La connaissance d'après Saint Thomas d'Aquin

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    La Connaissance MathmatiqueD'APRS SAINT THOMAS D'AQUIN

    La pense mdivale sTc&t intresse, des degrs divers, aux grandsproblmes lgus par la culture classique et fconds par l'appoint duchristianisme. Soucieux de la vritable hirarchie des valeurs, les philosophes du moyen ge n'ont pas prt autant d'attention aux mathmatiques qu'aux questions troublantes que pose la raison au service de lafoi. Dans ce dessein, d'ailleurs, les mathmatiques ne pouvaient pas leurtre d'un grand secours. Depuis la faillite du platonisme, qui n'avait pas

    russi a donner une expression technique l'ide de mathmatiser l'univers et l'existence, la logique aristotlicienne suffisait amplement commeinstrument de rationalisation de l'exprience. Et les mathmatiques n'occupaient plus dans la connaissance cette position centrale qu'elles avaientau dbut comme mthode, comme modle et comme moyen de travail dela pense discursive. C'est dans le cadre de ces considrations gnrales

    qu'il convient d'tudier le caractre des mathmatiques mdivales, et lesrflexions d'ensemble qu'elles ont suscites saint Thomas en particulier.

    I. LES MA TH M AT IQ UE S AU D BU T

    DU MOYEN AGE.

    Si la constitution de YOrganon aristotlicien avait relgu les ma

    thmatiques leur vritable position dans la classification des connaissances humaines, l'tude dsintresse de ces sciences ne pouvait pas avoir

    des rsultats dpassant la considration de leur objet propre. Or cet objet

    tait moins important pour le moyen ge que les questions plus fonda

    mentales et substantielles qui le proccupaient. Il n'en reste pas moins

    qu'en raison de la part ncessaire que les mathmatiques occupent non

    seulement dans la science et dans le problme de la connaissance, mais

    http://www.liberius.netRevue de l'Universit d'Ottawa.

    Juillet-septembre 1942.

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    encore dans les arts pratiques et la vie sociale elles mritent l'attentionsuivie du penseur. Pour cela, il convient de dterminer l'aspect techniqueque les mathmatiques avaient pris au dbut du moyen ge, sous le triple

    point de vue de leur inspiration, de leur notation et de leur mthode.En conseillant d'instruire la jeunesse studieuse dans les arts de

    l'arithmtique, de l'astronomie, de la gomtrie et de la musique, Platonavait jet les fondements de ces pratiques pdagogiques au second degrqu'Isidore de Sville avait groupes sous le nom de quadrivium, et qiii seperpturent dans les coles du moyen ge. Mais le contenu mdival de

    cet enseignement ne correspondait pas, ses dbuts surtout, l'idal platonicien. Hritier de la tradition romaine plutt que grecque, le hautmoyen ge avait donn un got plus pragmatique que scientifique cesquatre sujets d'enseignement. L'arithmtique du quadriviurti n'allait pasplus loin que les besoins du comput ecclsiastique et de la dterminationdes ftes religieuses et des jours fris. Plus tard, avec l'introduction dela numration indo-arabe, l'arithmtique annexa les rgles pratiquesutiles une comptabilit rudimentaire. La gomtrie ne comportait pasplus que des rgles pour l'arpentage, l'architecture, et le trac des cartesgographiques, auxquelles allaient bientt s'ajouter quelques noncssans preuves des lments d'Euclide. L'astronomie et la musique, de leurcot, ne dpassaient gure ce faible niveau des autres sciences.

    On pourrait penser que les sciences de la nature, et l'astronomie en

    particulier, avaient besoin de formes mathmatiques souples et effectives;

    d'autant plus que la voix autorise de Roger Bacon devait plus tard rap

    peler avec insistance la ncessit d'une interprtation mathmatique des

    phnomnes de l'univers. Mais ce domaine aussi tait moins important

    cultiver que celui des ralits profondes rvles par la thologie et la phi

    losophie. Et sans le ngliger compltement, le moyen ge pouvait se

    contenter pour sa cosmologie et sa physique des moyens d'expression quelui avait transmis la science grco-arabe. Quant aux arts pratiques, les

    besoins de l'poque n'exigeaient pas une laboration trop pousse des

    mathmatiques appliques: les rgles empiriques lgues par la tradition,

    d'une part, et les moyens techniques suggrs par les circonstances socia

    les et les besoins militaires de ces temps, de l'autre, suffisaient amplement

    aux artisans.

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    Il est intressant de signaler* d'ailleurs, que les spculations mathmatiques indpendantes de proccupations empiriques, tendaient invariablement vers la mystique des grandeurs. Encourags par les intuitions

    des premiers scolarques de l'Acadmie, et par les fantaisies riitaphiloso-phiques des no-pythagoriciens et des no-platoniciens, les esprits les pluscultivs du moyen ge n'hsitaient pas s'lancer vers les abstractionssubstantielles, dirions-nous, de la numrologie et de la gmatrie (application de la numrologie aux figures spatiales ou des combinaisons delettres constituant des messages clef). Or ce genre de recherches permettait parfois la dcouverte de relations numriques remarquablesen elles-mmes, mais isoles et donc striles: il n'a jamais su conduire de vrais dveloppements mathmatiques.

    N'oublions pas aussi que les premiers penseurs du moyen gen'avaient gure leur disposition toute la science ancienne, pour s'enservir comme de point de dpart de nouvelles recherches. Les bouleversements politiques et sociaux qui suivirent la chute de l'Empire romainlaissrent des traces profondes sur l'organisation intellectuelle de ces poques: la continuit scientifique avec les Grecs tait rompue et ne devaittre reprise qu'indirectement et imparfaitement plus tard avec les traductions de l'arabe. Quelques lueurs sur les mathmatiques grecques furentoctroyes aux tudiants du X sicle par la dcouverte des manuscrits deBoce que fit Gerbert. Or le contenu scientifique de ces manuscrits tait

    bien rudimentaire: YArithmeica tait surtout une traduction de Nicoma-que, l'exclusion des plus beaux rsultats contenus dans l'original; quantaux livres authentiques de la Geometria, ils ne donnaient que les dfinitions, postulats et axiomes tablis par Euclide, les^simples noncs sanspreuve des thormes des trois premiers livres des lments, et des exemples numriques de mesures d'aires planes d'aprs les mthodes des arpen

    teurs. D'ailleurs, les parties consacres au quadrivium dans les encyclopdies de Capella. de Cassiodore et d'Isidore de Sville, n'allaient pas audel de ces mmes rudiments.

    Un recueil de questions mathmatiques compil vers le XI* sicle

    sous le titre de Propositiones ad Acuendos Juvenes, donne une ide de la

    science de l'poque: les fractions y sont rarement employes, les racines

    n'y sont pas mentionnes, et les simples oprations se rapportent surtout

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    des nombres entiers et des formules qui rappellent tes mathmatiquesgyptiennes. D'ailleurs, la technique opratoire en vogue tait peu commode et confuse, vu qu'elle en tait encore au systme de numration et

    l'abaque des Romains. Gerbert lui-mme et son disciple Bernelinus,sans trop dvier de la tradition de Bde et d'Alcuin. firent accomplir bienpeu de progrs l'art du calcul. La rgle de la division donne par Gerbert tait si complique, qu'elle tait connue sous le nom de divisio fercea,par contraste avec celui de divisio aurea donn plus tard U mthodearabe de division. Mais si on ne saurait dire que les recherches de Gerbert sur la computation et les nombres polygonaux soient intrinsquement importantes, il faut reconnatre qu'elles ont eu le mrite de maintenir l'intrt des clercs pour les mathmatiques, et de mieux faire corn-prendre et apprcier par certains de ses successeurs la valeur des dcouvertes qui allaient tre faites pendant les deux sicles suivants

    Un double vnement vint provoquer un certain essor des math

    matiques au XII

    e

    et au XIII

    e

    sicle: les traductions des anciens d'aprs lesversions arabes, et l'introduction des chiffres et des mthodes indo-arabesen occident. Les prcurseurs latins des premiers humanistes, comme Ad-lard de Bath, Robert de Chester, Grard de Crmone ou Jean de Sville,donnrent aux rudits chrtiens les traductions latines de textes arabesd'auteurs grecs et orientaux. C'est ainsi que nous parvinrent les lmentsd'Eurfide, les Sphriques de Thodose, VAImageste de Ptolme, les ou

    vrages d'arithmtique et d'algbre d'Alkhowarizmi et d'autres traitsscientifiques importants. Il est intressant de constater cependant, qu'endpit de ces traductions, le moyen ge s'est intress bien peu la gomtrie grecque et ses possibilits de dveloppement. Le fait reste qu'il amontr bien plus de curiosit pour les procds de numration, pour lesrgles et les artifices de calcul venus des orientaux, et enfin pour ce qu'on

    pourrait appeler l'interprtation numrique ou algbrique du mouvement.

