Fragments sur-l-histoire-de-la-philosophie

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  • 1. Arthur Schopenhauer Fragments sur lhistoire de la philosophie Parerga et paralipomenaTraduit par Auguste Dietrich, 1912Numrisation et mise en page par Guy Heff Dcembre 2013 www.schopenhauer.fr

2. TABLE DES MATIRES PRFACE ................................................................................................................................... 5 SECTION I : SUR CELLE-CI .....................................................................................................14 SECTION II : PHILOSOPHIE PRSOCRATIQUE ...................................................................16 SECTION III : SOCRATE ......................................................................................................... 25 SECTION : IV PLATON ........................................................................................................... 28 SECTION V : ARISTOTE ......................................................................................................... 32 SECTION VI : STOCIENS ....................................................................................................... 38 SECTION VII : NO-PLATONICIENS .................................................................................... 43 SECTION VIII : GNOSTIQUES ............................................................................................... 48 SECTION IX : SCOT RIGNE ............................................................................................... 49 SECTION X : LA SCHOLASTIQUE ......................................................................................... 53 SECTION XI : BACON DE VERULAM .................................................................................... 55 SECTION XII : LA PHILOSOPHIE DES MODERNES............................................................ 57 SECTION XIII : ENCORE QUELQUES CLAIRCISSEMENTS SUR LA PHILOSOPHIE DE KANT ........................................................................................................................................ 69 SECTION XIV : QUELQUES REMARQUES SUR MA PROPRE PHILOSOPHIE ................. 119 LA LITTRATURE SANSCRITE ........................................................................................... 126 QUELQUES CONSIDRATIONS ARCHOLOGIQUES ........................................................ 135 CONSIDRATIONS MYTHOLOGIQUES.............................................................................. 139 3. NOTE SUR CETTE DITION Nous avons insr la traduction des citations grecques, latines, anglaises et espagnoles entre crochet dans le corps du texte. La longue prface du traducteur a t allge et raccourcie. Sauf indication contraire, les notes sont de Schopenhauer. 4. 5|Fragments sur lhistoire de lhistoire de la philosophiePRFACECes Fragments sur l'histoire de la philosophie , qui sont avant tout une sorte de supplment ou d'appendice aux doctrines gnrales de lauteur du Monde contient comme et volont et comme reprsentation, ajoutent celles-ci bon nombre de choses et soulvent des questions de plus ou moins d'importance. Schopenhauer revient avec une acrimonie plus vive et plus combative que jamais sa bte noire, le thisme, et lmanation la plus caractristique et la plus complte de celui-ci, le christianisme. Nous lavons dj entendu, dans le volume prcdent, affirmer, avec Kant, que lide de Dieu nest pas inne, que le thisme est un rsultat de lducation, et que si l'on ne parlait jamais de Dieu un enfant, celui-ci ne le dcouvrirait pas de lui-mme, et ne saurait jamais rien son sujet. Ici son argumentation est plus incisive encore, son jeu descrime antireligieux plus compliqu et plus redoutable. Dans la religion chrtienne, dit-il, lexistence de Dieu est une affaire entendue et au-dessus de toute discussion. Aussi est-ce une bvue, de la part des rationalistes, de prtendre dmontrer l'existence de Dieu par d'autres preuves que par la Bible. Ils se livrent l un amusement dangereux. La philosophie, par contre, est une science, et, comme telle, na pas darticle de foi. Rien ne peut donc y tre admis comme existant, except ce qui est directement donn par lexprience, ou ce qui est dmontr par d'incontestables rsultats. On croyait possder ceux-ci de tout temps, lorsque Kant vint dsillusionner le monde cet gard et dmontrer nettement limpossibilit de telles preuves. Cest dire que toutes les dmonstrations de lexistence de Dieu tires du spectacle de lunivers, de lordre et de lharmonie qui y rgnent, du dessein intelligent qui sy manifeste, en y ajoutant les dmonstrations dites mtaphysiques, dduisant, la ralit de ltre divin de lide mme que la raison possde de ses attributs, telles que les ont donnes Bossuet, Fnelon, Clarke, Pluche, Chateaubriand et tutti quanti, ne sont aux yeux du philosophe allemand que des effusions lyriques et des purilits sentimentales dnues de toute valeur. 5. 6|Fragments sur lhistoire de lhistoire de la philosophieEt, se demande-t-il, o logerait ce Dieu, s'il existait ? Copernic, renversant au XVIe sicle lantique systme dHipparque, prcurseur de celui de Ptolme, fonds lun comme l'autre sur lagencement absurde de lunivers imagin par Aristote, a dmontr en mme temps limpossibilit absolue de lexistence du ciel. Or, si le ciel nexiste pas, comment pourrait-il tre le sjour dun Dieu ? Lastronomie moderne, en supprimant le ciel, a par le fait mme supprim Dieu; elle a tellement agrandi et dilat le monde, quil ne reste plus de place pour un tre en dehors de lui. Cest ce qua aussitt reconnu lglise catholique, qui a condamn le systme de Copernic, en attendant quelle condamnt celui de Galile, afin de ne pas infliger un dmenti au rcit de la Bible nous montrant Josu arrtant le soleil, au risque de casser le grand ressort tout net , ajoute ironiquement Victor Hugo. Toute l'argumentation de Schopenhauer contre l'existence de Dieu pourrait se rsumer par le vers fameux de Cyrano do Bergerac sur Ces dieux que l'homme a faits, et qui nont point fait l'homme. Voil son fait dit au thisme lui-mme. Le christianisme, l'un des deux ou trois avatars des plus considrables de celui-l, n'obtient pas meilleure mesure. Rencontrant sur son chemin Scot rigne, cet homme admirable du IXe sicle qui nous offre le spectacle intressant de la lutte entre la vrit reconnue et saisie personnellement, et les dogmes locaux, fixs par un endoctrinement prcoce et qui se sont dvelopps, en dehors de tout doute , Schopenhauer a l'occasion d'examiner, sur ses traces, la question du pch originel, des chatoiements ternels promis l'humanit. Il souligne malignement les difficults inextricables et les contradictions irrductibles avec lesquelles se trouve aux prises le pauvre grand homme, beaucoup plus thologien que philosophe, conformment l'esprit de son temps. La faute du pch et du mal, conclut-il, retombe ncessairement de la nature sur son auteur. Mais si celui-ci est la Volont se manifestant dans tous ses phnomnes, cette faute est parvenue la bonne adresse. Si cest au contraire un Dieu, lorigine du pch et du mal contredit sa divinit. Cest l en effet le dilemme inexorable duquel ne peuvent sortir les croyants ; c'est, la pierre dachoppement laquelle se heurtent tous ceux 6. 7|Fragments sur lhistoire de lhistoire de la philosophiequi se trouvent en prsence de ce formidable problme de la Grce, qui fait le fond de la doctrine dsespre de saint Augustin. On pourrait dduire, daprs ce rapide expos des ides de Schopenhauer au sujet de Dieu et du dogme chrtien, que notre philosophe est absolument dpourvu du sens religieux, quil est un athe sec, dsabus, insensible toutes les beauts naturelles et morales que lhumanit, dans sa grosse masse, regarde comme l'uvre dun tre parfait quelle dnomme Dieu, et vers lequel elle lve sa voix reconnaissante. Sans vouloir dcider, pour notre part, si loctroi de lexistence humaine, qui finit par la mort tnbreuse, est un don si prcieux, qui mrite un tel gaspillage de prires, dhymnes et dencens, nous reconnaissons volontiers que lide dun tre suprieur nous, que lhomme appelle plus ou moins vaguement son aide comme pouvant guider ses actes, et qui constitue pour lui un idal ncessaire, est une force pour sa faiblesse. Cest toujours le mythe dAnte qui, en enlaant la Terre, sa mre, retrouve momentanment sa vigueur. Aussi Schopenhauer lui-mme avait-il conscience de la grandeur de lunivers et inclinait-il plein de respect devant la manifestation majestueuse et inflexible de ses lois. Si sa raison lui dfendait dadmettre un Dieu personnel, relgu derrire les nuages opaques de la scolastique et de la mtaphysique, intervenant dans les moindres actes humains, il portait dans son admiration de la Nature lenthousiasme mu dun pote : mondes inexplors et nigmatiques gravitant dans le firmament, faune et flore peuplant cette terre, montagnes qui dtient les nues, vastes mers tour tour paisibles et furieuses, ces spectacles varis parlaient son cur. Cest l'homme, son frre en Adam , quil aimait le moins, il faut bien le reconnatre ; et il ressentait pour la femme, on le sait, un loignement analogue. Il disait, avec Hamlet Lhomme na pus de charme pour moi, ni la femme non plus..., quoique semble dire votre sourire . Cest quil n'avait pas eu beaucoup se louer, comme cest notre lot presque tous, de lun ni de l'autre sexe. Les hommes s'taient montrs envieux de sa supriorit, et les femmes avaient dploy son encontre les ruses perfides dont elles sont coutumires envers lhomme, et qui sont l'essence constitutive de leur tre. 7. 8|Fragments sur lhistoire de lhistoire de la philosophieAinsi, il avait pour les merveilles de la Nature une me et des yeux largement ouverts. Mais il stait dbarrass de bonne heure de toute entrave alourdissante et ne stait pas laiss emprisonner dans un dogme. Il pensait qutre de la religion dAristote, de Lucrce, de Snque, de Spinoza et de Goethe, cest, aprs tout, se trouver en assez bonne compagnie. Nous ajouterions cette liste le nom de Renan, si celui-ci ntait pas venu aprs lui. On peut rsumer lattitude de Schopenhauer vis--vis la religion, en disant que celle-ci a autant d'importance ses yeux que l'art et la morale. Ces trois facteurs reprsentent le mme violent effort de son esprit pour briser les limites de la volont et de lintellect finis, pour mettre en fuite l'illusion pnible et dcevante qui est la compagne de la vie humaine. Leffort en chaque cas se rduit simplement chasser, de sa pense et de son sentiment, toute foi la ralit spare ou individuelle des choses et des tres humains, et a en arriver envisager toute individualit apparente comme une pure manifestation de la volont conditionne par le temps et par lespace. Le seul point qui intresse Schopenhauer, dans un systme religieux, cest de savoir sil affecte, ou naffecte pas, la volont humaine. Il le peroit purement par son ct formel et subjectif, et sa philosophie va donner ainsi la main lthique de Goethe, pour lequel lart et la religion taient deux termes parallles. Celui qui est en possession de l'art rel et de la science relle, celui qui voit les Ides et connat les limites du savoir ordinaire, qui sait comment ce savoir ne sapplique qu'aux choses conditionnes par notre intellect, celui-l a de la religion. Seul lindividu auquel l'art et la science font dfaut, doit recourir la religion positive. Le philosophe exprime sa pense dernire par cette proposition : La religion est la mtaphysique du peuple . Il ressort de tout cela, de toutes ces ides qui se heurtent parfois un peu, que la religion tait pour Schopenhauer un des facteurs les plus importants de lhumanit, et quoiqu'il rpte qui veut lentendre que le philosophe doit tre avant tout un incrdule , qu aucun philosophe vritable nest religieux , et force assertions semblables, il est incontestable quil prenait la question religieuse tout fait au srieux. La manire dont Schopenhauer traite les problmes que soulve cet ordre de spculations rappelle, au demeurant, bien plus celle de Voltaire que 8. 