Fonder Le Symbolique

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    Fonder le symbolique? Sur la mort et la loi1.

    Olivier Clain2

    La vise des lois, cest de prendre en charge le matriau humain, de lhumaniser, de sorte que le dsir se prennise travers les gnrations dindividus vous la mort. Comme dans la fable de Kafka, dans le Procs, le secret de la loi, cest la mort. Pierre Legendre. La Loi, le Tabou et la Raison. Entretien avec Catherine Portevin. Tlrama, no 2555-30, Paris, dcembre 1998, p.10. La fonction du dsir doit rester dans un rapport fondamental avec la mort. La ter-minaison de lanalyse, la vritable, jentends celle qui prpare devenir analyste, ne doit-elle pas son terme affronter celui qui la subit la ralit de la condition hu-maine?Cest proprement ceci que Freud, parlant de langoisse, a dsign comme le fond o se produit son signal, savoir lHiflosigkeit, la dtresse, o lhomme dans ce rapport lui-mme qui est sa propre mort -mais au sens o je vous ai appris le ddoubler cette anne- na attendre laide de personne. Jacques Lacan. Lthique de la psychanalyse. Sance du 29 Juin 1960 : Les buts mo-raux de la psychanalyse. Sminaire 17. ditions du Seuil, Paris, 1986, p. 351

    Luvre de Legendre dcline avec force une thse qui promeut linterdit, celui de linceste et du

    meurtre, en principe normatif de tout systme normatif, en principe constitutif de la fonction symbolique,

    de linstance paternelle et de la loi juridique. La loi en gnral renverrait ainsi ce quil appelle un ordre

    dogmatique, quil soit religieux, mythologique, juridique ou politique, capable dinstituer le cadre symbo-

    lique de la transmission du dsir au sein dune culture. La fonction de cette transmission est de suppler

    la finitude des individus et de prenniser le dsir, culturellement dfini, structur a priori en regard de la

    singularit de chacun et visant dj au-del de sa fin propre. La loi juridique doit, dans cette perspective,

    avoir pour vise et fonction dinstituer et de fonder lordre symbolique lui-mme. Du ct du collectif la

    loi prendrait ainsi ncessairement appui sur un espace sacr circonscrit par linterdit alors que du ct de la

    singularit elle fonctionnerait comme rpression structurante, condition de laccs possible de la subjecti-

    vit lordre de la culture et de la civilit. La loi juridique nest pas pense comme spare de lordre de la

    culture, encore moins oppose lui, mais au contraire pose comme son essence. Cest la raison pour la-

    quelle la question pourquoi des lois? Pierre Legendre rpond le secret de la loi, cest la mort. 1 Texte modifi de lintervention au colloque de lunit du C.N.R.S., Actualits du symbolique, le 25 octobre 2004. 2 Philosophe, membre de lunit de recherche Psychanalyse et pratiques sociales , Professeur au dpartement de sociolo-gie de lUniversit Laval Qubec.

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    Le mrite de Legendre est incontestablement de considrer les choses en anthropologue, cest--dire

    en prenant la culture comme un tout, partir duquel seulement ce qui se passe dans chacune des dimen-

    sions de la vie sociale, ce quon appelle lconomie, le droit, le pouvoir politique, etc., peut recevoir une

    interprtation pertinente et prendre son sens. Mais cest aussi parce quil pense que ce tout est toujours dj

    institu par linterdit que largument central que dploie luvre tend assimiler les diffrentes normes

    lies la socialisation immdiate de la culture la loi juridique dun ct et celle-ci la loi suppose fon-

    datrice de la culture, soit la prohibition de linceste, de lautre. Et cest la raison pour laquelle il est si sou-

    vent amen ignorer les distinctions entre sujet de linconscient, moi socialis de la culture et sujet abstrait

    du droit. La loi juridique sadressant lau-del de chaque vie particulire, comme la norme culturelle,

    noncerait ainsi, au nom de celle-ci, la loi du vivre. En sen tenant la thse de la fondation et de

    linstitution du symbolique par la loi, la thorie de Legendre reconduit le sens religieux que les Juifs et les

    Chrtiens ont accord la Loi. En liant le dclin de la loi dans lordre juridique, dclin attest dans le

    monde contemporain en dpit de linflation lgislative propre aux socits postmodernes, au dclin de la

    fonction paternelle, au sens sociologique, et de linterdit, au sens culturel et religieux, Legendre peut alors

    facilement diagnostiquer et redouter lapparition dune nouvelle barbarie. Lquivoque commence ds lors

    quil laisse entendre que la loi institue vraiment le symbolique et le sujet de linconscient. Invitablement

    le risque slve immdiatement de voir la thorie demander que la loi et les institutions collectives pro-

    duisent un sujet enfin pacifi. La croyance en la production institutionnelle du sujet retrouve linnocence

    de la belle me. Et finalement on pourra en toute bonne conscience demander que linstitution produise du

    sujet en lui mnageant, pour son bien, laccs une dose convenable et calcule de pre symbolique. La

    thorie est devenue bienveillante.

    Jai pourtant choisi de partir de cette brve formule, le secret de la loi cest la mort. Je lai choisie

    non parce quelle ramasse la thse centrale de Legendre, thse originale et forte, qui mrite dtre discute

    au niveau de gnralit o elle engage la pense, mais pour la faire servir dautres intentions que les sien-

    nes. Cest donc pour la faire parler ailleurs que dans le champ de la pense du droit et pour la renverser

    purement et simplement que je lemprunte Legendre. La loi dont il sera question dans mon propos nest

    pas la loi au sens juridique du terme mais bien la loi au sens psychanalytique de la loi du dsir. Il sagira

    alors de faire entendre que pour qui parle et se trouve pris dans lordre signifiant le secret de la mort elle-

    mme cest la loi. Cest vers cette unique thse que je veux mavancer ici. Jexamine dabord rapidement

    lide de fondation du symbolique pour montrer quelle ne va pas de soi et que le symbolique peut tre

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    pens comme une ralit sui generis qui, dans la mesure o elle introduit une idalit qui rend prsente

    labsence dans le rel de ce qui est vis, entretient un troit rapport chez lhomme avec le manque, la mor-

    bidit et la mort imagine. Dans un deuxime temps jvoquerai le pas accompli par Hegel et Heidegger

    dans la pense de la mort comme loi sadressant la subjectivit propre de chacun. Jinsisterai sur

    llment dialectique du rapport la mort quon retrouve dans chacune des approches puisque lune af-

    firme le renversement de la contrainte absolue en condition ontologique de la libert, lautre la transmuta-

    tion du rel de limpossibilit de continuer exister en appel la singularisation absolue de son tre-au-

    monde. Lacan sinspire deux lorsquil traite des incidences de la mortalit sur la constitution de la subjec-

    tivit humaine. On verra surtout quil labore sa propre version du mme renversement. Le savoir de la

    mort clive la subjectivit en croyance inconsciente en sa propre immortalit et savoir conscient de sa pro-

    pre mortalit. Mais il est bien encore loi transcendantale du dsir par le mme renversement fondamental.