    Cette considration est bien plus importante qu'elle ne parat aupremier abord. Ce n'est pas en raison de la nouveaut des inventionsindo-arabes qu'il faut expliquer cette curiosit, mais bien, croyons-nous,par rapport des motifs plus fondamentaux que nous essayerons de d

    terminer. On sait que Platon, dveloppant une ide de son ami Archytas

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    de Tarente, le mathmaticien pythagoricien, vit dans une intuition degnie que les grandeurs gomtriques et avec elles l'univers tout entierconstruit avec les triangles-lments ne pouvaient se justifier qu'au

    moyen des ides-nombres. Pour raliser cette intuition, il fallait commencer par construire le continu gomtrique au moyen de nombres.Mais si Platon avait bien vu la ncessit d'largir pour cela le concept dunombre entier fourni par les pythagoriciens, et de donner droit de citau nombre irrationnel, il n'avait ni les moyens matriels (symbolismenumrique) ni les moyens formels (principes et artifices de manipulation) de nous donner la loi de formation des nombres rels. En se rfugiant dans les hauteurs de la mtaphysique des formes, ses explicationsprtrent le flanc la critique dcisive d'Aristote, et provoqurent enquelque sorte la constitution, par ce dernier, d'une logique qui devaitremplacer dsormais les mathmatiques comme instrument indispensabledu raisonnement en mme temps que de l'interprtation du monde.

    Or c'est ici que notre argument prend forme. Ayant leur disposition un organon bien constitu, et n'tant plus astreint ordonner leurpense mathmatique dans la perspective du nombre, les savants de lapriode alexandrine ont port la gomtrie grecque son apoge, en subordonnant en quelque sorte le nombre la grandeur. Les travauxd'Euclide, d'Apollonius et de Pappus en gomtrie pure, et ceux d'Aris-tarque, d'Hipparque et de Ptolme en astronomie mathmatique, en sont

    la preuve. Il est vrai qu'Archimde avait le premier introduit des mthodes purement mcaniques en gomtrie, malgr les rgles platoniciennes;mais l encore, le sage de Syracuse a toujours prsent ses rsultats sousla forme canonique exige par l'esprit et les habitude^de l'poque. Quantaux considrations purement numriques, la mtaphysique des nombresinspire de Platon et de ses prdcesseurs pythagoriciens trouva refuge

    dans des spculations en marge de la science.Mais ce besoin d'interprter les grandeurs et le monde sensible en

    termes du nombre n'a jamais disparu de la pense occidentale, mme dans

    ses ttonnements pratiques pendant le haut moyen ge. Aussi l'intro

    duction des conceptions indo-arabes au XIP sicle, devait-elle rallier

    inconsciemment les esprits ces mthodes mathmatiques nouvelles fon

    des sur des intuitions numriques et des artifices de manipulation. En

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    effet, quelle tait l'inspiration de cette technique? Tout d'abord, les Hindous ne se souciaient pas de discuter ou de dfendre cette congtuence del'arithmtique et de la gomtrie qu'avait cherche Platon et que les sa

    vants alexandrins avaient abandonne, faute de pouvoir la raliser. Poureux, il s'agissait de coordonner l'arithmtique et la mensuration, pluttque ia congrucncc. Or dans cette perspective, il n'est pas besoin d'insister sur les diffrences entre les droites et les courbes, du moment quetoutes deux sont capables d'valuation numrique plus ou moins exacte.Les paradoxes de l'infini, qui avaient troubl les Grecs depuis Zenon, pouvaient tre entirement laisss de ct, si les besoins pratiques exigeaientla considration de quantits augmentant indfiniment. C'est pourquoi lesHindous, comme leurs continuateurs les Arabes, ne craignaient point demanipuler comme des nombres vritables, aussi bien les incommensurables, qui taient la gageure de l'cole platonicienne, que les nombres ngatifs, que Diopbante mme voulait soigneusement viter.

    L'heureuse dsinvolture avec laquelle les indo-arabes manipulaientdes concepts aussi chargs de difficults et de controverses philosophiques,leur permit d'inventer des mthodes qui passrent telles quelles en Occident aussi bien avec les traducteurs, qu'avec les fameux traits de Lonardde Pise: le Lihcr Abaci (1202) qui nous donne l'arithmtique et l'algbre, et la Praaica Geometri (1220) qui contient toute la gomtrie pratique et la trigonomtrie tablies par les orientaux en combinaison avec

    des clments empruntes aux grecs. Ces deux livres ayant servi de sourcependant des gnrations pour les manuels de mathmatiques du moyenge, et par consquent, pour l'enseignement habituel des sujets du qua-drivium, il serait juste de penser que les jeunes clercs des monastres, etdonc saint Thomas lui-mme, ne devaient pas en ignorer le contenu engnral.

    Nous ne voulons pas dire que le contenu des deux principaux traits de Lonard de Pise ait t immdiatement adopt sans discussion par

    les crudits du moyen ge, ou mme que les concepts nouveaux qu'ils con

    tiennent aient t compris tout de suite et utiliss sans hsitation par ses

    contemporains. Ainsi, il a fallu longtemps pour que les nombres nga

    tifs s'imposent; et Lonard de Pise lui-mme, tout en reconnaissant la

    double racine de l'quation du second degr, ne se soucie pas beaucoup

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    des racines ngatives ou incommensurables. D'autre part, la valeur dezro rendait ce nombre suspect aux rudits, bien que les marchands enaient tout de suite compris l'utilit pratique. N'oublions pas aussi que

    les Hindous eux-mmes n'taient pas encore bien srs de l'interprtation donner au zro: pour Brahmagupta, par exemple, le zro tait un infiniment petit se rduisant rien en fin de compte; et pour Bhaskara, bienque tout nombre multipli par zro quivalait rien, ce nombre taittout de mme retenu en quelque sorte, en cas o il pourrait servir nouveau.

    Il n'en reste pas moins que la notation indo-arabe et l'arithmtiquede position taient dfinitivement acquises la civilisation occidentale; etqu'en librant l'arithmtique de la gomtrie dans ses procds oprationnels, les conceptions indo-arabes posaient encore une fois le problme du nombre et de l'infini mathmatique sous sa forme la plus complexe. C'est pourquoi ce problme prit tant d'ampleur chez les penseursdu moyen ge, et mme aux dpens, pourrait-on dire, de sa mise en valeur dans les manipulations mathmatiques proprement dites. Avec lesSammul Logicales de Pierre d'Espagne, l'infini se prsentait sous sadouble forme d'infini catgormatique (dont toutes les parties taientactuellement ralises) et d'infini syncatgormatique (dont toutes lesparties n'avaient qu'une existence potentielle). Les mrites et les implications de cette double forme taient l'objet de discussions passionnes

    durant tout le moyen ge: les philosophes avaient beaucoup dire surY intension et la rmission des formes, sur la latitude uniforme et la latitude difforme, ou encore sur la notion de variabilit. Les partisans de laralit de l'indivisible, dj propose par Capella, Isidore de Sville etBde, qui divisait l'heure en 22,560 instants ou atomes de temps,avaient ralli Grosseteste, Burley et Gthals; tandis que l'opposition

    tait mene par Roger Bacon, Duns Scot, saint Thomas, Occam et Brad-wardine, qui partage avec les pripatticiens l'horreur de l'atomisme, etqui dfend dans son Tractatus de Conttnuo une thorie de l'infini potentiel bien voisine des conceptions de l'intuttionnisme mathmatique contemporain.

    Il est important de noter que ces discussions se dveloppaient non

    seulement sous l'influence des mathmatiques indo-arabes, mats encore

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    sous l'inspiration de la pense d'Aristote, gui fut leur vrai point de dpart. Jusqu'au XIII e sicle, en effet, le Stagyrite tait surtout connu parses travaux de logique; mais partir de cette poque, ses ouvrages scien

    tifiques taient la porte de tous les crudits, grce aux efforts des traducteurs, et, par le rglement de 1255, la Sorbonne prescrivit toutes les oeuvres d'Aristotc comme textes obligatoires pour les candidats la matrise. Or si la Mtaphysique contenait une critique svre des intuitionsmathmatiques de Platon, la Physique offrait de longues discussions surl'infini, la continuit et d'autres notions fondamentales de l'analyse mathmatique. Rapproches des considrations mthodologiques des Analytiques, des problmes pistmologiques du trait De l'Ame, et des polmiques scientifiques du Corpus aristotlicien en gnral, ces questionsdonnaient suffisamment de matire reflexion aux savants du moyenge, et excitaient davantage leur intrt dans le double problme du nombre et de l'infini, qu'ils considraient justement comme plus fondamentalque celui des figures et de l'espace gomtrique. Il est entendu que ces

    conceptions taient agites surtout en fonction de la philosophie, pluttqu' la lumire d'une axiomatique. Mais il n'en reste pas moins que cesdiscussions se trouvent directement dans la perspective historique du calcul infinitsimal et des controverses rcentes sur le continu.

    Il ne faut donc pas croire que le moyen ge n'a fait preuve d'aucuneoriginalit en mathmatiques. S'il n'a pas montr trop de zle inventif

    pour la gomtrie grecque et pour les mthodes algbriques grco-arabes,cela peut se comprendre techniquement en pensant au degr de perfectionque ces mthodes avaient atteint dans le cadre restreint dont elles s'taientaccommodes des Je dbut. Et c'est pourquoi certains historiens ont pudire que rien d'important en mathmatiques n'a paru en Europe entre le Liber Abaci de Lonard de Pise, et le Liber Catculationum de Suiseth le

    Calculateur* ou encore la Summa De Arithmetica (1494) de Luca Pa-cioli K L'un d'eux consacre mme quelques maigres paragraphes auxmathmatiques pendant la dpression europenne et parle lgrementde l'analyse sous-mathmatique de saint Thomas. Et pourtant, il

    1 Cf. H. HAjNKEl, Giuhtchie der MathcwJk in Atterthum tmd Mittelhlttr(1874), p. 349; F. CAJORI, History of M ai hmaties ( 1 9 3 1 ) , p. 12 5. Par contre,C. BOYER (Tfcr Concepts, of the Calcuus, 1 9 3 8 ) ou G. SARTON (Introduction fo the Hittcry of S. 1 9 ) rendent cxvdt au mo ye n g e

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    fait un peu plus loin un curieux rapprochement entre cette mme analyse,et les moyens employs par Cantor pour tablir sa clbre thorie desnombres transfinis. Il dit ainsi que les preuves donnes par Cantor pour

    dterminer que la classe de tous les nombres algbriques est dnombrable.et pour tablir la rgle pour construire une classe infinie et non dnombrable de nombres rels, sont si bien dans la vraie tradition mdivaled'analyse sous-mathmatique, qu'elles auraient convaincu et rjoui saintThomas d'Aquin 2 .