9|Fragments sur lhistoire de lhistoire de la philosophiecelle de l'auteur des Origines du christianisme et de lHistoire du peuple d'Isral. Il a recours plus souvent lironie mordante jusqu'au cynisme, qu lexpos srieux, calme et objectif. Quoique contemporain de David Strauss et ayant vu paratre la Vie de Jsus, de celui-ci10, il na que faiblement subi l'influence du grave thologien wurtembergeois. En un mot, il procde bien plus en pamphltaire qu'en exgte et en historien, et, ajoutons-le, en philosophe. Un ct piquant de la manire de Schopenhauer, cest la succession assez souvent imprvue du srieux et de la plaisanterie, de linvective personnelle outrance et de l'agitation des ides les plus rares et les plus hautes. Les XIIe, XIIIe et XIVe sections des Fragments sur l'histoire de la philosophie en sont des exemples caractristiques. Il y passe en revue la philosophie des modernes, tout particulirement celle de Kant, fait des remarques sur sa propre philosophie, et cest avant tout un plaidoyer pro domo. Il recommence son jeu de massacre, cela est peine ncessaire dire, contre ses trois ttes de Turcs : Fichte, Schelling et Hegel, lance de fortes ruades aux Allemands, en dclarant, la suite de Wieland, que cest un malheur de natre parmi eux, puis, immdiatement a ct de ces boutades brutales, passant lexamen de la dialectique transcendantale de Kant, il se livre des considrations mtaphysiques tellement perdues, quelles en sont passablement abstruses, et quon a parfois peine suivre son dploiement dailes. Des charlatans russ, lourds, gonfles par des ministres, gribouillant bravement des extravagances, dpourvus desprit et de mrite (allusion Hegel), voil ce quil faut aux Allemands, mais non des hommes tels que moi , cest en ces termes qu'il sexprime en un endroit. Nous savons de longue date que la modestie ntait pas son fait; il se rappelait ce sujet le Les Schopenhauers Gesprch, publis par Ed. Grisebach (1898), contiennent sur le livre de Strauss un jugement succinct. Schopenhauer dit un visiteur, Hubert von Hornstein : J'ai fait saluer Strauss pur un Amricain. Jestime l'homme, sa critique a des mrites ; mais il aurait pu allguer plus de raisons encore contre le ct historique des vangiles. Par exemple, une de Voltaire : le Christ a chass les esprits des possds et les a fait entrer dans un troupeau de cinq cents truies. Comment peut-il y avoir cinq cents truies dans un pays o la chair de porc est dfendue ? C'est l'omniscience potique. Plus loin, le Christ met haute voix sur le Mont des Oliviers une prire qui est reproduite. D'o savons-nous cela? Les disciples dormaient, et aussitt aprs le Christ fut arrt . Sur la rponse que Strauss avait sans doute trouv trop frivole l'histoire des cinq cents truies, Schopenhauer riposta : En tout cas elle est frappante... tant donn le grand succs du livre de Strauss, ce que je ne comprends pas, c'est que les gens, auparavant, aient vraiment pu croire toutes ces histoires-l . 10 9. 10 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i emot de son vieil ami Goethe, et navait nullement envie de passer pour un gueux . Il est dailleurs assez probable quil se serait un peu moins lou lui-mme, si ses contemporains lui avaient rendu un peu plus largement justice. Quoi quil en soit, il pousse plus loin encore, dans ce mme chapitre, laffirmation de sa propre valeur, et on y lit, vers la fin, cette phrase lapidaire : Lhumanit a appris de moi beaucoup de choses quelle noubliera jamais, et mes crits ne mourront point . Cest lExegit monumentum dHorace. Mais, aprs tout, pourquoi les philosophes ne jouiraient-ils pas, en cela, des mmes droits, que les potes ? Si leur uvre est de nature diffrente, elle nest pas de qualit moindre, et Schopenhauer laffirme mme suprieure. En ce cas, qui ces droits appartiendraient-ils plus entirement quau puissant constructeur du Monde comme volont et comme reprsentation ? Il restera grand devant la postrit, ne survct-il de lui que quelques lignes comme celles-ci, sur lesquelles le hasard dune lecture vient de nous faire tomber : Sitt quapparat dans le monde une vrit nouvelle, on soppose elle le plus longtemps possible, et on rsiste mme quand on est peu prs convaincu. En attendant, cette vrit travaille en silence, et se rpand comme un acide, jusqu ce quelle ait tout rong ; alors on entend et l des craquements, lancienne erreur scroule, et soudainement apparat, comme un monument dont on enlve le voile, ldifice de la nouvelle ide, universellement approuve et admire . Je suis convaincu que Schopenhauer est le plus gnial des hommes, crivait Tolsto son ami le pote Fte Chenchine, le 30 aot 1869). Cest tout lunivers reflt avec une nettet et une beaut extraordinaires . Des passages comme celui qui vient d'tre cit justifient une pareille assertion. Voil pour le ct intellectuel ; voyons maintenant le ct moral, un critique franais, lisant une traduction du Monde comme volont et comme reprsentation, en dtache cette page, que nous reproduisons notre tour : De mme que des torches et des feux dartifices plissent et s'clipsent l'apparition du soleil, ainsi l'esprit, comme le gnie, et comme la beaut mme, sont rejets dans lombre et clipss par la bont 10. 11 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i edu cur. Lintelligence la plus borne ou la laideur la plus grotesque, ds que la bont les accompagne et parle en elles, en sont transfigures; le rayonnement d'une beaut de nature plus leve les enveloppe, et elles expriment une sagesse devant laquelle toute autre sagesse doit se taire. Car la bont du cur est une proprit transcendante, elle appartient un ordre de choses qui aboutit plus loin que cette vie, et elle est incommensurable par rapport nimporte quelle perfection. Quand elle habile un cur, elle louvre si largement quil embrasse le monde, tout y pntre et rien n'en est exclu, car il identifie tous les tres avec le sien et il communique envers les autres cette indulgence intime dont chacun nuse habituellement qu'en vers soi-mme. Auprs de cela, que psent esprit et gnie, que vaut un Bacon de Verulam ? . Cette citation faite, le critique la commente ainsi : Qu'il y ait un autre Schopenhauer, je le veux bien; mordant et cynique, jy consens bien encore : mais celui-ci aussi existe qui a crit cette page, et, pour ntre pas le Schopenhauer de tous les jours, il n'en est pas cependant moins vrai. Car je me suis efforc de le montrer un peu plus haut, comme cette belle page rsume lenseignement moral de tout pessimisme, de mme elle est la conclusion ncessaire du systme de Schopenhauer. Et je ne disconviens pas quil y manque peut-tre quelques traits de l'homme, et des plus accentus, mais le philosophe y est, assurment tout entier. En connaissez-vous beaucoup dont la morale soit plus pure et, qui, sur une vue plus originale du monde, ait fond un plus svre, et, pour tout dire, un plus noble enseignement ? Ce critique si admiratif, nous donnerions en cent, son nom deviner. si nous ne le nommions sans plus de faons. Cest Ferdinand Brunetire, le sage acadmicien, le disciple fervent du XVIIe sicle, le pieux visiteur du pape Lon XIII, lpre dfenseur des ides conservatrices, quon na jamais tax d'un excs de tendresse ni mme dindulgence pour les opinions morales et religieuses avances, et, avant tout pour les philosophies sans Dieu1.1Questionsde critiques, pp. 158-159. 11. 12 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eUn minent professeur de philosophie anglais, William Galdwell, que nous avons dj, cit dans les volumes prcdents, est all plus loin encore et a dit que, comme on le sait trs bien, il y a en Schopenhauer quelque chose dquivalent la contemplation dAristote, la raison de Spinoza, la sagesse de Renan, la culture de Matthew Arnold, la droiture dun saint2 . Les lecteurs des Parerga et Paralipomena ont pu constater ds le premier jour combien Schopenhauer use et abuse des citations en toute langue, particulirement des mots grecs et latins isols, qu'il est si simple de vulgariser. Cest l un procd et une manie que lui reprochait dj Goethe, et qui ne laissent pas que de devenir la fin un peu agaants. Pour traduire fidlement en franais notre philosophe, il faut procder, outre lallemand, le grec et le latin, langlais, litalien et lespagnol, voire un peu de sanscrit, puisque son texte est constamment maille de phrases et de mots emprunts ces divers idiomes. Ce qui peut, jusqu' un certain point, justifier chez lui cette manire de faire, ce sont ses connaissances linguistiques profondes, ses inlassables et vastes lectures des chefs-duvre de la littrature universelle. Sil se contente souvent, comme dans le prsent volume, de donner ses textes grecs et latins sans les traduire, cest quil avait au plus haut degr le mpris des ignorants, de ceux qui ne connaissent pas au moins les deux vieilles langues classiques, quil regardait, linstar des humanistes de la Renaissance, comme la base de toute culture digne de ce nom : il refusait A ces gens-l le nom dhommes vraiment instruits, eussent-ils fait leurs preuves sur dautres terrains intellectuels. Sans doute, depuis le temps de Schopenhauer, le point de vue a chang, et l'esprit utilitaire actuel, qui emporte les activits vers le commerce, lindustrie, les professions nouvelles cres par les progrs de la science et les inventions stupfiantes de chaque jour, menace de faire rentrer de plus en plus dans l'ombre les tudes dsintresses ; mais celles-ci seront toujours le lien qui rattachera troitement le prsent au pass. Les tudes classiques ont t le fond solidement ciment o puisa durant plusieurs sicles la bourgeoisie franaise qui, plus que le peuple proprement dit, fit la Rvolution et difia la socit moderne, et nos grands rvolutionnaires, 2SchopenhauersSystem in its Philosophical Significance, p.231. 12. 