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1 PIERRE Marie Master 1 Cinéma Paris I UFR 03 Filmer la mémoire des "années de plomb" au Maroc : Nos Lieux Interdits, Leila Kilani, 2008 Sous la direction de Sylvie Lindeperg

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PIERRE Marie

Master 1 Cinéma

Paris I

UFR 03

Filmer la mémoire des "années de plomb" au Maroc :

Nos Lieux Interdits, Leila Kilani, 2008

Sous la direction de Sylvie Lindeperg

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Introduction

De 2004 à 2007, l‟Instance Equité et Réconciliation, créée par décision royale en janvier,

œuvre à raviver la mémoire des « années de plomb » marocaines, et à panser les blessures de ses

victimes. Mais en réalité, l‟Instance Equité et Réconciliation vient couronner toute une période de

lente libération de la parole. Après les législatives de l‟Alternance et la mort du Roi Hassan II, les

langues se délient, et dévoilent les souffrances connues de tous, mais que jusque-là personne n‟avait

osé formuler, des « années de plomb » : disparition forcée, torture, lente agonie dans les mouroirs du

roi, tel fut le destin de nombre de militants politiques, syndicalistes, rebelles militaires, ou encore

Sahraouis…

C‟est sur ce sujet que le film de Leila Kilani, Nos Lieux Interdits, produit en 2008 mais sorti

sur nos écrans fin 2009, se penche, et c‟est dans ce contexte qu‟il s‟inscrit. En effet, Leila Kilani

entend, dans ce film, montrer plusieurs choses : cette libération de la parole, précisément, d‟une part ;

le travail de justice transitionnelle menée par l‟Instance, d‟autre part ; enfin : le vécu des proches, des

familles, recroquevillées dans leur salon marocain plein de secrets, depuis la disparition des père, fils,

époux, étouffés par la honte et le secret d‟État, jusqu‟à l‟ouverture des dossiers et les enquêtes de

l‟Instance.

C‟est un film tourné au Maroc, par une Marocaine, avec des personnages marocains, et qui a

pourtant été essentiellement diffusé en France – si l‟on excepte le festival de Tanger, où les

personnages eux-mêmes sont montés au créneau pour défendre le film. Tout au long de sa carrière

française, Leila Kilani n‟a pas hésité à aller expliquer son propos, et son parcours, devant un public

plus ou moins averti : c‟est ainsi que nous l‟avons découverte, en octobre 2009, au Reflet Médicis (rue

Champollion, Paris 5e), surprenante de volonté, de rigueur, et de charisme, après un film d‟une telle

subtilité, d‟une telle émotion, d‟une telle intensité. Elle nous proposa en particulier une présentation

ferme et précise de la justice transitionnelle, de ce qu‟elle avait apporté aux victimes (indemnisations),

mais aussi de ses limites.

Le film, en dépit du caractère confidentiel de sa diffusion, a obtenu une certaine

reconnaissance. Il a circulé dans nombre de festivals : il a été en effet projeté à trois reprises au festival

du documentaire d‟Amiens. Il a obtenu le prix du film documentaire au Fespaco (Festival panafricain

du cinéma d‟Ouagadougou), et surtout celui du « cinquantenaire du cinéma marocain » en 2009. Le

film est en outre soutenu par la Ligue des droits de l‟homme. On voit donc bien que, dans sa réception,

le film a suscité une certaine réaction émue par sa « marocanité » voire son « africanité » (le cinéma de

ces régions n‟étant pas encore tellement abondant), et en même temps par la posture universelle qu‟il

propose sur les souffrances liées à la disparition et au non-respect des droits de l‟homme.

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C‟est une habitude de Leila Kilani, de s‟intéresser à des sujets à la fois brûlants et légèrement

décalés, de manière certes atypique, mais sensible et profonde. A chaque sujet qu‟elle aborde, il

semble qu‟elle parvienne, par sa persévérance et sa pratique de la caméra, à en faire surgir la vérité

humaine la plus ténue, la plus fragile, et la plus forte. Son premier film, Tanger, le rêve des brûleurs

(2002, 52‟), suit dans leur vie quotidienne quelques Marocains et Africains (un Ghanéen, par exemple)

qui tentent leur chance sur les quais de Tanger, rêvant de passer en Europe, généralement en vain – la

thématique de l‟échec, d‟un échec quasiment ontologique, mais également esthétique par sa grandeur

et son humanité, reviendra dans Nos Lieux Interdits. Dans Tanger, l‟ambiance y est sombre, la caméra

mobile, Tanger n‟est pas une ville ensoleillée, il y pleut, il y fait flou, il y fait nuit (ces effets

d‟ « ambiance » qui contrecarrent certaines représentations « carte postale » du Maroc se maintiennent

dans Nos Lieux Interdits, mais y sont plus subtiles). Et malgré cela, ces personnages survivent, pleins

d‟espoir, ils s‟activent, ils vont et viennent dans la médina, ils marchent, ils discutent, ils prient, ils

regardent cette mer qu‟ils veulent dompter – résolus, ils sont expulsés de Tanger, mais ils reviennent.

Au fond du désespoir et de la misère, il y a de la vie – il y a ces visages – il y a cette parole que, en

s‟intégrant avec persévérance au groupe des clandestins et futurs clandestins, la réalisatrice est

parvenue à capturer, cette parole pleine d‟espoir et de poésie : « Je veux juste brûler cette gorgée

d‟eau », dit l‟un d‟entre eux. Il y a ces plans, ces projets d‟avenir, qu‟on échafaude minutieusement,

qui sont tout aussi vite démontés par la réalité.

Le moyen-métrage n‟est pas passé inaperçu. Il a obtenu à Ouagadougou lors du Fespaco de

Mars 2003 le prix de la Guilde des réalisateurs ainsi que celui de la meilleure œuvre vidéo. Aux

journées cinématographiques de Carthage, il obtient le Tanit d‟or du meilleur film en compétition

officielle Vidéo (long métrage). Là encore, on voit que c‟est à son « origine géographique » que le

film obtient la plus grande reconnaissance. Le cinéma documentaire maghrébin et africain a besoin

d‟encouragement, et Leila Kilani arrive au bon moment pour représenter ces aspirations. Néanmoins,

le film trouve également à se diffuser dans les festivals français : il est sélectionné au festival des Trois

continents de Nantes, au festival des Films de femme de Créteil, au festival d‟Amiens, et diffusé aux

États généraux du Documentaire de Lussas. Le film passe également dans de nombreux festivals

internationaux, et est édité en DVD (ce qui n‟est pas le cas de Nos Lieux Interdits à ce jour…).

C‟est cette première réussite, ainsi que naturellement la valeur de son second projet, qui vaut à

Leila Kilani le Prix Louis Lumière Villa Médicis Hors les murs, ainsi qu‟une bourse à l‟écriture et à la

réalisation par la Fondation Altercine (Canada) au titre de son projet Nos Lieux Interdits. Tout ceci fait

un assez beau début de carrière pour une relativement jeune réalisatrice, qui vient de présenter son

dernier film, une fiction, à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes 2011 : Sur la planche.

Jeune car Leila Kilani n‟a pas commencé par la réalisation documentaire, loin de là. Née à

Casablanca en 1970, Leila Kilani a vécu entre Paris et Tanger. Rêve des bruleurs et Sur la planche

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témoigne de cette connaissance et de cet amour pour la ville la plus « européenne » du Maroc. Elle a

longtemps rêvé d‟une carrière de clown avant de s‟orienter vers des études, en France, d‟économie

(maîtrise à Paris 1) puis d‟histoire : elle obtient un DEA d‟Histoire et civilisation de la Méditerranée

musulmane, puis entame une thèse à l‟EHESS. Elle éprouve cependant le désir de revenir à l‟actualité

du monde méditerranéen, puisque, journaliste indépendante à partir de 1997, elle collabore à Qantara,

le magazine des cultures arabe et méditerranéenne, édité par l‟Institut du Monde Arabe. Parallèlement

à une activité de conception et d‟organisation de manifestations culturelles (notamment en Egypte),

elle s‟oriente vers le documentaire en 1999. Elle tourne par exemple en 2002 un documentaire sur le

musicien libanais Zad Moultaka (produit par la Huit), compositeur animé de la volonté de réaliser une

fusion entre les mondes musicaux d‟orient et d‟occident. Après Tanger, rêve des brûleurs, elle

ausculte, dans son troisième film, D’ici et d’ailleurs, la mémoire industrielle en France : le thème de la

mémoire pénètre son œuvre.

Après le relatif succès de Nos Lieux Interdits, avec Sur la planche, elle se risque pour la

première fois dans la fiction : plus que jamais, la voilà qui se concentre sur les femmes, le Maroc, et, à

nouveau, Tanger.

Tout au long de la filmographie de Leila Kilani, on reconnaît un va et vient constant entre

l‟intime et le social, la mémoire personnelle et la mémoire publique, qui manifeste d‟un désir de la

part de la réalisatrice de saisir d‟un même mouvement un vécu et sa signification historique, sociale ou

géopolitique selon le sujet abordé. C‟est le cas tout particulièrement dans Nos Lieux Interdits, où il

s‟agit de filmer la mémoire, sous tous ses angles possibles : intime, familial, social, politique. Ainsi,

tout en filmant quatre familles – dont sept femmes – en train de se souvenir, en train d‟échanger, en

train de découvrir de nouveaux éléments, et souffrir autour de cette mémoire des disparus et des

disparitions, Leila Kilani ne sombre pas dans le pathos, la théorie du complot, le pamphlet ou la

grandiloquence : elle est consciente de la tragédie de ces vies, et surtout de ce que ces quatre familles

disent sur la part d‟ombre, de mystère et d‟espionnite de l‟histoire du Maroc, sur les « années de

plomb », ainsi que sur ce Maroc contemporain qui veut « régler » le passé et « avoir l‟air »

démocratique, mais elle filme l‟ensemble avec sobriété et pudeur...

A l‟origine, Leila Kilani voulait surtout travailler sur le renouveau mémoriel marocain – c‟est-

à-dire s‟ancrer sur les mémoires intimes et leur signification sociale. Avec la création de l‟IER, le film

de Leila Kilani prend une nouvelle tonalité. Ce renouveau mémoriel est pris en charge de manière

officielle et se dote donc d‟un vernis politique. L‟opposition entre public et intime se fait donc encore

plus claire, et attente et déception vis-à-vis du processus de mémoire en sont d‟autant plus intenses.

Dans ce contexte très particulier, le film de Leila Kilani lui-même prend une signification sociale et

politique : il correspond d‟une part à la nécessité qu‟éprouve ce renouveau mémoriel de trouver à se

représenter et s‟exprimer dans des œuvres, dans des films, dans des paroles publicisées, et d‟autre part

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au besoin ressenti par les organisateurs de l‟IER de communiquer autour de leur activité. Il s‟agit donc

pour Leila Kilani, certes, de filmer la mémoire marocaine en train de se mettre au jour, mais surtout, le

contexte dans lequel elle se dévoile – contexte qui influe grandement sur la forme et la façon avec

laquelle elle nous apparaît. C‟est pourquoi nous étudierons dans un premier temps comment Leila

Kilani s‟y prend pour filmer le Maroc et sa mémoire dans le contexte mémoriel très particulier de

l‟activité de l‟Instance Equité et Réconciliation. Quelle mémoire ce procès de mémoire met-il au jour ?

L‟IER le sert-il, lui permet-il de cheminer jusqu‟à sa victoire : la découverte de la vérité et

l‟apaisement des familles ? Et surtout : comment Leila Kilani met-elle en scène le travail de l‟IER ?

Quel regard propose-t-elle sur cet organisme ?

Mais d‟un autre point de vue, la mission de l‟Instance Equité et Réconciliation n‟est rien

d‟autre qu‟un contexte, qu‟une circonstance (bénéfique ou non) de l‟émergence de cette mémoire

marocaine. Le film de Leila Kilani n‟en devient pas pour autant un film sur l‟IER, mais est un film sur

la mémoire des années de plomb au Maroc, à l’occasion de l‟IER. En effet, n‟oublions pas que le

projet de Leila Kilani est antérieur à la création de l‟IER. C‟est un film de mémoire. Il est vrai que

certains films de mémoire comme Shoah ou Nuit et Brouillard ont entraîné un renouveau mémoriel et

le regain d‟interrogations sur un fait et une période donnés. Néanmoins, la plupart des films de

mémoire contemporains sont produits dans le contexte d‟une « mode » du film de mémoire d‟une part,

et de regain mémoriel général dans le pays concerné, d‟autre part : Rithy Panh, André Van In,

Christophe Gargot ou Carmen Castillo ne fonctionnent pas autrement, réalisant leurs films dans les

mêmes années que les procès de la mémoire qui secouent le pays étudié. Le film de mémoire

contemporain correspond en quelque sorte à un esprit fin de siècle : le violent XXe siècle des

dictatures prend fin, des théories juridiques, mêlant les leçons des procès Nuremberg et Eichmann,

tentent d‟y répondre (justice transitionnelle, procès), et des réalisateurs prennent modèle sur les grands

films de la mémoire de la Deuxième Guerre Mondiale pour évoquer à leur tour ces mémoires

nouvelles qui leur semblent dignes d‟être décryptées et d‟accéder à la parole publique et artistique

permise par le cinéma. Le modèle, c‟est principalement Claude Lanzmann. Les disciples cités ci-

dessus, et tout particulièrement Rithy Panh et Leila Kilani, le revendiquent. Mais Leila Kilani se pose

également comme bout de la chaîne : puisque tant Lanzmann que Rithy Panh et André Van In sont ses

modèles. Il est donc intéressant de voir – et c‟est ce que l‟on étudiera dans une deuxième partie – ce

que Leila Kilani leur reprend, ce en quoi elle innove, dans sa mise en pratique esthétique et dans sa

mise en scène du film de mémoire. Ceci nous donnera l‟occasion d‟en tirer sinon une loi du moins une

certaine tendance esthétique générale, un certain nombre de choix de mise en scène récurrents,

régissant le film documentaire de mémoire – et de l‟opposer aux pratiques du reportage journalistique.

Le documentaire, ce n‟est pas du journalisme, c‟est pleinement du cinéma.

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Néanmoins, et c‟est ce que la plupart des jurys de festival ont reconnu à cette réalisatrice

(Ouagadougou, Carthage, Tanger, Rabat), le film de Leila Kilani correspond également à l‟une des

premières voix marocaines dans le champ du documentaire. Il est donc également intéressant de voir

comment une certaine tendance esthétique commune est appliquée par une Marocaine au Maroc –

laquelle propose par la même occasion un premier modèle de regard esthétique sur le Maroc et sa

société, de mise en images de ses rues, de mise en scène de ses salons marocains. La filmographie du

Maroc est encore réduite, et ce film, parmi d‟autres, permet une certaine accession de la réalité

marocaine, de son quotidien, mais également de certains pans ignorés de son histoire, à l‟image

cinématographique. Ni fiction, ni document touristique, ce film contribue à émanciper l‟image du

Maroc d‟un certain mythe orientaliste, colonialiste (films des années 1930) voire néo-colonialiste

(c‟est-à-dire, essentiellement, touristique). En somme, il nous a semblé que ce film de Leila Kilani

saisissait des vérités du Maroc presque jamais-vues à l‟écran, avec une grâce et une subtilité inégalée.

Cette réussite émotionnelle et documentaire est largement permise par le choix des

personnages. Ceux-ci sont les membres de quatre familles, dont nous précisons dès à présent les noms

et sommairement l‟histoire, afin d‟éviter tout malentendu1 :

- Le premier personnage apparaissant à l‟écran est Hassan al Bou. Il s‟agit d‟un militant

marxiste-léniniste du mouvement Ilal-Amam, incarcéré jusqu‟en 1989 à Kenitra, où il tente de se

suicider et d‟où il sort fou. Le film est pour lui l‟occasion de la prise d‟une parole quasiment vierge.

Plus tard, dans le film, il apparaît avec une première nièce, puis avec deux de ses nièces.

- La seconde famille est la famille Aït Sheikh Harrafi. La grand-mère, Rouquia, a perdu, au

début des années 1970, son époux, militant syndicaliste et engagé dans le groupe clandestin de Cheikh

el Arab. A l‟écran, elle est constamment accompagnée de sa fille et de sa petite fille, Zineb.

- Saïd Hadan et sa mère apparaissent ensuite à l‟écran, d‟abord en compagnie de membres de

l‟Instance, puis seuls. Saïd est le fils d‟un ancien cadet, Bouchta, de l‟école d‟officiers impliquée dans

la tentative de putsch de Skhirat contre le roi Hassan II. Condamné d‟abord à trois ans de prison, il

disparaît ensuite au bagne de Tazmamart. Apeurée, la famille change de nom.

- Mohamed Errahoui, c‟est cet homme silencieux aux côtés d‟une mère berbère qui parle

constamment et ne le comprend pas. Mohamed Errahoui, c‟est un ancien militant aussi, lycéen,

incarcéré dans les bagnes les plus redoutés du Maroc, longtemps disparu, puis revenu.

Pour bien situer ces histoires individuelles dans l‟histoire globale du Maroc indépendant, nous

commencerons par quelques précisions historiques.

C‟est en effet également par là que nos recherches ont débuté, pour les mêmes raisons – et les

révélations sur l‟histoire du Maroc indépendant, jusqu‟ici injustement sous-estimée par nous, furent

1 Pour voir leur visage, nous vous renvoyons à l‟Annexe iconographie n°1.

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nombreuses. La problématique de la mémoire et de la justice étant ancrée dans notre esprit depuis

longtemps, nous avons poursuivi l‟étude par des lectures théoriques sur le sujet qui nous ont permis de

nous faire une idée plus précise des enjeux de cette problématique.

Il a ensuite fallu se confronter à la matière du film. Nous avons travaillé ce dernier aspect sous

deux angles. D‟une part, une enquête génétique qui a porté sur deux versions du scénario original du

film. D‟autre part, une enquête analytique (analyse et commentaire du document image par image) à

proprement parler : il s‟est agi de construire, reconstruire, découper, repérer, émettre des hypothèses,

travailler au corps la structure du film à l‟aide de deux logiciels d‟annotation : Lignes de Temps

d‟abord, Médiascope ensuite, dans le cadre d‟un stage à l‟INA, lequel nous a de surcroît fourni une

matière secondaire qui nous permis de mieux cerner l‟esthétique du documentaire et la spécificité de

son approche au sujet : les sujets et reportages du fonds audiovisuel de l‟INA qui datent de l‟époque

des années de plomb, d‟une part, et des années de l‟Instance Equité et Réconciliation, d‟autre part.

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***

I- Filmer un contexte mémoriel précis : l’ « Instance Equité et

Réconciliation »

A) Les « Années de plomb » : histoire et mémoire franco-marocaine

1) Les « années de plomb »1

En 1956, le Maroc accède à l‟indépendance. Dans l‟euphorie des années qui suivent, la

question de la Constitution n‟est pas réglée, et lorsque le jeune roi Hassan II, succédant à Mohammed

V, accède au pouvoir, il élabore une constitution qui lui assure l‟essentiel du pouvoir (constitution de

1962). Les années 1960 voient les premières agitations des mouvements de gauche (l‟UNFP2), les

premières tentatives de complot (complot de 1963 par Cheikh el Arab3, et par le Fqih Basri), et des

premières répressions : c‟est à la suite de ce complot que 5000 militants de l‟UNFP sont arrêtés par la

police. Avec la guerre des sables (1963), se met en place le scénario suivant : le régime, le Palais,

soutenu par l‟armée (général Oufkir), détenteur d‟un pouvoir personnel à partir de 1965 (état

d‟exception déclaré le 7 juin), soude l‟opinion nationaliste contre l‟ennemi algérien, afin de pousser

l‟opposition radicale dans une posture antinationale : ce sera le cas avec Mehdi Ben Barka, de 1963 à

sa disparition en 1965, mais le scénario se reproduira dans les années 1970 et 1980 (opposition à la

Marche Verte de 1975). Parallèlement à une activité politique d‟opposition, le Maroc, et en particulier

Casablanca, connaît régulièrement une agitation sociale et de violentes émeutes (émeutes de

Casablanca, 23 mars 1965), et ce jusque dans les années 1990.

Ce n‟est néanmoins qu‟à partir de 1965, et plus violemment à partir de 1968, qu‟une véritable

« option révolutionnaire »4 est posée par les militants de gauche : le mouvement marxiste-léniniste est

1 Nous allons faire ici une synthèse succincte et factuelle de l‟histoire contemporaine du Maroc et de la création

de l‟IER. Il nous a paru important de le faire, car il s‟agit d‟une histoire méconnue, y compris par les Marocains,

et qu‟il est nécessaire de comprendre le parcours des personnages de Leila Kilani, le non-dit, le passif qu‟il y a

derrière leurs paroles et leur situation. Pour plus de précisions, voir Pierre Vermeren (Histoire du Maroc depuis

l’Indépendance, Editions La Découverte, Repères Histoire, 2010 (dernière édition)) et Ignace Dalle (Le règne de

Hassan II, 1961-1999 : une espérance brisée, Maisonneuve et Larose / Tarik Editions, Paris / Casablanca,

2000), deux synthèses très complètes. Ignace Dalle a une approche moins synthétique et plus journalistique (et

personnelle) mais également très intéressante. Malheureusement, hormis ces deux ouvrages factuels, l‟histoire du

Maroc n‟a pas eu droit à une plus belle et plus conceptuelle historicisation. 2 Union nationale des forces populaires.

3 L‟époux de Rouquia Aït Sheikh aurait été un partisan de Cheikh el Arab.

4 « Option révolutionnaire au Maroc », essai de Mehdi Ben Barka paru juste avant sa disparition, que l‟on peut

lire dans ses Ecrits Politiques, 1957-1965, « Points cardinaux », Editions Syllepse, 1999.

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né (Hassan al Bou, l‟un de nos personnages, en a fait partie), avec pour dirigeants les célèbres : Anis

Balafrej, Abdellatif Laabi1, et surtout Abraham Serfaty.

Parallèlement à cela, l‟armée s‟agite. C‟est le premier coup d‟État de 1971, mené par le

général Mohamed Medbouh, révulsé par la corruption, associé à un jeune officier ambitieux,

M‟hammed Abadou, aidé par les 1400 cadets de l‟Ecole d‟Ahermouhou, ses élèves, ignorants du

projet régicide dont ils étaient les instruments, comme le raconte Ahmed Merzouki dans ses

mémoires2 : ils vont prendre d‟assaut le palais royal de Skhirat à l‟occasion de l‟anniversaire du roi.

Oufkir reprend le contrôle de la capitale et du palais : les officiers-putschistes sont exécutés, et les

cadets, après avoir purgé leur peine officielle, échouent à Tazmamart, « disparus »… Mais un

deuxième putsch suit : le 16 août 1972, Oufkir se retourne contre son monarque et organise un attentat

contre le boeing royal : le général se suicide, sa femme et ses enfants disparaissent pendant 18 ans, 11

condamnations à mort sont prononcées, et 32 peines de prison : les condamnés vont rejoindre les

insurgés de Skhirat à Tazmamart…

Indépendamment de cela, la répression contre l‟UNFP (puis l‟USFP) et les militants

gauchistes continue : arrestations arbitraires, procès de Marrakech, mise au pas de l‟université3,

incorporation de force dans l‟armée… On assiste à des tentatives insurrectionnelles dans le Moyen-

Atlas en 1973, auxquelles succèdent les procès de Kenitra et Casablanca la même année.

Hassan II imagine alors le coup de poker de la « Marche Verte » de 1975. Le but est de

relégitimer son autorité et réunir son peuple autour d‟une cause nationale. Parallèlement à cela, il a

déjà, par la marocanisation de 1973, reconquis l‟appui des classes commerçantes, industrielles et/ou

détentrices du capital (les Fassi et les Chleuh, qui profitent de la marocanisation pour étendre leur

pouvoir et leur capital). Mais c‟est également l‟occasion de nouvelles répressions : contre les

Sahraouis (qui sont enfermés dans les camps de Kalaat M‟Gouna, ou Tindouf en Algérie), et contre les

militants de gauche qui contestent la marocanité du Sahara (procès de Casablanca en 1977) !

Les répressions menées par les autorités marocaines se caractérisaient par la pratique des

disparitions forcées. Comme l‟écrit Leila Kilani dans son introduction défilante à Nos Lieux Interdits :

« Les militants, ou les simples citoyens, étaient enlevés, torturés et détenus illégalement dans des

centres secrets, qui pouvaient être des commissariats, mais également des casernes, des fermes, des

villas, des hangars d‟aéroport, pour des périodes qui pouvaient aller de quelques semaines à plusieurs

années ».

1 Poète…

2 Ahmed Marzouki, Tazmamart, Cellule 10, Tarik Editions, Paris-Méditerranée, Casablanca, Paris, 2000. 333 p.

3Arabisation, fermeture de la section française de philosophie, création d‟un département d‟études

islamiques…le tout avec le but très clair de saper les bases de la pensée critique et d‟écarter la concurrence des

classes moyennes, car les filières d‟excellence restent en français !

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2) Libérations et « renaissance » mémorielle

a) Dans les années 1980

Dans les années 1980, le combat pour les droits des prisonniers politiques devient un motif de

combat à part entière. Il ne s‟agit plus de faire la révolution. C‟est ainsi qu‟est créée en 1979 la

première organisation marocaine des droits de l‟homme : l‟Association Marocaine des Droits de

l‟Homme (AMDH). Christine Daure-Serfaty crée le « Comité de lutte contre la répression au Maroc ».

L‟épouse du général Oufkir, Fatéma, s‟évade. Peu à peu la presse internationale commence à

s‟intéresse aux geôles du Maroc. On a quelques sujets (en 19831, en 1985

2, en 1988

3) sur ce thème à la

télévision et à la radio françaises, mais la médiatisation ne se fait réellement que dans les années 1990.

En 1988 naît l‟Organisation Marocaine des Droits de l‟Homme (OMDH). En 1990, Amnesty s‟en

mêle.

b) Dans les années 1990

Le 8 mai 1990, Hassan II crée le Conseil Consultatif des droits de l‟homme (CCDH). Paraît en

1990 l‟ouvrage de Gilles Perrault, Notre ami le roi, qui fait beaucoup de bruit en France et met un

froid diplomatique entre les deux pays.

Les premières libérations, retentissantes, ont lieu en 1991 : c‟est la libération d‟Abraham

Serfaty, et la libération des prisonniers de Tazmamart, grâce au combat de Christine Daure-Serfaty. En

1993 le principe des droits de l‟homme est inscrit dans la loi fondamentale de la Constitution

marocaine. En 1994 ont lieu d‟autres libérations de prisonniers politiques, et en 1995 le retour du Fqih

Basri.

Mais les années 1980-90 restent également des années de fort tabou. Lorsqu‟un journaliste

français, Bernard Langlois, ose diffuser un reportage sur les prisonniers politiques marocains, en 1983,

la réaction officielle et journalistique marocaine est violente : Le Matin du Sahara titre "Intoxication et

provocation" et évoque un

lobby antimarocain qui sévit à Paris [...] Un certain Langlois, spécialiste de la diffamation [...] une émission

violemment antimarocaine. Véritable conjuration utilisant les spadassins de l'info et les spécialistes de

l'intoxication obéissant à un plan bien orchestré et à des mobiles qui n'ont plus rien à voir avec la noble

mission, qu'une honteuse déchéance et une sordide machination, mais aussi l'expression d'une véritable

guerre psychologique déchaînée conte nous.4

1 « Résistances », Antenne 2, 24.02.1983, « l‟Affaire Manouzi » ; « Dimanche Magazine », Antenne 2,

18/03/1983, « Maroc : prisons » : premier reportage sur les prisonniers politiques dans les prisons marocaines

(rediffusion du sujet de « Résistances » prévu pour le 27 janvier). 2 Antenne 2, 26/11/1985 : Interview d‟Hassan II qui invite à venir voir comment se portent les détenus.

3 France Culture, Voix du silence, 16/07/1988 : Serfaty.

4 Cité dans Bernard Langlois : Résistances, Janvier 1983/Juin 1986, La Découverte, Cahier libres, 1987 (chapitre

II).

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On voit donc ici une forte paranoïa marocaine. Plus que le non-respect des droits de l‟homme,

c‟est la possibilité d‟une utilisation d‟informations défavorables au Maroc au service d‟un complot

étranger qui inquiète les autorités marocaines. On le voit également dans les discours fait aux anciens

détenus de Tazmamart, en 1991, au moment de leur libération : tu es libre, mais tu ne dois rien dire,

surtout pas aux étrangers1. Ceci explique en partie un silence qui durera encore presque dix ans.

En 1997 ce sont les législatives « de l‟Alternance » : Abderrahmane Youssoufi, premier

secrétaire de l‟USFP et ancien exilé politique, devient Premier ministre du gouvernement

d‟Alternance, en 1998. Le CCDH est chargé par le roi d‟organiser une commission d‟indemnisation

des victimes de la détention arbitraire, finalement créée en 1999.

En 1999, le roi Hassan II décède et Mohammed VI reconnaît la responsabilité de l‟État dans la

disparition des opposants politiques perpétrés par les services de sécurité marocains.

c) Dans les années 2000

A partir de 1999, le renouveau mémoriel ne se fait plus simplement par le biais de concessions

faites par le roi face à la pression des organisations des droits de l‟homme (où se sont regroupés

généralement d‟anciens militants). Désormais, la parole se délie, la mémoire entre dans l‟arène

médiatique. Les anciennes victimes parlent, publient. D‟abord, à l‟étranger, comme pour Ali

Bourequat2, puis au Maroc. Les éditions Tarik, créées en 1999 à Casablanca, seront le pilier de ce

renouveau mémoriel. Ainsi, en 1999, est publiée une bande dessinée, On affame bien les rats3,

témoignage sur la torture pendant les années de plomb.

En 2001 paraît Tazmamart, Cellule 10, d‟Ahmed Marzouki4, où il relate sa participation au

putsch de Skhirat, et sa détention à Tazmamart. Le livre connaîtra un énorme succès, en France et au

Maroc. Il est le premier d‟une longue liste de récits de détention. Il propose également une sorte de

récit-type, qui deviendra rapidement le moule des récits filmés ou écrits sur Tazmamart et les « années

de plomb ». Il va être difficile au journaliste, au cours de la décennie, d‟éviter Marzouki lorsqu‟il

s‟agira d‟évoquer ces sujets.

Le renouveau mémoriel passe également par un travail historique. En 2001, le journaliste

Ignace Dalle publie : Maroc 1961-1999, l’Espérance brisée5, l‟historien Pierre Vermeren, spécialiste

1 Voir Ahmed Merzouki, Tazmamart. Cellule 10, Tarik Editions, Paris-Mediterranée, Casablanca, Paris, 2000 et

Tahar Benjelloun, Cette aveuglante absence de lumière, Seuil, 2001, p.241 : « Sidna le roi t‟a grâcié. Dans

quelques jours, tu retrouveras ta famille. Tu seras certainement contacté par des journalistes étrangers, par des

gens qui veulent du mal à notre pays. La conduite à avoir est simple : ne pas répondre à leurs questions

empoisonnées. Ne pas collaborer avec eux. Refuser tout contact. Si tu fais le malin, je te ramènerai moi-même à

Tazmamart ! » 2 Ali Bourequat, Dix-huit ans de solitude. Tazmamart, récit recueilli par François Tibaux, Michel Lafon, Paris,

1993, 301 p. ; -* : Dans les Jardins Secrets du Roi du Maroc, Maurice Publishers, Texas, 1998 3Abdelaziz Mouride, On affame bien les rats, (bande dessinée), Editions Paris-Méditerranée, 2000

4 Op.cit.

5 Op.cit.

12

du Maghreb, sort son Histoire du Maroc depuis l’indépendance1, et Mehdi Bennouna, fils d‟un

insurgé de l‟Atlas et sociologue, fait paraître Héros sans gloire. Echec d’une révolution. 1963-19732.

Les deux premiers sont français, ce qui témoigne de la franco-marocanité de cette histoire proche,

mais des trois seuls Pierre Vermeren est historien : les historiens qui s‟emparent de cette période

manquent encore.

3) Création de l’Instance Equité et Réconciliation (IER)

a) Etapes et contexte

En 1999 est créé par d‟anciens détenus, dont Driss Benzekri3 (incarcéré lui-même pendant 17

années), le Forum Vérité et Justice, premier embryon de l‟Instance. Il proposait de lutter contre

l‟impunité, admettait certes l‟amnistie, à condition que les tortionnaires reconnaissent leur crime. La

position de l‟IER sur ce sujet sera bien différente, on le reverra. Le Forum Vérité et Justice finit par

reconnaître le concept de « pardon stratégique » - les anciens tortionnaires ont encore des postes-clefs

dans la police, et leur soutien est nécessaire à un processus mémoriel pacifique.

C‟est donc sous l‟impulsion d‟anciens détenus et de la société civile que Mohammed VI

annonce le 7 janvier 2004 la création de l‟Instance Equité et Réconciliation (IER) – définitivement

mise en place en avril 2004 –, présidée par Driss Benzekri. « L‟objectif est que les Marocains se

réconcilient avec eux-mêmes et avec leur histoire. »4 Quelles sont les motivations du roi ? Il s‟agit

pour lui de réunir derrière lui un peuple encore meurtri par le règne musclé de son père. Il s‟agit

surtout, c‟est du moins l‟analyse de Pierre Hazan5, de se réunir contre les islamistes. La répression

contre les islamistes a débuté en 2001, les attentats de Casablanca ont lieu en 2003, une attirance pour

ce courant est sensible dans la société marocaine. Dans un tel contexte, le respect des droits de

l‟homme n‟est pas à l‟ordre du jour (et ils ne sont de fait pas respectés quand les islamistes sont

concernés), et pourtant Mohammed VI choisit de montrer que sa monarchie est jeune, dynamique,

ouverte d‟esprit et libérale. Pour contrer la contestation islamiste et s‟attacher son peuple, Mohammed

VI ne fait pas le choix du régime musclé (de ne pas le montrer du moins, car encore une fois la

répression contre les islamistes n‟est pas tendre), bien au contraire. La conséquence perverse de cette

politique est un certain scepticisme de la population marocaine.

1 Op.cit.

2 Mehdi Bennouna, Héros sans gloire, échec d‟une révolution, 1963-1973, Tarik Edition, collection «

Témoignages », Casablanca, 2002.

3 A qui Nos Lieux interdits est dédié : « Ce film est dédié à la mémoire de Driss Benzekri, ancien prisonnier

politique, victime de 17 années d‟incarcération arbitraire. Président de l‟Instance Equité et Réconciliation de

2003 à 2006, décédé le 20 mai 2007 ».

4 Citation du roi, citée dans le carton introductif de Nos Lieux Interdits.

5 Pierre Hazan, Juger la Guerre, Juger l‟Histoire, Du bon usage des commissions de vérité et de la justice

internationale, Presse Universitaire de France, 2007.

13

Sa position est néanmoins ambiguë : reste-t-il fidèle à son père ? Qui condamne-t-il ? Il

semble qu‟il ne tranche pas. Comble : il arrive fréquemment que le portrait d‟Hassan II préside à la

Commission ou lors des auditions publiques, avec celui de son fils ! Comme l‟écrit Pierre Hazan :

Le souverain ne met en cause ni le régime répressif de son père, ni les quelques noyaux de la gauche

radicale qui prônaient à l‟époque la lutte armée contre la monarchie.

b) Fonctionnement

L‟IER est composé d‟un président et de seize commissaires issus de la société civile

(organisations des droits de l‟homme). Elle a commencé par recueillir les dossiers de quelques 30 000

personnes. La commission, aidée d‟une équipe de juristes et de documentalistes, les lit, les classe, les

évalue, puis les reçoit en cellule d‟écoute. A partir de ce travail de déblaiement, la commission a

organisé des auditions publiques (les premières ont eu lieu en décembre 2004), qui relèvent de toute

une scénarisation et dramaturgie particulière. En outre, elles ont été diffusés à la télévision, d‟abord en

entier et en direct, puis en différé et raccourci – la Commission craignait un émoi populaire, ou un

manque de contrôle sur l‟auditoire (et a fortiori sur les téléspectateurs)...

A la différence d‟autres commissions de ce type, l‟IER a choisi de ne jamais poser de

questions. Elle crée une atmosphère de recueillement et de compassion, où le public écoute avec

attention ce que le témoin a décidé de raconter (il s‟est néanmoins engagé au préalable à ne pas

nommer ses bourreaux). En outre, le témoin peut parler dans la langue de son choix : arabe, berbère ou

français. Une vingtaine d‟auditions étaient prévues – sept seulement ont eu lieu. Il y a eu en particulier

annulation de l‟audience publique de Layoune (Sahara occidental), qui prouve que l‟IER n‟a pas réussi

à relever le défi du Sahara occidental.

En novembre 2005, l‟IER rend un rapport après deux ans de travaux. Un premier volet

concerne l‟établissement de la vérité, la résolution des cas de disparition et la détermination des

responsabilités dans les situations de détention arbitraire, de torture etc. ; un second volet concerne les

réparations (sommes d‟argent, prise en charge médicale, réinsertion sociale) accordées aux victimes et

aux régions touchées ; le dernier volet contient des conseils et recommandations de réformes pour

continuer dans la voie de la réconciliation, de la démocratie et des droits de l‟homme.

Après la fin de sa mission, le Conseil Consultatif des Droits de l‟homme marocain s‟est vu

remettre la tâche de poursuivre les enquêtes en suspens et de veiller à l‟application des

recommandations de l‟IER. Celui-ci œuvre plus discrètement, mais publie néanmoins régulièrement

des rapports sur l‟avancée de ses travaux.

14

B) Justice transitionnelle et cinéma

1) Qu’est-ce que la justice transitionnelle ?

L‟Instance Equité et Réconciliation marocaine relève de la justice transitionnelle. Elle a en

effet reçu l‟aide et les conseils, dès ses débuts, du Centre international de justice transitionnelle, une

ONG1. La justice transitionnelle est un mode de justice qui ne comprend aucun procès et n‟aboutit pas

sur une condamnation. Il s‟agit, pour une démocratie nouvelle, de reconnaître les exactions commises

par le régime antérieur, d‟établir la vérité sur ce qu‟il s‟est passé, afin que la société puisse se

réconcilier avec elle-même, et avancer dans la sérénité. L‟instauration de l‟IER au Maroc repose donc

sur ce premier paradoxe : seul le roi, et non le régime, a changé2 !

Beaucoup de juristes font remarquer que les hautes valeurs que la justice transitionnelle, et les

commissions de la vérité qui les appliquent, proclament, résultent en réalité souvent d‟un consensus

politique pragmatique. Ainsi, si les commissions de la vérité d‟Amérique du Sud ou d‟Afrique du Sud

ont fait le choix de l‟amnistie, c‟est bien parce qu‟il fallait qu‟elles se concilient d‟anciens bourreaux

toujours dans la police pour organiser la démocratie naissante et encadrer le processus. La vérité valait

mieux que la condamnation. C‟est pourquoi la « Commission de la Vérité » sud-africaine, filmée par

André Van In3

, a promis l‟amnistie aux bourreaux en échange de leur témoignage et de leur

collaboration pour établir la lumière sur certains cas. C‟est seulement en vertu de cet impératif

pragmatique que les membres de la Commission ont développé l‟idée de « pardon », en le prétendant

inhérent à la société africano-chrétienne d‟Afrique du Sud4 et à la justice transitionnelle.

Le but n‟est donc pas la justice, mais la réconciliation. La justice criminelle est sacrifiée au

nom d‟une « justice » morale supposée supérieure et au service de l‟harmonie sociétale5. Pour

atteindre la catharsis collective, la restauration démocratique et la réconciliation, on entreprend d‟une

part de rendre leur dignité aux individus, d‟écouter les victimes, de leur fournir réparation, de soigner

leur blessures physiques et morales, et d‟autre part d‟utiliser ce premier travail comme base

1 Basé à New York, aux États-Unis, le CIJT a été créé par Alex Boraine, le prêtre sud-africain qui fut vice-

président de la Commission de la Vérité en Afrique du Sud. Il a pour mission d‟assister les États qui tentent de

déterminer les responsabilités concernant les violations graves des droits de l‟homme. Le Centre intervient dans

les sociétés en situation post-conflictuelle, mais aussi dans les pays qui connaissent une transition démocratique

et qui ont l‟ambition de procéder à un règlement équitable des violations graves des droits de l‟homme du passé.

L‟intervention du Centre consiste à fournir aux gouvernements, aux organisations non gouvernementales et aux

autres acteurs des informations comparées, des analyses juridiques et politiques et des documents et recherches

stratégiques relatifs à la justice transitionnelle. 2 Voir plus haut.

3 André Van In, La Commission de la Vérité, 138 mn, Belgique, 1999.

4Voir Pierre Hazan (op. cit.), qui qualifie cette argumentation de “culturaliste”.

5Voir Truth vs Justice, The Morality of truth Commissions, edited by Robert Rotberg and Denis Thompson,

Princeton University Press, 2000, où sont développés plus amplement les fondements et les buts de la justice

transitionnelle.

15

archivistique à un récit historique à-écrire... La question est maintenant : ces objectifs ont-ils été atteint

pas l‟IER ? et que nous montre Leila Kilani de la réussite de ces objectifs ?

2) Justice transitionnelle et cinéma

En France, la question du filmage de la justice au travail a été soulevée avec les procès Barbie,

Touvier et surtout Papon. Une loi d‟exception a assoupli à cette occasion la première loi, qui

l‟interdisait absolument. Il s‟agissait d‟une part de permettre la constitution d‟archives exploitables par

les historiens (mais celles-ci ne devaient, originellement, n‟être rendues publiques qu‟au bout d‟un

demi-siècle), et d‟autre part de rendre public ce procès d‟une page de l‟Histoire de la France. En

revanche, pour les Israéliens, en coopération avec les Américains, filmer le procès Eichmann1

répondait au désir de médiatiser et diffuser ces images le plus rapidement possible.

Si, à des fins d‟archivage et de publicité, on a pu songer à enfreindre une interdiction et filmer

des procès, il apparaît évident que cette question se posait également pour les Commissions de la

Vérité. Celles-ci en effet, obéissant à un processus non strictement judiciaire, ne sont pas tenues au

secret de l‟audience. Elles visent une réconciliation du peuple avec lui-même : la publicité des

témoignages et des débats apparaît alors nécessaire. Elles souhaitent l‟établissement d‟une vérité, qui

soit à la fois utile à la catharsis, à la guérison, à la réconciliation, mais également au travail de

l‟histoire : pour cela encore le filmage et l‟archivage des témoignages s‟imposent.

Pourtant, il a fallu attendre la Commission de la Vérité d‟Afrique du Sud pour placer

volontairement témoignages et confrontations sous l‟œil de la caméra, et procéder ensuite à une

diffusion télévisuelle et à un archivage classifié et consultable. En revanche, en Argentine par

exemple, les procès contre les chefs militaires ont été filmés, mais seulement diffusés par bribes à la

télévision, et les images ont été mises en sûreté en Norvège par les associations d‟enfants de disparus2.

De même, les premières commissions (Ouganda, Bolivie, Argentine, Zimbabwe, Uruguay, Philippines,

Chili) n‟ont pas osé auditionner publiquement : les témoignages étaient seulement privés3. Dans ces

conditions, il a semblé impensable de filmer et diffuser les témoignages, qu‟ils soient privés ou

publics !

A l‟inverse, l‟IER a fait le choix de la transparence, de la publicité, de l‟archivage. Lors de ses

déplacements dans les diverses villes du Maroc, pour auditionner les témoins individuellement et

préparer les auditions publiques, les membres de l‟Instance se sont fait accompagner de caméramans

et/ou cinéastes (comme, dans un premier temps, Leila Kilani et son opérateur). Ces images ont été

confiées au Conseil Consultatif des Droits de l‟Homme, qui est censé les archiver et les mettre à la

1 Le procès Eichmann est filmé par un Américain, Leo Hurwitz, Voir : Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka,

« Les deux scènes du procès Eichmann », Annales. Histoire, Sciences sociales : Cinéma et histoire - Les enjeux

de la génétique. Agronomie et capitalisme - Sciences humaines - vol. 63, décembre 2008, pages 1249 à 1274. 2 Delage, Christian, La vérité par l’image, De Nuremberg au procès Milosevic, « Médiations », Editions Denoël,

2006. 3 Voir Rotbert, ouvrage cité.

16

disposition des historiens (ce qui n‟a toujours pas été fait…). En outre, comme on l‟a déjà dit, ils ont

fait le choix d‟une diffusion tempérée des auditions publiques. Le filmage, l‟image, la publicité et

l‟archivage font donc partie de la mission même de ce type de Commission.

De surcroît, outre le désir d‟une diffusion médiatique de son travail pour obéir à ses objectifs

juridiques et moraux, ce type de commission ou de justice, y compris la justice internationale1, a

suscité fréquemment l‟intérêt des documentaristes2, parmi lesquels, Leila Kilani – mais son projet de

film n‟est pas né avec l‟IER…

C) Genèse du film

1) Le pré-projet : avant l’Instance

Comme tous les Marocains, Leila Kilani a été témoin de la résurgence mémorielle qu‟a connu

le Maroc à partir de 1999, du surgissement dans la parole publique des mots interdits, des mots tabous,

comme « Tazmamart ». Comme tous les Marocains, elle a entendu, lu ces récits, dans la presse, dans

des livres. Comme elle le relate dans un entretien avec Annick Peigné-Giuly en Mai 20093 :

Il y a eu alors concordance entre la libération des prisonniers et un mouvement des Droits de l‟Homme, issu

de l‟ancienne opposition au régime, qui a négocié avec le pouvoir la question de la réparation. Nous n‟étions

plus dans la dénonciation. Et c‟est dans cet esprit que j‟ai commencé à écrire mon projet de film. Un projet

sur la représentation.

Le projet naît donc « avec » un processus social de remémoration, antérieur à la création

effective de l‟IER. C‟est en tout cas ce que cet entretien avec Annick Peigné, et la lecture des scenarii

du film dont nous disposons, peut nous faire penser – c‟est également ce que Gérald Collas nous a

raconté4. En effet, dans la toute première version de scénario que Gérald Collas nous a fournie, Leila

Kilani évoque longuement le contexte d‟émergence de son projet, mêlant données objectives et

analyses personnelles. Dans une deuxième version du scénario, ces précisions contextuelles seront

rejetées à la fin du texte (plus fourni), car elle préfèrera s‟attarder sur le choix de personnages, de mise

en scène, etc.

On voit donc bien qu‟il s‟agissait pour Leila Kilani dès les premiers temps du projet de

représenter à la fois « ce dont » on se souvenait, et ce « moment où » l‟on se souvenait avec une telle

intensité. Il s‟agissait également de filmer ces lieux dont les noms avaient si longtemps été tabous.

1 Le TPI du Rwanda est le sujet du film de Christophe Gargot, d’Arusha à Arusha, France, 2008.

2 Nous avons cité principalement Van In.

3 Propos recueillis par Annick Peigné-Giuly - mai 2009 (en ligne sur noslieuxinterdits.com).

4 Entretien avec Gérald Collas, Producteur de Nos Lieux Interdits, INA, 18 octobre 2010.

17

Mais comme nous l‟a raconté Gérald Collas (INA, producteur du film)1 le 18 octobre 2010, il était

difficile, à ce stade du projet, de trouver des témoins et de les faire parler.

2) L’Instance

a) Rencontre d’un pré-projet et d’un contexte

Mais, et c‟est la preuve que le pré-projet de Leila Kilani était pleinement en phase avec la

société marocaine des années 2000, celui-ci, qui s‟inspirait déjà d‟un contexte mémoriel très

particulier, a rencontré l‟Instance Equité et Réconciliation, créée en 2004. La nécessité qu‟avait

ressentie Leila Kilani, avec des centaines d‟autres Marocains dont la parole se libérait à cette époque,

de représenter ce moment et cette mémoire, a rencontré une volonté officielle analogue. Comme le dit

Leila Kilani à Annick Peigné :

Mais quand l‟Instance Equité et Réconciliation se met en place en janvier 2004, la donne s‟est modifiée, et

je me suis demandée quoi faire. […] J‟ai décidé d‟inscrire le film dans l‟accompagnement de ce processus

de „réparation‟.

Elle choisit donc de filmer ce processus mémoriel via l‟IER, sans pour autant « filmer l‟IER ».

De fait, Leila Kilani a d‟emblée eu le soutien de l‟Instance, avant même que l‟Instance ne soit

réellement créée. En effet, l‟INA (Institut national de l‟Audiovisuel, français) a proposé à l‟Instance de

lui fournir des « archives », parallèlement au tournage du film, pour obtenir l‟accord de l‟Instance.

C‟est pourquoi Leila Kilani a réalisé des centaines d‟heures d‟archives, qui ont été remises à l‟INA, et

stockées au Maroc, au Conseil Consultatif des Droits de l‟Homme, à destination des chercheurs2. Il

s‟agit d‟images d‟entretiens privés menés par l‟IER auprès de divers témoins et victimes. C‟est

probablement ainsi qu‟elle a découvert ses personnages.

Par la suite l‟Instance s‟est dotée de moyens de filmer par elle-même : Leila Kilani avait

provoqué la prise de conscience qu‟il était nécessaire de filmer, d‟imager, de représenter, d‟archiver ce

processus mémoriel, non seulement dans sa dimension publique (auditions publiques, filmées par la

télévision marocaine) mais également dans sa dimension privée (entretiens privés).

b) Elaboration du nouveau projet avec l’Instance : analyse et datation des scenarii

On a donc vu que le projet de Leila Kilani subissait une inflexion à la création de l‟IER

(janvier 2004). Son projet continue d‟évoluer au fur et à mesure de l‟avancée de son travail. Pour en

comprendre précisément les étapes et la chronologie, les scenarii sont des outils précieux, mais

malheureusement, les documents fournis par Gérald Collas ne comportent pas de date, hormis les

1 Les informations que je livre ici sont tirées de l‟entretien de Leila Kilani avec Annick Peigné-Giuly, et de mon

entretien personnel avec son producteur, Gérald Collas. Je ne préciserai plus dorénavant la provenance de ces

informations. 2 Selon Gérald Collas, ces images ne sont, à ce jour, toujours pas consultables par le grand public. La question

reste en suspens.

18

informations « une version antérieure », et « scénario définitif ». Néanmoins, certains indices peuvent

nous permettre de compenser cette carence, et il s‟agit à présent de clarifier les choses, car nous aurons

à convoquer ces deux exemplaires de scénario à plusieurs reprises :

Pour ce qui est de la « version antérieure », l‟expression « Pendant une année » (p.25) indique

que celui-ci a été écrit à l‟époque de la création de l‟IER, juste après son annonce par le roi (janvier

2004), à l‟aube de sa prise de fonctions (avril 2004), avant le prolongement de sa mission à dix-huit

mois puis à deux ans. Cette version antérieure date donc très probablement des tout premiers temps de

l‟IER, peut-être guère plus de janvier ou février 2004. De fait, pour ses personnages, elle n‟a pas

encore vraiment découvert de cas obscurs et inconnus, qui feront finalement la matière de son film, et

se propose encore d‟utiliser dans ce premier scénario des personnages « connus » et médiatiques

(Manouzi, el Kholti). En effet, le « Dahir n° 1.04.42 Du 19 safar 1425 (10 avril 2004) Portant

approbation des Statuts de L‟Instance Equité et Réconciliation »1 rappelle que l‟IER pourra ordonner

réparation pour les dossiers soumis à l‟Instance avant décembre 1999 et entre le 12 janvier et le 13

février 2004 à l‟Instance. Cela signifie donc que l‟Instance a reçu les dossiers jusqu‟en février 2004,

puis qu‟elle a commencé à « écouter » et enquêter courant février 2004. C‟est donc à partir de février,

et non avant, que Leila Kilani découvre ses personnages. Les premiers personnages correspondent

peut-être aux dossiers de 1999, et les seconds (du second scénario) aux derniers dossiers reçus. Son

scénario date donc au plus tard de février 2004, puisqu‟elle n‟a pas encore découvert tous ses

personnages.