    L'erreur de certains historiens des mathmatiques dans leurs appr

    ciations sur le moyen ge, consiste tirer des conclusions de simples comparaisons entre les mathmatiques mdivales et celles des anciens ou desmodernes, du point de vue technique exclusivement. Or il convient designaler que les mathmatiques ne consistent pas uniquement dans l'laboration de mthodes et de procds bien dfinis, mais encore dans la discussion des concepts et des caractres de ces mthodes. L'histoire dessciences, et des mathmatiques rcentes en particulier, nous prouve que de

    telles discussions non seulement tmoignent d'un intrt actif dans lesrsultats acquis par la science, mais encore qu'elles prparent des dcouvertes futures. Dans cet ordre d'ides, la contribution du moyen ge at des plus dcisives.

    Saint Thomas ne pouvait p3s ignorer les divers problmes que lesmathmatiques eh gnral posent au philosophe. On s'en aperoit bien

    vite en lisant ses uvres, et en particulier ses divers Commentaires surAristote, son trait De la Trinit, et certaines questions comme la 85* dela premire partie de la Somme Thotogique. Certes, saint Thomas n'apas trop insist sur toutes les implications conceptuelles et mthodologiques des mathmatiques de son poque. Ainsi, nous n'avons pas de luiun commentaire complet des Analytiques, et de la Physique; et il n'a pas

    jug opportun de discuter les deux derniers livres de la Mtaphysique,qui sont d'un intrt essentiel pour la comprhension du mathmatismeplatonicien. Mais ce qu'il nous a donn est d'une importance suffisantepour nous permettre d'tudier sa pense mathmatique. Les notes quenous lui consacrons ici mme ne se rapportent pas toute cette pense,mais quelques aspects seulement de son pistmologie applique aux

    2 E. T. BELL, The Development of Mathematics ( 1 9 4 0 ) . p . 2 5 3 .

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    mathmatiques. Qu'on veuille donc bien les considrer comme une simple introduction cette partie si intressante et si relativement neuve dela philosophie thomiste.

    IL LA DOCTRINE DE L'ABSTRACTION.

    La connaissance mathmatique n saurait tre fondamentalementdiffrente, pour saint Thomas, des tapes soigneusement tablies de sonpistmologie gnrale. Comme tout savoir, les mathmatiques drivent

    aussi de l'exprience en dernire analyse; car l'me n'a pas d'abord deconnaissance en acte, mais seulement en puissance 3 : par rapport la connaissance mme, elle est comme une table rase sur laquelle rien n'est grav 4 . Il n'y a donc pas de raison d'attribuer aux notions mathmatiquesune position privilgie, par exemple, en les considrant comme des idesinnes.

    Il est vrai que Platon enseigne que l'me humaine, en raison d'uneexistence antrieure, amne avec elle dans le monde actuel une srie deconnaissances qui s'veillent l'occasion de sensations. Et l'on se souvient de l'exemple qu'il donne dans le Mnon o, pour illustrer sa thorie de la rminiscence, il utilise celle des incommensurables que lui avaitenseigne Thodore de Cyrne 5 . Mais Platon a tort de ne considrer quel'immatrialit de l'esprit humain, et de ne pas assez tenir compte de son

    union avec le corps: c'est pourquoi il veut que des ides spares soientl'objet de notre connaissance, et que celle-ci se ralise non point par voied'abstraction, mais par une sorte de participation aux choses existantrellement en tant qu'abstraites. Ainsi, le fondateur de l'Acadmie considre comme des substances existant dans la ralit, les abstractions quenous obtenons uniquement par l'opration de notre intellect. En somme,

    il prtend que l'me humaine connat par une sorte d'impression produiteen elle par les types suprieurs, intelligibles et spars, de toutes choses.D'o il suit que notre me est rduite un tat de passivit intellectuelle,et qu'elle n'agit pas directement sur la ralit elle-mme.

    3 Cf. Summa thecl.t I, q. 79 , a. 2; q. 8 4 , a. 3 , a. 4 et a. 6.* Comm. De Anima (d. Marictti) Hb. III. lect. 9 (n 722).

    5 PLATON, Mnon, 82 B - 85 B.

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    Or saint Thomas n'est aucunement partisan de l'innetsme. Enlaborant les arguments d'Aristote dans son Trait De Vme et les livresde la Mtaphysique, il rsume sa rfutation aux ides platoniciennes sous

    la forme d'une double objection. En premier lieu, on ne fait que reculerla difficult en imaginant des ides substantielles et spares, qui, d'unepart, communiquent leur forme tous les objets contingents ou matriels, et, de l'autre, impriment dans notre intellect des formes correspondantes: c'est l'argument du troisime homme entrevu par Parmnide etpar Platon lui-mme, et repris par Aristote. Et il ajoute judicieusementque si l'espce peut exister sans la matire, comme le voudrait Platon,alors l'intellect humain connat les choses matrielles autrement qu'ellesne sont en elles-mmes 6 . En second lieu, et c'est l une addition originaledu Docteur anglique relevant de sa polmique contre Averros, en plaant en dehors de l'intellect humain le principe immdiat de son activit,on aboutt ncessairement l'ide de l'me universelle et au panthisme

    Ces arguments ne perdent pas de leur force lorsqu'ils sont appliqus

    aux notions mathmatiques, bien que celles-ci soient intermdiaires entreles ides et les choses dans l'pistmologie platonicienne. Au contraire,saint Thomas soutient que l'me est en puissance par rapport toutesles espces intelligibles; et par consquent, par rapport aux notions mathmatiques. Si donc notre me prend conscience de connaissances mathmatiques, c'est que celles-ci lui viennent du dehors, c'est--dire de

    l'exprience. Et sans tomber dans les erreurs de l'empirisme, qui voudraitexpliquer les mathmatiques par les seules impressions matrielles dumonde extrieur, il convient d'ajouter que la prsence de l'objet ne suffitpas encore pour expliquer l'acte de la connaissance. L'objet qui figuredans la ralit et considr sous son aspect spatial, ne s'unit pas commetel ou immdiatement l'me dans son opration cognitive.

    Il est donc ncessaire d'admettre une certaine assimilation du sujetqui connat et de la chose qui est connue: Cognitio autem omnis fit per

    assimilationem cognoscentis et cogniti B. Aristote disait dj que lors

    que l'esprit pense les objets mathmatiques, il pense comme spars des

    lments qui n'existent pas sparment; et que, dans tous les cas, l'esprit

    6 Cf. Summa theoL, I, q, 84, a. 1.7

    Cf. Summa thtfot., , 84. a. 4. a. 5 et a. 7.8 Contra Gentites (ed. M.i rie ttt ), Hb. I, cap. 65 (jp. 59)%.

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    qui pense activement estles objets qu'il pense 9 . En vertu de cette assimilation, le sujet est modifi, et il reoit en lui-mme une image de l'objetperu. Plus prcisment, cette image modifie le sujet et se transforme en

    lui, mais sans en changer la nature. Sensible dans les sens, l'image fournit alors la matire sur laquelle travaille l'intellect agent, qui la dpouillede toute existence individuelle pour la rendre intelligible ou abstraite.A son tour, l'image abstraite passe aussitt dans l'intellect patient, l'in-forme en quelque sorte, et lui sert de moyen pour concevoir l'essence deschoses offertes notre connaissance.

    Le concept termine ainsi l'action directe de l'intellect: Inteliigerein radice prius est vetbo, et verbum est terminus actionis intellectus 10. Mais il sert ensuite d'aliment la rflexion par laquelle l'intellect, se repliant sur lui-mme, connat son acte et peut acqurir de nouvelles idespar l'analyse et la synthse. Ce qu 'i l importe de retenir ici, c'est le rledcisif de l'intellect qui a la triple mission d'abstraire la matire de l'objetde la connaissance, d'en concevoir l'essence, et de rflchir enfin sur les

    ides primitives qu'il a conues directement des choses sensibles. Il convient de remarquer aussi que les espces intelligibles obtenues par conception ou par rflexion, ne sont pas ce qui est directement peru, mais bienle miroir o notre intellect saisit les essences des objets matriels d'unemanire universelle.

