François ROUSTANG Savoir Attendre

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    FRANOIS ROUSTANG

    SAVOIR ATTENDREPOUR QUE LA VIE CHANGE

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    SAVOIR ATTENDRE

    Pour que la vie change

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    DU MME AUTEUR

    CHEZODILEJACOB

    Comment faire rire un paranoaque, 1996 ; Poches

    Odile Jacob , 2000.

    La Fin de la plainte, 2000 ; Poches Odile Jacob ,

    2001.

    Il suffit dun geste, 2003, Poches Odile Jacob , 2004.

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    Franois ROUSTANG

    SAVOIRATTENDRE

    Pour que la vie change

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    ODILE JACOB, MARS 200615, RUESOUFFLOT, 75005 PARIS

    ISBN : 978-2-7381-8878-6

    www.odilejacob.fr

    Le Code de la proprit intellectuelle nautorisant, aux termes de larticle L. 122-5,2et 3 a, dune part, que les copies ou reproductions strictement rserves l usagepriv du copiste et non destines une utilisation collective et, dautre part, que lesanalyses et les courtes citations dans un but dexemple et dillustration, toute repr-sentation ou reproduction intgrale ou partielle faite sans le consentement de l auteurou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite (art. L. 122-4). Cette reprsentationou reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait donc une contrefaonsanctionne par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la proprit intellectuelle.

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    Das ewige Geltenlassen, das Leben undLebenlassen.

    GOETHE, Dichtung und Wahrheit, ch. 18, citpar Charles Du Bos dans ses Approximations

    qui traduisait ainsi : Lternelle propensionde Goethe laisser chaque chose, chaquetreavoir cours selon sa valeur propre, vivre lui-mme et laisser vivre autrui.

    Dazu gehrt dass der Mensch mit Geist, Herzund Gemt, kurz in seiner Ganzheit, sich zurSache verhlt, im Mittelpunkt derselben stehtund sie gewhren lsst.

    Il faut que lhomme, avec son esprit, soncur, son me, bref, dans sa totalit, serapporte la chose, se tienne au milieu delleet la laisse faire.

    HEGEL,Encyclopdie des sciences philosophiques,

    addition au 449.

    Lass dich die Bedeutung der Worte von ihrenVerwendungen lehren.

    Laisse lemploi des mots tenseigner leursignification.

    WITTGENSTEIN, Recherches philosophiques,II, xi.

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    Prologue

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    Attendre, se rendre attentif ce quifait de lattente un acte neutre, enroul sursoi, serr en cercles dont le plus intrieur etle plus extrieur concident, attention distraiteen attente et retourne jusqu linattendu.Attente, attente qui est le refus de rienattendre, calme tendue droule par lespas.

    Maurice BLANCHOT, LAttente, loubli.

    Tu peux mexpliquer ton mtier ? Quest-ce qui tarrive ? Tu viens chez moi pendant

    les vacances, tu me vois toujours descendre dans mon

    bureau. Pourquoi tu me demandes a aujourdhui ?

    La professeur de franais nous a expliqu hier

    le mot psychologie. propos de Madame Bovary. Elle

    nous a dit que cela venait du grec, que c tait ltude delme, de lme humaine. Cest quelque chose comme

    a que tu fais ?

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    Flaubert ne serait pas trs content que lon

    utilise ce mot pour parler de son hrone. Moi, je ne

    lemploie pas propos de mon travail, parce que cette

    pseudoscience est une invention rcente de notre

    culture pour justifier son exaltation de lindividu. Je

    crois que le mot psychologie a t cr ou mis en

    valeur par Condillac qui voulait remplacer lastrologie

    par lanalyse des sentiments.

    Alors, tu voudrais rhabiliter lastrologie toi

    aussi ?

    Oh non ! Je pense juste que la psychologie

    nexiste pas parce que lme ou la psych ou le

    psychisme nexistent pas. Il ny a pas dme sans corps

    et pas de corps sans rapport lespace et lenviron-

    nement. Le corps humain est la meilleure image delme humaine. Cest Wittgenstein qui dit cela. Cest

    du corps quil faut soccuper, pas du corps vu par la

    mdecine scientifique, mais du corps qui parle, qui se

    meut, qui smeut.

    Mais cest bien quelque chose dtudier ses

    penses, ses sentiments, ses motions ? Cest bienquelque chose de les considrer, de les dire, de les

    analyser ? La littrature en est pleine.

    Tu as raison. Enfin, peut-tre pasComment les

    dramaturges et les romanciers nous font-ils entrer dans

    les penses et les sentiments de leurs personnages ?

    En les formulant. Je ne crois pas. Ils font vivre leurs personnages

    sous nos yeux. Ils nous montrent comment ils

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    marchent, comment ils causent, comment ils se

    comportent. Pense Phdre. Comment nous fait-elle

    savoir son trouble intrieur ? Que ces vains orne-

    ments, que ces voiles me psent, quelle importune

    main Pense Fabrice Waterloo. Tout Stendhal,

    cest du cinma, et le plus souvent du cinma muet. Et

    linspiration selon Faulkner. Il nous dit que Le Bruit

    et la Fureura t crit partir dune image : la petite

    culotte de Quentin aperue lorsquelle est monte dans

    larbre.

    Bon, mais quest-ce que cest que cette histoire

    de corps dans ton travail ? Si tu ne veux pas de la

    psychologie, par quoi tu la remplaces ?

    I l ne sagit pas de la remplacer, mais de faire

    tout autre chose. Mais quoi ? Tu ne veux plus toccuper des tats

    dme des gens qui viennent te voir ?

    Je vais te raconter une petite histoire. Il sagit

    dune jeune fille qui a fait une longue thrapie. Elle

    sest plainte de ses petits et grands malheurs pendant

    des mois, voire des annes. Un jour, elle sest trouvebeaucoup mieux et a dcid de mettre un terme ces

    rencontres. Comme la thrapeute lui demandait ce qui,

    ses yeux, avait t dcisif pour oprer son change-

    ment, elle avait rpondu : Parce que ds l e dbut

    vous ne mavez pas coute. Grand tonnement de

    la thrapeute qui coute ses patients avec beaucoupdattention et de respect. Ensuite elle a compris :

    aucun moment, elle navait pris au srieux les misres

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    et les interminables explications de la jeune fille. Elle

    attendait autre chose, elle attendait que toutes ces

    rcriminations passent la trappe.

    Sil suffit de ne pas couter les plaintes, de ne

    pas prendre au srieux les peines et les dires, dtre

    la limite de la dsinvolture, ce ne doit pas tre un

    mtier trop difficile pratiquer. Tu ne me feras pas

    croire que cest cela que tu passes des heures et des

    journes.

    Dtrompe-toi. Il faut un long apprentissage pour

    rester attentif quelquun qui sgare dans des propos

    inutiles, qui tourne sans se lasser autour des ques-

    tions qui empoisonnent son existence pour viter de

    les aborder, qui ne peut ou ne veut pas voir ce qui

    lui crve les yeux ou qui, layant vu, sempresse de luitourner le dos. Cest comme attendre patiemment que

    la tempte se calme pour pouvoir reprendre la mer.

    Une faon dcouter et dtre l qui dissout les graisses

    de nos propos pour nen laisser subsister que la bonne

    chair.

    Je ne comprends pas bien ce que tu fais. Il mesemble que tu invites la passivit. Tu parles de rester

    attentif, dattendre patiemment, dtre l. Je ne vois

    vraiment pas comment cela pourra en quoi que ce soit

    aider ceux qui viennent te voir.

    Daccord. Cela peut donner une impression de

    passivit. Cest vrai que lattente, par exemple celle duspectateur, qui nest nullement impliqu dans le spec-

    tacle, est passive. Elle na pas dinfluence sur ce qui se

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    passe sur la scne (encore quun parterre dsabus ou

    enthousiaste ne puisse pas manquer davoir un effet

    sur les acteurs). Mais il y a une autre attente, celle

    qui mobilise les forces et les rend disponibles. Marcel

    Mauss, le grand ethnologue, que certains croient avoir

    dpass, faisait de lattente la clef de la comprhen-

    sion de ce quil nommait lhomme complet ou lhomme

    total. Lattente tait pour lui aux confins dune multi-

    tude de phnomnes physiologiques, psychologiques,

    sociaux, conomiques, politiques. Elle les rassemble et

    les anime.

    Si je comprends bien, par ton attente paisible,

    sans rien dire et sans rien faire, tu mobiliserais les

    forces du patient et les lui rendrais disponibles, lesmettrais sa disposition. Cest trs beau, mais cest

    tout de mme un peu mystrieux.

    Quest-ce que tu trouves l de mystrieux ? Cest

    ni plus ni moins mystrieux que dautres phno-

    mnes humains ; ce nest pas plus mystrieux que

    lamour, la haine, la jalousie, etc. La seule diff

    rence,cest que nous ne nous y attardons pas, que nous ne

    nous y exerons pas. Un ami me disait lautre jour

    quattendant le mtro ou le bus il sapprenait

    attendre, ne cherchant pas se distraire de lattente en

    prenant un journal ou un livre, ne faisant rien dautre

    que dattendre. Il s

    agit d

    une attente sans contenu. Onnattend rien, on attend tout simplement. On devient

    attente.

