Floucat 2005. Image Et Concept Chez Saint Thomas d'Aquin

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YVES FLOUCAT (*) Recherches philosophiques I (2005) 29-44 IMAGE ET CONCEPT CHEZ SAINT THOMAS D'AQUIN L'objet de cet exposé appartient au vaste domaine de ce que l'on appelle l'ontologie du connaître, à savoir une étude métaphysique de la vie propre que représente l'activité de connaissance, notamment la connaissance intel- lectuelle. C'est une part déterminante de toute critique de la connaissance mais aussi de toute anthropologie métaphysique, car, par la connaissance intellectuelle, la personne manifeste de manière particulière la générosité de son être. Je me propose de dégager les éléments essentiels du processus par lequel se fait, chez saint Thomas, l'abstraction par laquelle, de l'image sensible, l'intel- ligence dégage son objet. Mais la condition première d'une juste compré- hension de ce processus demeure la mise en lumière du caractère intérieur ou immanent de l'acte au sein duquel l'intelligence abstractive appréhende son objet au terme de la conception. 1. La connaissance, activité immanente d'ordre intentionnel La connaissance intellectuelle est une activité et même la forme la plus haute d'activité vitale dans la mesure où, comme le dit saint Thomas, « ce sont les êtres intelligents qui ont une vie plus parfaite » 1 . Mais comment pouvons-nous définir cette forme originale d'activité qu'est la connaissance et, particulièrement, l'acte de l'intelligence ? Il faut ici distin- guer, avec Aristote et saint Thomas, deux genres d'action bien différents : l'action transitive et l'action immanente. La première, l'action transitive, procède de l'agent et va à une matière extérieure pour y causer un changement. Alors, dit Aristote, « l'acte est dans l'objet produit, l'action de bâtir, par exemple, dans ce qui est bâti, l'action de tisser, dans ce qui est tissé » 2 . L'action de chauffer ou de brûler n'affecte pas l'agent. Même si ces opérations (*) Faculté de philosophie, Institut Catholique de Toulouse. 1. THOMAS DAQUIN, Somme théologique, Ia, q. 18, a. 3. 2. ARISTOTE, Métaphysique Θ, 8, 1050 a 32, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1974, p. 513.

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YVES FLOUCAT(*)

Recherches philosophiques I (2005) 29-44

IMAGE ET CONCEPT

CHEZ SAINT THOMAS D'AQUIN L'objet de cet exposé appartient au vaste domaine de ce que l'on appelle

l'ontologie du connaître, à savoir une étude métaphysique de la vie propre que représente l'activité de connaissance, notamment la connaissance intel-lectuelle. C'est une part déterminante de toute critique de la connaissance mais aussi de toute anthropologie métaphysique, car, par la connaissance intellectuelle, la personne manifeste de manière particulière la générosité de son être.

Je me propose de dégager les éléments essentiels du processus par lequel

se fait, chez saint Thomas, l'abstraction par laquelle, de l'image sensible, l'intel-ligence dégage son objet. Mais la condition première d'une juste compré-hension de ce processus demeure la mise en lumière du caractère intérieur ou immanent de l'acte au sein duquel l'intelligence abstractive appréhende son objet au terme de la conception.

1. La connaissance, activité immanente d'ordre intentionnel

La connaissance intellectuelle est une activité et même la forme la plus

haute d'activité vitale dans la mesure où, comme le dit saint Thomas, « ce sont les êtres intelligents qui ont une vie plus parfaite »1.

Mais comment pouvons-nous définir cette forme originale d'activité qu'est

la connaissance et, particulièrement, l'acte de l'intelligence ? Il faut ici distin-guer, avec Aristote et saint Thomas, deux genres d'action bien différents : l'action transitive et l'action immanente. La première, l'action transitive, procède de l'agent et va à une matière extérieure pour y causer un changement. Alors, dit Aristote, « l'acte est dans l'objet produit, l'action de bâtir, par exemple, dans ce qui est bâti, l'action de tisser, dans ce qui est tissé »2. L'action de chauffer ou de brûler n'affecte pas l'agent. Même si ces opérations (*) Faculté de philosophie, Institut Catholique de Toulouse.

1. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 18, a. 3.

2. ARISTOTE, Métaphysique Θ, 8, 1050 a 32, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1974, p. 513.

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ne laissent pas celui qui les produit indifférent, c'est bien celui qui en reçoit les effets, à savoir le patient qui est qualifié par elles.

Toute autre est l'action immanente au sens strict de ce terme, car elle

demeure dans l'agent comme sa perfection. Qu'est-ce à dire ? Demeurer dans l'agent, cela veut dire pour celui-ci ne rien produire d'autre que l'action elle-même en sorte que cette action est pour l'agent lui-même une qualification qui est comme un accroissement d'être. Voir ou penser ne consiste pas à faire passer quoi que ce soit, par manière de production, dans la chose qui est vue ou dans ce qui est pensé.