    Appliquons ces ides gnrales la connaissance mathmatique. Mais

    pour cela, voyons d'abord quel est l'objet concevoir. D'une faon gnrale, c'est la quantit qui constitue l'objet propre de cette connaissance:Quantitas quam considrt mathematicus 11.; et encore: Mathema-tica qu considrt quantitates, et ea qu quantitates consequuntur, utguram 12.)> La quantit sous toutes ses formes, figure ou nombre, continue ou discrte, doit donc dterminer le caractre spcial de cette con

    naissance. Pour cela, rappelons-en la nature: a-t-elle une existence spare lui permettant d'tre apprhende directement par les sens et l'esprit?ou bien son existence dpend-elle d'un autre tre dont il faut la dgagerpar une opration cognitive plus complexe? tant une catgorie de l'tre,

    9 ARISTOTE, De Anima, 4 31 b 15.1

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    LA CON NA ISS ANC E MA TH M AT IQ UE 188*

    la quantit ne saurait exister par elle-mme, pis plus que tout autre accident d'ailleurs: c'est dans l'tre qu'il faut donc la concevoir.

    Or l'tre en tant qu'tre ne s'exprime pas en lui-mme, mais bien

    sous le rapport des transcendantaux, qui ne lui ajoutent rien comme leferait un accident, L'Un, le Vrai, le Bien diffrent donc de l'tre nonpoint rellement, mais par une distinction de raison: c'est pourquoi, comme l'tre, ils transcendent toute catgorie du moment qu'ils se disent detout ce qui est absolument 1 3. L'Un en particulier n'ajoute rien l'tre;il le caractrise en tant qu'indivis, non pas sur le plan matriel, mais bien

    sur le plan mtaphysique. Il convient d'insister ici sur cette distinctionque les pythagoriciens et les platoniciens ont apparemment nglige: c'estque l'Un n'ajoute rien l'tre, en tant qu'il est convertible avec lui; maisl'Un ajoute l'tre lorsqu'il est considr comme principe du nombreEt c'est en utilisant cette dernire unit dans l'ordre abstrait qu'on peutobtenir par rptition et par association la srie des entiers, et par extension la srie des nombres rels.

    D'autre part, l'tre se ralise dans le monde sensible sous la formespatiale, l'tendue figure. Et celle-ci peut tre saisie soit par l'analyse dumouvement, soit par l'abstraction des qualits premires des objets sensibles: c'est en utilisant le rsultat de ces oprations cognitives qu'on obtient les concepts gomtriques, point de dpart de la science du continuspatial. Nous ne ferons que mentionner ici le problme de la relation

    d'ordre ou d'importance entre les quantits discrtes et continues; ouencore celui de l'extension possible de la notion de nombre. Qu'il noussuffise de dire que l'analyse logique de la notion de mouvement d'unepart, et les analogies que l'on pourrait tirer dans l'ordre prdicamental,de la distinction, dans l'ordre transcendantal, entre la quantit intensiveet la quantit extensive, d'autre part, pourraient contribuer clairer cer

    tains aspects des discussions rcentes sur le continu.En attendant, on voit bien l'importance que prend la notion d'abs

    traction dans l connaissance mathmatique, si l'on tient compte de lanature propre de la quantit sous les deux aspects du discret et du continu.Rappelons d'abord que l'abstraction prend une double forme: elle se

    i - Summa theoL, I, q. 5, a. 1 (Bi en) ; q. 11 , a. 1 ( Un ) ; q. 16 , a. 3 ( Vra i ) .3 4

    Summa theot., I, 11 , a. 1 ad 1.

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    134* REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWA

    ralise par simplification, ou bien par composition et division 1 5 . Dans lepremier cas, la concentration de l'attention permet l'intellect, de sparerdes choses qui ne sont pas divises dans la ralit: ainsi nous sparons

    l'universel du particulier comme l'animal de l'homme ou la figure rec-tiligne ferme du triangle en dtruisant l'objet que nous retranchonsde celui qui fixe notre attention: c'est par simplification que nous sparons galement les espces des images. Dans e second cas, l'intellect sparedes objets qui se trouvent habituellement ensemble dans l'exprience,mais que la pense peut conserver sparment aprs leur division: c'estainsi que nous sparons la forme de la matire, comme par exemple lecercle d'un corps rond. Dans ce genre d'abstraction, on peut envisagerdes formes qui se trouvent ou non ralises dans des sujets et qui peuventtre penses sparment en elles-mmes. Il convient d'ajouter que l'abstraction par simplification n'est pas sujette la fausset et l'erreur, comme c'est le cas pour l'abstraction par composition et division.

    Analysons davantage cette seconde forme de l'abstraction qui sem

    ble tre plus directement en cause surtout dans les premires tapes de laconnaissance mathmatique. Selon saint Thomas, l'abstraction de lamatire se fait suivant quatre modes: Abstractio fit a materia quadrupli-citec: scilicet a materia sensibili, intelligibili, communi et individuali. Etprcisant davantage la connaissance mathmatique, il nous donne ce textesignificatif: . Species autem mathematicce possunt abstrahi per inteltec-

    tum a materia sensibili, non solum individuali sed etiam communi; nontamen a materia intelligibili communi, sed solum individualiie.

    Pour bien comprendre cette diffrence de modalit dans l'oprationde l'abstraction, rappelons que la matire peut tre considre sous undouble aspect: soit comme matire commune, soit comme matire individuelle; et suivant une division superpose, soit comme matire sensible,

    soit comme matire intelligible. La matire sensible est celle qui tombesous les sens; tandis que la matire intelligible se rapporte une substance en tant qu'elle est soumise la quantit (Materia intelligibilis dicitursubstantia secundum quod subjacet quantitati) . En combinant ces diversaspects, on obtient la matire sensible commune ou individuelle, et lamatire intelligible commune ou individuelle. Or, l'intellect conoit

    1 5

    Summa theol., I, q. 85. a. 1 ad I.1 6 Summa theol., I, q. 85 , a. 1 ad 2.

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    LA CON NAIS SAN CE MA TH M AT IQ UE 185*

    l'espce d'une chose naturelle en faisant abstraction de la matire sensibleindividuelle, mais non pas de la matire sensible commune, qui lui estncessaire pour la formation des images. Tandis que les espces math

    matiques sont conues par l'intellect en faisant compltement abstraction,d'une part, de la matire sensible, individuelle et commune, et, d'autrepart, de la matire intelligible individuelle, mais non commune.

    On sait en effet, par la dfinition mme de la matire intelligible,que la quantit est comprise dans toute substance antrieurement auxqualits sensibles. C'est ce qui permet de sparer par la pense les qua

    lits sensibles d'un objet de son lment quantitatif, numrique ou gomtrique; en d'autres termes, c'est pourquoi on peut abstraire l'aspectquantitatif d'un objet de sa matire sensible. Mais en ce qui concerne lesconcepts mathmatiques surtout, on ne saurait les considrer en dehorsd'une substance sujette la quantit; car ce serait alors faire abstractionde la matire intelligible commune sans laquelle il n'y a point de concept.

    On peut nanmoins les considrer en dehors de telle ou telle substance;et c'est l une abstraction de la matire intelligible individuelle.

    Affectant un ralisme plus prononc, Aristote avait dj dit que lesobjets mathmatiques caractrisent les choses naturelles dont ils ont tspars par abstraction simple. Pour lui, la gomtrie tudie les lignessensibles, mais non en tant que sensibles. De sorte que la distinction

    entre les objets mathmatiques et les objets sensibles est surtout une dif-frence de cognoscibilit et non de fait. Et cependant, lui aussi avait suggrrndouble palier de l'abstraction, en ce qui concerne les notions gomtriques en particulier. Il noiis dit, en effet, qu'il faut appliquer le pouvoir de l'abstraction aux objets terrestres ou clestes, jusqu' ce qu'il n'enreste que le caractre quantitatif et continu, et leurs attributs immdiats.De plus, en enlevant les qualits secondes de ces objets et leur capacit de

    changement ou de mouvement, il ne nous reste que leurs formes et dimensions* Les corps naturels se rduisent ainsi de simples solides troisdimensions. En appliquant plus loin l'opration de l'abstraction onaboutit aux ides de surface, de ligne et de point, quoique ces conceptsn'aient pas d'existence formelle en dehors de l'esprit. Une dernire tapedoit tre franchie cependant avant de parvenir aux formes pures, puis

    qu'un solide, une surface, une ligne ou un point particulier informe n-

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    136* RE VU E DE L'UN IVER SIT D'OTTA WA

    oessairement une extension particulire. Il convient donc de faire abstraction de cette extension particulire avant d'aboutir l'ide exacte desconcepts gomtriques 1 7 .

    Saint Thomas accepte cette doctrine pripatticienne, tout en raffinant ce que son ralisme mathmatique avait de trop intuitif. Pour luiaussi, les concepts mathmatiques font abstraction de la matire sensible,la notion du cercle, par exemple: Forma circuit abstrahitur per intellec-tum ab omni materia sensibili 19r Mais il insiste sur la distinction destres sensibles et des notions mathmatiques, dont l'immatrialit et l'immobilit donnent lieu une science uniquement thorique et non pa*active ou factuelle)). Le texte suivant est caractristique ce sujet:o Scientia mathematica speculatur qudam inquantum sunt immobiltaet inquantum sunt separata a materia sensibili licet secundum esse nonsint immobilia vel separabitia. Ratio enim eorum est sine materia sensibili, sicut ratio concavi vel curui. In hoc ergo differt mathematica a phy-sica; quia physica considrt ea quorum deHnitiones sunt cum materia

    sensibili; et ideo considrt non separata inquantum sunt non separata. Mathematica vero considrt ea quorum deHnitiones sunt sine materiasensibilL Et ideo etsi sunt non separata ea qu considrt, tamen considrt ea inquantum sunt separata 1 9 . Nous verrons tout l'heure comment l'immatrialit des dfinitions mathmatiques augmente la certitudede la science qui les emploie.