13 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i epersonne ne lignore, taient saturs jusqu' la moelle de la tradition grecque et latine, comme de celle de notre XVIIe sicle. Cest quen effet l'histoire et la posie des anciens, tudies dans les textes mmes, nous apportent des enseignements de sagesse pratique et de beaut, des exemples incessants d'hrosme, de dvoilement la patrie. La littrature ancienne est, on peut le soutenir, la source des ides gnrales, et nous nous rappelons avoir entendu un jour Berthelot, la Sorbonne, affirmer que la haute ducation de l'esprit due la culture classique tait ncessaire la poursuite de travaux tels que les siens et ceux de ses illustres confrres Claude Bernard et Pasteur ; elle tablit lharmonie parmi les innombrables matriaux pars qui servent de base aux recherches. La dmocratie, plus que toute autre forme gouvernementale, a besoin d'une lite, et, pour obtenir celle-ci, il faut de toute ncessit maintenir l'idalisme de notre culture. Il y aura toujours une diffrence intellectuelle et mentale profonde entre l'homme nourri des crivains grecs et latins, et celui qui les ignore. Humaniores litter, les lettres qui rendent plus humain, les humanits , cest l un terme gros de choses. Schopenhauer, la suite de tant dautres, est dans le vrai sous ce rapport. Sans doute, les profanes, les gens sans tudes, les petits messieurs prtentieux qui simaginent niaisement, que la lecture superficielle dun numro de Revue supple a toute discipline intellectuelle srieuse, pniblement acquise, sinscriront vhmentement en faux contre cette manire de voir, du droit mme de leur sacro-sainte ignorance. Cest lhistoire ternelle de M. Josse. Leur protestation est trop intresse et a trop peu de valeur pour ntre pas ngligeable. Comme le dit le picaro espagnol Guzman dAlfarache, qui, pour tre assez coquin, ne manque pas de bon sens : Quoi qu'il arrive, mieux vaut savoir quavoir : car si la fortune vous abandonne, la science reste. Les affaires se gtent ; la science saccrot, et le peu que sait le sage a plus de prix que tout ce que possde le riche . Et nous conclurons avec le Fabuliste, en appliquant son vers si souvent cit notre cas spcial : Laissons dire les sots, le savoir a son prix. AUGUSTE DIETRICH. 31 dcembre 1911. 13. 14 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eSECTION I : SUR CELLE-CILire, au lieu des uvres originales des philosophes, toutes sortes dexposs de leurs doctrines, ou lhistoire gnrale de la philosophie, cest comme si lon se faisait mcher sa nourriture par un tiers. Lirait-on l'histoire universelle, si chacun tait mme de contempler de ses propres yeux les vnements intressants du monde primitif ? Mais, en ce qui concerne l'histoire de la philosophie, une pareille autopsie du sujet est rellement possible : on la trouve dans les crits originaux des philosophes. Dautant plus qu'on peut toujours, en vue dabrger, se limiter aux chapitres principaux bien choisis, puisquils abondent tous en rptitions quil vaut mieux spargner. De cette faon on connatra l'essentiel de leurs doctrines, sous une forme authentique et non falsifie, tandis que des Histoires de la philosophie publies maintenant chaque anne par demi-douzaines, on reoit seulement ce qui en est entr dans la tte dun professeur, et comme la chose lui apparat. Or, il va de soi que les ides dun grand esprit doivent considrablement se ratatiner, pour trouver place dans le cerveau du poids de trois livres dun tel parasite de la philosophie, do elles mergent de nouveau, travesties dans le jargon du jour, et accompagnes de ses sagaces jugements. Outre cela, il faut considrer quun homme de cette espce, qui crit sur la philosophie pour gagner de largent, peut avoir lu peine la dixime partie des ouvrages dont il parle. Leur tude relle exige toute une longue vie de travail, telle que la mene jadis, dans les temps dapplication, le vaillant Brucker3.Mais ces petits messieurs, empchs par leurs cours continuels, leurs emplois officiels, leurs voyages de vacances et leurs distractions, et qui, pour la plupart, publient des Histoires de la philosophie dans leur jeunesse, que peuvent-ils avoir recherch fond? Ajoutez cela quils prtendent de plus tre pragmatiques, avoir approfondi et exposer la ncessit de lorigine et de la suite des systmes, et mme juger, redresser3 Brucker(Jean-Jacques), n Augsbourg en 1696 et mort dans cette ville en 1770, peut-tre considr comme le crateur de lhistoire de la philosophie, que lun des premiers il a soumise un plan rgulier et une mthode exacte. Son principal ouvrage sur cette matire est son Historia critica philosophiae a mundi incunabilis ad nostram usque aetatem deducta. Leipzig, 1741-1767, 6 volumes in-4. (Le trad.) 14. 15 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eet traiter en petits garons les vieux philosophes srieux et vritables. Que peuvent-ils faire dautre, sinon copier les anciens philosophes et se copier les uns les autres, puis, pour cacher leurs plagiats, gter de plus en plus les choses, en sefforant de leur donner la tournure du quinquennium courant, et en les jugeant conformment lesprit de celui-ci? Au contraire, une collection des passages importants et des chapitres essentiels des principaux philosophes, faite consciencieusement et en commun par dhonntes et intelligents lettrs, arrange dans lordre chronologico-pragmatique, serait trs utile. Elle devrait rappeler dassez prs ce que Gedicke4 dabord, plus tard Ritter5 et Preller6 ont fait pour la philosophie de lantiquit; mais il faudrait quelle ft beaucoup plus complte: en un mot, une chrestomathie universelle rdige avec soin et avec la connaissance du sujet. Les fragments que je donne ici ne sont pas du moins traditionnels, cest-dire copis. Ce sont, au contraire, des ides qui mont t suggres par ma propre tude des uvres originales.Gedicke (Frdric), pdagogue, directeur du lyce Frdric, de Berlin, a publi des manuels dextraits grecs, latins, franais, la traduction de quelques dialogues de Platon, et, en latin, une Histoire de la philosophie ancienne daprs divers crits de Cicron, Berlin, 1781. (Le trad.) 5Ritter (Henri), n Hambourg en 1809, Gottingue, lge de soixante dix ans, auteur dune Histoire de la philosophie ancienne (taduite en franais par Tissot, 1836, 4 vol. in-8), quil a fait entrer plus tard dans sa monumentale Histoire gnrale de la philsophie. 6Peller (Louis), n Hambourg en 1809, professeur Dorpat, puis Ina, mort en 1861 Weimar, o il tait directeur de la Bibliothque. Il a publi de fort bons manuels de psychologie classique, et compos, en collaboration avec H. Ritter, une Historia philosophiae grecae et romanae, 1838. (Le trad.) 4 15. 16 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eSECTION II : PHILOSOPHIE PRSOCRATIQUELes philosophes lates sont les premiers sans doute qui eurent conscience de l'opposition entre l'intuitif et le pens, et . Ce dernier seul tait pour eux ce qui existait vritablement, le [ce qui est]. Ils affirmaient son gard quil est un invariable et immuable ; mais ils naffirmaient pas cela des , cest--dire de lintuitif, de ce qui apparat, est empiriquement donn, car il et t ridicule de soutenir leur sujet une pareille proposition ; de l le principe si mal compris et rfut par Diogne dans sa manire bien connue. Ils distinguaient donc dj entre lapparence, , et la chose en soi. Cette dernire ne pouvait tre perue par les sens, mais seulement saisie par la pense, et tait en consquence le [noumne]. (Aristote, Metaphysica, I, 5, p. 986, et Scholia, dit. de Berlin, pp. 429-430 et 509). Dans les scholies dAristote (pp. 460, 536, 544 et 798), lcrit de Parmnide, [Doctrine du sens de la vie], est mentionn. Ctait donc la doctrine du phnomne, la physique, qui impliquait certainement une autre uvre : , la doctrine de la chose en soi, cest--dire la mtaphysique. Une scholie de Philoponos dit au sujet de Melissos : , (il faudrait dire ) [Tandis que dans sa doctrine de la vrit, Melissus dclare que ce qui existe est un, dans sa doctrine de la signification il affirme que ce qui existe est double]. Lopposition aux lates, probablement provoque par eux-mmes, saffirme par Hraclite, qui enseigna le mouvement incessant de toutes choses, comme eux enseignaient limmobilit absolue; il prit en consquence position dans le . (Aristote, De clo,III, l,p. 298, dit. de Berlin). Il provoqua son tour une opposition, la doctrine des Ides de Platon, ainsi que cela rsulte de lexpos dAristote (Metaphysica, p. 1078). Il est remarquable que nous trouvions nombre de fois rpts, dans les crits des anciens, les enseignements principaux des philosophes prsocratiques, qui nous sont parvenus si clairsems; mais nous les rencontrons trs peu partir deux. Ainsi, les doctrines d'Anaxagore sur le [lesprit] et le [lments homognes des choses]; celle dEmpdocle sur le [lamour et la haine], et les 16. 17 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i equatre lments ; celle de Dmocrite et de Leucippe sur les atomes et les [doubles] ; celle dHraclite sur lcoulement continuel des choses; celle des lates, expose plus haut; celle des pythagoriciens sur les nombres, la mtempsycose, etc. Il se peut bien que ceci ait t la somme de toute leur philosophie; car nous trouvons aussi dans les uvres des modernes, Descartes, Spinoza, Leibnitz et mme Kant, les quelques principes fondamentaux de leur doctrine rpts un nombre incalculable de fois, de sorte que tous ces philosophes semblent avoir adopt la formule dEmpdocle, qui peut bien avoir t amateur, lui aussi, du signe de la rptition : [ce qui est bon peut tre dit deux fois, et mme trois] (Voir Sturz, Empedocles A grigentinus, p. 504). Les deux dogmes dAnaxagore sont dailleurs en liaison intime. [tout est dans tout], notamment, est une dsignation symbolique du dogme de lhomoiomeroi. Dans la masse chaotique primitive, consquemment, les partes similares (au sens physiologique) de toutes choses existaient au complet. Pour les diffrencier et les combiner en choses spcifiquement distinctes (partes dissimilares), pour leur donner arrangement et forme, il fallut, un qui, par une slection des parties constitutives, ramena la confusion lordre; car le chaos contenait le mlange le plus complet de toutes les substances (Scholia in Aristotelem, p. 337). Cependant le navait pas port cette premire sparation sa perfection complte, et, pour cette raison, chaque chose continuait renfermer les parties constitutives de toutes les autres, bien qu un moindre degr : tout est bien sr ml tout. (Ibid.). Empdocle, dautre part, au lieu d'homoiomeroi sans nombre, avait seulement quatre lments, d'o les choses devaient procder comme produits, et non, ainsi que chez Anaxagore, comme dduits. Le rle de ngation et de slection, cest--dire dorganisation du , est, suivant lui, jou par le , lamour et la haine. Ces deux-ci valent beaucoup mieux. Car ici ce nest pas lintellect ( ), mais la volont ( ), qui prend le gouvernement des choses, et les substances varies ne sont pas, comme chez Anaxagore, de simples dduits, mais de rels produits. Tandis quAnaxagore les fait raliser par 17. 