Le second projet de scénario, intitulé par le stylo-feutre de Gérald Collas « Version

définitive », est rédigé quand le choix des personnages s‟est trouvé définitivement arrêté et que le

tournage se met en place : probablement courant 2004, mais avant les premières audiences publiques

de décembre 2004/janvier 2005 : en effet, elle écrit dans le scénario : « Les audiences publiques

apporteront-elles des précisions historiques… ? » (p.35). En outre, nous lisons dans ce scénario une

indication sur la durée de l‟IER : « pendant 18 mois, d‟avril 2004 à janvier 2006 ». C‟est donc que

lorsqu‟elle écrit ce scénario la mission de l‟IER (initialement prévue à un an) vient d‟être prolongée.

Cette information est gênante. Nous n‟avons en effet été pas capables de retrouver la date exacte de

cette prolongation, même si plusieurs sources s‟accordent pour dire qu‟il y a eu prolongation officielle

à un moment. Un sujet d‟ « Envoyé spécial »2 nous signale cette prolongation en avril 2005, mais il est

hautement improbable que la date soit exacte, car en avril 2005 l‟IER est en plein cœur de son activité,

organisant colloques et auditions publiques. Le planning de ces rencontres ayant été décidé à la fin

d‟année 2004, il est fort probable que la prolongation – et donc le scénario – date plutôt de cette

période-là…

La version définitive du scénario comprend des photographies. Aucune de ces images ne se

retrouve dans le film, c‟est donc qu‟il s‟agit de photographies de repérage, ou de premiers essais de

1 http://www.ier.ma/article.php3?id_article=221

2 Envoyé Spécial, 14/04/2005, « Maroc, la mémoire retrouvée ».

19

tournage (elles ont été faites quelque part entre le premier et le second scénario) : le tournage se met

donc en place assez « tardivement » en 2004 (peut-être à l‟ouverture officielle du travail de l‟IER : au

printemps ?).

c) Collaboration et cohabitation effective de Leila Kilani et de l’Instance : un tournage

long et difficile

Les personnages que Leila Kilani finit par choisir sont issus de familles modestes, et c‟est par

le biais de la Commission qu‟elle les a dénichés. En recoupant des dossiers qu‟elle a dû lire ou dont

elle a dû entendre parler, et des entretiens privés qu‟elle a vus, voire filmés, son choix s‟est arrêté sur

quatre familles1. Là encore, le processus pour les faire parler et les mettre à l‟aise a été long, mais

toujours plus aisé qu‟avant la création de l‟Instance. Le lien du travail de Leila Kilani avec celui de

l‟Instance, la nécessité de dénouer sa parole « pour » avoir des choses à dire à l‟Instance et faire

avancer une enquête en suspens depuis des dizaines d‟années, et d‟une manière générale l‟existence en

arrière-plan de l‟Instance, de ce contexte de catharsis institutionnelle par le témoignage, a

certainement beaucoup joué pour délier les langues. Les recherches de l‟Instance, de la cinéaste et des

familles au sein de leur mémoire privée et familiale se sont donc nourries les unes les autres.

Cette collaboration-cohabitation a pu faciliter et embellir la prise de parole des personnages,

mais cela a également fait du tournage un épisode long et difficile. En effet, l‟IER avait une mission de

douze mois, et a en définitive duré deux ans. Or, Leila Kilani avait fait le choix de suivre l‟itinéraire de

familles tout au long du travail de la commission, et certains des cas choisis étaient difficiles, et il

fallait pourtant les suivre jusqu‟au bout, ce qui retardait le tournage. C‟est le cas en particulier de la

famille Aït Sheikh Harrafi : Leila Kilani a dû attendre jusqu‟à l‟extrême fin de la mission de l‟IER,

pour obtenir la reconnaissance que leur disparu l‟était pour des raisons politiques, pour que les

indemnisations tombent (on voit les femmes signer des papiers à la fin). L‟attachement et l‟intérêt que

Leila Kilani avait développés pour ces trois femmes tout au long du tournage, et son projet, lui

imposaient d‟attendre cet évènement pour clore son film.

En outre, les accords passés avec la commission imposaient de se déplacer avec la

commission lorsqu‟elle se rendait « en province » pour rencontrer de nouvelles victimes. Mais

indépendamment même des évolutions du travail de l‟Instance, le choix de ce type de tournage crée

souvent moult surprises et embuches. Il fallait passer beaucoup de temps avec les personnages, pour

être là quand quelque chose, mémoriellement et cinématographiquement intéressant, voire émouvant,

se produisait. Il fallait tourner quand les gens le désiraient. Il leur arrivait d‟appeler la réalisatrice pour

lui dire qu‟aujourd‟hui, il fallait absolument tourner.

1 Nous reviendrons sur les étapes du choix des personnages.

20

Ce type de tournage rend donc également très difficile le dé-rushage et le montage, et de fait,

si une dramaturgie latente est sensible dans le film, il est objectivement difficile de reconstituer les

étapes, la structure réelle du film - mais nous y reviendrons.

Mais c‟est en fait le lot du documentariste qui fait le choix de produire une œuvre

cinématographique et non un simple reportage. Le simple fait de choisir de suivre une famille dans le

quotidien de ses soucis et de ses interrogations soumet le cinéaste à l‟aléatoire, mais lui promet

également le miracle de la saisie d‟un instant hors du commun. L‟exemple premier dans l‟histoire du

documentaire, c‟est bien évidemment Flaherty, qui, en tournant Nanouk l’Esquimau1, s‟expose non

seulement à l‟aléatoire humain, mais aux difficultés climatiques, au péril du voyage, à la faiblesse

technique (l‟inflammation de la pellicule l‟a forcé à retourner intégralement son film). On peut penser

également au travail de Raymond Depardon2, qui suit pendant dix ans des familles de paysans, avant

de se lancer dans le tournage, et obtenir « quelque chose ». C‟est ce qui fait du tournage et du

visionnage de ces films non simplement un outil informatif, mais également une expérience humaine.

Ainsi, à la différence des reportages télévisés sur les travaux de l‟IER, où l‟on voit l‟Instance « en

train » de travailler, et généralement aux paroxysmes sociaux et dramatiques de son travail (les

auditions publiques), Leila Kilani filme l‟avancée laborieuse des enquêtes de la commission, la lenteur

et la douleur intime d‟une enquête privée quotidienne, et le miracle des formules d‟Hassan al Bou, le

revenant, ou des diverses grands-mères filmées dans le film (Rouquia Aït Sheikh ou la mère de

Mohamed Errahoui).

3) Financements

Trois organismes ont joué un rôle moteur dans « l‟existence » de ce film.

Tout d‟abord, comme nous l‟avons précédemment mentionné (son producteur étant Gérald

Collas), il a été financé par l‟INA. C‟est donc un film dont le sujet intéressait « la France » : nous

aurons l‟occasion de revenir sur l‟intérêt français pour cette mémoire marocaine, mais d‟une manière

générale, l‟INA porte toujours un grand intérêt aux productions de société, de mémoire et d‟histoire.

Rappelons qu‟elle a produit ou coproduit les films de Rithy Panh3 et Carmen Castillo

4, dans la même

veine, mais à terme, mieux diffusés.

Mais ce qu‟il s‟agit bien de garder en tête, c‟est que l‟INA a ici été, plus que le producteur

d‟un nouveau film français sur le Maroc, l‟auxiliaire de la naissance d‟une cinématographie

documentaire marocaine. De fait, Nos Lieux Interdits est le premier film documentaire marocain à

avoir obtenu l‟avance sur recette du Centre Marocain du Cinéma, sur proposition de scénario. Il s‟agit

1 Robert Flaherty, Nanouk l’esquimau, 1922.

2 Raymond Depardon, La Trilogie « Profil Paysan » : l’Approche, le Quotidien, la Vie Moderne (2001, 2005,

2008), France. 3 Rithy Panh, S21, la machine de mort khmère rouge, Cambodge-France, 2002, 101 mn.

4 Castillo, Carmen, Rue Santa Fe, Chili, 2007, 2h43.

21

d‟un évènement majeur : la reconnaissance par un organisme marocain que le documentaire aussi, cela

peut être du cinéma et avoir même un intérêt pour le Maroc et sa connaissance de soi. Car encore une

fois, la revendication de Leila Kilani et de l‟INA est claire : il ne s‟agit pas de faire un reportage, mais

du cinéma.

Enfin, Leila Kilani a obtenu un soutien institutionnel et matériel de l‟IER, pour la suivre dans

ses travaux et ses déplacements. Ceci a fait débat dans la presse marocaine, car en ce cas, le film se

devait-il d‟être un film à la gloire de l‟IER ? Se devait-il de mettre davantage en avant le travail de

l‟IER ? Néanmoins, il s‟agit de rappeler que le contrat passé avec l‟IER était le suivant : l‟Instance lui

fournissait des moyens logistiques, pour l‟assister dans sa tâche d‟archivage de son enquête, qui

permettait par répercussion à la réalisatrice de découvrir ses personnages et tourner son film, mais non

de l‟argent. En aucun cas elle ne pouvait être considérée comme coproductrice, elle n‟avait donc pas le

moindre droit de regard sur le film fini. Il y a donc bien eu collaboration et cohabitation avec

l‟Instance, mais non dépendance : l‟IER n‟était pas commanditaire du film.1

4) Hypothèses pour une chronologie du tournage

L‟analyse de la genèse de ce film implique également de reconstituer non seulement sa mise

en place, mais également son tournage. Ne disposant pas de pièces informatives sur cet aspect du film,

notre seul recours a été d‟étudier, image par image, le film et d‟y repérer les indices de progression

chronologique, et discerner si le montage correspond au tournage.

a) Vêtements des personnages

Les deux repères internes à l‟image dont nous disposions à ce sujet étaient d‟une part les

cartons-intertitres fournis par la réalisatrice (deux en tout), et les vêtements des personnages.

Seulement, les vêtements des femmes étaient pratiquement toujours identiques, quelle que soit la

saison, et seuls les bras de chemises des hommes pouvaient constituer un indice. En prêtant attention à

cet aspect précisément du film, il nous semble que le montage a mêlé les périodes de tournage, tout au

moins lors de la première moitié du film. On a en effet une alternance irrégulière entre des scènes

d‟ « été » (lumineuses, avec des hommes en bras de chemise) et des scènes d‟hiver (pluie, ombres,

pull-overs), qui, si elles symbolisaient le passage des saisons, impliqueraient que cette partie du film

occupe bien plus que la simple « année 2004 » comme le carton nous l‟indique…

b) Emission d’Al-Jazeera

Les émissions de télévision que nous voyons à deux reprises à l‟écran peuvent également

constituer un élément informatif fiable. L‟émission d‟Al-Jazeera par exemple, que Leila Kilani passe,

1 La situation est la même pour le film d‟André Van In, La Commission de la Vérité, produit par « Archipel 33,

la Sept Arte, Entre Chien et Loup, la RTBF, Wallonie Image productions, Lichtpunt, le CSVR (Center for the

Study of Violence and Reconciliation) ».

22

enregistrée, à Mohamed Errahoui et sa mère quelques jours après sa diffusion officielle sur la chaîne

(si l‟on en croit Gérald Collas). Pour la dater, nous avons déchiffré les « brèves » qui défilent au bas de

l‟écran. La première « La France est en train d‟examiner une demande qui vise à interdire la chaîne de

télévision Al Manar qui appartient au Hezbollah libanais… » renvoie à une affaire qui a connu divers

rebondissement entre le 20 août et le 13 décembre 2004 – il est intéressant de noter également que le

13 décembre 2004 France 2 propose un reportage sur la décision du Conseil d‟État d‟interdire la

diffusion en France de la chaîne libanaise Al Manar. La seconde brève « L‟Arabie Saoudite et l‟Irak

s‟accordent à rouvrir leurs ambassades à Bagdad et Ryad après une interruption de 13 années » évoque

une série de rebondissements qui s‟étalent de juillet 2004 à février 2007. Enfin, la dernière brève « Le

ministre irakien provisoire des droits de l‟homme1 : l‟état de santé de Saddam Hussein est rassurant en

dépit du fait qu‟il ait refusé de faire des tests médicaux pour s‟assurer qu‟il n‟a pas le cancer » pourrait

avoir la même source que ce flash-info passé sur Arte Info le 14 décembre 2004 : « Le dictateur serait

en bonne santé. »

c) Les auditions publiques et autres dates-clef de l’IER

Il nous est également possible de dater d‟autres séquences ponctuelles du film, lorsque celles-

ci évoquent précisément certaines grandes étapes de l‟IER. Ainsi, la conférence de presse de Driss

Benzekri que l‟on voit dans la télévision du café, au cours d‟une des toutes premières séquences du

film, s‟est déroulé le 14 avril 2004, ce qui confirme que Leila Kilani commence à tourner en même

temps que l‟IER entreprend son travail (comme l‟indique le carton « Année 2004 ») – ou du moins

qu‟elle entend suivre dans son film la progression chronologique et dramaturgique de la mission de

l‟IER. Lors de cette conférence de presse, Driss Benzekri énonce les divers objectifs et promesses de

la Commission (« l‟établissement de la vérité, les réparations aux victimes et leur réintégration, les

recommandations afin de prévenir la répétition de ces crimes, et la réconciliation ») – objectifs qui

sont rappelés lorsque les membres de la commission vont rendre visite, quelques minutes plus tard, à

la famille de Saïd Hadan. Ceci est un premier moyen de suivre simultanément la progression narrative

du film et l‟avancée du travail de l‟IER : l‟IER commence le film par des promesses, et finit,

paradoxalement, par le rappel de ces promesses, pour finalement dire qu‟elles n‟ont pas pu être toutes

réalisées, mais qu‟on ne désespère pas de les accomplir (« le plus important est de réussir à le

réhabiliter, de tenter de vous faire savoir la vérité, et enfin de tenter de vous réhabiliter, vous, à tous

les niveaux. »).

Le second épisode-phare, ce sont les audiences publiques. Quand elle arrive à ce point, Leila

Kilani interpose un carton : « 23 janvier 2005 ». Or, selon le site de l‟Instance, la première audition

publique (celle que nous voyons à l‟écran au début de cette séquence qui juxtapose diverses images

1 Il s‟agirait de Bakhtiar Amin, ministre de juin 2004 au 3 mai 2005 (gouvernement provisoire).

23

télévisées de ces audiences) a lieu les 21 et 22 décembre 20041 à Rabat. La seconde a lieu à Figuig le

29 janvier, et la suivante à Errachidia le 2 février. C‟est cette audience-là qu‟Hassan al Bou regarde

avec ses nièces à la 58 e minute du film.

Pour finir, à 1h13 du film, on voit les femmes Aït Sheikh lire le rapport de l‟Instance. Or ce

rapport est paru en novembre/décembre 2005.

d) Structure

Ce dernier élément montre clairement que l‟année 2005 passe très rapidement (un quart

d‟heure pour passer de février à novembre). On voit donc bien que le montage tel que Leila Kilani l‟a

conçu ne consacre pas autant de temps à chaque année. A l‟année 2004 reviennent au moins 55

minutes de film (sans compter la première audience publique, qui correspond en réalité à la fin 2004).

Or, cette année semble débuter en avril (aucune image ne semble relever du plein cœur de l‟hiver), et

durer considérablement, puisque les alternances entre types d‟habits, sans permettre de reconstituer le

mouvement des saisons, indiquent une claire évolution et densité du temps. Ensuite, l‟année 2005,

printemps-été-automne, s‟écoule très rapidement, mais elle occupe tout de même 33 minutes de film,

grâce aux longues séquences de la fin d‟année (lecture du rapport en plein cœur de l‟hiver marocain,

pèlerinage à Tazmamart). Mais le film se poursuit après la fin de la mission de l‟IER, consacrant 12

minutes aux années 2006-2007. Dans tous les cas, cette déclivité se décalquer sur celle de la densité

des révélations permises par l‟IER ou sur celle de la densité du tournage.

D) Filmer l’Instance

1) Projet

Leila Kilani n‟a jamais eu le projet de filmer le travail de la Commission à la façon dont le fait

André Van In en Afrique du Sud dans la Commission de la Vérité. Elle déclare en effet :

Ceci étant, je n‟ai pas voulu travailler comme Van In, sur le « personnage collectif » qu‟est la Commission.

Je voulais circuler entre le privé et le public.

Son film comporte néanmoins de nombreuses séquences filmées dans les locaux de l‟Instance,

et filmant son travail. Il s‟agit pour nous d‟étudier quels ont été les projets esthétiques puis les choix

finaux de Leila Kilani pour traiter ce sujet.

Tout d‟abord, dans la première version du scénario, Leila Kilani évoque assez peu comment

elle va filmer l‟Instance. Elle ne voit pas l‟Instance comme un sujet mais comme un « fil rouge » qui

permettra de découvrir et « expliquer le fonctionnement de la machine répressive des années de

1 C‟est lors de cette seconde audience qu‟intervient le représentant des anciens détenus de Tazmamart, Abdallah

Agaou, que nous entrevoyons dans le montage de Leila Kilani, et que Leila Kilani avait pensé utilisé comme

personnage (voir plus loin).

24

plomb »1. A ce stade de son projet, c‟est réellement cela qui intéresse Leila Kilani : le fonctionnement

de cette « machine ». C‟est ce que doivent lui apporter « recueil de la parole, investigations, entretiens

de témoins, auditions de grands témoins. »2 Tout en envisageant déjà de se centrer sur quelques

personnages clefs, Leila Kilani se propose de « suivre » le travail de l‟Instance, à la campagne, en

ville, et sur les « lieux interdits » (les bagnes, lieux de détention secrets, commissariats) où doivent se

dérouler des cérémonies du souvenir, pour comprendre ce qu‟il s‟est passé « à l‟époque » :

Pendant une année, on suivra le combat dans un même ensemble narratif (le Maroc des villes et des

campagnes) .

Dans la seconde version du scénario, l‟expression « fil rouge » bascule et est désormais

appliqué à deux des familles qu‟elle suit : la famille Aït Sheikh et Saïd Hadan. Pour ce qui est de son

approche du travail de l‟IER, dans ce second scénario, elle l‟évoque à deux reprises. Elle se propose

tout d‟abord de montrer des activités parallèles ou conséquentes de l‟IER, comme des

assemblées entre familles organisées par les associations de défense de disparus, où chacun fait le point,

raconte ses pourparlers (plus que délicats) avec l‟IER, censée fournir une réponse aux familles. C‟est un

temps et un espace de partage. C‟est aussi un bilan critique et collectif du travail de l‟IER […] Le

fonctionnement de l‟IER paraît obscur.3

A présent, ni l‟Instance ni les témoins ne sont là pour apporter des « réponses » aux

interrogations de Leila Kilani sur le fonctionnement de la machine répressive. Le film s‟est converti,

en même temps que les enquêtes de l‟Instance et des familles, en une « question » : où va-t-on ? va-t-

on trouver une réponse à nos questions ? Ainsi, Leila Kilani a découvert qu‟elle ne pouvait plus se

laisser « guider » par le travail de la commission (on a vu en étudiant la genèse du film, qu‟il s‟agissait

pour elle au début de « suivre » l‟IER), mais davantage par les paroles des familles, des témoins, des

victimes.

En effet, à ce stade, Leila Kilani envisage de faire de la « cellule d‟écoute de l‟IER », un

« chœur collectif ». « Filmées comme des tableaux », à l‟intérieur de ce « bureau administratif », ces

séquences devront être des « intermèdes » qui ponctuent et rythment le film. Les voix qui s‟y font

entendre évoquent les « mille manières » d‟être victimes. Mais aucune de ces victimes ne sera autre

chose qu‟une « voix » : il n‟est pas question d‟en faire des personnages. Leila Kilani a déjà ses

personnages. C‟est le « chœur » dans son ensemble qui est un personnage, et évoque une expérience et

des vérités « communes ».

1 P.25.

2 Idem.

3 P.24.

25

Enfin, elle prévoit les audiences publiques pour la « seconde partie » du film. Et elle entend

les filmer « en perspective » : « y ajouter les réactions des Marocains lors de leur diffusion sur les

antennes de la télévision marocaine »1.

2) Les « reportages » télévisuels sur l’Instance

A ce stade du projet, Leila Kilani ne semble pas se distinguer tellement d‟une approche

journalistique lambda de l‟IER. Si sa conceptualisation et théorisation de son travail sont très

poussées, en revanche, son approche visuelle n‟est pas encore tellement singulière. De fait, dans les

divers sujets télévisuels que nous avons pu visionner sur le travail de la commission, les journalistes

choisissent précisément, pour montrer les cellules d‟écoute, de ne pas élire de « personnages ». Des

gens défilent en cellule d‟écoute, racontent les tortures dont ils sont victime, fugitivement. Des gens

attendent en salle d‟attente. Des documentalistes archivent2. Des juristes étudient les centaines de

dossier à traiter. Finalement, on interroge les dirigeants : Driss Benzekri, ou un autre (ce que Leila

Kilani en revanche n‟envisage jamais), dans une grande salle de réunion de l‟Instance. Puis l‟on va

voir les réunions « parallèles » organisées par les membres des organisations de défense des droits de

l‟homme3. Ici ou là on vous glisse un paysage, le désert, un palmier, une photo de Tazmamart. En

aucun cas, on entre dans la profondeur : on saute de cas en cas, de situation en situation, et de fait une

sorte de chœur se met en place, mais à l‟étape journalistique du travail, il n‟a rien d‟émouvant, de

poignant, de véridique.

Les journalistes français aiment également à filmer longuement les audiences publiques, en

montage très rapide. Mais là encore, hors le reportage d‟Envoyé Spécial4 où l‟on suit pendant quelques

minutes le personnage d‟Aïcha Ouharfou (qu‟on aperçoit fugitivement passant à la télévision, dans le

film de Leila Kilani5), on préfère sauter d‟un témoignage à l‟autre, s‟appesantir sur les larmes dans

l‟assistance, et de toute façon couvrir le témoignage en cours par le commentaire-résumé du reporter.

Et surtout on préfère l‟audition folklorique (celle d‟Errachidia, avec les femmes berbères descendues

de leur montagne et leur haïk rayé) que d‟autres plus urbaines et moins exotiques.

La raison de ses choix est simple : le journaliste français, même s‟il se dit d‟investigation, a le

souci d’informer sur l‟Instance et la mémoire marocaine, et non d’explorer le mystère de l‟émergence

de cette parole.

1 P.35.

2 19/20, France 3, 21/11/2005 : Sur le travail de l‟IER.

3 Envoyé Spécial, 14/04/2005, « Maroc, la mémoire retrouvée ».

4 Envoyé Spécial, 14/04/2005, « Maroc, la mémoire retrouvée »

5 On l‟aperçoit également dans Journal Télévisé de 20 heures, TF1, 6/02/2005 : Témoignages à Errachidia.

26

3) La Commission de la Vérité, André Van In

Leila Kilani revendique comme inspiration d‟André Van In, qui filme, dans La Commission

de la Vérité, le travail d‟une commission analogue en Afrique du Sud. Et de fait cette commission était

également largement un modèle pour l‟Instance marocaine.

Il existe à partir de là, des parallélismes clairs entre les deux commissions et les deux films.

Dans les deux commissions et les deux films, le témoignage se déroulent en deux temps : d‟abord dans

une cellule d‟écoute, puis en audience publique.

En cellule d‟écoute, dans le film de Van In, on voit défiler des témoins. Néanmoins, chaque

entretien est filmé pratiquement dans son intégralité : suffisamment du moins pour voir que

l‟interrogateur suit scrupuleusement une fiche d‟interrogatoire. Le travail en cellule d‟écoute semble

donc bien plus un travail d‟abattage à la chaîne de dossiers : dans le film de Leila Kilani, au contraire,

les membres de la commission laissent dire aux témoins ce qu‟ils ont envie de dire, et surtout, leur

proposent parfois une aide psychologique : « Vous êtes un peu vaincu par tout ça ? » demande le

membre de l‟Instance à Saïd Hadan, et celui-ci répond « Vaincu, je le suis depuis toujours ». La parole

est lente à venir. « Vous allez vous en sortir », conclut l‟interrogateur.

Dans le film de Van In, la parole est brève et rapide, mais torrentielle. Les mères des disparus

se battent constamment. Elles ne sont pas « vaincues », jamais. En outre, il en est certaines que, sans

devenir des personnages à la manière dont Leila Kilani le conçoit, nous suivons depuis les townships

où le personnage principal du film (un membre de la commission) vient les chercher, à la cellule

d‟écoute, à l‟audience publique où elles font partie du public, tantôt commères, tantôt émues.

Pour ce qui est des audiences publiques, les différences relèvent encore plus clairement de

différences fondamentales de fonctionnement entre les deux commissions. Dans les deux cas, le

témoin peut s‟exprimer dans la langue de son choix, et les écriteaux sont rédigés en différentes

langues : langues africaines, langue « afrikaner » ou anglais pour l‟Afrique du Sud, arabe, berbère ou

français pour le Maroc. Mais à partir de là, les divergences se creusent. En Afrique du Sud, les

« juges », souvent des juristes, posent des questions au témoin, en contrebas et dos au public. Au

Maroc, les témoins sont, au même titre que Driss Benzekri ou d‟autres membres de la commission,

face au public, et font ce qu‟ils veulent des vingt minutes de temps de parole qui leur sont accordées.

Le public peut avoir des réactions, parler, surtout quand intervient un bourreau, en Afrique du Sud. Au

Maroc, le public, tel qu‟on le voit dans les reportages télévisés français (on ne le voit guère dans les

images que Leila Kilani a choisies de l‟audience), est ému, il pleure, mais il se tait, recueilli, sans

virulence ni vindicte. Enfin, André Van In met fortement en évidence l‟aspect religieux de ce

processus : l‟audience publique se déroule dans une église, en présence d‟un prêtre. Dans un des

27

reportages télévisés que nous avons visionnés, une prière ouvre la séance au Maroc, mais il s‟agit d‟un

aspect que Leila Kilani ne met jamais en avant1.

D‟une manière générale, André Van In a choisi de suivre la commission sous tous les angles,

sous toutes les étapes, sous toutes les coutures. On voit les bureaux, les interrogations des membres de

la commission. On voit l‟organisation des réunions. On voit les campagnes, les appels aux mères des

townships. On voit le « pleuroir », adjacent à la salle d‟audience – quand dans les images de Nos Lieux

Interdits, on ne fait qu‟entrevoir les coulisses d‟où surgissent les témoins. On voit des réunions de

mères de famille, venues partager leur douleur, leur sentiment après avoir parlé, leur déception. On

voit un bourreau mener les enquêteurs de la commission sur les lieux d‟un des crimes, un autre décrire

la torture par l‟électricité. On voit enfin, et c‟est la dernière séquence du film, des cérémonies

religieuses organisées par les mères, la commission et des prêtres.

Autant d‟évènements « parallèles » à la Commission que Leila Kilani avait pensé filmer dans

sa première version (comprendre la « machine » de l‟horreur) et dans sa deuxième version de scénario

(le « chœur collectif » de l‟Instance). Mais finalement, Leila Kilani ne décortique pas la machine de

l‟horreur d‟État dans son film, ni ne suit le travail de la Commission en tant que tel : quelques scènes

subsistent, résurgentes de cette volonté première : le rassemblement des familles de disparus à

l‟endroit présupposé d‟une fosse commune, la rencontre entre les membres de la Commission et un

groupe d‟anciens militants et disparus. Dans les deux cas, c‟est Mohamed Errahoui qui nous y amène :

Mohamed Errahoui, présent dès le premier projet de scénario, emblématique d‟un certain point de vue

sur la commission et la mémoire marocaine, l‟un des premiers adoptés par Leila Kilani.

Mais c‟est finalement une troisième voie, un troisième modèle, qu‟elle choisit : d‟abord parce

que les statuts de l‟Instance lui interdisent de faire parler les bourreaux, ce qui empêche d‟une part la

reproduction de certaines mises en scène de Van In et d‟autre part le décryptage, envisagé dans le

scénario, du fonctionnement de cette Machine infernale. Ensuite parce qu‟elle choisit de se focaliser

sur la « naissance à la parole » de quelques personnages.

4) Mise en scène dans la version finale de Nos Lieux Interdits

a) Cellules d’écoute

La première apparition à l‟écran des membres de la commission, c‟est à la dixième minute,

quand deux de ses membres vont rendre visite à Saïd Hadan, fils de « disparu » à Tazmamart. Le

contexte n‟est pas encore à la prise de parole officielle, mais à l‟appel au témoignage. Seulement, à la

différence du film de Van In, Leila Kilani n‟utilise pas cette séquence pour illustrer une étape du

travail de l‟Instance (comme cette scène où l‟on annonce dans les rues des townships qu‟une audition

va avoir lieu dans votre ville et qu‟il faut venir témoigner). Cet épisode est très bref, et lui succède

immédiatement, une scène de confrontation mère/fils, lesquels, prostrés sur la banquette du salon

1 Le Vrai Journal, Canal+, 20/02/2005 : le travail de la Commission à Khenifra.

28

marocain et plongés dans leurs souvenirs, racontent ce qu‟ils savent, c‟est-à-dire bien peu de choses :

l‟école militaire, le coup d‟État, le procès de Kenitra, les trois ans de prison, la disparition, la peur.

Et d‟ailleurs, d‟une manière générale, Leila Kilani utilise les images du travail de la

commission plus comme auxiliaire, ou étape d‟une mémoire en marche, que comme sujet véritable.

De fait, nous avons dénombré 23 minutes seulement de scènes tournées dans les locaux de la

commission, sur un film d‟une heure quarante (23%). Et surtout, contrairement à ce que semblait dire

le scénario, ces scènes tournées dans les locaux de la commission suivent essentiellement le parcours

des personnages principaux. Le « chœur », si chœur il y a, occupe une séquence de 48 secondes, à la

seizième minute du film, qui rappelle également la première mission de Leila Kilani : filmer pour

archiver les entretiens de la Commission avec les victimes.

Ces quelques plans fugitifs, entrevus dans l‟entrebâillement d‟une porte (ce que nous avons

baptisé « plan hollandais »1, en pensant aux peintres hollandais et à la perspective qu‟ils créent au

moyen de portes ou de fenêtres ouvertes, et qui permet un sentiment de distance, de voyeurisme, et

d‟esthétisation), des bureaux, de la bibliothèque d‟archives, de la salle d‟attente, de la cellule d‟écoute,

ces murmures, ces sons indistincts, cette ébauche de témoignage d‟un homme arrêté par la sûreté

nationale, sont là simplement pour nous introduire dans cet univers de la commission, que nous ne

visiterons désormais plus que pour savoir où en sont les cas des Aït Sheikh ou de Saïd Hadan. Il

semble toutefois qu‟une certaine volonté documentaire « classique » subsiste dans la façon de filmer

les lieux de la commission : la caméra de Leila Kilani, plus mobile, semble avoir le souci de nous

montrer ces lieux sous tous les angles, alors qu‟elle adopte un regard fixe, presque inerte, aveugle au

hors-champ, lorsqu‟elle se pose dans un « salon marocain. »

En même temps, la caméra de Leila Kilani semble se plier à l‟officialité plus ou moins

solennel des lieux. Les gros plans sont plus rares, et Leila Kilani s‟en tient plutôt à des plans

américains, se permettant quelques rares plans subjectifs (c‟est-à-dire : filmer un personnage avec,

flou et au premier plan, un autre personnage qui l‟écoute) ou travellings.

Dans les locaux mêmes de la Commission, Leila Kilani s‟intéresse ainsi à deux types de lieux,

qui concernent tous deux les témoins, mais à des stades différents de leur enquête – à la différence du

film de Van In, où la séparation se posait plutôt entre les cellules d‟écoute où sont les témoins, et les

bureaux des membres de la Commission, seuls « loin » des témoins. Nous voyons dans un premier

temps nos personnages dans la cellule d‟écoute. En dépit de la présence d‟un portrait de Mohammed

VI et d‟un grand bureau noir, ce lieu permet une discussion relativement informelle. La caméra circule

assez fluidement entre membres de la commission et témoins, préférant souvent le travelling au

contre-champ, permettant aussi aux membres de la commission de se déplacer et d‟entrer dans le

« cadre » réservé aux témoins, pour regarder avec eux une photographie et former alors avec eux un

plan « composé » (par opposition à un plan « individuel », ne comprenant qu‟un seul personnage), par

1 Voir Annexes iconographiques n°3.

29

exemple. Si le témoin est souvent habillé sur son trente-et-un, le membre de la commission a souvent

la chemise entrouverte, les manchettes détachées, détendu, négligé – cherchant à mettre à tout prix à

l‟aise son interlocuteur.

Il existe des exceptions à cette mise en scène, bien entendu. Ainsi, la première fois où l‟on voit

Saïd Hadan dans les locaux de la commission, à la quarante-deuxième minute du film, celui-ci est

seul, et séparé du membre de la commission par un large bureau, et chacun des personnages est vu en

champ/contre-champ. Mais ce dispositif original peut s‟expliquer par le fait qu‟ici, l‟Instance ne

cherche pas à arracher à Saïd Hadan des souvenirs, des paroles précieuses, mais souhaite plutôt le

laisser seul face à sa douleur, et exprimer son vécu. Cela relève non du rôle d‟enquêteur mais de celui

de psychologue de la commission.

L‟autre espace des locaux de la commission que filme Leila Kilani assez longuement, c‟est

cette vaste et officielle salle de réunion, comportant deux longues tables vitrifiées face à face, et

présidée par le portrait du roi. On l‟entrevoit fugitivement lors de la séquence où Mohamed Errahoui

et ses compagnons d‟infortune rencontrent la commission, mais elle ne nous paraît alors pas si

effrayante que dans les séquences conclusives du film, pleine à craquer de ces anciens militants

maniant avec aisance la parole. En revanche, dans les deux séquences qui concluent pratiquement le

film, on voit successivement la famille Aït Sheikh puis la famille de Saïd Hadan reçues dans cette

pièce. La mise en scène de la réalisatrice met ici clairement en évidence une séparation insurmontable,

une distance immense entre les deux parties – et l‟échec partiel de la quête de ces deux familles. Tant

les plans d‟ensemble (les deux groupes séparés par cette immense table), que les champs/contre-

champs ou les plans subjectifs mettant en évidence le face-à-face (la mère face à la commission, la

grand-mère, face à la commission), soulignent cette impression. Dans la première séquence, un plan

d‟ensemble vient nous présenter la situation. Dans la seconde séquence, on n‟en a plus besoin, et on

commence directement avec plans subjectifs et champ/contre-champ. Cette fois-ci, c‟est le plan

d‟ensemble, accompagné d‟un silence pesant qui vient conclure la séquence.

b) Audiences publiques

Comme nous l‟avons vu, les audiences publiques devaient être centrales, mais elles

n‟occupent finalement qu‟à peine cinq minutes de la version définitive – quand les reportages

télévisuels ouvrent généralement sur ces scènes, et s‟appesantissent sur des images de catharsis

collective, de larmes. Elles conservent néanmoins la position centrale que Leila Kilani leur avait

destinée, se situant à la 55ème

minute du film, sans pourtant que la seconde partie du film soit consacrée

à l‟étape « audiences publiques » du travail de la commission, puisqu‟elles n‟y apparaissent que très

ponctuellement. En réalité, les audiences publiques, comme le travail de la commission, sont moins

que jamais le sujet de son film : en effet, si j‟en crois Gérald Collas, ainsi que la bande sonore du film

pendant cette séquence, les images utilisées ne sont pas de Leila Kilani, mais correspondent à celles

tournées par la télévision marocaine. De fait, à peu près la moitié de ces images sont filmées

30

directement d‟un poste de télévision : dans un café, ou dans les salons des personnages. Ceci est

d‟ailleurs un projet ancien de Leila Kilani, qui date de la seconde version de son scénario.

Les images que nous voyons sont très brèves, les murmures de la salle d‟audience, les

coulisses, quelques interventions de Driss Benzekri et de témoins. Par conséquent, on ne se fait pas

vraiment une idée du déroulement et de la dramaturgie des audiences. Or, celles-ci devaient se

dérouler comme suit. Tout d‟abord, le rassemblement, le public et les témoins entrent dans la pièce.

Puis vient la prière collective. Le président de la commission ou de l‟audience, assis à un bureau posé

sur une estrade, au même niveau que les divers témoins et victimes, fait une déclaration d‟ouverture,

puis chaque témoin, un à un, propose un petit discours de son choix d‟une vingtaine de minutes.

Aucune questions de l‟Instance ni du public. Au fur et à mesure, les témoins se retirent et laissent la

place aux témoins suivants, assis juste derrière eux. Tous les témoins assistent donc à l‟intégralité de

l‟audition.

Par cette séquence « audience publique », Leila Kilani entend résumer une histoire

médiatique, d‟une part, et d‟autre part, rendre sensible la sorte de catharsis collective qui s‟est produite

à cette occasion. En effet, les diverses images et « écrans » retransmis dans son film renvoient à des

personnages ou des épisodes fortement médiatisés et que Leila Kilani évite d‟aborder dans son film :

on aperçoit en effet fugitivement Driss Benzekri, le président de la commission, un ancien

« tazmamartien », le frère du disparu Manouzi (cas évoqué régulièrement dans la presse française et

marocaine depuis les années 19801, et encore récemment par le Conseil Consultatif des Droits de

l‟Homme pour le déclarer l‟un des derniers cas non résolus), et enfin Aïcha Ouharfou, la fameuse

héroïne d‟ « Envoyé Spécial »2. Parallèlement à ces images, Leila Kilani « mixe » des « voix » de

journalistes, télévisés ou radiophoniques, il est difficile de le dire, en arabe, et en français (ce sont les

seules paroles en français du film) qui évoquent les premières audiences publiques. C‟est peut-être

cela, dans le fond, qui ressemble le plus au « chœur » rêvé initialement par Leila Kilani : une sorte de

chœur de l‟opinion publique et des voix médiatiques et publiques, auxquelles elle oppose les voix

hésitantes, lentes et intimes de ses personnages. Et de fait, le terme de voix est d‟autant plus approprié

que souvent, elle filme la réception de ces images dans les cafés, et ces images ne deviennent plus que

des voix répercutées sur les visages des téléspectateurs.

Nous y reviendrons dans la deuxième partie de ce mémoire, mais néanmoins, la brièveté et

l‟extériorité de ces séquences du travail de la commission hétérogène à l‟enquête de nos personnages,

montre bien que le film de Leila Kilani n‟est pas un reportage sur l‟IER, mais un travail de mémoire.

Finalement, puisqu‟elle filme la commission exclusivement comme un adjuvant de la parole au même

titre que sa caméra (et à terme, plutôt comme un obstacle qui intimide nos personnages), celle-ci est

davantage pour elle un « contexte » mémoriel qui lui a permis de trouver et suivre ses personnages, de

1 « Résistances », Antenne 2, 24.02.1983, « l‟Affaire Manouzi ».

2 Envoyé Spécial, 14/04/2005, « Maroc, la mémoire retrouvée ».

31

donner un cadre à son film, mais non un sujet ni une préoccupation centrale. « Contexte » mémoriel

car, les interrogations des personnages sont suscitées dans un premier temps par la naissance de l‟IER,

qui réclame témoignages et promet réparation, et fait surgir dans le cercle familial un vocabulaire, des

questions, des requêtes. Celles-ci sont ensuite nourries et entretenues par la publicisation de la parole

d‟autrui, lors de la diffusion des audiences publiques à la télévision, ou d‟autres émissions télévisées

sur la mémoire des Années de Plomb. Le procédé de faire réagir ses personnages à un visionnage

télévisé est utilisé au moins à deux reprises par Leila Kilani.

En somme, elle « utilise » finalement la commission comme contexte et catalyseur des

aspirations d‟une époque, qui a suscité la mémoire et la parole de ses personnages comme de toutes les

victimes des années de plomb au Maroc entre 2004 et 2007, et est au principe de la quête de ses

personnages et de son film. Mais ce qui l‟intéresse alors, c‟est de capturer cette mémoire et cette

parole ainsi suscitée. Elle ne fait donc pas que filmer de l‟extérieur un processus mémoriel dont

l‟agent principal serait la Commission : c‟est sa caméra qui est aussi et surtout actrice de ce processus,

c‟est elle qui, par sa présence aux bons moments, suscite la parole, la mémoire – et la beauté du film.

En somme, elle réalise en somme son projet d‟ « avant » la création de l‟IER « grâce » à l‟IER.

E) Fin du film, « fin » de l’Instance

Comme nous l‟avons mentionné plus haut, le tournage de Leila Kilani se calquait absolument

sur la durée du travail de l‟IER, et devait donc finir en même temps que la mission de l‟IER. De fait,

malgré la fin officielle de la mission de l‟Instance en décembre 2005, celle-ci poursuit ses

investigations et ses propositions de réparation sur les cas Aït Sheikh Harrafi et Hadan jusque 2007.

La longueur de ce travail prolongeait donc la durée du tournage bien au-delà de ce que Leila Kilani

avait envisagé dans le premier scénario (un an) et dans le second (dix-huit mois).

Comment Leila Kilani filme-elle et met-elle en scène la longue fin de ce processus ? Evoque-

t-elle ainsi indirectement les critiques qui ont pu être adressé à l‟Instance ? Quelles réponses l‟IER a-t-

elle apportées aux personnages ? Or, il nous semble que la dernière partie du film est imprégnée d‟une

morosité, d‟un sentiment d‟échec.

1) La question de l’amnistie

Dans le film d‟André Van In, la question de l‟amnistie des bourreaux est constamment

interrogée, par les victimes, par les membres de la commission, par les bourreaux. Comme nous

l‟avons évoqué plus haut, ce fut en effet une question qui fut au centre des interrogations de la

Commission Vérité et Réconciliation d‟Afrique du Sud, et on fit finalement le choix de l‟amnistie afin

que les bourreaux acceptent de contribuer à la mise au jour de la vérité la plus complète possible : « on

pourra tout savoir ». L‟une des premières séquences de la Commission de la Vérité nous montre des

32

femmes discutant de l‟amnistie : « faut-il pardonner ou pas ? », « Doit-on encore entendre les

bourreaux, ne doit-on pas plutôt laisser la parole aux victimes ? », « Cette décision est trop facile pour

Mandela : il n‟a pas de mort dans sa famille ! », (etc.)

Pour ce qui est de l‟IER marocaine, son statut tel que l‟a annoncé le roi à sa création, implique

impérativement qu‟aucun nom de bourreau ne soit mentionné : l‟amnistie n‟est donc même pas

discutée, même pas mentionnée – ce n‟est pas un sujet de débat, c‟est une évidence, comme l‟explique

nettement l‟un des membres de la commission lorsque le groupe d‟anciens détenus dont Mohamed

Errahoui fait partie réclame que les responsabilités individuelles soient mises en cause1. Bien sûr,

comme nous l‟a précisé Gérald Collas, les bourreaux peuvent toujours être attaqués en justice, selon

un processus judiciaire classique, mais ni leur témoignage ni leur mention ne sera requise par

l‟Instance. Ce point est certes fortement débattu dans les reportages télévisés portant sur l‟Instance, par

les victimes, par les militants des droits de l‟homme (certains considèrent cela injuste, d‟autres disent

qu‟il faut pardonner, pour mettre fin à la haine et au désir de vengeance2…), mais n‟est pratiquement

pas évoqué dans le film de Leila Kilani, si ce n‟est à mots couverts3, et certains reportages télévisés

tentent de pallier cette carence en allant eux-mêmes visiter divers bourreaux4. Et pourtant, c‟est une

des causes principales de l‟insatisfaction des personnages du film : à la fin, l‟Instance reconnaît que

l‟époux de Rouquia Aït Sheikh a été enlevé pour des motifs politiques, mais celle-ci ne saura jamais ni

où il a été enfermé, ni par qui il a été torturé, ni où est son corps, ni quels sont ces hommes qui l‟ont

ensuite chassée de chez elle. Ni les responsabilités individuelles, ni les responsabilités monarchiques

ne sont évoquées. Seule Al-Jazeera diffuse une émission (brièvement entrevue à la quarante et unième

minute de Nos Lieux Interdits) où elle « cite » la déclaration faite par Hassan II à Anne Sinclair, le 16

mai 1993 sur TF1 : « Kalaat M‟Gouna, c‟est la capitale du tourisme, c‟est la capitale des roses ! ».

C‟est le biais que trouve Leila Kilani pour mettre en cause un roi qui ne l‟est jamais par le processus

mémoriel de l‟Instance, qui, elle, se contente d‟évoquer les responsabilités générales des services de

renseignement ou de police. Mais c‟est bien parce que ces militants ou ces militaires se sont opposé au

roi et à la monarchie qu‟ils ont disparu !

1 « Il nous est formellement interdit de mentionner le moindre nom, c‟est notre cadre légal de travail, inutile d‟en

discuter », 31e minute du film.

2 Voir la scène tournée dans une organisation des droits de l‟homme, et l‟interview d‟Abdelaziz Mouride, dans

Envoyé Spécial, reportage cité. 3 Par Hassan al Bou (mais jamais par une famille qui a perdu l‟un des siens), qui déclare : « Mes tortionnaires

sont morts, il faut faire le procès du régime tout entier » (or ce procès du régime entier, ce procès du Makhzen,

ce procès d‟Hassan II est encore moins évoqué que celui des tortionnaires !) ; et par la mère de Mohamed

Errahoui à la 41e minute du film : « Quand ils ont voulu vous prendre, ils l'ont fait. Quand ils ont voulu vous

relâcher, ils l'ont fait. Et personne pour dire : J'avoue, je suis le coupable. Impossible... ». La meilleure chose que

l‟État marocain ait pu faire en ce sens est de reconnaître sa « responsabilité », mais non sa culpabilité !... 4 Envoyé Spécial va voir Ahmed Boukhari, le 19/20 du 18 mars 2000 interroge Mohamed Kholti (le premier

bourreau à publier sa confession, et se repentir, et que Leila Kilani pensait pendant un temps interroger), le Vrai

Journal du 20/02/2005 Driss Basri, qui est plus un représentant du Makhzen qu‟un bourreau.

33

2) Le religieux

La question de l‟amnistie et du pardon en amène une autre. En effet, en Afrique du Sud, cette

idée du pardon est interrogée de façon récurrente car c‟est le pasteur Desmond Tutu qui l‟a invoquée

en premier, pour proposer la réconciliation d‟une société fortement marquée par le christianisme

protestant. Outre cela, de nombreuses cérémonies religieuses sont filmées par André Van In, en

particulier des cérémonies du souvenir.

Au Maroc, et dans le film de Leila Kilani, le problème se pose de façon radicalement

différente. Tout d‟abord, parce que le roi est le commandeur des croyants (amîr al mou‟minin), et de

ce fait, d‟une part le crime de nos disparus est un attentat religieux, un blasphème, et d‟autre part

l‟Instance possède une sacralité et une légitimité religieuse par le simple fait que c‟est le roi qui en a

ordonné la création. C‟est cela qui met ces deux entités (le roi et l‟Instance) partiellement au-dessus de

toute mise en cause. Ensuite, parce que le sujet du pardon et de l‟amnistie, au lieu d‟être médiatisée

comme en Afrique du Sud, a été volontairement mise sous le tapis avant la création de l‟IER, et

absence de médiatisation implique nécessairement possible oubli ou refoulement : il est plus facile de

poser une question que tout le monde soulève. Enfin, l‟interrogation religieuse se porte plus, pour les

personnages de Leila Kilani, sur le problème des tombes.

Cette question est également soulevée chez Van In, avec insistance certes, mais c‟est peut-être

malgré tout pour la société musulmane que ce sujet est le plus important (par rapport au pardon,

s‟entend). La toilette rituelle, l‟orientation vers la Mecque sont des nécessités fondamentales pour la

correcte inhumation du musulman. Et c‟est la demande que soumet immédiatement Rouquia Aït

Sheikh (dans le scénario n°1 en particulier), et surtout, de façon plus insistante, Saïd Hadan : nous

voulons retrouver son corps et l‟enterrer selon le rituel, après on verra. Après on demandera les

circonstances, la vérité, les coupables. Avant toute chose, l‟enterrement rituel1.

Or, si la commission ne met pas en cause l‟amnistie tacite dont jouissent les dirigeants et les

sous-fifres des années de plomb, elle ne résout pas non plus ces nécessités à la fois religieuses et

sociales, bien plus pressantes pour les personnages. Pour ce qui est de la famille Aït Sheikh, elle

n‟aura jamais la vérité sur le moment ni sur le lieu de la disparition du grand-père : la seule chose que

1 C‟est le témoignage des survivants qui inquiète beaucoup Saïd Hadan sur ce point. Néanmoins, Tahar

Benjelloun affirme que les premiers morts à Tazmamart eurent droit un enterrement religieux et rituel, en

présence de tous les prisonniers – mais cette habitude sombra avec le durcissement des conditions de détention

en 1978. Voir Tahar Benjelloun, Cette aveuglante absence de lumière, Seuil, 2001, p.21 et p.80. Il s‟agit

néanmoins de préciser ici les sources utilisées par Tahar Benjelloun dans ce livre, et qui firent débat à sa sortie

(voir en particulier 19/20, France 3, 17/09/2001 : Polémique autour de livres sur Tazmamart (entre Merzouki et

Tahar Ben Jelloun)) : il s‟agit en effet d‟un roman, annoncé comme l‟« interprétation littéraire » du témoignage

d‟un ancien détenu du bagne de Tazmamart (Aziz, nommé sans autre précision, dans la dédicace). La polémique

allant d‟une contestation du choix de littérariser une telle expérience sans l‟avoir vécue jusqu‟à celui d‟utiliser

(voire déformer) à sa guise un témoignage, voire de l‟acheter. Il s‟agit très certainement du remarquable

Abdelaziz Binebine, apparaissant dans Vivre à Tazmamart de Davy Zylberfajn : ce personnage s‟interpelle en

effet lui-même par le diminutif « Aziz », et relate qu‟il avait des dons de conteur, exactement comme dans le

livre de Tahar Benjelloun.

34

peut faire la commission, c‟est reconnaître qu‟on l‟a fait disparaître pour motif politique :

« l‟indemnisation est une reconnaissance de la responsabilité de l‟État », déclare le membre de la

commission1, « mais le dossier ne peut rester ouvert indéfiniment » - « Mais on voulait savoir où il a

disparu, car nous-mêmes on ne sait rien », hasarde la petite-fille du disparu pour conclure – mais en

effet, on ne saura rien. Du même coup, la question du lieu d‟ensevelissement tombe d‟elle-même, sans

même que les circonstances de l‟incarcération et de la mort ne soient élucidées ! Après cela, les trois

femmes organisent dans leur appartement un semblant de cérémonie funéraire, sombre, et grave,

ponctuée par la récitation de sourates, entrevue dans l‟entrebâillement de portes, femmes d‟un côté,

hommes de l‟autres, et la grand-mère, en deuil, en blanc, toujours seule, sans corps, sans faits, mais le

travail de la commission est achevé : on ne saura rien, on le sait maintenant, il faut enfin faire son

deuil. De fait, le « Rapport de suivi de mise en œuvre des recommandations de l‟IER » de décembre

2009 mentionne un « Abdessalam Harafi » dans la catégorie des « cas de personnes dont la

Commission de suivi a confirmé que leur disparition est due à des raisons politiques »2 - mais on n‟en

sait toujours pas plus.

De même pour Saïd Hadan : à la fin de l‟enquête, on lui annonce que les corps ont été ré-

ensevelis selon le rituel. Saïd tente alors : « Mais j‟aurais voulu assister au ré-ensevelissement » -

c‟était son plus grand désir, ce qu‟il a répété inlassablement tout au long du film. Pragmatiques, les

membres de l‟Instance évacuent la question. De toute façon, le corps du père de Saïd n‟a même pas été

identifié, et cela aussi, c‟est probablement une question sans espoir : « Madame, avez-vous un détail

quelconque concernant ses dents ? – Il n‟avait rien aux dents. – Y‟a-t-il un signe distinctif dont vous

vous souvenez ? – Il avait un grain de beauté sur la joue. » Mais cela bien sûr, c‟est inutile… et la

séquence s‟achève sur un long plan fixe, silencieux, sans espoir.