    En attendant, il convient de signaler que la sparation des notionsmathmatiques qui est plus marque dans saint Thomas que dans Aris-tote, ne doit pas s'entendre dans un sens platonicien: en effet, cette sparation se fait dans l'intellection et non dans l'existence. En d'autres termes, l'acte de la connaissance ne projette pas ces notions dans un mondeindpendant de l'esprit ou des choses. Sicut etiam superficie destructaut quidam dicunt, destruitur corpus, et destructa linea destruitur super ficies. Patet etiam quod superficies est terminus corporis, et linea terminussuperciei. Et secundum dictorum positionem linea est pars superficiel,et superficies pars corporis. Ponebant enim corpora componi ex superR-ciebus, et superficies ex lineis, et lineas ex punctis, Unde sequebatur quod

    1 : ARSTOTE, Mtaphysique, 1036 a Z it 1078 a 25 .1 9 Summa theol., I, q. 40, a. 3, c.1 9 Comm. in Metaph. (ed. Marict t i ) , l ib . VI. lect. [ (n

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    L A C O N N A I S S A N C E M A T H M A T I Q U E 1ST*

    punctum sit substantia line, et tinea superficiel, et sic de atiisM . Nonseulement saint Thomas vite ainsi le problme complexe des lignes inscables, mais encore celui de l'assimilation des lments gomtriques avec

    les lments des corps naturels. On sait que ces deux problmes avaientsoulev de longues discussions dans l'cole platonicienne, et qu'Aristotavait pu les renvoyer dos dos au moyen de sa distinction de l'acte et dela puissance.

    D'autre part, l'opration de l'abstraction ainsi conue lve les notions mathmatiques la dignit d'universaux pour ainsi dire parfaits qui

    peuvent former la matire d'une vraie science (Scientia est de universali-bus. quia de individuis et singularibus non est scientia). Comme telles,ces notions peuvent tre apprhendes par l'esprit qui se les assimile parle moyen d'espces intelligibles, lesquelles sont la ressemblance des chosessaisies par l'intelligence. Scientia est assimilatio inteltectus ad rem $ei~tam et scitum etiam est perfectio scientis 2 1 . y* Saint Thomas ne manquepas de marquer cependant le caractre particulier des mathmatiques:

    Omnis scientia intellectualis qualitercumque participet intellectum: sivsit solvm circa inteltigibitia, sicut scientia divinct; sive sit circa ea qusunt aliquo modo imaginabilia, vel sensibilia in particulari, in universaliautem intelligibilia; el etiam sensibilid prout de hs est scientia, sicut inmathematica et in naturali; sive etiam ex universalibus principiis ad paricularia procdant, in quibus est operatio, sicut in scientUs practicis: sem-

    per oportet quod tatis scientia sit circa causas et principia22

    . L'acte de la connaissance, cependant, n'est pas diffrent en soi, mais

    uniquement dans ses modes, lorsqu'il s'applique aux objets sensibles etmathmatiques. Dans les deux cas, l'intellect abstrait les espces intelligibles des images, d'une part, en tant qu'il considre la nature des chosesen gnral et en dehors de leurs conditions individuelles; et, d'autre part,

    i laisse persister cette nature dans les images, du moment qu'il ne peut saisir les choses dont il abstrait les espces intelligibles qu'en se tournant versces images 2 3 . En somme l'espce intelligible est par rapport l'intellect,ce par quoi l'intellect connat et non point ce qu'il connat, si ce n'est

    2 Comm. in Metaph., lib. V, lcet. 10 (n* 900).2 1 Summa theoL, I, q. 14, a. 2 obj. 2.2 2

    Comm. in Metaph.. lib. VI, lect. I (n 1145).2 3 Summa theot,, I, q. 85, a. 1 ad 5.

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    188* - REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWA

    d'une manire secondaire; car ce que l'intellect connat essentiellement,c'est la chose mme dont l'espce intelligible est la ressemblance. Intel-,lectum in actu est intellectus in actu, inquantum similitudo rei intellects

    est forma intellectusM

    . Quant au mode de connaissance des objets mathmatiques plus sp

    cialement, l'intellection ne se produit pas la suite de l'impression que lesimages font sur l'intellect, puisque les concepts mathmatiques sont leplus souvent entirement diffrente des images des choses sensibles: l'actede connaissance se produit donc pat une seconde abstraction. Ici, c'est lecas de reconnatre la ncessit pour notre intellect d'abstraire des images. Anima non potest intelligere sine phantasmata Pour les conceptsmathmatiques plus spcialement, saint Thomas ajoute: Necesse estquod intelligibilia intellectus nostri sint in specibus sensibilibus secun-

    dum esse; tam illa qu dicuntur per abstractionem, scilicet mathematica

    quam naturalia, qu sunt habitus et passiones sensibiliumw . On voit

    ainsi dans quel sens les objets mathmatiques sont spars des choses sen

    sibles.

    IIL LA CERTITUDE MATHMATIQUE.

    Les modalits de la connaissance mathmatique donnent celle-cicertains avantages sur la connaissance du sensible: celle-l est en quelquesorte plus directe, plus parfaite et plus certaine. Ici encore nous voyons

    saint Thomas suivre la pense d'Aristote en dveloppant davantage sesimplications. Ce n'est pas uniquement en raison du caractre particulierde la dmonstration de ses propositions, que la science des nombres et dertendue possde un plus grand degr de certitude; mais bien en raisond mode d'apprhension des notions et des principes de cette science.Voyons pourquoi il en serait ainsi.

    Tout d'abord, en raison de leur nature mme, les concepts mathmatiques vitent les difficults que soulve la distinction entre les objetsphysiques et les rsultats de l'abstraction oprant sur les images que nousen avons. Dans la connaissance sensible, l'intellect arrive au concept aumoyen des accidents, vu qu'il doit partir des donnes sensorielles: il arri-

    2 4

    Summa theol., I, q. 85, a. 2 ad 1.

    Comm. De Anima, Iib. III, lect. 12 (n* 772).2* Comm. De Anima, lib . III, Ject. 12 (n* 7 9 1 ) .

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    LA CON NAI SSA NCE MAT H MAT IQ UE 13t+

    ve ainsi saisir l'essence des choses par l'utilisation de leurs accidents sensibles. Mais cette connaissance des formes substantielles nous laisse voirindirectement la substance mme des choses. Et ceci est galement vrai en

    quelque sorte pour f me qui est mieux connue par ses analogies avec leschoses sensibles que dans sa propre essence. Form actificiates accidenta sunt, qu

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    140 RE VU E DE L'UN IVERS IT D'OTTAWA

    rendu certissima ratio. Et quia tota natura est circa materiam, ideo isrcmodus certissim rationis non pertinet ad naturalem philosophum

    La certitude de la connaissance mathmatique affecte aussi bien son

    objet que son mode de dveloppement. En ce qui concerne la vrit desconcepts mathmatiques, elle rsulte du fait qu'ils sont abstraits et enquelque sorte spars des objets individuels qui nous en ont fourni les lments. En effet, on ne saurait dire qu' il y a erreur ou fausset dans l'in-tellect si ces concepts ne correspondent pas adquatement aux choses sensibles d'o ils sont tirs en dernire analyse; du moment que la double

    opration de l'abstraction spare compltement ces concepts des objetsmatriels, et que mme les images par lesquelles nous le? reprsentons nesont que des points d'appui du raisonnement. En d'autres termes, si cesconcepts diffrent des choses sensibles qui leur ont donn naissance, comme par exemple le cercle parfait diffre de l'objet naturel rond qui en a putre l'image primitive, ce n'est pas une raison pour dire que la connaissance mathmatique est fausse, puisque l'intellect forme ces concepts enabstrayant les espces intelligibles des images produites au dbut.

    Cette vrit est nanmoins formelle, tant donn que les conceptsmathmatiques n'existent pas sparment en soi. Bien que l'intellect les&pare des images et des objets sensibles, il ne les projette pas en surplusdans la ralit ou dans la nature. Saint Thomas nous dit, en effet, que siles mathmatiques avaient une existence propre dans la nature, elles renfermeraient quelque chose de bon, ne serait-ce que l'existence. C'estpourquoi elles ne peuvent exister que dans l'intellect qui leur donne touteleur ralit. En les abstrayant du mouvement et de la matire, il les spare de la cause finale qui meut la volont de l'agent, et par l il les rendindiffrentes au bien. Mathematica non subsistant separate secundumesse: quia si subsistrent, esset in eis bonum, scilicet ipsum esse eorum.

    Sunt autem mathematica separata secundum rationem tantum, proutabstrahuntur a motu et materia; et sic abstrahuntur a ratione unis, quikabet rationem moventis. Non est autem inconveniens quod in aliquoente, secundum rationem, non sit bonum vel ratio boni; cum ratio entissit prior quam ratio boni30.