18 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eune intelligence slective, Empdocle croit un instinct aveugle, cest-dire une volont dpourvue de connaissance. Empdocle est dailleurs un homme complet, et son a pour base un profond et vritable aperu. Mme dans la nature inorganique nous voyons les lments se rechercher ou se fuir, sunir ou se sparer, suivant les lois de laffinit lective. Mais ceux qui montrent la plus forte disposition sunir chimiquement, ce qui ne peut s'effectuer qu ltat de fluidit, prennent une attitude dantagonisme lectrique des plus dcides, quand ils entrent, ltat solide, en contact les uns avec les autres ; tantt ils se sparent en polarits opposes et mutuellement hostiles, tantt ils se recherchent et sembrassent de nouveau. Et questce, je le demande, que cet antagonisme polaire qui apparat dans toute la nature sous les formes les plus diverses, sinon une querelle sans cesse renouvele, que suit toujours la rconciliation ardemment souhaite? Ainsi est partout prsent, et, selon les circonstances, lun ou lautre apparat son tour. Aussi pouvons-nous tre affects immdiatement nous-mmes, dans un sens amical ou hostile, par tout tre humain qui sapproche de nous : cette double disposition existe et attend les circonstances. Seule la prudence nous avertit de nous en tenir au point dindiffrence de l'impartialit, bien quil soit en mme temps le point de conglation. De mme le chien tranger duquel nous nous approchons est immdiatement prt adopter le ton amical ou hostile, et passe aisment des aboiements et des grondements au frtillement de la queue, et vice versa. Ce qui rside au fond de ce phnomne universel du , cest en ralit la grande opposition primitive entre lunit de tous les tres, daprs leur essence en soi et leur diffrence complte dans le phnomne, qui a pour forme le principium individuationis [principe dindividuation]. Semblablement, Empdocle a reconnu fausse la doctrine des atomes, quil connaissait dj, et enseign au contraire la divisibilit infinie des corps, comme nous le dit Lucrce (De natur rerum, livre I, vers 747 et suiv). Ce qui mrite le plus dattention, dans les doctrines dEmpdocle, cest son pessimisme dcid. Il a pleinement reconnu la misre de notre existence, et le monde est pour lui, aussi bien que pour les vrais chrtiens, une valle de larmes, A . II le compare, comme le 18. 19 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i efera plus tard Platon une caverne sombre dans laquelle nous sommes enferms. Dans notre existence terrestre il voit un tat dexil et de misre, et le corps est la prison de lme. Ces mes se sont trouves un jour dans un tat infiniment heureux, et sont tombes, par leur propre faute et leurs pchs, dans leur misre actuelle, o elles s'enlisent de plus en plus, et sont enveloppes dans le cercle de la mtempsycose; tandis que, au contraire, par la vertu et la puret morale, dont fait aussi partie labstinence de la chair des animaux, et par la renonciation aux jouissances et aux dsirs terrestres, elles peuvent reconqurir leur situation antrieure. Ainsi la mme sagesse primitive qui constitue lide fondamentale du brahmanisme et du bouddhisme, et mme du vrai christianisme (par lequel il ne faut pas entendre le rationalisme optimiste judo-protestant), a t aussi rvle par cet ancien Grec, qui complte le consensus gentium sur ce point. QuEmpdocle, que les anciens regardent dordinaire comme un pythagoricien, ait reu cette vue de Pythagore, cela est vraisemblable; dautant plus quelle est partage au fond par Platon, qui tait galement sous linfluence de ce philosophe. Empdocle se range de la faon la plus dcide la doctrine de la mtempsycose, qui est lie cette vue sur le monde. Les passages des anciens qui attestent, avec ses propres vers, cette conception dEmpdocle, ont t runis avec beaucoup do soin par Sturz, Empedocles Agrigentinus, dj cit, pp. 448-458. Lopinion que le corps est une prison, la vie un tat de souffrance et de purification, dont nous dlivre la mort, si nous sommes exempts de la migration de lme, est partage par les gyptiens, les pythagoriciens et Empdocle, en mme temps que par les Indous et les bouddhistes. A lexception de la mtempsycose, elle est contenue aussi dans le christianisme. Diodore de Sicile et Cicron confirment cette vue des anciens. (Voir Wernsdorf, De metempsychosi veterum, p. 31, et Cicron, Fragmenta, dit. de DeuxPonts, pp. 299, 316, 319). Cicron nindique pas, dans ces passages, quelle cole philosophique ils appartiennent ; mais ils semblent tre des restes de la sagesse pythagoricienne. Dans les autres doctrines de ces philosophes prsocratiques, il y a aussi beaucoup de choses vraies, dont je veux mettre quelques-unes en relief. 19. 20 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eSelon la cosmogonie de Kant et de Laplace, qui a reu, grce aux observations dHerschel, une confirmation posteriori que lord Rosse sefforce en ce moment de rendre douteuse, laide de son rflecteur gant, pour la consolation du clerg anglais, le systme plantaire se forme par la condensation de brouillards lumineux qui se coagulent lentement et ensuite tournent en cercle; et cette thorie, aprs des milliers dannes, justifie ainsi Anaximne, qui dclarait que lair et la vapeur sont les lments fondamentaux de toutes choses. (Scholia in Aristotelem, p. 514). En mme temps, les vues dEmpdocle et de Dmocrite reoivent confirmation, car ils expliquaient dj, comme Laplace, lorigine et lexistence du monde par un tourbillon (Aristote, Opra, dit. de Berlin, p. 295, et Scholia, p 351), ide quAristophane raille comme un blasphme (Nubes, vers 820); juste comme la thorie de Laplace provoque aujourdhui les railleries des prtres anglais, qui craignent pour leurs bnfices, ainsi que cest leur cas chaque fois qu'une vrit nouvelle apparat. Notre stchiomtrie chimique mme nous ramne jusqu un certain point la philosophie pythagoricienne des nombre : Les proprits et les proportions des nombres sont la base des proprits et des proportions des choses, comme par exemple le double, quatre tiers, un et demi . (Scholia in Aristotelem, pp. 543 et 829). On sait que les pythagoriciens ont t les inventeur du systme de Copernic; ce systme tait mme connu de celui-ci qui a tir directement son ide fondamentale du passage souvent cit sur Hicetas, dans les Quaestionnes academicaen (livre II, chap. XXXIX) de Cicron, et sur Philolaos, dans Plutarque, De placitis philosophorum (livre III. chap. XIII). Cette cognition importante fut rejete plus tard par Aristote, qui y substitua ses balivernes, dont il sera question plus loin. (Comparer Le monde comme volont et comme reprsentation, 2e dit., t. Il, p. 342, et 3 dit, t. II. p. 390). Mme les dcouvertes de Fourier et de Cordier sur la chaleur l'intrieur de la terre confirment la doctrine des anciens : Les pythagoriciens disaient que lon peut trouver un feu actif au milieu et au centre de la terre, qui lui donne chaleur et vie (Scholia in Aristotelem, p. 504). Et si, en consquence de ces dcouvertes, lcorce terrestre est regarde aujourdhui comme une couche mince entre deux mdiums (atmosphre et mtaux et mtallodes chauds en fusion), dont le contact doit occasionner une conflagration qui anantira cette corce, 20. 21 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i ecela confirme lopinion, partage par tous les anciens philosophes et aussi par les Indous (Lettres difiantes, dit. de 1819, t. VII, p. 114), que le monde sera finalement consum par le feu. Il est intressant aussi de faire remarquer que, comme nous lapprend Aristote (Metaphysica, I, 5, p. 986), les pythagoriciens ont conu, sous le nom de [dix principes], le yin et yang des Chinois. Que la mtaphysique de la musique, telle que je lai explique dans mon uvre principale (t. I, 52, et t. II, chap. XXXIX), puisse tre regarde comme un expos de la philosophie pythagoricienne des nombres, cest ce que jai indiqu l brivement. Je veux ici my arrter davantage, prsupposant, en mme temps, que le lecteur a conserv le souvenir des passages en question. Conformment donc ce qui a t dit, la mlodie exprime tous les mouvements de la volont telle quelle se manifeste dans la conscience humaine, cest--dire tous les affects, sentiments, etc., tandis que lharmonie, au contraire, indique la graduation de lobjectivation de la volont dans le reste de la nature. La musique est, en ce sens, une seconde ralit, qui marche tout fait paralllement avec la premire, tout en tant dune nature et dun caractre fort diffrents ; elle a donc une complte analogie avec elle, mais aucune similitude. La musique nexiste dailleurs, comme telle, que dans un nerfs auditifs et notre cerveau ; en dehors de ceux-ci, ou en soi (au sens de Locke), elle consiste en simples rapports de nombres : directement, au point de vue de la quantit, en cadence, et ensuite, au point de vue de la qualit, dans les degrs de la gamme, qui reposent sur les rapports arithmtiques des vibrations; en un mot, numrique dans son lment rythmique, elle lest aussi dans son lment harmonique. Lessence entire du monde, aussi bien comme microcosme que comme macrocosme, peut donc tre exprime par de purs rapports de nombres, et est rductible ceux-ci en une certaine mesure. En ce sens, Pythagore avait raison de placer dans les nombres la vritable essence des choses. Mais que sont les nombres ? Des rapports de succession dont la possibilit est base sur le temps. 21. 22 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eLorsquon lit ce qui est dit, dans les Scholia in Aristotelem (p. 829), sur la philosophie pythagoricienne des nombres, on peut tre induit a supposer que lusage du mot [logos] dans lintroduction de lvangile attribu Jean, usage si trange et si mystrieux, et touchant l'absurde, de mme que les passages antrieurs et analogue de celui-ci dans Philon, ont, celui-l et ceux-ci, leur origine dans la philosophie pythagoricienne des nombres daprs la signification du mot au sens arithmtique, comme rapport numrique, ratio numerica. Une relation semblable constitue, daprs les pythagoriciens, l'essence intime et indestructible de chaque tre, c'est- dire son principe premier et originel, ; de sorte quon pourrait dire de chaque chose : au commencement tait le Verbe . Il faut noter aussi quAristote dit : les motions sont des relations numriques matrielles , puis : car la relation numrique constitue la forme de la chose . (De anima, I, 1). Cela rappelle le [raison sminale] des stociens, auquel je reviendrai bientt. D'aprs Jamblique, qui nous a laiss une biographie de Pythagore, celuici avait reu son ducation surtout en gypte, o il avait sjourn de sa vingt-deuxime sa cinquante-sixime anne, et ses matres avaient t les prtres. De retour dans sa patrie, il avait conu le projet de fonder une sorte dtat sacerdotal, limitation des hirarchies gyptiennes, avec les modifications ncessaires chez les Grecs, bien entendu; et sil ny russit pas dans sa patrie, Samos, il y parvint en une certaine mesure Crotone. Or, comme la culture et la religion gyptiennes provenaient sans aucun doute de lInde, ainsi que le prouvent la saintet de la vache et cent autres choses (Hrodote, Histoire, II, 41), cela expliquerait la prescription de Pythagore relative labstinence de la viande des animaux, notamment la dfense de tuer des bufs (Jamblique, Vita Pythagor, chap. VIII, 150), et aussi les recommandations de bont envers tous les animaux; de mme, sa doctrine de la mtempsycose, ses vtements blancs, ses ternelles et mystrieuses cachotteries, qui donnrent naissance aux discours symboliques et stendirent jusquaux thormes mathmatiques; ensuite, la fondation dune sorte de caste sacerdotale avec discipline svre et crmonial imposant, le culte du soleil et tout le reste. Cest aussi des gyptiens quil tenait ses notions astronomiques les plus importantes. Voil pourquoi la priorit de la doctrine de linclinaison de lcliptique lui fut conteste par nopide, qui avait t avec lui en 22. 