3) Résolution des cas et réhabilitation des individus

Un autre des problèmes de l‟instance équité et réconciliation est le suivant : elle n‟évoque

jamais vraiment pourquoi ces hommes ont été condamnés (attentat à la monarchie), ni par quoi (le

régime répressif du souverain précédent), ni ce pourquoi ils se battaient (une gauche radicale, une

révolution sociale, la lutte armée contre la monarchie). Il est vrai que souvent, ces anciens militants

clament qu‟ils étaient jeunes et fous de croire à la Révolution3. Et seule la voix d‟Hassan al Bou dans

le désert crie : je me battais pour la révolution marxiste-léniniste, et j‟ai échoué. Et de même personne

ne viendra expliquer à la famille Aït Sheikh Harrafi ce pourquoi le grand-père se battait – pourquoi il a

1 Il ne s‟agit d‟ailleurs pas exactement de l‟IER. En effet, le personnage « officiel » déclare : « L‟Instance dont

on suit les travaux » : il s‟agit donc plutôt du CCDH, comité chargé de poursuivre les travaux de l‟IER, et de

contrôler l‟application de ses recommandations. 2 http://www.ccdh.org.ma/IMG/pdf/rapport_mise_en_oeurvre_recom_IER_en_Frc.pdf , p.55. A la différence du

rapport de l‟IER, ce rapport comprend des listes de noms. 3 Voir à ce sujet le témoignage d‟un des invités d‟Adil Hajji, Entre les Lignes, 2M, décembre 2007, Maroc (dvd

remis par la chaîne).

35

disparu. Son épouse ne l‟a jamais su, puisque dès l‟abord du film on voit que cet engagement est pour

elle un mystère : « Il ne me disait rien. » Ni leur engagement, ni leur combat politique n‟est évoqué, et

encore moins réhabilité, comme le déplore Mohamed Errahoui à la quatre-vingt-quatrième minute du

film : « Ils n‟ont rien cité, ni nos idées, ni ce à quoi on adhérait ». On ne les considère que comme des

victimes, des disparus – et c‟est ce dont se lamente Hassan al Bou : je ne suis pas une victime, je suis

un vaincu. L‟Instance, au terme du film, annonce à la famille Aït Sheikh : « Vous avez dans votre

famille un résistant, un militant véritable, qui a joué un rôle dans l‟histoire de notre pays […] et notre

mission est de le réhabiliter, de savoir la vérité, et de vous réhabiliter. » Or, sur ces trois missions, une

seule a été réalisée, la dernière, via la compensation matérielle. La tentative de résolution (ou la non-

résolution) des cas se poursuit après le rapport : en 2007, comme on le voit dans le film, puis via des

rapports comme celui de 2009 cité plus haut.

On peut remarquer également que ce combat marxiste est moins clair, moins dicible, plus

daté, moins compréhensible par des arabo-musulmans que le combat anti-apartheid en Afrique du Sud.

Néanmoins, la Commission sud-africaine cite non seulement ce pourquoi se battaient l‟ANC, mais

également les crimes qu‟elle a pu commettre – alors que l‟IER n‟évoque ni l‟idéologie marxiste, ni la

méthode violente de certains de ces groupements de gauche.

4) Le rapport : conclusion partielle de la mission de l’IER

Avant même ces séquences de 2007 tournées dans les locaux de l‟Instance, le sentiment

d‟échec, omniprésent tout au long du film, est particulièrement sensible à la lecture du rapport de la

Commission (décembre 2005, à 1h10 et 1h24). Leila Kilani ne nous relate nulle part le contenu de ce

rapport, n‟évoque pas les réponses qu‟il apporte aux axes proposés par Driss Benzekri au début du

film. Ce choix de mise en scène s‟explique aisément : Leila Kilani ne s‟intéresse pas au

« personnage » de l‟Instance, mais à l‟impact ou la perception de son travail par les victimes ou leur

famille. Or ces divers axes de recherches, lorsqu‟ils sont appliqués aux particuliers, aboutissent à des

résultats bien imparfaits, comme on a pu déjà le voir. Dans les faits (non pas dans ce que montre Leila

Kilani), le rapport s‟efforce d‟exposer sa méthode d‟investigation, de réparation ainsi que ses conseils

pour persévérer dans la voix de la démocratisation, de la réconciliation et de l‟historicisation de cette

période. Néanmoins, il est vrai que le rapport reste très théorique et abstrait, et mentionne peu de

résultats concrets, et c‟est en grande partie cela qui entraîne la déception des protagonistes.

On le voit pour la première fois, alors même qu‟Hassan al Bou vient de souhaiter le « procès

du régime tout entier »1, entre les mains de la plus jeune des femmes de la famille Aït Sheikh, au bout

d‟1h10 de film - ce qui met en évidence qu‟au moins la dernière demi-heure du film consacre le

sentiment d‟échec du travail de l‟IER appliqué à nos personnages. Les deux aînées écoutent avec

1 Bien déplacé, au vu de la suite du film ! Mais plus réaliste, sa nièce lui répond, dans une séquence suivante :

« De toute façon, mon oncle, on ne connaîtra jamais la vérité. »

36

passion la plus jeune, espérant exhumer de ce papier le nom de l‟aïeul, à défaut de son corps. Mais on

survole son cas, sans le nommer, parmi les « destins inconnus » des membres du groupe de Cheikh el

Arab – seuls les noms célèbres sont mentionnés dans le rapport : Ahmed Faouzi (Cheikh el Arab),

Mehdi Ben Barka, Hocine Manouzi…. Et c‟est tout. Et la pluie sur le toit (qui évoque le bruit de la

pluie sur les toits de tôle ondulée des bidonvilles de Casablanca), et les questions timides de la grand-

mère analphabète, toujours en retard (« Alors, tu as trouvé ? », « On a bien donné son nom et son

prénom, non ? »)1 teintent cette scène de tristesse morose.

La même déception se lit dans les propos de Mohamed Errahoui lorsqu‟il découvre le rapport,

au bout d‟une heure vingt de film : il tente d‟abord de positiver, d‟expliquer à sa mère, c‟est écrit, c‟est

pour qu‟on n‟oublie pas, puis : « On n‟a pas eu la moindre réponse » (pour savoir pourquoi tout cela

nous était arrivé). Sa mère conclut : l‟important, c‟est que tu sois en vie. Mais la famille Aït Sheikh n‟a

pas une telle consolation.

Et de fait ce type de reproches a été émis à l‟encontre du rapport par les victimes, par des

juristes, des journalistes, etc. On lui reproche en outre de ne pas évoquer le Sahara occidental.

En outre, il faut remarquer que le rapport est paru alors que de nombreux cas n‟étaient pas

résolus (et les familles seront officiellement informées des résultats en 2007, donc plusieurs mois plus

tard, comme on le voit dans le film). Désinformées, les familles pensaient y trouver des réponses

qu‟on ne leur donnera (ou pas) que plus tard. Dans ces conditions, une simple liste de noms, comme le

demande la mère de Zineb, aurait été bienvenue, à la façon de celle affichée au Mémorial de la Shoah2.

Un simple nom sur un papier officiel, la publicité de ce nom et de son aventure, peut suffire à faire son

deuil, faire son travail de mémoire, et s‟apaiser…

En somme, après ce dernier point, il apparaît encore plus naturel que Leila Kilani ait choisi de

ne pas se contenter de suivre ce processus mémoriel tel que l‟incarnait l‟IER, car celui-ci s‟avère

inachevé et incomplet : il lui fallait donc aller chercher la véritable mémoire active et souffrante

ailleurs, et l‟incarner autrement, sous d‟autres figures, et d‟autres formes cinématographiques.

1 Lorsque les trois femmes retournent à la Commission, c‟est la question de la mère qui tombe à côté cette fois-

ci, inconsciente des réalités, comme la grand-mère auparavant : on lui annonce qu‟il n‟était plus au syndicat,

qu‟il y a des archives de l‟État, et qu‟on ne peut pas consulter, et qui de toute façon sont trop massives, et la

mère répond : « Et dans ces dossiers, vous pensez qu‟il y a aura son nom » ? Autant chercher une aiguille dans

une botte de foin ! 2 Lequel est lui-même basé sur Serge Klarsfeld, Le Mémorial de la déportation des Juifs de France, 1978.

37

***

II- Filmer mémoire et parole : choix esthétiques et mise en scène

L‟Instance, c‟est donc le contexte du film – mais ça n‟est pas non plus son sujet ni son cadre

principal. Leila Kilani fait en effet des choix d‟approche et des choix esthétiques très particuliers dans

son traitement du sujet, et c‟est ce qu‟il s‟agit à présent d‟éclairer. Elle entend en effet filmer mémoire

et parole, et ce faisant, elle se positionne par rapport à une tradition documentaire et esthétique précise,

ce qui peut nous permettre de définir en quelque sorte une esthétique plus générale du film

documentaire de mémoire.

A) Choix des personnages : évolution, fixation, mise en scène

Afin de porter à l‟écran la mémoire de ces années noires de l‟histoire du Maroc, les « années

de plomb », de figurer cette mémoire, Leila Kilani fait le choix de filmer un certain nombre de

personnages, des personnages d‟aujourd‟hui, de filmer leur parole qui jaillit d‟une part pendant le

tournage du film, et d‟autre part dans le contexte de l‟Instance Equité et Réconciliation.

1) Les personnages dans le scénario

a) Dans « la version antérieure » du scénario

Le choix des personnages du film définitif ne s‟est pas imposé dès l‟abord comme une

évidence. En effet, on découvre avec surprise, en lisant la « version antérieure » du scénario, que Leila

Kilani avait envisagé d‟autres personnages, et surtout une autre forme de témoignage.

Cette version antérieure, comme nous l‟avons déjà fait remarquer, date très probablement des

tout premiers temps de l‟IER, soit janvier ou février 2004. A cette époque, Leila Kilani commence à

suivre les entretiens de la Commission avec les victimes, et c‟est à cette occasion qu‟elle va découvrir

les cas obscurs et inconnus qui feront finalement la matière de son film et remodèleront son premier

projet. En effet, dans le premier scénario, les personnages qu‟elle se propose d‟écouter sont

relativement « connus » et médiatiques. Ainsi, hors Mohamed Errahoui et Rouquia Aït Sheikh Harrafi,

aucun des personnages envisagés dans cette version antérieure du scénario ne figure dans la version

définitive, et a fortiori dans le film.

38

- Elle pensait par exemple interroger Mohamed Ghalloul (ou Abdallah Agaou1

, il y a

manifestement une confusion dans le scénario entre ces deux personnages) en tant que rescapé de

Tazmamart. Ce n‟est certes pas une « star » de Tazmamart comme Ahmed Merzouki, ou Ali

Bourequat2, qui ont publié et/ou sont passés régulièrement à la télévision, y compris la télévision

française3. Mais il s‟agit quand même d‟une victime d‟un des bagnes les plus médiatisés des années de

plomb, en particulier grâce à la campagne de Christine Daure-Serfaty à la fin des années 1980, mais

dont le nom est connu depuis 1983 en France, si l‟on en croit les reportages de « Résistances »4 de

l‟époque. D‟après le scénario, Leila Kilani envisageait de parler de Tazmamart à l‟aide de ce

témoignage sous un mode assez classique : l‟enfer de la détention, la difficulté du retour à la vie, la

communauté « tazmamartienne », la revendication que le Makhzen et les bourreaux reconnaissent leur

responsabilité5. Ceci correspond à peu près aux étapes suivis dans le film Tazmamart de Davy

Zilbverfajn, à ceci près que celui-ci s‟intéresse en plus à la communication dans les familles sur ce

sujet, pendant l‟incarcération et aujourd‟hui.

- On voit également que dans le premier projet le panel de personnages se voulait plus

« complet » : un ancien militant (Mohamed Errahoui), un ancien cadet (Mohamed Ghalloul), une

épouse de disparu politique (Rouquia Aït Sheikh), et une Sahraouie : Soukaina Idrissi. Le cas sahraoui

a été le grand oublié de l‟IER, du film définitif de Leila Kilani, et de la plupart des sujets télévisés.

Dans le témoignage de cette Sahraouie que Leila Kilani retranscrit dans son scénario, elle se penche

sur deux points : les séquelles physiques de la victime, et l‟impossibilité du pardon. On voit que dans

un premier temps Leila Kilani se conformait aux habitudes visuelles qui régissent le traitement

(journalistique) des sujets de ce genre. En effet, la question du pardon est une question soulevée

constamment dans le film d‟André Van In sur la Commission de la Vérité d‟Afrique du Sud, film

qu‟elle revendique dans son entretien avec Annick Peigné, comme l‟un de ses modèles. Ensuite,

montrer à l‟écran des corps souffrants, des corps d‟anciens torturés, est quelque chose d‟à la fois

horrible et émouvant, qui permet de figurer facilement la souffrance morale des personnages. Et de fait

1 Il s‟agit certainement de l‟homme désigné par ses camarades pour représenter et raconter Tazmamart lors de

l‟audience publique du 22 décembre 2004 à Rabat. Voir Abdellah Aâqaou, évoqué dans un article du 12 avril

2005 de Lesoirdalgerie.com. Cet homme a fait non le putsch de 1971 mais celui de 1972. 2 Enlevé en 1973 par les services secrets marocains sans jugement, il est transféré à Tazmamart en 1981.

3 Chacun de ces deux personnages a publié ses mémoires de prisonniers. En outre, l‟affaire Bourequat (les frères

Bourequat sont franco-marocains, donc cette affaire d‟emprisonnement arbitraire a fortement mobilisé la France)

a été fortement médiatisée, en particulier en 1992 (voir TF1, 04/01/1992 : reportage sur les Frères Bourequat)

lorsque leur libération devient d‟actualité puis en 2000 lors de leur retour au Maroc (voir le Monde du 4 octobre

2000). Pour ce qui est d‟Ahmed Marzouki, étant le premier à avoir publié sur son incarcération, il revient

régulièrement dans divers reportages télévisés, comme figurant vraiment l‟expérience tazmamartienne : voir :

19/20, 18/03/2000 : reportage sur Abraham Serfaty, qui vient de revenir au Maroc ; et : France 3, 19/20,

08/10/2000 : Pèlerinage à Tazmamart (repris sur Intermatin, France Inter le 12/10/2000) ; et : 19/20, France 3,

17/09/2001 : Polémique autour de livres sur Tazmamart (entre Merzouki et Tahar Ben Jelloun) ; ou Zilbverfajn,

Davy, Vivre à Tazmamart, 72 minutes, 2005, France. 4 Reportages cités.

5 Dans un reportage de 2000, on voit Ahmed Marzouki formuler ce type de revendications à la télévision

française.

39

les journalistes utilisent constamment ces images : Envoyé Spécial filme longuement les pieds et les

mains déformés d‟Aïcha Ouharfou, et Simone Bitton1 le crâne de Layachi, dirigeant communiste et

indépendantiste, torturé à l‟électricité par les Français.

- Ensuite, Leila Kilani avait l‟intention de se pencher sur le cas Manouzi. Nous l‟avons déjà

évoqué, il s‟agit d‟une affaire à la fois très médiatique (traitée à la télévision française en 1983) et très

énigmatique. Classiquement, dans le scénario, Leila Kilani retrace l‟affaire, le parcours de Manouzi, sa

disparition, les démarches de sa famille pour retrouver son corps. On reconnaît ici une fascination

journalistique pour l‟investigation, le mystère, les drames inexpliqués. En outre, on peut remarquer

que le texte du scénario consacré à Manouzi reprend partiellement les informations et les expressions

d‟un article paru dans Tel Quel en 2004. Ceci confirme donc que Leila Kilani a commencé par penser

à des personnages ou des situations médiatiques – remarquons d‟ailleurs que le cousin de Houcine

Manouzi (Mustapha) est membre du Forum Vérité et Justice. Ceci implique également qu‟elle a

commencé à concevoir son film et à rechercher ses personnages en lisant ce qu‟écrivaient les journaux

en réaction à la mise en place de l‟IER.

- Enfin, le dernier personnage envisagé par Leila Kilani dans ce premier projet de scénario, c‟est

Mohamed Kholti. Mohamed Kholti est un ancien officier marocain des renseignements généraux, qui

a reconnu publiquement, en 2000, avoir eu recours à la torture, et demande le pardon de ses victimes.

Or, d‟une part, Mohamed Kholti est lui aussi un personnage assez célèbre et médiatique : il a rédigé

une lettre ouverte parue dans le quotidien Libération en février 2000, publié un livre, et est passé à la

télévision française2. Or, la demande publique de pardon est elle aussi assez classique dans ce type de

contexte : dans la Flaca Alejandra3, Carmen Castillo s‟intéresse au parcours, autrement plus ambigu

que celui du bureaucrate marocain, d‟une jeune militante qui, ayant craqué sous la torture, devient

indicatrice, puis vingt ans plus tard, demande pardon pour les torts qu‟elle a causés. Cette option

montre également que, au début de l‟année 2004, Leila Kilani a encore l‟ambition de parvenir à

éclairer le fonctionnement de la bureaucratie marocaine, et de sa machine répressive : elle veut faire

un film sur les années de plomb, leurs victimes, leurs acteurs, leur fonctionnement. Elle veut filmer

une mémoire au passé, et pour ce faire, la voix du bureaucrate Kholti est essentielle.

Par ailleurs, elle précise à la fin de ce paragraphe de son scénario qu‟elle va tenter de

provoquer une confrontation entre Rachid Manouzi, frère de Houcine le disparu, et Mohamed Kholti.

Or, ce procédé de mise en scène a été quant à lui préalablement utilisé par Rithy Panh dans S21, où il

se sert des voix confluentes des victimes et des bourreaux, sur les lieux de la prison, pour faire revivre

à ces deux types de personnages la réalité du fonctionnement de ce camp, et la reconstituer aux yeux

1 Simone Bitton, Ben Barka l’Equation Marocaine, 2001, 1h24.

2 Dans un sujet du 18.03.2000, au 19/20 de France 3, consacré au retour au Maroc d‟Abraham Serfaty.

3 2007.

40

du spectateur1. Cette approche cinématographique repose sur une participation volontaire du bourreau

à un processus de mémoire collective. Le bourreau, Suchomel, que nous voyons dans Shoah en diffère

franchement : c‟est en caméra cachée, et en falsifiant son identité, que Lanzmann parvient à saisir des

images d‟anciens responsables nazis, et à leur extirper des informations2. Lanzmann se comporte ici

en enquêteur, et presque en martyr de la vérité de l‟information sur les camps, puisqu‟il risque sa vie

plusieurs fois. Mais d‟un autre point de vue, Kilani semble se situer encore dans le sillage

lanzmannien, au sens où elle souhaite interroger un bourreau pour comprendre, non plus la machine de

mort3d‟un camp d‟extermination, mais la machine répressive de la bureaucratie marocaine. Elle

voudrait s‟y introduire – comme Lanzmann promène le regard de sa caméra cachée sur le plan d‟un

camp d‟extermination, Treblinka, comme il introduit sa caméra dans une brasserie en compagnie d‟un

ancien officier des camp, Oberhauser –, et démasquer ce système qui a terrorisé pendant des décennies

ses compatriotes.

b) Version définitive du scénario

La version définitive du scénario a certainement été écrite quand le choix des personnages

s‟est trouvé définitivement arrêté : probablement courant 2004. Dans cette version définitive, les

personnages ont changé, et le point de vue s‟est décentré. Seul le texte sur Mohamed Errahoui n‟est

pas modifié : il s‟agira de l‟interroger sur son passé de militant, les raisons de son incarcération

(dénonciation), sa vie pendant sa disparition (il a fait tous les pires bagnes du Maroc, hormis

Tazmamart !), sa disparition et comment il a vécu (longtemps sans domicile fixe !) et vit encore son

« retour à la vie » (nous apprenons par exemple qu‟il revient régulièrement sur les lieux de son

enlèvement ou de sa torture). La note sur Mohamed Errahoui ressemble donc fortement au ton et aux

interrogations du premier scénario : description d‟une existence, et interrogations, revendications :

pourquoi et par qui avons-nous été incarcérés ? Mohamed Errahoui, c‟est un personnage encore à

l‟ancienne mode : sa parole, parce qu‟il appartient aux groupes de pression des anciens prisonniers

dans son genre, est relativement forte, puissante, médiatique – il est écouté par la commission plus

qu‟il ne l‟écoute – il a en outre publié ses mémoires peu de temps après la sortie du film, et a livré un

témoignage remarqué par Afrik.com en avril 2005 lors des contre-audiences organisées par

l‟Association marocaine des droits de l‟homme.

1 A ce sujet, il écrit, p.17 : « Il arrive un moment où la victime et le bourreau ont besoin l‟un de l‟autre pour

continuer ensemble le travail de mémoire. C‟est pourquoi je crée des situations de dialogue à distance entre les

deux protagonistes. Mais il ne faut pas que les personnages deviennent des comédiens. Il faut trouver des

situations justes. » 2 Le Lièvre de Patagonie relate longuement ces aventures.

3 p.526 de l‟édition NRF du Lièvre de Patagonie : « Ce film sans cadavres, sans aventure individuelle, dont le

sujet unique est la mise à mort d‟un peuple et non pas la survie, est probablement un scandale. La Shoah doit

demeurer pour l‟éternité enterrée dans un silence de mort. Même si on commémore sans répit, on ne fait pas

parler la mort. »

41

Dans l‟ensemble, le choix des personnages répond au même souci que Gérald Collas m‟avait

souligné lors de notre entretien : couvrir le panel le plus large possible de « type » de victimes. On a

donc deux anciens militants étudiants gauchistes, la famille d‟un ancien militant syndicaliste, qui a

soutenu également Cheikh el Arab, et le fils d‟un cadet disparu à Tazmamart. Le tableau est moins

large qu‟au début (moins de personnages, moins différents), moins éclectique, il gagne en cohérence et

en unité, en se recentrant plus sur une histoire « familiale », nordique et urbaine (toutes les familles

semblent de Rabat ou de sa région, et la Sahraouie est passée à la trappe), mais reste néanmoins

pluriel.

Le texte sur Rouquia Aït Sheikh Harrafi, à la différence de celui sur Mohamed Errahoui, a

fortement évolué entre les deux scenarii. Dans le premier scénario, celui-ci consistait essentiellement

en une retranscription d‟un monologue de la grand-mère, où elle relatait cette longue disparition de

trente ans, la peur, les menaces, le renoncement et le désir de faire son deuil. C‟est une Rouquia

condamnée à la solitude qui s‟exprimer : « Les jeunes d‟aujourd‟hui ne connaissent rien ou très peu

sur l‟histoire de leur pays, de leurs parents. » Le texte du second scénario crée en revanche une

entrevue pour le moment fictive entre cette grand-mère et sa petite-fille. La première ne relate plus son

calvaire de trente ans, ou seulement brièvement. Comme Zineb, sa petite-fille, elle évoque plutôt

l‟enquête en cours, ses impasses, le désir de connaître la vérité, de trouver des personnes qui ont connu

le grand-père. Le discours de Rouquia s‟ancre davantage dans le présent, dans l‟actualité du travail de

l‟IER.

Viennent ensuite deux « nouveaux » personnages :

- Saïd Hadan, un enfant de cadet disparu à Tazmamart. Avec Saïd Hadan, Leila Kilani fait le

choix de ne plus écouter directement les victimes, mais leurs enfants : elle fait le choix de s‟intéresser

à l‟actualité, au présent, aux conséquences d‟une disparition. Ce n‟est pas le souvenir d‟une

incarcération, l‟habituelle ritournelle de l‟horreur, c‟est comment vivre, comment aller vers un avenir

alors qu‟on est marqué par la condamnation infamante et la disparition du père. Comment vivre dans

les bouleversements que provoque le battage autour de cette histoire, l‟histoire de son père, l‟histoire

de Tazmamart, dans le contexte de l‟IER : « depuis tout est confus ». Comment vivre avec

l‟impossibilité de connaître son destin véritable : « Aucun rescapé ne m‟a dit l‟avoir vu mort. » Et

étroitement liée à toutes ces interrogations revient la question de la tombe, lancinante, récurrente, dans

le scénario, dans le film. La tombe pour « voir » enfin ce père mort qu‟il n‟a jamais connu vivant.

- Hassan al Bou, c‟est un autre exemple de « militant ordinaire ». Mais ce n‟est pas du tout par

ce bout là que Leila Kilani le prend. Elle ne choisit pas de s‟intéresser particulièrement à son passé de

militant, ni à son passé d‟incarcéré : elle n‟évoque pas les campagnes qui ont été menées pour sa

libération1. Elle n‟évoque pas son travail de souvenir : les dessins, les poèmes qu‟il a publiés sur sa

1 Elles sont évoquées dans l‟ouvrage d‟Abderrahim Aferki, La Parole confisquée: textes, dessins, peintures de

prisonniers politiques, L‟Harmattan, 2000, prémière édition : 1982 où y figurent des lettres écrites par Hassan El

42

mémoire de l‟incarcération. Dans son papier, elle retrace brièvement le parcours d‟Hassan al Bou,

certes, mais ce qui l‟intéresse surtout, c‟est ce qu‟il veut dire par cette phrase : « Le temps s‟est

arrêté. » Ce qui l‟intéresse, c‟est ce qu‟il va être capable de dire sur ce « rien » qu‟il est aujourd‟hui.

Car le paragraphe qui lui est consacré est très court, on a le sentiment qu‟elle vient de le découvrir,

qu‟elle n‟a pas encore réussi à le faire parler, mais que son mystère et ses yeux fous la fascinent. Et de

fait, il va devenir l‟un des personnages clefs du film.

c) Conclusions partielles

A ce stade, Leila Kilani a légèrement modifié son approche des témoins. Elle ne veut plus se

centrer sur des victimes relatant leur passé d‟incarcéré, ou d‟épouse esseulée. Dans la deuxième

version du scénario, les deux « victimes », les deux anciens militants et incarcérés du film, ont un rôle

de « coryphées ». Parmi les voix des victimes qui s‟expriment dans la cellule d‟écoute, ces deux voix

ressortent, disent « je ». Mais si elles sont parmi les victimes, c‟est ce que ce sont encore des voix de

victimes, que l‟on va écouter comme victimes, ayant une expérience de victime à raconter.

A ceux-là, elle oppose les deux enquêtes familiales, qu‟elle voit encore comme des enquêtes,

au sens journalistique, au sens Lanzmannien aussi peut-être, lequel en dix ans de tournage, a bien fini

par en découvrir un peu plus sur les camps et sur les bourreaux : avec des indices, une progression de

la connaissance sur le passé du disparu, une réussite finale : l‟éclairage des parties obscures, la mise au

jour d‟une tombe.

L‟évolution que subissent les scenarii dans le choix des personnages témoigne d‟un

recentrement du film : 1) sur les victimes (elle abandonne l‟idée de faire tourner le bourreau1), 2) sur

le présent.

1) Sur les victimes : mais il ne s‟agit pas des victimes qui ont déjà parlé, les victimes célèbres, les

victimes médiatiques comme Serfaty, les victimes « sensationnelles » comme Manouzi, ou

« visuelles », comme le corps torturé de Soukaina Idrissi. Il ne s‟agit pas non plus des victimes

qui ont déjà parlé des dizaines de fois : entre elles, avec leur famille, à la télévision, comme l‟ont

fait les victimes de Tazmamart, comme celles qu‟interroge, avec bonheur néanmoins, Davy

Zilbverfajn.

A terme, donc, la voix des bourreaux dans le film ne s‟entendra que par l‟intermédiaire d‟une

émission de télévision rediffusant la voix enregistrée d‟Hassan II. Une personne publique, une

voix publique, frappante certes, mais déjà advenue plusieurs années auparavant : pas une parole

qu‟elle a dû « cueillir ».

2) Sur le présent : La réalisatrice va s‟intéresser davantage au présent d‟une mémoire. Ce n‟est pas le

récit de l‟expérience d‟une victime qui l‟intéresse, mais son vécu actuel, ou ce que vivent ses

Bou, et des dessins, précédés d‟une petite biographie du personnage : né en 1953, condamné en 1977, tentative

de suicide en 1979. Voir Documents annexes « A propos d‟Hassan al Bou ». 1 Gérald Collas m‟a expliqué que la scène d‟entrevue « ne donnait rien », mais pour quelles raisons ?

43

proches. En quelque sorte elle se recentre sur une mémoire immédiate : la mémoire du passé dans

une mémoire au présent. Elle se concentre non sur une expérience passée, mais sur l‟évènement

d‟une mémoire se réinvestissant dans le contexte présent de l‟IER : enquêtes, découvertes,

paroles, retours sur les lieux. Plus qu‟un état de la mémoire au présent, elle va se concentrer sur

une mémoire en train d‟advenir, en train de se faire ou se refaire selon le personnage concerné.

De fait, dans le film définitif, le personnage de Saïd Hadan par exemple apparaîtra pratiquement

systématiquement en compagnie d‟un membre de l‟IER, ou d‟un ancien de Tazmamart, qui fait

naître en lui et progresser les interrogations mémorielles : sa première apparition en particulier a

lieu alors que l‟IER vient le chercher, lui expliquer sa tâche, et qui était son père.

3) Des personnages inconnus : Leila Kilani renonce aux personnages connus ou médiatiques. Elle se

distingue désormais complètement du reportage télévisé. Elle a fait une vraie recherche de

personnages parmi des inconnus. A la manière de Rithy Panh1 dans la Terre des âmes errantes

2.

Dans un reportage télévisé, on va voir les membres de l‟IER, et de préférence le président Driss

Benzekri, on va voir des leaders des organisations des droits de l‟homme, on va voir Ahmed

Marzouki s‟il est question de Tazmamart : des hommes dont la parole est déjà publique et

connue. Les personnages les moins connus que l‟on se permettra d‟interroger en longueur, sont

ceux qu‟on aura déjà vus en audition publique (Aïcha Ouharfou pour Envoyé Spécial). Sinon ce

seront de parfaits inconnus, saisis lors de micro-trottoirs, et qu‟on passera quelques secondes à

peine à l‟antenne.

En somme, l‟étude des évolutions des projets de scénario témoigne d‟un recentrement du film

sur une mémoire et une parole vives. L‟évolution du choix des personnages permet de définir quelle

mémoire la réalisatrice veut filmer : la mémoire d‟un non-évènement. En effet, aucun des personnages

n‟est porteur d‟une mémoire ancestrale ou d‟une expérience. Il est porteur d‟une mémoire

méconnaissant ce qui est advenu au proche disparu, méconnaissant la raison de son incarcération : une

mémoire de l‟inconnu, qui a besoin de l‟action de l‟IER pour se connaître elle-même – ou pas.

2) Les personnages définitifs dans le film

De quelle manière Leila Kilani a-t-elle finalement mis en scène ces personnages choisis

tardivement ? Pour commencer, on peut peut-être faire remarquer la disparité des temps d‟écran (et

1 Et à la différence de Claude Lanzmann, dont les témoins étaient généralement assez connus, ou avaient déjà

pris la parole aux procès de Nuremberg ou d‟Eichmann, ou encore avaient organisé des révoltes ou des

résistances dans les camps. 2 Voir le livret « La parole filmée pour vaincre la terreur » accompagnant le dvd du film aux Editions

Montparnasse : « Nous avions obtenu une autorisation pour filmer trois jours dans le camp. […] nous n‟avions

pas encore le sujet. J‟ai dit à tout le monde : […] Immergez-vous dans le camp […]. Et pendant ce temps-là, je

faisais du porte-à-porte, je cherchais un personnage. C‟est ainsi que j‟ai rencontré Yim Yom. […] Elle n‟était pas

très contente d‟être réveillée mais on a vite sympathisé. On a commencé à tourner deux, trois boîtes. Elle

racontait son histoire. Elle s‟est vraiment imposée à moi et j‟ai su qu‟on était entrés dans le vif du sujet. C‟est la

première séquence du film ». (p.7).

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non de parole car il leur arrive de rester silencieux) accordé à chaque personnage, et qui est peut-être

révélateur du rôle que Leila Kilani veut accorder à chaque personnage : en tout, Leila Kilani consacre

1h25 de son film au témoignage des personnages, ce qui donne un premier indice clair sur le sens

qu‟elle veut donner à son film. Ensuite, il est frappant de voir que Mohamed Errahoui n‟apparaît à

l‟écran que 12 minutes, tandis que les trois femmes de la famille Aït Sheikh y sont presque 30 minutes

au total. Quant à Hassan al Bou et Saïd Hadan, ceux-ci apparaissent respectivement 21 et 22 minutes,

occupant un statut intermédiaire. Si on ne regarde que le temps de parole, la famille Aït Sheikh est

réellement le « fil rouge » du film, comme le scénario l‟annonçait.

a) Réalisation et mise en scène

Pour filmer et saisir la parole de ses personnages, Leila Kilani s‟est dotée, comme elle le relate

dans son entretien avec Annick Peigné, d‟un simple chef opérateur, sans preneur de son – ce qui

confère au film cette ambiance sonore si particulière, qui transmet à la fois la voix des personnages et

les bruits extérieurs (la pluie, les klaxons). Il s‟agissait de réduire les présences autour des

personnages, afin de renforcer leur naturel. Néanmoins la présence d‟ « un » chef opérateur peut

expliquer pourquoi Rouquia Aït Sheikh ne nous apparaît pas comme une « vieille dame aux cheveux

blancs » (comme la décrivent les scenarii) mais comme une veille marocaine en djellaba et foulard

(« cachée », donc). Ce dispositif de restriction de l‟équipe de tournage ressemble fort à celui de Claude

Lanzmann : dans un certain nombre d‟images de Shoah, comme dans les rushes avant recadrage1, on

voit Lanzmann en train d‟interroger son témoin, et tous les deux seuls face à une caméra. Dans le

Lièvre de Patagonie également, il raconte ses aventures chez les anciens nazis, avec son opérateur et la

caméra cachée (la « paluche ») dans un sac à dos étoilé2…

Il s‟agit donc de privilégier le naturel, mais d‟autre part la parole saisie par la réalisatrice n‟est

pas absolument première3 : les situations sont relativement mises en scène, puisque la réalisatrice fait

1 Rémi Besson, en thèse sur les rushes de Shoah avec Christian Delage, est venu faire une petite intervention sur

ce sujet à l‟ENS, lors du séminaire d‟élèves « Méthodes de l‟historien » (2e semestre 2010).

2 Voir p.655-666 de l‟édition folio du Lièvre de Patagonie.

3 Ce en quoi cette parole ne diffère pas de celle des personnages de Claude Lanzmann, qui a fait deux choix

antithétiques qui tous deux le rapproche de Leila Kilani. Pour certains personnages, il s‟agit de les faire parler

sans caméra avant de tourner, et pour d‟autres il s‟agit de privilégier la virginité de la parole : (p.496 du Lièvre

de Patagonie) « Je sus, écoutant Henrik, que les enquêtes exploratoires étaient terminées, qu‟il fallait maintenant

passer à l‟acte, tourner au plus tôt, comme je l‟avais pressenti dans l‟après-midi chez Borowi. Non seulement

tourner, mais arrêter d‟abord cette déferlante de paroles capitales que je libérais par mes questions, ces souvenirs,

précieux comme de l‟or et du sang, que je ravivais. Nous parlions de la façon dont s‟opérait, sur la rampe, le

déchargement, à la course, à la matraque et dans les hurlements, de ceux et celles qui, une ou deux heures plus

tard, auraient cessé de vivre, et je lui demandai : « Quand vous tiriez les wagons jusqu‟au bout de la rampe… » Il

m‟interrompit net : « Non, non, ce n‟est pas ça, je ne les tirais pas, je les poussais », esquissant de son poing

fermé un geste de poussée. Je fus, par ce détail, terrassé de vérité, je veux dire que cette confirmation triviale

m‟en disait plus, m‟aidait davantage à imagine et à comprendre que toutes les pompes d‟une réflexion sur le

Mal, condamnée à ne réfléchir qu‟elle-même. Il me fut clair que je devais absolument cesser d‟interroger

Gawkowski : contrairement aux protagonistes juifs, sur lesquels je voulais, avant le tournage, et pour les raisons

que j‟ai dites, en savoir le plus possible, il fallait ici ne rien déflorer. Oui, j‟étais le premier homme à revenir sur

les lieux du crime et eux, qui n‟avaient jamais parlé, souhaitaient, j‟en prenais conscience, torrentiellement le

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des suggestions aux personnages, et les laisse à partir de là improviser – mais en aucun cas, elle ne

leur pose de questions1. Nous sentons que les confrontations avec certains membres de la famille (avec

les nièces…), ou le visionnage d‟une émission télé face-caméra, sont en partie voulues par la

réalisatrice, pour ce qu‟elles « donnent », pour ce qu‟elles « font dire » aux personnages. Mais, la

confrontation du « petit chanteur » avec les lieux de son ancien camp, ou la mise en situation dans un

salon de coiffure d‟un ancien garçon coiffeur dans les chambres à gaz, par Lanzmann, sont également

des « suggestions » de mise en scène, et qui « donnent », car elles révèlent le « sens » des personnages

à eux-mêmes et au public. La caméra est décisive dans la prise de parole, et surtout l‟accoutumance à

la caméra. Car, comme l‟écrit Rithy Panh2 : « Je suis obligé d‟inventer des situations pour l‟amener [le

personnage] à dire la vérité. »

b) Quelle parole ? Etude de la pratique de la parole par les personnages du film définitif

En dépit de cette part d‟« invention » et de mise en scène, ou peut-être grâce à elle, le

visionnage du film confirme et amplifie les impressions que nous avons eues en confrontant les

scénarii.

Il nous semble en effet que ce n‟est pas une parole qui coule, fluide, qui intéresse Leila Kilani.

Une parole facile. Le récit d‟un passé, d‟une expérience. Quelque chose de déjà-dit. De tout-fait. De

préparé. Ce choix se manifestait en effet déjà dans sa décision de ne pas filmer les victimes ou les

bourreaux qui avaient « déjà » pris la parole sur la scène médiatique. Et de fait, dans le film définitif,

on n‟écoute pas vraiment les deux derniers témoins, les véritables victimes des geôles marocaines,

Mohamed et Hassan : ce type de témoignage-là est déjà entré dans le langage social, via les

publications, les journaux, puis les auditions publiques.

Ainsi, par exemple, lorsque Leila Kilani filme Mohamed Errahoui, c‟est en présence de sa

mère, et on voit bien qu‟en proportion, dans ces scènes, la mère prend largement plus la parole que son

fils. Dans ces scènes-là, la plupart du temps, Mohamed Errahoui est un masque silencieux, il écoute sa

mère respectueusement, lui caresse l‟épaule si elle est affectée, l‟aide à trouver ses mots si elle

confond Tazmamart et Kalaat M‟Gouna… Et même dans les séquences où celui-ci est sans sa mère,

avec les autres membres de son groupe, au milieu d‟un sit-in de rue, ou seul dans la rue, Mohamed

Errahoui reste ce masque silencieux et lointain. Et ce silence est peut-être plus éloquent que tout récit,

sur son passé, sur sa souffrance présente et passée. Ainsi, de tout ce qui nous est dit sur le passé de

Mohamed Errahoui dans le scénario, nous n‟en entendons pas la moitié dans le film – la réalisatrice ne

nous explique à aucun moment le sens de ce plan où l‟on voit la nuque de Mohamed Errahoui face à

un commissariat, alors que le scénario précisait que celui-ci revenait régulièrement sur les lieux de sa

faire. Maintenir cette virginité, cette spontanéité, était un impératif catégorique, cette Pologne était un trésor à ne

pas dilapider. » 1 Ce qui la différencie de Lanzmann, mais la rapproche de Rithy Panh : « Je déteste poser des questions, je pose

une problématique plus que des questions. » (p.17 du Livret-dvd déjà cité). 2 P.17.

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disparition –, car ce n‟est pas cela – l‟explication – qui importe. Ce qui importe, c‟est ce qu‟il ressent,

ce que son silence et sa solitude murée dans le silence exprime. Ce qui importe, c‟est sa relation à sa

mère, d‟amour et de défiance. Ce qui importe, c‟est comment, par le travail de l‟IER, par le visionnage

d‟émissions télévisées, par le dialogue avec son fils, sa mère prend conscience de ce qu‟ont vécu son

fils, le Maroc, et elle-même inconsciemment. Ce qui importe, c‟est qu‟elle reprenne confiance en son

fils, que la confiance revienne entre eux. Qu‟elle prenne conscience qu‟elle n‟a pas à « avoir honte »

de ce fils qui a erré pendant si longtemps.

De la même façon, lors de l‟entretien entre Saïd Hadan et les anciens codétenus de son père à

Tazmamart, on a la très nette impression que Leila Kilani ne filme pas cette parole évidente des

Tazmamartiens, qui se sont « déjà » sauvés par la parole1. En effet, la caméra ne cesse de fuir le

personnage qui a la parole, pour se déporter sur son voisin, ou sur le visage silencieux et obnubilé de

Saïd Hadan. Et puis, les voilà qui prennent tous la parole à la fois, celle-ci vient de partout, chacun

veut dire quelque chose, chacun veut dire ce qu‟on a entendu mille fois. La seule parole vraiment

frappante de toute cette séquence, c‟est la dernière de la scène, et elle se conclut sur une sentence en

français : le personnage parle très vite, et nous explique comment les tombes étaient faites à

Tazmamart (chaux vive, puis tôle ondulé), et termine ainsi, violemment, en français, pour que rendre

le tout plus percutant : « Vous allez rien trouver ! » Car c‟est la seule parole qui concerne vraiment

Saïd Hadan et sa quête.

En somme, on voit bien que ce qui intéresse Leila Kilani, ce n‟est pas cette parole déjà dite, ce

témoignage déjà fait, ces paroles qui s‟assènent elles-mêmes, qui ont leur propre justification en elles-

mêmes : ce qui l‟intéresse c‟est une parole plus difficile, un objet insaisissable, hésitant, des gens qui

ne savent pas « encore » ce qu‟ils ont à dire. Une parole neuve, inédite. Ainsi, Leila Kilani accorde un

temps de passage à l‟écran très réduit à Mohamed Errahoui. De même, elle ne s‟intéresse pas à ce

qu‟Hassan al Bou a déjà dit : ses peintures, ses écrits. Ce qu‟elle veut : c‟est ce qu‟il n‟a pas encore su

dire. Ce qu‟elle utilise : c‟est sa difficulté à parler, à comprendre ce qui lui est arrivé et ce qui lui

arrive, à comprendre où il en est. Cette difficulté à s‟exprimer qu‟il va progressivement surmonter.

c) Etude du montage dans le film définitif

i) Le statut de l’archive :

Le premier choix esthétique très clair de Leila Kilani quant au montage de son film, c‟est celui

de ne monter aucune image d‟archive : de ne monter aucune autre image que de la parole directe et

contemporaine, aucune autre image que les siennes propres. A cela, fait exception, bien entendu, le

choix de « citer » la télévision, quand le témoignage des victimes de l‟instance se fait « public ». Mais

1 Ils relatent en effet, dans le film de Davy Zylberfajn, que c‟est en se racontant chaque matin des histoires, en

récitant le Coran, que les Tazmamartiens se sont sauvés de la folie et de la solitude. Ils ont par la suite très tôt

pris la parole sur leur expérience (voir Ahmed Marzouki). Et cette parole est le sujet du film Vivre à Tazmamart,

dont Leila Kilani se démarque clairement.

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toute autre parole est privée. En cela elle se distingue largement d‟une esthétique « à la Resnais ». Il

est vrai que les images existant sur la période n‟auraient jamais suffi pour monter un film « à la

Resnais ». Mais c‟est aussi que le choix esthétique est tout autre : les modèles esthétiques de Leila

Kilani sont Lanzmann et Rithy Panh. Même si Rithy Panh ne répugne pas à utiliser images et

documents d‟archives quand nécessaire : des photographies, massivement, dans tous ses films, mais

surtout Bophana.

Mais, pour la situer également par rapport à d‟autres « films » sur le Maroc et l‟IER, elle ne

fait pas non plus le choix que font les journalistes-reporters, qui montent régulièrement dans leur sujet

les rares images d‟archives que l‟on possède sur les « années de plomb » marocaines : les images des

insurgés de Skhirat1 menottés par des ceintures, les images de Tazmamart sur l‟horizon jaune

2, du

jeune roi, de son parcours, des images de descente d‟avions, de cérémonie d‟allégeance3, des images

de Mehdi Ben Barka4 ; des photos ou documents d‟archive qui permettent de retracer l‟itinéraire d‟un

personnage-sujet quelconque5, ou des images qui puissent figurer l‟intérieur d‟une prison (comme

celles tournées clandestinement en 1983 par l‟équipe de « Résistances »). A cela on peut ajouter

l‟habitude journalistique de se reprendre des images les uns aux autres. En somme, Leila Kilani fait

donc le choix d‟une parole directe.

ii) Le choix du montage :

Néanmoins, et en cela elle se distingue à la fois de Lanzmann6, de Rithy Panh et même de

Davy Zilbverfajn, Leila Kilani ne fait pas le choix systématique du plan-séquence. Chez ces trois

réalisateurs, on a régulièrement un long plan séquence sur un visage en train de produire une parole,

parfois un travelling accompagnant le personnage en train de marcher. Rithy Panh écrit d‟ailleurs à ce

sujet (p.26 du dossier-dvd) :

Le plan de coupe vous amène à fabriquer des dialogues en off. On est toujours tenté par cette fabrication.

C‟est pourquoi le plan-séquence, c‟est la forme idéale, si on y arrive.

Chez Leila Kilani, les plans fixes sont très rares, et durent de toute façon très rarement tout le

long d‟un dialogue. Même si elle filme longuement un visage, à un moment ou à un autre, elle va finir

par couper, pour proposer un plan rapproché7 sur le personnage, ou un contre-champ sur le personnage

qui l‟écoute. Ceci ne constitue pas néanmoins un plan de coupe stricto sensu, avec une voix qui

1 Passées en 1972 au JT, reprises dans un sujet de « Résistances » sur Manouzi, 1983.

2 Idem.

3 Utilisées de façon récurrente dans les sujets sur la mort du roi en particulier, ou plus simplement pour

« évoquer » le roi du Maroc. 4 Dans son documentaire sur Mehdi Ben Barka, Simone Bitton a déniché un grand nombre d‟images d‟archive.

5 Sujet de « Résistance » déjà cité.

6 Néanmoins, l‟étude des rushes par Rémi Besson a démontré que Lanzmann manipulait ses images plus qu‟il ne

voulait bien le dire, recadrant parfois (souvent) sur son personnage et s‟excluant de l‟image, faisant croire que le

personnage parle seul, alors que Lanzmann est en réalité là, à quelques centimètres, à le pousser de ses questions,

de sa main, de son regard. 7 Voir Annexes iconographiques n°3.

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monologuerait en off, puisque Leila Kilani prend toujours le soin de laisser d‟une façon ou d‟une autre

l‟interlocuteur ou le locuteur dans le champ objectif (un morceau de visage ou de corps ou de main

dans le champ) ou subjectif de la caméra (la caméra panote de l‟un à l‟autre si bien que le hors-champ,

même si on ne le voit pas pendant un instant, n‟est jamais complètement oublié par le spectateur) : si

Leila Kilani coupe une image, c‟est pour proposer une autre image qui reste « dans » le dialogue en

cours (soit un contrechamp, soit un plan rapproché, soit un plan plus large, selon le plan de départ).

Par contre, il est vrai que Rithy Panh n‟exclut pas non plus le contre-champ, mais à condition d‟avoir

deux caméras. Or, il n‟est pas totalement évident que Leila Kilani ait eu deux caméras, mais pas

impossible non plus. Cette façon de filmer et monter les scènes de dialogue est symptomatique d‟un

rapport aux lieux très particulier de la part de Leila Kilani, et sur lequel nous aurons l‟occasion de

revenir. Leila Kilani entend nous montrer une scène sous tous ses angles, un lieu sous tous ses aspects.

Ce choix esthétique peut sembler gênant parfois, au sens où on a le sentiment qu‟une partie de

la scène nous est cachée, que la réalisatrice escamote une partie de la scène ou de la parole. La parole

que nous voyons à l‟écran n‟est donc pas absolument pure ou indépendante de la caméra et du

montage. Et de fait, le film de Leila Kilani se revendique – et cela va en réalité dans notre sens –

comme production de parole. Elle est venue chercher une parole inédite, l‟a provoquée, puis l‟a mise

en scène. De plus, le choix de faire se succéder les échelles de plan peut correspondre également à un

désir de toujours remettre une parole dans son contexte, de la mettre en perspective : un gros plan sur

un visage pensif, écoutant ou parlant, puis un plan plus large pour le situer. On pourra objecter qu‟un

travelling, un zoom avant ou arrière, ou un panotage aurait pu faire l‟affaire sans « manipuler » la

scène. Mais de tels procédés donnent peut-être davantage une impression de linéarité de l‟espace et de

la parole, et non de profondeur, de perspective, comme les plans de coupe, le montage, et les

juxtapositions d‟échelle de plan dans le film de Leila Kilani le permettent. Or la situation, dans

l‟espace, des personnages les uns par rapport aux autres, compte tout autant que la parole pure du

personnage.

Quoiqu‟il en soit, et comme on l‟a déjà ébauché, Leila Kilani recourt également abondamment

au travelling ou au panotage, pour passer d‟un interlocuteur à l‟autre ou à son auditeur, pour montrer

simultanément l‟écoutant et le locuteur si ceux-ci sont à peu près alignés – il nous semble néanmoins

que ce procédé, plus que le plan de coupe ou le contre-champ, a tendance à faire oublier celui que la

caméra quitte, emportant le spectateur dans le mouvement de la caméra (c‟est le cas dans la séquence

entre Saïd Hadan et les Tazmamartiens). L‟effet n‟est de toute façon pas le même : le travelling ou le

panotage unit les personnages, le plan de coupe les désunit, et peut créer un sentiment de solitude. En

réalité, par le choix de plans assez courts1 et d‟un montage abondant, la réalisatrice fait le choix de

« montrer » que son film est une production de parole, et donc un commentaire, un discours sur la

1 En moyenne, 19 secondes par plan, ce qui est très court, comparé aux longs plans fixes ou plans séquences de

Lanzmann…

49

mémoire et son fonctionnement – sans que la réalisatrice n‟interviewe ses personnages. Son unique

prise de parole, c‟est donc : le montage, la caméra, et la structure du film. Par cette riche technique

cinématographique mêlant montage et plan-séquence, rapport intime et mise en perspective, Leila

Kilani confère à ses images une dimension esthétique qui la rapproche de la fiction1.

iii) Montage et structure narrative du film :

Plus largement, le montage du film pose des questions. Le montage de Lanzmann suit à la fois

un plan thématique et chronologique, tout comme celui de Zilbverfajn, et celui de Rithy Panh suit le

plan du camp S21 et la circulation de la mort dans le camp, le plan de Leila Kilani est en revanche

nettement moins clair.

- Globalement, celui-ci suit à la fois le travail de l‟IER (des premiers entretiens, au rapport en

passant par les auditions) mais également la progression des enquêtes des deux familles, de la prise de

parole d‟Hassan al Bou, du rapprochement de Mohamed Errahoui avec sa mère. De fait quelques

cartons donnent des informations chronologiques : année 2004, date des premières auditions

publiques, 2007, soit l‟année de conclusion du travail de l‟IER auprès des familles, après la remise du

rapport.

- Le film commence par une « présentation » de chaque famille, puis les premiers « cartons »

introduisent le début et le rythme de l‟enquête. Seulement les cartons évoquent à la fois l‟enquête

présente, et les éléments du passé relatés dans chaque séquence, ce qui est un peu gênant car entre

chaque séquence, c‟est à la fois l‟enquête et la connaissance du passé qui progressent. On a en effet un

premier titre : « Le désordre des origines », qui semble évoquer la méconnaissance du passé ou la

difficulté à parler ; puis « Le feu des montagnes » semble évoquer à la fois la révolte et la répression

passées ; « La faim d‟Utopie », séquence d‟une grosse dizaine de minutes, est le chapitre le plus court,

on l‟on entend surtout Hassan al Bou. Cette partie se caractérise par un discours de moins en moins

factuel, et de plus en plus politico-psychologique. Hassan al Bou explique son engagement et son mal-

être. Hassan al Bou prend la parole. Et toutes les victimes avec lui, puisque c‟est aussi le chapitre où se

déroulent les auditions publiques. Enfin, « Le chaînon manquant », chapitre le plus long, relate le long

dénouement du film (une quarantaine de minutes), les blocages et les déceptions. La longueur de ce

dernier chapitre explique en grande partie l‟impression globale de déception qui se dégage du film

quand on le termine.

