Forêt primordiale

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Bernard Boisson Éditions Apogée La Forêt primordiale La Forêt primordiale

description

Plus qu'un simple album de plaisirs esthétiques, La Forêt primordiale est un ouvrage poétique qui donne à connaître diverses impressions, sensations, sentiments méconnus dans nos villes, nos campagnes, et même dans nos forêts domestiquées.

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Bernard Boisson

Éditions Apogée

Éditions ApogéeISBN 978-2-84398-313-9

La Forêt primordialeLa Forêt primordiale

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Ce livre est une nouvelle édition complètement refondue et augmentée de celui paru en 1996 aux éditions Instant présent.

© Éditions Apogée, 2008

ISBN 978-2-84398-313-9

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En la femme ou l’homme déraciné,l’humain enterré.

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La forêt sans l’homme réveille l’humain intérieur.

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Quelles émotions éprouverions-nous si d’un seul coup, nous redécouvrions notre continent européen sans la moin-dre trace d’intervention humaine dans le paysage ? Nous retrouverions, entre autres, une forêt qui dépasserait la dimension que nous lui connaissons aujourd’hui pour devenir une mer végétale, un océan continental, un univers organique qui noie en lui tout paysage. Nous nous apercevrions dès lors que « la vraie nature » n’est pas que la « verdure », mais les règnes du cycle, de l’immémorial, de l’anonyme, de l’indicible érigés en forces invincibles sur le temps.

Devant ces « règnes », nous nous sentirions probablement plus insignifiants, avec ce mélange de crainte et d’exalta-tion devant la vastitude qui dissout tous repères et pourtant, nous ranime étrangement dans des dimensions perdues et oubliées de notre sensibilité.

Nous avions cru connaître la forêt. En réalité, la plupart d’entre nous ne connaissent que des « champs d’arbres » ou des bois jardinés, mais si peu l’écosystème forestier complet dans le grand brassage de ses cycles et dans sa puissance originelle. Pourtant, tout ce qui nous est familier se retrouve là étrangement habité par l’ailleurs jusqu’à s’évanouir et se perdre en lui. Ici, rien d’exotique et cependant, nous pouvons nous sentir dépaysés en notre propre contrée !

Toutes les images de cet ouvrage proviennent de propriétés abandonnées, de réserves naturelles ou biologiques, ou encore de réserves de biosphère… Mais peu importe les dénominations ou l’anonymat, nous sommes quelque part entre la façade atlantique et les con� ns de l’Est européen. Ce livre, tout comme une forêt primaire, se propose de ne donner aucun repère humain, aucune information anecdotique, qu’elle soit géographique ou naturaliste ; du moins

Introduction

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pas en légende sous l’image. Oui ! comprenons que par l’habitude si ancrée de notre intellect à quémander toutes sortes d’anecdotes, nous ne pourrions promptement saisir l’essentiel délivré par cet ouvrage.

Ne pas localiser ces paysages pour ne pas fragmenter dans notre esprit toute perception de continuité. Dès lors, tentons au moins virtuellement de vivre cette sensation d’immersion sans limite que tout le flot anonyme de ces lieux nous suggère au fil des pages. Car dans la localisation, nous reprendrions conscience du grand puzzle éclaté de la nature duquel ne nous reste aujourd’hui que quelques miettes relictuelles. Dans l’appréciation résultante, nous en viendrions seulement à réduire ces paysages au pittoresque de quelques nature-musées, d’enclaves circons-crites dans un empire humain pour lequel la Terre est désormais devenue trop petite. Ainsi, nous ne pourrions plus soupçonner la dimension réelle d’une communion avec un monde dit « originel ».

Donc jouons le jeu : essayons à travers les photos de retrouver les impressions, les sensations, les sentiments qui se ranimeraient en nous s’il y avait en France une forêt sauvage suffisamment vaste pour nous faire oublier la société d’où nous venons. Prenons le temps de méditer quelles parts cachées de nous-même viendraient à se réveiller au sein de cette nature restituée dans ses dynamiques spontanées.

La Forêt primordiale n’est pas un guide de plus sur votre étagère mais au contraire, se propose d’être pour vous un anti-guide libérateur. Si ce livre était pensé comme un guide touristique ou naturaliste, alors très rapidement toutes sortes de conditionnements reprendraient le dessus sur vous. Dès lors, vous manqueriez la découverte d’un ailleurs. Sa poétique ne pourrait plus agir dans le profond de votre âme. Vous resteriez « orphelins » de sensations sans même vous en apercevoir.