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    Je ne vois tout de mme pas lintrt dun tel

    exercice. Quand on attend sans pouvoir rien faire

    dautre, il nous est normal, par exemple, de penser

    un projet et de llaborer quelque peu.

    Pourquoi pas ? Mais ce nest pas de cela que je

    veux parler. Lattente dont je parle est faite pour crer

    un tat de disponibilit, pour nous mettre en tat de

    souplesse lgard des choses, des personnes ou des

    vnements. Plus prcisment, lorsquil sagit dune

    attente en prsence dun patient, cest comme si,

    force dattendre tout et nimporte quoi, on le dcantait.

    Lanecdotique qui lencombre laisse place la clart,

    quelque chose de fluide qui lhabite tout entier.

    Attends, je vais essayer de faire ce que tu dis.

    Tiens, jai dit Attends, a veut dire quoi ? a veut dire au moins que tu m cartes, que tu

    veux que je te laisse faire toute seule.

    Alors je ne fais rien ? Jattends seulement, mais

    je nattends rien ? Comment peut-on attendre sans rien

    attendre ?

    Pour le savoir, tu devrais te taire cinq minutes ette mettre en suspens, comme si tu tais un oiseau qui

    plane ou mme un oiseau qui est arrt dans lair, ne

    sachant mme plus sil vole ou ne vole pas, sil est l

    ou sil nest pas l. Il ne soccupe plus de savoir ni ce

    quil est, ni ce quil veut, ni ce quil fait.

    (Aprs quelques minutes de silence) Ah, mais cenest pas mal du tout. Je me sens calme vrai dire,

    je ne me sens rien du tout.

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    Lautre jour, quelquun ma dit lors dune

    sance : Quand on est comme a, on na plus

    dhumeur. On ne se proccupe plus de savoir si on

    est bien ou pas bien, si on est content ou pas content.

    Mais on ne peut pas rester comme a tout le

    temps.

    Bien sr, mais tout de mme a peut durer

    comme si nous tions sans cesse en contact avec un

    fond, avec une base. Les agitations de la mer en

    surface nempchent pas quil y ait du silence loin en

    dessous. Et puis, on saperoit que les choses qui nous

    troublaient dans notre existence, qui taient plus ou

    moins en dsordre, qui brouillaient notre vue, on

    saperoit que ces choses sont mieux en place les unes

    par rapport aux autres. Surtout, on est plus disponiblepour prendre dun bon ct les vnements.

    Quand on parle avec toi, on a limpression que

    tu tintresses beaucoup au thrapeute, que tu exiges

    beaucoup de lui, mais que tu ne laides pas beaucoup

    en lui disant comment se prsenter son patient,

    comment lui parler, que lui proposer. Mais, tu vas medire si cest exact, jai limpression davoir compris

    quelque chose en faisant ce petit exercice dattente.

    Cest comme si toi, thrapeute, tu te mettais en attente,

    tu provoquais ton visiteur se mettre dans la mme

    attente.

    Tu as tout compris. Oui, mais est-ce que cest a aller mieux ou

    gurir de ses troubles ?

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    Cest du moins commencer.

    Pourquoi commencer ?

    Parce que, si tu nes pas la bonne place, ta

    place, tu ne peux pas prendre le bon chemin. Cest a,

    sintresser au corps qui se meut, mme sil reste

    immobile, au corps qui parle, mme sil garde le

    silence, un corps qui se situe par rapport lui-mme

    et, de ce fait, par rapport tout ce qui le touche ou

    latteint.

    Oui, mais quest-ce que tu dis tes patients pour

    quils trouvent leur place ?

    Par exemple, de bien sinstaller, de trouver la

    position optimale pour se concilier tous les composants

    de leur existence, ou plutt de se laisser la trouver. Car,

    lorsquon trouve la bonne position, ou tout simplementquon la laisse venir, le corps, lesprit et lenvironne-

    ment ne font quun. On est alors rconcili avec soi-

    mme et donc avec beaucoup dautres choses.

    Mais comment on peut faire a ?

    Cest exactement la question que la plupart du

    temps me posent mes visiteurs. Nest-ce pas ce que tuas fait tout lheure. Tu ty es mise, voil tout. Il faut

    se contenter de le faire et de le laisser se faire.

    Comment ? Mais commea. Quelquun lautre jour ma

    fait remarquer que je disais souvent : Allez-y. Si

    jexpliquais comment faire, je ne pourrais que mettre

    un intermdiaire de plus entre eux et eux-mmes, doncun obstacle de plus. On ne peut pas expliquer un

    petit enfant comment marcher, comment courir ; je ne

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    peux pas expliquer ce que cest que dattendre sans

    attendre. Il y a un moment o il faut sy mettre, il faut

    faire le pas. Il faut mme chaque fois oublier comment

    on a fait, mme sia fait des annes que lon pratique

    ce genre dexercice. Il faudra quon reparle de loubli.

    Je pense au titre dun livre de Maurice Blanchot

    LAttente, loubli. Avec ces deux ingrdients, il avait

    mentionn les deux fils dont ltre humain peut tre

    tiss.

    L, tu vas un peu vite. Si tu nes pas trop press,

    je voudrais revenir en arrire. Tu as dit que lattente

    tait une mobilisation de forces. Quest-ce que tu veux

    dire par l? Quelles sont ces forces et do

    viennent-elles ? Pour te rpondre, il faut que je fasse un dtour.

    Se souvenir que nous ne sommes pas des individua-

    lits qui tiennent toutes seules. Je te cite Hegel :

    Nous sommes un monde de contenu concret la

    priphrie infinie, nous avons en nous une multitude

    innombrable de relations et de connexions, qui esttoujours en nous, mme si elle nentre pas dans notre

    sensation et reprsentation. Les relations et

    connexions dont nous sommes faits sont dune

    infinie richesse. La plupart du temps, nous ny

    pensons pas, nous nen avons pas la proccupation, et

    pourtant elles ont form

    et elles forment notreindividualit.

    Pourquoi parler de forces ?

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    Suppose que les fils qui nous lient ces rela-

    tions et connexions soient coups, nous allons mourir

    dinanition. Si nous voulons retrouver notre vitalit, il

    ny a pas dautre moyen que de renouer ces fils. Que

    lattente mobilise nos forces, cela revient dire que

    nous reprenons le contact avec ces relations et

    connexions. Justement parce que nous nattendons

    plus rien de particulier, nous ne sommes plus acca-

    pars par ce particulier, alors nous sommes ouverts tout ce que nous avons peru et appris au cours de

    notre brve ou longue histoire.

    Je comprends mieux maintenant. Nous

    nutilisons dans le prsent quune trs petite partie de

    ce que nous avons engrang au cours de lexistence.

    Comme si nous ne disposions aujourdhui que duneseule couleur, et encore dune couleur dilue, pour

    peindre notre aujourdhui, alors quil y en a cent ou

    mille notre disposition, qui peuvent entrer en corres-

    pondance ds le plus jeune ge. Je repense la fin

    du Temps retrouv que je viens de lire et qui propose

    duser, par rapport la psychologie plane dont onuse dordinaire, dune sorte de psychologie dans

    lespace qui caractrise un individu par les positions

    prises successivement lgard des autres.

    Je ne me souvenais plus de ce passage. Je vois

    que tu sais lire. Cette citation me rjouit parce quelle

    contredit lopinion selon laquelle Proust serait lechantre de lintime, alors quil nous fait voir une

    socit o les rapports sont rgis par des lois qui

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    valent pour les plantes. Cest lentourage qui nous fait,

    nous dfait et nous restaure. Certes, chacun ragit

    aussi sa manire, mais il nexisterait pas sans ce

    contexte qui le prcde. Nous sommes ns aprs, nous

    sommes arrivs aprs, et cest toujours aprs que nous

    sommes. Cest pourquoi la prise de position du corps

    dans son environnement est la clef du mieux-tre.

    Ne temballe pas. Permets-moi de te dire sans

    malice que jai un peu limpression que tulves le ton

    pour cacher les difficults. Tu en appelles au corps et

    sa position dans lespace. Tu naboutirais pas nier

    lintelligence ? Je me mfierais de cet appel au spon-

    tan. Pourquoi pas, tant que tu y es, linstinct ?

    Tu es terrible, parce quil est vraiment trs diffi-

    cile de rpondre cette objection. Tout ce que je peuxdire, cest que, dans ma pratique, cest en faisant taire

    le souci de comprendre, en faisant mme steindre la

    pense explicite, en se laissant aller la confusion que

    lon dcouvre une autre intelligence des tres et des

    choses. Ce nest quun passage, mais un passage

    renouveler sans cesse. Les gens intelligents qui restentcramponns ce quils ont dj compris finissent par

    ne plus rien comprendre rien. Il faut repasser par

    lidiotie pour accder lintelligence. Pense

    Dostoevski, mais aussi encore Faulkner dans Le

    Hameau, par exemple. Cest pour le passionn de la

    vache que lhumain na plus de secret. Est-ce quil ny aurait pas un lien entre lidiotie

    et loubli ?

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    Comment tu verrais cela ?