- En outre, le film de Leila Kilani se fonde sur une alternance des scènes i) entre les familles, ,

ii) entre les scènes d‟intérieur et d‟extérieur, et iii) entre les scènes de salon et à la commission iv)

entre les images de jour et les images de nuit : le film comprend 17 minutes de scènes nocturnes, ce

qui signifient que les images nocturnes reviennent environ toutes les 8 minutes, sachant qu‟une

1 On ne peut nier que le panotage, le zoom avant ou le zoom arrière a un côté un peu rudimentaire qui fait

violemment sentir la présence du regard de la caméra fixe dans la pièce. En revanche l‟habitude que nous avons

de « voir » des fictions montées nous rend le montage plus naturel que le plan-séquence. Le naturel de Leila

Kilani rejoint presque le fictif…

50

séquence fait en moyenne 2 à 3 minutes... Cela confère au film une certaine multiplicité de point de

vue (sans redondance néanmoins), qui crée cette impression de progression insensible dans la

narration. Et surtout, ce qui crée cette impression, c‟est que certaine scène placée immédiatement

avant le carton, annonce le thème de celui-ci. Comme si le carton était, plus qu‟une ouverture de

chapitre, la confirmation d‟une impression que la réalisatrice essaye de mettre en place depuis

quelques minutes. Par exemple, le carton « Le désordre des origines » succède immédiatement au

premier témoignage de Rouquia, où celle-ci insiste sur ses lacunes, et sur l‟inutilité de fouiller dans

« ces histoires-là ». Ceci confirme donc en fait que plus qu‟une factualité (le récit d‟une expérience

passée), c‟est plus l’impression de la mémoire, la sensation de la mémoire et de sa progression (ou son

blocage), et donc la parole en train d‟advenir plus que son contenu, qui est le sujet du film de Leila

Kilani.

iv) Progression narrative :

En faisant abstraction du découpage crée par les cartons de Leila Kilani, et en nous

concentrant sur le thème principal (paroles et demandes des personnages) de chaque séquence, il nous

a semblé que se détachaient :

1) Une première partie d‟une trentaine de minutes où Leila Kilani expose à la fois la grande et

la petite histoire (les souvenirs) du Maroc, tout cela parallèlement aux débuts de l‟activité de l‟IER ;

2) Une seconde partie de 19 minutes, consacrée aux débuts de l‟enquête de chacun des

personnages, avec la formulation de premières demandes par ceux-ci, le tout ponctué par un va-et-

vient entre espoir, indices, déceptions et nouvelles interrogations ;

3) Une troisième partie absolument équivalent du chapitre « La Faim d‟Utopie », avec d‟une

part les séquences d‟ « audience publique » et les réflexion d‟Hassan al Bou sur la possibilité de parler

de cette expérience de la torture et de l‟incarcération ;

4) Après cette parenthèse, l‟enquête des personnages reprend pendant 5 à 10 minutes, mais

hors des locaux de la commission, avec de nouveau ce va-et-vient entre demandes et déceptions ;

5) A partir de la lecture du rapport, la dernière partie du film semble condamnée à une

déception inéluctable – en dépit du pèlerinage à Tazmamart, bien illusoire car il apporte peur de

réponse et de satisfaction à Saïd – il constitue en quelque sorte un épilogue de presque 30 minutes.

En tout, on peut donc distinguer 42 minutes du film consacrées aux enquêtes personnelles à

proprement parler. Or sur ces 42 minutes, on compte 18 minutes de déceptions pures (soient 14

séquences)1, les demandes des personnages sont formulées sur 11 minutes (soient 14 séquences

également), les promesses de l‟IER (au début et à la fin du film, lorsque la Commission annonce aux

familles Aït Sheikh et Hadan les résultats obtenus et ce qu‟il reste à faire) 8 minutes (soient 7

1 Dans la rubrique « déception » nous incluons les séquences imprégnées de scepticisme (2 séquences, dont celle

avec l‟oncle de Saïd qui doute de l‟intérêt de ce travail de mémoire), de défiance envers les témoins (4

séquences, en particulier de la part de Saïd Hadan), ou désillusion vis-à-vis de la Commission et de ce qu‟on lui

avait demandé (au moins 6 séquences !).

51

séquences), et l‟intervention de témoins extérieurs destinés à éclairer les destins des disparus

seulement 5 minutes (4 séquences) du film. Ce minutage de la progression narrative du film confirme

l‟impression d‟inefficacité des enquêtes qu‟il nous montre : celles-ci comprennent fort peu

d‟intervention de témoins, et aucune réponse claire : conformément à sa demande, Saïd a certes eu la

possibilité d‟aller voir « où ils sont morts », sauf qu‟il ne peut pénétrer l‟enceinte de Tazmamart, et

que de toute façon les geôles ont été détruites…

d) Conclusions

Par sa sélection de personnages et sa façon de les mettre en scène, Leila Kilani fait le choix de

l‟inédit – de la parole inédite – jamais entendue – jamais exprimée, ou presque, par le locuteur. Et le

choix de l‟écoute. De l‟attention à la parole en train de se produire. Seul le personnage a la parole.

Leila Kilani n‟introduit pas de commentaire dans son film – à la différence de Resnais, Rithy Panh

(dans Bophana), ou Simone Bitton. Elle n‟a pas non plus de personnage réellement directeur, à la

différence de Rithy Panh (qui suit dans S21 un bourreau et une victime précis) ou d‟André Van In (qui

suit pendant une première moitié du film les déplacements et démarchages d‟un des membres de la

Commission de la Vérité, puis le travail de la Commission). Leila Kilani, au contraire, suit une parole

en train de naître au fil de la progression des enquêtes. Elle suit des silences. En cela elle se rapproche

de Lanzmann1 – même si Lanzmann-interrogateur est bien plus pressant qu‟elle-même. Elle, elle

attend. Elle laisse dire.

i) Le miracle :

Ce choix de l‟inédit, cette passivité face à la parole en train de naître pendant le tournage (car

on sait que la scène était légèrement mise en scène avant le tournage), cette complicité qui se noue à

être ainsi spectatrice de chaque évènement de leur vie, de leur enquête, de leur parole, de leur

mémoire, lui permet de filmer et de nous transmettre des miracles : des miracles, comme les larmes

des témoins torturés par l‟insistance de Lanzmann ; des miracles de naturel. Des bonheurs2 : les

jaillissements de larmes, d‟une part, sur lesquels nous reviendrons, et de rares regards-caméra, d‟autre

part :

Lorsque la famille Aït Sheikh Harrafi découvre le rapport de l‟IER, on sent une excitation

dans l‟air. On va découvrir quelque chose, enfin. Les trois femmes se groupent, pour écouter la plus

jeune d‟entre elles lire le rapport. Celle-ci trouve enfin où il est question de « Cheikh el Arab », le chef

du groupuscule de son grand-père. On sent l‟excitation de la jeune fille à sa façon de répéter comme

1 Voir Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, p.609 de l‟édition folio : « Le silence est aussi un mode

authentique du langage. » 2 Voir Rithy Panh, p.12 : « Si on s‟approche des gens filmés avec respect, quelle que soit leur personnalité, c‟est

déjà politique. Il est très facile de déduire l‟éthique d‟une position politique ou idéologique ; j‟essaie de filmer

autrement : il faut rester disponible, ouvert aux rencontres, à ces instants pleins de mystères et de vérité qui

permettent de reconstituer la mémoire à travers l’expérience quotidienne des individus [nous soulignons]. On

peut ainsi restituer aux morts leur histoire, leur identité, leur dignité. La mémoire apparaît comme une urgence.

Elle est aussi nécessaire que la résistance quotidienne. »

52

une enfant « mûhafidhin » (les préfets) dans l‟oreille de sa mère, la grand-mère le sent et dit « Ah, tu

as trouvé Cheikh el Arab », la mère se penche pour lire par-dessus son épaule. Mais surtout, pendant

une fraction de seconde, la jeune fille regarde légèrement de biais vers la caméra, là où se tient la

réalisatrice. Pendant une fraction de seconde, elle semble lui faire part de sa joie, l‟inclure dans leur

histoire. C‟est tout le travail de familiarisation de la réalisatrice avec ses personnages qui est

récompensé dans un miracle éphémère de ce genre. Pendant un instant, ses personnages atteignent un

tel comble de naturel, qu‟ils souhaitent inclure dans leur joie celle qu‟on ne voit jamais, l‟œil, qui suit

leur enquête et leurs peines depuis près de dix-huit mois. C‟est la fin du quatrième mur – elles ne font

plus semblant d‟être seules : elles veulent faire part de leur joie à la réalisatrice, et à tous les

spectateurs.

Cette scène est donc remarquable, car, en quelques secondes, on assiste, en direct, au sommet

de la joie et aux tréfonds de la déception. La déception est figurée par deux autres « miracles » permis

par l‟ « instantanéité » de ce type de tournage : la pluie se met à battre sur le toit (qu‟on imagine de

tôle ondulé), figurant cette déception, et le rapport sur Cheikh el Arab est immédiatement suivi de

celui sur Mehdi Ben Barka : un « nom connu » comme le dit Zineb, c‟est-à-dire l‟antithèse du choix de

Leila Kilani1. Ben Barka, c‟est le « nom connu » au « destin inconnu », dont on parle, mais « mon

grand-père » (celui de Zineb), c‟est l‟inconnu au « destin inconnu » (c‟est tout ce qu‟on apprend sur

lui, sans qu‟il soit nommé, dans le rapport). Puis, comble d‟ironie, la grand-mère demande, dérisoire,

décalée, « On leur a bien donné son nom et son prénom, non ? ».

Le travail de Leila Kilani s‟oppose donc grandement à un travail de journaliste lambda. Dans

un reportage journalistique, l‟écoute n‟est pas telle. Le journaliste préfèrera le témoin qui parle

français, et a déjà un discours tout prêt, prêt à être débité. Le journaliste ne tolère par l‟hésitation, la

respiration, le soupir. Il accepte à la rigueur l‟émotion, mais montrera, en plan de coupe rapide,

seulement le moment où elle est à son acmé, sans s‟intéresser à la façon dont elle est advenue. Ou si

l‟écoute a pu être plus grande que ne le laisse penser l‟apparence finale du reportage, ce dont l‟on peut

douter étant donné la différence énorme dans les délais de tournage, on ne le verra de toute façon pas

au montage : dans la plupart des sujets que j‟ai pu visionner sur l‟IER, la plupart des témoignages sont

coupés, couverts, ou résumés par le commentaire. C‟est la rapidité, le factuel, l‟informatif, le visuel, le

frappant, l‟immédiat qui prime.

ii) Lanzmann, modèle de L. Kilani, et paradigme d’un genre cinématographique :

1 Qui vaudra d‟ailleurs à la réalisatrice une absence de soutien à la sortie de son film de la part de la famille Ben

Barka, qui devrait pourtant être l‟emblème des années de plomb et soutenir tout ce qui se dit à leur sujet : mais

cette famille regrette, à l‟inverse, qu‟elle ne traite que des « inconnus ». Mehdi Ben Barka, issu d‟une famille

modeste, rare marocain « pauvre » à avoir obtenu le baccalauréat, ancien professeur de mathématique du roi

Hassan II, leader indépendantiste, leader politique de la gauche marocaine, leader tiers-mondiste, disparu à Paris

en 1965.

53

Leila Kilani a choisi de se distinguer clairement du reportage « télévisé », auquel s‟apparente

encore les films de Van In et Bitton, et dans une certaine mesure Davy Zilbverfajn1. C‟est donc

clairement dans une lignée Lanzmannienne que Leila Kilani s‟inscrit, dans son rapport aux

personnages et à la caméra – avec quelques exceptions toutefois (le choix du montage, mentionné plus

haut), et également avec quelques emprunts à l‟un de ses disciples directs : Rithy Panh. Lanzmann est

clairement la référence pour le film documentaire de mémoire de la fin du XXe siècle et du début du

XXIe siècle. Depuis Lanzmann, ce type de documentaire est donc un genre à part entière, et c‟est en

tant que s‟inscrivant dans ce « genre » que l‟intérêt esthétique du film de Leila Kilani prend tout son

sens. Il s‟agit maintenant de voir comment Leila Kilani applique les leçons de Lanzmann (et si elle

s‟en écarte), en suivant les divers « pôles » formels et thématiques inhérents au film de mémoire.

B) Faire advenir une parole inédite : essai de définition partielle d’un

genre documentaire, le film de mémoire

Sous quel angle Leila Kilani filme-t-elle donc les « piliers » du film documentaire de

mémoire, à commencer par la parole, la voix et le visage du témoin ? Nous commençons par ces trois

éléments car ce sont ceux qui sont les plus frappants, les plus efficaces et les plus éprouvants pour le

personnage comme pour le spectateur dans ce type d‟esthétique documentaire – et en particulier dans

Shoah, avec ces longs plans fixes implacables sur un visage qui parle, qui s‟interrompt, qui garde le

silence, envahi par l‟émotion, se décompose, supplie « arrêtez de tourner… » 2

, puis quitte le cadre3…

1) Parole et visage4

a) Profils

Dans ce type de documentaire de « mémoire », de « parole », le visage, d‟où nous vient cette

parole, est primordial. Cet intérêt pour le visage, la force de son émotion, de sa réflexion ou de son

hésitation, ce genre documentaire le partage avec certains grands réalisateurs de fiction. C‟est en tout

cas un intérêt propre au cinéma, car ni au théâtre, ni en littérature, la voix ne vient ainsi accompagnée

1 Celui-ci fait en effet le choix de diffuser une parole déjà relativement publique (celle des Tazmamartiens). A

l‟inverse, il n‟utilise pas de commentaire, et est très sensible à l‟efficacité du plan-fixe ou du plan-séquence. Sans

parler de sa diffusion en festival, ce film a un côté très esthétique dans son approche des paysages. Mais le

traitement du témoin reste néanmoins très classique. 2 Cette phrase est presque un passage obligé du film documentaire de mémoire réussi. On la retrouve dans un

autre film très contemporain, situé dans une autre région du monde (la Syrie), c‟est-à-dire le film d‟Hala

Alabdalla, Je suis celle qui porte les fleurs vers sa tombe, 2005. En effet, l‟une des anciennes militantes qu‟Hala

Alabdalla interroge est une femme d‟une cinquantaine d‟années, élégante et coquète, et qui supplie son amie qui

la filme de couper lorsque les larmes envahissent ses yeux maquillés au souvenir de son enfance heureuse :

attachée comme elle l‟était à sa famille et à ses traditions, devait-elle opter pour le conformisme social, ou suivre

son instinct de révolte ? « Je n‟ai pas choisi », répond-elle finalement, la voix brisée. 3 C‟est le cas en particulier de Jan Karski, ou de Bomba.

4 Voir Annexes iconographiques n°6.

54

d‟un visage1, un visage visible sur lequel on lit la joie et la douleur – la douleur d‟accoucher cette

parole, la douleur de l‟écouter2.

En effet, un visage c‟est à la fois une surface sensible, matérielle et impénétrable, et la marque

d‟une intériorité, d‟une spiritualité, comme l‟analyse Emmanuel Levinas lorsqu‟il parle « de

l‟épiphanie du visage » : le visage de l‟autre, c‟est une spiritualité, c‟est ce qui m‟échappe, ce qui ne se

soumet pas, ce qui m‟est obstinément autre, et ce qui est en même temps absolument moi-même. C‟est

tout ce contenu du visage, toutes les questions qu‟il pose, qu‟interroge ce genre documentaire. La

façon qu‟on aura de le filmer n‟est donc pas anodine : en effet, dans le documentaire, mais également,

comme nous l‟avons fait remarquer, dans certaines fictions particulièrement éprouvantes, le visage,

c‟est ce qui prouve que l‟autre est réel comme moi, c‟est ce qui m‟atteint, c‟est ce qui véhicule la force

d‟une parole, ou d‟un silence, c‟est ce qui crève l‟écran. C‟est donc un enjeu énorme du cinéma

documentaire de mémoire et de parole.

Néanmoins, l‟approche de Leila Kilani reste assez particulière, par rapport à Lanzmann, par

rapport à Davy Zilbverfajn3, et même par rapport au premier film de Leila Kilani, Tanger, rêve des

brûleurs4. En effet, celle-ci ne place jamais ses personnages dans une position d‟interviewé. Ils ne

parlent pas à la caméra directement. Ils sont toujours en situation de dialogue avec un autre

personnage. S‟ils sont seuls face à la caméra (Mohamed Errahoui lors du sit-in, Hassan al Bou lors des

premières images du film), ils ne parlent pas. La solitude, c‟est le silence. On n‟a donc pas ce même

effet de frontalité presque insupportable que l‟on peut avoir chez Lanzmann ou Bergman, où le

personnage nous déverse son insupportable souffrance. Les personnages sont donc toujours vus en

quelque sorte « en perspective » : pas dans leur absolue solitude face à la caméra, mais en situation.

Cet effet de mise en situation est renforcé par une technique filmique assez caractéristique de ce film

de Leila Kilani : une façon de filmer, de voir les personnages « en cascade », « en perspective » (les

uns derrière les autres le long du diagonale), procédé que permet la disposition du salon marocain, en

U et en angle droit, comme nous aurons l‟occasion de l‟évoquer ultérieurement. En effet, grâce à cette

contrainte « scénique », Leila Kilani en vient à filmer très régulièrement ses personnages « de

1 En peinture et en photographie, le visage est quant à lui, muet.

2 On pense à Bergman, à certains plans fixes rapprochés sur des visages de femmes qui souffrent, qui souffrent

de nous révéler ce que leur visage nous cache – dans Cris et Chuchotements ou Sonate d’Automne. On pense,

dans une tonalité moins violente et plus douce-amère, au plan rapproché fasciné de Godard sur les visages

féminins superficiels, mystérieux et hermétiques d‟Anna Karina dans le Petit Soldat, ou de Chantal Goya dans

Masculin-Féminin, qui est véritablement un film « de parole » au sens presque documentaire du terme, puisque

Godard impose massivement l‟improvisation à ses acteurs, en tout cas lors des entrevues qu‟il organise entre ses

personnages, deux par deux : en réalité, lorsque l‟acteur semble répondre à son interlocuteur, il est en fait le plus

souvent interrogé par Godard lui-même, en hors-champ – cet effet de défictionalisation opéré sur l‟acteur

conduit celui-ci à répondre souvent en fonction de lui-même plus qu‟en fonction de son personnage. Voir Alain

Bergala, Godard au Travail, Cahiers du cinéma. 3 Qui tous deux filment « de front ».

4 Où elle peut filmer des brûleurs (de jeunes gens qui veulent franchir clandestinement le détroit de Gibraltar)

seuls face à sa caméra. Elle filme aussi des dialogues, des rassemblements, mais dans une moindre proportion.

La caméra est encore une confidente et non un simple regard, un simple témoin.

55

profil » : on a par exemple, un personnage au premier plan de profil (celui avec lequel le caméraman

partage la banquette) et un autre en arrière-plan de face ou de ¾ (sur la banquette perpendiculaire). A

partir de là, elle insert çà et là des plans rapprochés de ces profils.1

Or il nous semble que ces visages de profil, comme ces yeux dans le lointain qui les

accompagnent nécessairement (puisque le personnage ne regarde pas la caméra, et ne fixe pas toujours

le personnage avec qui il s‟entretient, en raison de la disposition scénique du salon marocain),

produisent une impression très particulière qui imprègne tout le film. Peut-être plus que la prise

d‟image de face, la prise de parole d‟un personnage de profil, ou le filmage d‟un profil silencieux, crée

une impression de solitude et de profondeur. En effet, la réalisatrice, en assumant qu‟elle ne saisit d‟un

visage que sa périphérie (son profil) nous rend peut-être mieux compte du contour de cette personne et

de cette parole, de la solitude, de la détresse, de la profondeur des interrogations. C‟est un choix très

différent, dans le même contexte générique, du plan de face, et de la plongée dans un regard, mais qui

se justifie tout autant.

b) Echelle de plans

Par ailleurs, Leila Kilani choisit fréquemment le plan rapproché pour filmer les visages. Ces

plans rapprochés, qui peuvent être de profil comme de face, permettent une plongée dans un regard

(qui ne nous regarde pas) – cette plongée, digne d‟une expérience initiatique, le spectateur ne peut

l‟oublier – : le regard halluciné de Saïd Hadan, le regard fou et tempétueux d‟Hassan al Bou, le regard

calme et morne de Mohamed Errahoui, le regard interrogateur et résigné des deux grands-mères – qui

attend des réponses de leurs enfants ou petits-enfants lecteurs et alphabétisés, mais qui se voile à

l‟approche d‟un membre de la commission –, le regard volontaire et résolu de Zineb… Toute une

histoire, toute une personnalité, toute une époque est écrite dans ces regards : on voit dans ses yeux

que Zineb n‟est pas de la même époque que ses mère et grand-mère. En quelque sorte : le profil, c‟est

le contour de la quête désespérée du personnage, de ses interrogations ; la vue de face, c‟est la plongée

dans son histoire et sa pensée – sa personnalité.2

Dans la façon que Leila Kilani à de traiter les visages de ses personnages, on retrouve ce choix

déjà évoqué du montage au détriment du plan-séquence ou du plan-fixe. Ces plans rapprochés sur les

visages, de face ou de profil, ce sont des plans parmi d‟autres, ponctuant une scène de dialogues entre

les personnages. Ils viennent préciser ce qu‟il se passe sur le visage de tel ou tel personnage de la

scène. En somme, Leila Kilani joue beaucoup sur les échelles de plans : plan d‟ensemble, plan moyen,

plan rapproché ; ainsi que sur les angles de vue. L‟analyse de la première scène ou apparaît la famille

Aït Sheikh Harrafi, à 10‟30, est très parlante en ce sens. Celle-ci se compose de :

- un premier plan d‟ensemble : les trois femmes, trois générations, alignées sur une banquette

- gros plan sur le profil de la petite fille qui écoute sa grand-mère

1 Voir Annexes iconographiques n°3.

2 Voir Annexes iconographiques n°6.

56

- puis panoramique et regard sur la mère de Zineb

- à nouveau un plan d‟ensemble, cette fois-ci vu du côté de Zineb (de la gauche)

- gros plan sur la grand-mère, le visage tourné vers sa petite-fille hors-champ, voix off de la

petite fille

- gros-plan sur la mère de Zineb, avec en extrême-premier-plan un plan flou du visage de

Zineb (« plan subjectif 1» qui figure le regard de Zineb sur sa mère) (fin de la scène de dialogue, suivie

de trois plans muets : )

- plan très rapproché sur la grand-mère, yeux dans le vague

- plan moyen sur la grand-mère, seule, jambes repliées, regard pensif

- plan moyen sur sa petite-fille, seule, dans un autre coin du salon, regard pensif.

Dans le contexte de cette « mise en perspective » permanente des visages (dans l‟échelle des

plans, dans l‟espace, par rapport aux autres personnages), le « plan subjectif » nous semble

particulièrement caractéristique du traitement des visages et des regards par Leila Kilani, et récurrent.

Dans pratiquement chaque scène d‟entretien, Leila Kilani nous proposera un plan où l‟on verra à

« échelle normale » un personnage, et en flou, en extrême-gros-plan, sur le côté gauche ou droit de

l‟écran, le visage du personnage qui lui fait face, qui l‟écoute, de profil ou de dos. Ce procédé met en

évidence le dialogue, dans le sens où il emphatise la présence permanente de « l‟autre », le poids de

son regard, de son visage, de son attente, de son écoute.2

2) Larmes

Ce qui fait que regarder pendant plusieurs minutes un visage en train d‟accoucher d‟une

parole, d‟un sens, d‟un souvenir peut être une épreuve, et une véritable expérience humaine, pour le

spectateur, cela peut être aussi le jaillissement soudain d‟une émotion. Un visage, qui jusque-là restait

impassible, se contenait, révèle soudain le sens véritable (l‟horreur) des mots qu‟il est en train de

prononcer – et se dévoile. Ces moments de grâce dans Shoah sont restés dans le souvenir de tous les

spectateurs. Il en est également chez Davy Zilbverfajn, lors d‟une des scènes entre les époux Hachad,

où son épouse, jusque-là impassible et trop silencieuse, fond en larmes sous le poids du souvenir.

Ceux-ci sont rares chez Leila Kilani – car le film ne se veut ni pathétique, ni larmoyant –, mais,

significativement, ils existent.

Ils sont rares, car les personnages, en plus de l‟instinct naturel de pudeur, ont une certaine

culture de la pudeur. Dans la culture musulmane, une femme, comme elle cache ses cheveux,

n‟embête pas les hommes avec ses émotions – hormis lorsqu‟elle se fait pleureuse, pour les

enterrements, mais précisément, ce type d‟évènement est une catharsis pour toute l‟émotion refoulée

par ailleurs. Et par ailleurs, il est universellement admis qu‟un homme ne montre pas ses larmes. On a

1 Voir Annexes iconographiques n°3.

2 Voir Annexes iconographiques n°3.

57

donc toute une gamme de gestes pudiques dans Nos Lieux Interdits, en particulier de la part de la

grand-mère Aït Sheikh, qui, tout en étant la plus traditionnelle, est également l‟un des personnages les

plus authentiques et les plus entiers. On pense par exemple à cette grand-mère, en plan moyen, de

profil, silencieuse, à la 35e minute du film, qui se lève, sans rien dire, pour disparaître derrière une

porte, où l‟on aperçoit seulement son ombre se mouvoir. Sa fille réagit de façon similaire une demi-

heure plus tard : un témoin venu leur rendre visite déclare « Abandonnez tout espoir de trouver

quelque chose », alors celle-ci se lève, bouscule un peu le caméraman que l‟on devine assis là et

disparaît derrière une porte qu‟elle referme derrière elle. Ce premier type d‟émotion cachée révèle à la

fois une grand simplicité, et en même temps pudeur et orgueil, et surtout toute une intériorité, toute

une profondeur, toute une douleur, toute une tension accumulée, que l‟on ne devine pas complétement

dans les questions ou les interrogations que ne cessent de se poser les personnages.

Mais parfois, les larmes jaillissent, malgré tout. A dix minutes de la fin du film, ce sont les

larmes sans fin de Rouquia Aït Sheikh, lorsque, convoquée par la commission, elle apprend avec ses

fille et petite-fille que l‟enquête va s‟arrêter sans qu‟on n‟en sache plus. N‟étant pas chez elle, elle ne

peut quitter la pièce. Alors, sans fin, tout au long de l‟entretien, elle s‟éponge les yeux à l‟aide de son

mouchoir rose, en silence, lunettes gisant sur la table – muette et effacée, gouffre de silence et de deuil

dans la rigueur administrative de la pièce. Et ce sera la seule « parole » que, de tout le film, elle aura

laissé échapper dans les bureaux de la commission.

C‟est à nouveau dans un bureau de la commission que l‟autre extraordinaire jaillissement de

larmes se produit. Comme si, dans le bureau de la commission, les personnages n‟étant pas dans un

cadre familier, ils ne pouvaient se contrôler autant, s‟éloigner, détourner le regard ou demander à ce

que l‟on retourne. Comme si, par son impersonnalité, le bureau de la commission était propice à la

surprise et à la sincérité – au miracle de la vérité humaine. Ainsi, à 1h24, on déclare à Saïd Hadan

qu‟il va falloir « clore le dossier »1 : celui-ci a d‟abord un très bref et étrange sourire gêné, puis enfouit

immédiatement son visage dans ses mains, et laisse échapper un sanglot. Déception et désespoir. 2

3) Silences

Enfin, filmer une parole, filmer un visage, c‟est également filmer l‟insondable profondeur

d‟un visage qui se ferme, ou qui ne peut plus parler. C‟est saisir quelque chose d‟intermédiaire et

d‟insaisissable, un vécu, une souffrance, au-delà de toute parole. Une solitude profonde, une

impuissance.

Que l‟on pense aux quelques plans pris dans la chambre ou le salon d‟Hassan al Bou, où celui-

ci n‟a pas encore réussi à prendre la parole en présence de la caméra, ou en présence d‟interlocuteurs,

et erre dans sa chambre comme un lion en cage, ou regarde fixement le vide. Ce silence d‟Hassan al

2 Voir Annexes iconographiques n°6.

58

Bou, c‟est l‟immense détresse de celui qui n‟arrive pas à prendre la parole, comme vaincu par son

expérience carcérale.

On peut penser également à un plan de dos sur Saïd Hadan (juste après que sa mère lui a enfin

raconté la véritable histoire de son père, ou ce qu‟elle en sait), ou sur Mohamed Errahoui dans la rue :

ces silences-là correspondent à un moment d‟assimilation d‟une expérience. Saïd Hadan prend le

temps « d‟encaisser » ce qu‟il vient d‟apprendre sur son père : comment va-t-il réagir ? Mohamed

Errahoui, lui, depuis des dizaines d‟années, prend le temps « d‟encaisser » son passé carcéral, en

revenant régulièrement « sur les lieux »…

Mais ce genre de silence total d‟un personnage est assez rare dans le film. Et pourtant une

impression de calme, de lenteur, de silence et de morosité se dégage du film après visionnage ?

Comment l‟expliquer alors que la plupart des plans sont des plans parlants1 ? C‟est qu‟en réalité, dans

chaque scène d‟entretien, Leila Kilani nous empêche d‟oublier, par des plans de coupes, l‟interlocuteur

silencieux, celui qui, dans une discussion, ne prend pas la parole, écoute en silence, ne répond pas : sur

les 29 minutes de plans sur un personnage silencieux, 14 minutes comprennent une parole hors champ.

La caméra se focalise donc souvent plus sur le personnage silencieux que sur le personnage parlant.

Comme les personnages sont pratiquement toujours dans une situation de dialogue, il s‟agit de montrer

que s‟ils sont silencieux, c‟est face à quelqu‟un, c‟est pendant que quelqu‟un parle. Il s‟agit de prendre

conscience que, dans certains dialogues (pas tous, car certains sont de véritables échanges où la parole

rebondit), la parole de l‟un signifie le silence de l‟autre.

Parmi ces silences nombreux2, deux nous semblent particulièrement révélateurs :

1) Le silence de Rouquia Aït Sheikh à la Commission, mais nous aurons l‟occasion de revenir sur

le sens de ce silence. Sur l‟ensemble du film, d‟ailleurs, Rouquia Aït Sheikh se tue durant 7 minutes

10, sans compter les scènes (4 minutes) où elle se tue avec ses fille et petite-fille.

2) Le silence des nièces d‟Hassan al Bou (qui occuper 2min09 de leurs 10 minutes d‟apparition à

l‟écran) : en particulier, à peu près à une heure de film, Leila Kilani filme Hassan al Bou en discussion

avec ses nièces après le visionnage des auditions publiques à la télévision. Généralement, les

entretiens avec ses nièces sont plutôt véhéments. Mais ici, Leila Kilani laisse parler Hassan al Bou

assez longuement, puis fixe, pendant une très longue minute, le visage silencieux et accablé des

nièces, qui ne répondent rien. Et Hassan al Bou, qui enfin a pris la parole sans parvenir toujours à dire

quelque chose, continue de parler en off. Et ce silence devient terriblement éloquent : les jeunes filles

1 Le film comprend 18 minutes de plan sans parole (plans de rues comme personnages silencieux confondus),

soit 19% du film est totalement silencieux… C‟est à la fois beaucoup, et peu, compte-tenu de l‟impression qui se

dégage du film, et du type de film : un film de parole, c‟est un film qui prend en compte le temps

« d‟accouchement de la parole », c‟est-à-dire le silence. 2 Précisons encore une fois qu‟il s‟agit des plans sur des personnages silencieux et NON des scènes absolument

muettes.

59

ne disent rien car elles sont accablées par les paroles de leur oncle, par son passé, par sa souffrance,

qu‟elle ne comprenne plus.1

4) Voix-off

Dans notre entretien avec Gérald Collas, celui-ci nous a en particulier expliqué que la parole

d‟Hassan al Bou fut l‟une des plus difficiles à faire advenir. D‟où les quelques scènes au début du film

où il erre silencieux, dans sa chambre, dans la ville.

Cette parole, lors des premiers enregistrements, était une parole hachée, produite par bribes.

Des phrases advenues de-ci, de là lors de ses entretiens avec Leila Kilani. Ces bribes, en tant

qu‟images, ne donnaient rien au montage. C‟est pourquoi Leila Kilani a fait le choix de les re-monter,

de les mettre bout à bout, pour en faire une voix off très puissante et très émouvante, balbutiante, qui

accompagne le début du film (7 minutes 30 en tout). Au fil du film, Hassan al Bou parvient à prendre

la parole en longueur, et de façon cohérente, et atteint une sorte de « réconciliation par la parole »

(l‟expression est de Gérald Collas) grâce au film. Auparavant, il s‟était muré dans sa propre histoire,

ressassant son échec de militant, sa souffrance carcérale, refusant le statut de victime2 : il évoque

d‟ailleurs, lors d‟un dialogue avec ses nièces, ce choix du silence : « Quand je me suis frappé

[suicidé], je me suis tu », c‟est-à-dire : j‟ai cessé de crier contre le Makhzen, j‟étais vaincu.

Le procédé de la voix off, réservé exclusivement à Hassan al Bou, se concentre dans le

premier tiers du film – hormis une séquence de deux minutes, à 1h30, qui rappelle avec plus de

nostalgie encore qu‟au début l‟engagement d‟Hassan al Bou : celui-ci chante un chant révolutionnaire

marocain, qui vaut également profession de foi, et qui, au vu de l‟échec de son engagement, et de

l‟absence de reconnaissance de la part de l‟IER dans la dernière partie du film, paraît encore plus

lointaine, émouvante et voue son existence, déterminée par cet engagement, au tragique, à la vanité et

à la beauté.

Il s‟agit ensuite de faire parler ce matériel sonore, d‟abord en le remontant et le mettant bout à

bout, puis en lui adjoignant une image qui puisse le faire parler. Par exemple, la première prise de

parole « off » d‟Hassan al Bou fait une sorte de résumé de l‟histoire du Maroc indépendant et des

affrontements politiques larvés qu‟il a connus : cette déclaration se fait sur l‟image d‟un drapeau du

Maroc, mais plongé dans la nuit, ce qui figure bien le propos d‟Hassan al Bou. Ces séquences de voix

off correspondent souvent, en tout cas pour les premières d‟entre elles, aux plus longues séquences du

film : un plan fixe, sur une image du choix de la réalisatrice. La seconde intervention d‟Hassan al Bou

1 On peut ajouter : 8 minutes de silence de Saïd Hadan (plus du tiers de son passage à l‟écran), 4 minutes 14 de

silence de Mohamed Errahoui (sur 11 minutes à l‟écran, cela fait un très gros tiers), et seulement 2 minutes 07

pour Hassan al Bou : ce personnage qui a tant de mal à parler, est finalement l‟un des plus bavards ! 2 Ce qui pose bien sûr problème, car, dans la perspective de l‟IER, les personnages interrogés et « réparés » sont

des victimes. Hassan al Bou, lui, est un combattant du Makhzen, sinon vaincu, du moins « tu » par le Makhzen.

60

se fait sur une photographie de la prison de Kenitra (13e minute)

1 : cette fois-ci, celui-ci évoque son

incarcération, mais ne va guère plus loin que donner des dates, il enchaîne alors (ou plutôt le montage

sonore de Leila Kilani le fait enchaîner) sur son incapacité à exprimer cette expérience par des mots.

Dix minutes plus tard, une nouvelle, longue, séquence (de la 22e à la 26

e minute). L‟esthétique de cette

voix off change légèrement. Leila Kilani abandonne le plan fixe, pour faire passer derrière la parole

d‟Hassan al Bou, une succession d‟images qui évoque son expérience et son débit. Celui-ci s‟exprime

en effet par petite touches de paroles « Vingt ans », « l‟odeur de l‟imprimerie »… Il évoque la

clandestinité, le projet de révolution (« thaoura, thaoura, thaoura »2) : et Leila Kilani filme des lieux au

hasard dans la ville, des commissariats, des passants, le tout baigné dans une ambiance nocturne et

louche. Parfois Hassan al Bou se tait, et Leila Kilani continue de nous passer des images de rue.

Parfois les images disparaissent, et nous retrouvons Hassan al Bou, mutique, dans son salon. La

séquence est longue et figure bien ce qu‟est la parole d‟Hassan al Bou : des souvenirs toujours très vifs

de son engagement (des souvenirs de sensation), une parole hésitante, hachée, entrecoupée de silence,

un passé clandestin, sans image et dont on cherche désespérément les traces dans le Maroc

d‟aujourd‟hui. Cette parole qui a dû mal à se faire parler elle-même, qui est parlante par son hésitation

même, Leila Kilani la fait parler en recourant aux images, les images comme métaphore de la forme et

du contenu de la parole.

Ce procédé de la voix off est clairement repris à Claude Lanzmann qui, hormis quand les

visages parlent vraiment des yeux ou de la bouche ou des larmes, fait parler les paroles par des images

des camps aujourd‟hui, jouant à la fois sur le contraste entre présent, passé et parole, et sur la capacité

d‟évocation tant de ces lieux du passé que de ces paroles de survivant. Mais la tâche de Leila Kilani

est différente : elle n‟a pas de lieux à filmer, car ceux-ci sont cachés, elle les cherche, comme elle

l‟explique dans le scénario, elle aurait voulu recourir au même procédé que Lanzmann, mais elle ne

peut guère en voir plus que la carcasse, l‟extérieur (de la prison de Kénitra, des divers

commissariats…). Ces images-là, soutenues par la parole d‟Hassan al Bou, cherchent plutôt à percer, à

mettre à jour la capacité d‟évocation de lieux encore interdits, clos, cachés ou fermés. Comme nous

essayons de percer la voix balbutiante d‟Hassan al Bou, la vérité de son expérience et de sa souffrance.

C‟est la spécificité du passé et de la mémoire marocains qui est ici mise en évidence.

1 Plus tard, à la 50

e minute du film, elle reprendra cette même vue sur la prison de Kenitra, mais filmée

aujourd‟hui – et pratiquement inchangée. Ce qui la diffère d‟une photographie ? La petite fumée qui s‟en

échappe. 2 « Révolution, révolution, révolution ».

61

5) Rappels et bilan : voix au pluriel

Il s‟agit ici de thématiser certains éléments que nous avons déjà évoqués dans d‟autres

contextes, mais qui aident à mettre en évidence de façon synthétique la mise en scène de la parole par

Leila Kilani.

a) Dialogues et entretiens

Comme Gérald Collas me l‟a rappelé, le seul personnage en monologue, c‟est Hassan al Bou,

et c‟est pourquoi sa parole a droit à un traitement spécifique (voix off) – ce que l‟on montre à l‟image,

c‟est le dialogue. Par conséquent, pour ce qui est des autres personnages, leur parole parvient toujours

au jour « grâce » à un dialogue avec autrui : des membres de la famille proche (mère, fille, nièce), ou

plus lointaine (Saïd Hadan avec ce qui doit être un oncle), des témoins, ou les membres de la

commission. C‟est donc à la fois la caméra et le dialogue qui accouchent de la parole qui sera le sujet

du film. Cela montre aussi que le sujet du film c‟est aussi le rapport, le lien familial : l‟union ou la

solitude dans la douleur et le deuil, dans le souvenir d‟un emprisonnement considéré par la famille et

la société comme un déshonneur.

Il est bon de rappeler ici que le personnage le plus « aidé » dans le film est Saïd Hadan. C‟est

d‟abord la Commission qui vient le chercher, le remuer. Puis sa mère. Puis des proches. Puis les

anciens de Tazmamart. Ce statut particulier de la parole de Saïd Hadan met en exergue le fait que, en

tant que fils de Tazmamartien, il est porteur de la trace d‟une histoire médiatique. Cela montre

également que, en tant que fils de Tazmamartien, il est environné d‟une parole déjà advenue, déjà

formalisée, déjà médiatisée : c‟est dans ce flot de paroles déjà existantes sur Tazmamart que Saïd

Hadan doit retrouver son père. Comme l‟écrit Leila Kilani dans le scénario, ces paroles de survivants

« définissent l‟espace tragique de Tazmamart », un espace déjà couvert, déjà dévoilé, mais à re-dire

perpétuellement comme paradigme des années de plomb – de la même façon qu‟Auschwitz est devenu

l‟archétype de la Shoah.

b) Le « chœur »

L‟accouchement de la parole de Saïd Hadan par imprégnation au cœur de paroles tierces qu‟il

subit ou avec lesquelles il est en interaction, semble la trace d‟un autre projet de « mise en scène » de

la parole auquel Leila Kilani a renoncé dans le film définitif : ce chœur de voix et de mémoire qu‟elle

envisageait de créer, dans le scénario, à partir des paroles enregistrées en cellule d‟écoute. Finalement,

ce chœur est le plus audible lors de la diffusion des auditions publiques, avec la superposition des voix

des journalistes, des voix des témoins et des voix de nos personnages qui les écoutent et les

commentent. Néanmoins, comme les paroles prises au vol dans les cellules d‟écoute, ou les paroles

des anciens de Tazmamart, ou des anciens codétenus de Mohamed Errahoui qui évoquent peu leur

expérience et plus ce qu‟ils attendent de l‟IER, ce sont des paroles que nous n‟écoutons pas vraiment :

elles sont lissées par un travelling, un plan de coupe, ou bien même elles finissent même par n‟être

62

plus doublées (le témoignage d‟Aïcha Ouharfou précédemment évoqué)1. Ce sont des paroles qu‟on a

déjà entendues, qu‟on devine avant même qu‟elles ne soient prononcées, comme l‟exprime à un

moment donné Hassan al Bou2 – ce qui est inédit donc, c‟est ce que choisit de filmer Leila Kilani :

c‟est l‟intimité d‟une famille qui se souvient. Le film s‟est concentré sur quatre groupes de

personnages incarnant quatre aspects du passé noir du Maroc et de sa difficulté à recouvrer la

mémoire, plutôt que sur la multitude de paroles que le travail de l‟IER a suscitée.

C) Les accessoires de la parole3

Des éléments « accessoires » ou « auxiliaires » à l‟émergence de la parole, apparemment

anodins dans le film de Leila Kilani en raison de leur rareté, sautent en réalité aux yeux lorsque l‟on

compare ce film à d‟autres films de mémoire. Nous pensons ici par exemple au gigantesque plan de

camp d‟extermination utilisé par Lanzmann pour faire parler un ancien nazi, ou aux tableaux peints

par les personnages de Rithy Panh et Davy Zilbverfajn, aux maquettes de cellules confectionnées par

les Tazmamartiens de Vivre à Tazmamart pour raconter leurs conditions de détention, aux lettres

échangées entre les époux Hachad dans ce même film, ou encore les documents d‟archives

(photographies, dactylographies) utilisés dans les sujets télévisés pour ponctuer le commentaire…

Soient des éléments qui viennent : exprimer une mémoire à qui les mots ne suffisent pas ; figurer et

rendre concrète une expérience passée (archives, maquettes) ; fournir les indices d‟un passé disparu,

difficile à saisir. Ces éléments sont certes rares dans le film de Leila Kilani, mais nous semblent jouer

un rôle clef dans l‟émergence de la parole et le rendu à l‟écran de la mémoire :

1) Photographies

Comme nous l‟avons déjà évoqué à propos de la production picturale d‟Hassan al Bou4, et à

l‟inverse de Rithy Panh et Davy Zilbverfajn, Leila Kilani ne choisit pas des accessoires visuels de

« fiction » (fabriqués par le témoin). Elle se cantonne à de rares documents d‟archive, c‟est-à-dire en

l‟occurrence des photographies : ceux-ci sont évocateurs, sans intermédiaire, sans instance

productrice, de ce qu‟ils représentent : lieux, personnages, époques. Néanmoins, Leila Kilani ne se

centre jamais sur ces accessoires photographiques, on les voit rarement directement – comme si c‟était

ce qu‟ils suscitent qui l‟intéresse, plus que ces objets par eux-mêmes.

1 En outre, le témoignage de ces anciens de Tazmamart est sujet à caution : comme le remarque Saïd Hadan lui-

même après avoir rencontré les « Tazmamartiens » : « aucun d‟entre eux ne l‟a vu mourir ». Donc, ces paroles de

victimes, ces paroles extérieures, on les cherche, on a du mal, on les trouve, et leur crédibilité est finalement

sujette à caution. 2 « Rien de neuf », 60

e minute.

3 Voir Annexes iconographiques n°2.

4 Voir Documents Annexes, « A propos d‟Hassan al Bou ».

63

a) De la photo-souvenir à la photo-indice

Il est ainsi une photographie dont nous croyons, pendant une bonne partie du film, qu‟elle va

libérer du sens et faire avancer l‟enquête : celle que Rouquia exhume lors d‟un de ses premiers

entretiens avec sa petite-fille, la seule trace de cette époque révolue, le seul indice qu‟elle possède sur

les activités réelles de son époux.

C‟est à propos de cette photographie qu‟est initiée une pratique qui n‟aura guère de suite dans

le reste du film, mais qui est néanmoins intéressante au sens où elle montre d‟une part qu‟un objet

extérieur peut susciter la parole mais d‟autre part qu‟il peut également figurer des failles de mémoire.

Ainsi, quand à la huitième minute du film Rouquia montre cette photographie, on apprend d‟une part

que son obtention est déjà le résultat d‟une première enquête (« la photographie était chez mon oncle,

c‟est papa qui la lui a donnée », ce qui veut dire que l‟oncle l‟a remise à sa belle-sœur ou sa nièce pour

faire avancer leur enquête), et d‟autre part que Zineb entend s‟en servir pour mener auprès de sa

grand-mère un interrogatoire sur une base concrète, mais celle-ci se souvient de peu de choses et

répond la plupart du temps en termes évasifs, timides ou métaphoriques : c‟est ce que l‟on peut appeler

le « commentaire de photographie ». Leila Kilani, pour filmer cette scène, recourt à un long plan fixe,

et place la photographie au centre du champ, avec sur les marges, les mains qui la tiennent et les

visages qui la regardent (toujours ce procédé de mise en perspective). Mais déjà les limites se font

sentir, les réponses de la grand-mère à l‟interrogatoire pourtant méthodique de sa petite-fille sont

imprécises :

- Où ? Au syndicat.

- Qui ? Je ne me rappelle pas les noms.

- Quoi ? La fête du travail, « une cérémonie dans le genre ».

- Quand ? « Comment veux-tu que je le sache ? C‟est quand la fête du travail – Il a disparu le

1er mai 1972. » « La photo c‟est dans les années 1950, ou 60, ou 70 » (« khamsinat, oula sitinat oula

sba‟inat » : la rime scandée des pluriels en « at » de l‟arabe dialectal évoque assez bien cette

indécision temporelle). Et finalement « il ne me disait pas ses secrets ». Echec.

Pour l‟instant, la photo n‟a pas dépassé le statut qu‟elle a lorsqu‟elle est brandie par les

familles de disparus lors du sit-in : il s‟agit de se souvenir de notre disparu, montrer que nous avons un

disparu. Elle n‟a donc pas acquis le statut que lui confère Rithy Panh, qui filme passionnément les

photographies des prisonniers de S21, pour évoquer le nombre de morts, et, s‟il le peut, leur histoire,

c‟est-à-dire voir ce qu‟il se cache derrière la photographie, de quoi elle est l‟indice, la trace, comme il

le fait dans Bophana.

Cette photo réapparaît dans les bureaux de la commission, où elle tente d‟acquérir ce statut

d‟indice, informant la Commission : celle-ci peut voir le visage du disparu (un grand homme qui porte

le fez) et se faire une idée de l‟importance de la tâche syndicale de ce personnage qui pouvait réunir

autant de monde un 1er mai.

64

Enfin, la photo ressort sous forme de photocopie dans les bureaux de la commission à la 49e

minute du film, pour servir d‟indice à l‟enquête : une ancienne connaissance va essayer d‟identifier les

personnes présentes sur la photographie. La question s‟est donc resserrée à un seul point, mais même

celui-ci ne parvient pas à être éclairci : « Non je ne reconnais personne », puis finalement Monsieur

« Abdessalam » et Monsieur « Harrafi » (déjà identifié par son épouse !). La mise en scène de la photo

est toujours la même : on voit à la fois le contexte dans lequel celle-ci est brandie (les personnages

groupés autour, les mains, les visages) et la photographie, de laquelle on se rapproche

progressivement.

b) La photographie de reconstitution

La photographie sur laquelle Saïd Hadan et son accompagnateur s‟appuient lors de leur visite

de Tazmamart est filmée et mise en scène rigoureusement de la même manière que celle de ce 1er mai

non daté – ajoutons à cela le vent qui la fait un peu onduler.

Elle n‟a néanmoins absolument pas le même statut. Il s‟agit d‟une photographie de lieu, et elle

doit permettre à Saïd de se rendre compte du passé et du présent de Tazmamart, de reconnaître les

bâtiments. Elle joue à peu près le rôle que jouent les images d‟archives exhumées par Resnais et

juxtaposées aux images « actuelles » des camps, dans Nuit et Brouillard. Ou encore celui de

l‟immense plan mural utilisé par Lanzmann pour comprendre le fonctionnement d‟un camp

d‟extermination, et en particulier l‟antichambre de la chambre à gaz. Ou celui des peintures exposées

au camp de S21 qui représentent l‟aménagement des cellules. Ou celui des maquettes fabriquées par

les Tazmamartiens pour évoquer l‟organisation de la cellule, l‟apparence de la porte…

Cette photographie, que l‟on entrevoit à 1h19, ne semble pourtant pas éclairer beaucoup Saïd

Hadan. Celui-ci pose en effet peu de questions, et à chacune d‟entre elles son interlocuteur lui répond :

Non, vous le voyez bien sur la photographie. Mais il faut avouer qu‟on n‟y voit pas grand-chose sur

cette photographie, hormis un ciel immense et un soleil implacable. Les lieux ont trop changé. Les

cellules ont été détruites, comme l‟a annoncé avec fierté Hassan II à Anne Sinclair : cette vieille

baraque n‟avait plus aucune utilité1. Et surtout, on n‟a laissé aucune trace de ce que veut voir Saïd : le

lieu du calvaire de son père, et sa sépulture.

c) La photographie d’illustration

Ce terme que nous avons choisi renvoie à la photographie utilisée par Leila Kilani pour

illustrer la première prise de parole en off de Hassan al Bou. Non légendée, cette photographie, qui

1 De fait, comme le reprend Tahar Benjelloun au témoignage d‟Abdelaziz Binebine (dans Cette aveuglante

absence de lumière, Seuil, 2001), les bâtiments ont été détruits à coup de bulldozers immédiatement après

l‟évacuation des derniers survivants, durant la nuit du 2 au 3 septembre 1991 (deux ans avant la déclaration

officielle d‟Hassan II à la télévision française). Voir p. 232 : « je te jette dans une fosse, je te laisse mourir à

petit feu sans lumière, sans vie, et puis je nie tout. Ça n’a jamais existé. Quoi ? Un bagne à Tazmamart ? Mais

qui est cet impudent qui ose penser que notre pays aurait commis un tel crime […] ? Ah, c’est une femme, eh

bien, c’est du pareil au même, dehors, elle ne mettra plus jamais les pieds sur le sol marocain ! ».

65

apparaît à la 13e minute

1, nous avons fini par l‟identifier, par recoupement (avec le sujet de

« Résistances » diffusé dans le Journal du Dimanche, en février 1983), comme une vue de la prison de

Kénitra, où ont croupi de nombreux militants gauchistes pendant plus d‟une décennie.