Il y a d’autres manières de vivre un voyage pour aller vers ce qui nous attire. Quand j’ai eu à réaliser ce livre dans sa première édition, les informations sur de vieilles forêts abandonnées me manquaient notoirement. Dans bien des cas, je suis parti « au hasard ». Je me suis aperçu au fil de mes voyages qu’il se tissait des affinités entre « l’âme de certains lieux » et notre monde intérieur, et une fois qu’un lieu m’avait mis dans sa résonance, le don me venait pour découvrir d’autres lieux dans les mêmes tonalités d’ambiance. Il y a une jouissance à vivre une telle expérience. L’art de venir vers certains sites ne compte pas moins pour savourer la valeur de ces lieux que tout ce qui peut y être considéré de remarquable sur le plan patrimonial ou naturaliste. En fait, recourir à des guides touristiques nous coupe complètement de la magie de cette expérience. C’est comme si ces documentations volaient à notre vie le droit à la grâce (à moins que nous sachions les utiliser de manière transversale…). C’est faire un cadeau beaucoup plus grand au lecteur que de constituer un recueil d’images anonymes qui associe des lieux selon leurs affinités de résonances car dès lors, placé sur cette longueur d’onde, le lecteur pourra retrouver dans ses voyages de tels lieux dans l’esprit qui convient pour pouvoir les ressentir, alors qu’auparavant il ne les percevait pas tandis qu’il passait à côté. C’est en fait le processus de découverte qu’il aura intégré, c’est-à-dire l’instinct, et toute personne habitée par l’instinct semble acquérir une maturité et un esprit autrement plus sensible aux causes de la nature que tout touriste qui débarque en consommateur évasif. L’intégration de cet état d’esprit crée des amitiés qui aiment partager leurs découvertes, tandis qu’un tel plaisir se dissout à toute vitesse dans la consommation touristique de masse et dans les aménagements induits.

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Si aujourd’hui l’information touristique sur la nature devient lucrative pour les médias, l’édition, les régions,… cela génère une communication massive qui perd en convivialité, et pour les milieux naturels nous risquons une surfré-quentation sans contrepartie signi�cati ve en terme de prise de conscience. Ainsi, sous couvert de sensibilisation à la nature, les médias ajoutent une cause supplémentaire de déprédation parmi toutes celles qui sévissent déjà sur les milieux naturels. De la sorte, les derniers lieux de nature oubliée risquent de ne plus perdurer en leur qualité de « bouts du monde » étrangers à la civilisation pour devenir seulement les environnements du prêt-à-consommer ou du prêt-à-compenser, perdant dès lors leur qualité pour la contemplation. Cela n’est pas sans donner un certain goût amer de « dé�or ation ». Il importe plus de sentir les lieux en leur qualité d’âme que de savoir où ils se trou-vent, de connaître leur histoire, le degré de biodiversité, la rareté de telle ou telle espèce qui s’y trouve… car c’est avant tout l’impression première d’une ambiance qui nous rend « amoureux » de certains milieux naturels et nous incline à les préserver.

Pendant longtemps, les forêts sauvages d’Europe sont restées un thème « en dormance » dans la culture française. Néanmoins durant ces toutes dernières années, des naturalistes et aussi des forestiers se sont de plus en plus inté-ressés à ce type de milieu et les initiatives de sensibilisation ont commencé à s’accroître, à tel point que les médias pourraient se réveiller. Toutefois, rien de plus délicat qu’un tel déclenchement. De plus en plus, nous avons besoin de nature en compensation des déséquilibres et du mal-être que nous vivons dans notre société, mais plus nous retournons ainsi vers la nature, plus nous la faisons reculer. Dans une telle situation, il est capital que nous mesurions notre déracinement, nos carences sensitives et tout le déséquilibre mental que nous vivons dans notre monde, de plus en plus artificiel, virtuel, et abusivement façonné par un rationalisme d’intéressement, en le confrontant à une nature retrouvée en son état primordial, c’est-à-dire épargnée de tous les conditionnements réducteurs de l’homme. Toutes les impressions, sensations, sentiments qui se raniment en nous au sein des forêts naturelles et qu’il ne nous est plus donné de vivre dans nos villes, nos campagnes, ni même dans nos forêts exploitées, ont à nous inspirer, non point pour que nous surfréquentions ces vestiges de nature trop rares pour supporter notre nombre, mais au contraire pour repenser le paysagisme agricole, sylvicole et urbain, ainsi que l’architecture et même les médias ou l’univers informatique de sorte qu’ils constituent des environnements moins carencés et moins déséquilibrants pour la sensibilité humaine. Réellement intégrer la nature, c’est ne plus se retrouver à compenser sur elle les manques que nous vivons dans le monde humain. C’est la voie consciente, créative, non-égocentrique, libératrice…

Il est capital que la presse, comme tout accompagnateur-nature, parle de manière plus sérieuse de ces enjeux de société, sans tomber dans un opportunisme déficient en inspiration, qui sape la quête par « la rando », la matura-tion contemplative par une simple consommation d’anecdotes naturalistes et de sensations divertissantes. Repose sur nos médias et sur les offices du tourisme, les maisons de la nature et de l’environnement, les conseils généraux et régionaux,… la responsabilité de sortir du somnambulisme le besoin de nature de nos concitoyens, en évitant les effets de masse sur les milieux naturels, en choisissant même de garder ici où là quelques lieux délibérément oubliés, que l’on ne découvre que « par hasard », un hasard qui n’arrive qu’aux êtres qui ont vraiment une quête…

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Il est un seuil parfois plus invisible qu’une lisière, peut-être le seuil le plus intérieur de toute forêt : celui où disparaît cette nature qui n’était encore qu’un environnement et où commence celle qui revêt la dimension de l’ailleurs. C’est lors de ce franchissement que très spontanément, nous venons à dire « oui ! c’est là ! ».