    Je ne sais pas trs bien. Par exemple, lidiot est

    quelquun qui sait trs bien ce quil fait, mme sil ne le

    sait pas du tout et quil serait incapable de lexpliquer.

    Il sent les choses. Il les sent dautant mieux quil

    nest pas gn par une comprhension plus ou moins

    abstraite, plus ou moins limite, plus ou moins

    fatigue.

    Et loubli alors ?

    Je ne sais plus trs bien ce que je voulais dire.

    Je navais pas pens ce rapprochement que tu

    fais entre lidiotie et loubli. Mais a devrait tre

    possible de dvelopper. Ce qui me semble fonda-

    mental, cest que lidiot est celui qui soublie lui-mme,

    qui oublie de se regarder et qui, comme tu le disais, esttout entier dans le sentir. Il est intelligent, trs intelli-

    gent, mais comme un humain qui naurait plus se

    justifier aux yeux des autres, qui serait ce quil est tout

    simplement, qui naurait plus de distance entre lui et

    lui-mme parce quil naurait pas besoin de se regarder

    pour savoir quil est bien l. I l naurait mme pasbesoin de soublier comme je pense que lon dit que

    les sages doivent faire. Il fonctionne trs mal dans la

    socit, mais il est en accord avec tout ce qui se passe.

    Loubli, cest quelque chose comme a, un tat dans

    lequel on na pas besoin de se souvenir, cest la vraie

    mmoire, celle qui garde tout en mmoire et qui nouspermet de vivre sans que nous y prtions attention.

    Une mmoire qui ne se rappelle rien, parce quelle est

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    le moteur mme de nos mouvements. Enfin ne pas

    savoir, aprs avoir cherch si longtemps savoir.

    Encore une fois tu minquites. Pourquoi

    veux-tu tout le temps renoncer au savoir ? Cest tout de

    mme par le savoir que lon est humain.

    Tu as encore raison. Je crains tout le temps que

    lon rduise le savoir celui du technicien qui mani-

    pule des matriaux et qui fabrique des objets. Cest

    bien de cette manire que fonctionnent la psycho-

    logie et son cortge de techniques, de conseils et de

    recommandations. Le savoir est alors celui dun sujet

    qui disposerait de moyens pour avoir barre sur la

    ralit et y produire des effets. Ce nest pas ce savoir

    qui aide

    vivre. Il faut inventer un savoir des choseset des tres qui ne soit plus celui du spectateur, mais

    un savoir qui se perde sans cesse en ces choses et ces

    tres pour les apprhender de lintrieur de leur propre

    mouvement. Un savoir qui soit de lordre de la sensi-

    bilit ou de la sensorialit, qui vide les explications et

    les interpr

    tations de la distance quelles veulent main-tenir, qui reconduise le langage au gouffre fcond du

    silence, bref, un savoir qui renonce servir quelque

    chose.

    Je suis un peu perdue. Ce qui me semble vident

    et qui minquite un peu pour toi, cest que tu proposes

    quelque chose qui va

    contre-courant de ce qui int

    -resse notre poque. Tu risques fort de ne pas avoir

    grand succs.

    P R O L O G U E

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    Ne tinquite pas. Dabord, les vents ne soufflent

    pas toujours dans le mme sens. Et puis, surtout, je

    me sens seulement contraint de mexprimer moi-

    mme le plus clairement possible ce qui me fait tenir

    sur mes deux pattes. Les autres en font bien ce quils

    veulent.

    S A V OI R A T TE N DR E

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    Laisse soprer le changement

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    Et dabord : que veut dire changement en psycho-

    thrapie ou dans ce que lon nomme ainsi ? Cest une

    modification des rapports quun individu entretient

    avec lui-mme, avec les autres personnes et les chosesde son environnement. Il sagit donc dune transforma-

    tion du complexe relationnel dans lequel se trouve

    insr un individu.

    La premire question se poser, pour aller plus

    loin dans lintelligence du changement, consiste se

    demander pourquoi et comment simpose sa ncessit.Un changement est ncessaire lorsque le complexe

    relationnel, tel quil est aujourdhui, fait souffrir

    dans lun ou dans plusieurs de ses constituants.

    Par exemple, quelquun est sujet des angoisses ou

    des attaques de panique. Ou bien il est malheureux

    davoir des mouvements dhumeur lgard dunenfant. Ou bien il ne supporte plus son conjoint, ses

    collgues, ses conditions de travail. Ou encore il a

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    perdu son emploi, ou bien les conditions dans

    lesquelles il est log le plongent dans le malaise, etc.

    Dans toutes ces circonstances, le changement simpose

    parce que tel ou tel aspect de l univers relationnel est

    ressenti comme intolrable. Nous avons l, il faut y

    insister, le point de dpart et le point dancrage de la

    possibilit de toute modification. Ce ne sont pas les

    lmentsrels, extrieurs, qui sont dcisifs ; cest le

    sentiment que trop, cest trop, que ce nest plus

    possible.

    Si ce point de dpart vient manquer, rien ne

    pourra tre effectu. Il arrive, en effet, que des

    personnes qui viennent demander de laide supportent

    assez bien leur peine et que mme elles lentretien-

    nent leur manire. Tel homme, par exemple, vientse plaindre de la dpression de sa femme. Mais,

    lentendre, on saperoit que cette dpression lui donne

    sur sa femme une autorit qui lui convient et dont il

    nest pas prtse dbarrasser. Il en a en quelque sorte

    besoin pour soutenir sa pseudo-virilit; il na donc que

    mollement envie de trouver en lui ou avec elle lesmoyens dune solution. La plainte, alors, est un peu

    une compensation du fait de ne pas vouloir de chan-

    gement. Ou bien telle femme qui souffre dinsomnie en

    profite pour paresser dans sa maison et pour se faire

    dorloter par les siens. Cest ce que Freud a mentionn

    joliment par les mots de bnfices secondaires.En un mot, tant que la souffrance na pas atteint

    un certain seuil dinsupportable, le cot du changement

    S A V OI R A T TE N DR E

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    est suprieur la dpense occasionne par le mal.

    Cest l un des traits qui expliquent lavortement de

    maintes entreprises thrapeutiques. On voulait bien

    changer, ou plutt on le disait, mais le prix payer

    est trop cher. Avec un thrapeute complaisant, la cure,

    ou plutt la pseudo-cure, pourra se prolonger sans

    fin dans lexhalaison des plaintes diverses et varies.

    Tout le monde, alors, fait semblant dy croire. Si le

    thrapeute a quelque estime pour son mtier, au

    contraire, il interrompra ce qui na pas commenc et

    il proposera que soit attendu le moment o il ne sera

    plus possible dviter la confrontation avec le mal

    vivre, parce que le risque vaudra la chandelle. Savoir

    attendre, dj.

    De quoi avez-vous peur ?

    De cette premire entrave au changement, voici un

    exemple significatif. Une femme tait venue dire son

    sentiment dinjustice de ce qui lui tait arriv. Elle necessait dosciller entre un commencement de calme

    acquis dans la sance et une colre lgard de son

    mari et de son entourage. Mais, quand il fut question

    de se dbarrasser de sa colre et quelle vit avec clart

    la tche qui lattendait, elle prfra ne pas revenir et

    mcrivit un mot trs ferme qui se rsumait de lasorte : entre la fuite et le changement, je prfre la

    fuite. Tous les patients ne sont pas dous dune

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    semblable lucidit et, on pourrait dire, de ce courage,

    mais leur refus davancer est de la mme farine.

    Quest-ce que cache ce refus et comment nommer

    lobstacle que lon ne veut pas franchir ? Il n est autre

    que la peur des consquences du changement

    personnel. Pour clairer ce point, voici un autre

    exemple. Une femme se dsole davoirt abandonne

    par sa mre dans son enfance ; cette premire injus-

    tice a gch sa vie. Lors dune premire sance

    dhypnose, elle constate que cet abandon quelle a subi

    est un prtexte pour jouer lternel enfant et que le

    bonheur et la libert sont sa main, si du moins elle

    consentait les laisser entrer en elle. Lors dune

    seconde sance, elle explique longuement quelle ne

    veut pas aller plus loin. Elle a en effet construit sonexistence sur cet abandon premier. Tout son entourage

    sait de quoi elle souffre et laccepte volontiers ainsi.

    Ses amies sont ses amies, parce quelles la plaignent ;

    son compagnon laime parce quelle a t et quelle

    reste une petite fille abandonne quil protge et dont

    il prend soin. Si elle acceptait le bonheur qui la tente,cest tout son rgime relationnel qui serait menac.

    Tout cela est, pour elle, le sel de sa vie. Et puis elle

    matrise assez bien ces composants de son existence

    moiti faisands. Quant au bonheur quelle sent

    sa porte, qui peut lui garantir quil sera durable ?

    Il pourrait se drober alors que lensemble de sesrelations aura t boulevers. Comment miser sur

    une proie qui ne sera peut-tre quune ombre ?