Les opérations matérielles de la vie des végétaux, par la transitivité qui

les caractérise, ne laissent à ceux-ci qu'un degré d'immanence assez rudimentaire. La vie sensitive est plus parfaite, parce que son immanence inclut déjà, au-delà de l'action purement physique et transitive qu'un corps peut exercer sur un organe sensoriel, l'intériorité ou l'intimité propre à l'activité de connaissance, à savoir une certaine présence immatérielle du connu dans le connaissant par laquelle le connaissant devient un avec le con-nu et se parfait dans cette union. La sensation demeure cependant profondé-ment limitée, car « le sens n'appréhende pas l'essence des choses, mais seulement les accidents extérieurs » que sont les qualités sensibles3. De plus, le sens est trop immergé dans la matérialité pour être capable de réflexivité : « Aucun sens ne se connaît soi-même, ni sa propre opération. La vue en effet ne se voit pas elle-même et ne se voit pas voir, mais ce regard réflexe appartient à une puissance supérieure. »4

Cette puissance supérieure est le sens commun. C'est à lui que « sont

rapportées comme à un terme commun toutes les connaissances des sens propres », en sorte qu'il « perçoit la vision elle-même ». Cette réflexion demeure cependant incomplète (reditio incompleta), puisque seul l'intellect peut avoir une certaine appréhension réflexive de sa propre essence (reditio completa)5. Aussi bien l'intériorité ou l'immanence de la sensation, qui suppose au demeurant une action du sensible sur le sens qui l'apparente au genre des actions transitives, ne saurait atteindre à la pureté de l'immanence intellec-tuelle6.

3. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 57, a.1, ad 2um.

4. THOMAS D’AQUIN, Somme contre les Gentils, II, c. 66.

5. Cf. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 78, a. 4, ad 2. De Veritate, q. 10, a. 9.

6. Ibid., Ia, q. 27, a. 5, in c.: « La sensation, qui semble aussi une opération immanente au sujet sentant, n’appartient pas à la nature intellectuelle; elle n’est d’ailleurs pas totalement

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IMAGE ET CONCEPT CHEZ THOMAS D’AQUIN 31 Connaître intellectuellement n'est pas subir une influence immédiatement

venue du dehors, ni agir sur un objet extérieur à l'intellect, mais exister au plus intime de l'esprit sous la détermination formelle d'un objet à l'appréhension duquel on s'abandonne et auquel on s'assimile. Aussi bien, « la modification du sujet dans l'acte de connaître est ce qui se peut concevoir de plus délicat et de plus intime ; rien de plus éloigné d'une altération contrariante, mais aussi pas de touche plus radicale et qui atteigne plus subtilement les profon-deurs de l'être. Par la perfection de la délicatesse et de la profondeur, la qualité qui constitue le connaître réalise un chef-d’œuvre d'intériorité. »7 C'est, dira au XVIIème siècle un grand commentateur du Docteur angélique, Jean de Saint-Thomas, un pur “devenir l'autre”, qui ne comporte aucun mouvement et aucune altération, aucun “devenir autre”. Dans la connaissance intellectuelle, écrit sobrement l'Aquinate, « intelligence et objet connu sont identiques »8.

Sans doute celui qui connaît passe de l'ignorance à la connaissance, ou

d'une connaissance à une autre, il apprend ; mais, précisément, ce n'est pas dans ce mouvement que consiste formellement le connaître. Bien au contraire, celui-ci est l'acte auquel s'ordonne tout le mouvement. Ainsi, s'il y a, dans la connaissance intellectuelle, recherche et discours, quête de l'intelligence, cela ne modifie en rien la nature même de l'acte de connaître qui est d'être immanent et immobile. C'est la condition charnelle de l'esprit qui lui impose cette sorte de mobilité que représente le cheminement de la raison à la poursuite de son bien propre. De soi, formellement, l'activité connaissante de l'intelligence est immobilité, pure contemplation, repos de l'esprit dans la lumière de l'objet.

Devenir l'autre sans devenir autre, c'est donc là ce qui constitue le

mystère particulier de l'acte de connaître. L'autre que moi, restant autre que moi, devient objet pour moi, et moi-même, conservant mon identité propre, je deviens l'objet en laissant intacts son caractère d'objet et son altérité.

Convenons qu'une telle manière de considérer les choses risque d'appa-

raître comme mettant le principe d'identité à rude épreuve. Ce qui est exigé, en effet, par le principe d'identité, c'est que tout étant soit ce qu'il est ; or, comment le sujet connaissant, tout en restant identique à soi, pourrait-il devenir l'autre en tant qu'autre ? C'est qu'il y a en réalité deux manières d'exister.

étrangère au genre des actions ad extra, puisque la sensation s’accomplit par action du sensible sur le sens. »

7. Yves SIMON, Introduction à l’ontologie du connaître, Paris, 1934, p. 104.

8. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 87, a. 1, ad 3um.

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Il y a l'existence de ce qui est soi et rien que soi et ne peut être qualifié par un autre sans perdre sa propre qualification. Le principe d'identité concerne cet ordre d'existence.

Mais il y a un autre ordre d'existence, celui où ce qui est soi peut aussi

être l'autre. Cet ordre d'existence est celui de l'existence intentionnelle. C'est cette manière intentionnelle d'exister qui entre en jeu dans la connaissance. Le sujet connaissant devient intentionnellement l'autre en tant qu'autre et celui-ci est intentionnellement présent dans le sujet connaissant. L'intention-nalité désigne ici le mode d'être ténu, relatif, tendanciel qui est celui de l'objet dans le connaissant et qui est bien différent de son être de chose, mode d'être qui permet en tout cas au connaissant d'être en quelque sorte rendu disponible à autre que lui.

