galement sur la formation des forces locales, etsinterroge sur le bon dosage observer, culturellement commemilitairement, entre la dispersion dans de petits avant-postes et laconcentration sur de grandes bases.

    Le FT-13 apporte toutefois aussi quelques nouveauts, quilsagisse de dfinitions ou de tactiques. Tout dabord, la contre-rbellion(CREB) est prsente ici comme la variante la plus coercitive de la scurisation , elle-mme conue comme un mode daction tactiqueprvalant dans la phase de stabilisation par opposition la coercition

    plus classique, offensive ou dfensive, de la phase dintervention, ou lassistance caractristique de la phase de normalisation.

    La contre-rbellion comprend galement certains modes dactionspcifiques tels que des oprations de bouclage, couvre-feu, balayage,harclement, etc. Elle se distingue en cela des doctrines amricaines etbritanniques, plus larges dans leur porte et correspondant plus ou moins ce que le vocable doctrinal franais qualifie de stabilisation55. La contre-rbellion se concentre sur la neutralisation de lorganisation arme delennemi, ce qui implique la scurisation de la population et sa sparationdavec les rebelles. Elle sinscrit galement dans une structure intgre etinternationale qui encadre et limite laction militaire, dont le dtail estrenvoy au niveau suprieur relevant dun document interarmes encore paratre au moment de la rdaction de la CREB. Sur le plan oprationnel,le FT-13 puise explicitement son inspiration dans les traditions franaises :il cite ainsi Lyautey en clbrant les vertus de la tache dhuile comme outilde stabilisation le plus adapt, compte tenu des effectifs rduits aveclesquels les forces occidentales doivent oprer, mais invoque galementTrinquier, Galula et la tactique de nomadisation labore en Algrie 56

    55

    Centre de Doctrine dEmploi Des Forces, Doctrine de contre rbellion, FT-13,Paris, 2009, p. 9.

    .

    56Ibid., p. 24.

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    Nanmoins, quelques lments essentiels sont absents ousuperficiellement abords, comme la question des effectifs requis, ouencore les consquences du cadre multinational, aujourdhui dominant, surla mission carences est dautant plus tonnantes que les interventions enIrak et en Afghanistan ont jet une lumire assez crue sur ces deuxproblmes. Il nest pratiquement rien dit non plus sur la lutte contrelorganisation politico-administrative de lennemi : commandement,renseignement, propagande et cadre logistique. De mme, si la contre-propagande est dcrite comme un facteur de dissension au sein de larbellion, lisolant de la population, le texte ne propose aucun dtail sur lesoprations militaires dinfluence et reste flou sur ses ventuels liens aveclancienne action psychologique. Plus gnralement, aucune leongnrale nest clairement tire de lexprience contre-insurrectionnellefranaise. Galula et Trinquier sont tous deux cits, mais le lecteur arriv la fin du document ne sait pas quelle part de cet hritage composite estrevendique, explicitement ou implicitement. Labsence dvaluation

    systmatique des coles coloniales et contre-insurrectionnellesfranaises peut tre interprte ngativement et porter prjudice au FT-13,qui semble assumer de faon indirecte et gner lensemble du legs desCenturions et ce, alors mme que le texte replace la contre-insurrectiondans un cadre lgal national et international. En toute bonne foi, la doctrinecherche surtout viter les querelles partisanes et les dbats idologiques,pour se concentrer sur les enseignements tactiques de lexpriencemilitaire accumule par la France dans ses anciennes colonies dAfrique,dIndochine et dAlgrie.

    En consquence, le document reste trs prudent et vitedapprofondir plus avant les sujets pineux tels que la propagande, laction psychologique , les interrogatoires ou le contre-espionnage.Lomission la plus remarquable reste labsence de lien entre politique etstratgie : bien quil et t dlicat dintgrer entirement cette dimensiondans un document doctrinal, le texte substitue trop souvent lanalyseapprofondie des aspects politiques, thiques et lgaux de la contre-insurrection une vague rfrence au cadre multinational. Dans lensemble,le FT-13 est donc un document utile et profitable, et telle tait sa fonction,mais il est loin de reprsenter une mise jour intellectuelle des traditionscoloniales et contre-insurrectionnelles franaises. Le malaise prsent encreux dans le texte est bien la preuve que linstitution militaire nen a pastout fait fini avec les fantmes du pass.

    Le document interarmes D.I.A. 3.4.4 Contre-insurrectionprocdedune tout autre logique, puisquil est dabord la transposition dundocument doctrinal de lOTAN (lAJP-3.4.4, Allied Joint Publication forCounterinsurgency), comme le veut dsormais le retour de la France dansles structures militaires de lAlliance atlantique. LAJP-3.4.4, en cours devalidation, et son prdcesseur lAJP-3.24, reprennent largement le clbreField Manual3-24 amricain, co-sign par les gnraux Petraeus et Mattis,au point dailleurs dutiliser lacronyme amricain COIN . En ce sens, laD.I.A. 3.4.4 est bien la preuve que limplication en Afghanistan et linfluenceamricaine ont jou un rle dterminant dans la rappropriation par larmefranaise de la COIN et de ses propres sources en la matire.

  • 8/7/2019 Francs-tireurs et Centurions. Les ambiguts de l'hritage contre-insurrectionnel franais

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    E. de Durand / Francs-tireurs et Centurions

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    Malgr cette influence forte et lobligation de sinscrire dans lecadre gnral tabli par le document de lOTAN, D.I.A. 3.4.4 nen parvientpas moins conserver une certaine distance critique par rapport au Gospelamricain, et incorporer des lments assez typiques de lhritagefranais en matire de conqute coloniale et de guerre rvolutionnaire. Auniveau tactique, Contre-insurrection prconise ainsi la cration deformations lgres de contre-gurilla 57, explicitement inspires descommandos de chasse instaurs en Algrie. Au niveau stratgique, ledocument prend clairement parti pour Galula et contre Trinquier, aucontraire du FT-13 semble-t-il. Bien plus que le contrle des corps ,cest donc lacceptation des forces franaises par la population qui est juge indispensable, quil sagisse de simple neutralit ou dune vritableadhsion. Dans cette perspective, les actions civilo-militaires sontclairement distingues du dveloppement, qui pour sa part na pas vocation soutenir directement laction des forces. En rejetant lexpression conqurir les curs et les esprits pour sen tenir aux rponses

    apporter aux griefs lgitimes de la population 58

    De manire similaire, la D.I.A. 3