    S A V OI R A T TE N DR E

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    Dcidment, se lancer dans cette aventure ne vaut pas

    la peine. Elle dcide donc de ne plus revenir.

    travers cet exemple, on voit sesquisser les traits

    principaux de la peur du changement. Elle est peur

    dune nouvelle configuration relationnelle et donc de la

    tche difficile de rinventer son existence dans toutes

    les directions o elle stend. Cette femme a compris

    quelle ne pourrait rien prserver de son ancien monde

    ou du moins de la place quelle y occupait. De proche

    en proche, le virus du changement risquerait de conta-

    miner lensemble de ses rapports elle-mme et aux

    autres. Elle ne reconnatrait plus son image ni proba-

    blement celle de ses proches.

    Ce quelle redoute aussi, cest la perte de la

    matrise. Elle se demande comment elle va pouvoir sereprer et manuvrer dans ce nouvel univers. Mais ce

    qui est plus grave et quelle souponne, cest que le

    changement ne va pas sarrter et quelle na aucune

    garantie de la stabilit du systme relationnel nouveau

    qui va tre instaur. Elle a raison : accepter le change-

    ment, cest accepter quil soit permanent, que plus rienne soit fig, sinon la vie qui a recommenc prolifrer

    retournera la pourriture. Bien plus, cest admettre de

    ne pastre le centre; cest plutt entrer dans un mouve-

    ment qui nous donne une place, laquelle se modi-

    fiera sans cesse en fonction du temps, des

    circonstances et des personnes. Changer, cest doncpeu ou prou se laisser faire par une mobilit sans

    relche.

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    Lorsquun thrapeute consquent reoit une

    personne, il lui signale ds labord que ce qui se passe

    entre les sances est bien plus important que celles-

    ci ; ce qui compte, cest la modification de lexistence

    et non pas la comprhension de soi ou la dtente que

    peut procurer la prsence dune oreille attentive. De

    mme, lorsquun thrapeute qui utilise lhypnose

    propose des exercices ou des tches accomplir,

    pendant le temps qui spare une sance de lautre, il

    indique par l que le patient doit prendre en charge

    sa propre transformation et que le soutien quil peut

    recevoir du thrapeute ne doit durer que le temps dun

    apprentissage. Ce dernier commence pendant la cure,

    mais il doit ensuite se poursuivre comme le moyen de

    maintenir la souplesse et la vigueur ncessaires prendre la vie sa charge. La rencontre de limprvu

    est le lot de tout humain, qui doit donc s y prparer

    sans cesse.

    Au contraire, il arrive que des patients, satisfaits

    des rsultats obtenus au cours dune ou plusieurs

    sances se laissent aller la tentation du repos. Alorsil ne faut pas longtemps pour que les bienfaits obtenus

    se dlitent et que les rigidits et les troitesses ant-

    rieures rapparaissent.

    Il est donc comprhensible que lexigence dune

    modification ininterrompue fasse peur et que, sa

    vue, certains, peut-tre nombreux, avec lucidit ousans trop le savoir, renoncent lentreprise. Le renon-

    cement porte sur la plonge dcisive dans un univers

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    qui ne cesse de se mouvoir et qui intime la personne

    de sy mouvoir elle-mme. Cest probablement l un

    des aspects de ce lon nomme le lcher-prise. Si se

    lcher est craindre, cest que pointe le risque de

    dcouvrir des repres que lon ne se donne pas, mais

    que lon reoit sans pouvoir les apprhender au pra-

    lable, sans savoir ce quils nous imposeront et o ils

    nous conduiront. Par le lcher-prise, sans doute

    perdons-nous la matrise. Ce qui est plus inquitant,

    cest que, l o nous tombons, il y aura moins encore

    de matrise. Ou, alors, la seule matrise qui nous sera

    rserve sera celle octroye par le mouvement des

    tres, des choses et des vnements que nous devrons

    apprendre pouser sans pouvoir nous arrter. Il ny

    aura de matrise que dans son abandon au profit dela confiance que nous apportera un surcrot de clair-

    voyance et de force. Car celles-ci viendront coup sr,

    si nous laissons au vestiaire nos crispations et nos

    ides prconues. Mais, de la venue de cette clair-

    voyance et de cette force, nous ne savons rien par

    avance. Lassurance ne peut venir au jour que par laperte des rassurances que nous nous donnons

    nous-mmes et la recherche desquelles nous nous

    puisons.

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    Basculement ou levier

    Il est possible dsormais de faire un pas de plus

    sur le chemin de lintelligence du changement. Nous

    avons vu que les peurs conduisaient le refuser. Mais

    de quoi est fait ce moment du refus qui peut, dans

    dautres cas, tre le moment de lacceptation ? En

    dautres termes, comment se construit ce temps du

    non ou du oui ? Comment la thrapie en arrive-t-elle

    cet instant o un choix est possible, o il devient

    invitable ? Ce temps ou cet instant, qui est le mme

    dans le refus ou dans lacceptation, comporte deux

    faces distinctes : le levier et le point dappui. Pour quil

    y ait choix ou dcision, il faut une force qui y pousse etun lieu dimpact o cette force puisse sexercer bon

    escient. Pour le dire tout de suite, la force est donne

    dans et par ltat dhypnose, le point dappui, par la

    perspicacit du thrapeute ou du patient.

    Dans le second cas voqu plus haut, la patiente a

    pu pressentir que le bonheur et la libert taient samain, parce quelle avait, peut-tre grce linduction

    hypnotique, laiss de ct ses peurs ou, pour le dire

    autrement, parce quelle avait fait en acte lhypothse

    que son problme pouvait tre rsolu. Dj, elle stait

    place dans lau-del de ses plaintes, en un lieu o

    celles-ci navaient plus de raison dtre. Elle avaitouvert un nouveau champ dexprience et avait laiss

    venir, pour quelques minutes, la perspective dune

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    transformation. Ce quelle avait prouv alors, ctait

    une nouvelle existence et un nouveau systme rela-

    tionnel. Mais, cela, elle ne se ltait pas encore appro-

    pri. Elle avait surmont un instant la peur du

    lcher-prise et avait pu en souponner les effets bn-

    fiques ; mais une autre peur lavait fait reculer lorsque,

    de cet abandon, elle avait mieux saisi les consquences

    moyen et long terme, cest--dire le bouleverse-

    ment qui aurait atteint son statut parmi les autres et

    qui laurait dstabilise.

    Ce cas nous montre que lon peut faire, grce

    lhypnose ( moins que lhypnose ne se rduise cela),

    lexprience de ce que serait leffet du changement.

    Linduction a pour vis

    e la destruction de notresystme de coordonnes fig ou restreint et, par le fait

    mme, de nous ouvrir, ft-ce quelques instants, un

    nouveau complexe relationnel souple et ample. La

    force qui est alors ressentie nat du fait que nous ne

    disposons plus seulement de nos propres forces, mais

    de toutes celles qui nous sont octroy

    es par le r

    seaumultiforme dans lequel nous sommes placs et par

    lequel nous acceptons dtre faonns. La force ou la

    faiblesse dun vivant humain est une fonction relation-

    nelle. Si les liens aux autres et au monde sont limits

    en nombre et en qualit, ou bien sils reproduisent

    toujours les m

    mes formes, nous demeurons ext

    nu

    s,au bord de la dpression ; si, au contraire, ces liens

    sont innombrables et toujours prts sadapter aux

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    fluctuations de lenvironnement, alors la puissance est

    notre porte.

    Le lcher-prise que suscite linduction, dans une

    cure qui utilise lhypnose, a prcisment pour effet

    douvrir les portes et les fentres de notre demeure pour y

    laisser pntrer le souffle porteur de toutes les formes

    dautres vies. On saisit par l que lhypnose induite, ce

    que lon nomme aussi ltat de transe, est trs loin de

    se rduire une agrable relaxation ; elle est par

    nature lexprimentation dune tonicit gnrale. La

    dtente sidentifie au laisser-venir de lextrieur tout ce

    quoi nous nous opposions par notre pseudo-matrise,

    qui ntait quune fermeture. En revanche, la tonicit

    nest rien dautre que limmersion dans les courants

    multiples auxquels est soumis un vivant dans sonrapport avec tous les vivants. L rside le secret de sa

    force.

    Cette femme avait senti, du moins quelques

    instants, qutaient possibles pour elle le bonheur et la

    libert. Mais cette manire dtre au monde, il restait

    y adhrer. Ltre humain est tel quil dispose de cepouvoir extraordinaire de refuser ou daccepter le flot

    de la vie qui lui est propos, cest--dire de continuer

    vgter avec les maigres ressources qui lui sont

    alloues ou crotre en courant le risque de se perdre

    dans la surabondance des possibilits quil peut rece-

    voir, mais jamais se donner. Il ne peut pas sempcherde penser et de ressentir que le changement se paie au

    prix fort de laventure.

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    Des deux faces que comporte le moment de la

    dcision, la premire, celle que jai nomme le levier,

    est dsormais assez claire : cest louverture sans pra-

    lable tout ce qui pourrait advenir, cest la disponi-

    bilit qui permettra demprunter tout chemin

    profitable, cest la flexibilit ncessaire pour adopter

    les comportements quimpose la situation. Cela ne

    suffit pourtant pas pour quun changement soit opr.