Dans cette prise de parole, Hassan al Bou ne parvient à en dire guère plus sur son

incarcération que des données strictement factuelles (dates) : cette image fixe, ces hauts remparts, ces

bâtiments hérissés de barbelés, de piques et d‟antennes, ces fenêtres minuscules, cette couleur vieillie

et sale, illustrent le propos d‟Hassan al Bou et évoquent ce qu‟il ne parvient pas à dire…

Ainsi, dans les trois cas évoqués :

1) les photographies sont des images d‟archive

2) elles sont fort rares, et témoignent d‟une épure esthétique du film de mémoire de Leila

Kilani, qui se concentre sur la parole plus que tout autre chose

3) ces images sanctionnent plus un échec de l‟évocation orale du passé qu‟elles n‟apportent

une véritable aide à cette évocation.

2) La télévision

A l‟aide du logiciel « Lignes de Temps », nous avons relevé quatorze plans où la télévision

était visible, vue et écoutée (soit 5 minutes 14 de film), sans compter les six plans d‟auditions

publiques (qui sont des scènes reprises à la télévision marocaine sans qu‟ici Leila Kilani ne filme

l‟écran de télévision où ces images ont été diffusées). Nous relevons en revanche seulement neuf plans

comprenant une « photographie ». Le projet de filmer la télévision et sa réception est très ancien, on en

trouve trace dans le scénario, lorsqu‟elle expose comment elle envisage de mettre en scène les

auditions publiques : « il faudrait filmer leur réception dans les cafés où elles sont diffusées ». Leila

Kilani le fait dans le film définitif, même s‟il s‟agit désormais d‟un aspect presque mineur de son

traitement de la « télévision ».

a) Filmer une télévision pour évoquer un contexte : la télé-indice

Tout d‟abord, Leila Kilani filme ces images télévisées pour pouvoir évoquer la progression du

travail de l‟IER : filmer une télévision permet de rendre compte de l‟importance que revêtait

l‟ouverture des auditions publiques aux yeux des médias marocains et aux yeux de l‟opinion publique

marocaine. De fait, filmer la réception de ces auditions publiques dans un café (une troupe d‟hommes

assemblés, attablés, silencieux, attentifs ; des jeunes hommes qui s‟arrêtent, captivés) permet de

donner l‟idée d‟une opinion publique intéressée et interpelée (mais non d‟en rendre véritablement

compte).

1 On retrouve une image de la prison de Kenitra, animée cette fois-ci, donc filmée, à la 51

ème minute du film,

illustrant à nouveau la parole d‟Hassan al Bou.

66

De surcroît, filmer quelques témoignages-phares comme celui de Rachid Manouzi ou Aïcha

Ouharfou, ou encore d‟un témoin anonyme qui évoque la montée de l‟islamisme et des répressions

liées à ce mouvement, permet d‟effleurer d‟autres pans des années de plomb que le documentaire de

Leila Kilani, en raison de ses choix esthétiques, néglige. Parmi ces témoignages télévisés, on a celui de

Mohamed Errahoui (interrogé par Al-Jazeera et non par l‟IER elle-même) : ce sera la seule fois où on

l‟entendra évoquer ses conditions d‟incarcération. Encore une fois, Leila Kilani revendique de se

placer « entre » les apports de la télévision, se contentant de citer celle-ci lorsqu‟il y est question de ce

qu‟elle a choisi d‟omettre.

b) Faire le procès que l’IER ne fait pas : dire sans dire

A la 39e minute du film, Leila Kilani filme l‟écran de télévision que Mohamed Errahoui et sa

mère regardent. Selon Gérald Collas, il s‟agit d‟une émission produite et diffusée par Al-Jazeera (que

nous datons de décembre 2004), qui compile des témoignages de survivants (dont Mohamed Errahoui)

et des images d‟archives. Parmi ces images d‟archives, celle que Leila Kilani nous montre est la

suivante : celle de l‟interview du roi Hassan II par Anne Sinclair, où il nie l‟existence du camp de

Kalaat M‟Gouna, adoptant une posture de négationnisme et de cynisme (il arbore un grand sourire lors

de cette dernière déclaration). L‟intention d‟Al-Jazeera était, dans cette émission (et il est important de

comprendre qu‟il ne s‟agit pas d‟une émission marocaine), de mettre le Makhzen, et surtout son plus

éminent représentant, son incarnation sacrée, le Roi, devant ses mensonges et ses contradictions – de

confronter sa bonhomie et son éternel sourire aux réalités les plus révoltantes du Maroc. Mettre en

cause enfin le Makhzen mais surtout le Roi, la responsabilité du Roi dans les sévices infligés et la

disparition imposée aux incarcérés durant les années de plomb. C‟est cette thèse que reprend Leila

Kilani, tout en la médiatisant (c‟est Al-Jazeera qui a dit qu’Hassan II l’avait dit), probablement pour

éviter les problèmes, car elle est malgré tout produite par le Maroc, et l‟IER s‟est toujours engagée à

ne pas citer de noms de responsables, et sûrement pas le Roi Hassan II1

. Ainsi, sans parler

d‟autocensure de la part de Leila Kilani, on dira plutôt qu‟elle joue avec délicatesse avec les tabous et

les sensibilités marocaines, tout en les mettant en évidence et étant parfaitement claire sur le sens

réel à tirer de tout cela : le caractère auto-accusatoire de cette déclaration d‟Hassan II est sans appel.

L‟émission citée est doublement médiatisée, puisque Leila Kilani l‟a enregistrée, et passée

quelques jours après sa diffusion à Mohamed Errahoui et sa mère. L‟image est immédiatement

commentée par ces deux personnages (alors qu‟un procédé pour rendre la condamnation d‟Hassan II

plus percutante aurait été de conclure sur un long silence, un long fondu au noir…), c‟est-à-dire un

simple haussement de main et d‟épaule de la part du vieil opposant Mohamed Errahoui, qui semble

dire : Oui, tout le monde le sait, mais personne ne le dira. Puis sa mère enchaîne, comme si elle n‟avait

1 A la différence de la Commission de la Vérité sud-africaine, qui convoque l‟ancien chef de l‟État afin qu‟il

apporte sa contribution à la recherche de la vérité sur les responsabilités des tortures et disparitions.

67

pas compris (ou refusé de comprendre) l‟intervention d‟Hassan II (en français) et reprend sur ce dont il

est question avant et après cette archive : « Tous ces gens étaient en prison ? ».

c) Agent de la prise de conscience et de l’émergence de la parole dialoguée des

personnages

Mais avant tout, et la réaction que nous venons d‟évoquer de la mère de Mohamed Errahoui

est très claire sur ce point, ce qui intéresse Leila Kilani avec l‟accessoire-télévision, c‟est la parole

qu‟elle peut susciter. En effet, plus que la photographie, la télévision, ces images qui parlent, qui

bougent, qui vivent, semblent davantage parler aux Marocains qui ont tous une télévision chez eux.

Comprendre une émission télévisée demande moins d‟éducation que comprendre une photographie

non légendée, même si elle raconte sa propre histoire. Elle a donc un rôle bien plus moteur que la

photographie dans l‟émergence de la parole mémorielle – ainsi, on voit bien que la télévision en elle-

même, la télévision pour la télévision, les paroles qu‟on y entend, sont secondaires : ce qui importe

c‟est la parole qu‟elle va susciter dans les salons…

Et de fait, de façon récurrente, il arrive que les personnages superposent leur voix à celle de la

télévision, dévoilant et couvrant du même coup ce qui a motivé la naissance du dialogue. Dans le cas

de Mohamed Errahoui par exemple, ce que permet le visionnage de la télévision c‟est : une prise de

conscience par sa mère (puisqu‟elle le voit à la télévision) de ce qu‟a vraiment vécu son fils, de ce à

quoi il a échappé, et de l‟importance historique de son passé. En remuant doucement la tête et

évoquant la mort de vingt-deux compagnons de Mohamed Errahoui, elle fait enfin le deuil d‟une page

de l‟histoire du Maroc et de l‟histoire de son fils qu‟elle n‟a jamais voulue comprendre.

Pour ce qui est d‟Hassan al Bou, la télévision lui donne l‟occasion de réfléchir sur sa propre

incapacité à exprimer les conditions de son incarcération. Il reformule alors le problème à sa manière,

c‟est-à-dire en terme politique. Ce que cela signifiait être incarcéré pour un révolutionnaire, ce que

cela signifie tenter de se suicider pour un prisonnier politique. Puis il remet en perspective et essaye de

comprendre ce qu’aujourd’hui son passé signifie. En somme, le visionnage de la télévision, pour

Hassan al Bou, c‟est l‟occasion pour lui de confronter passé et présent et de proposer, toujours dans un

style un peu haché et dont on a du mal à saisir le fil, l‟un de ses monologues (même si ses nièces sont

là), les plus longs et les plus cohérents. Comme jamais, Hassan al Bou revient sur son expérience, sur

ce qu‟il ressent, sur ce qu‟il a déjà essayé d‟exprimer. La parole des autres lui permet un retour sur sa

propre parole et sa propre vie.

Il est également intéressant de remarquer que Leila Kilani choisit de confronter à la diffusion

télévisée d‟autres témoignages les deux seuls véritables « témoins » de son film : Hassan et Mohamed.

Saïd Hadan et Rouquia Aït Sheikh se contentent d‟une photographie et de leur propre interrogation.

Pourquoi ? Parce que Saïd et Rouquia recherchent du factuel. Tandis que Mohamed et Hassan n‟ont,

en fait de factuel, que peu de choses à apporter sur ce qui a déjà été dit : en revanche, cette écoute leur

permet un retour sur eux-mêmes, une réconciliation avec leur parole et avec leur passé, et une

68

ouverture à leur famille – plus encline à « comprendre », s‟intéresser et « croire » quand « c‟est dit à la

télévision ».

3) La caméra

Cette petite étude de la place de la télévision dans le film permet en même temps de

comprendre l‟importance de la mise en scène et de la mise en situation dans l‟émergence de la parole

entre les personnages (que les personnages regardent la télévision devant nous relève d‟une mise en

scène). Ainsi, par un lien de cause à effet, on comprend que la présence de la réalisatrice, de ses

souples directives, et de sa caméra, est accoucheuse de parole. C‟est une idée à laquelle Gérald Collas

tient beaucoup. Le témoin se dit en effet : tiens, ce que j‟ai à dire, ou même ce que je ne sais pas dire,

peut intéresser quelqu‟un. Il est donc vrai que la parole ne s‟adresse pas directement au public ou à la

réalisatrice. Néanmoins, sans la caméra, il n‟y aurait rien. Leila Kilani fait advenir une parole qui, sans

elle, n‟existerait pas – ce qui montre que la situation marocaine diffère grandement de la mémoire des

gauchismes sud-américains : quand Carmen Castillo1 ou Patricio Guzman filment des mères, femmes,

filles, ou anciens militants, leur parole, leur récit, leur revendication avaient déjà été dites

préalablement, dans le cadre d‟échanges avec d‟autres femmes dans la même situation, avec d‟autres

militants...

En somme, comme nous l‟avons déjà vu à propos du regard-caméra de Zineb (mais le geste

fataliste de Mohamed Errahoui lorsqu‟il entend Hassan II à la télévision est lui aussi davantage un

signe adressé à la caméra qu‟à sa mère !), la caméra sait se faire oublier, mais a un rôle majeur. C‟est

ce qui fait de la parole retranscrite à l‟écran quelque chose de beaucoup plus subtile que le produit

d‟une « bête interview »2 : Leila Kilani n‟interviewe pas directement, elle laisse la parole se créer dans

l‟interaction d‟une situation, d‟un dialogue et d‟accessoires – en présence de la caméra, invisible mais

indispensable3.

4) Accessoires-papiers : le rapport de l’IER

Les accessoires-papiers ne sont pas quelque chose de spécifique à Leila Kilani : nombre de

documents d‟archives papiers et écrits sont utilisés dans divers documentaires de mémoire. Davy

Zilbverfajn exploite les lettres de prisonniers, le reportage sur l‟Affaire Manouzi diffusé en 1983 par

« Résistances », des ordres de recherche diffusés par la police, Rithy Panh les dépositions arrachées à

1Calle Santa Fe, 2007 ; Nostalgia de la Luz, 2010.

2 Lucile dans Dieu seul me voit, Podalydès, 1995.

3 Il s‟agit d‟une évidence paradoxale : il est vrai et évident que nous n‟aurions pas d‟images sans caméra pour

l‟enregistrer. Mais Leila Kilani affecte une posture qui rend le film beaucoup plus subtil qu‟une simple interview

(fût-elle menée aussi finement que le fait Lanzmann) : les situations telles qu‟elles apparaissent à l‟écran donnent

l‟impression d‟un filmage objectif, séparé de son objet : le dialogue semble se dérouler indépendamment de sa

présence. Et pourtant il n‟aurait pu avoir lieu en son absence.

69

ses prisonniers par les khmers rouges dans le camp de S21, etc. Ces documents peuvent donc être des

documents personnels, intimes, ou officiels.

Néanmoins, l‟utilisation par Leila Kilani du rapport de l‟IER a ceci de spécifique que :

1) on n‟en voit pas le contenu à l‟écran, on voit simplement cette lourde liasse de feuilles

blanches, qu‟on entend bruisser sur la bande-son – on en entend également quelques paragraphes lus

par Zineb (c‟est en silence en revanche que Mohamed Errahoui consulte le rapport).

2) André Van In, modèle concernant le traitement de la Commission, évoque simplement, par un

défilant conclusif, la publication du rapport en 1998 (sans le montrer physiquement), la contestation de

ses conclusions par les anciennes autorités, et la reconnaissance universelle qu‟il s‟agit d‟un modèle

du genre.

Leila Kilani, quant à elle, assiste au cours de son tournage à la parution du rapport. La lecture

du rapport par les personnages joue donc en réalité à peu près le même rôle que le visionnage des

auditions publiques : une marque de l‟avancée du travail de l‟IER, la suscitation d‟une parole, et

surtout l‟émission d‟un avis sur le travail de l‟IER. Nous avons déjà eu l‟occasion de commenter les

images de la lecture du rapport et l‟impression de déception qui s‟en dégage. Pour ce qui est de la

famille Harrafi, la lecture du rapport, qui dure un certain temps, fait plutôt échouer le dialogue : les

femmes, déçues, gardent le silence.

Pour ce qui est de Mohamed Errahoui, l‟avis est formulé : l‟IER n‟a pas cité « nos idées, ni ce

à quoi on adhérait », ni révélé enfin pourquoi on avait subi tout cela. Mais ce n‟est pas une véritable

discussion qui se met en place : Mohamed Errahoui finit par trouver le bref paragraphe évasif où il est

question de son « groupe », et sa mère conclut (après deux ans d‟enquête !) que « remuer les cendres

du passé ne fait que remonter un goût amer ». Résignation et déception.

En somme, on voit que, même si Leila Kilani utilise çà et là des accessoires, ceux-ci n‟ont pas

de corporéité ni d‟intérêt par eux-mêmes : ils servent davantage d‟auxiliaire à la parole, de suscitation

d‟un dialogue et par là d‟une scène de cinéma. D‟une manière générale, Leila Kilani ne s‟appesantit

pas sur les objets, de la même façon qu‟elle ne s‟appesantit pas sur les corps, évitant les allusions aux

corps souffrants et torturés, dont raffolent les journalistes. Son sujet, c‟est cet objet éminemment

volatile, comme le dit Mohamed Errahoui lui-même (« c‟est pour pas qu‟on oublie, sinon, ça

s‟envole ») : la parole.

70

D) Les lieux1

L‟importance des « lieux »2 dans le film de mémoire Nos Lieux Interdits apparaît comme une

évidence au vu du titre. Si l‟on en croit le scénario et les diverses déclarations de Leila Kilani dans son

entretien avec Annick Peigné, ces lieux interdits, ce sont les noms qui ont circulé clandestinement

dans les conversations apeurées des Marocains durant les années du règne d‟Hassan II, des objets de

rumeurs, dont on ne savait rien et dont on n‟osait rien dire. Ces histoires qu‟on n‟osait pas raconter,

même aux enfants. On a une idée de ces rumeurs interdites qui ont circulé lors des années de plomb

dans le reportage de 1983 sur l‟Affaire Manouzi : à la fin du reportage, le journaliste évoque ce nom

de Tazmamart, le bagne de Tazmamart, et émet la supposition que Manouzi pourrait y être. C‟est en

réalité impossible, puisque Manouzi n‟était pas militaire, mais cela prouve également que l‟on

connaissait le nom, l‟endroit, qu‟on en parlait avec effroi, mais qu‟on ne pouvait pas s‟y rendre, et

qu‟on ne savait pas exactement à qui il servait.

Le passé des Pères disparus, ce sont des lieux interdits. Simples casernes, bâtiments administratifs, ces lieux

étaient anonymes. Vingt années durant, ces lieux étaient visibles, mais insaisissables. On pouvait les voir, on

pouvait s‟en approcher. Mais on ne pouvait y pénétrer. On ne pouvait que les fantasmer. Les Marocains ont

imaginé3, craint Derb Moulay Chérif à Casablanca, Dar al Mokri à Rabat, Tazmamart, Kalaat M‟gouna...

Disséminés sur l‟ensemble du territoire, ces lieux sont constitutifs de la mémoire marocaine : ils symbolisent

le pouvoir dont le Maroc contemporain est le produit. Aujourd‟hui encore, on ne peut toujours pas y

pénétrer. Ces lieux sont vides, désertés, rien ne manifeste plus aucune trace de ce qui s‟est joué durant trois

décennies. Ces bâtiments sont pourtant moins des vestiges qu‟une passerelle directe menant à la mémoire

des personnages.4

Dans ce titre, on voit clairement l‟héritage Lanzmannien : la problématique des lieux, d‟une

part, sur laquelle nous allons revenir tout de suite, et l‟adjectif « interdit », qui évoque la Shoah, Shoah

au sens de Lanzmann, au sens d‟ « indicible » :

Pour moi, « Shoah » était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable,

infracassable. 5

1 Voir Annexes iconographiques n°5.

2 Voir Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Albin Michel, 1997 : « L‟insertion dans l‟espace de la

mémoire collective» : « Il n‟est point de mémoire collective qui ne se déroule dans un cadre spatial. » Puis plus

loin, à l‟extrême-fin de „l‟ouvrage : « Il n‟est donc pas exact que pour se souvenir il faille se transporter en

pensée hors de l‟espace, puisque au contraire c‟est l‟image seule de l‟espace qui, en raison de sa stabilité, nous

donne l‟illusion de ne point changer à travers le temps et de retrouver le passé dans le présent […] seul l‟espace

est assez stable […]. » 3 Pierre Nora déclare dans sa réflexion sur la problématique des lieux qui ouvrent ses Lieux de mémoire, qu‟un

lieu n‟est de mémoire « que si l‟imagination l‟investit d‟une aura symbolique. » 4 Entretien de Leila Kilani avec Annick Peigné, déjà cité.

5 p.525 de l‟édition NRF, Gallimard, 2009 du Lièvre de Patagonie.

71

Dans un cas, l‟indicible est celui de l‟horreur de la mort dans les chambres à gaz, et dans

l‟autre l‟indicible est celui du tabou social sur des disparus engloutis, réduits en poussière par le

Makhzen.

L‟importance des lieux apparaît également au premier visionnage du film : on y perçoit une

alternance très claire entre intérieur et extérieur, intime et public, ombre et lumière.

1) Les lieux de mémoire

a) Paradigme Lanzmannien ?

Quand elle évoque les « lieux » du film, Leila Kilani pense d‟abord à ce qu‟on a depuis

quelques années, depuis Pierre Nora1, mais également depuis le regain mémoriel autour de la Shoah

2,

coutume d‟appeler les « lieux de mémoire ». Ces lieux que tous les cinéastes de la mémoire, de

Resnais à Rithy Panh, en passant par Lanzmann, ont filmé avec passion, croyant pouvoir en sortir

quelque chose, un sens : la vérité de ce qu‟il s‟y est passé, une corporéité de la mémoire, une

« morale » transmise par le contraste entre le passé et l‟état de destruction présent… Ces lieux, pour le

Maroc, ce sont : Tazmamart, Kalaat M‟Gouna, Derb Moulay Cherif, la prison de Kenitra, le bagne

d‟Agdz.

Dans le scénario définitif, Leila Kilani distingue trois types de lieux interdits :

- Les lieux de la torture ordinaire, de la disparition courte, intégrés à la ville

- Les lieux de la disparition au long cours, bagnes, prisons, mouroirs

- Les lieux anonymes, intégrés à la ville, espaces clandestins de torture

Et pourtant nous les voyons bien peu dans le film. En effet, étrangement, Leila Kilani a suivi

une trajectoire inverse à celle de Claude Lanzmann. Celui-ci révèle en effet dans le Lièvre de

Patagonie, que la visite aux camps fut un déclic, qu‟avant de se rendre en Pologne, il pensait pouvoir

se suffire de la paroles des témoins, que les images des lieux n‟apporteraient rien, et après sa visite en

Pologne, il a compris qu‟il fallait commencer à tourner, qu‟il lui faudrait des images des camps. Des

images pour faire comprendre à la fois l‟amplitude et la banalité du mal : car Auschwitz, Treblinka,

c‟étaient aussi des villages ordinaires, avec des paysans polonais qui y vivaient.

Ainsi, je ne voulais pas aller en Pologne. J‟y débarquai plein d‟arrogance, sûr que je consentais à ce voyage

pour vérifier que je pouvais m‟en passer et de revenir rapidement à mes anciens tricots. En vérité, j‟étais

arrivé là-bas chargé à bloc, bondé du savoir accumulé au cours des quatre années de lectures, d‟enquêtes, de

tournage même (Suchomel) qui avaient précédé, j‟étais une bombe, mais une bombe inoffensive : le

détonateur manquait. Treblinka fut la mise à feu, j‟explosai cette après-midi-là avec une violence

insoupçonnée et dévastatrice. Comment le dire autrement ? Treblinka devint vrai, le passage du mythe au

réel s‟opéra en un fulgurant éclair, la rencontre d‟un nom et d‟un lieu fit de mon savoir table rase, me

1 Nora, Pierre, Les Lieux de Mémoire, introduction et conclusion, Gallimard, 1992.

2 Voir Olivier Lalieu, « L‟invention du devoir de mémoire », Vingtième Siècle, volume 69, 2001.

72

contraignant à tout reprendre à zéro, à envisager d‟une façon radicalement autre ce qui m‟avait occupé

jusque-là, à bousculer ce qui m‟était apparu le plus certain et par-dessus tout à assigner à la Pologne, centre

géographique de l‟extermination, la place qui lui revenait, primordiale. Treblinka devint si vrai qu‟il ne

souffrit plus d‟attendre, une urgence extrême, sous laquelle je ne cesserais désormais de vivre, s‟empara de

moi, il fallait tourner, tourner au plus tôt, j‟en reçus, ce jour-là, le mandat.1

Pour Lanzmann, tout commence, le tournage comme la vérité, quand il découvre les lieux, et

qu‟il décide de les filmer. Pour Leila Kilani, c‟est avec les images des « lieux de mémoire » que son

film, et la vérité, s‟effondrent. Elle révèle à Annick Peigné, et c‟est une donnée sur laquelle elle est

revenue régulièrement au cours des débats sur son film :

J‟ai placé ces lieux au cœur d‟un dispositif formel. Durant tout le tournage, je les ai filmés ou filmé leur

impossibilité d‟une manière compulsive et obsessionnelle. Malgré mon attachement têtu à ce dispositif

stylistique, le montage a fini par révéler son artificialité…et s‟est donc…s‟effondré. Les lieux de mémoire

sont devenus symboliques… ce sont les salons marocains.

C‟est-à-dire qu‟elle pensait en faire le même usage que Lanzmann, dérouler ces images en

même temps qu‟elle déroulait les témoignages en off. Mais cela ne fonctionnait pas, parce que, selon

Gérald Collas, ces lieux n‟évoquaient rien à personne, sinon aux anciens détenus. Et pourtant on voit

que ces lieux, découvertes visuelles pour les téléspectateurs français dans les années 1990, deviennent

des topos visuels dans les années 2000. Ces lieux pouvaient donc être reconnus par les téléspectateurs.

Selon moi, il me semble que la raison est bien plus simple : tel n‟était pas le sujet de Leila Kilani. Au

moment du montage, elle s‟est aperçue que son sujet ce n‟était plus de comprendre le « système », la

« machine » hassanienne de répression – et dans cette perspective, la retransmission à l‟écran des lieux

de cette répression était indispensable -, mais plutôt, la mémoire, et la parole contemporaine des

témoins et des victimes. Le sujet, c‟était la circulation de la parole et de la mémoire de cette époque et

de ces lieux dans des familles marocaines d‟aujourd‟hui, dans le Maroc d‟aujourd‟hui. Et en ce sens

également, Leila Kilani s‟oppose à Lanzmann : Lanzmann nous parle de la mort, du passé, Leila

Kilani de la vie, du présent, du Maroc mais tous deux ont le même support fondamental : la parole.

b) Le pèlerinage

Dans ses scenarii, Leila Kilani envisageait également d‟accorder une très grande importance

aux pèlerinages de ses personnages sur leurs anciens lieux d‟incarcération. Cette idée de pèlerinage est

assez topique de ce genre cinématographique : Carmen Castillo dans Calle Santa Fe ne cesse de

revenir à cette maison qui a vu son bonheur et sa tragédie ; en 2000, un sujet à la télévision française

évoque un pèlerinage à Tazmamart2. Finalement, un seul pèlerinage a lieu dans le film, et c‟est celui

non d‟un ancien détenu, mais d‟un enfant d‟ancien détenu : Saïd Hadan. Est-ce choix esthétique de la

1 p.492, de l‟édition NRF du Lièvre de Patagonie.

2 France 3, 19/20, 08/10/2000 : Pèlerinage à Tazmamart (repris sur Intermatin, France Inter le 12/10/2000).

73

part de la réalisatrice ? Ou le résultat d‟un manque de matières premières ? Ce manque nous semble

néanmoins révélateur de l‟approche de Leila Kilani.

De toute façon, dans ce passage du film, on voit finalement assez peu le bagne, car l‟image est

en permanence médiatisée par le regard, le déplacement, le visage de Saïd, puis par l‟intervention de

cet homme (membre de la commission ? ancien détenu ?) qui explique les lieux à Saïd. La visite est

beaucoup moins spectaculaire qu‟elle n‟était envisagée dans le scénario : on ne voit même pas ce

fameux panneau « FAR » (Forces armées royales)1 qui marque traditionnellement la limite du visible

(dans le scénario, comme dans le reportage de Résistances de 1983), et Saïd, contrairement à ce

qu‟elle espérait, n‟aura pas l‟autorisation de pénétrer à l’intérieur du bagne. Les lieux qu‟elle filme et

que nous voyons sont donc aussi vides et détruits et dissemblables de ce qu‟ils étaient qu‟elle nous le

dit dans son scénario. Sont-ils néanmoins des passerelles menant à la mémoire des personnages ? En

l‟occurrence, pour Saïd Hadan, ceux-ci sont plutôt un obstacle, puisqu‟il ne peut voir ni la cellule où

son père a été emprisonné, ni la fosse où celui-ci est enterré. Il semble toutefois parvenir à faire son

deuil : son silence, et la lumière crépusculaire le laisse en tout cas penser. Et s‟il ne voit pas

concrètement ce qu‟il désirait voir, il semble parvenir mieux que jamais à saisir l‟absence

insurmontable de son père.

Mais encore une fois, on ne peut se dépêtrer de cette impression de déception dans lequel le

film dans son ensemble nous plonge – les cris des chiens sous le crépuscule jaune de Tazmamart

confirme ce sentiment. En effet, nous savons, grâce à une image intercalée annonciatrice de cette

visite, où l‟on voyait fugitivement Saïd dans une voiture, à la 44ème

minute du film2 (33 minutes avant

la visite effective), que Saïd désirait depuis longtemps ce pèlerinage : cette mystérieuse image

annonciatrice nous semble une façon de figurer ce désir3. Mais une grande partie des espoirs qu‟il

plaçait dans cette visite est déçue – et c‟était presque prévisible, puisque la séquence du pèlerinage se

situe à 1h17, dans le chapitre « Le Chaînon manquant »… Le second élément qui vient corroborer

cette impression de déception, c‟est finalement le fait que Saïd n‟en voit guère plus que ce que les

téléspectateurs français4 ont pu voir à la télévision avant l‟IER : en 1983, on voit un mirador, un

militaire, en 2000, le journaliste prend un peu de distance et d‟altitude, comme Saïd, pour avoir une

vue d‟ensemble du bagne, zoome sur divers bâtiments et émet des suppositions légèrement infondées

quant à l‟endroit présumé des fosses communes. Il s‟agit de faire remarquer que l‟équipe de France 3

qui a tourné ces images en 2000, fut retenue par les autorités marocaines pour empêcher la diffusion

1 Voir Annexes iconographiques n°5.

2 Cette image, fugitive, est fondamentale dans la structure du film, puisqu‟elle en marque pratiquement le milieu.

3 Annonciatrice mais non redondante : le plan est en effet tourné au crépuscule, on y voit des arbres (est-ce le

retour de Tazmamart ?). Le film comprend deux autres plans de Saïd Hadan en voiture : dans l‟un, l‟arrière-plan

devient désertique, dans le dernier, c‟est le désert. 4 Et qu‟en est-il des téléspectateurs marocains ? Il est difficile de le dire, mais il ne faut en tout cas pas oublier

que, dès le début des années 2000, une écrasante portion des Marocains a accès sinon aux chaînes du satellite, du

moins à celles du câble, dont TV5, qui diffuse les JT français.

74

de ces images. Filmer Tazmamart était donc tabou en 2000 ? L‟était-ce encore en 2005 ? La visite

intra-muros l‟était en tout cas, semble-t-il.

Mohamed Errahoui opère lui aussi un retour aux « lieux interdits » : tout d‟abord lors de cette

scène que nous avons déjà évoquée, où on le voit seul face au commissariat où il a disparu ; ensuite

lorsqu‟il participe à ce sit-in de familles de disparus, auprès d‟une ancienne fosse commune. Dans les

deux cas, Mohamed Errahoui est silencieux. Saïd Hadan l‟est aussi, mais il l‟est parce qu‟il cherche à

découvrir quelque chose qu‟il a longtemps imaginé et méconnu. Mohamed Errahoui quant à lui a ce

silence d‟un retour sur soi – un retour sur son passé. Par ailleurs, la scène du sit-in est intéressante,

parce qu‟elle évoque tout un contexte mémoriel parallèle à l‟IER : le travail des familles, qui

continuent à réclamer satisfaction, et dont les anciens détenus comme Mohamed Errahoui, font partie

intégrante, en vertu du « savoir » dont ils sont porteurs.

Confrontée à cet échec de faire parler le passé et la mémoire par des images de ces anciens

centres de détention1, Leila Kilani s‟est trouvée devant l‟évidence que les lieux clefs de la mémoire

marocaine n‟étaient pas ceux-là, puisque de toute façon aucun Marocain n‟avait jamais vu d‟images de

ces lieux – la mémoire visuelle collective de ces lieux n‟a rien à voir avec celle qui environne les lieux

de la Shoah quand Lanzmann commence à tourner2.

Il s‟agissait donc de trouver d‟autres lieux pour faire parler cette mémoire et cette période.

Davy Zilbverfajn, pour exprimer par antithèse la souffrance des incarcérés de Tazmamart, choisit de

placer ses témoins dans le décor d‟une nature radieuse : des fleurs, un étang, une montagne, la mer.

D‟une manière générale, évoquer le Maroc par ses paysages, la mer, le désert, est un procédé récurrent

pour les journalistes français : dans « Envoyé Spécial », Mohamed Kholti apparaît sur fond de mer.

Quant à elle, Leila Kilani comprend que le véritable lieu de mémoire marocain, c‟est le salon

marocain, ce lieu de vie, de famille, de deuil, de rumeur, de peur et de réconciliation finale.

2) Le salon marocain

a) Signification

Ce lieu de mémoire par excellence pour Leila Kilani sera donc le décor principal du film :

environ cinquante minutes du film s‟y déroulent (tandis que 26 minutes seulement se déroulent dans

les locaux de la Commission par exemple). Ces chiffres parlent d‟eux-mêmes, et contrastent fortement

avec les documentaires traditionnellement consacrés au Maroc : dans Vivre à Tazmamart, on n‟a guère

plus d‟une courte séquence qui se déroule dans un salon marocain traditionnel (celui de la famille

d‟Ahmed Marzouki), et encore, c‟est parce que celui-ci a des fenêtres qui permettent de jolies vues sur

1 Car finalement, la seule image que nous en aurons, hors le pèlerinage de Saïd, c‟est cette photographie,

immobile, morte, de la prison de Kenitra, que nous avons déjà évoqué au sujet du témoignage en off d‟Hassan al

Bou. Et surtout, les scènes tournées sur les « lieux » n‟occupent que 6 minutes de film ! 2 La photo du tunnel d‟entrée à Auschwitz-Birkenau était déjà mondialement connue, même si le tournage de

Shoah a également contribué à nourrir cette connaissance collective des lieux.

75

la nature environnante ; dans Ben Barka, L’Equation Marocaine, Simone Bitton tourne dans de

nombreux salons, mais ce sont plutôt des salons d‟apparat (entretiens avec des hommes politiques

nantis), à l‟européenne, et seules les sœurs de Ben Barka apparaissent une dizaine de minutes peut-être

en tout dans le film, alignées sur la banquette d‟un modeste salon marocain, dans leur maison de la

médina de Rabat. Pour ce qui est des sujets proprement télévisés, le salon marocain n‟apparaîtra que

pour évoquer un certain folklore-cliché destiné au touriste lambda : ainsi par exemple, un reportage

intitulé « Un Ramadan au Maroc », diffusé sur France 3 le 10 février 1996, montre fugitivement une

fête de naissance dans un salon traditionnel marocain. Un an plus tard, sur France 2 cette fois-ci, au

20h du 15 mars 1997, le temps d‟un petit reportage à Meknès, les journalistes font une petite visite à

Aïcha : celle-ci est naturellement voilée, et prend le thé dans son salon marocain : trois clichés

viennent ici se rencontrer.

Mais Leila Kilani ne montre pas le salon marocain pour faire « plus folklorique », ni pour

montrer une belle théière marocaine (même si on en aperçoit fugitivement une, sortie pour l‟occasion,

lors de la visite d‟un témoin aux trois femmes Harrafi). Leila Kilani montre le salon marocain, car

c‟est le lieu de vie naturel des Marocains, à la fois public et intime1, héritier peut-être dans son

organisation du triclinium romain, forme en tout cas particulièrement propice à l‟échange : chacun, s‟il

est hôte, ou s‟il a besoin de solitude, peut se répartir sur chacune des banquettes, mais si on a besoin de

réconfort et d‟intimité, on peut se grouper, se blottir sur une seule banquette. C‟est donc le lieu tout

désigné pour l‟émergence de la parole – une niche d‟intimité filiale. Leila Kilani remplace donc les

lieux interdits par le lieu de parole. Dans tous les cas, il s‟agit de remplacer des « images inexistantes

de la mort »2 par l‟image d‟un lieu – le lieu marocain par excellence.

b) Traitement filmique de l’espace

En outre, ce lieu est une contrainte spatiale (c‟est un lieu exigu, cerné de murs aveugles,

rarement lumineux) qui permet l‟émergence d‟une atmosphère esthétique et stylistique très

particulière. C‟est aussi cet espace qui fait rompre Leila Kilani avec la frontalité et la linéarité

traditionnelles au film de parole ou de mémoire. Contrairement à Simone Bitton qui semblait un peu

embarrassée par cette configuration spatiale, car elle fait s‟asseoir côté à côte, en grappe, les trois

sœurs de Mehdi Ben Barka, Leila Kilani laisse ses personnages se disposer comme bon leur semble

(en apparence du mois), et s‟adapte. De cette contrainte naît progressivement ce que nous appellerons

le « plan salon marocain3 »

4.

1 Ceux qui auront un peu fréquenté ces salons marocains sauront qu‟on y mange, qu‟on y dort, qu‟on s‟y avachit,

qu‟on s‟y tient raide quand on y reçoit des invités, qu‟on y est à la fois confortable et mal installé (la barquette

est dure, les coussins ne tiennent pas bien contre le mur)… 2 Lanzmann, p.437 de l‟édition NRF.

3 Voir Annexes iconographiques n°3.

4 Ce nom de plan absolument pas académique, est inspiré du « plan tatami » propre à Ozu. Comme Ozu, il s‟agit

pour Leila Kilani de s‟adapter à une contrainte spatiale typiquement « locale », et de la rendre le mieux possible.

76

Le plan salon marocain, c‟est d‟abord une façon de s‟adapter à une contrainte1 : un espace

composé de deux ou trois banquettes perpendiculaires les unes aux autres, avec une table centrale, des

murs sur lesquels s‟adosse chaque banquette (et donc chaque personnage), et peu de fenêtres – avec un

angle généralement dédié à la télévision. C‟est ensuite un plan composé : c‟est-à-dire un plan qui

contient plusieurs personnes non-alignées. C‟est enfin un filmage dans un espace réel, exigu et fermé :

la caméra ne peut pas, comme en studio, se mettre à la place du plafond ou d‟un mur. La caméra doit

donc être pratiquement « avec » les gens, assise sur une des banquettes du salon, sans être visible, et

voir tout le monde.

Avant d‟inventer le plan salon marocain, la caméra recourt à d‟autres procédés. Quand le

salon est assez vaste, comme chez les Hadan, la caméra peut englober sans peine tous les personnages.

Le problème peut également être résolu comme parfois chez les Errahoui ou les Harrafi, par un

champ/contre-champ d‟un bord à l‟autre du salon : les hôtes s‟assoient généralement très loin des

propriétaires du salon (voire, restent debout près d‟une porte, comme chez les Harrafi). Une autre

solution choisie parfois par Leila Kilani, c‟est le panoramique : si les personnages sont à peu près

alignés sur la banquette, la caméra peut panoter tranquillement d‟un bord à l‟autre de la banquette.

Mais ces choix ne sont pas satisfaisants : le plan d‟ensemble nécessite de s‟éloigner trop et ne rend pas

la scène parlante ; le champ-contre champ empêche de voir l‟ensemble de la scène et des personnages.

Il est nécessaire de se rapprocher tout en donnant un effet d‟ensemble : c‟est là que naît le plan salon

marocain.

En effet, la configuration du salon marocain entraîne presque naturellement des procédés

auxquels nous avons déjà fait allusion et donc nous découvrons désormais la cause : des effets de

profondeur, de défilé de personnages (et ce en dépit de l‟exiguïté et de l‟omniprésence des murs), de

variation sur les échelles de plan, un plan avec un personnage en gros-plan et un personnage en

arrière-plan, etc. En somme, en vertu de la disposition « en carré » de l‟espace, le plan salon marocain

se fait généralement de biais par rapport aux personnages, et permet de jolies perspectives, des clairs-

obscurs, des contrastes entre les divers plans du tableau. En somme, c‟est cet espace, peu propice aux

plans fixes ou au travelling, qui impose les coupures fréquentes, le choix du montage : il s‟agit de

rendre vivant et de donner une vue d‟ensemble d‟un lieu exigu, où les gens, tout en étant très proches,

se regardent la plupart du temps de biais.

C‟est par tous ces procédés qui font le « plan salon marocain » que Leila Kilani nous fait

vraiment partager ce que c‟est qu‟ « être » dans un salon marocain, y vivre, y parler. La caméra

1 Dans ses diverses conférences sur le « film style » (quatre interventions en janvier 2010 à l‟ENS-Ulm), David

Bordwell considère que la résolution par le cinéaste des contraintes lié à l‟espace ou aux situations fut moteur

pour les innovations des techniques et du style cinématographique : son exemple préféré étant le problème que

posaient aux cinéastes des années 1910 et 1920 les scènes où les gens étaient attablés : la table à quatre bords

pose un problème : où mettre la caméra pour voir tout le monde, sans qu‟un personnage en cache un autre, et

sans créer une invraisemblance (mettre deux personnages sur un bord et aucun sur l‟autre pour que tout le monde

soit visible). Ma perspective, au sujet du salon marocain, est à peu près analogue.

77

(comme on le voit lors de cette scène que nous avons déjà signalée où la mère de Zineb bouscule le

caméraman pour quitter la pièce), tout en étant dans le salon, doit nous montrer de la façon la plus

vivante, la plus adéquate et la plus complète ce qu‟il s‟y passe.

c) Fenêtres, portes, murs1

Le style filmique de Leila Kilani, son cadrage, ses prises de vue, offrent un regard assez

particulier sur les espaces où se déroulent ces scènes : le choix du montage, des variations d‟échelle de

plans, comme nous l‟avons dit, traduisent un grand désir de situer ses personnages dans l‟espace, de

donner une idée de la composition spatiale de la scène (à la différence d‟une prise de vue frontale).

Il est donc des éléments spatiaux qu‟elle rend, par l‟approche de sa caméra à l‟espace,

omniprésents, voire pesants. Si l‟on montre ce film à un regard « vierge » (premier visionnage, et

méconnaissance d‟un intérieur marocain ordinaire), celui-ci sera frappé par le peu d‟éclairage des

salons, et le poids de ses murs. Ces murs, omniprésents, aux couleurs claires et passées, constituent le

fond derrière les visages dès que Leila Kilani les prend en gros-plan, et crée autour de la chaleur de la

parole une ambiance un peu triste, froide et minérale : jaune pâle chez Hassan al Bou, verdâtre chez

les Aït Sheikh, rose vif chez Saïd Hadan et blanc chez la mère de Mohamed Errahoui.

La volonté de mise en perspective, en contexte, en espace de ces scènes amène également

Leila Kilani à souligner la présence des portes. Que ce soit dans un salon marocain (chez Saïd Hadan)

ou dans les locaux de la commission, elle aime à filmer une pièce au travers de sa porte entrebâillée,

créant un autre effet de profondeur, de défilé : Leila Kilani mime de cette façon son entrée dans des

lieux ou des vies (à la manière d‟une enquête), et nous donne à imaginer tout ce qui nous est encore

caché et reste à saisir. Par là même, elle procède à une esthétisation des espaces, à la manière des

peintres hollandais (c‟est pourquoi nous baptisons ce plan de « hollandais »2).

3

De la même manière, Leila Kilani utilise beaucoup les fenêtres, les reflets, les miroirs4,

toujours dans avec cette volonté de donner profondeur, mystère et beauté aux espaces, aux

personnages, à leur douleur, à leur quête. Ainsi le salon de Hassan al Bou dispose d‟une fenêtre, qui

donne sur un escalier, lequel donne sur une fenêtre, ce qui crée une sorte de double profondeur, qu‟on

la voit depuis le salon, ou depuis l‟escalier. De la même manière, les tables de la salle d‟attente de la

Commission sont vitrées, et l‟on y voit le reflet du visage pensif, affaissée, douloureux de la fille de

Rouquia. Néanmoins, si elle utilise les fenêtres comme outil de perspective, Leila Kilani se méfie

davantage de cette source de lumière : cela peut donner de jolies ombres portées sur le visage de Zineb

1 Voir Annexes Iconographiques n°4.

2 Dans la plupart des peintures hollandaises de la Renaissance, le peintre prend le soin soit de placer la scène

décrite dans l‟entrebâillement d‟une porte (La Lettre d’amour, Vermeer) soit de proposer au fond de la pièce

dépeinte, au travers d‟une fenêtre ou d‟une porte, la vision d‟une nature riante (on pense par exemple au tableau

de Pieter de Hooch, Scène d'Intérieur avec une mère épouillant son enfant (le devoir d'une mère), 1658-60). 3 Voir Annexes iconographiques n°3.

4 Voir Annexes iconographiques n°4.

78

lors de son avant-dernière visite à la Commission, mais généralement la lumière est apparemment

jugée trop forte, et les stores des grandes fenêtres sont souvent baissés.

Enfin, inversement, Leila Kilani semble fascinée par l‟envers de ces fenêtres : des fenêtres

vues de l‟extérieur, illuminées dans la nuit, ou aveugles, alignées le long d‟une façade sale, bordées de

fils électriques (dont la conformité à une quelconque norme sécuritaire est douteuse). On n‟y voit rien,

elles se ressemblent toutes, comment s‟y retrouver ? Quel bonheur trouver derrière ces trous noirs sur

une façade grise ? Mais ceci nous amène à un autre espace abondamment traité par Leila Kilani :

l‟extérieur.

3) Scènes extérieures : la rue

a) Ponctuation

Le film de Leila Kilani comprend en effet une alternance entre scènes d‟intérieur et

d‟extérieur – ou plus exactement les scènes d‟extérieur (27 scènes d‟une dizaine de secondes

chacune1) ponctuent les scènes d‟intérieur. Nous écrivons « ponctuent » à dessein : cette trentaine de

scènes revient de façon récurrente dans le film, toutes les 3-4 minutes environ. Parmi celles-ci,

l‟écrasante majorité sert à introduire une scène : nous voyons une fenêtre, puis Leila Kilani nous

introduit dans un salon ; nous voyons le trottoir devant l‟immeuble de la Commission, puis Leila

Kilani nous introduit dans le bureau. Certaines scènes viennent également conclure une séquence,

entretenant par exemple une ambiance nocturne ou de suspicion. D‟autres encore scandent une scène,

un épisode entièrement consacré à un personnage, comme cette scène de Saïd Hadan dans la rue qui

succède immédiatement à son pèlerinage et précède sa visite à la Commission.

Il semble aussi que ces images-transition soient porteuses de traces du tournage. En effet,

quand on a une image de fenêtres dans la nuit qui introduit ou conclut une scène de salons, on peut

s‟imaginer que Leila Kilani, quittant ses personnages, se retourne et regarde la lumière encore allumée

– et nous pouvons presque imaginer les murmures des voix, ou le silence pensif, parmi le grondement

de la ville…2

1 Cela fait environ 14 minutes de film (sans compter les « longues » séquences d‟extérieur que sont les deux

« pèlerinages »), en amalgamant : scènes extérieures simples (8 séquences, 8 minutes 25), scènes de rue avec

voix off (5 scènes), plans sur façades et fenêtres (5 minutes 30), scènes de nuit, scènes extérieur avec

personnages (9 scènes). 2 A ce propos il est frappant que les scènes « silencieuses », ou plutôt non parlées, soient toujours accompagnées

de ce grondement vague, un peu inquiétant, le bruit de la ville qui dort, le bruit de ce que cache la ville, assez

inhérent à une ville marocaine. Ce bruit, c‟est ce qui crée cette ambiance sombre et défiante – ambiance qui

rappelle un peu, en moins esthétisée, en moins « psychédélique » celle que développe un film de mémoire d‟un

autre genre : Valse avec Bachir, d‟Ari Folman – comme si cette atmosphère noire était inhérente aux enquêtes

dans les tréfonds de la mémoire. Mais ce grondement du monde, ce bruit de la ville, c‟est aussi un élément

d‟hyper-réalisme : on se sent au Maroc jusque dans la bande sonore (comment ne pas penser ici aux « Bruits de

rue ambiance Casablanca » que Gad Elmaleh imite si bien dans son premier spectacle, Décalages…).

79

b) Séquences

Certaines de ces scènes extérieures forment des séquences à part entière : principalement, la

scène du sit-in à laquelle Mohamed Errahoui assiste, et la scène de pèlerinage à Tazmamart. Nous

dénombrons parmi ces « scènes à part entière » également les scènes de café : ces scènes ont pour

fonction narrative de nous informer sur le déroulement du travail de la commission (car on y regarde

ce que la télévision marocaine nous en dit)1. En effet, la première nous informe de la conférence de

presse de Driss Benzekri (14 avril 2004) et la seconde de la réception des auditions publiques. Ces

scènes ont un rôle « contextuel » : elles nous informent d‟un lieu, d‟un moment, d‟une certaine

opinion publique, de sa réception, de ses revendications (scène du sit-in inclue).

c) Illustration

D‟autres scènes (5 scènes en tout, qui reviennent environ toutes les 20 minutes) peuvent être

appelées « illustratives » : ce sont celles qui accompagnent la voix off d‟Hassan al Bou. Ces scènes

viennent en effet illustrer sa voix et son récit. Esthétiquement, elles ne se distinguent guère des autres,

sinon par leur longueur et la mobilité de la caméra. Mais, comme elles sont accompagnées du récit

d‟Hassan al Bou, nous imaginons ce que nous y voyons comme les lieux de rendez-vous clandestins

des militants, ou leurs lieux d‟incarcération clandestins.

d) Métaphores du Maroc ou métaphores d’une « ambiance » ?

La même impression se dégage des autres scènes extérieures de « ponctuation ». On pourrait

alors les lire comme des images-métaphores du Maroc : on y voit de grosses Mercedes 500, des

mobylettes, des lampadaires, un enchevêtrement de fils électriques douteux, des trottoirs inégaux, des

troncs d‟arbres peints en blanc contre les fourmis – quiconque ayant vécu au Maroc les reconnaîtra.

De ce point de vue, le statut de ces images-métaphores ne se distingue guère des images-métaphores,

des images de paysages, utilisées dans un reportage-télé lambda sur le Maroc, où l‟on montrera, pour

figurer le Maroc, la mer, le désert, un palmier, une femme en djellaba… sinon qu‟elles semblent plus

justes, moins exogènes et moins clichés.

Mais ces images ne sont pas une simple illustration, une métaphore ou un recours topique,

elles sont également une façon de transmettre une atmosphère et de reconstituer une époque. La

reconstitution est effectuée grâce à la juxtaposition de la voix d‟Hassan al Bou et d‟images de rue. La

caméra mouvante, les ambiances régulièrement sombres, provoquent une impression de mystère, de

complot, de traque. La scène de foule que l‟on voit dès le début du film évoque les rumeurs, les

informations fausses, qui circulent de bouche à oreille.

Mais cette ambiance particulière n‟est pas l‟apanage des scènes accompagnées de la voix

d‟Hassan al Bou. Clairement, les scènes de rue ponctuent le film de Leila Kilani pour créer une

1 Les scènes de café occupent 2 minutes 45 en tout.

80

ambiance, une impression que les seules scènes de parole ne peuvent donner. C‟est là en quelque sorte

un emprunt du documentaire à la fiction. Ainsi, même quand ces scènes sont très courtes, Leila Kilani

les a tournées avec l‟intention de donner le point de vue du « quêteur », comme elle l‟explique dans

son scénario définitif : un quêteur qui cherche le centre de détention clandestin où a pu disparaître son

proche. Ce sentiment est créé en particulier par les plans de fenêtres ou de façades aveugles…

[…] existent d‟autres lieux interdits qui à ce jour demeurent anonymes. Les lieux doivent apparaître comme

parfaitement intégrés à la ville. Les images des terrains vagues, villas abandonnées, bords de route, sortie de

routes, rendent sensibles l‟instabilité et l‟invisibilité de la « disparition » : Ils seront filmés du point de vue

du « quêteur », de quelqu‟un qui poursuit lui-même quelque chose. Le grand-père Aït Sheikh a-t-il pu

transiter par ces lieux ?1

On a donc la confirmation de cette impression qu‟on avait au visionnage : les images de rue ne

sont pas là uniquement comme ponctuation illustrative. Elles veulent dire quelque chose et s‟inscrivent

dans le projet de Leila Kilani : rendre sensible ce que c‟est que cette objet insaisissable, la

disparition2 : une présence-absence, une indécision. La caméra dans les rues, c‟est ce regard qui

cherche un visage à la fenêtre, un fugitif dans la nuit… un indice parmi le quotidien urbain.

e) Les personnages dans la ville

Un petit tiers des séquences d‟extérieur (9 scènes, qui reviennent toutes les 10-15 minutes)

sont tournées avec dans le champ l‟un des personnages du film. Structurellement, elles ont à peu près

le même rôle que les autres : soit séquences à part entière, soit ponctuation. Elles sont réparties

également entre les personnages et sur la durée du film, et sont porteuses d‟une double-signification :

D‟abord, elles révèlent une sorte d‟intégration des personnages dans la ville, dans le paysage,

comme si Leila Kilani entendait nous montrer qu‟ils sont des Marocains parmi d‟autres, et que leur

histoire est celle du Maroc. Mais surtout, ces scènes nous révèlent quelque chose sur les personnages,

sur leur identité, leur personnalité, leur quête :

- Ainsi, Mohamed Errahoui, que nous le voyions de dos en train de contempler le lieu où il a

« disparu », ou assistant au sit-in, nous apparaît comme un personnage statique, silencieux, accablé par

son passé. On peut faire remarquer à ce sujet qu‟il apparaît toujours sur des lieux « de mémoire » : le

lieu de sa disparition, le lieu d‟une fosse commune. Il s‟agit donc d‟un personnage qui veut s‟intégrer

aux combats pour la mémoire, mais qui semble en même temps las, et surtout très seul : seul face à son

lieu de disparition, en retrait du sit-in.