    I

    La pense du 20e sicle a introduit un concept neuf de symbolique en le sparant dfinitivement de

    celui de symbolisme. Pour Hegel, par exemple, qui se tient encore sur la frontire de la pense classique du

    symbolisme et de la pense contemporaine du symbolique, le symbole est seulement une catgorie de si-

    gne. Il sagit dun signe abstrait mais tel que larbitraire de la signifiance propre au signe abstrait sy trouve

    rduit nant dans la mesure o avec le symbole ce qui sert de matire lexpression est dans une identit

    suppose avec ce qui doit tre exprim. Le symbole apparat bien ainsi comme un signe particulier mais

    ses proprits demeurent justement spcifiques pour Hegel et ne sont pas tendues par lui lensemble des

    signes du langage; ni a fortiori un quelconque ordre symbolique densemble. En outre sa thorie du sym-

    bole est confine au domaine de son Esthtique. Quelle que soit la manire dont on apprcie sa dfinition

    du symbolique et son avance elle demeure spare chez lui de lanalyse de la dialectique de la reconnais-

    sance dont il est pourtant le premier comprendre toute la profondeur et la porte chez ltre humain3.

    Autrement dit mme si le concept contemporain de symbolique existe dj dans sa pense esthtique et

    mme si il se montre en son principe dans lanalyse hglienne de la dialectique de la reconnaissance,

    travers le concept si spcifique de reconnaissance de la reconnaissance mutuelle promu par lui comme

    fondement effectif du rapport social en gnral, la reconnaissance rciproque napparat pas structurelle-

    ment lie la fonction signifiante du langage. On pourrait suivre pas pas lmergence du concept

    contemporain de symbolique depuis Linterprtation des rves de Freud(1900) en continuant par Les for-

    3 Voir Clain O., Hegel et le schma L de la dialectique intersubjective , SOCIT, no 17, Montral, 1997, pp. 1-24.

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    mes lmentaires de la vie religieuse(1912) de Durkheim en passant par luvre de Marcel Mauss et son

    Essai sur le don(1924) jusquaux Structures lmentaires de la parent(1947) et la fameuse Introduction

    luvre de Marcel Mauss(1950) de Lvi-Strauss ou le flamboyant discours de Rome de Lacan intitul

    Fonction et champ de la parole et du Langage en psychanalyse(1953). Mais quelles que soient les particu-

    larits que les uns et les autres vont accorder la ralit du symbolique, quels que soient les progrs ac-

    complis par chacun dans larticulation du concept ils sentendent tous pour y reconnatre au moins deux

    dimensions incontournables : le symbole permet de dire et de supposer mythiquement lidentit des diff-

    rents et celle des diffrences; lordre symbolique se manifeste au fondement de la vie sociale comme circu-

    lation de la reconnaissance mutuelle.

    Le symbole prend dabord son sens de lexpression de lunit du groupe social. Il signale le pacte de

    la reconnaissance rciproque, comme latteste ltymologie du mot symbolon. Dans son Discours de Rome

    Lacan nhsite pas faire remonter la socialit des hirondelles et la circulation du poisson quelles se

    passent de bec en bec cette circulation des signes de la reconnaissance rciproque qui promeut et prserve

    lunit du groupe. La thorie insiste alors sur la diffrence dune circulation des signes davec celle des

    signifiants puisque ces derniers objectivent en outre labsence du rel de lobjet symbolique, introduisant

    ainsi un effet de bance propice lmergence de la morbidit spcifiquement humaine. Le symbolique

    rend prsente labsence de ce qui est dsign en introduisant dans la dsignation une idalit impossible

    retrouver dans le rel. Cette idalit est fonde sur lidentit mythique ou idale dont parlait Hegel mais

    quil circonscrivait au seul symbole, pas au signifiant en gnral. Mais du fait quil parle lhomme peut se

    signifier lui-mme comme absent du rel, ce qui ne veut pas dire se penser ou se connatre vraiment tel,

    mais cette signification a aussi un rapport effectif au rel. Lhomme est du coup le seul parmi les espces

    tre mortel au sens fort, au sens grec. Les animaux ne savent pas quils vont mourir et les dieux ignorent

    la mort. Il y a au contraire pour le mortel un premier rassemblement immdiat de son tre- pour- la- mort

    et du savoir quil en a. Mais le savoir de la mort se spare et se ddouble : dun ct la mort anticipe dans

    limaginaire, en particulier sa propre mort, et de lautre, le savoir de la mort relle, qui est toujours alors

    celle des autres. Cest de l que partira Lacan pour construire le concept des deux morts : pour qui parle il

    y a sa propre mort relle qui nest jamais donne et qui est seulement imagine; et puis il y a ventuelle-

    ment la seconde mort qui est marque par leffacement de la trace signifiante de sa propre existence par les

    autres.

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    En pointant la vise de linterdit comme source de lordre symbolique luvre de Legendre parat

    bien tre en droit de se rclamer de la tradition psychanalytique issue de Lacan et de la tradition ethnologi-

    que depuis Lvi-Strauss. Mais tout dabord linterdit nest jamais, chez lun et lautre, considr prima

    facie, soit dans sa vise. On peut bien dire par exemple que chez Lvi-Strauss linterdit de linceste fonde

    lordre symbolique mais il sagit dune grossire approximation car on doit se souvenir que linterdit uni-

    versel nexiste pas pour Lvi-Strauss et que seule la fonction des diffrentes prohibitions, propres chacune

    un systme de parent, est universelle. La fonction universelle de la prohibition de linceste, toujours

    particularise dans un systme de parent, nous dit Lvi-Strauss, est de contraindre la solidarit au-del

    du groupe de consanguins et de crer de la socit par lalliance, par la rciprocit, restreinte ou largie, du

    don des femmes entre groupes dhommes. Lvi-Strauss adopte en fait un point de vue fonctionnaliste au

    dpart de sa magistrale tude et lexplication de lorigine de la rgle par lexamen de sa fonction donne

    presque naturellement lieu un dplacement du centre de gravit de la problmatique. Cest la raison pour

    laquelle si la prohibition universelle de linceste est bien dabord en effet pense par lui comme rgle insti-

    tuant lordre symbolique il faut souligner qu lintrieur mme de louvrage, ds que la discussion sur

    lorigine de la loi de la prohibition de linceste en tant que marqueur du passage de la nature la culture est

    termine, lauteur tend de plus en plus poser et dcrire lordre symbolique comme une ralit sui generis.