    La force a t rveille, mais encore faut-il quelle

    sapplique quelque part. Un nouveau monde est

    lhorizon ; il faut savoir de quel ct et sous quel angle

    il est opportun de laborder. Impossible de rester dans

    le vague dune bance tous azimuts. La transe serait

    alors le seuil dun tat fumeux qui ferait le lit dune

    complaisance. Il est question de changer la vie, non engnral, mais dans ce quelle a de plus dtermin et

    de plus limit. En dautres termes, pour reprendre la

    comparaison propose plus haut : nous disposons du

    levier, mais o se trouve le point dappui ?

    Point dappui

    Un homme tait venu me voir parce quil souf-

    frait dangoisses persistantes dont il ne souponnait

    pas les raisons. Aprs une premire sance o je lui

    avais propos de ne pas rsister ses angoisses, maisde les laisser se rpandre dans son corps, il avait t

    quelque peu soulag. Mais, aprs la deuxime, o

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    pourtant il avait, aprs un long temps, desserr ses

    mains en signe daccueil, les angoissestaient revenues

    comme auparavant. Je mtais tromp. Ces angoisses

    ntaient pas le bon point dappui susceptible doprer

    un changement profond et durable. Il fallait repartir

    de zro. Au cours dune conversation sans but,

    soutenue par mes nombreux silences, un fond de

    ressentiment avait fait surface. Il en voulait sa

    femme et son entourage. Il avait la certitude de

    ntre pas reconnu sa valeur. Finalement limpres-

    sion dinjustice de lexistence stait reporte sur les

    parents qui ne lavaient pas aim comme il laurait

    attendu. Effondrement de tristesse dans un abme de

    regret. Il a suffi alors que cet homme habite sa peine

    et la quitte au mme instant comme drisoire et vainepour quil accde quelque srnit.

    L tait le point dappui, cest--dire le point par

    lequel tous les traits du mal-tre tenaient ensemble et

    sur lequel il fallait faire pression pour que soit modifi

    tout le paysage. Quand on veut soulever, pour le

    dplacer, un bloc de rocher avec un madrier, il fauttourner un moment autour du bloc avant de trouver

    lespace convenable pour glisser le madrier. Ainsi en

    est-il en thrapie. Il faut tourner autour du patient ou

    quil se tourne et retourne lui-mme pour dcouvrir la

    plage de souffrance secrte, labcs qui ne cesse de

    produire le pus qui empoisonne tout le corps et toutela vie. Cest ce point que lon doit sarrter, aprs

    avoir parfois ttonn pour le trouver. Cest ce point

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    que lon doit trancher pour crever labcs. Lopration

    se fera sans dommage si le scalpel est aiguis, cest-

    -dire si la disponibilitacquise par la transe est son

    optimum.

    Le chat qui se repose

    Nous disposons donc maintenant des deux

    facteurs ncessaires la dcision du changement : le

    levier qui est la transe elle-mme et le point dappui

    qui se prsente comme le lieu gomtrique de tous les

    ennuis. Ce point stratgique est dcouvert par un

    travail conjoint du patient et du thrapeute. Mais cette

    dcouverte ne peut avoir lieu que si lun et lautre latrouvent sans chercher. Il sagit dune dmarche

    conjointe sur fond de dcouragement, car les tenta-

    tives prcdentes se sont soldes par des checs. Dans

    le cas cit plus haut, les angoisses taient revenues,

    et ni le patient ni le thrapeute nen souponnaient la

    raison. Lun et lautre donnaient leur langue au chatet avaient abandonn la recherche. Ce qui avait t

    accompli jusqualors avait t sans effet. On pouvait

    le regretter, mais on ny pouvait rien. Cest dans ce

    climat rsign et quelque peu dbonnaire que latten-

    tion se dplace et l, et en mme temps saiguise.

    On nest plus en qute, mais on ne perd de vue aucundes dtails qui flottent au hasard. Un peu comme le

    chat qui se repose, fait semblant de dormir, somnole

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    mme et cependant reste attentif aux moindres indices

    qui pourraient le renseigner sur lapproche de sa proie.

    Donc vigilance aussi diffuse que prcise, aussi dcon-

    tracte que concentre.

    Un homme est boulevers depuis des annes par

    tout contact avec la femme qui la quitt, contacts

    rendus ncessaires par le soin des enfants. Il spuise

    en conjectures sur les raisons de ce dpart, dans un

    mlange de jalousie et de rancur. Il parle sans rime

    ni raison, dcrivant une tristesse dont il pense quelle

    ne pourra labandonner. Sans lui prter plus dimpor-

    tance quau reste de son rcit, il met cette phrase :

    Et pourtant, aujourdhui, je me sens dtach; je ne la

    voudrais mme pas comme une amie quelconque. Le

    thrapeute trs prsent et toutefois dtendu ne laissepas passer ces mots. Il sait coup sr que, sur eux,

    on va pouvoir faire fond. L est le point dappui qui

    va permettre le changement. Il demande alors son

    interlocuteur de rpter cette phrase, en prenant son

    temps pour sy investir tout entier. Que le patient

    rpte encore une fois et mme plusieurs cette courtesquence en y inscrivant son corps, son cur et son

    esprit, quil y jette en mme temps sa jalousie et ses

    rancurs. Cet homme est brusquement dlivr, et les

    semaines qui suivent confirment cette modification.

    La dcision de changer na pas eu besoin dtre

    isole dans un moment particulier. Le patient se savaitdisponible pour un changementventuel, mais il igno-

    rait quand et comment ce dernier pouvait advenir. De

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    son ct, le thrapeute na pas song recourir une

    quelconque stratgie pour amener le patient sortir

    du mauvais pas o il stait engag. Le hasard et la

    chance font trs bien les choses dans la mesure olun

    et lautre des protagonistes sont prts saisir leur

    chance et transformer le hasard en rigueur. Il suffi-

    sait de laisser le patient balayer son aire relationnelle

    dans toutes les directions et toutes les profondeurs

    et que le thrapeute sautorise tre sans intention et

    sans prtention dimaginer ou de suggrer une solu-

    tion. Cest au sein du dsarroi de lun et de lautre que

    le moment de la dcision du changement pouvait seul

    merger. Il tait ncessaire que ft dfait larroi, cet

    quipage et cet appareil dont on croit utile daccompa-

    gner la cure.Ce mlange de dcontraction et de prcision, qui

    fait tout lart du thrapeute, est rendu possible par une

    qualit dattention qui prend tout en compte la fois.

    Le chat qui est lafft tient en veil tous ses sens

    qui captent, comme autant de radars, les moindres

    signes. Mais ces signes demeurent dans une indtermi-nation gnralise, dans lattente quils se cristallisent

    deux-mmes en un lieu et sous une forme particuliers.

    Le thrapeute est comme le joueur qui lance les ds

    toute vitesse un nombre infini de fois et qui est sr

    un moment ou un autre de voir sortir le double

    six. Sa stratgie est de surtout ne pas en avoir, deparcourir tous les possibles et toutes les hypothses

    sans sarrter aucune. Cest au sein de cette agitation

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    tranquille que la chance pourra ventuellement lui

    sourire. Il tente la fois toutes les chances, cest-

    -dire quil laisse aller leur guise toutes les

    connexions. Par l il offre la situation mise en

    mouvement le pouvoir de se stabiliser, lorsquune

    configuration aura tenu compte de tous les lments

    en prsence et quelle pourratre saisie tout entire en

    un point.

    Mais pourquoi, partir dun seul point, la modifi-

    cation de lensemble est-elle possible ? Ici la petite

    phrase : Et pourtant, aujourdhui, je me sens

    dtach; je ne la voudrais mme pas comme une amie

    quelconque. Cette phrase est dite en passant, comme

    avec ngligence. Elle marque un tat rel, mais qui na

    pas t pris en compte. Cet tat exprime la rupturedcisive qui est recherche, mais il est recouvert par

    une srie de sentiments qui sont lpourviter le chan-

    gement. Il faut donc le mettre en pleine lumire et sen

    servir comme point dappui pour y appliquer le levier.

    Tout le reste de lexistence en sera modifi.

    quoi sert lhypnose

    Le levier de lhypnose est donc utilis deux

    moments distincts. Il y a dune part celui qui prcde

    la dcouverte du point dappui. Il est ncessaire pourbaliser le champ o ce point dappui serait susceptible

    dtre dcouvert. Il y a dautre part un levier qui suit la

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    dcouverte du point dappui et qui permet dinvestir

    de sa force la dcision qui simpose. En dautres

    termes, linduction place quelquun dans un tat de

    disponibilit qui permet de flotter autour du problme

    rsoudre ou qui permet de mener une recherche

    laveugle. Quand le point nvralgique est trouv,

    lhypnose devient une attention extrme ce point et

    un engagement qui va produire la modification.

    Un autre cas permettra de mieux voir encore le

    processus luvre et comment un lment en appa-

    rence secondaire entrane la possibilitdu changement

    de lensemble de lexistence. Une femme tait venue

    me voir il y a quelques mois pour une seule sance.