Connaître n'est rien d'autre en conséquence, pour saint Thomas, que

devenir intentionnellement, pour le posséder, l'objet qui est lui-même inten-tionnellement présent dans le sujet connaissant. Ceci implique – et c'est ce qui nous intéresse plus directement ici – l'immatérialité de la connaissance (y compris de la connaissance sensible) et, d'autre part, l'existence dans l'âme de formes qui introduisent en elle l'objet. Du lien entre connaissance et immatérialité – même lorsqu'il s'agit de la connaissance sensible –, nous pouvons nous faire une idée plus précise en considérant, d'une part qu'il ne suffit pas d'exister pour nécessairement connaître, d'autre part qu'il y a une différence de nature entre connaissant et non-connaissant.

Qu'il ne suffise pas d'exister pour nécessairement connaître, cela est trop

clair. Une pierre existe, mais elle ne connaît pas – même pas d'une connais-sance sensible –, c'est-à-dire qu'elle est incapable de s'assimiler et de devenir au plus profond d'elle-même un objet dans son altérité. Si elle est qualifiée par autre chose qu'elle – au contact de l'eau, par exemple, ou de divers agents atmosphériques – elle subit l'érosion, elle s'altère, elle est modifiée. Aussi est-elle incapable d'adapter son mouvement aux conditions du monde extérieur. Elle se meut uniquement en fonction du principe interne de son mouvement, en fonction de sa lourdeur; d'elle-même, elle ne peut que tomber.

Prenons maintenant un animal. Il est remarquable qu'il effectue des

mouvements qui ne peuvent s'expliquer uniquement par les principes internes qui, cependant, les régissent. S'il est capable de poursuivre une proie, c'est que, d'une certaine manière, celle-ci existe pour lui. On peut parler dès lors déjà de connaissance animale (une connaissance sensible seulement, bien entendu). La proie existe pour l'animal, c'est-à-dire qu'elle existe d'une certaine façon dans l'animal et que l'animal la devient en quelque manière.

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IMAGE ET CONCEPT CHEZ THOMAS D’AQUIN 33 Mais la connaissance se réalise à un niveau supérieur dans l'homme, car

celui-ci est doué non seulement de connaissance sensible, mais de connais-sance intellectuelle. L'essentiel ici est de bien percevoir que seuls sont doués de connaissance les êtres capables de s'ouvrir à l'être des autres et de le devenir sans qu'ils soient aucunement altérés. Et cela ne peut se réaliser que dans les êtres qui ne sont pas, comme la pierre, intégralement matériels. La connaissance exige donc toujours un certain degré d'immatérialité et le degré de connaissance d'un être est proportionnel à son degré d'immatérialité. Un animal, n'ayant pas une nature spirituelle, et donc n'ayant pas d'intelligence proprement dite, n'a pas le même degré d'immatérialité que l'homme dont la forme substantielle est spirituelle. L'animal ne peut dépasser la connaissance sensible tandis que l'homme la transcende par la connaissance intellectuelle.

Nous aboutirons à la même conclusion en considérant la différence de

nature qui existe entre connaissant et non-connaissant. Le non-connaissant apparaît comme enfermé dans ses propres limites. Il est un être dont la forme est uniquement détermination d'une matière et se révèle incapable de se dépasser. Par contre, le connaissant est en un certain sens vainqueur de ses propres limites, il se dépasse parce que sa forme, si elle informe un corps, émerge au-dessus de la matière. Et ceci n'est possible que parce que le connaissant a au moins, s'il s'agit de l'animal, une faculté de connaissance sensible qui comme telle émerge au-dessus de la matière, et, s'il s'agit de l'homme, en outre une faculté de connaissance intellectuelle qui comme telle est parfaitement immatérielle, d'une immatérialité subsistante, c'est-à-dire d'une immatérialité propre à l'esprit.

Le non-connaissant peut, certes, prendre une autre forme. C'est ainsi que

le fer s'amollit et se liquéfie sous l'action de la chaleur. Le connaissant est seul à pouvoir prendre la forme d'autre chose en la laissant autre et sans voir sa propre forme se modifier. Ce qui distingue donc le non-connaissant, c'est, encore une fois, qu’il est prisonnier de sa propre individualité, enfermé en lui-même et borné à un point et un instant donnés de l'espace et du temps. Et qu'est-ce qui clôt ainsi l'être sur soi, qu'est-ce qui le limite à un point de l'espace et du temps sinon la matière ? Il faut bien, par conséquent, que le connaissant qui, comme tel et par l'activité qui lui est propre, réussit d'une certaine façon à triompher de ses limites, soit, en tant que connaissant, dégagé de la matière. À cet égard, le problème n'est pas différent pour la connaissance sensible et pour la connaissance intellectuelle. L'une et l'autre impliquent un dépassement des limites matérielles. Simplement, elles constituent deux degrés différents d'un même genre d'opération, la connaissance sensible étant encore imparfaitement dégagée de la pure matérialité.

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Arrêtons-nous maintenant un moment sur la détermination, l'information ou la fécondation de l'intelligence par l'objet. Comment peut-elle se produire ? Pour que nous puissions connaître, il faut que la chose connue soit présente d'une certaine manière dans la faculté connaissante de façon qu'elle puisse la féconder. Et comment la chose connue pourrait-elle être présente dans le sens ou dans l'intelligence sinon par une similitude d'elle-même qui soit véritablement germe du connaître ? Il faut bien, en effet, qu'il y ait, dans le connaissant, une détermination par laquelle l'objet lui soit rendu présent.