- Saïd Hadan, c‟est un personnage en mouvement, résolu. Son regard est fixe dans la voiture.

Il arpente l‟espace de Tazmamart. Il marche résolument dans la rue. C‟est un personnage qui cherche

des réponses. Qui va les chercher. Qui suit un fil directeur obnubilant – c‟est ce qui lui donne ce

regard halluciné.

1 P.28 du scénario définitif.

2 Comme ce sujet insaisissable, la mort par chambre à gaz, était le sujet de Lanzmann.

81

- Hassan al Bou est un personnage mouvant lui-aussi : chez lui, il arpente, il cherche dans sa

mémoire, il s‟interroge sur le sens de son histoire. Mais dans la rue, au café, ou devant un immeuble

gris, il est fixe, il regarde le monde, le présent, le passé. C‟est un regard interrogateur et souffrant.

- La famille Harrafi, nous apparaît tout d‟abord de dos (au début du film), puis ensuite de face

(à la fin du film), allant vers ou venant de l‟immeuble de la Commission. Ce sont deux puis trois

femmes, étroitement enlacées, qui se déplacent à tout petits pas balancés : enlacées parce qu‟il faut

aider la grand-mère à marcher, enlacées parce qu‟elles sont unies dans leur quête. En outre, on voit

que, plus que tous les autres personnages, ce sont des femmes qui passent leur temps en aller et venue

entre chez elles et la commission, en quête de réponses et d‟indices qu‟elles ne trouveront finalement

pas. A la fin, on les voit donc quitter la commission, déçues, mais ensemble.

E) Bilan : quelle(s) mémoire(s) mise(s) au jour ? quelle(s) mémoire(s)

mise(s) en scène ?

Dans son scénario définitif, Leila Kilani annonce qu‟elle entend filmer le passage, permis par

l‟Instance Equité et Réconciliation, « d‟un souvenir individuel à une mémoire collective »1. Il s‟agit

donc d‟un film qui, en filmant une parole en gestation, entend mettre au jour une mémoire, et se place

donc clairement dans une perspective mémorielle. Nos Lieux Interdits est un « film de mémoire », de

la mémoire, sur la mémoire, et son esthétique, son approche croisée des paroles et des lieux, son

inscription dans une tradition, nous l‟ont suffisamment prouvé. Mais quelle mémoire cette mise en

scène interactive de paroles et de lieux met-elle au jour ? Leila Kilani n‟était-elle pas un peu trop

optimiste dans son scénario ? En quoi cette mémoire s‟inscrit-elle dans la tradition du film de mémoire

et en quoi s‟en distingue-t-elle ? Quelle mémoire filme-t-elle en fin de compte, et qui fait de son film

un film de mémoire ?

Pour bien cerner le concept de mémoire en général et plus particulièrement l‟aspect de la

mémoire que Leila Kilani montre dans son film, nous allons en tracer maintenant une typologie rapide.

Car c‟est là en fin de compte le sujet de son film : la mémoire, et plus que son contenu même, son

fonctionnement, son émergence, sa circulation.

1 P.8.

82

1) Mémoire privée1, mémoire orale

a) Privée : mémoire de la victime, de l’individu :

Ce que nous appelons mémoire privée, c‟est la mémoire de l‟individu-témoin, de la

« victime » comme le qualifie le vocabulaire transitionnel : c‟est-à-dire le survivant. C‟est le

personnage préféré de Claude Lanzmann. Ce premier type de mémoire est important dans le film de

Leila Kilani, d‟autant plus qu‟elle sait très bien cerner l‟individuel, en écoutant la parole, en

s‟installant dans le salon du quotidien, en filmant le visage. Sa mise en scène est tout à fait propice à

l‟intimité d‟une parole mémorielle.

Chez Lanzmann, il s‟agit d‟écouter ce témoin seul face à une caméra. Ce n‟est pas le cas chez

Leila Kilani. Chez Lanzmann comme chez Kilani, il s‟agit de commencer par surmonter le silence,

l‟hésitation, la honte qui refoule sinon ce souvenir du moins la parole qui ferait de ce souvenir une

mémoire2. Les témoins de Lanzmann éprouvent de la peine à retenir les larmes qu‟ils contiennent

depuis le début du long enregistrement.

Ce type de mémoire individuelle, c‟est la mémoire d‟un engagement, d‟une incarcération,

d‟une souffrance. Cette mémoire-là, si elle est également le fait de Mohamed Errahoui, est transmise

principalement par la voix d‟Hassan al Bou dans le film.

C‟est une mémoire caractérisée par son propre rapport au lieu. Chez Lanzmann, ce lien entre

le témoin et le lieu est souvent mis en place pour les besoins de la mise en scène, et de la vérité : c‟est

lui qui ramène les anciens prisonniers sur le lieu des camps. Chez Kilani, c‟est Mohamed Errahoui qui

a le rapport aux « lieux » de sa disparition le plus viscéral : il y revient, on le voit y revenir, et pourtant

ce rapport-là n‟est pas explicité dans le film, c‟est le scénario qui nous l‟indique.

Enfin, cette mémoire, c‟est souvent une mémoire déjà partiellement publicisée : il s‟agit de

rappeler que les témoins de Lanzmann ne sont pas des inédits, on les a entendus, en 1960, à l‟occasion

du procès Eichmann (Srebnik, Zukerman). Chez Kilani, on voit à l‟écran que Mohamed Errahoui est

en partie une personne publique : c‟est avec son « groupe » qu‟il est reçu par la Commission, plus tard

il vient soutenir un sit-in organisé par des familles de disparus.

Ainsi, Leila Kilani donne la voix à cette mémoire individuelle, à cette mémoire du témoin,

sans pour autant lui accorder la centralité qu‟elle connaît traditionnellement dans les films de

mémoire, de Lanzmann à Zilbverfajn en passant par Panh. Elle lui donne voix, mais ne montre pas son

émergence, ni sa pleine expression. Elle minimise cette mémoire (celle de Mohamed Errahoui) déjà

partiellement publique (il l‟expose dans Al-Jazeera), donc hors-sujet. Elle s‟intéresse davantage au

vécu présent de cette mémoire : la parole balbutiante d‟Hassan al Bou, la solitude de Mohamed

1 Cf. la triple attribution de la mémoire que Ricœur (La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000) tire de sa

lecture de Maurice Halbwachs : les cadres sociaux de la mémoire sont : moi, mes proches, les autres. 2 Puis une histoire quand les historiens de l‟« histoire orale » s‟en empareront.

83

Errahoui, c‟est-à-dire les effets de cette mémoire plus que son contenu ; du structurel, de l‟émotif,

plutôt que du factuel, du réel.

b) Mémoire familiale

Quand Leila Kilani donne la parole à Mohamed Errahoui, c‟est en compagnie de sa mère. Et

c‟est davantage pour faire parler la mère. C‟est donc, plus que la mémoire privée, individuelle,

victimaire, la mémoire familiale qui intéresse Leila Kilani. C‟est pourquoi elle filme tant son lieu

privilégiée : le salon, où circulent la parole, les souvenirs, la mémoire.

Cette mémoire familiale est en train d‟advenir, car elle avait été jusqu‟ici freinée, comme le

scénario le souligne, par les tabous, la peur, les secrets1 – le silence, la honte, l‟incompréhension, voire

la négation. On mettrait donc à tort cette mémoire familiale sur le même plan que celle filmée par

Davy Zilbverfajn : chez Davy Zilbverfajn, les enfants savent déjà, ils ne sont en fin de compte qu‟une

extension de la mémoire victimaire, ils ont vécu l‟absence, ils ont appris, bien avant que la caméra ne

vienne les voir, ce que leur père nous raconte. La mémoire qu‟ils ont de cet évènement est aussi

évidente que s‟il l‟avait vécu.

On pourrait rapprocher cette mémoire, qui est centrale au film de Leila Kilani, avec celle qui

est le sujet des films de Carmen Castillo. Dans Calle Santa Fe2, Carmen Castillo s‟efforce de saisir, de

re-raconter une histoire qu‟elle connaît déjà. Car c‟est cela selon nous la mémoire : une interrogation

sur le souvenir ; les méta-données du souvenir ; un méta-discours sur le souvenir ; le con-texte du

souvenir. La mémoire, c‟est ce que ces femmes que filment Carmen Castillo font pour se souvenir :

allumer des cierges, porter des photos, parler. La mémoire, ce sont ces femmes de Nostalgie de la

lumière3, qui arpentent le désert en quête d‟une trace introuvable. La mémoire, ce sont tous ces

éléments matériels, familials et sociaux qui encadrent le souvenir : une photo, une prière, une bougie,

un rassemblement, une manifestation.

Quand Leila Kilani dit qu‟elle entend filmer le passage du « souvenir » à la « mémoire », c‟est

d‟autant plus fondé que nous voyons au début du film une mémoire que le silence, le tabou et la peur

ont grevée : les premières scènes familiales du film sont des scènes d‟explication. Zineb demande :

Pourquoi tu ne nous en as jamais parlé ? Tu nous disais qu‟il était mort ? Et la mère de Saïd lui

explique : C‟est la peur qui nous a poussés à changer de nom, non l‟oubli. Ce n‟est pas le moindre

paradoxe de cette mémoire : en effet nos personnages ne savent rien. La grand-mère de Zineb savait-

elle ce que faisait son grand-père ? Oui, vaguement, mais que voulais-tu que je dise ? Il ne me disait

1 Un film a-t-il été tourné sur cet aspect de la mémoire de la Shoah ? Nous n‟en avons pas connaissance.

Lanzmann en tout cas y prête peu attention : ses témoins sont des hommes seuls, sans histoire hors des camps,

sans famille – à part quand il s‟agit d‟une famille disparue dans les chambres à gaz… Le seul exemple d‟une

mémoire de la Shoah de ce type pourrait être la fiction d‟Emmanuel Fienkel : Voyages, avec cette fille de

déporté qui éprouve le besoin d‟un retour sur les lieux, avec la résurgence de secrets de famille… 2 2007.

3 2010.

84

pas ses secrets. En outre, elle a oublié ses amis, et ne connaît rien de son destin à partir de sa

disparition.

On voit à nouveau clairement que la mémoire n‟est pas le souvenir (un contenu, fondé ou pas),

mais la manière de se souvenir : car nous sommes dans ce film en présence de non-souvenirs : sans

contenu, sans rien à transmettre. Les mères ne commémorent ni ne font l‟éloge de l‟engagement de

leur disparu – à la différence des mères d‟Amériques du Sud –, puisqu‟elles n‟en savent rien, n‟y

comprennent rien, et ne savent surtout rien de ce qui leur est arrivé au cours de leur « disparition ».

Elles auraient même plutôt tendance à blâmer leur disparu, comme la mère de Mohamed Errahoui,

pour ne pas avoir « réussi » comme la société l‟attendait d‟eux – et pour avoir finalement passé le

restant de leurs jours à la maison, comme un enfant, comme une femme.

La mémoire, dans ce contexte, c‟est la commémoration, au sens étymologique du mot (cum-

memoria). C‟est-à-dire, la communion d‟une famille, toute génération confondue, pour chercher les

traces du défunt (des restes, des indices, des témoins, des souvenirs ensevelis, un corps, un lieu), et

faire son deuil. Les lieux, pour ce type de mémoire, ont à nouveau un rôle clef (même s‟ils manquent à

leur tâche dans le film), comme on le voit dans Les Disparus de Daniel Mendelsohn, quand celui-ci

retrouve la cave où se cachèrent ses ancêtres, et qui donnent soudainement un contenu et une matière à

une mémoire en quête d‟elle-même.

C‟est donc cette mémoire dont Leila Kilani s‟efforce de nous montrer l‟apparition : une

mémoire familiale, c‟est-à-dire un concept flou, puisque celle-ci peut être une mémoire sans contenu,

mais qui repose sur des lieux de vie partagés, sur des échanges, sur des silences, des cérémonies

communes, une quête commune. C‟est cette mémoire qu‟elle s‟efforce de faire advenir y compris chez

les personnages pour qui elle n‟est pas une évidence : en confrontant Hassan al Bou à ses nièces, elle

la recrée, par sa présence et sa mise en scène, car entre eux, en dépit de l‟incompréhension entre

générations, se produit à de rares instants une véritable communion : ce silence à la fois accablé et

compatissant, cette parole d‟une des deux nièces « Moi ça me plaît de me dire que des gens ont su dire

non » (ce qui sous-entend, je suis fière de toi, mon oncle), ou même ces paroles de la première nièce :

« Ils ont juste réussi à te faire souffrir » (ce qui veut dire, je souffre que mon oncle souffre pour rien).

Voici une première façon d‟avoir une mémoire en commun. C‟est aussi cela qui se passe entre

Mohamed Errahoui et sa mère, en dépit du silence obstiné du premier, lorsque le fils a ce geste tendre

et réconfortant de poser sa main sur l‟épaule de sa mère. La mémoire familiale, c‟est cet être-

ensemble : tous ces rituels et ces signes d‟affection qui unissent autour d‟un passé douloureux, de

souvenirs souvent informulables, insaisissables. La mémoire familiale, c‟est la circulation de la parole.

Et c‟est cela le véritable sujet de Leila Kilani – et non plus ce monologue entre soi et soi, entre un

papier et soi, entre une caméra et soi, entre un spectateur et soi, entre un passé et un présent, de la

mémoire individuelle.

C‟est par le biais de la mémoire familiale que Leila Kilani passe du « souvenir individuel » à

la « mémoire collective », au sens où les personnages prennent conscience que l‟histoire des disparus

85

(revenus ou non), est leur histoire, et que cette histoire est l‟histoire de beaucoup d‟autres Marocains :

cette histoire c‟est l‟histoire du Maroc. Néanmoins y-a-t-il réellement passage à une mémoire

collective ? De fait, on observe une rupture nette entre mémoire privée et mémoire publique, au moins

dans le cas de Rouquia, comme le remarque le scénario définitif :

Alors que chez elle, la grand-mère ne cesse de parler, ici elle devient totalement silencieuse […] Face à

l‟instance et à son « objectivation » de l‟expérience, ces mensonges risqueraient de s‟écrouler.

2) Mémoire publique et écrite

a) Mémoire collective :

Ce passage à la mémoire collective, Leila Kilani voulait d‟abord le figurer par ce fameux

« chœur » que nous avons évoqué plusieurs fois – ce chœur qui aurait pu ressembler au micro-trottoir

tant chéri des journalistes pour donner à attendre un avatar d‟« opinion publique », mais tourné dans le

local très privilégié et plus « scientifique » de la cellule d‟écoute de l‟IER. Mais le « chœur » a disparu

dans le film définitif. La mémoire collective y est donc représentée par les scènes tournées dans les

cafés où l‟on regarde la télévision, par les audiences publiques, par deux fugitifs plans sur des titres de

presse, par ces murmures de voix qui se confondent avec ce grondement de la ville et du passé qui ne

s‟éteint jamais tout au long du film, même quand les personnages se taisent. La mémoire collective,

c‟est donc essentiellement la retransmission médiatique de l‟audition par l‟Instance de ces mémoires

individuelles.

Mais ces téléspectateurs restent très froids – à la différence du public en larmes que l‟on peut

voir dans l‟audition publique du reportage d‟ « Envoyé Spécial », et, tout en « montrant » un élément

de mémoire collective, n‟en donne pas le sentiment. La « mémoire collective » est figurée de façon

beaucoup plus efficace dans le film d‟André Van In : Van In ne suit jamais un seul personnage, il

regarde défiler les plaignants dans la cellule d‟écoute, il « écoute » plusieurs des assistants aux

auditions publiques, il filme surtout longuement une scène de cérémonie religieuse du souvenir à la

toute fin du film…

Si elle en fait l‟ébauche, ce n‟est assurément pas cette mémoire que dessine principalement

Leila Kilani dans son film.

b) La mémoire officielle

Dans le film de Leila Kilani, deux aspects de la mémoire officielle sont abordés, et dans les

deux cas cette mémoire officiellement exprimée est une mémoire subie et négatrice.

La première mémoire officielle, c‟est l‟ « amnésie »1 officielle, la négation historique, la non-

mémoire, le secret d‟État, qui est aussi une forme de mémoire, une forme de pratique mémorielle.

1 Cf. le titre de l‟ouvrage de Liliane Dayot : Maroc, amnésie internationale, (photographies et textes), Paris-

Méditerranée, Paris, 1999.

86

Cette mémoire officielle est donc une double-absence : la non-mémoire d‟une disparition. Or cette

amnésie officielle, c‟est ce qui conduit au secret de famille, et empêche la communion mémorielle

dans le cercle-même de la famille : « Dans notre famille, nous-mêmes, on ne sait rien » dit Zineb à la

toute fin du film. C‟est ce secret d‟État, cette disparition politique qui a mangé la mémoire du père. On

touche ici au fonctionnement sociétal de la mémoire : l‟intrication du privé et du public. En effet,

quand il y a amnésie officielle, il y a blâme collectif, peur individuelle et donc amnésie privée. Société

et État pèsent alors sur l‟individu : les vieilles femmes en particulier prononcent le mot de Makhzen

avec une terreur respectueuse : « le Makhzen ne ment pas », « le Makhzen l‟a pris »…

Avec l‟IER, on entre dans un second temps de la mémoire officielle. L‟IER, c‟est une instance

de l‟État, une forme de pratique mémorielle de l‟État, unanimiste et cathartique, et qui, par contrecoup,

déclenche les mémoires individuelles et familiales jusque-là refoulées. C‟est ce phénomène que filme

Leila Kilani. Or, même si, tout au long du film, cette Commission se présente plus comme un

accompagnateur généreux de la mémoire en quête d‟elle-même, à la fin, elle retrouve des caractères de

mémoire officielle oppressive et négatrice : elle choisit certes l‟écrit (le rapport) et la transparence, elle

explique ses choix, mais les derniers entretiens que nous voyons dans le film témoignent d‟une

rigoureuse opposition entre victimes et officiels, et le « on ne peut laisser le dossier indéfiniment

ouvert » répété par trois fois à la fin du film, en dépit de ses apparences consensuelles, est sans appel.

Et pourtant, cette mémoire officielle subie, qui condamne le grand-père Aït Sheikh à être

éternellement un « destin inconnu », n‟est qu‟une branche de la mémoire étatique : elle n‟est pas à elle

seule la mémoire étatique. L‟IER, c‟est la bonne conscience démocratique du Makhzen, plutôt qu‟une

véritable reconnaissance d‟État. D‟ailleurs, le roi Mohammed VI explique dans le discours

inaugural de l‟IER: « il faut que les Marocains se réconcilient avec eux-mêmes », comme s‟il

s‟agissait d‟une guerre mémorielle entre Marocains, comme si l‟enjeu était simplement de susciter une

mémoire collective, qui laisse enfin l‟étatique, l‟officiel, le judiciaire, le militaire de côté. Hormis le

portrait du roi, et son discours inaugural, l‟IER n‟est ni l‟État, ni le Roi, ni le Makhzen, et de fait, à la

différence du Cambodge où Rithy Panh peut filmer dans un S21-musée, les anciens bagnes sont

toujours fermés, inaccessibles au pèlerinage, à la visite ou à la commémoration1. Comme si un déni de

mémoire makhzénien2 grevait encore la mémoire collective naissante.

c) De la mémoire à l’histoire ?3

1 Alors ne parlons pas d‟une reconnaissance des engagements de ces milliers de militants…

2 Et de fait, par rapport à l‟Afrique du Sud, la mémoire collective n‟est pas venue s‟enrichir de ce que seule la

mémoire officielle c‟est-à-dire étatique, makhzénienne, policière, royale, pouvait apporter : la mémoire des

bourreaux. 3

Paul Ricœur (dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000) reprend à son compte la distinction

d‟Halbwachs entre mémoire collective et mémoire historique. La mémoire collective est affine à la mémoire

individuelle : elle implique continuité entre passé et présent. La mémoire historique implique une rupture, un

retrait, en sorte de produire un discours objective sur des faits historiques et sur ce que la mémoire en dit. Voir

également Pierre Nora, Les Lieux de Mémoire, Introduction : « Tout les oppose », la mémoire renvoie à la vie,

87

On se souvient que Claude Lanzmann prend bien soin d‟appuyer son film essentiellement oral

et mémoriel sur la parole d‟un historien de l‟holocauste : Raul Hilberg. C‟est-à-dire que dans ce sens,

le film vient étayer ce que nous dit la mémoire par un savoir historique, en sorte de faire « le tour de la

question ». Mais dans le film de Leila Kilani, comme dans ceux de Davy Zilbverfajn, Simone Bitton,

André Van In et Carmen Castillo, ce genre d‟objectivation historique, de caution historique, d‟analyse

historique de la matière orale, ne se fait pas – si ce n‟est le générique d‟ouverture, qui fait un bilan

historique des « années de plomb ». Cette carence de valorisation historique est un problème soulevé

fréquemment par les juristes à l‟encontre des diverses commissions de la vérité. Cette carence du film

semble traduire un manque général d‟historiens marocains, même si Rita Aouad1 ou Driss El Yazami

2

ont tenté d‟y remédier, en travaillant en particulier à adapter les programmes scolaires à ces nouvelles

connaissances sur l‟histoire du Maroc contemporain. Cette grande absence de l‟Histoire (par

opposition3 à la mémoire) dans le film de Leila Kilani révèle également une nouvelle fois sa véritable

orientation du côté des parole et mémoire familiales.

Toujours est-il que si c‟est cette mémoire que Leila Kilani filme, c‟est-à-dire une mémoire qui

n‟est pas vraiment devenue histoire (à la différence de celle de la Shoah, qui est devenue mémoire sans

oublier d‟être histoire), c‟est probablement que, comme tout au long du film, Leila Kilani a entrepris

de coller au plus près des réalités marocaines, et de nous montrer la réalité d‟une mémoire

marocaine non-historique : si elle nous la montre ainsi, c‟est qu‟elle en est à ce point au Maroc, c‟est

qu‟elle fonctionne ainsi au Maroc. Penchons-nous donc à présent sur la marocanité du regard et de

l‟objet de ce film.

l‟histoire est la « reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n‟est plus », « parce qu„elle est

affective et magique, la mémoire ne s‟accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourri de souvenirs

flous, téléscopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans,

censure ou projections », « la mémoire sourd d‟un groupe qu‟elle soude », « la mémoire s‟enracine dans le

concret, dans l‟espace, le geste, l‟image et l‟objet », tandis qu‟ « au cœur de l‟histoire, travaille un criticisme

destructeur de mémoire spontanée. La mémoire est toujours suspecte à l‟histoire dont la mission vraie est de la

détruire et de la refouler. L‟histoire est délégitimation du passé vécu. » 1 Professeur au Lycée Descartes de Rabat, et conceptrice de manuels scolaires. Elle a participé aux colloques de

l‟IER, dont un des membres, Brahim Boutaleb, était historien, et d‟autres, comme Driss el Yazami, très sensible

au traitement de la matière historique. Elle a eu l‟amabilité de nous communiquer les notes d‟une intervention

proposée à des collègues de lycée, où elle évoque la possibilité d‟un récit historique scolaire, notamment

« après » l‟IER. 2

El Yazami, Driss, « L‟Instance équité et réconciliation, Transition politique, histoire et mémoire »,

Méditerranée : Mémoire et réconciliation, Numéro 62, Eté 2007. Des débats autour de ces thèmes ont également

été organisés par l‟IER elle-même : par exemple l‟audition thématique interrogeant les réformes éducatives et

culturelles à mener dans le pays. 3 Cette opposition est classique depuis Pierre Nora.

88

***

III- Regard marocain sur mémoire marocaine : de la possibilité

d’un cinéma documentaire marocain

Dès le tout premier visionnage, au vu de l‟empathie avec laquelle la réalisatrice traite de son

sujet, de ses personnages et de son pays, il nous est apparu que nul film documentaire n‟était parvenu à

rendre avec une aussi grande justesse le Maroc : ce qu‟on vit au Maroc, ce qu‟on est au Maroc. Il nous

a semblé alors qu‟un regard, qu‟un style, qu‟un film, pouvaient avoir une nationalité et un sexe. En

effet, et sans aller jusqu‟à qualifier cela de « marocanité »1, il est évident que le regard de la cinéaste

est dépouillé de tous les préjugés, de tous les clichés, de toutes les rêveries engendrées par les

orientalismes de tout genre et de toute époque dont le regard français ou occidental est chargé lorsqu‟il

filme le Maroc. Ainsi, la personne de la réalisatrice, et ses choix esthétiques, épousent, dénudent et

révèlent son sujet : le Maroc.

A) Filmer le Maroc au présent

Et ce n‟est pas le Maroc historique, celui de l‟indépendance, des années de plomb ou de la

bataille des Trois Rois que Leila Kilani effleure ici. Ce n‟est pas le Maroc de l‟actualité : la dite

« réforme de la Mouddawana », les attentats de Casablanca, le séisme d‟Al-Hoceima, les prisonniers

politiques. Ce n‟est pas le Maroc-carte-postale, le ciel bleu, la mer, les palmiers, le henné, le thé à la

menthe et la fantasia2. C‟est le Maroc présent – le Maroc sans filtre, sans calque –, tel qu‟il nous

apparaît quand on y vit.

Leila Kilani a donc une posture radicalement différente du journalisme de reportage. Mais son

point de vue diffère également profondément de la plupart des autres réalisateurs de films

documentaires de « mémoire ». Claude Lanzmann ou Rithy Panh (dans S21) essayent d‟abord de

reconstituer un passé concentrationnaire : ce n‟est donc pas seulement un pays dans son ensemble (la

Pologne ou le Cambodge) qu‟ils filment, ses rues, sa vie, son quotidien, son présent3, mais un lieu :

Auschwitz-Birkenau, S21… Davy Zilbverfajn, s‟il ne tourne pas à l‟intérieur de Tazmamart, filme lui

1 Expression trop facile, et « trop » chère aux nationalistes marocains.

2 Dès 1956, une « chute » de reportage télévisé nous en montre une sur la plage d‟Aïn Diab à Casablanca (il

s‟agit de la plus ancienne image concernant le Maroc que le catalogue de l‟INA contient). 3 Quoiqu‟il faille faire remarquer ici que Rithy Panh, en tournant S21, filme également la possibilité d‟une

réconciliation présente du peuple cambodgien avec son histoire – son film est le témoignage, la résultante de

cette possibilité présente de réconciliation. Il n‟en reste pas moins que le film parle et filme un camp qui a fermé

il y a plusieurs décennies.

89

aussi un passé : ses personnages, s‟ils nous racontent avec sincérité leur passé, larmes à l‟appui, ne

sont pas présents, ne sont pas directs, ne sont pas instinctifs et spontanés.

1) Un contre-imaginaire visuel du Maroc

Il est remarquable par exemple, et les spectateurs lors de débats avec la réalisatrice1 l‟ont fait

observer, que le Maroc que Leila Kilani nous montre est un Maroc froid, triste, urbain et « fermé ».

Leila Kilani ne filme pas, comme Davy Zilbverfajn, ses personnages dans de glorieux paysages de

montagne ou de mer, sous un ciel immense et « ouvert » – comme « Envoyé Spécial » filmant

Boukhari sur la rive rocailleuse de Casablanca non loin de la Mosquée Hassan II2. Leila Kilani, à la

différence des journalistes de télévision qui ont eu à filmer le Maroc, ne s‟intéresse pas à ces topoï-

paysagers du Maroc. Elle ne va pas filmer, comme le fait « Envoyé Spécial » en 2005, l‟audition

publique d‟Errachidia pour pouvoir en même temps filmer un désert, des montagnes, des palmeraies,

et surtout des indigènes « typiques » : des femmes berbères, fraîchement débarquées de leur montagne,

avec le haïk rayé et les tatouages sur le menton.

Certes, elle filme un désert. Mais c‟est le désert de Tazmamart. Et elle ne le met pas

particulièrement en scène – les aboiements des chiens à la nuit tombante n‟étaient pas un effet voulu,

mais c‟est lui qui crée l‟impression de désolation de ce lieu, plus que la réalisatrice seule. C‟est un

désert de douleur et de solitude mais elle le filme de façon assez neutre, sans véritable plan

d‟ensemble, ni de panoramique franc – comme ceux d‟Antonioni dans Profession Reporter, ou de

l‟opérateur de « Résistances » en 1983, qui saisit, avec sa caméra cachée, le jaune brûlant du désert qui

cerne sa voiture, et dissimule Tazmamart en ses replis : métonymie de la violence et de l‟anéantissant

secret délivré par ce bagne.

Certes, elle filme un salon marocain, un thé marocain, mais sans s‟y appesantir, sans faire de

ce qui n‟est qu‟un détail évident du quotidien du Marocain lambda, une marque de folklore.

Certes, elle filme des femmes en foulards et djellaba. Mais non pour monter au sein d‟un sujet,

comme les journalistes (et ce sont les documentalistes de l‟INA elles-mêmes qui soulignent ce procédé

sans le vouloir en écrivant dans les notices : « scènes de rue avec femmes en costume traditionnel et

foulard »), une image-métaphore du Maroc qui« signifie » folklore et tradition. Mais parce que c‟est

ainsi que les femmes des milieux populaires et moyens se vêtent aujourd’hui au Maroc.3

En effet, ces images-clichés disent le contraire de ce que le Maroc (via l‟IER) essaye de

montrer : le Maroc, qui entreprend ce processus para-juridique, est un pays moderne, qui assume son

passé, et ces djellabas que le journaliste utilise comme un cliché folklorique voire archaïque font tout

simplement partie de cette modernité marocaine – au contraire, le regard spontané du journaliste mine

1 J‟ai assisté à celui qui s‟est déroulé en octobre 2009 au Reflet Médicis.

2 Envoyé Spécial, 14/04/2005, « Maroc, la mémoire retrouvée ». 3 Et il faut savoir que la djellaba n‟est pas un costume traditionnel mais un costume relativement moderne, et

surtout très urbain.

90

immédiatement ce sens, et ramène le Maroc à la perception qu‟on en a traditionnellement. Il ne

manque plus que le chameau !

Certes, Leila Kilani tourne dans des familles très pauvres – on a émis l‟hypothèse que les Aït

Sheikh demeuraient dans un bidonville1 (même dans un bidonville il y a un salon marocain), au son de

la pluie sur le toit –, mais elle ne s‟appesantit pas sur cette pauvreté, ce dénuement, n‟en profite pas

pour faire montre d‟un misérabilisme vendeur.

Or, si Leila Kilani filme des femmes en foulard et djellaba, des salons marocains, des théières,

une cérémonie religieuse avec récitation de sourates coraniques, un bidonville ou des mobylettes, ce

n‟est pas pour « signifier » le Maroc, le lointain, l‟exotisme, l‟Orient2 et mettre un peu d‟exaltante

couleur locale dans son film, c‟est parce que le Maroc est ainsi, et qu‟elle le filme comme il est, en

toute transparence et immédiateté, sans analyse préconçue. Son filmage est inductif et non déductif.

Elle part du réel.

Cette transparence est une manière de signifier le Maroc véritable. Cette obstination à ne

filmer que des intérieurs sans fenêtre, des personnages cernés de murs. Ces scènes où voitures et

mobylettes se croisent. Ce regard obsessionnel3 sur des façades d‟immeuble prises en biais, aux murs

gris et sales, aux fenêtres closes, sur lesquelles s‟entrelacent les fils électriques, cela évoque certes une

quête, mais également une vérité du Maroc : son urbanité4 un peu anarchique.

Et surtout ce Maroc froid, pluvieux, sans ouverture, triste et urbain, évoque bien la longueur

de l‟hiver, sa dureté5, son humidité sur la côté ouest du Maroc – et ceux qui l‟ont connu le

reconnaissent dans les manteaux que l‟on garde à l‟intérieur6 car les appartements ne sont pas

chauffées, dans les pièces sombres où l‟on devine l‟odeur d‟humidité renfermée, que l‟on doit

retrouver dans la couverture d‟acrylique (bien différente du haïk « traditionnel » et bien plus répandu)

qui enveloppe constamment les jambes de la mère de Mohamed Errahoui.

1 « Cariên » en dialecte marocain.

2 Car il ne faut jamais oublier que le Maroc n‟est pas un pays d‟Orient : il est le plus occidental des pays

musulmans. 3 5 minutes 30 du film (soit 15 séquences de 22 secondes chacune) nous montrent de fuyantes façades, ce qui est

considérable, sur les 16 minutes 50 (soit un petit tiers) de plans d‟extérieur que compte le film (en comptant les

scènes de café mais non le pèlerinage à Tazmamart). 4 Désormais supérieure à sa ruralité en nombre d‟habitants.

5 Sans être intolérablement froid.

6 Voir la scène de lecture du rapport par les trois femmes Aït Sheikh.

91

2) Le regard d’une Marocaine

a) Pèlerinage sur des lieux qui lui ont été à elle aussi interdits

Dans ce rejet de tout cliché, on voit clairement que celle qui « regarde » dans ce film est une

Marocaine. Ceci apparaît évident, par le sujet même du film. Comme Leila Kilani l‟explique dans la

« Note d‟intention » qui ouvre les deux versions de son scénario, le film représente un retour sur son

propre passé :

Ces thèmes appartiennent à mon enfance, ils résonnent en moi : j‟ai grandi sous les années de plomb.

Enfant, adolescente, comme tous les Marocains, j‟ai appris à me taire. Comme tous les Marocains, j‟ai

appris à avoir peur.

C‟est donc cette mémoire-non-dite et son dévoilement qui intéresse Leila Kilani, celle de ses

personnages, celle de son pays, la sienne-même, partie intégrante de cette immense mémoire collective

tue pendant tant d‟années.

Ce film, c‟est son pèlerinage sur les lieux tabous de son enfance. Et de fait, on le voit

clairement dans son rapport « aux lieux de mémoire », et dans la façon obsessionnelle avec laquelle

elle a commencé par filmer ces lieux, avant de renoncer totalement à ces images. Comme elle l‟écrit

dans son scénario, et lorsqu‟elle dit « les Marocains », elle s‟y inclut : « Les Marocains ont imaginé,

craint Derb Moulay Chérif à Casablanca, Dar al Mokri à Rabat, Tazmamart, Kalaat M‟Gouna… »

b) L’arabe dialectal

La curiosité que Leila Kilani porte à son sujet est donc proprement celle d‟une Marocaine

pour son propre pays. Mais l‟empathie qu‟elle a à son sujet se ressent également dans les rapports

qu‟elle établit avec ses personnages, et en particulier dans la langue avec laquelle ses personnages

s‟adressent à elle.

Il est vrai que le parti-pris esthétique de Leila Kilani fait de sa caméra le simple témoin d‟un

entretien qui pourrait se dérouler indépendamment d‟elle. En ce sens, il est naturel que les personnages

se parlent dans leur langue de tous les jours : l‟arabe dialectal. Mais ceci n‟était pas si évident, et

révèle surtout l‟intimité de Leila Kilani avec « son » Maroc.

De fait, le film comporte extrêmement peu de passages en français : ils sont au nombre de

trois. D‟abord : les informations télévisées ; ensuite : l‟entretien d‟Hassan II avec Anne Sinclair ; et

enfin le fameux « Vous allez rien trouver » qui clôt comme une sentence-choc l‟entretien entre Saïd

Hadan et les Tazmamartiens.

Pour ce qui est des passages en arabe littéraire, ils sont un peu plus nombreux, mais l‟arabe

littéraire y est d‟une qualité inégale et souvent mêlé d‟expressions dialectales. Ils sont néanmoins

révélateurs du type de discours que Leila Kilani refuse pour son film et ses personnages : l‟arabe

littéraire, c‟est l‟arabe qu‟on entend à la télévision, c‟est celui qu‟essaye de parler Hocine Manouzi

lors de l‟audition publique, lorsqu‟il déclame le petit discours qu‟il a préparé pour l‟occasion, ou peut-

92

être1 encore celui que l‟on entend dans la bouche de certains membres de la Commission, à certains

moments solennels, quand il s‟agit de « clore le dossier », par exemple.

Or, si ce choix linguistique de la part de Leila Kilani peut paraît évident au vue 1) de sa

nationalité 2) de ses choix de mise en scène, il semble d‟autant plus remarquable quand on le compare

aux choix d‟autres réalisateurs. Ainsi, Davy Zilbverfajn fait parler ses personnages en français.

Simone Bitton2 alterne entre le français et l‟arabe soutenu (à part quand ce sont les sœurs de Ben

Barka qui s‟expriment). Pour ce qui est des reportages télévisés, ils font toujours en sorte d‟interroger

des personnages francophones : ainsi, dans « Le Vrai Journal »3, le journaliste s‟accroche directement

à un personnage « responsable », qui parle à la caméra en français, et sert d‟interprète et

d‟intermédiaire pour les autres témoins rencontrés dans la rue. Mais finalement, le discours en arabe

marocain intéresse peu le journaliste français : il laissera un personnage (à l‟entrée de la salle

d‟audience, ou pendant l‟audience) s‟exprimer en arabe, sans prendre la peine de le doubler, et en

couvrant sa voix par celle du commentateur.

La posture de Leila Kilani n‟a donc rien à voir avec la désinvolture, l‟incuriosité, la rapidité,

les clichés et autres « facilités » de penser et de montrer que les journalistes utilisent constamment.

Leila Kilani quant à elle nous montre le Maroc tel qu‟il, ou du moins, tel qu‟il se montre à une

Marocaine.

3) Un tableau de la société

a) Lieux publics

C‟est donc un tableau de « sa » société que Leila Kilani entreprend de nous soumettre ici. Et

c‟est une des raisons pour lesquelles elle a choisi d‟une part comme centre névralgique, le salon

marocain, et d‟autre part que les seuls « extérieurs » auxquels elle n‟ait pas renoncé soient des centres

de vie sociale et « politique ».

- La rue, qu‟elle nous montre constamment. Les troncs d‟arbre peints de blanc. Les Mercédès

240. Les Mobylettes. La foule en djellaba.

- Les cafés, centre de la vie marocaine (masculine). Où l‟on regarde la télévision (média le

plus répandue et le plus populaire), où l‟on sirote son café au lait. Et où on s‟aligne sur le trottoir

(comme on voit Hassan al Bou le faire à un moment) pour regarder : quoi ? La rue. Car la rue est

décidément un centre de la vie sociale masculine marocaine.

- Nous avons enfin cette image fugitive, de la devanture d‟un kiosque marocain, de

l‟alignement des gros titres consacrés à l‟IER.

1 Peut-être : car il s‟agit d‟un arabe plus soutenu que le dialectal, plus « attentionné », mais pas pour autant

« littéraire ». 2 Ben Barka, l‟Equation Marocaine.

3 Le Vrai Journal, Canal+, 20/02/2005 : le travail de la Commission à Khenifra.

93

Ces diverses images d‟extérieurs montrent divers aspects de la société publique marocaine :

l‟espace social le plus dilué (la rue), le lieu dit « de sociabilité » (le café), et enfin : l‟opinion publique

(la presse). Et puis le salon marocain : l‟intime du social.

b) Les personnages

Or ces personnages que l‟on connaît d‟abord dans l‟intimité du salon marocain – spontanés et

naturels, car ils ne nous répètent pas un discours préparé, mais vivent une expérience en même temps

que Leila les filme et que nous les voyons –, nous sont présentés comme « représentatifs » de ce corps

social, de cette mémoire collective, précisément car nous les voyons également errer dans la rue

comme tous ces anonymes, s‟insérer dans le paysage et la société :

- Les femmes Aït Sheikh vont et viennent autour du bâtiment de l‟IER.

- Hassan al Bou regarde la rue depuis sa chaise de café, et nous regarde devant le décor

immobile d‟une façade.

- Saïd Hadan passe d‟un air résolu près d‟un panneau « interdit de stationner ».

- Mohamed Errahoui s‟arrête, prostré, devant le commissariat où il a « disparu ».

A cela on peut ajouter que ces personnages sont relativement représentatifs d‟une certaine

diversité « ethnique » du Maroc : Rouquia Aït Sheikh (si on en croit son nom) et la mère de Mohamed

Errahoui (si on se fie à ses tatouages) représentent une certaine berbérité traditionnelle, bien que noyée

désormais dans un Maroc urbain et indifférencié.

c) Les caractéristiques mises en évidence :

L‟intimité que Leila Kilani partage avec ses personnages lui permet de mettre en évidence des

mécanismes de rapports humains qui, tout en pouvant paraître universels, semblent particulièrement

prégnants dans toute société musulmane, et notamment la société marocaine.

i) Le deuil

Ainsi, en premier lieu, le rituel social du deuil, par exemple, est un sujet latent au film : il

n‟est jamais abordé directement, sinon par Saïd Hadan, qui réclame le corps de son père. Mais par

exemple, dans la première version du scénario, Rouquia également réclamait également la

« dépouille » de son époux « pour faire mon deuil » (p.18), « mais comme « ils » l‟ont certainement

mis dans une fosse quelconque, je veux juste un certificat de décès et un endroit pour me recueillir. »

Et la cérémonie religieuse de la fin du film supposée rendre hommage au disparu va dans ce sens.

Il est vrai que dans toutes les sociétés, on ne peut faire le deuil d‟un « mort » qu‟en présence

du corps. On le voit également dans le film d‟André Van In, où les mères réclament le corps, les lieux

de sépulture, des lieux de cérémonie – pour « savoir », admettre la mort et entamer le processus

religieux et social du deuil, qui permet ensuite de recommencer à vivre.

94

Mais la question s‟aiguise encore davantage, bien que les témoins n‟osent guère le crier trop

haut, dans une société musulmane. Comme l‟écrit Olivier Filleule1 à propos des sociétés musulmanes :

« le deuil est l‟une des institutions les plus structurées de la vie sociale. » Il a beau être modernisé,

individualisé, il conserve le poids de la tradition, et se maintient. C‟est cela précisément qui a fait la

douleur, la souffrance et la solitude des familles de disparus, comme celle des Aït Sheikh Harrafi ou

des Hadan : c‟est de se trouver dans une situation où le deuil est impossible, car 1) on n‟a pas de corps

2) le disparu a été mis au secret par une instance supérieure, et un deuil collectif ferait courir un risque

à trop de personnes.

Et surtout, le problème principal que pose la religion musulmane, peut-être même plus que la

chrétienne (à l‟époque actuelle tout du moins), c‟est l‟ensevelissement rituel, qui se déroule presque

immédiatement après la mort : le corps est mis en terre dans un linceul blanc par les hommes de la

communauté, et tourné vers la Mecque. Et de fait, plus que l‟absence de corps, c‟est l‟orientation du

corps qui préoccupe Saïd Hadan. Car l‟enterrement rituel du père relève rituellement des prérogatives

filiales du fils – car il est homme, et que son père, l‟a initié à la religion, en lui donnant son nom, en lui

enseignant sa profession de foi.

ii) Tabou, honte et pudeur : peur et silence.

Mais, comme on vient un peu de l‟évoquer, un autre mécanisme social, accusé par la situation

politique des « années de plomb », est venu contrecarrer le poids de cette nécessité sociale, religieuse

et individuelle du deuil collectif. C‟est la peur, le silence, le tabou qui accompagnaient ces

disparitions. Peur des représailles, d‟une part, comme les mères le disent, à plusieurs reprises : on

n‟osait rien dire, on m‟a menacé.

Mais la mère de Mohamed Errahoui ajoute : si j‟avais su ce que tu as fait, si j‟avais su que tu

étais en prison, je t‟aurais renié. Et Saïd Hadan remarque ailleurs : je sens qu‟on me considère comme

un fils de traître. Car on touche ici non plus au silence imposé, mais au tabou pur et simple lié à la

personne du roi et à l‟objet politique2. Ces hommes, disparus, ont osé mettre en cause le Makhzen

3, et

surtout le principe monarchique, voire porter atteinte au corps du roi, dans le cas des putschistes. Ils

sont donc triplement tabous : 1) parce qu‟ils sont tenus au secret par l‟État 2) qu‟ils ont porté atteinte à

un principe de structuration sociale 3) et à un fondement religieux du Maroc (dans les deux cas, le roi,

clef de voûte, père de la société marocaine, mais surtout : commandeur des croyants). Ces hommes,

1Bennani-Chraïbi, Mounia, et Filleule, Olivier, (sous la direction de), Résistances et protestations dans les

sociétés musulmanes, Presses de Sciences Po, 2003 – chapitre 3 : « Une déploration pour Mustafa, les bases

quotidiennes de l‟activisme politique », Olivier Filleule.

2 La constitution du 15 mars 1972 rappelle que concentre tous les pouvoirs sont entre les mains du roi, lequel

désigne d'office son fils aîné comme successeur (art 20), est inviolable et sacré (art 23), nomme et démet les

ministres comme il l'entend (24) préside le Conseil des ministres (25), promulgue la loi (26), peut dissoudre la

chambre par dahir (27), nomme les ambassadeurs et les magistrats. Le roi n'a de compte à rendre qu'à Allah. Nul

ne peut le critiquer ou le mettre en cause. 3 Nous reviendrons très bientôt sur le poids du Makhzen dans la société marocaine et le film de Leila Kilani.

95

anéantis par le Makhzen, qui n‟ont pas « réussi » dans la vie1, sont donc à la fois marqués par le tabou

et la honte.

Mais ce processus d‟oubli forcé est venu rencontrer une structure traditionnelle de la société

marocaine : le non-dit. Zakya Daoud2 l‟écrit : ces sociétés sont « des sociétés de non-dits ». De fait,

Leila Kilani fait remarquer à la page 7 de son second projet de scénario : « j‟ai toujours imaginé que la

transmission des luttes à la génération des fils et filles de disparus était une évidence, et que le passage

de témoin entre deux générations se faisait naturellement » - elle voyait en quelque sorte ces familles à

l‟image des générations de militants d‟Amérique du Sud qu‟on voit dans les films de Carmen Castillo,

et en même temps héritières d‟une supposée tradition « tribale » de transmission de la mémoire3 par

les anciens et les femmes. Mais les années de plomb sont venues réactiver d‟autres aspects

traditionnels de la société marocaine : la peur, le silence, le tabou, la honte. En éliminant les disparus,

et en les rendant tabous, le Makhzen a supprimé la mémoire ancestrale que les anciennes auraient pu

transmettre à leurs enfants. Ceci révèle une sensibilité particulière des femmes au tabou, un fossé

homme/femme et entre générations, et enfin une relation à l‟histoire très particulière – nous y

reviendrons.

Finalement, c‟est peut-être aussi ce tabou qui rend ces femmes aussi pudiques. Presque jamais

une trace d‟émotion ne leur échappe. Dans l‟intimité, elles se retirent quand l‟émotion les saisit : c‟est

ce que fait la grand-mère, tandis que Leila Kilani reste longuement à filmer sa place restée vide, c‟est

ce que fait à un autre moment sa fille, qui bouscule le caméraman, qui la suit jusqu‟à la porte, qu‟elle

referme. Mais ces mouvements de pudeur, assez surprenants quand on pense à la tradition des

« pleureuses », ne sont pas les mêmes dans des lieux « officiels », soit, les bureaux de l‟Instance. En

effet, pour des raisons pratiques, d‟une part, n‟étant pas dans un domaine qu‟elles connaissent et qui

leur est intime, les femmes ne peuvent se retirer pour pleurer en secret. Mais on peut penser également

que si Rouquia se permet de verser de grosses larmes qu‟elle essuie avec son mouchoir pendant

l‟ultime visite à la Commission, c‟est que cette visite équivaut à reconnaissance de la mort du disparu,

et entame le véritable processus de deuil. Les larmes peuvent donc devenir publiques.

iii) Figuration cinématographique de ces valeurs

Ces diverses « valeurs » sociales, qui sont comme la part sombre de la société, comme les

« années de plomb » sont la part sombre de l‟histoire du Maroc, sont figurées par un certain nombre de

procédés cinématographiques.

1 La réussite se mesurant au gain d‟argent, à l‟ascension sociale, à l‟influence sociale.

2Colonna, Fanny, et Daoud, Zakya, (textes réunis par), Etre marginal au Maghreb, Collection « Etudes de

l‟Annuaire de l‟Afrique du Nord », Institut de Recherche et d‟Etudes sur le Monde Arabe et Musulman, CNRS

Editions, 1993 – chapitre intitulé « Lamalif, une entreprise en tension », Zakya Daoud. 3 Voir à ce sujet le chapitre sur « L‟ordre symbolique » et les articles de Yamina Fekkar et Monique Gadant dans

Gadant, Monique, et Kasriel, Michèle, (sous la direction de), Femmes du Maghreb au présent, Editions du

CNRS, Centre Régional de Publication de Marseille, 1990

96

De fait, on a déjà souligné l‟importance du silence dans le film de Leila Kilani, ainsi que des

scènes de nuit et d‟ombre. On peut évoquer les effets de flou (plans très rapprochés sur un détail, et

passage de personnes au premier plan, donc encore plus près et plus flous…), d‟ombre et de mobilité

de la caméra que Leila Kilani utilise presque systématiquement dans ses scènes de rue (les scènes de

ponctuation), pour connoter à la fois le secret de la clandestinité, mais peut-être aussi le poids du tabou

et de la peur supportés par ceux qui cherchaient sans chercher leurs disparus. A cela, on peut ajouter

un décentrement presque systématique du cadre : soit trop orienté vers le haut des immeubles, soit vers

les jambes des passants, soit focalisant sur un détail anodin (un croissant vert de pharmacie, une

lumière de lampadaire) comme figurant un regard indirect, méfiant, dévié.

B) La voix des femmes1

1) Le regard d’une femme

La question de la féminité stylistique est un point extrêmement problématique. A première

vue, il nous paraît assez impossible, stylistiquement, de déterminer que tel film a été tourné et réalisé

par une femme plutôt que par un homme. Les différences marquantes entre documentaires que nous

avons proposées jusqu‟ici concernaient davantage : le style, la mise en scène, la sensibilité, le sujet, la

profondeur, la destination (cinéma ou télévision, et dans les sujets télévisés, s‟il s‟agit d‟un reportage

long, ou d‟un reportage pour JT).

En réalité, et c‟est vrai pour tous films ou livres de femmes, l‟hypothèse d‟une féminité du

regard trouve sa confirmation non dans le style, mais dans le regard, c‟est-à-dire dans le traitement du

sujet, des personnages, et en particulier des personnages féminins. On a évoqué longuement

l‟empathie de la réalisatrice au Maroc qu‟elle filme. Cette empathie se mesure tout particulièrement à

son rapport aux femmes qu‟elle filme : c’est-à-dire à ce qu’elle arrive à obtenir d’elles.

Qu‟en est-il des personnages-hommes ? Il semble qu‟Hassan al Bou ou Mohamed Errahoui,

personnages éduqués, politisés, se confient à elle (d‟ailleurs, pas vraiment « devant » la caméra pour

ce qui est de Mohamed Errahoui dans le film, mais nous lisons ses confidences dans le scénario)

comme à un être asexué, mis en confiance par sa connaissance de leurs passés, sa curiosité, son

empathie. En revanche, pour ce qui est de Saïd Hadan, il semble qu‟il dévoile à Leila Kilani sa

fragilité, ses hésitations, sa souffrance, sans fierté virile, comme à une sœur. Il est certes également

vrai que d‟une part Saïd parle peu de lui, ou le fait avec une présence nombreuse autour de lui ; et

d‟autre part, la seule personne à laquelle il se confie le plus est ce membre de l‟instance, qui lui

déclare « Vous allez remonter la pente ».