    Elle en avait tir

    profit. Elle revient parce quil luisemble que sa vie est arrte. Elle tourne en rond sans

    aboutir. Un exemple : elle cherche un appartement et,

    aprs une srie de recherches vaines, elle se trouve

    dans lappartement quavaient habit ses parents dans

    sa petite enfance, le seul disponible dans un secteur

    o

    les prix sont pour elle abordables. Retour en arri

    remarquant la stagnation qui la trouble. De mme, elle

    circule dans son travail entre trois lieux qui circonscri-

    vent en triangle les diffrentes habitations des

    membres de sa famille la plus proche. Tous ces

    priples raconts ne nous conduisent rien. Je ne

    saisis pas ce que lon peut en tirer, si ce n

    est que,dimprvus en imprvus, elle manifeste un art des pres-

    sentiments. Incontestable finesse de perceptions.

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    Puis elle passe sa vie sentimentale qui est une

    srie de rencontres finalement avortes. Au cours de

    son rcit, elle parle dun homme quelle a mis dehors

    cause de son inconstance, et elle ajoute : Sil reve-

    nait, je ne sais pas si je refuserais ou accepterais de

    reprendre des relations avec lui. Je larrte pour lui

    indiquer ce qui nest pas trs sorcier dcouvrir

    quelle est encore lie cet homme, de telle faon

    quelle nest pas libre de son choix et que, peu impor-

    tent son refus ou son acceptation ventuels, lun et

    lautre la conduiraient un nouvel chec. Cest l le

    point dappui ou le point nvralgique. Pour en tenir

    compte, elle veut bien utiliser le levier que serait

    lpreuve de ne plus se poser la question, car la ques-

    tion elle seule est un venin. Immdiatement, elle sesent dlivre de son immobilisme et nprouve pas le

    besoin de revenir.

    Ce cas montre clairement que lon ne peut dcider

    que dans lindpendance lgard des deux termes

    ouverts au choix, que dans lindiffrence lgard de

    lun et lautre. Ce qui se traduisait pour elle en cestermes : cela mest gal quil revienne ou quil ne

    revienne pas, donc je ne lattends plus, je suis libre

    de ce lien. Pour effectuer cette indpendance, il faut

    recourir lhypnose, qui est la disponibilit tout et

    en particulier lgard des contraires qui se prsen-

    tent. Sans cette indpendance, cest la fermeture enlaquelle on tourne en rond.

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    Indiffrence la gurison ?

    Une dernire question doit tre souleve mainte-

    nant, bien quelle soit reprise dans les pages qui

    suivent. Pendant tout le temps de la recherche du

    point dappui, le thrapeute doit abandonner tout

    souci de la recherche du point dappui, du lieu partir

    de quoi lexistence tout entire pour aujourdhui va

    pouvoir pivoter sur elle-mme et ouvrir une voie

    nouvelle. Il doit pousser lindiffrence plus loin

    encore : il doit tre indiffrent au rsultat et sattendre

    tout aussi bien un chec qu un succs de la cure.

    Sinon, il tlescoperait le moment du choix, qui est

    dcisif ; il prendrait la place du patient et se livrerait un forage irrespectueux et inefficace. On la vu, le

    patient doit toujours pouvoir renoncer gurir de son

    mal-tre si cela lui chante. Mais alors comment lindif-

    frence du thrapeute lgard du rsultat est-elle

    compatible avec le dsir de gurir, car sans ce dsir

    le thrapeute devrait faire un autre mtier. Commentpuis-je la fois vouloir russir pour que mon mtier

    ait un sens et tre indiffrent cette russite ?

    Je pense quen ces termes le problme est mal

    pos. La thrapie que nous pratiquons ne me semble

    pas avoir pour but premier de faire disparatre chez

    nos visiteurs leur mal vivre ; elle a pour vise desusciter chez lhumain qui nous rencontre le plus haut

    de lhumanit, cest--dire son pouvoir lgard de sa

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    vie et de sa mort. Il y a de nombreux humains qui se

    laissent mourir et dautres qui se laissent vivre. Ce qui

    nous passionne, cest damener quelques-uns avec la

    plus grande lucidit et le plus grand courage possibles

    dcider de leur vie et de leur mort. Et il importe peu,

    pourquoi ne pas le dire crment, que ce soit la mort

    qui soit dcide. Je sais bien quun mdecin doit

    vouloir maintenir son patient en vie et quil doit sy

    employer. Je sais bien galement que la loi nous

    impose lassistance personne en danger. Mais cela,

    cest le devoir de tout humain ; cela ne dit rien de la

    spcificit de notre travail de thrapeute. Soutenir

    quelquun pendant le temps qui est ncessaire, ce nest

    pas encore toucher au plus haut de lhumain, qui est

    galement le plus lmentaire.Quand nous avons conduit quelquun au seuil du

    choix dcisif, notre tche est accomplie. Quil choi-

    sisse la vie ou la mort, ce nest pas de notre ressort.

    Impossible de se substituer lui. Nous devons

    demeurer au seuil de sa maison sans y pntrer.

    Demeurer au seuil de lautre, exactement comme nousdevons nous tablir chaque jour au seuil de nous-

    mme, et attendre quil dcide sil veut aller lorient

    de sa vie ou son couchant mortel. Alors il ny a pas

    de diffrence entre se tenir dans un tat dindiff-

    rence au rsultat et se tenir prt recueillir un refus

    ou une acceptation. Nous ne voulons pas gurir, nousne voulons pas que linterlocuteur se tourne vers la vie,

    vers le renouvellement de son existence, donc vers le

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    changement favorable. Nous voulons seulement quil

    en dcide. Et cest pourquoi nous ne pourrons jamais

    nous prvaloir de la bonne issue dune cure, cest lui

    qui la opre. Nous naurons pas davantage nous

    dsoler de nos revers qui ne sont pas notre fait, si du

    moins notre prsence, notre intelligence et notre dter-

    mination ont pouss notre visiteur la croise des

    chemins.

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    Indiffrence au succs

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    Pourquoi faudrait-il considrer lindiffrence au

    succs comme lun des moteurs les plus puissants

    dune thrapie ? Ny a-t-il pas l une manire curieuse

    denvisager cette tche ? Si un patient vient consulter,

    cest bien pour que son mal soit apais ou guri.

    Comment le thrapeute pourrait-il ne pas souhaiter

    rpondre la demande qui lui est adresse ? Oui, mais,

    dans ce que lon nomme psychothrapie, on ne se

    trouve pas, comme en mdecine, dans un rapport de

    soin o le praticien propose des remdes que le

    malade accepte en les subissant ou en se les appli-

    quant. On pourrait penser que cest cependant la

    mme chose : le psychothrapeute dispose de tech-

    niques appropries quil offre au patient de mettre en

    pratique. Les techniques, on y reviendra tout lheure,

    ont bien pour vise de produire un rsultat, et ce

    rsultat sera bien le succs de lentreprise. Inutile donc

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    de faire croire que le thrapeute pourrait et, bien plus

    encore, devrait tre indiffrent au succs.

    Quest-ce quune psychothrapie ?

    En psychothrapie, quelle que soit sa forme, il se

    prsente une difficult majeure que nul ne peut

    ignorer : il nest pas certain que le patient veuille ce

    quil demande. Les cas sont nombreux o il en est

    ainsi. Si, par exemple, un homme est pouss par sa

    femme, ou linverse une femme par son mari,

    entreprendre une thrapie, parce quil ou elle aspire

    une modification de leurs rapports, il ou elle se prteau jeu, mais ne fait rien pour changer. Sa thrapie lui

    sert dalibi pour laisser la situation en ltat. Il a

    accompli la dmarche et prouv par l sa bonne

    volont. Que peut-on lui demander de plus ? Combien

    dautres utilisent le cabinet du psy pour dvider inlas-

    sablement leur plainte, mais nullement pour allermieux ? Ou, encore, on rencontre des personnes pour

    lesquelles a t formul le diagnostic de douleur chro-

    nique ; elles souffrent rellement, parfoisla limite du

    supportable. Elles se prtent volontiers aux exercices

    qui devraient les soulager. Elles en sont mme souvent

    trs satisfaites, mais elles gardent, en apparenceprcieusement, leurs maux. Ce clivage leur convient, et

    elles nont aucun souci dy mettre un terme.

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    De tels propos, qui jettent la suspicion sur la

    sincrit des patients ou du moins sur lauthenticit

    de leur demande, peuvent paratre manquer du plus

    lmentaire respect. Ce serait oublier que les humains

    tiennent plus leurs souffrances qu leur bonheur et

    quils sont capables des plus subtiles inventions pour

    les entretenir. Si les humains cherchaient le bonheur,

    il y a longtemps que cela se saurait. Sans doute

    veulent-ils prserver ce quils connaissent fort bien et

    ne pas courir le risque immense de recevoir ce qui ne

    dpendra pas deux en totalit. Pourquoi le thra-

    peute devrait-il vouloir des succs auxquels ses

    patients ne tiennent gure ? Son indiffrence au succs

    semble donc justifie sous cette premire forme. Elle

    nous conduit en envisager une seconde.Dans les cas prcdents, lambigut de la

    demande tait implicite, et il ny avait pas la lever

    plus que ne le souhaitaient les patients. Il en est

    dautres cependant o elle se formule avec une

    merveilleuse clart. Jai mentionn, au chapitre prc-

    dent, le cas exemplaire dune femme abandonne parsa mre la naissance qui se disait incapable de

    bonheur cause de ce commencement dsastreux,

    bien quelle aitt leve par une famille adoptive avec

    toute laffection et lintelligence possibles. Elle avait

    pourtant accept, au cours dune premire sance,

    dimaginer son existence sous des couleurs moinssombres. Revenue quelques semaines plus tard, elle

    avait expliqu quelle avait bien expriment alors la

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    possibilit dune vie heureuse. Mais cela lui aurait

    demand de changer tant de choses dans sa vie quelle

    prfrait renoncer. Son compagnon lentourait comme

    une petite fille perdue, ses amis lcoutaient volon-

    tiers ressasser son histoire. Quallait-elle devenir si elle

    devait modifier toutes ces relations ? Elle ne voulait

    toucher rien et puis, me disait-elle, pouvais-je lui

    garantir que le bonheur entrevu serait durable ? Elle

    avait donc pris cong.