    29 Comm. in Metaph., lib. II, lect. 5 (n 3 3 6 ) .3 0 Summa heoL, I. q. 5, a. 3 ad 4.

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    L A C O N N A I S S A N C E M A T H M A T I Q U E 141*

    11 est vrai que l'tre en tant qu'tre est toujours bon, puisqu'il atoujours quelque chose de parfait en lui, et qu'il remonte Dieu en dernire analyse. Mais, puisque l'tre comme tel prcde le bien logiquement

    l'tre de raison peut tre indiffrent la bont. Pouf cette raison, on nesaurait dire que les mathmatiques s'identifient au bien. Car celui-ci appelle l'tre comme tel pour le qualifier; alors que les concepts mathmatiques n'existent que dans l'intellect. (Sicut res sunt separabiles amateria, sic circa intellectum sunt). Mais il serait faux de dire, ajoutesaint Thomas, qu'il n'y a rien de bon dans les mathmatiques, puisqu'onpeut toujours qualifier leur tre et leur nature par un aspect du bien: Si ponantur esse substantice intelligentes non moventes, ut Platonici posue-runtj nihilominus tamen inquantum habent intellectum et voluntaiem,oportet ponere in eis finem et bonum, quod est objectum voluntatis. Mathematica autem non moventur, nec movent, nec habent voluntatem.Unde in eis non consideratut bonum sub nomine boni et finis. Conside-ratur tamen in eis id quod est bonum, scilicetesse et quod quid est. Unde

    falsum est quod in mathematicis non sit bonum31

    . >>En vertu de leur nature propre comme tres de raison et de la per

    fection de leurs dfinitions, les objets mathmatiques permettent de dvelopper leurs implications et leurs relations avec une grande certitude.Nous avons dj vu que les notions mathmatiques sont en quelque sortecompltement connues par leurs dfinitions: en raison 4es termes mmes

    qu'elles .emploient, ces dfinitions sont en un certain sens dcisives et nepermettent pas de contradiction: ainsi l'ide de cercle implique ncessairement la rotondit, tandis que cette qualit n'est pas indispensable d'autres concepts. Saint Thomas nous donne ainsi cet exemple, en discutant l'incorruptibilit des substances intellectuelles; Rotundum perse quidem inest circulo, per accidens autem asti; unde ces quidem fieri nonrotundum est possibile, circulum autem non esse rotundum est impossi-bile . . . Si aliqua substantia esset circutus, numquam posset fieri non ro-tunda 3 2 . Ainsi, les concepts mathmatiques possdent ce qu 'on pourrait appeler une antitypie rationnelle qui les empche de recevoir des attributs ou des postulats incompatibles avec leur supposition et leur signification propre.

    Comm. in Metapb., Mb. III, lect. 4 (n 385).3 2 Contra Gentites, lib. II, cap. 55 (p. 144).

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    142* REVUE DE L'UNIVERSIT D'OTTAWA

    De plus, la certitude de la preuve en mathmatiques se trouve renforce par le procd mme de la discipline de cette science, qui la rendplus certaine et plus facile en un sens que la physique, la mtaphysique,

    et toutes les sciences pratiques. C'est pourquoi les mathmatiques serventdans les dmonstrations d'autres sciences plus complexes, mais non con-versement. Quanto scientia atiqua abstractiora et simpliciora consid

    rt, tanto ejus principia sunt magis applicabilia aliis scient Us: unde prin-

    cipia matbematic sunt applicabilia naturalibus, non autem econ-verso Cette discipline comprend en effet un raisonnement prcis, etnon point de simples opinions que donne la dialectique, ou mme l'intervention de la mmoire qui n produit que l'opinion. On connat cedouble adage scolastique: Una detnonstratio facit habitum scienti; sed

    opinio non Ht ex uno argumento dialectico, sed ex pluribus congregatis.

    Et encore: Habens memoriter conctusiones geometri non pet mdia geo- metrica, non habet scientiam geometri. sed opinionem.

    Cette discipline suit les tapes de la mthode dmonstrative si bien

    dcrite dans VOrganon aristotlicien: ainsi elle comporte des principespremiers se rapportant directement aux objets mathmatiques, et desrgles d'infrence en conformit avec les lois logiques de la pense. On saitqu'Aristote avait prononc l'universalit des principes ultimes de la pense, et soutenu qu'ils sont apprhends par une intuition directe de leurvrit. Quant aux principes spcifiques des mathmatiques, ils sont saisis

    galement par une intuition rationnelle ou encore par induction. Mais ilsn'ont pas besoin de preuve, et ils doivent tre postuls comme tels, selonle principe: Nulla scientia probat principia sua, sed probat alia ex eisuSeule la mtaphysique peut soulever la question de la valeur de ces principes et en proposer la solution.

    D'autre part, saint Thomas ne considre pas cette intellection im

    mdiate des principes mathmatiques comme un signe d'imperfection; aucontraire, l'intuition est suprieure au raisonnement, de mme que ce dernier est suprieur la connaissance sensible: Scientia est nobitior cogni-lione sensus; sed inteltectio, qui est habitus principiorum, est nobitior

    quam scientia conctusionum. L'intuition rationnelle voit immdiatement

    s s

    De Trinitate, q. 5, a. 3 ad 6.

    Cf . Summa theol., I. q. I, a. 8. c : Comm. in Metaph., lib. III. lect. 5( n 3 8 9 - 3 9 2 ) .

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    LA CON NAI SSA NCE MA TH M AT IQ UE 148*

    la convenance des termes des principes premiers: en mathmatiques, ses rsultats sont justifis par l'application des lois de la pense la signification des termes lis entre eux dans les postulats. En somme, la raison ne

    peut pas tre droite dans un domaine sans l'tre dans un autre, car alorselle se trouverait prive de toute rectitude du fait qu'elle pche contre leslois de la pense exprimant les ncessits de l'tre. Si quis etraret circahoc principium, omne totum est ma jus sua parte, non posset habere scien-

    tiam geometricam; quia oportet multum recedere a xxritate in sequenti-

    bus3 0 . Cette citation implique le principe de rduction l'absurde, qui

    est utilis couramment dans la preuve mathmatique et qui se ramne endernire analyse au principe de contradiction.

    Quant l'induction, saint Thomas nous dit la suite d'Aristoteque dans les sciences mathmatiques, les principes se manifestent par induction, dans les sciences naturelles par les sens, dans les sciences moralespar la pratique, et dans les arts par l'exprience. Au sujet de l'inductionplus prcisment il nous est dit: Inductio autem inducitur ad cognoseen-

    dum aliquod principium et aliquod universale in quod devenimus per

    exprimenta singularium Il est vident, en effet, qu'en raison del'origine exprimentale de nos connaissances mathmatiques, certainsprincipes spcifiques de ces sciences sont atteints comme des gnralisationsde proprits, des faits primitifs que l'abstraction transforma en conceptsmathmatiques. C'est pourquoi les mathmatiques sont compatibles aussi

    bien avec l'exprience qu'avec l'imagination, a Instruendi sunt in ma-ihematicis qu ne experientia indigents nec imaginationem transcen

    dant37

    . y> Et pour cette raison, comme nus le verrons tantt, les mathmatiques doivent tre enseignes aprs la logique et avant les sciences naturelles, morales et divines.

    Notons que saint Thomas admet galement la doctrine pripatticienne de la hirarchie des principes mathmatiques entre eux et aussi parrapport aux autres sciences. Ainsi, les principes de l'arithmtique sontplus certains que ceux de la gomtrie, et ces derniers plus certains que lesprincipes des sciences naturelles. D'o l'aphorisme: Una scientia est cer- tior atia dupticiter: sciticet quia dicit propter quid, nec est de materia

    5 5

    Summa theol., MI, q. 65. a. 1 ad 4.* Comm, in Ethicam, lib. VI, lect. 3 (n* ] 148).*" Comm. in Ethicam, Mb. VI, lect. 7 (a* 1211}.

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    144* RE VUE DE L'UN IVERS T D'OTTAWA

    sensibili, et est ex paucioribus, ut arithmetica tespectu geometri. Et lesaint docteur prcise: Qu quidem principia aut sunt ettiota quoad nossicut in naturalibus, quia sunt proprinquiora sensibitibus, aut simpticiora-

    et pcioca secundum naturam, sicut est in mathematicis38

    . La primaut des principes mathmatiques et l'immatrialit de leurs

    concepts donnent un caractre formel l'administration de la preuve dansle dveloppement de la science. Ainsi, la dmonstration des relations possibles entre les objets mathmatiques ne saurait faire appel aux causes efficientes ou finales. Mathematica accipiuntur ut abstracta secundum ta-tionem: cum tamen non sint abstracta secundum esse, Unicuique autemcompetit habere causam agentem, secundum quod habet esse. Licet igiturea qu sunt mathematica habeant causam agentem; non tamen secundumhabitudinem quam habent ad causam agentem, cadunt sub considrationne mathematici. Et ideo in scientiis mathematicis non demonstratur ali-quid per causam agentem

    Dans ce passage saint Thomas rpond l'objection que tout tre

    n'est pas ncessairement cr par Dieu comme cause efficiente, puisque lesmathmatiques ne demandent pas cette cause; et il explique que tout cequi est autre que Dieu n'a pas l'tre par soi, mais par participation. Envertu de la distinction entre les objets sensibles et les mathmatiques, ilexplique pourquoi seuls les premiers ont une cause efficiente. In scientiis mathematicis, qu abstrahunt a materia et motu, nihil probatur per

    hanc causam, sicut probatur in scientia naturali, qu est de rbus mobiti-bus, aliquid per rationem boni. Sicut cum assignamus causam quare homohabet manus, quia per eas metius potest exequi conceptiones rationis 40,

    En effet, tout en tant des tres de raison, les objets mathmatiquesont bien une cause efficiente, puisqu'ils sont produits par une oprationde l'intellect. Mais l'acte de la conception n'apporte pas avec lui cettecause efficiente comme telle. En d'autres termes, les objets mathmatiques sont conus, par l'intellect en raison de leur participation avec leschoses sensibles o ils se trouvent en puissance. Ils ne sont donc pas produits par eux-mmes, mais par l'intervention de deux lments, l'espritet les choses, dont la nature est diffrente de la leur. On ne saurait donc

    ; W Comm. in Metaph., lib. VI, lect. I (n 1146).3 9 Summa theol., I, q. 4 4 , a. 1 ad 3 .+ Comm. in Metaph.. lib. III. lect. 4 (a* 375).