    Ce sont alors les exigences structurales de la rciprocit dans lalliance qui apparaissent constituer la rali-

    t symbolique et qui expliqueront lexistence de la loi. Ce nest plus la Loi qui contient ltre-par-soi et

    fonde la rciprocit symbolique, cest lordre symbolique immanent aux changes qui explique linterdit.

    Ainsi dans lensemble des systmes aux structures lmentaires le frquent mariage prfrentiel, voire

    prescrit, des cousines croises et linterdit rgulier qui pse sur le mariage des cousines parallles, alors

    quelles sont biologiquement aussi loignes les unes et les autres dEgo, puis lintrieur mme du ma-

    riage des cousines croises, la prfrence marque pour les cousines croises du ct maternel, apparais-

    sent ici corroborer son plus haut niveau de gnralit lexplication de la fonction de la prohibition de

    linceste par le primat de la rciprocit entre groupes. Ce fut la comprhension dfinitive du caractre sui

    generis de la rciprocit, consigne dans la clbre prface de Lvis-Strauss ldition des uvres de

    Marcel Mauss en 1950, qui inaugura le programme structuraliste proprement dit en laissant distance la

    question de lorigine de la sparation entre nature et culture.

    Pas plus quon ne peut supposer dfinitivement acquise la pertinence de la question de la fondation

    du symbolique en ethnologie on ne peut le faire pour la thorie psychanalytique. Certes Freud a pouss

    aussi loin quil le pouvait la thorie empiriste de ldipe, allant jusqu soutenir le caractre universel de

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    cette soi-disant constante anthropologique. Mais la loi de linterdit de linceste na pas, telle quelle est

    pense par Freud, la signification de rgle sociale explicite propre un systme de parent dont parle L-

    vi-Strauss. Laissons cet aspect du problme, soit celui des significations minemment diffrentes que vont

    prendre les deux prohibitions de linceste, celle de Freud et celle de Lvi-Strauss4. Venons-en ce que

    Lacan voque avec le concept de loi. Si je ne me trompe pas une fois seulement dans les crits le concept

    de loi, pourtant abondamment utilis par lauteur, renvoie la loi au sens juridique. Cest dans Fonction et

    champ de la parole et du Langage en psychanalyse(1953), dit Le discours de Rome; mais cest alors pour

    dire prcisment que la loi laquelle se rfre le Code de Justice nest pas la loi vritable, la seule chose

    que le Code nous livrant comme vrit tant le fait que nul homme nignore la loi, puisque celle-ci nest

    justement que la loi du langage5.

    Chez Lacan lui-mme il existe sans aucun doute une ambigut dans lusage de la notion de loi,

    dabord du fait de son inflation. Il parlera de la loi du langage, de la reconnaissance, du signifiant, de la

    parole, du cur, de la loi morale, mais la loi fondamentale, celle qui a une signification incontournable du

    point de vue la thorie, demeure celle de la castration induite par le signifiant. Une autre ambigut se

    nouera autour de la possible confusion de la loi et de sa formalisation. Mais le point central considrer ici

    pour notre propos cest la tension interne qui existe dans luvre de Lacan entre ce vers quoi le mne sa

    propre laboration, soit une thorie du dsir fonde sur le signifiant, et une thorie freudienne au sens

    strict, hritire de lempirisme, qui conoit le dsir comme ce qui sengendre naturellement de linterdit

    qui vient limiter une demande concernant un besoin. Dans une grande partie de luvre de Lacan la loi est

    bel et bien prise comme loi de ldipe. Cest alors pour lui conformment ce quenseigne Freud linterdit

    lui-mme qui est structurant du dsir. Mais en fait la thorie du dsir port par le signifiant, thorie pro-

    prement lacanienne, pointe vers ailleurs que ldipe et linterdit freudien de linceste. La thorie de

    linterdit oedipien laisse la place la reconnaissance de la contrainte structurale et immanente dsirer qui

    nest rien dautre que la loi de la castration lie lexistence du symbolique dans la vie sociale. Sans assi-

    miler ncessairement lune lautre, la loi de la mort et la loi de la castration, on peut tenter de montrer

    4 Voir Delrieu A., Lvi-Strauss lecteur de Freud, Point hors-ligne, Paris, 1993 5 Lacan, J. crits, Seuil, Paris, 1966, p. 272

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    quelles ont en commun dtre lau-del de ldipe vers lequel tend toute une part essentielle de luvre

    de Lacan6. Mieux on pourra montrer que leur rapprochement donne penser la singularit7 .

    II

    Lidalisme allemand, mais surtout Hegel, donne une interprtation de la mortalit de lhomme en la

    comprenant comme impratif transcendantal de libert et dgalit. Pour Hegel le savoir de la mort, qui

    caractrise lavnement du SelbstBewustsein, de ltre-conscient-de-soi dans le monde, est aussi bien la

    condition ontologique de la libert et de lgalit. Toute la description phnomnologique de cette dialecti-

    que historique de la reconnaissance entre matres et esclaves est suspendue ce fait que lesclave primor-

    dial, celui qui mythiquement dans le combat pour la reconnaissance a perdu sans mourir, est encore, en soi,

    libert. Mme si il lignore. Pourquoi? Parce quil a justement eu peur de la mort et donc parce quil a eu

    ainsi conscience de la mort possible. En de mme de tout choix existentiel, soit risquer sa vie comme sy

    emploie dsormais le matre, soit soumettre sa volont comme lesclave, il y a donc la conscience de la

    mort possible. Et lesclave, dans la peur de la mort, ce matre absolu, a dj envisag la perte et la disso-

    lution de toute situation donne, de toute positivit, de toute dtermination, de toute contrainte pour se les

    reprsenter comme nant8. Or la libert, en tant que libert proprement humaine, na dautre condition que

    celle-ci. Cest parce que je me reprsente comme quittant le donn auquel je suis attach que je peux men

    librer, cest--dire le nier. Lirruption de la libert dans ce clbre passage de La Phnomnologie de

    lEsprit a une signification radicale : la peur, sinon la terreur, devant la mort est en mme temps ce savoir

    anticipant du nant qui fait de lhomme, en soi, une libert. Le dvoilement de ltre-pour-la-mort rend