    Le thrapeute peut bien dans ces cas tre indiff-

    rent au succs, car lchec oriente les projecteurs sur

    un moment capital de toute thrapie, celui du choix

    solitaire. Lindiffrence au succs en devient la condi-

    tion n

    cessaire. Tant que le th

    rapeute veut soutenirle patient, la bquille quil lui propose ne fait que

    diffrer le temps o celui-ci devra marcher seul, ce qui

    inclut le risque de tomber. quoi se rsume, en effet,

    le succs dune thrapie si ce nest, pour le patient,

    la possiblit de transformer la passivit lgard de

    ce qui lui arrive en d

    termination et en initiative ? Orla relation daide risque sans cesse de retarder cet

    instant de retournement, celui, toujours le mme, du

    petit enfant osant quitter les bras qui le portent ou la

    main qui le guide et se confier ses propres jambes.

    Ces bras et cette main qui scartent courent le risque

    de voir tomber et que se fasse mal celui qui

    tait venupourviter cette chute. Une recrudescence de ses souf-

    frances peut avoir lieu.

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    La question se pose alors de savoir si le thra-

    peute doit attendre le moment favorable pour faire

    jouer son indiffrence au succs et donc ne prendre

    jamais quun risque mesur. Il y aurait ainsi un temps

    o laide serait premire, et la prise de risque seconde.

    Puis un temps o le risque serait port un degr

    maximal. La prudence la plus lmentaire rclame de

    rpondre positivement cette question : on ne laisse

    pas un enfant saventurer dans des actions qui dpas-

    sent ses capacits, et, pas davantage, on ne doit aban-

    donner un patient une solitude prmature. Mais

    cette rponse positive recle une ambigut. Quadvien-

    drait-ilun enfant si les parents ne voulaient pas dj,

    ds la naissance, quil puisse un jour marcher et sen

    aller ? Le cas nest pas chimrique de pre ou de mrequi compromettent lavenir de leur enfant par une

    surprotection ininterrompue. Il en est de mme pour

    les thrapeutes incapables dimaginer la fin, cest-

    -dire le commencement de leur inutilit. Or cette

    inutilit commence ds l e dbut. Toute aide qui ne

    serait pas sous-tendue, au principe, par ce que jenomme lindiffrence au succs ne ferait en appa-

    rence courir aucun risque ; elle ne pourrait cepen-

    dant, sans risque, quassurer lchec parce quelle

    rendrait laide indfiniment ncessaire. Au contraire,

    poser dentre de jeu, comme dj ralise dans sa

    potentialit, la fin, cest--dire la sparation et la soli-tude, cest sans doute mettre le patient face au risque

    maximal, risque qui pourra dans la pratique tre

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    nuanc en fonction des personnes et des circons-

    tances, mais cest galement respecter ce que, comme

    tre humain, il a de plus prcieux.

    Ce plus prcieux est apparu lorsquil a t ques-

    tion de cette femme qui ne voulait pas dun bonheur

    quelle entrevoyait et qui tait susceptible de boule-

    verser son existence sans pour autant durer. Elle avait

    t conduite au seuil dune dcision qui pouvait la

    situer de faon tout autre lgard de son pass, mais

    qui lui ouvrait un futur risque, car rien ni personne

    ne pouvait lui garantir que son inconfort vivre dispa-

    ratrait jamais. Arriv ce point, le patient ne peut

    pas ne pas avoir peur, ne pas tre pris dangoisse. Le

    thrapeute est alors tent dattnuer la crudit du

    dilemme (reculer et senfuir ou bien sauter et risquerde se casser le cou), ou de proposer son soutien lors du

    passage. Il peut lui sembler quil respecte le patient :

    comment ne pas faire quelque chose pour quelquun

    qui a peur ou qui est angoiss? En ralit, cest lui

    qui a peur et qui ne supporte pas le vertige de la

    libert. La dcision est une folie, disait Kierke-gaard. Qui nen a pas senti le risque ne saurait tenir

    ferme lorsquun autre sous ses yeux laffronte.

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    Exercice de limpuissance

    Lindiffrence au succs va devoir prendre mainte-

    nant la forme de limpuissance. Lorsquon a t en

    intense relation avec quelquun ce qui na pas besoin

    dun long temps , on pense quil ne faut pas le lcher

    lheure o il risque sa vie. Cest l se draper dans

    les bons sentiments et sagiter dans sa propre crainte

    en invoquant des paroles consolatrices.Facela libert

    qui va peut-tre sexercer, le seul respect convenable se

    traduit dans le renoncement tout pouvoir. Le pouvoir

    que le patient mavait octroy en esprant par l viter

    le risque, je dois le lui rendre et nen faire aucun usage.

    Je ne peux pas ne pas souhaiter qu il fasse le pas, carcest lintrt et la passion de mon mtier ; et, cepen-

    dant, je dois me tenir ici la fois prsent et lcart,

    minstaller tranquille dans mon incapacit radicale. La

    relation du thrapeute au patient nest pas inter-

    rompue ; elle ne peut pas avoir au contraire plus de

    densit, mais elle sabstient de peser en quoi que cesoit, de prendre quelque peu la place de lautre et

    mme de le comprendre. Le patient est seul sans tre

    isol, puisque jattends quil prenne le risque. Lindiff-

    rence au succs nest donc pas une absence.

    Cette indiffrence devient le corrlatif du pouvoir

    de dcision du patient. Elle contribue le mener loptimum de la puissance. Plus laide tend vers zro,

    plus elle est efficiente, ou bien plus le risque est couru,

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    moins il a lieu dtre. Il est normal que le thrapeute

    pense justifier ses propres yeux son rle en multi-

    pliant les suggestions, en proposant des solutions, en

    expliquant les tenants et aboutissants de la situation,

    en cherchant nommer un sens des vnements. Sil

    coute les propos du patient, ce doit bien tre, pense-

    t-il, pour en faire quelque chose. Il ne pourrait, lui

    semble-t-il, sinstaller dans limpuissance, dont il vient

    dtre parl, sans risquer de faire surgir de part et

    dautre langoisse du silence. Et pourtant, ds le dbut,

    ds le premier contact, cest dj la ncessit de la

    dcision du patient qui doit tre mise en jeu et la

    ncessit pour le thrapeute de ne jamais usurper la

    place du patient. Il sagit de crer un espace de risque

    dans lequel le patient naura nul besoin du thrapeute,et le thrapeute de son ct encore moins besoin du

    patient pour se donner croire son importance. Mais

    comment cela est-il possible puisque lu n e t lautre,

    chacun sa manire, ont besoin de linterlocuteur ?

    Il faut dabord considrer que toute psychoth-

    rapie est facultative. Des tudes ont t menes selonles mthodes en vigueur dans les laboratoires de

    psychologie. Elles montrent que, dans un nombre de

    cas non ngligeable, labsence de thrapie, par exemple

    pour raison de liste dattente ou de dfaut de finance-

    ment, donnait daussi bons rsultats que les thrapies

    elles-mmes. Comment rendre compte de ce phno-mne ? Ce qui est commun ceux qui ne font pas de

    thrapie et ceux qui en font, cest laspiration au

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    changement. Cest l le moteur indispensable. Cest

    donc bien lui quil sagit dactiver. Sil est absent,

    aucune modification nest possible, sil est prsent, la

    rencontre avec un thrapeute peut ne pas tre nces-

    saire. Alors pourquoi une thrapie ? Jai remarqu que

    parfois ou mme souvent, ce que viennent chercher les

    patients, cest lautorisation de transformer leur exis-

    tence. Ils nosent pas prendre le risque dun abandon

    de leurs habitudes, abandon qui nest pas sans provo-

    quer des troubles sur leur environnement ou sur leur

    entourage. Ils viennent demander sils ont raison

    demprunter des chemins qui simposent eux, mais

    qui ne sont pas sans risques. Une femme est venue

    me voir un jour pour me dire les difficults de sa vie et

    mexposer les solutions quelle avait mises en uvre.Aprs quelques quarts dheure, elle stait inter-

    rompue : elle avait compris quelle mavait demand

    un rendez-vous pour valider sa transformation. Seule,

    elle avait dj pris des risques, mais il lui fallait le dire

    quelquun pour sapercevoir quelle navait besoin de

    personne pour poursuivre. Le thrapeute ne serait pasplus quun notaire qui enregistrerait un contrat dj

    sign et dj en vigueur, et qui aurait seulement y

    apposer son sceau. Cette femme devait rencontrer

    quelquun qui socialiserait ses dcisions. Comment,

    sous cette forme encore, le thrapeute ne serait-il pas

    indiffrent au succs puisquil ny a pris aucune part ?Il faut maintenant se demander ce qui est exig

    du thrapeute pour quil puisse se tenir au seuil de la

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    libert du patient et considrer le risque extrme quil

    doit prendre pour lui-mme. Comment peut-il tre l

    dans la plus grande acuit dune prsence tout en ne

    faisant rien parce que faire quelque chose serait

    toujours exercer un pouvoir ? Cela est sans doute une

    limite, mais de quoi est-elle faite ? On peut le dire d un

    mot : pour que soit possible le surgissement de lautre

    dans sa libert, le thrapeute doit atteindre limper-

    sonnalit. Travail de soustraction jamais achev.