Cette détermination interne, cette forme immatérielle qui est comme le

rayonnement en nous de l'objet et dont nous sommes contraints d'admettre l'existence si nous voulons respecter toutes les dimensions du mystère de la connaissance, saint Thomas (et les scolastiques avec lui) l'appellent une species (espèce) ; on peut rendre en français ce mot species, comme le fait Maritain, par l'expression “forme objectivante” ou “présentative” à condition de bien voir que c'est tel ou tel aspect objectif de la chose connue qui, par cette forme, est rendu objet de connaissance.

Il y a ainsi une similitude de l'objet ou une forme objectivante imprimée

dans la faculté sensible comme germe de la connaissance sensible, mais il y a aussi une similitude intelligible de l'objet ou une forme objectivante abstraite du sensible et imprimée dans l'intelligence pour que celle-ci, ainsi fécondée, puisse à l'intérieur d'elle-même devenir en acte ultime l'objet connu. Alors, comme le dit saint Thomas, « la similitude de la réalité visible est la forme par laquelle la faculté visuelle voit, et la similitude de la réalité connue par l'intelligence, à savoir : l'espèce (species) intelligible, est la forme par laquelle l'intelligence connaît »9.

Nous allons examiner ce que représente ce processus abstractif. Qu'il

suffise pour l'heure de bien comprendre la nécessité de ces similitudes de l'objet (les species) pour que celui-ci puisse être rendu présent au connaissant, pour que la chose connue en tel ou tel de ses aspects objectifs puisse être portée, pour la déterminer, la spécifier, à l'intérieur de la faculté connaissante.

2. Le processus abstractif

Jusqu'à présent, nous avons donc essayé d'explorer le mystère même du

connaître. Il s'agissait de savoir ce que c'est que connaître. Ce qui va suivre ne peut être compris que par rapport à cette conception que saint Thomas se 9. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 85, a. 2.

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fait de l'immanence du connaître et de la présence intentionnelle, par mode de similitudes (les species), du connu dans le connaissant. Il s'agit d'étudier le processus abstractif à partir du donné des sens tel que saint Thomas le présente.

Je me propose par conséquent, dans un premier temps, de donner quelques

indications sur la connaissance sensible et la phase préparatoire sensible de l'abstraction. S'il est vrai en effet que, selon l’adage scolastique, il n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait d'abord été dans les sens, nous ne pouvons pas ne pas aborder, même brièvement, l'examen de la connaissance propre aux sens et celui de la formation de l'image. Nous pourrons alors tenter de comprendre ce qu'est l'abstraction de l'objet intelligible à partir de l'image et comment l'acte d'intellection s'achève dans ce que saint Thomas appelle un verbe mental ou un concept.

2.1. La connaissance sensible et l'état des images avant l'abstraction

a. La connaissance sensible des sens externes

Quelques mots, tout d'abord, sur la connaissance sensible. Il faut distinguer

dès le départ, avec saint Thomas, ce qui a trait aux sens externes et ce qui a trait aux sens internes. C'est aux premiers que nous nous intéressons d'abord, car c'est par les sens externes que se produit chez l'homme le tout premier contact avec les choses. C'est la sensation qui est la source de toute l'expérience humaine.

Observons dès l'abord que, pour qu'il y ait connaissance sensible, il faut

qu'il y ait présence intentionnelle de l'objet senti dans le sens. Il faut donc que l'objet exerce une action sur la faculté sensible, action ayant pour terme l'impression d'une forme ou similitude qui rende intentionnellement ou immatériellement présent l'objet dans le sens. En effet, il ne suffit pas de noter la réalité de l'action transitive matérielle que le sensible, au titre de chose, exerce sur l'organe du sens, action ayant pour résultat une altération physique de l'organe. Cette action matérielle est sans doute indispensable et prérequise (si tel objet n'exerce pas une pression matérielle sur mon doigt, je ne puis le sentir par le toucher), mais elle ne saurait appartenir à l'ordre même de la connaissance sensible qui, comme toute connaissance, relève de l'univers de l'intentionnalité ou de l'immatérialité. Ainsi pour saint Thomas, le sens, en tant qu'organe animé, reçoit l'objet agissant en lui non point selon la matière (secundum materiam) et par une passion naturelle (passione naturali), mais selon la forme et sans matière (secundum formam et sine

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materia)10. Le Docteur commun ne fait au fond qu'appliquer par là le principe selon lequel « ce qui est reçu l'est selon le mode du récepteur (quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur). »

Cependant le sensible est immatériellement ou intentionnellement reçu

en vue de la connaissance, parce que lui-même n'agit pas sur le sens d'une manière purement matérielle, mais en vertu de sa forme (qui est comme une animation participée, puisque, comme telle, la forme n'est pas matérielle) et par le canal des diverses qualités externes11. Le rayonnement de la forme à travers les différentes propriétés sensibles enveloppe donc une communication immatérielle et intentionnelle d'ordre ontologique qui va fonder tout le processus de la connaissance sensible et l'intentionnalité qui lui est liée.