    6A ma connaissance il existe un seul parallle direct entre la castration et la mort dans luvre de Lacan. Rpondant ce quil entendit alors comme un lapsus de son interlocuteur qui aurait associ la castration la mort il lche ce jugement : La castra-tion et la mort, cest trs difficile que nous leur donnions la mme fonction dans une articulation thorique convenable, pour tout dire. . Difficile ne veut pas dire impossible. Interventions sur lexpos de J. Guey : Contribution ltude du sens du symp-tme pileptique au Congrs de lcole freudienne de Paris sur La technique psychanalytique , Aix-en-Provence. Parues dans les Lettres de lcole freudienne, 1972, n 9, pp. 138-155. 7 Ce qui maintient lhomme dans le dsir cest la loi. Mais la loi constitutive du dsir nest pas pour Lacan la loi de ldipe. Il y a une loi plus profonde que la loi de ldipe et qui est la loi de la confrontation la mort, au manque, la loi de la castration, quoi on ne saurait chapper . Juranville A., Lacan et la philosophie, Seuil, Paris, 1996, p. 104 8 es hat die Furcht des Todes, des absoluten Herrn, empfunden Phnomenologie des geistes. Hamburg, Meiner, 1952. op. cit., p. 148. Trad : elle a ressenti la peur de la mort, le matre absolu. Hegel nutilise pas le terme Angst, angoisse, mais lui prfre celui de Frcht, de peur. Langoisse, par exemple chez Heidegger, est peur dun nant. Hegel parle aussi de peur abso-lue .

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    libre, voil une manire de traduire la thse de Hegel9. Savoir son tre-pour-la-mort, cest savoir quon

    peut instituer un rapport ngatif avec la nature en gnral, avec sa nature en particulier et avec le monde en

    gnral. Lesclave ne se soumet quen apparence au matre puisquen fait cest la mort quil se soumet en

    la reconnaissant comme toute puissante. La mort est ainsi finalement le tiers terme qui est le tmoin de la

    rencontre de chacun avec les autre hommes10.

    Cependant chez Hegel la seule peur de la mort, mme absolue, ou la seule peur de la punition du

    matre, ne peut pas transformer lesclave en homme libre, cette peur tant un pur moment isol du reste de

    la vie. Il ne peut pas devenir conscience de soi authentique sans lactivit formatrice du travail car la peur

    est alors purement abstraite, elle reste intrieure et muette, elle napprend rien lesclave sinon quil a

    peur. Dautre part sil na pas peur de la mort, il nest pas domin, mais sil nest pas domin, alors son

    travail rduit la seule opration sur le monde ne peut pas finir par recevoir une signification politique et

    demeure une pure formation positive, une pure transformation technique de son rapport au monde. Et

    cette peur de la mort, ajoute Hegel, doit tre la peur absolue, car toute peur particulire ne peut pas lui

    donner ltre-pour-soi vritable; (cest pourquoi lanimal qui connat la peur mais ne connat pas la peur

    absolue de la mort comme nant nest pas humain)11. Ainsi, ni la dimension existentielle, ni la dimension

    9 Le meurtre du matre et le suicide -DurKheim aurait dit homicide et suicide fatalistes- sont donns comme possibilits lesclave par la Mort. Hegel, le premier, a rapproch la dialectique de la reconnaissance et la lutte mort avec le suicide. Voir Hegel, Confrences dIna de 1806 cit par Kojve dans le texte sur Lide de la mort dans la philosophie de Hegel, dit comme annexe au clbre commentaire de la phnomnologie de lEsprit, Introduction la lecture de Hegel, Galli-mard, Paris, 1968. 10 Lacan disait : La mort est parfaitement concevable comme un lment mdiateur. Avant que la thorie freudienne nait mis laccent, avec lexistence du pre, sur une fonction qui est la fois fonction de la parole et fonction de lamour, la mtaphysique hglienne na pas hsit construire toute la phnomnologie des rapports humains autour de la mdiation mortelle, tiers essentiel du progrs par o lhomme shumanise dans la relation son semblable. Cette fois-l toutefois, croyant pouvoir critiquer Hegel sur la base dune soit-disant insuffisante prise en compte de la mort imaginaire dans la dialectique du matre et de lesclave, Lacan manqua de relever le point essentiel de lanalyse hglienne soit prcisment lanalyse de la dimension imaginaire de la peur de la mort. Aussi continua-t-il en insistant sur la correction quil aurait apporte lanalyse de Hegel dans La Phnomnologie de lEsprit. Ceci dit la mise en lumire de la relation entre la mort imagine et lEgo est tout fait cruciale ici. Et on peut dire que la thorie du narcissisme telle que je vous lai expose tout lheure, rend compte de certains faits qui restent nigmatiques chez Hegel. Cest quaprs tout, pour que la dialectique de la lutte mort, de la lutte de pur prestige, puisse seulement prendre son dpart, il faut bien que la mort ne soit pas ralise, car le mouvement dialectique sarrterait faute de combattants, il faut bien quelle soit imagine. Et cest en effet de la mort, imagine, imaginaire, quil sagit dans la relation narcissique. Cest galement la mort imaginaire et imagine qui sintroduit dans la dialectique du drame dipien, et cest delle quil sagit dans la formation du nvros et peut-tre, jusqu un certain point, dans quelque chose qui dpasse de beaucoup la formation du nvros, savoir lattitude existentielle caractristique de lhomme moderne. Le Mythe individuel du nvros ou posie et vrit dans la nvrose, confrence donne au Collge philosophique de Jean Wahl. Le texte ronotyp fut diffus en 1953, sans laccord de Jacques Lacan et sans avoir t corrig par lui (cf. crits, p. 72, note n 1). Version transcrite par J. A. Miller dans la revue Ornicar ?, n 17-18, Seuil, 1978, p.307 11 La peur absolue est langoisse au sens heideggerien du terme : langoisse a pour objet un non tant -angoisse de la mort. Kojve a tent dintroduire une distinction terminologique entre angoisse devant la mort en gnral et terreur devant

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    symbolique et politique, ni la dimension technique ne peuvent elles seules rendre lhomme libre .