    Impersonnalit

    Il doit dabord renoncer faire un diagnostic. Car

    il enfermerait le patient dans des gnralits, alors quecette personne qui est en face de lui ne ressemble

    aucune autre. Il ne peut sans doute pas sempcher,

    surtout au dbut de sa pratique, de situer le patient

    dans le cadre des donnes psychopathologiques quil a

    apprises durant ses tudes de psychiatre et de psycho-

    logue. Mais il doit se rendre compte que cet exerciceest fait pour le protger. Le patient qui entre dans son

    bureau ou dans son cabinet est fatalement un intrus

    qui rclame attention et qui le sort de ses proccupa-

    tions. Impossible pour lui de ne pas se mfier et de ne

    pas fourbir les armes dont il dispose. Comme thra-

    peute, il me faut tout de suite imposer un cadre quele patient devra respecter, et le diagnostic est un

    bon moyen de dresser des barrires. Oui, mais comme

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    cette personne est singulire et quelle veut dployer ici

    cette singularit, je linhibe en laffublant de vtements

    ready made qui ne lui vont qu moiti ou pas du tout.

    Il va falloir galement renoncer aux techniques

    apprises. En tant quelles sont le rsultat ou la codifi-

    cation dexpriences effectues antrieurement par

    dautres, on ne saurait les ngliger. Mais ce que lon

    omet justement de reconnatre, cest quelles ont t

    mises au jour et inventes dans des circonstances

    particulires par quelquun de particulier pour

    rpondre des demandes particulires. Cest alors

    quelles taient efficaces, car elles taient produites en

    fonction des personnes, des lieux et des temps.

    Ctaient non pas des techniques, mais des ractions

    appropries de tel thrapeute au sein de telle interre-lation. Que se passe-t-il si on les gnralise et les utilise

    en dehors du contexte o elles ont t cres ? Sans

    doute le thrapeute est-il rassur. Il ne prend pas de

    risque en proposant une procdure qui a fait ses

    preuves et qui a t recommande par des matres.

    Mais, en ne prenant pas de risque, en rptant la leonapprise, le thrapeute court un risque plus grand, celui

    doffrir une formule qui, justement parce qu elle vient

    dailleurs, ne convient pasce patient ce moment-l.

    Que lon sinitie diverses techniques dans une cole

    ou une association, ou que lon passe de lune

    lautre pour largir son horizon ou pour assouplir etcomplexifier ses modes de raction, ce peut tre

    prcieux. Mais une cure ne peut produire de vritables

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    effets qu la condition doublier tout ce dont on a fait

    lapprentissage, afin que les restes de cet oubli puis-

    sent servir faire natre des propos et des attitudes

    en adquation aux personnes et aux circonstances. Cet

    oubli carte lutilisation de ces techniques pour viter

    lincertitude ; il ouvre en revanche la voie une

    richesse dinvention.

    Prcisment, face au patient, chaque sance,

    tout est recommencer, parce que nous devons nous

    placer dans le risque au principe de linventivit. Ayant

    renonc au diagnostic et aux techniques ou les ayant

    fondus dans loubli, le thrapeute se tient ferme, au

    bord dun risque plus grand, celui du renoncement

    son exprience acquise ou son ventuelle comp-

    tence. Aujourdhui il ne sait plus rien, car tout savoirpralable serait un obstacle la rception de ce qui

    aujourdhui importe : laisser ce patient exister dans sa

    singularit. Sans doute le thrapeute qui a travers

    lchec et la russite, la haine et lamour, la peine et

    la joie sait-il quelque chose de ce qui est le lot des

    humains. Mais il doit maintenant nen savoir plus rien.Il risquerait de dchiffrer avec les codes qui ont pu

    lui convenir ce qui a eu lieu pour lautre dans des

    contextes diffrents. Encore une fois, cest dans loubli

    de ce quil est et de ce quil a pu vivre que le thrapeute

    pourra fairecho ce que lautre lui prsente de spci-

    fique, de nouveau et dimprvu.

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    Je ne suis que ce que je sens

    quel lieu conduit ce triple renoncement au

    diagnostic, aux techniques et lexprience ou la

    comptence ? celui du risque extrme, celui de

    limpersonnalit, cest--dire la perte du moi, l o

    lindiffrence au succs est son comble parce que

    cette question ne se pose plus. Mais que signifient

    impersonnalit et perte du moi ? ce stade, le thra-

    peute sest dpouillde ses savoirs et de ses jugements,

    son intelligence a t mise en suspens de mme que

    sa volont daboutir quelque rsultat. Il ne poursuit

    aucun but et na aucune intention. Que reste-t-il ? Il

    ne flotte tout de mme pas dans lair. Non, il est seule-ment rduit la sensorialit. Mais de quelle sensoria-

    lit sagit-il ? Certainement pas de la sensorialit

    ordinaire, qui permet de percevoir les choses et les

    tres et de se situer dans le monde, de devenir un sujet

    en face dobjets, de saisir les connexions, les causes

    et les effets. Il en existe une autre qui est imperson-nelle parce que le moi y disparat. Je ne suis que ce

    que je sens, cest--dire que je ne suis plus que par le

    sentir, que mon intriorit ne se distingue pas de mon

    extriorit, et, linverse, que lextrieur mest int-

    rieur. Toutes les diffrences imposes par lespace et le

    temps sont abolies.Ltrangetde telles affirmations est accentue par

    lorientation dune culture qui tend dlguer des

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    machines ce qui tait dvolu aux sens. Les humains

    daujourdhui estiment spontanment que lindividu est

    un sujet parfaitement distinct des objets qui lenviron-

    nent. Il est impensable pour lui que sujet et objet

    soient en quelque manire mlangs. Or, dune part,

    pour ceux que nous avons nomms des primitifs il ny

    a nulle contradiction penser que nous sommes des

    humains, mais tout aussi bien des animaux et des

    plantes, que nous sommes ici et en mme temps

    l-bas. Dautre part, pour des Asiatiques, par exemple

    pour des tireurs larc japonais, il va de soi que la

    flche, avant davoir quitt larc, est dj au centre de

    la cible, quil ny a pas vraiment de distance entre lun

    et lautre, sinon il serait impossible de tirer et

    datteindre le but les yeux ferms. Dans tous ces cas,cest le type autre de sensorialit qui est mis en jeu, ce

    qui suppose labandon de toute intentionnalit, la perte

    dun moi qui vise et dirige lopration, bref, une imper-

    sonnalit qui participe au mouvement, qui est le geste

    accompli et qui ne peut sen distinguer.

    Alors le thrapeute serait-il invit effectuer cettergression, cette chute dans le sensoriel spar de ce

    que lon nomme les facults suprieures, cet abandon

    de ce qui fait sa personnalit et sa subjectivit, son

    intriorit inalinable ? Ne serait-ce pas lui ouvrir la

    voie de la folie et dun risque extrme ? Il faut noter

    tout dabord que nous faisons chaque nuit ce genrede retombe, lorsque nous acceptons le sommeil et que

    nous nous en trouvons fort bien. Mais il nest pas

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    question ici de sommeil ; le thrapeute ne sendort pas,

    il est en tat de veille. Or, dans la veille, la sensorialitautre dont il est parl ici existe-t-elle ? Non seule-

    ment elle peut exister, mais elle est constamment

    prsente. Elle constitue la plage continue sur laquelle

    la perception ordinaire dcoupe certains lments

    pour les penser et les rendre utilisables au sujet qui va

    en faire des objets.

    Il y aurait folie si cette sensorialit autre, qui est

    en ralit premire, sabstrayait non plus par exercice

    et par jeu, mais srieusement et dfinitivement du

    reste de lindividu. Il faut comprendre au passage

    lintrt de cette distinction entre deux types de senso-

    rialit ou de perception. Nombreuses sont les

    personnes aujourdhui, que lon catalogue commetats

    limites et quil vaudrait mieux nommer frontaliers, qui

    ont avec la ralit un rapport incertain. Elles ston-

    nent et sinquitent dtre envahies de sensations ou

    de perceptions quelles ne peuvent pas dire et partageravec dautres sous peine dtre taxes de folie ou dali-

    nation. Si elles sont au contraire entendues comme

    porteuses dun don ignor de la plupart, don qui peut

    rendre leurs relations aux autres plus avises et aux

    choses mieux adaptes, elles peuvent sapaiser et avoir

    mo