Autrement dit, il se produit entre le corps et l'organe du sens une

rencontre qui enveloppe une certaine connivence entre l'immatérialité dont participe le sens (en tant qu'organe animé) et l'immatérialité dont participent le corps matériel et ses diverses propriétés (en raison de la forme). Il faut donc admettre que les étants matériels ont une sorte d'efficience supérieure à la pure efficience physique ou matérielle, une efficience d'ordre intentionnel ou immatériel liée à l'immatérialité de leur forme, de façon que la connaissance proprement dite puisse naître. Selon saint Thomas, en effet, « pour l'action du sens, une modification spirituelle (immutatio spiritualis) est requise selon laquelle la forme intentionnelle de l'objet sensible est produite dans l'organe du sens. Autrement, si la seule modification physique (immutatio corporis) suffisait à produire la sensation, tous les corps en éprouveraient lorsqu'ils subissent un changement qualitatif. »12

Le sensible est en acte indépendamment du sens, ce qui signifie qu'il est

immédiatement apte à être senti. Quant au sens externe, il est prêt à accueillir la détermination sensible, car il est, peut-on dire, dans un état de tension vitale. On comprend dès lors que la chose imprime dans le sens une forme présentative ou une similitude par laquelle elle se rend intentionnellement présente à la faculté sensible et la féconde. Le sens devient alors intention-nellement le sensible par un acte vital immanent qui a pour principe la forme présentative imprimée en lui et pour terme immatériellement vécu la chose concrète elle-même telle qu'elle agit sur l'organe.

10. THOMAS D’AQUIN, De anima, II, 24, n° 551-554.

11. Cf. THOMAS D’AQUIN, De potentia, q. 3, a. 1, in c. : « Res naturalis [...] agit per formam suam, per quam est in actu.»

12. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Ia, q. 78, a. 3, in c.

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IMAGE ET CONCEPT CHEZ THOMAS D’AQUIN 37 La sensation n'est cependant pas dépourvue de fécondité. En effet,

simultanément à l'acte même de sensation, le sens véhicule les formes imprimées en lui comme principes de la sensation, dans les sens internes et particulièrement dans l'imagination. Celle-ci, recevant cette influence, élabore à son tour des phantasmes (phantasmata) ou images reproduisant les choses senties. De ce point de vue, l'imagination est bien pour l'Aquinate « comme un trésor des formes reçues par les sens »13. Dans ce processus, elle peut même acquérir une certaine indépendance au point de se constituer le phantasme ou l'image d'une chose pourtant absente, au risque de provoquer l'erreur14...

b. L'image

Il faut nous arrêter quelque peu sur cette image, car c'est à partir d'elle que

la connaissance intellectuelle va être possible. Mais, avant même la connaissance intellectuelle et son activité abstractive, se produit une modification des images qui représente pour elles une sorte de purification ou d'affinement. Et cette schématisation progressive, cette élaboration complexe n'est possible que parce qu'il se produit, entre les diverses images issues de la sensation, des associations et ce qu'on pourrait déjà appeler, mais improprement, des abstractions, c'est-à-dire ici des mises en lumière de certains traits individuels dissociés d'autres traits individuels.

Ces “abstractions” sont généralement la suite de fusions entre diverses

images, les parties semblables fusionnées ressortant clairement et les parties disparates se disloquant et s'effaçant. On obtient ainsi des schèmes concrets mais délestés d'un certain nombre de traits individuels. L'image élaborée de la sorte se trouve fin prête pour l'abstraction supérieure qui sera l'œuvre spécifique de l'intelligence. Il y a là simplement comme une préparation à l'abstraction mentale à laquelle concourt certainement l'imagination, mais aussi cette faculté que saint Thomas appelait l'estimative (estimativa) ou la cogitative (cogitativa) et dont on aurait tort de minimiser l'importance.

Chez l'animal, cette faculté sensitive s'appelle l'estimative et elle rend

bien compte de l'instinct dans la mesure où elle permet à l'animal de sentir ce qui lui est bon ou ce qui lui est nuisible. Chez l'homme, cette même faculté s'appelle la cogitative et elle travaille au service de l'intelligence au contact de laquelle, du reste, elle acquiert une condition meilleure et un champ d'exercice plus vaste. Elle peut ainsi jouer un certain rôle de médiation entre

13. Ibid., Ia, q. 78, a. 4, in c.

14. Ibid., Ia, q. 17, a. 2, ad 2um.

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le sens et l'intelligence en intervenant dans l'élaboration des schèmes imagi-natifs (phantasmata) qui seront comme la matière de l'intellection.

Redisons-le, ces schèmes imaginatifs issus de la sensation, et qui sont le

fruit d'une élaboration complexe, n'ont rien de l'abstraction intellectuelle. Leur “abstraction” est toute sensible et, s'ils se substituent à plusieurs images particulières, ils restent des reproductions concrètes, individuelles. Simplement, leur état d'affinement et, en quelque sorte, de subtilité plus grande, leur caractère d'image composite leur confèrent une aptitude immédiate à servir de matière à l'abstraction intellectuelle. Comment donc celle-ci se déroule-t-elle ? C'est ce qu'il convient d'examiner maintenant.

2.2. Le processus de l'abstraction

Il s'agit de voir comment, pour saint Thomas, l'intelligence peut, à partir

des schèmes imaginatifs, inscrire en elle les aspects intelligibles des objets matériels. C'est le processus abstractif qui met en œuvre cela et tout son intérêt réside dans le passage qu'il réalise du concret à l'abstrait, du sensible à l'intelligible, du matériel au spirituel, du singulier à l'universel.

Le problème qui se pose est celui de savoir comment des objets matériels

vont pouvoir communiquer avec une faculté qui est purement spirituelle. Les choses matérielles sont, avons-nous dit, sensibles en acte ; elles sont également intelligibles, c'est-à-dire susceptibles de nourrir l'intelligence, mais elles ne sont intelligibles qu'en puissance, et c'est de l'intelligible en acte qu'il faut obtenir pour qu'il y ait connaissance. Il faut donc que l'actuation de l'intel-ligible dans le sensible soit l'œuvre de l'esprit lui-même, ou plus exactement d'une puissance active de l'esprit.