    Ltre-pour-la-mort est ainsi pour Hegel une condition transcendantale de la libert sans tre lunique. Or

    cest encore le fait pour chaque homme dtre mortel qui doit tre su comme la loi suprme, la loi divine

    bien comprise, disait Hegel. En effet cest elle qui rend les vivants gaux alors que la vie est en soi diff-

    renciation infinie. Ils sont gaux dans le non-tre, certes pas dans le mourir. Et ils sont doublement gaux :

    dans le devoir mourir, qui demeure suspendu comme possible et ncessaire pour chacun ds quil vit il

    nest jamais trop tt pour mourir-, et une fois morts. Hegel est par consquent le premier soutenir que le

    secret de la mort, cest la loi.

    Cest Heidegger qui a cependant donn la dfinition philosophique la plus forte de la mort. La mor-

    talit est dabord la possibilit, adresse en propre chacun ds quil vit, dentrer dans limpossibilit

    dexister. La mort est cette possibilit devenue ncessit. Limportant ici est lexpression quutilisera

    abondamment Heidegger soit la possibilit la plus propre et lide dimpossibilit. La loi de la mort qui

    concerne chacun pour lui-mme est le rel de limpossibilit dexister dans le monde. Et cette impossibilit

    de continuer vivre quest le rel de la mort a voir avec la totalit de lexistence: cest comme toute

    quelle devient impossible. Pour Heidegger le Dasein est une subjectivit qui se sait mortelle et qui du

    mme coup est aussi un tre du souci qui dvale vers sa fin en contournant le savoir de son tre-pour-la-

    mort. A ce dploiement de la mort dans lobjectivit du monde donn, du monde en acte, sajoute une por-

    te existentielle comme pouvoir et devoir mourir qui sadresse soi en personne. Si Hegel faisait de la

    mort anticipe la condition transcendantale du savoir primordial de la libert et de lgalit civile, Heideg-

    ger voyait dans la loi du mourir comme impossibilit prochaine dexister la loi de la singularisation abso-

    lue. Il ny a pas de mort en acte car cest bien seulement dans ce monde que lon meurt . Et on doit redire

    en toute rigueur ce que disait picure. Tant qu il est vivant il est vivant, il nest pas mort, et lorsque la

    mort, elle, est l, le il nest plus l. Ltre-mort nest jamais en acte. Il nest pas donn, ni au mort ni au

    vivant, et mme le mourir de lautre mest donn comme non donn disait Kojve12. La mort des autres

    sa mort propre dans le petit texte quil crit sur LAthisme. ed. Gallimard, Paris, 1998, p.153. Datant de 1931cette distinc-tion est fine mais sans doute discutable tout comme la thse de Heidegger de 1927 sur langoisse du Dasein devant sa propre mort. Lacan contestera la plupart du temps, sauf justement dans le Sminaire sur lthique de la Psychanalyse, quon puisse voquer lvidence dune angoisse de la mort. Il nie quil y ait une angoisse de la mort qui transparaisse dans la clinique. Mais Lacan nvoquera jamais non plus le fait banal mais massif de la peur de mourir qui habite lhumain. Certes il nest pas non plus certain que la mort soit partout et toujours donne lhomme selon cette tonalit affective de la peur ou de la terreur. On peut alors poser tout simplement une thse empirique : il y a en gnral peur devant la mort, celle des au-tres et la mienne propre. 12 Voir Kojve A., Lathisme, Gallimard, Paris, 1998

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    mest donne mais comme non donne, certes pour des raisons diffrentes que pour la mienne propre,

    mais nanmoins elle ne mest pas plus accessible dans lexprience. Cest ce qui fait aussi comme le souli-

    gnera abondamment Heidegger que personne ne puisse mourir la place dun autre. Il ny a pas, mme

    dans le sacrifice, de mort la place de lautre. La mort se prsente au Dasein comme sa possibilit la plus

    propre. Ici on pourrait poursuivre en voquant le travail de la tradition phnomnologique contemporaine

    et le chemin ouvert par Michel Henry sur la souffrance. Cest dans la souffrance que je suis rejet vers ma

    solitude ontologique et ma singularit absolue. Dans la souffrance et dans la mort venir je suis cras sur

    ma singularit, je fais lexprience du ne pouvoir sortir de moi . Dans la rencontre de ma mort je suis

    cras par mon individualit naturelle ou pour le dire avec Kojve cest toujours le monde qui tue

    lhomme, mme dans le suicide.

    Alors que la mort est voque dans le on-dit de la quotidiennet en mme temps que contourne par

    lui, ltre-pour-la-mort dans sa vrit est esseulement, singularisation absolue, rapport soi le plus propre.

    La thse de Heidegger introduit du mme coup une asymtrie remarquable entre le non-n et ltre-

    disparu. Labsence de vie du mort est singularise par le disparu et en elle cest limpossibilit future

    dexister, maintenant parfaitement dtermine, qui soppose la possibilit dexister, certes vide mais

    nanmoins entire, de ce qui nest pas n. Et objectivement, cest dire dans le monde, la mort ne se

    confond pas avec labsence de vie qui prcde la naissance. Mme si ce sont l deux absences de vie qui se

    rejoignent en soi, mme si rien ne distingue en soi les deux non-tre, le nant ne se distinguant jamais du

    nant, il faut dire que dans lobjectivit du monde, les deux absences de vie sont pourtant aussi distin-

    gues. Cest que la mort justement nest pas positivement, nest pas un tant. Certes le mort est bien de

    quelque manire lavoir-t vivant mais le vivant, chaque instant est aussi un avoir t vivant. Et le vi-

    vant nest pas mort mme si par l videmment se laisse apercevoir le fait quil y a dj au creux de la vie

    quelque chose de la mort. Par consquent la mort dun vivant se donne objectivement comme une frontire

    de lavoir-t, la fois mobile et interne au procs de la vie et la fois immobile, dfinitivement immobile.

    Ltre-mort est objectif sans jamais tre en acte. Ce qui est vraiment cest cette frontire de la diffrence

    entre la vie et la mort et elle nest en acte quavec la vie.