23 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i egypte. (Voir ce sujet la conclusion du chap. XXIV du livre I des Eclog de Stobe, avec une note de Heeren daprs Diodore de Sicile.) Dailleurs, si lon examine les notions astronomiques lmentaires de tous les philosophes grecs rassembles par Stobe (spcialement livre I, chap. XV et suiv.), on trouve quils ont produit le plus souvent des absurdits, la seule exception des pythagoriciens, qui, en rgle gnrale, sont trs exacts. Que cela ne vienne pas deux-mmes, mais de lgypte, ce n'est pas douteux. La prohibition bien connue de Pythagore au sujet des fves est dorigine gyptienne pure et uniquement une superstition venue de l, puisque Hrodote (II, 37) relate quen gypte la fve est considre comme impure et est abhorre, au point que les prtres ni peuvent pas mme supporter sa vue. Que la doctrine de Pythagore ait t dailleurs un panthisme dcid, cest ce dont tmoigne aussi nettement que brivement une sentence pythagoricienne qui nous a t conserve par Clment dAlexandrie, dans sa Cohortatio ad gentes, et dont le dialecte dorique nous garantit lauthenticit; la voici : Cependant, nous ne pouvons passer sous silence les disciples de Pythagore lorsquils dclarent : Dieu est un, mais comme certains limaginent, il nest point en dehors de lunivers : il est lintrieur. Il est la sphre entire, souverain de toute origine, rpandu en toutes choses. Il existe ternellement, il est le matre de toutes ses forces et de toutes ses uvres, lumire au sein des paradis, pre de lunivers, esprit et inspiration de lordre entire du monde et du mouvement de lunivers (Voir Clment dAlexandrie, Opera, t. I, p. 118, dans les Sanctorum Patrum Opera polemica, t. IV, Warzbourg, 1778.) Il est bon, notamment, de se convaincre en toute occasion que thisme et judasme sont, proprement parler, des termes quivalents. Selon Apule, Pythagore serait mme all jusquaux Indes et aurait t instruit par les brahmanes eux-mmes (Florida, dit. de Deux-Ponts, p. 130). Je crois en consquence que la sagesse et la science assurment considrables de Pythagore consistaient moins en ce qu'il avait pens quen ce quil avait appris; en un mot, quelles lui taient plutt trangres que personnelles. Cela est confirm par une assertion dHraclite son sujet (Diogne Laerce, livre VIII, chap. I, 5). Autrement, il les aurait couches par crit, pour sauver ses ides de la 23. 24 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i edestruction ; tandis que ce quil avait appris du dehors restait sain et sauf sa source. 24. 25 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eSECTION III : SOCRATELa sagesse de Socrate est un article de foi philosophique. Que le Socrate de Platon soit un personnage idal, par consquent potique, qui exprime les ides de ce philosophe, cela est vident ; mais, dans le Socrate de Xnophon, par contre, on ne trouve pas beaucoup de sagesse. Selon Lucien (Philopseuds, 24), Socrate avait un gros ventre, ce qui nappartient pas prcisment aux signes du gnie. Le mme doute plane dailleurs sur les hautes facults intellectuelles de tous ceux qui nont pas crit, y compris Pythagore. Un grand esprit doit reconnatre graduellement sa vocation et sa situation vis--vis de lhumanit, et arriver consquemment la conviction quil ne fait pas partie du troupeau, mais des bergers, cest--dire des ducateurs de la race humaine. Alors simpose lui le devoir de ne pas limiter son action immdiate et certaine au petit nombre dhommes que le hasard rapproche de lui, mais de ltendre l'humanit, afin qu'elle puisse y atteindre les exceptions, les meilleurs, les lus. Or, lunique organe par lequel on sadresse lhumanit, cest lcriture ; on ne parle verbalement qu' un nombre restreint dindividus; par suite, ce qui est dit ainsi demeure, par rapport la race humaine, une affaire prive. Car lesdits individus sont le plus souvent un mauvais sol pour la noble moisson ; ou bien elle ny pousse pas du tout, ou bien ses produits dgnrent rapidement; la moisson doit donc tre prserve. Or, ceci s'effectue non par la tradition, qui est falsifie chaque pas, mais uniquement par lcriture, cette seule conservatrice fidle des ides. Ajoutez cela que chaque esprit qui pense profondment prouve le besoin ncessaire, pour sa propre satisfaction, de retenir ses penses et de les ramener la plus grande clart et nettet possibles, c'est--dire les incarner dans des mots. Mais ceci nest obtenu parfaitement que par l'criture. La parole crite est en effet essentiellement toute diffrente du la parole verbale, car elle seule permet la plus haute prcision et concision, la brivet par excellence, ce qui fait delle le pur [double] de la pense. Ce serait donc une ide bien extravagante de la part dun penseur, de ne pas utiliser la plus importante invention de lespce humaine. Pour cette raison, il mest difficile de croire lintelligence vraiment tendue de ceux 25. 26 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i equi n'ont pas crit. Je suis plutt dispos les tenir pour des hros surtout pratiques, qui oui plus agi par leur caractre que par leur cerveau. Les sublimes auteurs de lUpanishad des Vdas ont crit. Quant la Sanhita du mme livre, qui se compose uniquement de prires, il se peut quau dbut elle nait t propage que verbalement. Entre Socrate et Kant existent bon nombre de ressemblance. Tous deux rejettent tout dogmatisme, tous deux professent une complte ignorance en matire de mtaphysique, et font leur trait distinctif de la conscience claire de cette ignorance. Tous deux, affirment que le pratique, ce que lhomme doit faire et ce quil doit omettre, est, dautre part, absolument certain de lui-mme, sans autre fondement thorique. Tous deux ont eu cette destine, que leurs successeurs immdiats et disciples dclars se sont spars deux prcisment sur ces principes, et, laborant une mtaphysique, ont tabli des systmes absolument dogmatiques ; et enfin que ces systmes, trs diffrents les uns des autres, saccordaient tous sur un point, savoir quils procdaient des doctrines de Socrate ou de Kant. Comme je suis moi-mme un kantien, je veux indiquer ici en un mot mes affinits avec lui. Kant enseigne que nous ne pouvons rien savoir en dehors de lexprience et de sa possibilit. Je concde cela, mais en soutenant que lexprience mme, dans sa totalit, est susceptible dune explication, et jai tent de donner celle-ci, en la dchiffrant comme une criture, et non, lexemple de tous les philosophes prcdents, en entreprenant de la dpasser au moyen de ses pures formes, mthode dont Kant a dmontr lillgitimit. Lavantage de la mthode socratique, telle quelle nous apparat chez Platon, consiste en ce quon admet sparment, de la part de linterlocuteur ou de ladversaire, avant que celui-ci en ait aperu les consquences, les motifs des principes quon se propose de dmontrer; tandis quau contraire, si l'expos tait didactique et le discours continu, il aurait occasion de reconnatre bien vite les consquences et les motifs comme tels, et il ne manquerait pas de les attaquer, sils ne lui plaisaient pas. En attendant, parmi les choses que Platon voudrait nous faire croire, il y a ceci : cest que, par l'application de cette mthode, les sophistes et autres fous se seraient laiss en toute innocence prouver par Socrate quil sagissait deux-mmes. Cela nest pas probable. On peut plutt croire 26. 27 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eque, au dernier quart de la route, ou bien ds quils remarquaient o les choses allaient en venir, ils gtaient, par la dngation de ce qui avait t dit, par des malentendus intentionnels, par des artifices et des chicanes auxquels recourt instinctivement la dloyaut ergoteuse, le jeu artificiel de Socrate et trouaient son filet; ou encore ils devenaient si grossiers et si agressifs, que celui-ci devait trouver sage de sauver sa peau temps. Pourquoi en effet les sophistes, eux aussi, nauraient-ils pas connu la mthode par laquelle chacun peut se rendre lgal de chacun, et mme combler pour un moment la plus grande ingalit intellectuelle, linsulte ? Les natures basses prouvent un penchant instinctif pour celleci, ds quelles commencent souponner une supriorit de lintelligence. 27. 28 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eSECTION : IV PLATONChez Platon dj, nous trouvons lorigine dune certaine fausse dianologie expose dans un dessein mtaphysique secret, savoir une psychologie rationnelle et une doctrine de limmortalit, qui sy rattache. Cette fausse dianologie a fait preuve dune trs puissante vitalit, puisqu'elle a travers toute la philosophie ancienne, mdivale et moderne, jusqu ce que Kant, le destructeur universel, lui crast enfin la tte. La doctrine vise ici est le rationalisme de la thorie de la connaissance, avec son aboutissement mtaphysique. On peut la rsumer brivement ainsi : ce qui connat en nous est une substance immatrielle foncirement distincte du corps, nomme me; le corps, au contraire, est un obstacle la connaissance. En consquence, toute connaissance transmise par les sens est trompeuse ; la seule vraie, exacte et certaine, est celle qui est affranchie et loigne de toute sensibilit (cest--dire de toute perception), en dautres termes, pense pure, la mise en uvre des notions abstraites seules. Cest ce que lme accomplit par ses propres moyens. Elle oprera donc le mieux lorsquelle sera spare du corps, cest--dire aprs notre mort. De telle sorte que la dianologio sassocie la psychologie rationnelle, au bnfice de sa doctrine de limmortalit. Cette doctrine, que je viens de rsumer, se trouve expose au long et nettement dans le Phdon, chap. X. Elle a un caractre un peu diffrent dans le Time, daprs lequel Sextus Empiricus la rapporte en ces termes prcis et clairs : Une opinion ancienne a la faveur des philosophes naturels, selon laquelle lhomogne est connaissable par lhomogne. Et plus loin : Dans le Time, Platon utilise cette mthode pour dmontrer la nature incorporelle de lme. Car, dit-il, le visage est adapt la lumire parce quil est susceptible de lumire, laudition est de condition arienne puisquelle peroit la commotion de lair, cest-dire le son, comme lodeur, qui peroit les fumes et les vapeurs, est configure en rapport avec ces vnements, ainsi que le got, pareillement adapt, puisquil peroit les jus ; par suite, lme doit ncessairement tre dessence incorporelle puisquelle connait des ides incorporelles, comme par exemple celles comprises dans les nombres, et 28. 