1 Voir Annexes iconographiques n°7.

97

La spécificité de Leila Kilani serait donc dans son rapport aux femmes. Cette hypothèse se

vérifie lorsqu‟on l‟applique, par exemple, à Simone Bitton. Celle-ci, en effet, dans Ben Barka

l’Equation Marocaine, utilise un mode d‟interview plutôt traditionnel quand il s‟agit d‟interroger

d‟anciens résistants, et de hauts dignitaires – face à face et discours relativement convenu de la part de

l‟interrogé. Mais lorsqu‟il s‟agit de transmettre à l‟écran la voix encore fortement sexuée, et non

socialisée ni militante des trois sœurs de Ben Barka, le rapport établi semble tout d‟un coup beaucoup

plus intime, beaucoup plus hors-norme. Hors-norme, car elles parlent en arabe dialectal. Hors-norme,

car si elles semblent un peu empruntées, dans leur djellaba du dimanche, face à la caméra, elles

laissent échapper des plaisanteries, des rires, et l‟atmosphère se détend, une complicité se crée.

Cette hypothèse se confirme également lorsqu‟on confronte ce film à la quasi-absence de

femmes dans les films de Davy Zilbverfajn – où l‟on voit seulement Aïcha Salah, à l‟arrière-plan, et le

visage impassible – ou de Claude Lanzmann1. Lorsqu‟on regarde les reportages télévisés consacrés au

Maroc, les femmes qui acceptent de parler sont assez rares, et sont soit des berbères virulentes et

folkloriques2, soit des femmes modernes, sans voiles, mais qui gardent leurs lunettes noires

3. La

femme marocaine « lambda » ne s‟exprime pas, et elle apparaît seulement, fugitive, dans les scènes de

rue, enveloppée dans sa djellaba grise.

Ce qui spécifie donc le « film » documentaire de femme, c‟est le ton de confidence instaurée

entre la cinéaste et son personnage féminin. Que l‟on pense, dans un tout autre registre, à Jane Birkin

se confiant toute à Agnès Varda dans Jane B. (et jusqu‟à son goût un peu morbide pour les animaux

empaillés…). Il est certes vrai encore une fois que les personnages ne s‟adressent pas directement à la

réalisatrice. Mais c‟est toutefois devant elle qu‟ils s‟expriment, donc, cette confidence, cette intimité

joue quand même, par le simple fait que les femmes filmées (on pense ici surtout aux Aït Sheikh

Harrafi) acceptent de dévoiler leur propre intimité devant la caméra.

2) Entre-femmes

De fait, quand on voit ces scènes des trois femmes Harrafi, ou celles où la mère de Mohamed

Errahoui déplore avec une autre mère son écervelé de fils, ou raconte, face-caméra, que « le Makhzen

c‟est comme les abeilles », on a le sentiment d‟avoir pénétré cet « entre-femmes », que l‟on quittera à

la fin du film : lors de la cérémonie finale, en effet, les femmes sont séparées des hommes, et, si l‟on

regarde le salon « des hommes » de l‟extérieur, on commence également à prendre nos distances avec

le « coin » femmes, silencieuses, qui s‟affairent dans la cuisine, ne nous parlent plus, ne nous

regardent plus.

1 Voir à ce sujet la prometteuse thèse en cours de Jennifer Cazenave sur la « Femme et son absence dans les

Rushes de Shoah ». 2 Envoyé Spécial, 2005.

3 Voir Journal télévisé de 20 heures, TF1, 24/07/1999 : reportages sur la mort d‟Hassan II

98

Cet entre-femmes, c‟est d‟abord une certaine complicité ou détente des rapports entre la

réalisatrice et ses personnages. De fait, à la différence des sœurs de Ben Barka qui avaient revêtu leur

plus belle djellaba pour l‟occasion, la mère de Mohamed Errahoui comme Rouquia Aït Sheikh nous

apparaissent dans ces espèces de pyjamas d‟intérieur en coton usé, ou dans une couverture négligée.

On voit par exemple au moins une fois Rouquia avec ce fichu « intermédiaire » qui retient les cheveux

à l‟intérieur et au quotidien, et qu‟on dissimule sous le foulard lorsque l‟on sort ou que l‟on reçoit.

Cet entre-femmes, c‟est également cette complicité qui apparaît au sein du salon marocain, et

est habilement mise en scène comme nous l‟avons déjà analysé : à la différence des sœurs de Ben

Barka, alignées sur une banquette, les trois femmes sont réparties dans le salon de manière à

« échanger ».

Cet entre-femmes, c‟est enfin la transmission d‟une mémoire en rétention. Une passation entre

générations. C‟est d‟abord Rouquia qui raconte ce qu‟elle sait à Zineb : « Tant de gens ont disparu ma

petite ». C‟est ensuite Zineb, qui houspille sa grand-mère : « Tu savais qu‟il était dans une

organisation secrète ? Tu savais ? Parle ! [enti „arfa ? Gouli !] ». C‟est également un désarroi partagé

(à 41‟) quand les témoins refusent de parler, quand l‟enquête n‟avance pas et que la douleur de remuer

inutilement un passé douloureux les habite toutes trois : les voix qui se surajoutent, oui il a dit ça, oui

il a dit qu‟il le reconnaîtrait, et le lendemain, il n‟y a plus personne – et enfin le silence abattu final.

C‟est enfin la douceur de Zineb pour « expliquer » à sa grand-mère le rapport de la commission : « Je

ne sais pas comment lui expliquer. […] Tu comprends ? [fehmti ?] ».

3) Les femmes contre les hommes

a) Lectures anthropologiques et sociologiques

Tous les écrits anthropologiques qui se penchent un tant soit peu sur la situation de la femme

dans le monde arabo-musulman s‟accordent là-dessus : la femme est définie en fonction de l‟homme

qui lui est le plus proche : son père d‟abord, son mari ensuite, son fils enfin. La femme acquiert un rôle

premier dans la société, et est reconnue comme femme une fois qu‟elle est mère d‟un fils. Ceci crée

alors un rapport très particulier du fils à sa mère : Camille Lacoste-Dujardin les appelle « des hommes

sous influence »1, qui restent toujours, quoi qu‟il arrive, le fils de leur mère. Malek Chebel baptise

quant à lui cette relation le « Manternel » (en référence à la Mante religieuse)2. Le Manternel, c‟est

« une relation privilégiée, exclusive et inconsciente entre une mère berbère ou arabe, et son fils ». Il

correspond également à un « cycle particulier d‟intériorisation de la loi sociale, avant de devenir la loi

sociale elle-même. » C‟est-à-dire que ce système, comme il consacre la primauté masculine, consacre

1 Lacoste-Dujardin, Camille, Des mères contre les femmes, maternité et patriarcat au Maghreb, éditions la

Découverte, 1996. 2

Article « annexe » à : Dore-Audibert, Andrée, et Bessis, Sophie, (sous la direction de), Femmes de

Méditerranée, Politique, religion, travail, Karthala, 1995.

99

par la même occasion la primauté de la mère de l‟homme, du fils. La référence au père (à l‟homme,

l‟époux qui a engendré le fils) est donc omniprésente, tout en étant secondaire, puisque c‟est « le

féminin qui le met en scène, qui le dramatise ».

C‟est donc l‟enfant qui donne naissance à l‟épouse, c‟est lui qui donne naissance à la mère, c‟est lui qui

donne naissance à la grand-mère, c‟est lui enfin qui donne naissance à l‟individu-femme, dont l‟avènement

n‟a lieu véritablement que bien longtemps après la ménopause.

Et finalement, la façon dont on conçoit la masculinité dans les sociétés musulmanes est

largement tributaire de l‟image de la « bonne masculinité » imaginée par les « mères-épouses-

femmes », image qui correspond elle-même à une intériorisation de la norme (la prééminence

masculine) par ces femmes.

b) Mère-fils

Sans pousser plus avant, il nous semble que ces « modèles » anthropologiques sont assez

éclairants pour comprendre les attitudes des femmes dans le film. En particulier celle de la mère de

Mohamed Errahoui. En effet, celui-ci, qui s‟est confié à Leila Kilani « hors caméra », (nous en avons

des traces dans le scénario), se fait docile, résigné, silencieux en présence de sa mère, et la laisse

raconter sa version des faits. Elle le réfute souvent, lui reprend la parole : « N‟importe quoi, vous

n‟auriez rien dit, rien fait. » Elle le domine.

c) L’attente des femmes

Dès lors, on comprend mieux l‟importance de l‟attente du mari pour ces femmes de disparus :

pour la mère de Saïd, pour Rouquia. Pour toutes les deux, la disparition de leur mari les rendait

vulnérables – elle leur faisait perdre le statut et la sécurité sociales que l‟« homme » confère à sa

femme. De fait, la mère de Saïd a changé de nom. Rouquia s‟est fait dépouiller et chasser de son

logement. Ainsi, s‟il nous a semblé que l‟entre-femmes étaient un élément structurant de la

communication entre générations, il apparaît aussi clairement que l‟âme et l‟ossature d‟une famille,

c‟est ce père, ce grand-père, ce mari qui manque. Qui manque aux femmes de sa famille, ces femmes

qui dans la société musulmane marocaine doivent toujours se situer par rapport à lui. Qui manque à

son fils, pour qui il devrait être un modèle, certes distant, un initiateur – la marque de son identité,

celui dont il porte le nom, celui qui lui a transmis vie et virilité1. C‟est cette importance du père, de

l‟homme ou du fils dans la société musulmane qui permet de comprendre la grandeur, l‟embarras et le

tragique de cette « attente des femmes » de vingt ou trente ans.

1 Et justement, la mère de Saïd Hadan lui a fait abandonner le nom de son père (Bouchta), par peur. Le manque,

le reniement, la castration et la nécessité de renouer les liens avec l‟absent sont donc encore plus forts.

100

d) Les gardiennes de l’ordre social

Mais les anthropologues montrent également que la femme intériorise ce système social qui

sacre la prééminence masculine : elles en deviennent les gardiennes, car l‟intégrer et le contrôler, c‟est

le seul moyen de devenir une matrone et d‟avoir un peu de pouvoir.

C‟est pour cela que la mère de Mohamed Errahoui, aussi fière qu‟elle puise être

« humainement » d‟avoir un fils, condamne « socialement » son action. Elle condamne son fils, car il a

été en prison (honte sociale), car il s‟en est pris au Makhzen (hybris social), car il n‟est pas devenu

quelqu‟un (déchéance sociale). Car il n‟est pas devenu un homme important dans sa famille et dans sa

société, en dépit de sa bonne éducation et de ses études supérieures – importance qui aurait consacré

ensuite sa propre importance sociale, en tant que « mère ».

On retrouve un peu ce schéma dans les rapports entre Hassan al Bou et sa première nièce (loin

d‟être une matrone traditionnelle, elle reste gardienne de l‟ordre social). Celle-ci éprouve certes de

l‟empathie pour son oncle, et la souffrance qu‟il s‟est imposée « pour rien » en s‟engageant et se

rebellant contre l‟État, mais en même temps il la déçoit, la dégoûte presque : mon oncle est un homme

qui reste enfermé dans sa chambre, « je n‟ai pas vu mon oncle devenir quelqu‟un. »

e) Homme contre femme, langage politique contre langage social

Même si ce genre de partition gène les féministes occidentales, on voit clairement dans ce film

une opposition entre un pan socialo-émotionnel féminin et un pan politique masculin. Ce fossé traduit

un fractionnement social et familial : les hommes décident, les hommes ont le pouvoir officiel, le

pouvoir des mots. Les femmes, elles, contrôlent un domaine beaucoup plus subtil, familial, purement-

social, et qui relève surtout du non-politique absolu.

Ainsi, on l‟a vu, ce sont les femmes qui disent les attentes sociales qu‟elles ont (que la société

patriarcale a) des hommes : que tu deviennes quelqu‟un, dans ta famille et dans ta société etc. D‟autre

part, les femmes rapportent tout à l‟affect : « toi tu souffres vraiment », dit la nièce à Hassan al Bou.

« Il était maigre comme un clou » raconte la mère de Mohamed Errahoui. Enfin, quand on écoute

Rouquia parler, elle savait que son mari était dans une organisation secrète1, mais : « que voulais-tu

que je dise ? », « il ne me disait rien ». Cette femme, qui regrette tant son mari, a été systématiquement

exclue par lui de ses activités politiques quotidiennes. Elle ne peut donc en donner qu‟un regard

extérieur : « il disparaissait, parfois une semaine, parfois il rentrait à trois ou quatre heures du matin ».

Celui-ci ne lui disait « rien » (les hommes et les femmes se parlent peu, dans la société musulmane

traditionnelle), et le peu qu‟il lui disait, elle ne le comprenait pas, n‟étant pas initiée (et analphabète

par-dessus le marché) au vocabulaire politique.

1 Et pourtant elle croit que le syndicat pourra malgré ça l‟aider, ce qui témoigne à nouveau, s‟il était nécessaire,

de sa non-compréhension de la réalité des activités de son mari… On lit ainsi dans Femmes de Méditerranée :

« Les mécanismes généraux qui régissent l‟exclusion des Marocaines sont articulés autour du religieux ».

101

Mais en réalité, et comme on l‟a déjà fait remarquer, cette exclusion des femmes d‟une

certaine sphère du domaine publique, qui conduit à leur non-compréhension de cette sphère, n‟est

qu‟un des avatars d‟une non-communication et d‟une exclusion traditionnelle des femmes par le

religieux1. Cette exclusion est mise en évidence à la toute-fin du film : Leila Kilani filme la cérémonie

religieuse de l‟extérieur. Elle nous la retransmet par une série de « plans hollandais » qui met en avant

la porte (certes ouverte) qui sépare les femmes de la cérémonie. Un plan à ce sujet est particulièrement

frappant : on y voit Rouquia, assise seule sur une banquette, et au fond, en défilé, à travers la porte, les

hommes assis de leur côté.

Quand Leila Kilani filme les jeunes nièces, ou Zineb, elle se demande en même temps : est-ce

que cette situation, ce statut est en train de changer ? Il est vrai que ces jeunes femmes sont davantage

« rentre-dedans ». Elles posent les questions. Elles ne se résignent pas, ne se suffisent pas du silence

des hommes, de l‟exclusion et l‟ignorance où ils les gardent. Elles expriment leur demande, leur point

de vue. Mais elles ont toujours néanmoins ce discours matérialiste, social et empathique qui les

empêche de comprendre l‟intérêt du militantisme, de l‟engagement politique. Leur discours se porte

sur l‟existant, le bonheur, etc., alors que le discours militant (de Hassan al Bou) dissèque un

mécanisme social avec des mots politiques : Hassan al Bou, pour parler de son suicide, dit qu‟il a été

vaincu, qu‟il s‟est tu, qu‟il a cessé de dénoncer le Makhzen, quand sa nièce lui répond en lui parlant de

sa souffrance, de son malheur.

4) L’officiel, le politique, le sérieux, contre les femmes :

Assez naturellement, cette exclusion des femmes se répercute dans les locaux mêmes de la

commission. On a déjà évoqué le silence de Rouquia lorsqu‟il s‟agit d‟aller témoigner à la

Commission. Mais ici, nous pensons surtout à la scène de 2007, où les femmes apprennent le verdict :

on ne sait rien de leur père, on ne va plus chercher, mais l‟État reconnaît qu‟il s‟agit d‟une disparition

politique, et les indemnise. L‟organisation de l‟espace, cette vaste table, ces deux groupes blottis

chacun à un coin de la table reflètent déjà une première séparation. La mise en scène et le montage de

Leila Kilani, en créent une nouvelle, avec une alternance rigoureuse de plans rapprochés symétriques,

tantôt du point de vue des femmes, tantôt du point de vue des hommes de la Commission, le tout

encadré par des plans d‟ensemble, d‟abord globaux, puis sur chacun des groupes.

De plus, cette partition homme-femme se fait sentir dans la répartition du temps de parole au

cours de cette dernière scène. Les hommes de la commission parlent, expliquent, exposent. Rouquia

pleure, sa fille opine du chef, Zineb risque enfin : « Mais on aurait voulu savoir… », d‟un ton timide,

soumis, n‟osant pas risquer le ton véhément et indigné qu‟elle a chez elle, quand elle déplore que les

témoins leur font faux bond. Les femmes se font soumises et silencieuses face aux hommes de la

1 Celles-ci n‟ont par exemple pas le droit d‟assister à l‟inhumation des défunts. Celles-ci sont rejetées dans une

partie privée et invisible de la mosquée.

102

Commission, représentants d‟un certain ordre social, et utilisant un certain langage soutenu et politisé.

Aucune d‟elles n‟ira se confier à eux, comme Saïd Hadan le fait.

5) Le récit « traditionnel »

Le langage féminin diffère donc grandement du mode d‟expression d‟Hassan al Bou, ou de

Mohamed Errahoui et ses compagnons : en effet, ceux-ci, convoqués par l‟instance, expriment

clairement leurs demandes. Si le langage féminin n‟est pas politique, quel est-il ? Parmi les

déclarations de femmes que Leila Kilani recueille pour son film, on peut lire en filigrane tout un passé

de tradition orale, tout un monde de phrases imagées, de proverbes, de légendes – qui font en partie la

non-historicité et la non-politisation de cette langue. Une langue qui a plus le statut anhistorique du

mythe et la non-objectivité de la métaphore – ce à quoi on peut ajouter une datation généralement

floue de la part de Rouquia. Le temps d‟une phrase, le temps d‟un souvenir, les femmes se remettent

dans la peau des conteuses d‟autrefois1, et ce qu‟elles nous racontent peut dater d‟aujourd‟hui ou d‟il y

a vingt ans, cela semble toujours sorti d‟un passé immémorial, et acquiert dès lors le statut de conte ou

de mythe : « Tant de gens ont disparu ma petite… ». Les expressions figurées ancrent l‟histoire dans

un langage commun et dans un passé ancestral. Ce langage des grands-mères a fort peu à voir avec la

parole libérée, le langage « masculin », le militantisme assumé des femmes qu‟interroge Carmen

Castillo.

Il y a par exemple ce terme arabe, « m‟ghbar » que Leila Kilani traduit par « réduit en

poussière, volatilisé »2 qui définit, en évitant de le dire vraiment, le statut du disparu politique. On

l‟entend, dans toutes les bouches, celle de Rouquia, de sa fille, celle de la mère de Saïd. Il y a ensuite

cet autre mot, « le makhzen » tout aussi figuratif (qui signifie l‟entrepôt, le magasin), et désigne l‟État.

Il y a enfin, ces mots tout aussi figuratifs, ces mots de femmes : « on a courbé l‟échine et serré les

dents3 », explique Rouquia pour figurer son calvaire. Plus tard, la mère de Mohamed Errahoui nous

raconte sa petite parabole pour faire comprendre le pouvoir du Makhzen, et son danger : « Le

Makhzen, c‟est comme le fleuve, le Makhzen, c‟est comme les abeilles4 ».

Puis, pour clore une conversation, les mères utilisent les proverbes. Les proverbes qui aident à

supporter le réel avec fatalisme, ramènent la grandiloquence à la résignation, concluent comme une

sentence, aident à qualifier une situation par les mots de toujours. « Les lamentations sont bien belles

et la mort n‟est qu‟une souris. », « Remuer les cendres du passé ne fait que remonter un goût amer. »,

« La source de l‟eau est trouble, on n‟a nulle part où puiser. »

1 De Schéhérazade ?

2 Voir p.20 du premier projet de scénario.

3 Image qui évoque à la fois les douleurs de l‟accouchement, et la souffrance de l‟Homme travaillant la terre

après la Chute. 4 Qui bourdonne, qui pique, et garde son miel pour ses abeilles uniquement. Un essaim qu‟il ne faut pas

provoquer, qu‟il faut laisser à son office.

103

On peut d‟ailleurs penser que les intertitres choisis par Leila Kilani évoquent ce côté figuratif

et mythologique de la langue féminine « ancienne » (celle des grands-mères). Leila Kilani pense dans

son scénario cette tonalité mythique qu‟elle veut donner au film en terme de « tragédie grecque »

(p.33 du scénario définitif) : « La tragédie présente l‟histoire de protagonistes, victimes de la fatalité.

[…] Le chœur représente la Cité […]. » Mais il s‟agit d‟un modèle littéraire classique qui lui permet

de penser une situation propre au Maroc. On peut donc tout à fait et à juste titre rapprocher le seul

discours direct que Leila Kilani a sur son film (les intertitres) également de ce type de pratiques

langagières féminines traditionnelles. De fait, ces titres les évoquent fortement : « le désordre des

origines » comme « le chaînon manquant », sans être des citations strictes, évoquent fortement ce que

disent les trois femmes Harrafi à diverses étapes de leur enquête (« la source de l‟eau est trouble », dit

Rouquia, « tout est obscur le concernant, tant de choses », ajoute Zineb). A l‟inverse, « la fin

d‟Utopie » et « le feu des montagnes » sont de claires allusions au discours d‟Hassan al Bou, qui

utilise également à sa façon un langage imagé, en particulier dans la chanson militante qu‟il entonne à

la fin du film, où les paroliers ont fait en sorte de ré-susciter une sorte de mythologie imagée

marocaine : « nous embraserons les montagnes » (les montagnes, l‟Atlas, élément clef de la

géographie et de l‟identité marocaines). Le choix de tels intertitres, mystérieux au premier abord, peut

donc être lu comme suit : Leila Kilani prend le relais des autres « langues féminines » du film pour

proposer sa propre lecture figurée et métaphorique1 de l‟évènement, son propre récit, son propre conte,

un presque-mythe.

C) L’individu et le Makhzen

A travers ce que nous disent ces femmes qui ont attendu pendant des décennies leurs hommes

dévorés par le Makhzen, on devine ce poids de l‟État et du roi dans le quotidien des Marocains. Le

poids de la terreur de l‟État moderne, amplifié par tout un poids de peurs presque religieuses et de

respect ancestral. Mais justement, prendre la parole, grâce à l‟Instance, et surtout devant la caméra de

Leila Kilani, n‟est-ce pas déjà se libérer de ce poids, de cette terreur, et affranchir l‟individu de la

dictature mentale du Makhzen ? En ce sens ne peut-on dire que le film et l‟Instance opèrent une sorte

de catharsis, comme la place Tahrir a désacralisé le nom de Moubarak, et le XXe congrès du PCUS

celui de Staline ? Le choix de Leila Kilani de faire parler des personnages anonymes est en ce sens

déjà révélateur.

1 Distanciée aussi : éduquée, elle utilise une grille de lecture (la tragédie grecque) héritée de ses études classiques

en France.

104

1) Le Makhzen « c’est comme le fleuve »

Car de fait, traditionnellement, nous sommes dans une société où l‟individu n‟a pas de valeur :

il se définit par son groupe (sa tribu, sa famille, son père, son mari, son fils), et par son allégeance au

roi, au Makhzen. Le Makhzen, cette « nébuleuse politico-administrative sur laquelle repose le pouvoir

au Maroc, faite de soumission, de rituels, de cérémonies, de traditions ; une conception spécifique de

l‟autorité qui imprègne l‟ensemble de la classe politique », comme l‟exprime très bien Leila Kilani

(p.20 du scénario définitif) : une nébuleuse lointaine et toute puissante, arbitraire et impénétrable,

comme Dieu.

Et le Makhzen trouve la légitimité de sa violence dans son utilité : il est là pour unifier le

Maroc, tenir ensemble le grand Maroc, tenir ensemble le peuple marocain derrière le roi – car il ne

faut pas oublier que le Maroc connaît également une certaine tradition de révolte tribale contre le

Makhzen trop présent.

La parabole de la mère de Mohamed Errahoui est très éclairante à ce sujet, et dit tout : le

Makhzen, c‟est une entité immense et toute puissante, qui peut broyer un individu. Avec le Makhzen,

on a en quelque sorte la réunion d‟un principe folklorique et traditionnel, et d‟un principe totalitaire :

Pourquoi se frotter au dragon ? Le Makhzen, c‟est comme le fleuve. Il enrichit certains, il en broie d‟autres.

Mais enfin, le Makhzen, pour rester juste et honnête, si tu ne lui cherches pas des poux il ne te touche pas.

Le Makhzen c‟est comme les abeilles. Quand le soleil est chaud, si tu t‟éloignes de la ruche, tu n‟as aucun

problème. Par contre si tu la touches, elles vont t‟attaquer, et te recouvrir jusqu‟à ce que tu tombes à terre.

En somme, le Makhzen broie les individus. Mais si l‟individu reste tranquille et n‟exerce pas

sa liberté d‟opinion, il pourra garder la liberté matérielle, et se maintenir individu, faisant le gros dos.

Or, la Commission offre la possibilité à ses anciennes victimes de dire ce qu‟elles veulent sur

ce que le Makhzen leur a fait. Et Leila Kilani également leur offre une tribune, non seulement pour

réfléchir à leur propre expérience, mais pour réfléchir au rôle du Makhzen dans leur destinée (c‟est le

cas de la mère de Mohamed Errahoui ou d‟Hassan al Bou), ou contester certains de ses choix dans la

mise en place de l‟IER (amnistie au lieu du procès des coupables ou du régime).

2) Fatalité du pardon ?

Une telle conception de l‟État entraîne la position dominante de la part des « sujets » du roi :

lâcheté et autoprotection. Ceci s‟oppose absolument à la position des militants et des révolutionnaires.

Cette dernière oppose la volonté à la velléité. La première au contraire n‟invite pas à se ressaisir, à

agir. Les propos de la mère de Mohamed Errahoui révèlent donc une caractéristique importante de la

société marocaine : la résignation, le fatalisme.

Leila Kilani l‟écrit d‟ailleurs dans son scénario : « les protagonistes, victimes de la fatalité.

Cette fatalité est née de la volonté des dieux », mais elle pense à la fatalité de la tragédie. Or nous

sommes bien ici en présence d‟une fatalité « marocaine ». Il faut peut-être rappeler ici ce que Spinoza

105

et ses contemporains désignaient par « fatalisme mahométan » : le turc campera dans une ville où fait

rage la peste, car s‟il meurt de la peste, c‟est que ce sera son destin, et qu‟il ne pouvait y échapper.

C‟est peut-être ce fatalisme, cette conception du destin qui donne au peuple marocain

globalement, et à ces femmes en particulier, ce fatalisme, cette docilité, cette résignation. Et de fait, la

nièce d‟Hassan al Bou l‟explique clairement, en réponse à un proverbe proféré par Hassan al Bou, et

presque sous la forme d‟une révolte contre ce langage convenu :

[Hassan :] Mets l‟anneau de la sagesse sur ta bouche. [la nièce :] : Éyé [oui]. Dans notre société on dit

toujours que c‟est le destin [mktab, ce qui est écrit], si quelqu‟un a un accident on dit que c‟est le destin,

frapper quelqu‟un à mort, c‟est le destin, on va en prison, c‟est le destin. Si t‟avais rien « fait », t‟aurais pas

provoqué ton destin.

Dans cette phrase, la jeune femme joue habilement avec les conventions sociales. D‟une part,

elle se joue de cette notion de destin, de ce fatalisme, alors que ce sont en réalité nos actes qui nous

mènent là où on dit que le destin mène. Et d‟autre part, elle se sert de cette notion traditionnelle pour

accuser son oncle d‟une façon assez retorde, puisqu‟elle joue sur deux tableaux : elle lui reproche à la

fois d‟avoir « fait » quelque chose, ce qui l‟a mené en prison, et elle lui reproche d‟autre part de

vouloir le dire, en parler, comme si les mots pouvaient défaire quelque chose à ce « destin », auquel on

ne peut rien faire ; elle lui reproche enfin d‟avoir été victime de ce destin, et de n‟avoir rien fait pour

s‟en sortir. Tout en en faisant un usage assez ambigu (elle n‟est pas dupe), son intervention explique

clairement une valeur propre à la société marocaine.

Et c‟est peut-être finalement ce ressort-là, que le roi Mohammed VI a fait jouer, lorsqu‟il a

appelé au pardon et à la réconciliation, pour justifier sa volonté de ne pas faire comparaître les

coupables. Comme l‟explique Pierre Hazan dans son chapitre « Pardon collectif en terre d‟Islam »1,

Mohammed VI a tenté de faire jouer la même interprétation culturaliste que Desmond Tutu avait

élaborée pour faire passer sous couvert du pardon la nécessité politique de l‟amnistie. Il a ainsi eu

recours à la fois au religieux et au politique pour défendre l‟impunité accordée aux tortionnaires. Lors

du discours du 6 janvier 2006, il commence par citer le Coran : « Absous d‟une belle absolution ». Il

précise ensuite que l‟IER ne sera pas un tribunal mais un examen collectif d‟une page d‟histoire, avant

de finir sur l‟argument culturaliste : la culture marocaine ignore la vengeance (mais une sanction est-

ce une vengeance, remarque Pierre Hazan ?). En réalité, si cette amnistie est acceptable, c‟est au nom

d‟un certain réalisme politique : le but est d‟établir et de légitimer un État de droit plus que de

réprimer des crimes commis. Néanmoins, au lieu de faire jouer la fibre politique du peuple marocain,

en déclarant ceci (et en particulier quand il assène que la vengeance n‟est pas une tradition marocaine),

il s‟appuie largement sur la résignation et le fatalisme supposé de son peuple2, à la fois pour inventer

une telle sentence culturelle (la justifiant par ce tempérament marocain), et pour faire passer cette

1 Pierre Hazan, Juger la Guerre, Juger l’Histoire, Du bon usage des commissions de vérité et de la justice

internationale, Presse Universitaire de France, 2007, pp.139-192. 2 Les évènements actuels semblent lui donner tort, mais il est peut-être trop tôt pour le dire...

106

impunité (comptant sur cette passivité pour éviter la contestation) – impunité qui a été questionnée de

façon bien plus véhémente en Afrique du Sud, comme on le voit dans le film de Van In, ou en

Amérique du Sud, où les lois du Punto final ont fini par être revues.

Et de fait ce fatalisme semble imprégner tout le travail de la Commission, et les demandes

mêmes que lui posent les « victimes ». L‟IER est là pour essayer de résoudre les cas, retrouver les

morts, mais en aucun cas pour réparer, faire justice et défaire ce qui a été fait. Le destin est le destin.

Tout ce qu‟on peut faire c‟est alléger légèrement le fardeau qu‟il constitue par l‟aide financière.

3) Rupture dans la continuité ?

On a donc vu que l‟IER avait tenté d‟instaurer une forme de rupture, en redonnant la voix à

l‟individu, qui s‟était tu jusque-là face à la puissance oppressive du Makhzen.

Mais la rupture des rapports traditionnels au Makhzen ou au pouvoir n‟est pas si nette.

D‟abord parce que le Makhzen est toujours là et n‟a pas été détrôné : il y a seulement eu un

changement de roi, et non de régime, et de ce fait la Commission ne peut mettre en cause ni les

responsables de police qui sont également les bourreaux, ni le Makhzen, ni le roi – et cette situation est

déjà un grave problème, pour un plein accomplissement de la justice transitionnelle. Les rapports entre

l‟individu et le pouvoir sont toujours chargés de fatalisme et de non-dit. Les tabous perdurent, et nos

personnages auront toujours du mal à poser les questions qui fâchent face à l‟instance, à revendiquer

de savoir la vérité, à revendiquer de voir les corps, comme le font sans hésiter les sud-africaines. La

société marocaine reste décidément grevée de tabous et emprunte de timidité – en dépit de l‟apparente

vivacité langagière de ses membres.

Ces gens du peuple qui sont nos personnages ont toujours une humilité face aux membres de

la Commission – comme s‟ils reproduisaient avec elle le rapport modeste et soumis qu‟ils ont au

Makhzen – comme si la Commission restait un organe du Makhzen – « les dieux de l‟Instance », écrit

d‟ailleurs quelque part Leila Kilani. Et de fait, quand la Commission elle-même est impuissante à

apaiser les doutes et à résoudre les cas, le personnage, que ce soit Saïd Hadan ou Zineb Harrafi, glisse

une question, et cette question, c‟est le fond du problème, c‟est ce qui le torture depuis trois ans, mais

il la formule doucement, gentiment, timidement, comme si elle n‟avait pas d‟importance : « J‟aurais

voulu assister au ré-ensevelissement », « on aurait voulu savoir. » La distance entre ceux qui ont la

parole officielle et les autres perdure, et se fait flagrante dans les dernières scènes : la Commission,

dans son rapport, se fait voix du politique, des réformes, des grands noms, des grands disparus, mais

n‟évoque pas les petits, les noms cachés derrière ces « destins inconnus », le « grand-père » de Zineb.

Et c‟est également comme un Dieu un peu arbitraire, une branche du Makhzen, que le

Makhzen a bien voulu faire fleurir, mais seulement un temps, que les membres de l‟Instance disent,

avec assez peu de tact, sans conscience dirait-on de la souffrance que le retour en force de ces

souvenirs dans le quotidien des victimes a pu susciter : « nous devons clore le dossier ».

107

L‟individu, soumis et fataliste, reste tributaire d‟une instance supérieure officielle, qu‟on

l‟appelle Makhzen, État, monarchie ou « Instance Équité et Réconciliation »...

D) Justice, cinéma et discours historique

Le défilant qui ouvre le film de Leila Kilani propose une mise en contexte historique des

années de plomb, de l‟histoire de nos personnages, et du travail de l‟IER.

1956. Le Maroc accède à l‟indépendance. Dès le début des années 60 et de manière plus lourde dans les

années 70 et 80 les autorités marocaines ont eu recours à la pratique des disparitions forcées pour faire taire

les mouvements d‟opposition. La répression frappait les membres des groupes d‟opposition, mais aussi les

simples citoyens. De manière extensive, les membres des divers groupes d‟opposition étaient enlevés et

détenus illégalement dans des centres secrets. Casernes, fermes, villas, hangars d‟aéroport ont aussi servi de

centres de détention pour des périodes allant de quelques semaines à des années. En janvier 2004 le roi

Mohammed VI annonce la mise en place d‟une commission pour l‟Equité et la Réconciliation qui doit

enquêter sur la violence d‟État. « L‟objectif est que les Marocains se réconcilient avec eux-mêmes et avec

leur histoire. » Quelques 30 000 dossiers affluent au siège de la commission.

C‟est donc que dans une certaine mesure, Leila Kilani, qui a fait des études d‟histoire, est

consciente de la nécessité de contextualiser son sujet, de son intérêt historique, et de son statut

potentiel de discours historique. De fait, chacune de ses versions du scénario est introduite ou conclue

par de longues pages qui précisent exactement les circonstances historiques des « années de plomb »,

et dont le défilant est un résumé. En outre, la littérature sur la justice transitionnelle insiste fortement

sur le fait que le travail de la justice transitionnelle doit rassembler des sources, et être la base d‟un

travail historique ultérieur, distancié et objectif. Enfin, l‟intervention historienne est un élément

relativement classique du film de mémoire, en tout cas depuis le rôle d‟Henri Michel et Olga Wormser

dans la conception du scénario de Nuit et Brouillard, ou depuis Shoah et l‟intervention de Raul

Hilberg ? Peut-on voir ce travail à l‟œuvre dans Nos Lieux Interdits, et dans les résultats de l‟IER ?

1) IER : dynamique historique ?

Comme le relate Driss El Yazami1, l‟IER a, au terme de son mandat, proposé un certain

nombre de recommandations sur l‟histoire et la mémoire, issues d‟un travail et d‟une collaboration

avec les historiens, au cours de colloques et de journées d‟étude – des groupes d‟historiens ont ensuite

assuré le suivi de l‟application des recommandations de l‟IER en ce domaine. En effet : elle a confié la

tâche aux historiens d‟élucider et analyser certains évènements particuliers de l‟histoire nationale, et

préconisé la création d‟un musée de l‟histoire de l‟émigration marocaine, l‟adoption d‟une loi moderne

sur les archives, la création d‟un institut de recherches sur l‟histoire du Maroc indépendant… Ces

1 El Yazami, Driss, article cité.

108

recommandations ont pour but de pallier la faiblesse des travaux historiques sur la période en question,

et d‟encourager la recherche historique. C‟est donc qu‟il y a un manque grave d‟historiens, mais que

ceux-ci sont nécessaires pour l‟intelligibilité de la période et des témoignages oraux recueillis par

l‟Instance.

A côté des travaux d‟historiens, l‟IER a essayé également de susciter la réflexion des

professeurs sur l‟enseignement de cette histoire redécouverte et dé-glorifiée, dé-manichéisée. C‟est

ainsi que Rita Aouad par exemple fait remarquer qu‟une telle écriture objective de l‟histoire est

nécessaire, car c‟est dans ces brèches que se glissent les tenants d‟une contre-histoire, c‟est-à-dire les

islamistes. Elle a donc mené, avec un groupe de professeurs et d‟historiens, des recherches pour écrire

cette histoire de façon à la fois objective et didactique, et la transmettre aux jeunes générations.

Il n‟en reste pas moins que l‟IER et la période qu‟elle traite n‟a pas suscité pour le moment de

grands travaux d‟historiens venus modeler notre vision de la période de leurs concepts, ou apporter des

chiffres ou des révélations nouvelles (ce travail est, au Maroc, mené davantage par la presse, par

l‟Instance elle-même ou ses organismes héritiers). C‟est pourquoi le travail que mène l‟IER, et que

filme Leila Kilani, nous offre une matière vierge, qui fait de la parole de ses personnages des voix

doublement neuves.

2) Pas de revalorisation historique des militantismes des années 1970

Si une réflexion historique est en gestation, elle ne nous semble pas tellement concernée par

les militantismes réprimés par le Makhzen, leur valeur, leur structure, leur action. L‟histoire traitée est

encore une histoire officielle : le fonctionnement de la machine répressive, le nombre de personnes

concernées, les lieux de torture ou d‟incarcération, etc. Or, il est une histoire qui se dessine en filigrane

de cette histoire des années de plomb : c‟est l‟histoire mondiale des engagements communistes dans le

monde. Et cette histoire ne s‟écrit, ne se dit même à aucune des échelles de la parole historique…

a) A l’échelle familiale : histoire masculine, histoire féminine

Une société où l‟on parle de destin pour expliquer ce qu‟est devenu un homme, ne peut être

une société où l‟on comprend et l‟on interroge l‟Histoire, où on la pose comme un problème et une

solution - une explication possible. Une société où le destin joue un tel rôle n‟est pas une société où

l‟on va essayer de comprendre ce qu‟il s‟est vraiment passé pour donner sens à une époque et à une

vie dans une époque. Avec le destin, seul le résultat compte, et les causes sont sans importance.

Certes, les hommes, du moins Hassan al Bou, essayent de construire un discours historique, et

de se situer dans une époque : « J‟étais un militant marxiste-léniniste marocain », « sorti fou de

prison », « ça c‟est un modèle ». C‟est-à-dire qu‟il s‟interroge sur la représentativité historique de son

expérience. Sur son exemplarité. Et sur son contexte : « 1973, c‟est l‟année des coups d‟État ». En

quelque sorte, la génération à la fois politisée et alphabétisée, la génération militante, dispose de plus

de moyens oratoires et intellectuels pour penser et formuler ses besoins, ses demandes, ses

109

réclamations, son analyse du passé : en ce sens, les tiers, les proches, sont presque davantage des

victimes que leurs disparus, tenus dans l‟ignorance et la timidité.

Les femmes de leur côté rejettent ces engagements militants par principe : on ne se rebelle pas

contre le Makhzen, quand on le fait c‟est pour son malheur et celui de sa famille. En outre, elles n‟ont

pas la mémoire des dates1. Elles ne se situent pas dans un ensemble. Elles travaillent pour elles. Les

Aït Sheikh travaillent à reconnaître l‟itinéraire de leur père/grand-père/époux, mais ne le situe jamais

vraiment dans une histoire globale : ne lui donne pas de sens historique.

Le travail de Mohamed Errahoui auprès de sa mère consistera, tout au long du film, à lui faire

comprendre cette inscription dans un ensemble : il y a eu moi, et tous les autres de mon groupe, et tous

ceux qui sont morts. Et la prise de conscience historique éclot chez cette femme, car ce sont des

hommes comme son fils qui ont disparu. De fait, la dramaturgie de l‟itinéraire de cette famille est

claire : les premières scènes sont des scènes de tension et d‟incompréhension (sur la perception du

passé), les derniers des scènes de communion2.

Ce n‟est pas le cas des nièces de Mohamed Errahoui. Le passé, parce qu‟il est passé, ne les

touche pas. « Je ne sais rien, j‟ai rien vu ».

b) A l’échelle sociale : « les jeunes en ont rien à cirer »

C‟est ce que suppose en tout cas Hassan al Bou, et que l‟on peut lire dans le scénario de Nos

Lieux Interdits. Cette phrase est révélatrice de l‟absence d‟un discours historique global qui fasse

consensus et parle à l‟ensemble de la société, à l‟ensemble des générations.

Le fossé entre les générations est flagrant dans le film de Leila Kilani, précisément parce

qu‟elle s‟applique à mettre en scène des confrontations entre divers représentants des diverses

générations. Or on voit un décalage très clair entre ces générations : décalage physique, linguistique,

vestimentaire et un décalage dans les attentes, la sensibilité.

On a d‟une part la mémoire « analphabète » des grands-mères. Puis la conscience historique

aiguë des anciens militants. Et enfin le désintérêt des jeunes générations3 – même s‟il est vrai que

1 Voir ce que Maurice Halbwachs écrit dans La mémoire collective (Albin Michel, 1997) sur « la date, cadre du

souvenir » : C‟est en parcourant par la pensée le cadre du temps que nous y retrouvons l‟image de l‟évènement

passé : mais pour cela, il faut que le temps soit propre à encadrer les souvenirs. » 2 Globalement, le suivi de cette dramaturgie est intéressant pour chaque famille. On distingue deux groupes :

Mohamed Errahoui et la famille Aït Sheikh, qui connaissent des dissensions familiales au début du film (les Aït

Sheikh quand les informations de la grand-mère son inexacte, ou que l‟enquête piétine) et se réconcilient grâce

aux éclaircissements ou à une prise de conscience ; et Saïd Hadan (au milieu du film, dans un contexte d‟enquête

et d‟interrogations qui se heurent avec le scepticisme de l‟oncle) et Hassan al Bou (avec l‟intervention des

nièces) qui les connaissent à la fin. Dans le cas d‟Hassan al Bou, ces « tensions » familiales n‟ont rien à voir

avec une quelconque avancée de l‟enquête de l‟IER : Hassan al Bou suit un itinéraire qui lui est absolument

parallèle, qui l‟amène à prendre la parole et à entrer en dialogue. 3 Parfaitement formulé à 1h29 du film par la nièce n°1 d‟Hassan al Bou : « Par quoi tu veux qu‟on soit touché ?

On est influencé lorsqu‟on sait, lorsqu‟on a vécu l‟évènement. Si j‟entends dire que quelqu‟un est mort, je dis :

« que Dieu lui accorde la paix ! » Mais si je le vois en train de mourir, je vais être touchée directement. » Mais

n‟est-elle pas en train de voir son oncle mourir ? On a en tout cas dans cette phrase l‟explication parfaite de ce

qu‟est cette incompréhension entre générations et ce non-sens historique marocain.

110

l‟une des nièces apprécie que des gens aient su dire « non » autrefois, et avoir du courage (même si le

but des militants comme Hassan al Bou n‟était pas simplement de dire « non », mais de dire « oui »,

oui à une société meilleure, au communisme marxiste-léniniste au Maroc !).

Finalement, par ce tableau rapide des trois générations du film, on a une première explication

sociale de la carence de travaux historiques et de l‟absence de revalorisation historique de ces

militantismes gauchistes, comme d‟autres points de l‟Histoire du Maroc, oubliés à partir du moment

où ils n‟ont pas été récupérés et glorifiés par l‟histoire officielle (la Marche Verte en est le contre-

exemple par excellence). En effet, comme l‟observe Driss el Yazami, la société marocaine, et en

particulier sa jeune génération a

un « problème de mémoire » avec cette seule période (1956- 1999), ou avec toute leur histoire, dont ils n‟ont

qu‟une connaissance relative, encore amputée et appauvrie, notamment de ses composantes amazighe et

juive.

La société marocaine nous apparaît donc – et ce peut être interprété à la fois comme une

rémanence de la société traditionnelle que nous évoquions à propos des femmes, et des « rouleaux

compresseurs » successifs du protectorat et de la « dictature » d‟Hassan II – comme une société qui,

sans être totalement amnésique, est pratiquement dépourvue de sens historique, de rituel historique (et

où en tout cas les seuls à jouer le rôle d‟ « historiens » sont les journalistes… !). Or, Pierre Nora1 craint

qu‟une telle société, sans mémoire et sans historien, ne soit également une « société sans être

ensemble »…

c) A l’échelle officielle

Nous avons observé plus haut que l‟IER entendait susciter les travaux d‟historiens.

Néanmoins, on pourrait dire que, dans son approche des « victimes », et surtout dans son rapport, elle

propose un premier discours historique, une première étape de discours historique, une première strate.

Et cette lecture historique se rapproche malheureusement fortement d‟une lecture « officielle »

(makhzénienne) de l‟histoire.

En effet, dans son attitude avec les « victimes » tout d‟abord, elle se propose effectivement

d‟élucider les cas, de tracer le sort des disparus. Elle se propose ensuite de les ré-inhumer proprement,

et d‟indemniser les familles. Cependant elle trace chaque disparu comme un « individu », comme une

victime un peu abstraite, dont on n‟éclaire réellement ni les motivations, ni les acteurs et les raisons de

sa disparition. Il est vrai qu‟elle reconnaîtra pour finir, lors du dernier entretien de la famille de

Rouquia avec la Commission que :

Vous avez dans votre famille un résistant, un militant véritable, qui a participé à des épisodes décisifs de

notre histoire.2

1 Nora, Pierre, Les Lieux de Mémoire, introduction et conclusion, Gallimard, 1992.

2 1h32.

111

Cette phrase, la seule de ce genre dans l‟intégralité du film, sonne comme une concession,

venue là pour compenser tout ce qu‟on n‟a pas pu trouver. Mais dans l‟ensemble, la Commission a

pris le syndicat ou le groupuscule secret où agissait le grand père Harrafi comme un groupe de

personnes disparues et de potentiels témoins – mais non comme un groupe animé d‟un idéal, de

valeurs, et menant des actions. Elle ne fait pas l‟histoire de ces groupes. Et pire, elle les réduit au

simple statut de « victimes ». Certes, ce traitement correspond à un geste d‟empathie et d‟ouverture de

la part du gouvernement, ce quasi-misérabilisme (davantage destiné aux familles, d‟ailleurs), va dans

le sens d‟une réhabilitation de l’individu mais non de son engagement – elle ne donne pas de sens

historique ou politique à son engagement, à cet engagement qui a échoué. Hassan al Bou le fait

remarquer très justement :

La révolution, c‟était mon rêve. La révolution ne s‟est pas réalisée, j‟ai échoué. Il y a eu des traumas, des

chocs. Il y a ceux qui ont été arrêtés, ceux qui sont morts. Moi, j‟ai échappé à la mort. Alors je serais la

victime [dhahîa] de qui ? Une victime des luttes et de la stratégie des partis ? Une victime de la répression

d‟État ? Ou alors une victime « Droits de l‟Homme » ? La victime de qui ?

Le rapport ne diffère pas tellement dans son approche. C‟est Mohamed Errahoui qui regrette

qu‟on n‟ait pas cité ce pour quoi son groupe luttait, ce pour quoi ils ont été emprisonnés, ce pour quoi

ils sont morts. En outre, on a le sentiment, en regardant le travail et la production de l‟IER que ces

militantismes comme ces répressions sortent de nulle part, et que leur échec était prévu dès le début.

Or ces militantismes ont émergé dans un contexte très houleux au Maroc, que nous avons retracé en

première partie. Mais le Makhzen a lutté pied à pied avec eux. C‟était une lutte sans merci, le roi ou la

Révolution. Le roi a gagné – et il a été sans merci pour ceux qui l‟avaient plus ou moins violemment

remis en cause. De là découle logiquement le Maroc d‟aujourd‟hui, dénué de conscience politique et

historique, car toute opposition politique a été mâtée (mais celle-ci n‟est-elle pas en train de

renaître ?...).

Inversement, le fait que l‟IER ne propose pas de lecture de l‟histoire, ni de revalorisation « de

gauche » de cette période historique, peut être vu comme une bonne chose. C‟est ce que fait remarquer

Driss el Yazami :

En effet, la demande dont l‟IER a été saisie (« préserver la mémoire ») visait, consciemment ou

inconsciemment, à remplacer un récit officiel (une lecture sans nuances et sans aspérités de l‟histoire) par

une vision tout aussi manichéenne (« une opposition légitime et clairvoyante face à un pouvoir

systématiquement et par essence malfaisant »), avec dans les deux cas une approche non historicisée du

devenir de la nation. Cette demande tendait par ailleurs à ne considérer qu‟une période, les années 1970-

1980 en particulier, sans la remettre en perspective et sans la situer sur la longue durée qui, seule, permet

d‟avoir une vision globale de l‟histoire commune.

112

El Yazghi (cité également par Rita Aouad dans son intervention évoquée ci-dessus1

),

secrétaire général du parti de gauche, l‟USFP, ajoute :

Il ne s‟agit pas pour la commission d‟écrire l‟histoire politique du Maroc ou celles des différends politiques

qui existaient entre les partis et le Palais. Cela c‟est aux historiens de l‟écrire. L‟IER est chargée de dire la

vérité sur le point précis des violations et des abus. Elle n‟a pas à faire un travail académique ou d‟historien.

Néanmoins, c‟est en tout cas ce que postule Pierre Hazan2, l‟IER proposerait malgré tout, dans

son rapport, une vérité historique « sous contrôle ». Y perdurent en effet de nombreux non-dits autour

du Sahara Occidental, des lacunes sur l‟identité des donneurs d‟ordre – dues en parti au refus de

l‟armée de coopérer et d‟ouvrir ses archives –, une absence totale de contextualisation et de lecture

historique : qu‟en était-il du poids de l‟idéologie ? du rôle d‟Hassan II et de l‟armée ? des groupes

armés qui cherchaient à renverser la monarchie ? En somme, aucun récit national ne vient supplanter

les mémoires particulières. Comment la société marocaine peut-elle se réconcilier avec elle-même si la

documentation des « années de plomb » ne débouche pas sur une interprétation des responsabilités ?

Doit-on donc dire avec Mamoun3, qui, comme beaucoup de militants, a progressé de

l‟extrême-gauche à l‟engagement associatif, que « La politique au Maroc est morte. […] Il reste le

Makhzen. » ?

3) Nos Lieux Interdits cristallisent cette histoire du Maroc encore

insuffisamment écrite

Dans un tel contexte, l‟œuvre de Leila Kilani (filmer des voix, des anonymes, et choisir qu‟ils

ont une valeur, pour leur parole, pour leur mémoire, pour leur apport à l‟histoire, pour leur souffrance,

pour leur éclairage sur le Maroc passé et contemporain…), n‟est-ce pas déjà aller dans le sens de

l‟histoire, faire œuvre sinon d‟historien du moins de pré-historien ? fournir une matière à cette histoire

à écrire ? on n‟est pas si loin de la micro-histoire, de l‟histoire orale. En effet, Leila Kilani procède ici

à une écriture à sa manière, et sans analogue, de l‟histoire du Maroc.

a) Voix et corps des personnages : de la possibilité à l’impossibilité du militantisme au

Maroc

Il est vrai que Leila Kilani s‟intéresse peu au « nouveau » militantisme : à l‟investissement

d‟anciens disparus dans des associations de quartier, ou de droits de l‟homme, qui ont pourtant été très

actives durant le mandat de l‟IER. La seule image qui s‟en approche, c‟est la participation de

1 Note 3, p.107.

2 Op.cit : « Le rapport de l‟IER, une vérité historique sous contrôle ».

3 Bennani-Chraïbi, Mounia, et Filleule, Olivier, (sous la direction de), Résistances et protestations dans les

sociétés musulmanes, Presses de Sciences Po, 2003, chapitre 8 intitulé : « Parcours, cercles et médiations à

Casablanca : tous les chemins mènent à l‟action associative de quartier », par Mounia Bennani-Chraïbi.