    III

    Tout dabord sil y a quelque chose de constant dans le traitement que Lacan va accorder la ques-

    tion de la mort cest bien le refus daccepter la thorie freudienne de linstinct de mort tout en pointant

  • 11

    lirremplaable de ce qui est vis par la mditation freudienne. En 1938, par exemple, la critique laca-

    nienne se centrait sur la croyance positive en la fonction de linstinct de mort dans les tendances suicidai-

    res. Si on doit poser lapptence la mort comme un trait propre lhomme, soutenait alors Lacan, il faut

    le rattacher au fait quil est un animal symbolique, non au fait quil serait soumis linstinct de mort. Et

    puisque cest bien plutt la dysfonction de la rgulation biologique qui est en cause dans lmergence du

    symbolique, ce dernier apporte avec lui la morbidit propre lespce qui vit du symbolique; lapptence

    la mort na rien de biologique chez lhomme13. Lacan pensait alors que la prvalence marque de limago

    maternel induisait une morbidit particulire, que cest cet imago que le sujet cherchait retrouver dans les

    suicides non-violents , les anorexies, les toxicomanies par la bouche et les nvroses gastriques14. Cela

    signifie en outre que Lacan ne reviendra pas purement et simplement au point de vue phnomnologique

    sur la question de la mort et de son incidence subjective : la prise en compte de la rptition morbide a

    dplac le centre de gravit de labord du problme. Cest dans le commentaire quil donna un rapport de

    Loewenstein sur le masochisme et la thorie des pulsions, en 1938, que Lacan insistera, pour la premire et

    la dernire fois, comme Hegel et Heidegger avant lui, sur le savoir de la mort comme le propre de

    lhomme15. Toute la suite de son uvre crite et parle propos de la mort sera marque par la volont

    daller au-del de cette affirmation touchant le savoir de la mort. Par contre le thme de la mort comme

    sens de la vie va demeurer central jusqu la fin de luvre mme si prcisment, dira Lacan, ce sens

    13 Que la tendance la mort soit vcue par lhomme comme objet dun apptit, cest l une ralit que lanalyse fait apparatre tous les niveaux du psychisme ; cette ralit, il appartenait linventeur de la psychanalyse den reconnatre le caractre irrductible, mais lexplication quil en a donne par un instinct de mort, pour blouissante quelle soit, nen reste pas moins contradictoire dans les termes ; tellement il est vrai que le gnie mme, chez Freud, cde au prjug du biologiste qui exige que toute tendance se rapporte un instinct. Or, la tendance la mort, qui spcifie le psychisme de lhomme, sexplique de faon satisfaisante par la conception que nous dveloppons ici, savoir que le complexe, unit fonctionnelle de ce psychisme, ne rpond pas des fonctions vitales mais linsuffisance congnitale de ces fonctions. Lacan, J. Les Complexes familiaux, Navarin dit , Paris, 1984 p.33 14 Cette tendance psychique la mort, sous la forme originelle que lui donne le sevrage, se rvle dans des suicides trs spciaux qui se caractrisent comme non violents , en mme temps quy apparat la forme orale du complexe : grve de la faim de lanorexie mentale, empoisonnement lent de certaines toxicomanies par la bouche, rgime de famine des nvroses gastriques. Lanalyse de ces cas montre que, dans son abandon la mort, le sujet cherche retrouver limago de la mre. Cette association mentale nest pas seulement morbide. Elle est gnrique, comme il se voit dans la pratique de la spulture, dont certains modes manifestent clairement le sens psychologique de retour au sein de la mre ; comme le rvlent encore les connexions tablies entre la mre et la mort, tant par les techniques magiques que par les conceptions des thologies antiques ; comme on lobserve enfin dans toute exprience psychanalytique assez pousse. . Lacan, J. Les Complexes familiaux, Navarin dit , Paris, 1984 p.33-34 15 Le sens de la vie de lhomme tant, dans son vcu, intriqu avec le sens de la mort, ce qui spcifie lhomme par rapport linstinct de mort cest que lhomme est lanimal qui sait quil mourra, quil est un animal mortel Intervention sur le rapport de R. Loewenstein Lorigine du Masochisme et la thorie des pulsions , 10me confrence des psychanalystes de langue franaise, parue dans Revue Franaise de Psychanalyse, 1938, tome X, n 4, pages 750 752. On va voir que trois dcennies plus tard il aura un tout autre regard sur la chose puisquil ira jusqu donner pour titre une intervention Bruxelles en 1972 La mort est du domaine de la foi.

  • 12

    chappe chaque instant de vie des mortels car ils ne vivent jamais vraiment un seul instant comme mor-

    tels.

    De tous les savoirs que lhomme peut dtenir sur lui-mme celui-ci est le plus rpandu, le plus cer-

    tain : tous les hommes meurent, voil bien par exemple une des vrits les plus fondamentales du sens

    commun. Mais en mme temps chacun pour lui-mme, au plus profond de sa psych, se croit immortel et

    vit comme tel dira Lacan. La psychanalyse ne peut pas entriner le savoir du sens commun sur ce sujet,

    pas plus que sur dautres, par exemple la croyance quil y a des hommes et des femmes. Elle ne peut pas

    non plus endosser une position philosophique -sur le thme de la mort- qui sinspirerait de Hegel et Hei-

    degger sous prtexte quils assoient dfinitivement la philosophie athe de la mort dont elle a besoin. En

    analyse on analyse des croyances. La croyance selon laquelle on va mourir doit tre considre comme

    une croyance et plus prcisment une croyance spcifique de lego. Mais par ailleurs linconscient fait que

    chacun se croit immortel. Il va falloir expliquer comment lego peut se reprsenter la mort venir et com-

    ment dune certaine manire il le doit alors que l inconscient nest pas simplement dans une ignorance de

    la mort mais bien au contraire dans un savoir qui la nie. Cest prcisment en tant quintriorisation non

    consciente du discours commun, du on-dit , que le moi apprend quil doit mourir. Et il peut se savoir

    mortel, en dpit de son dsir dimmortalit, parce que le symbole lisole et que par le symbole il peut se

    reprsenter comme absent et dautres peuvent le faire16. Cest lalination fondamentale de lego qui ex-

    plique maintenant pour Lacan comment le on-dit pntre la subjectivit et vient contredire la croyance

    fondamentalement inconsciente en sa propre immortalit.