29 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i ecelles que lon peut dcouvrir dans la forme des corps. (Adversus mathematicos, VII, 116 et 119). Aristote lui-mme admet cette argumentation, du moins comme hypothse, dans son trait De anima (livre I, chap., 1), o il dit que l'existence spare de lme serait tablie par l, si cette dernire saccroissait dune manifestation quelconque laquelle le corps naurait aucune part; et cette manifestation semble devoir tre avant tout la pense. Mais si mme celle-ci nest pas possible sans intuition ni imagination, elle ne peut non plus exister sans le corps (Lintellection semble minemment propre lme ; mais si cette activit est elle-mme un acte de limagination ou ne peut sexercer sans le concours de limagination, elle ne pourra, elle non plus, saccomplir indpendamment du corps, De anima, I, 1). Cependant Aristote nadmet pas mme la condition indique plus haut, cest--dire la prmisse de largumentation, puisquil enseigne ce quon a formul plus tard dans la proposition : nihil est in intollectu, quod non prius fuerit in sensibus (Voir ce sujet le De anima, III, 8). Il vit donc dj que tout ce qui est purement et abstraitement pens a emprunt toute sa matire et tout son contenu ce qui est peru. Cela a troubl les scolastiques. Aussi s'effora-t-on de prouver, ds le moyen ge, quil y a de pure connaissances de raison, cest--dire des ides sans rapport avec une image quelconque, en un mot un penser qui tire toute sa matire de lui-mme. Les efforts et les controverses sur ce point se trouvent runis dans le livre De immortalitate animi, de Pomponace, qui leur emprunte son principal argument. Pour rpondre aux exigences indiques, les universalia et les connaissances a priori, conus comme tern veritates, devaient tre mis en uvre. Quel dveloppement fut apport cette matire par Descartes et son cole, cest ce que jai dj expos dans la longue remarque ajoute au paragraphe 6 de mon Mmoire couronn sur Le fondement de la morale, o jai rapport aussi le texte original intressant du cartsien De la Forge7. Ce sont en effet les disciples dun philosophe qui, en rgle gnrale, expriment le plus clairement lesLouis de la Forge, medecin du XVIIe sicle, exera on art Saumur. Ami de Descartes, il interprta habilement les doctrinces de celui-ci, dans son Trait de lme humaine, de ses facults, de ses fonctions et de son union avec le corps, Paris, 1664. 7 29. 30 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i efausses doctrines de celui-ci ; car ils n'ont aucune raison, comme cest le cas du matre, pour laisser le pus possible dans lombre les cts de son systme qui pourraient trahir sa faiblesse, vu quils ny voient pas encore malice. Mais Spinoza opposa tout le dualisme cartsien sa doctrine : substantia cogitans et substantia extensa una cademque est substantia, que jam sub hoc, jam sub illo attributo comprehenditur [la substance pensante et substance tendue sont une mme et seule substance, conue tantt sous un attribut, tantt sous un autre], et montra par l sa grande supriorit. Leibnitz, dautre part, resta gentiment dans le sentier de Descartes et de lorthodoxie. Mais cela provoqua aussitt leffort, si salutaire la philosophie, de l'excellent Locke, qui finit par se plonger dans linvestigation de l'origine des concepts, et fit de ce principe : no innate ideas [pas dides innes], soigneusement expos, la base de son systme. Les Franais, lusage desquels Condillac adapta ledit systme, tout en partant du mme principe, ne tardrent pas aller trop loin, en affirmant que penser, c'est sentir. Prise au pied de la lettre, cette proposition est fausse ; mais elle est vraie en ce sens que chaque penser prsuppose, dune part, le sentiment comme ingrdient de la perception qui lui fournit sa matire, et, dautre part, est conditionn, aussi bien que le sentiment, par des organes corporels. De mme que celui-ci lest par les nerfs sensitifs, celui-l lest par le cerveau, et tous deux sont de lactivit nerveuse. Lcole franaise elle-mme sattacha toutefois solidement ce principe non pour lui-mme, mais dans un dessein mtaphysique, et, dans l'espce, matrialiste, absolument comme les opposants platoniciens, cartsiens et leibnitziens, s'taient attachs au principe faux que l'unique connaissance exacte des choses consiste dans le penser pur, cest--dire avec un dessein mtaphysique, en vue de prouver ainsi limmortalit de l'me. Kant seul nous ramne de ces deux voies fausses la vrit, et apaise une querelle dans laquelle les deux parties, vrai dire, nagissent pas loyalement; toutes deux professent la dianologie, mais elles sont proccupes de la mtaphysique, et, pour cette raison, falsifient la dianologie. Kant dit : certainement il y a une pure connaissance de raison, cest--dire des connaissances a priori antrieures toute exprience, et consquemment aussi un penser qui nest pas redevable de sa matire une connaissance quelconque transmise par les sens; mais prcisment cette connaissance a priori, 30. 31 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i equoique non tire de lexprience, na de valeur et de validit que par rapport lexprience; car elle nest autre chose que la constatation de notre propre appareil de connaissance et de son organisation (fonction crbrale), ou, selon lexpression de Kant, la forme de la conscience connaissante elle-mme, qui reoit tout dabord sa matire de la connaissance empirique laquelle elle est lie par limpression sensitive, et sans laquelle elle est vide et inutile. Voil pourquoi sa philosophie se nomme la critique de la raison pure. Sous elle succombe toute cette psychologie mtaphysique, et avec elle toute la pure activit de lme platonicienne. Car nous voyons que la connaissance, sans la perception, transmise par le corps, na pas de matire, et que par consquent le sujet connaissant, comme tel, sans la prsupposition du corps, nest quune forme vide, pour ne pas ajouter que chaque penser est une fonction physiologique du cerveau, comme la digestion en est une de lestomac. Si donc la recommandation faite par Platon disoler la connaissance et de la maintenir pure de toute communaut avec le corps, les sens et la perception, apparait contraire au but, absurde, et, pour tout dire, impossible, nous pouvons cependant regarder ma doctrine, daprs laquelle seule la connaissance intuitive maintenue pure de toute communaut avec la volont atteint la plus haute objectivit, et par l la perfection, comme lanalogie justifie de celle-ci. Je renvoie ce sujet au livre III de mon uvre principale. 31. 32 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eSECTION V : ARISTOTELe caractre principal dAristote peut tre dfini ainsi : la plus grande perspicacit unie la circonspection au don d'observation, la diversit et au manque de profondeur. Sa conception du monde est plate, quoique ingnieusement labore. La profondeur trouve sa matire en nousmmes; la perspicacit doit recevoir celle-ci du dehors, pour avoir des donnes. Mais, cette poque-l les donnes empiriques taient en partie pauvres, en partie fausses. Pour cette raison, ltude d'Aristote est aujourdhui assez peu profitable, tandis que celle de Platon lest reste au plus haut degr. Ce manque de profondeur relev chez Aristote apparat naturellement de la faon la plus visible dans sa Mtaphysique, o la simple perspicacit ne suffit pas, comme ailleurs; cest donc en cette matire quil est le moins satisfaisant. Sa Mtaphysique est en majeure partie une conversation sur les systmes de ses prdcesseurs, qu'il critique et, rfute de son point de vue, le plus souvent d'aprs des assertions isoles, sans entrer dans leur sens, et un peu comme quelquun qui brise les fentres du dehors, il propose peu de dogmes personnels, pour ne pas dire un seul, du moins cohrents. Si nous sommes redevables sa polmique dune grande partie de nos connaissances sur la philosophie ancienne, cest un service accidentel. Il est surtout hostile Platon l o celui-ci a entirement raison. Les Ides de Platon reviennent sans cesse dans sa bouche comme une chose quil ne peut digrer; il est dcid ne pas les accepter. La perspicacit suffit dans les sciences exprimentales; aussi la tendance dAristote estelle minemment empirique. Mais aujourd'hui que, depuis ce temps-l, lempirisme a fait de tels progrs quil est lgard de cette poque ce quest l'ge adulte par rapport lenfance, les sciences en question ne peuvent gure gagner directement son tude, elles ne le peuvent quindirectement, par la mthode et le ct scientifique qui le caractrisent et quil a imports dans le monde. En zoologie, cependant, il est de nos jours encore dune utilit directe, au moins dans les dtails. Sa tendance empirique le porte dailleurs toujours se disperser; il abandonne si aisment et si frquemment le fil de lide laquelle il sest 32. 33 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eattach, quil est presque incapable de le suivre dans toute son tendue et jusquau bout ; or, cest prcisment en cela que consiste le penser profond. Au contraire, il soulve continuellement des problmes, qu'il ne contente deffleurer, et passe immdiatement autre chose sans les avoir rsolus, ni mme seulement discuts fond. Son lecteur se dit souvent : maintenant nous y voil ; mais nous ny sommes pas ; et alors il semble, quand il a abord un problme et la poursuivi un instant, que la vrit plane sur ses lvres; mais tout coup il aborde un autre sujet et nous laisse dans le doute. Il ne peut sarrter rien et passe du sujet quil vient d'aborder un autre qui se prsente linstant mme lui, comme un enfant qui laisse tomber le jouet quil tient, pour en saisir un autre quil aperoit. Cest l le ct faible de son esprit ; cest la vivacit de la superficialit. Cela explique pourquoi le mode dexpos dAristote, qui tait un cerveau vigonreusement systmatique, puisque cest lui quon doit la sparation et la classification des sciences, manque totalement dagencement systmatique, et que nous ny trouvons pas de progrs mthodique, cest--dire, la sparation du dissemblable et le groupement du semblable. Il traite les choses comme elles se prsentent son esprit, sans y avoir rflchi au pralable et sans stre trac leur sujet un plan net. Il pense la plume la main, ce qui est un grand allgement pour lcrivain, mais un grand mal pour le lecteur. De l le manque de plan et linsuffisance de son expos; de l ses rptitions innombrables, parce que des ides trangres son sujet lui ont pass par la tte ; de l vient quil ne peut sarrter sur un point, et discourt perte de vue ; quil conduit par le nez, comme nous lavons dit plus haut, le lecteur anxieux, de la solution des problmes soulevs; quaprs avoir consacr plusieurs pages une question, il reprend tout coup son investigation partir du commencement, avec par consquent, ce sujet revenons notre point de dpart, et cela six fois dans un seul trait ; de l vient que cette pigraphe: Quid feret hic tento dignum promissor hiatu? [A quelle matire dimportance peut-on sattendre en le voyant ouvrir la bouche ?] sapplique tant dexordes de ses livres et de ses chapitres; et, pour tout dire, quil est si souvent confus et insuffisant. Par exception, il est vrai, il sest comport diffremment, comme dans les trois livres de sa Rhtorique, qui sont un modle de mthode scientifique et prsentent 33. 