Cette puissance active de l'esprit, saint Thomas l'appelle l'intellect agent

(intellectus agens) ou illuminateur qui représente véritablement, peut-on dire, la spontanéité vitale de l'esprit. Cet intellect agent est, pour saint Thomas, une puissance de l'âme très réelle et elle se distingue de ce qu'il appelle l'intellect passif ou possible (intellectus passivus sive possibilis), à savoir l'intellect dans sa fonction réceptrice des formes présentatives abstraites des choses.

En quoi consiste donc l'abstraction ? Nous l'avons vu, les formes intel-

ligibles sont dans les schèmes imaginatifs à l'état de matérialité, d'individuation et de concrétion ; elles y sont donc en puissance. Le rôle de l'intellect agent va être précisément de dégager ces formes ou aspects intelligibles de leur

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enveloppe matérielle pour les faire passer à l'acte. Il y a là, de la part de l'intellect agent, une action réelle. S'agit-il pour lui cependant d'agir sur l'image au point de la disloquer, de faire éclater l'enveloppe matérielle pour que puisse être assimilé le constitutif intelligible contenu en puissance dans une telle enveloppe ?

Se représenter ainsi les choses serait les matérialiser grossièrement et

confondre finalement l'action de l'intelligence et l'action des forces matérielles alors que, précisément, saint Thomas prend soin de le préciser, l'action de l'intellect agent n'est pas du même ordre que l'action transitive des êtres matériels. L'action de l'intellect agent n'apporte aucun changement à l'image sur laquelle elle s'exerce. Immatérielle, cette action est donc de l'ordre de l'intentionnel. C'est immatériellement que l'intellect agent assimile l'image à sa propre lumière et sépare en elle les caractères intelligibles qu'elle contient en puissance de leur enveloppe matérielle.

Pour bien comprendre ce rôle qui est celui de la puissance active de

l'esprit, il suffit de prendre avec Aristote et saint Thomas l'analogie de la lumière. On le sait, les couleurs, qui sont objet de vision, ne sont rendues visibles que grâce à l'illumination due à la lumière ; de même, pour saint Thomas, « les phantasmes reçoivent une lumière » et sont mis en un état tel que les formes intelligibles (species) peuvent en être abstraites15. Cette illumination est, de fait, une manifestation, puisque dans l'ordre spirituel de la connaissance la lumière a pour fonction de révéler, de manifester ou de donner à voir16.

Ainsi, la forme intelligible contenue en puissance dans le schème imaginatif

ne devient en acte que sous l'illumination de l'intellect agent (qui peut être appelé en ce sens intellect illuminateur). Celui-ci, en dirigeant ses feux vers l'image, fait apparaître l'intelligible qu'elle contenait en puissance et en prend en quelque sorte une similitude, une représentation, une species intelligible qui pourra féconder l'intellect possible. C'est sous l'action de la lumière de l'intellect agent que l'image s'éclaire, que le contenu intelligible présent en elle en puissance, sous un mode concret, sensible et individuel, est rendu intelligible en acte dans une forme présentative spirituelle qui féconde l'intellect passif ou possible. Celui-ci est ainsi informé, déterminé, spécifié par une forme présentative qui est une pure similitude du constitutif intelligible de l'image, un pur vicaire de l'objet, puisque par cette similitude c'est l'objet

15. Ibid., Ia, q. 85, a. 1, ad 4um.

16. Cf. Ibid., Ia, q. 67, a. 1, in c.: « (Le nom lumière) signifie d’abord ce qui procure une manifestation au sens de la vue. Ultérieurement, la signification s’est étendue à tout ce qui produit la manifestation d’une connaissance.»

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intelligible lui-même qui est intentionnellement présenté à l'intelligence. Ainsi, cette forme présentative ou cette similitude de l'objet n'est aucunement le terme de la connaissance, puisque c'est au contraire par elle que l'intelligence (l'intellect possible ou passif) est informée, actualisée, et qu'elle peut par conséquent connaître. D'aucune manière la similitude de l'objet n'est ce qui est connu ; bien au contraire, elle est au principe de la connaissance, et elle est ce par quoi l'intellect possible ou passif est mis en acte de connaître son objet.

Jusqu'à présent nous avons parlé de l'élaboration de l'image de façon que

celle-ci soit préparée à l'action de l'intellect agent, puis du processus abstractif lui-même par lequel l'intelligible est extrait de l'image sensible dans laquelle il était contenu en puissance et vient informer par une similitude de lui-même l'intellect possible ou passif. Il nous reste à examiner comment, ainsi informé, l'intellect possible appréhende actuellement son objet dans l'acte même de connaître.

Avant de procéder à cet examen de la verbalisation intérieure ou de la

conceptualisation de l'intelligence, je voudrais simplement apporter un complément qui ouvre à d'autres perspectives que nous ne pouvons aborder ici. C'est que l'illumination des images par l'intellect agent ou illuminateur ne se fait pas au seul profit de l'abstraction intellectuelle. À partir de ce que dit saint Thomas sur l'état d'attraction spirituelle où se trouve l'imagination du fait de sa proximité avec la lumière de l'intellect agent, on peut conjecturer que l'imagination créatrice ou imaginante, qui s'exerce dans la formation des mythes, dans l'art ou dans la pensée symbolique, est activée également par l'intellect illuminateur, car elle se trouve là sous sa motion immédiate.