    Ceci dit on ne peut nier quil existe un savoir de la mort. Le rel de sa propre mort, nulle subjectivit

    ny peut certes accder. Mais, pour autant que ce rel est nomm dans la langue et pris en charge par la

    culture, il est su par les autres. La mort de lautre cest le rel, voire ce qui est capable de creuser un trou

    16 La croyance en la mortalit est une croyance du moi en tant quil est tout entier ptri du on-dit et qu'il peut se peprsenter comma absent au croisement du symbolique et de limaginaire : Le moi est lui-mme un des lments significatifs du discours commun, qui est le discours inconscient. Il est en tant que tel, en tant qu'image, pris dans la chane des symboles. Il est un lment indispensable de l'insertion de la ralit symbolique dans la ralit du sujet, il est li la bance primitive du sujet. En cela, en son sens originel, il est dans la vie psychologique du sujet humain l'apparition la plus proche, la plus intime, la plus accessible, de la mort. Le rapport du moi et de la mort est extrmement troit, car le moi est un point de recoupement entre le discours commun, dans lequel le sujet se trouve pris, alin, et sa ralit psychologique. Le rapport imaginaire est, chez l'homme, dvi, en tant que l se produit la bance par o se prsentifie la mort. Le monde du symbole, dont le fondement mme est le phnomne de l'insistance rptitive, est alinant pour le sujet, ou plus exactement il est cause de ce que le sujet se ralise toujours ailleurs, et que sa vrit lui est toujours voile par quelque partie. Le moi est l'intersection de l'un et de l'autre. Lacan, Jacques Le moi dans la thorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse Sminaire 2, ditions du Seuil, Paris, 1978, p.245.

  • 13

    dans le rel . Cest ce dont on fait lexprience avec la mort du trs proche. La mort de lautre est bien

    dans ce cas ce terrible savoir de limpossibilit pour lautre dexister avec nous dans ce monde. Il est, si on

    sen tient strictement la dfinition du rel comme impossible, lauthentique rel, mme si comme le sou-

    lignait Lacan, ce rel ne pouvait tre invoqu de faon pertinente pour la mort propre parce quon accdait

    seulement lanticipation imaginaire de cette sienne mort. Mais dans chaque culture on assiste la mise

    en place dun rituel funraire et dune symbolisation massive de la disparition relle de lautre. Lacan di-

    sait de la mort dun tre cher quelle est un trou dans le rel autour duquel pullulent les formations signi-

    fiantes et nhsitait pas alors comparer les preuves du deuil et la psychose en soulignant que cest

    linverse du mcanisme de la forclusion qui est luvre dans les rituels funraires: ce qui disparat de

    symbolique dans le rel, ou ce qui est emport dinvestissement symbolique avec le disparu dans ce trou

    du rel, doit rapparatre dans la ralit, par la mdiation du rituel . Mais comme dans la psychose la profu-

    sion des rites funraires, et plus prcisment piaculaires, comme disait Durkheim, tmoigne justement

    son tour de ce foisonnement signifiant autour dun trou dans le rel.

    On peut dire, comme le soulignait Denis Duclos, que la mort est en mme temps pour ceux qui par-

    lent limpossibilit dexister et la ncessit dfinitive tre quappelle le symbole : rduit un nom sur une

    tombe. Le symbolique est mortifre en soi perce quil appelle se figer dans le signifiant. Le vivant parlant

    ne totalise son existence que dans sa disparition pure et simple dans le symbole et cest pourquoi selon les

    anciens le symbolique et la mort ont un troit rapport avec la totalisation de lexistence. La loi de toute

    culture est ainsi de prserver ce qui a t port par un nom de la disparition pure et simple, de lui viter la

    seconde mort qui est la disparition de sa trace signifiante. La premire mort est bien la mort relle; mais

    elle nest encore pour chacun que la premire mort laquelle peut succder une deuxime mort. Le nant

    de la mort qui devrait simplement quivaloir au nant du non n est bien distingu spontanment dans la

    croyance mythique et religieuse sous la forme dune ncessit symbolique tre. Cest ainsi que le mort

    apparat aussi lhomme comme ce qui demande tre reconnu et le disparu doit tre reconnu dans la

    singularit inactuelle de son avoir-t .

    Toute culture, au sens o les anthropologues en parlent, ngocie une part significative du rapport la

    mort pour chacun, mais celui-ci est en mme temps constitutif du rapport soi-mme dont parle Lacan

    dans la citation donne en exergue, il est au fond ce qui singularise aussi bien ce rapport soi. La culture

    dvoile et voile la mort dun mme mouvement car toute culture est la fois un savoir de la mort et un

    contournement de ce savoir. De tous les savoirs que lhomme peut dtenir sur la base du sens commun,

  • 14

    celui-ci est la fois le plus certain mais aussi le plus mme dtre refoul, dni, contourn, transform,

    forclos, de sorte quon peut affirmer que cest un savoir immdiatement et entirement nou au non-savoir.

    Il saccompagne dun profond voilement de ce qui est su, dun je nen veux rien savoir, dune croyance

    inconsciente, inbranlable nous disait Freud, qui trouve se prolonger dans le dni religieux et thologique

    amnag par la culture et encore aussi bien dans le refoulement par la quotidiennet fort bien analys par

    Heidegger. On peut dire que partout o il y a de lhomme il y a la fois savoir et non savoir de la vrit de

    la mort. Mais quoi quil en soit sa propre mort nest jamais donn chacun dans son rel et elle nest don-

    ne que sous le mode de lanticipation imaginaire. Elle est connue par chacun dans lanticipation de la

    perte, de la privation mme du tout de lexistence.

    La dernire partie de luvre de Lacan revient Freud et la prise en compte du rapport entre la mort

    et la reproduction sexue17. La vie et la mort sont reproduites avec le sexe. Entre la vie et la mort il ny a

    quune asymtrie de principe : lune, la vie suppose la dualit, cest dire la vie comme non-mort ; lautre

    la mort suppose la non-dualit. La vie et la mort ne sont pas des catgories analytiques. Elle nintressent

    la psychanalyse quen regard de ce quelles sont signifies pour la subjectivit dans la parole et le langage.