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    LA CON NAI SSA NCE MA TH M AT IQ UE 146*

    exiger de retrouver dans ces tres de raison les causes mmes qui les ontproduits: et c'est pourquoi la preuve mathmatique ne comporte pas decauses efficientes. De plus, elle ne fait pas intervenir de causes finales, puis

    qu'il n'est pas de la nature des objets mathmatiques d'tre conus dansla perspective de l'tre rel et du bien, comme c'est le cas pour les conceptsdes choses sensibles.

    Le caractre purement formel des sciences mathmatiques rend celles-ci bien plus faciles tudier que les autres sciences; et par consquentelles sont particulirement avantageuses pour l'ducation des jeunes. Ain

    si, nous dit saint Thomas, le gomtre, en vertu de l'habitude de raisonner et de conclure qu'il a acquise, comprend sans trop de peine les propositions qui provoquent ses mditations pour la premire fois; toutcomme l'inclination vertueuse que nous fait prendre la pratique d'unevertu morale, nous donne la possession virtuelle de toute autre vertu. Geometer modico studio acquirit scientiam clicujus conclusioais quam

    numquam considrait *\ La difficult des mathmatiques ne provientdonc pas de leurs objets propres qui sont simples et immatriels, mais denos dispositions psychologiques qui rie nous portent pas toujours utiliser avec persistance et suivant les rgles, aussi bien les procds de l'abstraction que ceux de la pense discursive et de la dmonstration^ Cependant, une fois l'habitude acquise, la science mathmatique devient la plusfacile, mme pour nos dispositions psychologiques.

    Quant l'aspect pdagogique des mathmatiques, il se caractrisenon seulement par leur facilit de nature, mais encore par la hirarchiedes sciences dans Tordre de l'tre et dans l'ordre de la connaissance. Ainsi,nous dit saint Thomas, Mathematica potest sciri a piteris, non autem physica qu experimentum requirit. Ex quo datur intelligi quod primo

    logica deinde mathematica dbet addisci4

    '2

    . laborant cette mme pen

    se, il prcise ce prcepte dans le texte suivant, o il se demande si les mathmatiques ne devraient pas s'ordonner avant les sciences naturelles dumoment qu'elles doivent tre enseignes en premier lieu: Mathematica prior occurrit addiscenda quam naturalisa eo quod mathematicam facile

    possunt addiscere pueri, non autem naturalem nisi provecti. Unde etapud

    4 1

    Summa theot.. M I , q. 6 5 , a. I ad 1.4 2 De Trinitate, q. V , a. 1 ad 3 .

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    146* RE VU E DJ5 L'U NIV ERS IT D'OT TAWA

    antiquos hic ordo in adipiscerdis scientiis fuisse dicitut observtus: ut

    primo iogica, deinde mathematica, tertio naturatis, postea moralis addis-

    ceretur, et tandem divin scienti hommes studerent. Ergo mathemati-

    cam naturati scienti prordinare debuit4

    \ Le Docteur anglique se hte de faire l'importante distinction qus

    l'ordre de l'enseignement n'est pas ncessairement celui de la connaissance: Quamvis naturalis philosophia post mathematicam discenda occur- rat, eo quod univetsalia ipsius documenta indigent experimento et tem-

    pore, tamen res naturales,, cum sint res sensibites, sunt naturaliter magis

    not quam res mathematic a materia sensibili abstract **. Tout enreconnaissant donc que les choses naturelles sont plus directement connuesque les choses abstraites ou les choses religieuses, saint Thomas pense avecraison que la science des choses naturelles ne doit tre enseigne qu'aprsla logique et les mathmatiques.

    Il serait intressant d'insister galement sur la primaut de la logique par rapport aux mathmatiques, en raison des thories modernes sur

    les rapports de ces sciences. La critique de ces thories rvlerait en effetque saint Thomas a compltement raison aussi bien de sparer la logiquedes mathmatiques que de les ordonner comme il le fait Notons aussil'importance qu'il accorde la logique comme une propdeutique gnrale pour l'utilisation consciente des lois de la pense et de l'analyse destermes propres chaque science,

    IV. VALEUR DE L'PISTMOLOGIE THOMISTE.

    Les aspects de la connaissance mathmatique d'aprs saint Thomasque nous venons de discuter, ne font que toucher l'essentiel de la pensedu Docteur anglique sur les sciences exactes. Il y aurait encore lieu deconsidrer des problmes plus spcifiques, dans l'ordre de l'pistmologie,

    de la mthodologie, de la technique et de l'histoire. Ainsi, on pourraittudier la doctrine thomiste de la quantit en gnral (dans l'ordre mtaphysique et logique), de l'infini, du nombre et des figures: ou encoresa thorie de l'espace et du temps et sa critique de la thorie des lieux etde ses applications; ou mme sa thorie du mouvement en lui-mme et

    ** De Tcinitate. q. V . a. t, o bj . 10** De Tftnitate, q. V . J I aJ 10

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    L A CONN AISS ANCE MA TH M AT IQ UE 147*

    par rapport ses applications scientifiques; ou enfin sa doctrine de laconnaissance scientifique en gnral et des rapports entre la logique, lesmathmatiques et la physique.

    On pourrait encore analyser ses vues sur l'emploi analogique desmathmatiques en thologie, et la valeur du symbolisme en gnral. Ilserait mme avantageux de comparer ses ides sur tous ces points par rapport la technique des sciences exactes au moyen ge, aux ides des anciens et celles des modernes. Il serait enfin intressant d'envisager ladoctrine thomiste dans ses rapports avec les enseignements de ses contem

    porains, et dans la perspective historique des grandes controverses mathmatiques. Nous ne faisons qu'indiquer ces questions pour montrertoute la richesse des recherches entreprendre sur la philosophie scientifique du saint docteur.

    En attendant, pouvons-nous tirer quelques conclusions d'ensemblesur la valeur intrinsque de la connaissance mathmatique d'aprs saint

    Thomas? En premier lieu, on peut dire que les ides du Docteur angli-que sur ce point s'intgrent parfaitement dans son pistmologie gnrale, et qu'elles occupent la place qui leur revient en propre dans la hirarchie de nos connaissances. En second lieu, il apparat que ces ides suivent de prs la pense d'Aristote sur ces mmes questions; et que, parconsquent, elles divergent des intuitions platoniciennes que certains historiens modernes tiennent tort pour tre plus justes que l'enseignementdu Stagyrite. En troisime lieu, il semble que saint Thomas affine et perfectionne le ralisme mathmatique d'Aristote en introduisant des distinctions plus prcises sur la nature des objets mathmatiques. Enfin, envitant des considrations et des exemples proprement techniques, le saintdocteur reste bien dans l'esprit de son temps tel que nous l'avons dfiniau dbut de cette tude.

    Peut-on dire que saint Thomas s'est tromp dans le dtail de sonpistmologie scientifique par rapport l'objet propre des mathmatiques? Nous ne le pensons pas. En contrlant ses exemples mathmatiques et ses rfrences la science de son temps, on ne trouve aucunementdes erreurs de comprhension ou d'interprtation. N'tant pas mathmaticien, il n'avait pas pousser trop loin l'analyse des termes et des mtho

    des des sciences exactes. Mais il n'en tait pas moins familier avec les

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    148* RE VU E DE L'UN IVERS IT D'OTTAWA

    principes gnraux de ces sciences, ne ft-ce mme que pour avoir faitpour son compte l'exprience pdagogique signale dans le De Trinitate. o il recommande l'tude de la logique et des mathmatiques comme

    une introduction gnrale renseignement et la science.Il est vrai que nous trouvons dans saint Thomas des opinions rela

    tives des concepts mathmatiques qui n'ont rien voir avec la scienceen- elle-mme. Ainsi en est-il lorsqu'il discute les mouvements des corpsclestes dans son commentaire du De Clo, o il fait certaines apprciations sur la valeur relative des formes concaves et convexes, et sur le mouvement circulaire compar aux autres mouvements. De mme, il nousdit, dans le Contra Gentiles, qu'un mouvement ne peut tre perptuel ques'il est local, et qu'il ne peut tre local que s'il est circulaire: c'est pourquoi dans la ralit sensible, le premier des mouvements est celui du ciel,vu que ce mouvement est local, circulaire et perptuel. Et il insiste pourdire que le mouvement circulaire est le plus parfait, parce que tout cerclerevient son principe. Effectus maxime perfectus est quando in suum

    redt principium. Unde et circulas inter omnes figuras, et motus circula-

    ris inter omnis motus, est maxime perfectus; quia in eis ad principium

    reditur45

    .