34 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eune symtrie architectonique qui peut bien avoir t le prototype de celle de Kant. Loppos radical d'Aristote, aussi bien pour la manire de penser que pour celle dexposer sa pense, cest Platon. Celui-ci maintient comme avec une main de fer son ide conductrice, en suit le fil, si tnu soit-il, dans toutes ses ramifications, travers les labyrinthes des plus longs dialogues, et le retrouve aprs tous les pisodes. On voit quil a mrement et pleinement rflchi sur son sujet, avant de se mettre crire, et ordonn artistement sa faon de le prsenter. Aussi chaque Dialogue estil une uvre dart voulue, dont toutes les parties ont un rapport bien calcul, quoique souvent cach un instant dessein, et dont les frquents pisodes ramnent souvent deux-mmes et dune faon inattendue lide principale, dsormais mise en lumire par eux. Platon a toujours su, au sens complet du mot, ce qu'il voulait et entendait faire; habituellement il namne pas les problmes jusqu leur solution dfinitive, mais se contente de les discuter fond. Il ne faut donc pas nous tonner si, comme on le raconte (voir surtout lien, Variae Histori, III, 19, IV, 9, etc.), la bonne harmonie personnelle tait bien loin de rgner entre Platon et Aristote ; le premier parlait aussi et l avec peu destime du second, dont les digressions, linconsistance et les sauts et bonds, mme associs sa polymathie, lui sont des plus antipathiques. La posie de Schiller, Largeur et Profondeur (Briete und Tiefe), peut aussi sappliquer lopposition entre Aristote et Platon8. En dpit de cette tendance desprit empirique, Aristote ntait pas cependant un empirique consquent et mthodique ; aussi devait-il tre renvers et dpossd par Bacon de Verulam, le vrai pre de lempirisme. Pour bien comprendre en quel sens et pourquoi celui-ci est ladversaire et le vainqueur dAristote et de sa mthode, on na qu lire les livres de ce Voici la traduction de cette courte pice de vers, qui date de 1797 : Beaucoup da gens brillent dans le monde; ils savent parler de tout, et pour trouver ce qui plat et charme, on n'a qu' les interroger. On croirait, tant ils ont le verbe haut, qu'ils ont vraiment conquis la marie. Et cependant ils sortent du monde sans nul bruit ; leur vie a t perdue. Qui veut produire quelque chose d'excellent, enfanter quelque grande uvre, doit rassembler silencieusement, sans se lasser, la plus haute force, sur le plus petit point. Le tronc s'lve dans les airs, avec ses branches richement clatantes; les feuilles brillent et exhalent leur parfum ; mais elles ne peuvent produire de fruits. Le noyau seul recle dans un troit espace lorgueil de la fort: larbre. 8 34. 35 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i edernier De generatione et corruptione. On y trouve un fidle raisonnemment a priori sur la nature, qui cherche comprendre et expliquer ses procds par de pures notions; un exemple particulirement mauvais est fourni au livre II, chap. IV, o nous voyons une chimie construite a priori. Bacon, au contraire, afficha le dessein de faire de l'exprience intuitive, et non de labstraction, la source de la connaissance de la nature. Le brillant rsultat de cette conception est la haute situation actuelle des sciences naturelles, qui nous fait envisager avec un sourire de piti ces misres aristotliciennes. Sous ce rapport, il est vraiment remarquable que les livres susmentionns dAristote nous rvlent trs nettement mme lorigine de la scolastique ; on y rencontre dj la mthode vtilleuse et le verbiage de celle-ci. Pour la mme raison, les livres De clo sont, aussi trs utiles et dignes dtre lus. Les premiers chapitres sont mme un bon exemple de la mthode qui consiste reconnatre et dterminer l'essence de la nature daprs de pures notions, et linsuccs est, ici vident. Il nous est dmontr, au chapitre VIII, par de pures notions et locis communibus, quil ny a pas plusieurs mondes, et, au chapitre XII, on trouve une spculation analogue sur la course des toiles. Cest un raisonnement logique d'aprs de fausses notions, une dialectique de la nature toute spciale qui entreprend de dcider a priori, en partant de certains axiomes universels prtendant exprimer ce qui est raisonnable et sant, ce quest la nature et comment elle doit agir. En voyant une intelligence si grande et mme stupfiante, malgr tout ce quon a pu dire, si profondment enfonce dans de pareilles erreurs, qui taient encore en vogue il y a quelques sicles peine, nous comprenons bien vite combien lhumanit est redevable Copernic, Kepler, Galile, Bacon, Robert Hook et Newton. Dans les chapitres VII et VIII du livre II, Aristote nous expose tout son agencement absurde du ciel : les toiles sont solidement fixes sur le globe creux qui tournoie, le soleil et les plantes sur des globes semblables plus rapprochs; la terre, est-il dit expressment, demeure tranquille. Tout cela pourrait passer, si auparavant il ny avait eu dj mieux; mais quand lui-mme nous prsente, chapitre XIII, les vues trs justes des pythagoriciens sur la forme, la situation et le mouvement de la terre, pour les rejeter, cela est fait pour provoquer notre indignation. Elle s'accrot, quand nous voyons, par sa frquente polmique contre 35. 36 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eEmpdocle, Hraclite et Dmocrite, comment ceux-ci ont eu des vues beaucoup plus exactes de la nature et ont mieux observ celle-ci que le sec bavard que nous avons devant nous. Empdoele avait mme enseign dj une force tangentielle produite par le mouvement de rotation et agissant en opposition la pesanteur (II, 1 et 13, puis les Scholia, p. 491). Bien loin dapprcier ces hypothses leur valeur, Aristote nadmet mme pas les vues exactes de ces anciens sur la vritable signification de haut et de bas, mais ici aussi il se range lopinion vulgaire qui suit lapparence superficielle (IV, 2). Maintenant il faut considrer que ses vues furent adoptes et se rpandirent, cartrent ce qui valait mieux auparavant, et devinrent plus tard la base du systme dHipparque, puis de Ptolme, dont l'humanit a d sembarrasser jusquau commencement du XVIe sicle, au grand profit, dailleurs, des dogmes religieux judo-chrtiens, qui sont incompatibles, au fond, avec le systme de Copernic : comment en effet y aurait-il un Dieu au ciel, si le ciel nexiste pas? Le thisme srieusement compris prsupposa ncessairement la division du monde en ciel et en terre ; sur celle-ci sagitent les hommes, dans celui-l sige le Dieu qui les gouverne. Mais si lastronomie a supprim le ciel, elle a supprim Dieu avec lui; elle a tellement agrandi le monde, quil ne reste plus de place pour Dieu. Quant un tre personnel, comme chaque Dieu doit ncessairement en constituer un, qui nhabiterait aucun lieu, mais serait partout et nulle part, on peut seulement le nommer, mais non limaginer et croire en lui. A mesure donc que lastronomie physique se popularise, le thisme doit disparatre, si fortement qu'il ait t inculqu aux hommes par une prdication incessante et solennelle. Cest ce que lglise catholique a reconnu aussitt, et pour cette raison elle a perscut le systme de Copernic. Aussi est-il puril de stonner, avec de grands cris, des tribulations de Galile : car omnis natura vult esse conservatrix sui [chaque tre de la nature sefforce de se conserver]. Qui sait si la constatation secrte, ou tout au moins le pressentiment de cette congnialit dAristote avec les doctrines de lglise, et du danger dtourn par lui, na pas contribu au respect dmesur dont il a t lobjet au moyen ge ? Qui sait si plus dun homme, stimul par ses assertions sur les anciens systmes astronomiques, n'a pas secrtement pntr ces vrits longtemps avant Copernic qui, aprs beaucoup 36. 37 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i edannes d'hsitation, et avec lintention de se sparer du monde, se hasarda finalement les proclamer ? 37. 38 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eSECTION VI : STOCIENSUne trs belle et profonde notion chez les stociens, celle du [raison sminale], bien quon puisse dsirer son sujet des renseignements plus complets que ceux qui nous sont parvenus (Diogne Laerce, VII, 136; Plutarque, De placitis philosophi, 1, 7; Stobe, Eclog, I, p. 372). Ce qui toutefois est clair, cest quon maintient par l ce qui constitue et maintient, chez les individus successifs dune espce, la forme identique de celle-ci, en passant de lun lautre; par consquent, en quelque sorte la notion de lespce corporifie dans la semence. Le est donc l'lment indestructible dans lindividu, ce qui lunit lespce quil reprsente et maintient. Cest en vertu de lui que la mort, qui anantit lindividu, ne touche pas l'espce, grce laquelle lindividu est toujours prsent, en dpit de la mort. Aussi pourrait-on traduire de la manire suivante les mots : la formule magique qui voque incessamment cette forme mi phnomne. Trs apparente lui est la notion de la forma substantialis chez les scolastiques, par laquelle le principe intrieur de lensemble de toutes les qualits de chaque tre naturel est tabli ; son antithse est la materia prima, la matire pure, sans forme ni qualit. Lme de lhomme est sa forma substantialis. Ce qui distingue les deux notions, cest que le nappartient quaux tres vivants qui se reproduisent, tandis que la forma substantialis appartient aussi aux tres inorganiques. Celle-ci se rfre avant tout lindividu, celui-l lespce; en mme temps, tous deux sont manifestement lis lide platonicienne. On trouve des dveloppements sur la forma substantialis dans Scot Erigne, De divisione naturae, livre III, p. 139, dit. dOxford; dans Giordano Bruno, Della causa, dialogue III, p. 252 et suiv., et, tout an long, dans les Dispitationes metaphysic do Suarez. (XV, sect. 1), ce vritable compendium de toute la sagesse scolaslique, o il faut tudier celle-ci plutt que dans les bavardages sans fin des ineptes professeurs de philosophie allemande, quintessence de la platitude et de lennui. Une source capitale de notre connaissance de lthique stocienne est lexpos trs dvelopp que nous a conserv Stobe (Eclog, livre II, 38. 