    Lacan se demandera si cest le savoir de la mort que refoule le langage18. Mais, dans le rve, la mort est du

    ct du rveil plutt que du sommeil. Il mettra surtout en parallle le non rapport sexuel et la mort puisque

    lun et lautre, pris ensemble, fondent le principe de castration strictement lacanien qui se dduit de la tho- 17 .. la liaison certaine, manifeste, entre la reproduction sexuelle et la mort est patente; ce titre, la question de savoir ce qui prside la reproduction, ce qui se situe dans le germen par rapport ce qui se produit dans le soma, est primordiale ; que ce soit la vie qui soit prsente dans le germen reste absolument ambigu ; pourquoi pas aussi bien la reproduction de la mort ? Cest ce niveau que dans toute espce sexue se situe la question ; et cette question, je ne la pose que parce que sil y a quelque chose que lanalyse nous permet daffirmer, cest que ce lien, cette connexion entre ce quil en est du sexe et ce quil en est de la mort, cest trs prcisment autour de quoi nous pataugeons sans cesse. Si nous ne nous sortons pas de cette pseudo-antinomie de la vie et de la mort, nous navancerons en rien. Ce sont l des termes qui nont quun poids de pure fascination, et cest la fascination o nous tombons sans cesse quand nous entendons prsentifier lun ou lautre de ces deux termes : la vie dune part, la mort de lautre. Intervention aux conclusions des groupes de travail , parue dans les Lettres de lcole Freudienne, 1975, n15, Paris, pp. 236-237. 18 Dans la rponse une question de Catherine Millot (1974 ) sur le dsir de dormir, le dsir de rveil et la mort dans le rve, on peut retenir ceci en particulier : Quil soit branch sur la mort, le langage seul, en fin de compte, en porte le tmoi-gnage. Est-ce que cest a qui est refoul ? Cest difficile de laffirmer. Il est pensable que tout le langage ne soit fait que pour ne pas penser la mort qui, en effet, est la chose la moins pensable qui soit. Cest bien pour cela quen la concevant comme un rveil, je dis quelque chose qui est impliqu par mon petit nud SIR. Je serais plutt port penser que le sexe et la mort sont solidaires, comme cest prouv par ce que nous savons du fait que ce sont les corps qui se reproduisent sexuel-lement qui sont sujets la mort. Mais cest plutt par le refoulement du non-rapport sexuel que le langage nie la mort. Le rveil total qui consisterait apprhender le sexe ce qui est exclu peut prendre, entre autres formes, celle de la cons-quence du sexe, cest--dire la mort. En fin de compte, le langage reste ambigu : il supple labsence de rapport sexuel et de ce fait masque la mort, encore quil soit capable de lexprimer comme une espce de dsir profond. Il nen reste pas moins quon na pas de preuves chez lanimal, dans les analogues du langage, dune conscience de la mort. Je ne pense pas quil y en ait plus chez lhomme, du fait du langage : le fait que le langage parle de la mort, a ne prouve pas quil en ait aucune connaissance .Transcription parue dans la revue Lne, 1981, no 3, p.3

  • 15

    rie du dsir fond sur le signifiant. Cest parce que lhomme est pris dans le signifiant quil n y a pas de

    rapport sexuel mais le langage refoule le non-rapport sexuel. De ce fait, dit Lacan, il masque la mort.

    Pourquoi? Parce que la mort en tant que signifie nous comme impossibilit incontournable exister,

    comme le non-rapport sexuel, tmoigne de la singularit dans sa rencontre du vide du symbolique.

    La plupart du temps Lacan conteste lvidence clinique de l angoisse de la mort et scarte chaque

    fois quil le peut de Heidegger sur ce point. Le passage plac en exergue fait exception. Pour le philosophe

    le concept dangoisse a un troit rapport avec le rien, le nant. Cest seulement la peur spcifique du rien,

    du nant, qui dfinit langoisse chez Heidegger; tandis que pour le psychanalyste seule la vie dans ce

    monde peut tre objet dangoisse et en particulier lapprhension du dsir de lAutre. Limportant cest que

    Lacan va chercher tout prix maintenir une distance entre langoisse de castration et une soi-disant an-

    goisse fondamentale devant la mort. A la limite, dit Lacan, seule la promesse de limmortalit dans ce

    monde pourrait tre source dangoisse19. Dans lextrait plac en exergue, langoisse propos de la mort est

    toutefois voque positivement, quoique indirectement par la mdiation de la solitude et de la dtresse.

    Mais est-ce bien de langoisse de la mort dont il est question ici dans ce petit extrait qui termine le com-

    mentaire sur lAntigone de Sophocle? A la suite de Freud Lacan voque en fait la dimension de la d-

    tresse. La dtresse nest pas tout fait langoisse; mais le fond de solitude partir duquel se lve le signal

    de langoisse. Contrairement Hegel Lacan nvoque jamais la peur imaginaire de la mort mais il voque

    ici clairement le devoir-tre dans la solitude en ce qui a trait au devoir-mourir. Pour Lacan le devoir-mourir

    ninterpelle le sujet que dans ce rapport lui-mme o parce quil na attendre laide de personne il est

    dans la dtresse. Comme chez Heidegger la mort anticipe fait clore le plus extrme de la singularit du

    rapport soi et cest en ce point prcis que sarticule la fonction du dsir: la fonction du dsir dit Lacan,

    doit rester dans un rapport essentiel avec la mort. Seule cette dernire formule donne son sens achev aux

    concepts lacaniens de castration et de dsir, parce que seule elle les ancre dans la singularit absolue du

    rapport soi. Autrement dit le renversement immanent la mort comme loi, repr par Hegel dans ce ba-

    lancement qui la fait passer du matre absolu la condition transcendantale de libert, devient chez Lacan

    cette loi desseulement qui est et doit tre en mme temps la loi immanente ce dsir. On voit bien ici que

    le dsir nest pas le produit dune autre loi qui viendrait contraindre la subjectivit de lextrieur et qui

    grce cette confrontation le ferait apparatre et perdurer. En ce sens la loi du devoir mourir adresse 19 Simone de Beauvoir avait explor cette hypothse dune vie ternelle dans ce monde dans un trs beau roman intitul Tous les hommes sont mortels, qui fait prcisment le rcit de lexprience dun personnage qui aurait bu un filtre dimmortalit. Lexploration psychologique parvenait exactement la mme conclusion; il sagit de la situation la plus angoissante qui soit.

  • 16

    chacun est bien la loi de la castration mme si prcisment on ne peut pas affirmer quil y a angoisse de la

    mort comme il y a une angoisse de la castration. Par consquent cest le point de solitude de la dtresse du

    devoir-mourir qui est aussi celui auquel doit demeurer attach le dsir qui y trouve sa Loi authentique.

    Pour celui qui va mourir, cest dire pour chacun dentre nous, cest non pas ncessairement sous la forme

    de la peur de la mort, la fois connue et dnie, que cette dtresse est prsente; mais de toute faon elle

    doit tre, par son retournement interne, reconnue par nous dans sa pousse fondamentale au dsir, comme

    sa loi, son impratif : dsire.

    Olivier Clain