Comme l'écrivait Olivier Lacombe dans la ligne de son maître J. Maritain,

« nous n'en sommes plus aux anathèmes du rationalisme classique stigmatisant l'imagination comme la “folle du logis”, et nous savons que, si le matériel d'images engrangé dans la mémoire sensible est souvent voué aux puissances infernales des pulsions venues du bas de notre être et de l'inconscient instinctuel et passionnel, il ne faut pas non plus méconnaître comment l'imagination imaginante ou transcendantale procède du préconscient de l'esprit en sa source, et suscite, dans la mouvance de l'intellect illuminateur, des structures imaginaires qui peuvent être porteuses de signification spirituelle. »17

17. O. LACOMBE, L’Élan spirituel de l’hindouisme, Paris, O.E.I.L., 1986, ch. XI : « Doctrine

renouvelée de l’imagination et de l’imaginaire dans les perspectives thomistes contempo-raines », p. 131-132.

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IMAGE ET CONCEPT CHEZ THOMAS D’AQUIN 41 C'est ainsi que, selon J. Maritain, c'est également du cœur de l'esprit en

ses sources vives préconscientes que peut surgir, sous l'activation de l'intellect illuminateur, l'intuition du savant qui voit naître une idée nouvelle de faits déjà connus de lui. Alors, « il arrive que du simple rapprochement de certains de ces faits, et sans nul processus rationnel ou discursif, jaillissent, à la manière d'une étincelle, d'abord dans l'imagination créatrice une image nouvelle vers laquelle l'esprit se tournera, puis dans l'intelligence une assertion nouvelle qui changera tout le système d'idées accepté jusqu'alors. »18

Il ne faudrait pas négliger enfin ce que l'entraînement spontané de

l'imagination, et sa propension à associer les images selon des lois et un déterminisme psychique en grande partie inconscients, peut comporter de négatif pour l'exercice de l'intellect. Les phantasmes, même irradiés par l'intellect illuminateur, peuvent cristalliser en une sorte d'écran qui double les idées et arrête l'intelligence à quelque tertium quid objectif.

C'est encore J. Maritain qui a ouvert à ce sujet des perspectives nouvelles

en parlant de ce qu'il appelle l'« impact solidifiant l'idée par l'image », ou bien l'« impact notionalisant l'exercice de l'intelligence » qui peuvent conduire aux diverses formes de conceptualisme... Ce danger est d'ailleurs lié au fait, souligné par saint Thomas, que l'intelligence reste tournée vers les images alors même qu'elle se nourrit de l'intelligible qu'elle en abstrait. Les phantasmes demeurent pour l'intellect « comme des objets dans lesquels il voit tout ce qu'il voit »19. Comment l'intellect voit-il précisément tout ce qu'il voit ? Nous sommes reconduits au problème de la conceptualisation.

3. La conceptualisation

À la suite de saint Thomas, nous avons appelé l'intellect récepteur des

formes intelligibles “intellect possible ou passif”, puisqu'il est informé par l'intelligible dégagé du sensible. Il ne faudrait pas cependant confondre cette passivité, qui provient de ce que l'intellect possible a besoin d'être déterminé à l'acte par une forme intelligible déjà en acte, avec l'inertie. C'est en vertu de son activité propre – bien que toujours sous l'activation de l'intellect agent – que l'intellect possible appréhende en acte son objet.

18. J. MARITAIN, Approches sans entraves, Paris, 1973, Œuvres complètes, XIII, 1992, p. 937.

19. Cf. De Trin., q. 6, a. 2, ad 5: « Cum phantasmata comparentur ad intellectum ut obiecta in quibus inspicit omne quod inspicit ». Voir aussi Somme théologique, Ia, q. 85, a. 2, ad 5um. Cf. Serge-Thomas BONINO, « Le rôle de l’image dans la connaissance prophétique d’après saint Thomas d’Aquin », Revue thomiste, 89 (1989), p. 549-555.

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Saint Thomas souligne bien l'activité vitale de l'intellect possible en même temps que sa réceptivité. Il dit clairement que « c'est l'intellect possible qui reçoit la forme intelligible et produit l'acte d'intellection »20. Or, cet acte d'intellection est inséparable de sa fructification dans ce que l'on appelle un concept ou, dit saint Thomas, un verbe mental intérieur. Au sein de lui-même, dans l'immanence qui lui est propre, l'intellect connaît alors en acte son objet dans un concept ou un verbe mental. Il y a là une “diction” intérieure qui procède du cœur même de l'intellection et qui n'implique aucune espèce de transitivité.

Le concept ou verbe intérieur est ainsi le fruit de l'acte purement immanent

de connaître. Il ne tient sa réalité que de cet acte d'intellection dont il est le terme. En ce sens, le concept ou le verbe est un pur relatif. Toute son essence est de relier l'acte d'intellection à son principe, à savoir l'intellect in-formé par la species intelligible ou forme présentative du connu. Cette relativité essentielle du verbe mental permet du même coup de comprendre en quel sens il est l'objet de l'acte de connaître. Il est, dit saint Thomas, primo et per se intellectum, c'est-à-dire intelligé premièrement et par soi, parce qu'il est ce que l'intellect conçoit à l'intérieur de lui-même de la chose connue et que sa pure relativité renvoie l'intellect à cette chose par laquelle il est informé, au moyen de la species intelligible, au principe même de son acte21.