Désormais notre voix devient plus basse, nos échanges plus laconiques jusqu’à se dissimuler dans le silence de l’écoute.

Si nous entrons dans cette veille forêt naturelle seulement avec un regard, il se peut qu’à l’inverse nous en ressortions avec une vision. Effectivement, en ces terres perdues nous pouvons dépasser la seule disposition à voir pour nous retrouver dans cette impression d’entendre intérieurement ce que nous voyons ! Notre regard devient habité par tout ce qui vit. Il n’y a pas que notre vue ; tous nos sens s’intériorisent, se recueillent pareillement. La résonance du lieu incise nos perceptions. Dès lors, nous sommes troublés de découvrir qu’un monde aussi étranger à nous-mêmes puisse autant vibrer dans l’inconnu de notre intimité ! Une sensation plus vive d’exister nous envahit graduellement et nous déborde. L’impression de reprendre connaissance nous conquiert. C’est comme si l’éveil extirpait de nous un oubli qui outrepasse la seule mémoire de notre existence…

Plus tard, nous viendra l’envie de partager cette expérience, comme pour cautériser l’exil qu’un tel accroissement de sensibilité a inopinément engendré, mais voilà, les mots nous manquent pour formuler un tel vécu. Nous ne sommes pas habitués à utiliser notre langage pour témoigner de tels instants et quand bien même puissions-nous y parvenir, n’avons nous pas l’impression dérisoire de décrire à autrui une symphonie qu’il n’a pas entendu ? Oui, les mots ne semblent être que des assemblages de lettres quand nous voulons communiquer l’essence première du monde !

Ainsi, peut-être nos éveils à l’essentiel se dérobent-ils aussi vite de notre vie que nos rêves au sortir du sommeil, sans doute parce que nous restons faibles pour les reconnaître ; souvent parce que nous nous sentons impuissants à les formuler et plus encore parce que nous ne savons pas inventer un art de vivre pour ne pas perdre « l’âme de ce que nous avons vécu ».

Comment dès lors revenir vers le monde des machines et de l’humanité machinale en communiquant à nos sembla-bles ce choc intime avec l’univers sauvage ?

Peut-être, l’enjeu inconsciemment pressenti de cette découverte conditionnera ce que nous nous autorisons à vivre et mûrir réellement. Notre expérience sera toujours à la mesure de nous-mêmes, de notre sensibilité, de notre force vitale, de notre courage…

Découvrir

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Il est des senteurs de bois pourri qui émanent des grottes végétales ;Il est des senteurs de mousses gorgées de pluie

comme des éponges de printemps.Et, loin dans le bois, s’élève le chant du pic noir,

chant suspendu qui tend tout l’espacecomme la clef de voûte d’un silence intemporel.

La forêt d’un calme assoupi semble frémirà cette complainte lointaine.

Complainte qui touche la sève ténue des arbres séniles,et chante l’éternel par delà les cycles.

Et la forêt roule entre le flux de l’exubéranceet le reflux de la désolation.

Comme envoûtée par ce chant,elle s’emplit d’une grâce qui unit tous les âges.

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La neige est venue fondre le paysagedans un continuum qui n’a plus de sente...

La neige a le pouvoir hypnotique de son silence.Le soir dans les yeux fermés,

sous les paupières, les flocons fourmillent de lenteur...Le ciel ensemence la terre d’un grand silence blanc

et l’homme s’y redécouvre dans l’intime de sa candeur gelée.Il y a une intimité de la neige...Un autre pays traverse le pays...

Les branches pleines de blancheurdeviennent les calligraphies d’un autre espace...

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Ni ordre, ni désordremais équilibre dans la vacuité.

L’organique est une danse de régulation entre l’unité du toutet l’essor vital de chaque être.

La nature convie l’homme à la danse.Oubliera-t-il le chef de chantier qu’il était ?

On se conforme à un ordre.On s’adonne à la vacuité.

La vacuité est bien plus que la liberté.

Elle estl’abandon dans la libertéla liberté dans l’abandon

et ce bonheur sauvagedepuis si longtemps

nous l’avions oublié !...

Sentiment de vacuité

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Abandonner l’ambition de conquérir la nature,et être intérieurement conquis par elle.

Renoncer à l’idée d’habiter dans la nature,et être intérieurement habité par elle.

Se libérer du besoin trop pressantde jardiner la nature,et être intérieurement jardiné par elle.

Délaisser les voyages vers la nature,et être intérieurement voyagé par elle.

Oublier l’intention systématiqueà percer en toute énigmele mystère de la natureet être intérieurement percé par lui.

Se défaire du projet de créersur ou dans la nature, même avec des matériaux naturels,et être intérieurement créédans l’éveil de nos sensdans notre maturation,dans notre art de vivre.

À l’instant même où nous vivons cette inversion d’attitude,l’opposition séculaire entre l’humain et la nature se dissout.

L’appel de la forêt primordiale