39 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i echap. VII); on peut se flatter de possder l des extraits le plus souvent textuels de Znon et de Chrysippe. Sils sont exacts, ils ne sont pas de nature nous donner une haute opinion de lesprit de ces philosophes. Cest en effet un expos pdantesque doctrinal dlay linfini et incroyablement vide, plat et inintelligent, de la morale stocienne ; on ny trouve ni vigueur ni vie, nulle pense de valeur, frappante ou fine. Tout y est dduit de pures notions, rien ny est puis dans la ralit et lexprience. Lhumanit y est, en consquence, partage en vertueux et vicieux ; aux premiers est rattache toute chose bonne, aux seconds toute chose mauvaise, ce qui fait tout apparatre noir et blanc, comme une gurite prussienne. Aussi ces plats exercices dcole ne supportent-ils aucunement la comparaison avec les crits de Snque, si nergiques, si ingnieux et si profonds. Les Dissertations dArrien sur la philosophie dpictte composes environ quatre cents ans aprs la naissance du Portique, ne nous donnent pas dinformations dfinitives sur le vritable esprit et les principes spciaux de la morale stocienne ; ce livre est mme peu satisfaisant comme forme et comme contenu. Dabord, en ce qui concerne la forme, on ny trouve aucune trace de mthode, darrangement systmatique, mme de progression rgulire. Dans des chapitres qui se succdent sans ordre ni lien, il est inlassablement rpt quil ne faut prter aucune attention tout ce qui nest pas l'expression de notre propre volont, et que, par consquent, on ne doit pas prter le moindre intrt tout ce qui agite les hommes ; cest lataraxie stocienne. Ce qui nest pas de nous ne serait pas non plus de notre ressort. Mais ce colossal paradoxe nest pas dduit de principes ; la plus trange opinion sur le monde nous est tout simplement impose, sans quune seule raison soit allgue. Au lieu de cela, on trouve des dclamations sans fin en phrases et en tournures dexpressions toujours les mmes. Car les rsultats de ces maximes merveilleuses sont exposs de la manire la plus dtaille et la plus vive, et lon a pu dcrire frquemment comment les stociens font quelque chose de rien. En attendant, tous ceux qui pensent diffremment sont qualifis d'esclaves et de fous. Mais on attend en vain une raison claire et solide lappui de cette trange manire de penser ; cette raison aurait plus deffet que toutes les dclamations et les gros mots de ce livre pais. Tel quil est, 39. 40 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eavec ses descriptions hyperboliques de lgalit dme stocienne, ses pangyriques infatigablement rpts des saints patrons Clanthe, Chrysippe, Znon, Crats, Diogne, Socrate, et ses injures ladresse de tous ceux qui diffrent davis, il constitue une vritable capucinade. Le manque de plan du livre et son dcousu sont dailleurs bien en rapport avec celle-ci. Ce que le titre dun chapitre indique, cest seulement le sujet de son dbut; la premire occasion se produit un cart, et partir de l il est question, suivant le nexus idearmn, de mille et mille objets. Quant au contenu, il est semblable; et mme sans tenir compte que la base lui fait compltement dfaut, il nest en rien vraiment stocien, mais est mlang dun fort lment tranger qui sent sa source christianojuive. La preuve la plus indniable en est le thisme, quon y trouve de toutes parts et qui est aussi le support de sa morale ; le cynique et le stocien agissent ici au nom de Dieu, dont la volont est leur Credo; ils lui sont dvous, esprent, en lui, etc. Le Portique primitif et authentique est tout fait tranger ces choses-l; Dieu et le monde ny font quun, et lon ny sait rien dun Dieu qui pense, veut, commande aux hommes et veille leurs besoins. Non seulement chez Arrien, dailleurs, mais chez la plupart des philosophes paens des premiers sicles chrtiens, nous voyons le thisme juif, destin devenir bientt une croyance populaire sous la forme du christianisme, dj lancer des lueurs, absolument comme aujourdhui apparat peu peu, dans les crits des lettrs, le panthisme acclimat dans lInde, qui est aussi destin pntrer la croyance populaire. Ex oriente lux [La lumire vient de lOrient]. Pour la raison indique, la morale expose ici nest pas non plus purement stocienne. Beaucoup de ses prescriptions sont incompatibles entre elles, et il serait difficile dtablir son sujet des principes fondamentaux communs. Le cynisme, lui aussi, est compltement fauss par la doctrine que le cynique doit tre tel avant tout dans lintrt des autres, pour agir sur eux par son exemple, comme un messager de Dieu, et s'immiscer dans leurs affaires, pour les diriger. De l il est dit : Dans une cit o il ny aurait que des sages, aucun cynique ne serait ncessaire ; de mme, celui-ci doit tre bien portant, vigoureux et propre, pour ne pas repousser les gens. Combien cela est loin de la satisfaction personnelle des vieux cyniques authentiques ! Diogne et Crats, il est 40. 41 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i evrai, ont t les amis et les conseillers de maintes familles, mais cest l un fait secondaire et accidentel, et nullement le dessein du cynisme. Arrien a donc compltement perdu de vue les vraies ides fondamentales du cynisme, aussi bien que celles do lthique stocienne; il ne semble mme pas avoir senti l'utilit de celle-ci. Il prche la renonciation personnelle parce quelle lui plat, et elle lui plat peut-tre uniquement parce quelle est difficile et oppose la nature humaine, tandis que la prdication est facile. Il na pas cherch les raisons de ladite renonciation; aussi croit-on entendre tantt un ascte chrtien, tantt un stocien. Les maximes de tous deux concordent souvent ; mais les principes sur lesquels elles reposent sont tout diffrents. Je renvoie ce sujet mon uvre principale (t. I, 316, et t. II, chap. XVI), o le vritable esprit du cynisme et du Portique est expos fond pour la premire fois. Linconsquence dArrien se prsente mme d'une minire ridicule en ce que, dcrivant un nombre incalculable de fois le stocien parfait, il ne manque jamais de dire : Il ne blme personne, ne se plaint ni des dieux ni des hommes, ne rprimande personne. Or, son livre est peu prs tout entier crit sur un ton de blme, qui souvent va jusqu linjure. Malgr tout cela, on trouve et l dans ce livre des ides authentiquement stociennes, quArrien, ou pictte, a puises chez les vieux stociens; et, semblablement, le cynisme est dpeint en couleurs vives et frappantes dans quelques-uns de ses traits. Il y a par endroits beaucoup de bon sens, comme de vivantes peintures de l'homme et de son activit. Le style est facile et coulant, mais trs diffus. Que lEncheiridion [Manuel] dpictte ait t compos aussi par Arrien, comme nous lassurait F.-A. Wolf9 dans ses leons, cest ce que je ne crois pas. Il renferme beaucoup plus desprit en peu de mots que les Dissertations, est marqu au coin du bon sens, ne contient pas de dclamations vides, dostentation, est concis, expressif, et, avec cela, crit Le clbre philologue classique, auteur des Prolgomnes sur Homre, professeur luniversit de Berlin. N en Saxe en 1750, Wolf mourut en 1824, Marseille, en se rendant dans le Midi de la France, pour y soigner sa sant. 9 41. 42 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i esur le ton d'un ami bienveillant qui donne des conseils; tandis que les Dissertations, je lai dit, emploient le plus souvent le ton de la rprimande et de linjure. Le contenu des deux ouvrages est, en ralit, le mme, part cette diffrence que lEncheiridion a trs peu de choses du thisme des Dissertations. Peut-tre lEncheiridion tait-il le propre compendium dpictte, quil dictait ses auditeurs, tandis que les Dissertations taient le manuscrit copi daprs ses libres discours par son commentateur Arrien. 42. 43 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i eSECTION VII : NO-PLATONICIENSLa lecture des no-platoniciens rclame beaucoup de patience, car ils manquent la fois de forme et de style. Le meilleur de tous, et de beaucoup, sous ce rapport, est Porphyre. Il est le seul qui crive clairement et logiquement, de sorte quon le lit sans rpugnance. Le pire, par contre, est Jamblique, dans son livre De mysteriis gyptiorum ; il est plein dune paisse superstition et dune lourde dmonologie, et, de plus, obstin. Il a encore, il est vrai, une autre vue en quelque sorte sotrique sur la magie et la thurgie ; mais ses rvlations ce sujet sont plates et insignifiantes. En somme, cest un mauvais crivailleur qui ne donne pas satisfaction : born, baroque, grossirement superstitieux, confus et obscur. On voit clairement que ce quil enseigne ne provient en rien de ses rflexions personnelles; ce sont des dogmes trangers, souvent compris seulement moiti, et, pour cette raison, affirms avec d'autant plus denttement ; aussi est-il rempli de contradictions. Aujourdhui toutefois on ne veut plus attribuer Jamblique le livre susmentionn, et je me rangerai volontiers cet avis, en lisant les longs extraits de ses uvres perdues que Stobe nous a conservs, extraits infiniment suprieurs ce livre De mysteriis, et qui contiennent maintes bonnes ides de l'cole noplatonicienne. Proclus, lui aussi, est un bavard sec, prolixe, fade. Son commentaire sur lAlcibiade de Platon un des plus mauvais Dialogues de celui-ci, et peut-tre inauthentique est le verbiage le plus dlay et le plus diffus du monde. Chaque mot de Platon, mme le plus insignifiant, y provoque un bavardage sans fin et la recherche dun sens profond. Ce que Platon dit au sens mythique et allgorique est pris au sens propre et svrement dogmatique, et tout est tordu dans le sens de la superstition et de la thosophie. On ne peut cependant nier que, dans la premire moiti de ce commentaire, on ne rencontre quelques trs bonnes ides qui appartiennent sans doute beaucoup plus lcole qu Produs mme. Cest un principe dune haute importance, qui clt le Fasciculum primum partis primae : Les dsirs des mes (antrieurement leur naissance) 43. 44 | F r a g m e n t s s u r l h i s t o i r e d e l h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i econtribuent donner forme au parcours de la vie, et nous ne semblons pas avoir t inform par eux, car cest du sein de nous-mmes que nous dcouvrons les dcisions lectives daprs lesquelles nous vivons. (Animorum uppetilus, ant hanc vitam concepti, plurimam vim habent in vitas eligendas, nec extrtnsecus fictif similis sumus, sed nostra sponte facimus electiones, secundum quas deind vitas transigimus). Ce principe a certainement sa racine dans Platon et se rapproche aussi de la doctrine de Kant sur le caractre intelligible ; il slve bien haut audessus des doctrines bornes et plates de la libert de la volont individuelle, qui peut toujours faire ainsi et autrement, et dont nous bercent jusqu prsent nos professeurs de philosophie, leur catchisme constamment sous les yeux. Augustin et Luther, de leur ct, avaient appel leur secours llection par la Grce. Cela tait bon pour ces temps soumis aux dcrets de la Providence, quand lon tait encore prt, sil plaisait Dieu, aller au diable au nom de la divinit; mais, notre poque, on ne peut trouver de protection que dans lasit de la volont, et il faut reconnatre, comme la fait Proclus, que cest du sein de nousmmes que nous dcouvrons les dcisions lectives daprs lesquelles nous vivons . Plotin, enfin, le plus important de tous, est trs ingal, et ses diverses Ennades sont dune valeur extrmement diffrente ; la quatrime est excellente. Son mode dexposer et son style sont cependant le plus souvent mauvais; ses ides ne sont ni ordonnes ni tudies lavance; il crit au fur et mesure quelles lui viennent. Porphyre nous renseigne, dans sa biographie, sur sa faon lgre et ngligente de travailler. Sa prolixit infinie et ennuyeuse, sa confusion lassent souvent toute patience, au point quon stonne comment ce fatras a pu parvenir la postrit. Il a dordinaire le style dun prdicateur, et de mme que celuici impose platement lvangile, il expose platement les doctrines platoniciennes. En mme temps, ce que Platon a dit en termes mystiques, mme demi mtaphoriques, il le rabaisse un s