Le verbe ou le concept est donc tout ensemble ce qui est connu, puisque

« l'être du concept consiste en cela même qu'il est connu »22, et ce dans quoi l'intellect connaît son objet, puisqu'il est pure référence à la chose présentée à l'intellect dans la species au principe de l'acte d'intellection. Il est ce que je conçois de la chose et relativement à elle. On ne peut l'appréhender sans connaître en lui la chose elle-même. Il est, dit saint Thomas, « ce que nous savons et que nous concevons en le considérant en acte »23, et « ce dans quoi l'intelligence saisit, parce qu'elle voit, dans ce qu'elle a formé et exprimé, la nature de la réalité qu'elle saisit », à savoir « la nature de la chose connue »24. Dans sa fonction intentionnelle, il est donc indiscernable de l'objet qui est donné en lui à l'esprit comme terme actuel de l'acte même de connaissance.

20. THOMAS D’AQUIN, Opuscule De potentiis animae, chapitre VI.

21. Cf. THOMAS D’AQUIN, De Potentia, q.9, a.5 : « Hoc est primo et pur se intellectum, quod intellectus in seipso concipit de re intellecta » (ce qui est premièrement et par soi ap-préhendé par l’intellect, c’est ce que l’intellect conçoit en lui-même de la chose intelligée).

22. THOMAS D’AQUIN, Contra Gentiles, IV, c. 11.

23. THOMAS D’AQUIN, Quaest. quodlib. IV, q. 4, a. 1 (6).

24. THOMAS D’AQUIN, Commentaire de l’Évangile de saint Jean, Chapitre I, 1.

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IMAGE ET CONCEPT CHEZ THOMAS D’AQUIN 43 L'acte de l'intelligence a par conséquent – en un sens large – un caractère

intuitif. Formant au sein d'elle-même une multitude de concepts à propos des choses qu'elle objective, c'est à chaque fois la chose elle-même en ses divers aspects intelligibles qu'elle atteint de la sorte dans ses concepts. L'intelligence voit en concevant et elle ne conçoit que pour voir. Son intuition, qui procède de tout ce processus d'abstraction que nous avons décrit, est une intuition abstractive et conceptuelle pour laquelle le concept est tellement relatif à la réalité (mise précisément par lui en condition objective) qu'on ne peut l'appréhender sans connaître en lui la chose elle-même.

La connaissance sensible nous faisait atteindre la chose comme existant

actuellement et comme étant physiquement présente, dans sa singularité. Elle était intuitive et directe dans la mesure où, se terminant directement à la chose en tant qu'agissant sur l'organe, elle n'exigeait pas la formation d'un terme immanent. L'intelligence, quant à elle, ne peut connaître les choses qu'en les concevant, c'est-à-dire en se les disant à l'intime d'elle-même, « en les formant dans un fruit qu'elle conçoit au sein de son immatérialité »25.

Cela dit, l’intelligence est intuitive en tant qu'elle est une connaissance

de son objet sans un objet intermédiaire qui serait comme un en soi d'abord connu. C'est un seul et même acte de l'esprit que de former la chose dans le verbe mental intérieur et de la percevoir comme objet. Et ce que l'esprit connaît alors, c'est la nature ou le constitutif intelligible de la chose, c'est-à-dire ce qui, en elle, peut être lumière et nourriture pour l'intelligence.

Ce n'est certes pas la chose dans son état concret et individuel, mais c'est

cependant encore la chose qui est alors perçue par l'intelligence dans le concept ou le verbe intérieur et sous un état d'abstraction et d'universalité. L'intelligence n'a d'autre objet, intuitivement saisi dans le concept qu'elle se forme à l'intérieur d'elle-même, que la chose elle-même prise sous telle ou telle de ses déterminations intelligibles.

Conclusion

Telle est donc, selon Thomas d'Aquin, la vie de l'intelligence humaine.

Elle suppose tout ce processus d'abstraction dont nous avons parlé. L'intellect agent, illuminant l'image issue de la sensation, en abstrait l'intelligible ; celui-ci, ainsi actualisé, actualise à son tour, en l'informant, l'intellect possible

25. Jacques MARITAIN, Distinguer pour unir ou les degrés du savoir, Œuvres complètes,

Vol. IV, 1983, p. 473.

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ou passif qui réagit vitalement en formant au sein de lui-même, dans un concept ou verbe mental, l'objet qu'il appréhende ainsi dans ce que l'on appelle l'acte d'intellection.

Mais tout ce processus n'a de signification que pour permettre à l'intelli-

gence d'appréhender son objet. En effet, ce qui constitue en propre la vie de l'intelligence, c'est bien son acte immanent de connaître, c'est l'intuition de l'objet par laquelle l'esprit devient l'autre en tant qu'autre et s'identifie à lui intentionnellement. Connaître par son intelligence, ce n'est pas une activité transitive. Ce n'est ni faire, ni subir une transformation dans l'être de nature. C'est devenir, être, “surexister” immatériellement, devenir intentionnellement le connu.

Formellement, connaître n'est pas un mouvement, même si de fait un

passage de la puissance à l'acte est requis par le processus d'abstraction. Connaître est une activité immanente et immobile, une activité de contem-plation de l'objet par laquelle se réalise une identité d'ordre intentionnel entre le connaissant et le connu.