    Prcisant davantage cette ide de la perfection de la ligne circulaire,il nous dit: Linea circularis est maxime una; quia non solum habet continuitatem, sicut linea recta; sed etiam habet totatitatem et perfectio-

    nem, quod non habet linea recta **. Enfin, l'ide de cercle implique unetotalit parce qu'il n'est pas capable d'addition. Inter omnes tineas.linea circularis est perfectior, quia non recipit additionem

    4 : . En somme,le cercle serait la plus parfaite des figurs parce qu'il est un et fini, parcequ'il n'est pas capable d'addition, et parce qu'il revient son principe.Mais il serait difficile, croyons-nous, de maintenir qu'un tre mathmatique est plus parfait en soi qu'un autre, si tous les deux sont compltementdfinis. D'ailleurs le cercle n'est pas la seule ligne jouir des propritsdj nommes: ainsi, l'ellipse est une, finie, incapable d'addition et ellerevient son principe. Et enfin, il n'est pas indispensable ou ncessairement vrai que les mouvements clestes soient circulaires.

    De Potentia. q. IX. a. 9 ad 15.

    *

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    On pourrait dire la rigueur que la circonfrence est la plus simple

    des courbes, mais ce ne serait pas l une raison dfinitive pour dire qu'elle

    est la plus parfaite des lignes. A moins de vouloir tendre aux tres de

    raison l'identit entre la simplicit et la perfection qui convient l'trerel. Mais ce serait l une analogie dont on ne comprend gure l'usagedans les mathmatiques d'aujourd'hui. Nanmoins, la position de saint

    Thomas pourrait se dfendre dans la perspective historique, tant donn

    que la perfection intrinsque du cercle tait affirme dj par Platon et

    Aristote. On sait que l'ide de perfection mathmatique veut qu'on n'ut i

    lise que la rgle et le compas dans les constructions et les dmonstrations

    de la gomtrie grecque. On sait aussi que cette simplicit gomtrique

    tait exige par le chef de l'Acadmie et ses successeurs dans la description

    des mouvements clestes. D'ailleurs, cette tendance de tout ramener au

    cercle tait partage par Copernic lui-mme, jusqu'au moment o Keplerreconnut que les plantes avaient Un mouvement elliptique.

    C'est pour sa valeur analogique surtout, que l'opinion de saint Tho

    mas sur les vertus du cercle est intressante. Ainsi cette belle analogie com

    plte le passage cit du De Poteritia, qui est d'ailleurs consacr au nombre

    des personnes divines et la nature de leur procession: Unde hoc ipsum

    ad pecfectionem Spiritus Sancti pertinet quod sua processions quasi quem-

    dam circulum divines otiginis concluait, ut ultra jam addi non possit.

    Et plus loin, dans le mme trait, il reconnat un certain mouvement cir

    culaire entre les oprations de l'intelligence et de la volont, et mme dans

    les oprations sensibles; ce mouvement tant intrieur pour Dieu et ext

    rieur pour nous. Quant la citation du Contra Gentites relative la per

    fection du mouvement circulaire, elle est donne pour montrer que les

    cratures doivent tre l'image de Dieu: par leur intelligence, elles doi

    vent retourner leur principe, et donner ainsi une preuve de l'excellence

    de la cration.

    A un autre point de vue, on pourrait remarquer qu'en parlant de la

    connaissance mathmatique, saint Thomas a surtout en vue les notions

    de la gomtrie, et non point titre gal les nombres. Ici encore on pour

    rait trouver des raisons aux proccupations du saint docteur. La con

    naissance du nombre est en quelque sorte plus simple que celle des figures

    tendues: une fois compris l'ide d'unit et le princijse de l'addition et

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    150* RE VU E DE L'UN IVER SIT D'OTTAWA

    de la division, la loi gntique des nombres est connue universellement.Il n'y a donc pas de raison d'insister davantage sur le mode de la connaissance numrique. Tout autre aurait t le cas si le moyen ge avait eu la

    connaissance de nombres autres que les nombres rels: or cette poque,mme les nombres ngatifs taient timidement introduits dans les mathmatiques occidentales l'imitation des arabes et des hindous. Nous necroyons pas nous tromper en disant, cependant, que mme en cette occurrence la thorie fondamentale de saint Thomas n'aurait pas eu tre retouche quant ses principes pistmologiques.

    Par contre, les formes gomtriques tant plus rapproches de l'exprience sensible, demandaient plus directement une justification 3athorie de la connaissance. D'autre part, leur grande varit donnait l'occasion de considrations plus riches sur la connaissance gomtrique. Lesvues de sainr Thomas sur la nature des figures gomtriques restent valables mme en regard des dveloppements modernes de la gomtrie, parcequ'elles touchent au fondement mme de la connaissance. Voici, titrr

    d'exemples, quelques-unes de ses considrations sur les figures comme telles, a Figura importt terminationem quantitatis 4* ; ou encore '(F;-

    gura qu consista in terminatione quantitatis, est qudam forma circa

    quantitatem4tt ; ou mme Figura est qu termino vel terminis cm-

    prehenditur 0 ; ou enfin Figura est qudam forma, qu per abscis-

    sionem materi et condenst ionem, vel rarefactionem, vel ductionem aut

    aliquem motum. hujusmodi potest Reri in materia5 3

    . Et plus spcialement pour les mathmatiques, Figura abstrahit secundum suam ratio-

    nem ab omni materia et forma sensibili, cum sit quoddam mathemati-

    cum5~. L'analyse de ces dfinitions montrerait aisment leur applica

    bilit aux conceptions rcentes.

    Mais il est entendu qu'il ne faut pas chercher une adquation com

    plte entre la pense de saint Thomas sur la connaissance mathmatiqueet le dtail des mthodes modernes. La dcouverte du calcul infinitsimal,celle des gomtries non euclidiennes, les dveloppements de la thoriedes nombres, et les tentatives de rapprochement de la logique et des ma-

    4 8

    Comm. in Phy&icam. cap. III, lect, 5. sect. 3.Summa theol., I. q. 7 a. I ad 2. Voir aussi id., III, q. 63. a. 2 ad 1.

    * Contra Gentiles, Hb. IV. cap. 84 (p. 541).f1 De Potenlia. VI. 7 ad 13.&2 Contra Gcntiles, Hb. III, cap. 105 (p . 3 4 8 ) . Vo ir aussi De Trinitate, q. V.

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    thmatiques, ont fait ressortir de plus en plus le caractre hypothtico-dductif des sciences exactes. Et cependant, la mthode axiomatique nesuffit pas elle seule rendre compte de ces enrichissements et de ces nou

    veaux points de vue. A son tour celle-ci demande une justification pis-tmologique que ni le pragmatisme, ni le nominalisme ne peuvent satisfaire compltement; c'est vers une doctrine raliste qu'il faut se tournerpour cela: et ici encore le thomisme est une source d'inspiration.

    On peut, en effet, utiliser et dvelopper dans le sens voulu un certain nombre de considrations impliques par le thomisme et que les cir

    constances avaient pour ainsi dire laisses en rserve. Du point de vuepsychologique, il s'agirait de faire valoir davantage la rflexion et l'association, ct de l'abstraction et de la conception, que le thomisme a sibien analyses. Le rle de l'analogie et de l'imagination peut galementtre mis contribution pour rendre compte de ces extraordinaires familles de concepts et de thories que les mathmatiques modernes ont mises jour. Ainsi, on peut donc retenir le point de dpart empirique de la connaissance mathmatique, que justifient aussi bien la psychologie individuelle que l'histoire; et mme insister sur le fait que cette connaissanceprocde, comme le veut saint Thomas, en allant par abstraction des images sensibles aux espces intelligibles. Mais une fois celles-ci atteintes,l'intellect peut rflchir sur ses rsultats, les analyser en leurs lments, etimaginer des combinaisons nouvelles de ces lments qui n'obiraient

    qu'aux lois de la pense et la nature de ces lments. Sans avoir seposer la question si ces combinaisons rpondent ou non des faits concrets, on voit ainsi qu'elles offrent uri champ assez large pour tablir parleur moyen des thories de plus en plus abstraites. D'autre part, la correspondance de ces thories la ralit ne devrait tre qu'une questionsecondaire, du moment que les objets mathmatiques utiliss par la science

    moderne sont des tres de raison, quelle que soit leur distance de l'exprience.

    Du point de vue logique, on pourrait dvelopper l'ide de relation

    dune part, et celle de dmonstration de l'autre, de manire justifier lamthode axiomatique et la gnralisation de son application. Ces dve

    loppements se feraient non pas en profondeur, mais en extension, afin de

    laisser intacte la base ontologique de la logique aristotlicienne. Ou mb-

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    ment qu'on aboutirait ainsi aux conventions que les mathmatiques modernes prennent comme point de dpart, le choix de la mtaphysique quiles explique ne devrait pas troubler les mathmaticiens.

    Quant au point de vue mtaphysique mme, on pourrait difficilement enrichir ce que le thomisme nous a lgu. Tout au plus pourrait-onessayer une radaptation partielle du langage classique aux besoins smantiques et techniques des mathmatiques modernes. De sorte qu'en finde compte, les progrs de la science se prsenteraient non point en opposition avec la doctrine thomiste, mais bien comme la preuve et la justification de la vrit de cette doctrine aussi bien que de leur propre validit.Si la pense est une comme la vrit qu'elle veut atteindre, la connaissancemathmatique doit pouvoir embrasser le prsent comme le pass de lascience dans leur unit fondamentale.

    Thomas G R E E N W O O D .