113

Mohamed Errahoui au sit-in des familles de disparus. La mémoire des disparus a en effet cristallisé

tout un « nouveau » type d‟engagement1.

Cela, c‟est un héritage de l‟histoire des militantismes au Maroc. L‟autre héritage, c‟est que

Hassan II et le Makhzen, en réprimant, enfermant les militaires contestataires et les militants

marxistes, en fermant les sections de philosophie, en arabisant les universités, en « élitisant »

l‟enseignement, ont tué ces gauchismes, et creusé le lit de l‟islamisme. Et « crée » en quelque sorte

cette société oublieuse que nous avons dépeinte plus haut.

Et c‟est cela, cette histoire-là du Maroc que nous voyons s‟incarner devant nous, dans les

grands yeux interrogateurs d‟Hassan al Bou, dans sa distance avec sa nièce, dans leur confrontation :

ces deux regards sur le passé d‟Hassan al Bou sont radicalement différents l‟un de l‟autre, et tous deux

radicalement différents du point de vue officiel. D‟une part, le Maroc d‟aujourd‟hui : le bonheur,

l‟argent et la réussite comme valeurs. D‟autre part, le Maroc d‟autrefois : l‟accomplissement

individuel dans la réalisation de la révolution sociale au Maroc.

Les deux se rejoignent néanmoins sur un point : une morale de l‟action, mais l‟action en

question n‟est pas du même ordre : Hassan al Bou déplore, résigné « Qu‟ai-je fait ? Je n‟ai rien fait »,

en réponse à sa nièce : « Je n‟ai pas vu mon oncle devenir quelqu‟un […] depuis sa sortie de prison il

reste enfermé dans sa chambre. » D‟où vient cette divergence ? Hassan al Bou a voulu conformer son

action à une idée, un idéal, un « rêve », tandis que sa nièce condamne, à l‟aune du présent, à l‟aune du

réel, ces idées qui lui ont fait tant de mal, et l‟ont empêché de s‟accomplir socialement et

matériellement.

b) L’histoire du présent par l’histoire du passé et inversement

Leila Kilani a donc entrepris, en filmant ces personnages du présent s‟interrogeant sur le

passé, de faire une histoire du présent par le passé (ce sont ces évènements qui ont fait le Maroc tel

qu‟il est, dit-elle dans le scénario2), et une histoire du passé par le présent : la confrontation d‟Hassan

al Bou et de sa nièce, la confrontation de Mohamed Errahoui et de sa mère, la confrontation des trois

femmes Aït Sheikh à la disparition mystérieuse de leur « oualid » (géniteur), c‟est déjà écrire le passé,

dans sa différence avec le présent, dans son impact sur le présent, dans son mystère pour le présent.

Le film nous montre une certaine réappropriation de la mémoire par ces anonymes, grâce au

film et grâce à l‟Instance. Or Jacques le Goff explique, dans Histoire et mémoire3, que le contrôle de la

mémoire a toujours été un enjeu pour les classes dirigeantes. Se réapproprier une certaine mémoire,

pour les classes modestes, et mieux comprendre son histoire, c‟est déjà s‟affranchir du contrôle des

classes dirigeantes.

1 En ce sens, ne peut-on voir l‟engagement mémoriel de Zineb comme une nouvelle forme de militantisme ?

2 « Ces victimes de la répression politique sont les séquelles visibles, des séquelles à retardement d‟une histoire

qui a modelé le Maroc actuel » (p.2 du premier projet de scénario). 3 Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Einaudi, 1977.

114

Or, en même temps que le film aide à cette réappropriation, et filme cette réappropriation, il

crée, il fournit en quelque sorte des sources, les archives orales pour une histoire à écrire. Le film

s‟inscrit dans ce processus d‟écriture d‟une nouvelle histoire du Maroc.

c) Temps du film et temps historique

Mais dans le corps même du film – et pas seulement dans le corps de ses personnages, et pas

seulement par les images qu‟il crée, par ce qu‟il permet à ses personnages – on peut « lire » un

discours historique.

On a expliqué longuement que la structure de ce film était problématique. Or, quand on

repère, à l‟aide d‟un logiciel d‟annotation quelconque, les moments du film1 consacrés aux souvenirs

ou au récit historique par les personnages, et les temps du film consacrés davantage à l‟enquête, à la

progression, à la déception, on arrive aux conclusions suivantes :

1) Un temps du film, d‟une trentaine de minutes, au début, est consacré au récit historique (la

première partie), c‟est-à-dire à l‟exposition des faits du passé dont les personnages se souviennent. Sur

le coup, le spectateur peu averti de l‟histoire du Maroc y voit une exposition un peu confuse, et prend

ses repères une fois qu‟il a réellement pénétré l‟enquête. Mais au second ou au troisième visionnage, il

apparaît clairement que les voix successives des personnages dessinent un récit historique. Ce

panorama historique est tracé par les entretiens, les souvenirs, les enquêtes, et propose des éléments

historiques de toutes importances et de toutes échelles : de la micro-histoire du gardien de hammam à

la « grande histoire » : « L‟indépendance, c‟était en 1956 ».

2) Une partie du film (au début de la deuxième moitié du film, qui correspond essentiellement à

« La Faim d‟Utopie ») est consacrée à l‟histoire du présent, à la réflexion sur le présent et

l‟interrogation de la possibilité de la parole mémorielle et du récit historique, ce qui confirme notre

hypothèse d‟une histoire du passé par le présent et inversement. Ces réflexions sont essentiellement le

fait d‟Hassan al Bou.

3) Les séquences de voix off tracent en arrière-plan, et tout au long du film, un récit

chronologique. Avec Hassan al Bou on suit un fil historique : 1956, 1972, 1976, 1989… On voit se

déployer en profondeur, derrière les enquêtes présentes, la grande histoire du Maroc, son histoire

politique, et l‟histoire de ses militantismes, de ses révoltes : « Révoltes dans l‟Atlas », « la lino », « la

mine » (éléments très concrets qui évoquent l‟engagement ouvrier de ces jeunes intellectuels, ou le

contexte général mouvementé).

1 52 minutes y sont consacrés : 11min31 d‟Aït Sheikh (7 séquences) ; 8 minutes d‟Hassan al Bou (ce qui est

étrangement peu par rapport au rôle d‟ « historien » du film dont il laisse l‟impression) ; 6 minutes 34 de

Mohamed Errahoui ou sa mère (c‟est plus que l‟on pourrait le penser, mais il est vrai que la mère propose un

long récit historique à sa sauce) ; 3 minutes 10 enfin pour Saïd, correspondant au récit de la mère. A côté de ça,

le film comprend 14 minutes 53 (7 séquences) de réflexion sur le présent (le vécu présent du passé), dont deux

séquences de 3minutes25 occupées par Hassan al Bou. Enfin, le récit historique public (IER) occupe 8 minutes

22 du film.

115

C‟est la façon qu‟a Leila Kilani de nous poser un contexte historique, en le mêlant

d‟ambiances, de sentiments, en le mêlant surtout au présent, à la mémoire, au témoignage et au travail

de l‟IER, car les uns se nourrissent des autres et inversement. Elle le fait de façon certes moins claire

que Simon Bitton au début de son documentaire consacré à Ben Barka (où elle entreprend de retracer

nettement une histoire de l‟indépendance du Maroc), et commence presque là où celle-ci s‟arrête

(1965), mais son récit a la même valeur. Le montage joue le rôle ici de récit historique – comme celui

de Lanzmann, tout aussi subtil et mystérieux, retraçait la progression de la logique de l‟extermination,

ses techniques, son amplitude. Le fait par exemple qu‟elle ne mentionne nulle part les diverses raisons

d‟incarcération (coups d‟état militaires ou militantismes gauchistes), mais qu‟on les devine à travers

les récits que les témoins en font, est une illustration de sa façon de « faire de l‟histoire », ou plutôt de

faire une « première histoire », une pré-histoire, de livrer un proto-discours historique.

E) Nécessité du film

Comme on a tenté de le montrer, le film de Leila Kilani propose une lecture d‟une période de

l‟histoire du Maroc qui, si elle a été dans les grandes lignes déblayée par quelques historiens ou

journalistes pas forcément marocains (Pierre Vermeren et Ignace Dalle pour ne pas les nommer), et

par les enquêtes de l‟Instance Équité et Réconciliation, reste encore à éclairer, à conceptualiser, à

structurer – à écrire. Comme elle l‟écrit dans son scénario définitif1 :

Cette page de l‟histoire du Maroc était imaginée et fantasmée de tous et de toutes, mais nous n‟avons pu lire

que les pages autorisées, c‟est-à-dire l‟écrit de l‟Histoire officielle. L‟autre versant de l‟histoire du Maroc

n‟a jamais été écrit.

Ce premier élément justifie à lui seul notre sentiment de la nécessité de ce film-éclaireur – au

sens où il apporte quelque chose, voire crée quelque chose, là où il n‟y avait rien, ou si peu, ou un

simple récit « en puissance ».

En outre, et c‟est la raison pour laquelle nous disons que Nos Lieux Interdits est un film

« créateur », ce film n‟est pas simplement illustratif, il n‟est pas une simple retranscription d‟une

époque et d‟une parole, il est également acteur de cette mémoire qu‟il filme – et donc de cette histoire

qu‟il raconte.

1) Susciter une mémoire

Ainsi, comme on l‟a déjà évoqué, il nous est apparu clairement que la présence de la caméra et

de la réalisatrice, de ses mises en scène, de ses suggestions, suscitait une parole et débloquait une

situation. Sa présence fait advenir une parole qui n‟existait pas sans elle : avec elle, Hassan al Bou

1 P.7.

116

retrouve la capacité de parler, de communiquer, – c‟est le cas le plus spectaculaire, mais on peut

également citer dans une moindre mesure Rouquia ou la mère de Saïd, lorsqu‟au tout début du film

elles se décident enfin à raconter cette absence dont leurs enfants ne devinaient pas l‟ampleur tragique

et l‟amplitude historique. Avec Leila Kilani, la mère de Mohamed Errahoui, la petite-fille de Rouquia,

les nièces de Hassan al Bou – dans une moindre mesure Saïd Hadan (l‟enquête de Saïd Hadan

commence dans sa famille mais se déroule ensuite essentiellement hors d‟elle, et donc hors du champ

d‟action de la caméra, qui ne peut que rendre des interrogations qu‟il s‟est posées par ailleurs) – en

découvrent davantage sur le passé de leur famille, et par extension sur elles-mêmes.

Ce miracle de susciter ainsi une parole inédite, de faire parler une mémoire qui s‟était tue

jusqu‟à alors, d‟offrir un nouvel angle d‟éclairage sur une période (donner à voir presque

physiquement le tabou, la désapprobation sociale…), c‟est par l‟acclimatation du cinéaste au milieu

filmé, par son adoption progressive par ses personnages, que le cinéaste l‟obtient. Que l‟on pense à

Flaherty, à Depardon, à qui deux décennies d‟adoption « aveugle » (sans caméra ni appareil photo) ont

permis de capturer les témoignages les plus inédits, les plus vrais, les plus touchants et les plus

éclairants qu‟il soit possible d‟obtenir sur le monde paysan1.

Dans ce film, Leila Kilani écrit donc l‟histoire du Maroc, et dans les deux sens du terme : elle

la retranscrit, la raconte, l‟explique, mais également, elle la produit, elle la crée, elle la fait émerger.

Avec moins de maîtrise et sur un sujet moins fondamental, il nous semble qu‟elle a, dans une certaine

mesure, rejoint son modèle : en effet, Lanzmann, dans Shoah, raconte la Shoah, en filme la mémoire,

mais en crée également le concept, et Leila Kilani, dans Nos Lieux interdits, dans la parole créée de

ses personnages, procède à l‟écriture d‟une société de tabous, l‟histoire d‟une rébellion interdite, le

portrait d‟un Maroc contemporain entre amnésie, retour sur soi et réconciliation, le fonctionnement

d‟une mémoire – un récit, une histoire, une mémoire, un concept. Reste à savoir ensuite si elle aura la

même postérité historiographique que son maître…

2) La possibilité démocratique

Finalement, ce que filme Leila Kilani en faisant advenir à l‟écran cette mémoire, en la faisant

sortir quasiment « en direct » du tabou (« il ne faut pas trop fouiller dans ces histoires louches », dit

Rouquia, mais elle parle tout de même…), c‟est à la fois l‟impossibilité du militantisme politique dans

la société marocaine contemporaine, mais c‟est également l‟avènement d‟une possibilité

démocratique. Les femmes, les hommes, parlent enfin, et librement. Si Leila Kilani ne leur pose pas la

question avec les gros sabots du journaliste de Canal+ 2, il n‟en reste pas moins qu‟elle aussi à sa

manière leur offre la tribune pour déverses une parole dont la liberté a été permise par l‟IER et le

1 Depardon, Raymond, La Trilogie « Profil Paysan » : l’Approche, le Quotidien, la Vie Moderne (2001, 2005,

2008), France. Remarquons d‟ailleurs que son premier film s‟intitule : « l‟approche », soit le moment de

l‟acceptation, de l‟intégration, les premiers pas dans les familles. 2 Le Vrai Journal, Canal+, 20/02/2005 : le travail de la Commission à Khenifra : « Alors on peut parler librement

au Maroc ? – On peut…tant qu‟on sait ce qu‟on dit. »

117

mouvement de libéralisation entamé par Mohammed VI dans les premiers temps de son règne :

Hassan al Bou va tout de même jusqu‟à préconiser de juger le régime ! Ces choses qui sont dites, ces

idées politiques, ces secrets, ces questionnements, ce sont des choses que l‟on a pensées, que les

militants ont pensées, que les familles de disparus ont pensées, mais qu‟elles n‟ont jamais dites,

jusqu‟à ce jour.

C‟est en cela que l‟on peut peut-être établir un parallèle avec le film tunisien Making-of, de

Nouri Bouzid. Le sujet et la forme n‟ont, en apparence, que peu à voir avec Nos Lieux Interdits. Et

pourtant, dans Making-of, Nouri Bouzid1 nous raconte l‟histoire d‟un jeune danseur de hiphop, qui

rêve de France et de liberté, et qui tombe dans l‟islamisme, jusqu‟à la folie. Le film a donc d‟une part

l‟intérêt de traiter d‟un sujet brûlant, l‟islamisme, sujet que l‟IER elle-même a soigneusement évité.

Mais surtout, Nouri Bouzid a mêlé à cette histoire des images tournées « en coulisses » : on y voit par

exemple le personnage principal cesser soudainement, au milieu d‟une scène, de jouer, et s‟exclamer,

à l‟adresse du réalisateur, « j‟arrête » (en français d‟ailleurs, pour insister sur la force de cette

remarque par rapport au reste du dialogue arabe) – c‟est le quatrième mur qui tombe. Mais c‟est

surtout la preuve que la présence d‟une caméra et la mise en scène d‟un cinéaste, que ce soit pour le

tournage d‟un documentaire ou d‟une fiction, surtout si celle-ci met en scène un personnage qui

pourrait être l‟acteur (et inversement), provoque un rapport de force, une tension, suscite des

interrogations chez la personne filmée, et permet à terme la production d‟une parole inédite. C‟est le

cas dans le film de Nouri Bouzid : l‟acteur est amené à s‟interroger de façon de plus en plus violente

sur l‟islam, sur la danse, sur la démocratie, sur la justesse du film lui-même : « tu es en train de créer

un monstre » crie-t-il à son bourreau. Et voilà comment un film, dont l‟aspect politique et contestataire

était au départ largement dilué dans le scénario d‟origine, se convertit en une bombe démocratique à

retardement – dans la Tunisie de 2008, celle d‟un Ben Ali encore florissant.

La situation marocaine est bien entendue radicalement différente, puisque la floraison de la

parole démocratique se fait dans un contexte officiel. Néanmoins la problématique de l‟apparition

d‟une parole démocratique (c‟est-à-dire : venue du peuple, et libre) par un cinéma du réel, et par la

caméra-elle-même, est identique.

3) Projets de diffusion

Pour aller dans ce sens, on peut évoquer ici les projets de diffusion au Maroc, démocratique et

citoyenne, que Leila Kilani avait en 2008 et 2009 (mais qu‟en octobre 2010 elle n‟avait toujours pas

réalisée) pour son film. Elle déclare en effet à Annick Peigné :

Le film a été montré aux familles. Personnellement d‟abord et publiquement ensuite. Une première

projection a eu lieu au Maroc en décembre dernier pendant le festival national du film à Tanger. Il va sortir

en salles au Maroc. J‟ai envie de le montrer via une association « Doc itinérant » qui circule de village en

1 Nouri Bouzid, Making of, 2008, Tunisie

118

village en Peugeot 504. C‟est là qu‟est mon public naturel. La tournée est espérée à la fin de l‟automne.

J‟aimerai également pouvoir le montrer sur Internet.

Leila Kilani avait donc clairement conscience que son film n‟était pas seulement un film sur

« quatre familles qui se souviennent des années de plomb », mais qu‟il pouvait apporter beaucoup à la

compréhension qu‟ont les Marocains de leur passé, et peut-être délivrer leur parole.

4) Réception polémique au Maroc

Ce qu‟apporte ce film – un éclairage sur les années de plomb, leur mémoire, un intérêt pour le

non-dit du vécu mémoriel de ceux qui n‟ont pas encore la parole au Maroc –, c‟est ce qui fait sa rareté,

c‟est ce qui crée l‟attente – et la polémique. L‟opinion marocaine et la presse attendaient de ce film

qu‟il réponde à toutes les questions – et on a vu à la lecture des scénarios que Leila Kilani n‟en

attendait pas moins. C‟est pourquoi, selon Gérald Collas, on voit une telle polémique dans la presse, le

tout nourri de règlement de comptes, de jalousie, de rancœur envers l‟IER. Les anti-IER voient en

Leila Kilani une vendu à l‟Instance, les autres trouvent qu‟elle ne la met pas suffisamment en valeur.

Et si on ne l‟attaque pas sur ses rapports avec l‟IER, on l‟attaque sur ses lacunes, sur les informations

qu‟elle ne donne pas, ou sur le fait qu‟il s‟agisse d‟une production française, donc colonialiste. Les

grandes familles de militants enfin – la famille Ben Barka par exemple – qui avait soutenu Leila

Kilani, se sont sentis trahies par cette histoire des petits, et ont violemment dénoncé le film. Car le film

« oublie » les héros, oublie les leaders, oublie les partis, oublie la grande histoire, oublie les bourreaux,

oublie le fonctionnement de la machine répressive, oublie l‟IER – il mécontente de tous côtés, il gêne,

il ne dit rien de clair, ne met rien en cause, et pourtant il met tout en cause, et pourtant il parle. En

somme, résume Gérald Collas : « C‟est un film conjoncturel. Il est très difficile d‟en parler dans les

milieux marocains. »

Polémique, donc, mais en fin de compte le film a été très peu vu. L‟Instance l‟a vu, mais a

réservé son opinion (mais Rita Aouad que nous avons rencontrée ne l‟a pas vu) en l‟absence de feu

Driss Benzekri. Le film est passé au festival de Tanger, et ce sont les familles elles-mêmes qui sont

venues défendre le film contre les critiques du public, pendant une longue et houleuse conférence de

presse de trois heures. Il a également obtenu le prix du film documentaire au Fespaco, et surtout le prix

du cinquantenaire du cinéma marocain en 2009 – ce qui est une distinction qui confirme une certaine

volonté gouvernementale marocaine de « reconnaître » le cinéma documentaire. Et pourtant la

télévision marocaine n‟a pas acheté le film. Le film n‟est pas sorti en salle. Et hors de ces circuits

ordinaires, il a très peu circulé : de fait, les Marocains voient très peu de films au cinéma, ils préfèrent

le « dvd piraté » (le Maroc est très tolérant envers le piratage, pour tous les films étrangers, mais il

l‟est beaucoup moins quand il s‟agit de films marocains financés par le Maroc)… Le film a donc eu

une visibilité très réduite au Maroc, et c‟est regrettable.

119

5) Attentes de la France

On a vu que le film était attendu au Maroc, et cela peut expliquer en partie pourquoi il a

obtenu l‟avance sur recette. Mais qu‟en est-il de la France ? Pourquoi la France, pourquoi l‟INA

finance-t-elle ce travail ?

Une première hypothèse peut être que la France et le cinéma français portent une attention

toute particulière aux films de mémoire1 (mémoire de la Shoah, mémoire sud-américaine, mémoire

cambodgienne…), ainsi qu‟à la problématique de l‟archive. Reste à savoir maintenant, au vu de sa

réception marocaine, si cela lui a facilité ou non les choses au Maroc.

Une autre hypothèse peut être celle de l‟attention ancienne que la France porte au Maroc,

comme à tous ses anciennes colonies ou protectorats – avec une intimité peut-être encore plus étroite

avec le Maroc, en raison de sa proximité et de sa docilité. Et de fait, précisément, ce film s‟inscrit dans

une histoire visuelle franco-marocaine : la France, les médias français, la presse, la télévision, portent

depuis très longtemps un très grand intérêt aux rois Hassan II et Mohammed VI, ainsi qu‟aux affaires

des prisonniers politiques, Serfaty, Bourequat, Manouzi… Or à ces attentes françaises, il nous a

semblé que Leila Kilani livrait une réponse « très marocaine »2 en nous invitant à revoir nos idées-

reçues, à relire nos histoires franco-marocaines du point de vue marocain (comprendre enfin comment

ça se vivait vraiment, une disparition politique, et ne pas en voir seulement ce que nous disait

« Résistances »…), à nous plonger dans l‟histoire marocaine (c‟est en tout cas ce besoin qu‟a remué en

nous le premier visionnage de ce film). Et en même temps le propos de ce film est extrêmement

universel, car ce désenchantement vis-à-vis des militantismes des années 1970, ce silence, cette

souffrance, cette solidarité familiale, sont des valeurs communes, et qui parlent considérablement dans

un grand nombre de pays ayant subi un désenchantement du même ordre – et en particulier en France.

Mais comme le film se pose non comme un film informatif mais comme une interrogation, qui

prend comme parti pris le filmage de non-lieux, de non-évènements (la disparition, l‟oubli, l‟absence

de trace), du vide, Arte a refusé de le diffuser – et ce en dépit de l‟évidente émotion suscitée par le

film chez les ciné-spectateurs. La chaîne « culturelle » lui reprochait d‟une part d‟avoir été financé par

le Maroc, prétextant que de ce fait le film n‟était pas libre – alors qu‟au contraire le financement par le

Maroc peut-être lu comme un symptôme de libération du Maroc, ou du moins de libération d‟une

certaine conception du cinéma. Elle regrettait d‟autre part l‟absence de commentaire, la présence de

nombreux personnages non identifiés, comme le filmage de lieux non identifiables, le fait que les

choses ne soient pas dites, comme si cela rendait le film incompréhensible. En somme, elle regrettait

que Leila Kilani n‟ait pas fait un film d‟histoire classique, avec commentaire, archives, témoins et

historiens – de ces films où le spectateur en sait toujours plus (et si facilement) que les personnes

1 Est-ce un des aspects de l‟ « ère du témoin » décrite par Annette Wieviorka ?

2 Et que la plupart des marocains n‟auraient sans doute pas fournie, préférant souvent aller dans le sens des

attentes françaises sur leur pays, à la manière d‟un Tahar Benjelloun…

120

filmées. Selon nous, elle regrettait surtout, avec mauvaise foi, le sujet peu vendeur du film… En effet,

comme le fait remarquer Gérald Collas, l‟absence d‟images d‟archives, l‟absence de commentaire,

était un choix, le choix de s‟orienter sur le vécu d‟aujourd‟hui, le choix de comprendre ce que c‟est

que cette histoire, non pas dans ses faits, mais dans son vécu, son déni, ses envers, ses lapsus. Ainsi

donc, la subtilité du film, et l‟émotion qu‟il suscite, c‟est précisément ce que lui reproche Arte ! Pour

finir, citons le Lièvre de Patagonie1, et l‟absurdité du reproche d‟Arte apparaîtra d‟elle-même :

Etant donné le parti que j‟avais pris d‟une absence totale de commentaire, c‟est la construction du film

[Shoah, bien sûr] qui est la clé et le moteur de son intelligibilité, qui permet au récit d‟avancer et d‟être

compréhensible pour le spectateur. Il n‟y aucune voix off pour indiquer ce qui va arriver, pour dire quoi

penser, pour relier de l‟extérieur les scènes entre elles. Ces facilités propres à ce qu‟on appelle

classiquement un documentaire ne sont pas autorisées dans Shoah. C‟est une des raisons pour lesquelles le

film échappe à la catégorisation documentaire/fiction. Le montage fut une opération longue, grave, délicate,

subtile. Il m‟arriva en plusieurs occurrences d‟être complétement bloqué, de ne pas découvrir, comme

pendant une ascension, le passage qui allait me permettre de continuer, d‟aller plus haut.

Un film, donc, du cinéma véritable. Hors-norme, moins clair peut-être, moins manichéen que

« ce qu‟on appelle classiquement un documentaire », mais ô combien plus émouvant, plus efficace,

plus juste…

1 P.509 de l‟édition NRF de ce livre.

121

***

Conclusion

Ainsi, nous pouvons dire que Leila Kilani est, dans ce film, parvenue à produire un film de

mémoire authentiquement marocain.

Très habilement, elle intègre tout d‟abord à sa mise en scène ce qui est absolument

contemporain au tournage, et dont le tournage est tributaire : le déroulement de la mission de

l‟Instance Equité et Réconciliation. Elle rend compte du travail de cette commission tel qu‟il

s‟applique aux familles-personnages presque au jour le jour, en s‟inspirant du travail d‟André Van In

en Afrique du Sud, mais sans pour autant s‟apparenter à du journalistique (au sens propre et figuré du

terme). Une certaine distanciation à son sujet lui permet de construire un discours sur cette instance

qui transmette le point de vue des victimes et émette indirectement un jugement sur les résultats de sa

mission.

A travers la mise en image de cet absolument-contemporain, elle parvient à inscrire son film

dans un universel humain : la mémoire de la disparition. Pour ce faire, elle utilise des procédés

esthétiques communs au cinéma de mémoire, qui font parfois de ce film un quasi-manifeste d‟un genre

dont Lanzmann est selon nous le paradigme : un manifeste, mais également une actualisation, puisque

Leila Kilani prend en compte les héritiers contemporains de Lanzmann, ainsi que la situation

contemporaine mondiale (mémoire des dictatures des années 1970), et surtout marocaine. Comme tout

cinéaste de la mémoire, par exemple, elle est consciente que celle-ci va se manifester au travers du

filmage de lieux : mais la situation marocaine dans sa complexité ne permet pas de faire parler ce

qu‟on appelle traditionnellement les « lieux de mémoire ». C‟est pourquoi elle déporte le théâtre de la

parole mémorielle dans un autre lieu-clef authentiquement marocain : le salon. A partir de cette étude

de la mise en scène de la parole mémorielle dans Nos Lieux Interdits, on a pu déterminer que plus que

jamais le sujet de Leila Kilani, c‟était : le silence et la prise de parole, la mémoire et l‟oubli, l‟absence

et son vécu, l‟anonymat. Presque un paradoxe de cinéma : filmer l‟insaisissable.

Or, c‟est peut-être bien cela, la mémoire : cet insaisissable. Le présent, le vécu d‟un passé,

placé dans l‟intime et dans l‟espace. Paul Ricœur le décrit admirablement1. Mais il revendique

également cet insaisissable de la mémoire comme étant indispensable à l‟écriture de l‟histoire. « Mon

livre est plaidoyer pour la mémoire comme matrice de l‟histoire. » écrit-il. Indispensable mais distinct

de celle-ci. La mémoire seule, érigée au rang du devoir, est impératif de justice. Lorsque Leila Kilani

1 La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000.

122

filme, on en est là. Mais ce moment est un prologue au second moment tel que le conceptualise Paul

Ricœur : le moment de l‟archive. « Le moment de l‟archive c‟est le moment de l‟entrée en écriture de

l‟opération historiographique. » L‟archive est écriture. C‟est-à-dire que, quand Leila Kilani saisit les

témoignages de ses personnages, ceux-ci ne sont encore rien d‟autre que mémoire, c‟est-à-dire parole

de l‟indicible. Puis, quand elle les filme dans les locaux de l‟IER, ceux-ci entrent dans la grande

machinerie sociale du « devoir de mémoire ». Enfin, lorsqu‟elle filme son film, ou bien lorsque ce

film, et tous les autres témoignages des victimes des années de plomb marocaines, seront visionnés par

les historiens, cette mémoire enregistrée, révélée, saisie, deviendra archive, et même si celle-ci est

encore orale, le regard de l‟historien qui la dotera du statut d‟archive, en fera une première écriture

historiographique. Mais Paul Ricœur évoque également plus tard la crise du témoignage après

Auschwitz, qui explique selon lui le regain d‟intérêt pour la mémoire pure :

Et nous écrivons ici sur l‟énonciation de l‟impossibilité de communiquer et sur l‟impératif impossible de

témoigner dont pourtant ils témoignent. De plus, ces témoignages directs se trouvent progressivement

encadrés mais non absorbés par les travaux d‟historiens du temps présent et par la publicité des grands

procès criminels dont les sentences cheminent lentement dans la mémoire collective au prix de rudes

dissensus…. Sorte de court-circuit entre le moment du témoignage au seuil de l‟opération historique, et le

moment de la représentation dans son expression scripturaire, par-dessus les étapes de l‟archivation, de

l‟explication et même de la compréhension. Mais c‟est dans le même espace public que celui de

l‟historiographie que se joue la crise du témoignage après Auschwitz.

C‟est la raison pour laquelle le travail cinématographique sur ce sujet est indispensable, parce

que même s‟il ne remplace pas un travail historique, il apporte ce que nul travail historique ne peut

montrer.

En réussissant ainsi à capturer cette série d‟absences dans son objectif et à le graver sur sa

pellicule, Leila Kilani se distingue des facilités du journalisme : les personnages célèbres, la parole

facile ou l‟évidence des corps torturés ne l‟intéressent pas. Ce faisant, elle évite par la même occasion

un discours convenu sur le Maroc. En refusant de filmer un préjugé, un cliché, une évidence, ou une

facilité, c‟est-à-dire un discours préconçu, Leila Kilani produit de vraies images : elle filme une vérité,

quasiment indicible, la réalité de la marocanité. Elle filme des salons, un vécu de femmes, un décalage

de générations. Elle filme une histoire qui s‟achève, une histoire encore à écrire : celle du militantisme

gauchiste des années 1970. Mais elle filme une histoire en cours, une histoire qui commence : une

possible mais contrôlée ouverture libérale de l‟État marocain, mais aussi ses insuffisances, et la

possibilité d‟une parole démocratique plus poussée.

L‟Instance Equité et Réconciliation, c‟est l‟autorisation officielle par l‟État de mettre

publiquement sur le tapis les rancœurs et les souffrances nourries par la dictature de Hassan II – qu‟on

ne qualifie jamais comme telle. Mais c‟est aussi une solution pratique : pendant trois ans, on fait mine

123

d‟atteindre une réconciliation nationale, la parole se libère, le Maroc est internationalement reconnu

comme une démocratie ouverte et évoluée (il est le premier pays arabe à avoir recours à la justice

transitionnelle), et surtout, on cantonne au passé les possibles atteintes aux droits de l‟homme et les

lacunes démocratiques. L‟Instance Equité et Réconciliation, c‟est une façon de légitimer la situation

politique présente.

Seulement, l‟Instance Equité et Réconciliation elle-même comprend des limites. Les

bourreaux ne sont pas inquiétés et peuvent continuer à exercer une activité publique. Or, en tant

qu‟entreprise de mémoire, elle porte par là même atteinte à la mémoire, car, comme l‟écrit Paul

Ricœur à la fin de La mémoire, l’histoire, l’oubli, « l‟enjeu spirituel de l‟amnistie, c‟est faire taire le

non-oubli de la mémoire ». Les familles sont loin de découvrir toute la vérité, et d‟obtenir une réponse

positive à toutes leurs réclamations. L‟histoire de ces années de militantisme reste encore à écrire. Et

surtout : la toute-puissance royale, en grande partie responsable de la disparition en toute impunité

durant des dizaines d‟années des prisonniers de Tazmamart, pour ne citer qu‟eux, n‟est à aucun

moment mise en cause.

Ainsi, d‟un certain point de vue, le récent discours d‟ouverture1 du roi Mohammed VI peut

être interprété comme poursuivant la progression démocratique des années 2000. Cependant, celui-là-

même est considéré par la toute nouvelle opposition politique qu‟incarne le « Mouvement du 20

février » comme insuffisant. Le « Mouvement du 20 février » considère que l‟État marocain veut

certes tourner la page, mais au moindre coût politique, sans toucher à l‟essentiel, c‟est-à-dire les

fondements de la Constitution, lignes rouges à ne pas franchir (les mêmes que contestèrent en leur

temps les opposants politiques des années de plomb) : la monarchie, la religion et l‟intégrité

territoriale. L‟article 19, dans la prochaine Constitution promise au peuple, ne bougera pas. En outre,

les répressions des dernières manifestations du mouvement du 20 février confirment que le régime

marocain n‟est pas prêt à toutes les concessions démocratiques : il semble avoir choisi une option

sécuritaire en réponse aux aspirations du mouvement, ce qui est en contradiction totale avec les

récentes initiatives de création d‟un Conseil économique et social, d‟un Conseil national des Droits de

l‟Homme (remplaçant le CCDH) et d‟une commission pour la révision de la Constitution. Pour toutes

ces raisons, le mouvement n‟est pas désarmé par les récentes promesses, bien au contraire, celui-ci se

mobilise au Maroc et en France pour réclamer : une nouvelle constitution démocratique émanant de la

volonté populaire ; la démission du gouvernement et la dissolution des chambres ; la séparation des

pouvoirs ; l‟indépendance de la justice ; le jugement des responsables de la torture et des crimes divers

à l‟encontre des militants marocains (ce que n‟avait pas fait, on le sait, l‟IER) ; la lutte effective contre

la corruption et la restitution des richesses spoliées au peuple ; la libération des prisonniers politiques

subsistants (ceux qu‟a oubliés l‟IER) ; le droit de manifester et l‟arrêt des poursuites envers les

manifestants du 20 février. C‟est-à-dire : la liberté, la dignité, la justice sociale et économique, une

1 21 février 2011 et 9 mars.

124

démocratie et un État de droit véritable au Maroc, enfin1. En somme, le mouvement du 20 février a osé

dire tout haut ce que tout le monde au Maroc pensait tout bas : certes, il y a eu l‟ « ouverture », certes,

il y a eu l‟équité et la réconciliation, mais il n‟en reste pas moins que subsistent deux Marocs : le

Makhzen, la bourgeoisie économique et politique, qui envoie ses enfants étudier à l‟étranger, et le

peuple (ouled cha‟b), qu‟il faut écouter, à qui il faut rendre la gestion politique et la parole, tout en

améliorant son pouvoir d‟achat, son niveau de vie et d‟éducation2. C‟est au peuple (cha‟b) que Leila

Kilani donne la parole à sa manière dans son film.

Dans la dernière partie de notre mémoire, nous avons en effet proposé l‟hypothèse suivante :

que le documentaire de Leila Kilani révélait peut-être la possibilité d‟une parole démocratique

véritable (et donc potentiellement contestatrice : que l‟on pense à Hassan al Bou qui veut juger le

régime !) au Maroc, et également la possibilité d‟une expression à la fois artistique et politique

marocaine, c‟est-à-dire en dérija3. Or le « Mouvement du 20 février » regrette d‟une part le monopole

détenu par la famille royale et ses fidèles de la grande bourgeoisie dans l‟économie, les finances, et la

direction politique du pays, et d‟autre part (c‟est lié) que la formation scolaire des « élites »

précisément se fasse en français. De ce fait, ni les élites dirigeantes, ni les élites contestatrices ne

disposent de la capacité et de communiquer réellement avec le peuple (en dérija), et de se faire

entendre par le reste du monde arabe (en fussha4). Or le film de Leila Kilani peut être lu comme une

revendication en soi, par le simple fait que l‟intégralité du film est tourné en arabe, que ce soit en

dérija, ou, fort rarement et maladroitement, en fussha.

De plus, le film de Leila Kilani se fait l‟écho annonciateur d‟un autre aspect du « Mouvement

du 20 février ». Lors de l‟entretien entre Hassan al Bou et ses nièces, on sent constamment que celles-

ci ne comprennent pas l‟engagement passé de leur oncle. Un décalage criant est perceptible entre la

génération qui a été jeune dans les années 1970, et la jeunesse des années 2000. La jeunesse marocaine

des années 2000 semble incapable de militantisme et d‟engagement. Et elle le regrette : « Je trouve ça

bien que des Marocains aient su dire non », déclare l‟une des nièces.

Or, le « Mouvement » actuel au Maroc se caractérise d‟une part par son ampleur encore

limitée (le Marocain d‟aujourd‟hui a du mal à se mobiliser, l‟inertie hassanienne et la propagande

démocratique mohammadienne ont beaucoup de prise sur lui), et d‟autre part par son rejet des

« vieux » militants. En effet, les anciens militants dont on voit quelques représentants dans le film de

Leila Kilani, se sont souvent reconvertis dans des organismes ou des partis moins radicaux, et ont

1 Nous citons en substance l‟article d‟Ayad Ahram, secrétaire général de l‟ASDHOM (Association de défense

des droits de l‟homme au Maroc) et membre du Mouvement du 20 février Paris/Ile de France, paru dans la Lettre

des Relations Internationales du PCF, mai 2011. 2 Nous citons cette fois-ci en substance la lettre ouverte (diffusée sur la liste de diffusion du Mouvement du 20

février Paris/Ile de France) « Au-delà des contenants, des contenus - Réflexions sur la structuration politique du

mouvement 20 février en Europe », par Rani Ayadi (ennemi juré d‟Ayad Ahram, ce qui témoigne de la

regrettable division de ce mouvement sur les objectifs, la structure et les moyens à se donner). 3 Dialecte.

4 Langue littéraire comprise dans tout le monde arabe.

125

accepté globalement de se réconcilier avec le régime à partir de l‟ouverture mohammadienne. Il ne

conteste plus ouvertement ni le régime, ni le système, et encore moins le principe monarchique lui-

même. En dépit de leur passé de militants exemplaires, les jeunes qui animent le « Mouvement du 20

février » les rejettent, et ce phénomène est apparu de façon flagrante lors de la traditionnelle

manifestation du 1er mai 2011 où une partie du cortège a pour la première fois refusé la prééminence

des vieux militants. Les temps changent mais le militantisme renaît. Un militantisme qui, car le régime

marocain n‟est plus depuis longtemps semblable aux régimes égyptien ou tunisien récemment

renversés et est déjà relativement « avancé », propose une véritable pensée politique, certes des

réformes précises et concrètes, mais également des réflexions plus subtiles sur la démocratie.

Or il nous a semblé que le film de Leila Kilani était à la fois révélateur et prophétique sous de

nombreux aspects. Les critiques latentes à l‟encontre de l‟IER sont nombreuses dans le film. La mise

en scène permet de capturer presque une « essence » anthropologique marocaine. Mais aussi une

histoire (le contraire de l‟essence) : un passé militant, un passé répressif1, mais également un présent

sur la voie de la démocratie, empreint d‟inertie, mais où la possibilité du débat2 et du dialogue jaillit

(grâce au film). Or, susciter cette parole de débat et de réflexion c‟est déjà imaginer les conditions

d‟une parole de revendication. A travers ce film sur le présent et le passé du Maroc – ou plus

exactement sur la prise de parole au passé (les militantismes clandestins) et au présent (la mémoire des

disparitions) –, c‟est peut-être déjà son avenir artistique et politique, l‟avenir de sa parole, qui se

dessine3.

1 Paul Ricœur définit le témoignage comme « la trace du passé dans le présent ». Ainsi, dès qu'Hassan al Bou ou

Mohamed Errahoui prennent la parole, ou même, se contentent de nous regarder les yeux plein de souvenir, c‟est

déjà le passé des années de plomb qui est devant nous. Ce « passé qui ne passe pas » - qu‟on essaye de faire

passer, tout au long du film. 2 Paul Ricœur sous-entend également cette possibilité permise par la langue mémorielle. Lorsqu‟il décrit ce

qu‟est la « sécurité langagière d‟une société », il dit que le témoignage est « acteur de sûreté dans l‟ensemble des

rapports constitutifs du lien social ». Cependant, le témoignage crée également une situation dialogale : c‟est-à-

dire que l‟interlocuteur peut douter du témoignage, mais si l‟on doute du témoignage, l‟on peut douter de tout, y

compris mettre en cause la sécurité langagière de la société. 3 Voir Jacques le Goff, Histoire et mémoire, Einaudi, 1977 : « La mémoire, où puise l‟histoire qui l‟alimente à

son tour, ne cherche à sauver le passé que pour servir au présent et à l‟avenir. Faisons en sorte que la mémoire

collective serve à la libération et non à l‟asservissement des hommes. »

126

Filmographie

1) Corpus principal :

Kilani, Leila, Nos Lieux Interdits, 2009, 1h48, INA.

2) Corpus secondaire :

a) Sur le Maroc

Bitton, Simone, Ben Barka, l’Equation Marocaine, 2001, 1h24 ;

Zilbverfajn, Davy, Vivre à Tazmamart, 72 minutes, 2005, France.

b) Sur les Commissions de la vérité et le processus mémoriel et/ou judiciaire

Amat, Jorge, L'espoir pour mémoire, 2003 ;

Armengou, Montse et Belis, Ricard, The Spanish Holocaust, 50 mn, 2002 ;

Castillo, Carmen, Rue Santa Fe, Chili, 2007, 2h43 ;

Gargot, Christophe, d’Arusha à Arusha, France, 2008 ;

Guzman, Patricio, Nostalgie de la Lumière, Argentine, 2010 ;

Panh, Rithy, S21, la machine de mort khmère rouge, Cambodge-France, 2002, 101 mn ;

Van In, André, La Commission de la Vérité, 138 mn, Belgique, 1999 ;

Tchoukrai, Grigori, Pamyat (Memory/Remembrance), 1972 ;

-. Stalingrad, 1969 ; Mosfilm, Moscou.

c) Fondamentaux

Depardon, Raymond, La Trilogie « Profil Paysan » : l’Approche, le Quotidien, la Vie Moderne (2001,

2005, 2008), France ;

Flaherty, Robert, Nanouk l’esquimau, 1922 ;

Lanzmann, Claude, Shoah, 1985, 550 mn ;

127

-.Un vivant qui passe ; 1997, 65 mn ;

-.Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, 2001, 95mn ; France ;

Resnais, Alain, Nuit et brouillard, 1956, France.

3) Autres films

a) Fictions marocaines sur la mémoire carcérale

Ben Jelloun, Hassan, La Chambre noire, 2004, Maroc :

L’arrestation et la descente aux enfers d’un ancien étudiant marxiste-leniniste dans les Maroc

des années de plomb.

Bensaïdi, Faouzi, Mille mois, 2003, Maroc :

Un père prisonnier politique dans les années 1980 vu à travers le regard de son fils dans un

village du Moyen-Atlas. Dénonciation des conditions politiques de l’époque, de la violence

faite aux incarcérés et à leur proches. Prix premier regard du 56eme festival de Cannes.

Chraïbi, Saâd, Jawhara (fille de prison), 2004, Maroc :

Le quotidien des femmes incarcérées pendant les « années de plomb ».

Ferhati, Jillali, Mémoire en détention, 2004, Maroc.

b) Mémoire des engagements dans le Bilad-el-Cham

Abi-Samra, Maher, Nous étions communistes, 2009, Liban, 90‟ ;

Alabdalla, Hala, et Al Beik, Amar, Je suis celle qui porte les fleurs vers sa tombe, Syrie, 2005, 110‟ ;

Ali, Reem, Ecume, Syrie, 2008, 42‟.

c) Fiction, réalité, démocratie, mémoire dans un autre pays du Maghreb : la Tunisie

Bouzid, Nouri, Making of, 2008, Tunisie.

128

d) Autres films de Leila Kilani

Tanger, rêve des brûleurs, Vivement Lundi !/France 3/INA, 2003, 53 minutes ;

Zad Moultaka, Beyrouth retrouvé, La Huit, France, 2003, 52‟ ;

D’ici et d’ailleurs, France, 2004 ;

Sur la planche, Socco Chico/Aurora Films, France, Maroc, 106‟, 2011.

129

Sources audiovisuelles

(sauf indication contraire, tous les reportages cités ci-dessous sont visibles sur la base de données de l’INA)

1) Sur les années de plomb, Tazmamart, et l’IER

1972 : Procès de Skhirat

Journal Télévisé, 20h, Antenne 2, 01/03/1972 : Condamnation des accusés de Skhirat.

1983

« Résistances », Antenne 2, 27.01.1983, suppression d‟un sujet sur le Maroc ;

« Résistances », Antenne 2, 24.02.1983, « l‟Affaire Manouzi » ;

« Dimanche Magazine », Antenne 2, 18/03/1983, « Maroc : prisons » : premier reportage sur les

prisonniers politiques dans les prisons marocaines (rediffusion du sujet de « Résistances » prévu pour

le 27 janvier).

1985

Antenne 2, 26/11/1985 : Interview d‟Hassan II qui invite à venir voir comment se portent les détenus.

1988

France Culture, Voix du silence, 16/07/1988 : Serfaty.

1990

Journal Télévisé de 20 heures, TF1, 03/11/1990 : polémique sur la publication de Notre Ami le Roi, de

Gilles Perrault.

1991 : libération d‟Abraham Serfaty

France 2, Résistances, 05/01/1991 : deux reportages sur le Maroc, un clandestin (sur les prisonniers

politiques), un officiel (sur les militants des droits de l‟homme) ;

Journal Télévisé de 20 heures, TF1, Interview de Hassan II, 21/07/1991 : « les témoignages ne valent

que pour les témoins. » ;

Journal Télévisé de 13 heures, TF1, « Sur une photo de Tazmamart », 14/08/1991 ;

13/09/1991 : au 19/20 et au JT de TF1, reportages sur Abraham Serfaty, qui vient d‟être libéré.

1992 : affaire Bourequat

TF1, 04/01/1992 : reportage sur les Frères Bourequat ;

130

Journal télévisé de 20 heures, France 2, 09/03/1992 : « Pour la première fois, une caméra de télévision

est autorisé à pénétrer… ».

1993

Sept sur sept, 16/05/1993, débat entre Hassan II et Anne Sinclair : « Tazmamart a été rasé » (un extrait

de cette interview passe dans Nos Lieux Interdits).

2000 : Publication de Tazmamart, Cellule 10, d‟Ahmed Merzouki

19/20, 18/03/2000 : reportage sur Abraham Serfaty, qui vient de revenir au Maroc ;

France 3, 19/20, 08/10/2000 : Pèlerinage à Tazmamart (repris sur Intermatin, France Inter le

12/10/2000).

2001

19/20, France 3, 17/09/2001 : Polémique autour de livres sur Tazmamart (entre Merzouki et Tahar

Ben Jelloun).

2004-2005 : naissance de l‟IER

Décembre 2004 : émission d‟Al-Jazeera consacrée aux prisonniers politiques marocains ;

La Nouvelle Fabrique de l’Histoire, avril 2005, sur l‟IER :

http://www.ier.ma/article.php3?id_article=1007

Journal Télévisé de 20 heures, TF1, 6/02/2005 : Témoignages à Errachidia ;

Le Vrai Journal, Canal+, 20/02/2005 : le travail de la Commission à Khenifra ;

Envoyé Spécial, 14/04/2005, « Maroc, la mémoire retrouvée » ;

Soir 3, France 3, 16/11/2005, « Mohammed VI crée l‟instant Equité et réconciliation » ;

19/20, France 3, 21/11/2005 : Sur le travail de l‟IER.

2006

Canal+ « Info », 12/01/2006 : La Commission a rendu son rapport

2007

Décembre : Emission d‟Adil Hajji, Entre les Lignes, 2M, 2006, Maroc (dvd remis par la chaîne).

2009 : sortie du film de Leila Kilani

RFI, Cinéma d’aujourd’hui sans frontière, 03/05/2009-04/10/2009 : Interview de Leila Kilani.

131

2) Généralités sur le Maroc dans les médias français

1963

Journal Télévisé de 20 heures, Première Chaîne, 24/10/1963 : sur le conflit Maroc/Algérie (la Guerre

des Sables).

1993

Journal Télévisé, 20 heures, 16/1/1993 : sujet sur l‟intégrisme au Maroc.

1996

France 3 ; 10.02.1996 : « Un Ramadan au Maroc ».

1997

France 2, 15.03.97, 20h, « A Meknès », visite à Aïcha ;

France 2, JT 20 heures, 04/12/97 : reportage sur le regroupement familial, avec des images tournées au

Maroc.

1998

France 3, 20h, 17.03.98, l‟Athlétisme marocain : « petits métiers des rues, femmes voilées ».

1999 : Mort d‟Hassan II

Journal télévisé de 20 heures, TF1, 24/07/1999 : reportages sur la mort d‟Hassan II.

2003 : attentats de Casablanca ; réforme de la Muddawana.

2005

Des racines et des ailes, 30/03/2005 : Marrakech.

2006 : Séisme d‟Al-Hoceima.

2009

France 5, « Commissariat du monde », 22/09/2009 : un commissariat de Casablanca.

132

Bibliographie

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2) L’instance « Equité et Réconciliation »

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Mohammed VI, interview menée par El Pais, 2004

3) Etudes cinématographiques :

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Niney, François, L’Epreuve du réel à l’écran, De Boeck Université, 2000

b) La mémoire et la justice au cinéma

Delage, Christian, La vérité par l’image, De Nuremberg au procès Milosevic, « Médiations », Editions

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Lanzmann, Claude, Le Lièvre de Patagonie, NRF, Gallimard, 2009 ; folio, Gallimard, 2010

Lindeperg, Sylvie, Les écrans de l’ombre, CNRS Editions, 1997

-. Nuit et brouillard, Un film dans l’histoire, Odile Jacob, 2007

134

-. Lindeperg, Sylvie et Wieviorka, Annette, « Les deux scènes du procès Eichmann », Annales.

Histoire, Sciences sociales : Cinéma et histoire - Les enjeux de la génétique. Agronomie et capitalisme

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Stora, Benjamin, « Entre Histoire, mémoire et images, les années algériennes », Revue XXe siècle,

1992, vol 35, pp. 93-95

Revue Images Documentaires, Images de la justice, n°54, 2e trimestre 2005

c) La parole au cinéma

Chion, Michel, Un Art sonore, le cinéma, éditions des Cahiers du cinéma, 2003

Panh, Rithy, « La parole filmée. Pour vaincre la terreur », Editions Montparnasse, 2007 (livret

accompagnant le dvd)

Revue Images Documentaires, La parole filmée, n°22, 3e trimestre 1995

d) La question des prisonniers politiques marocains à la télévision française

Langlois, Bernard, Résistances, Janvier 1983/Juin 1986, La Découverte, Cahier libres, 1987 (chapitre

II)

4) Etudes juridiques : justice et mémoire

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5) Etudes historiques et philosophiques : Mémoire et histoire

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Levinas, Emmanuel, Humanisme de l’autre homme, [sur l‟épiphanie du visage]

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Wieviorka, Annette, L’ère du témoin, Plon, 1998

Ricoeur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000

6) Etudes sociologiques et anthropologiques des sociétés maghrébines

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Lacoste-Dujardin, Camille, Des mères contre les femmes, maternité et patriarcat au Maghreb, éditions

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7) Témoignages

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dessins]

Bourequat, Ali, Dix-huit ans de solitude. Tazmamart, récit recueilli par François Tibaux, Michel Lafon,

Paris, 1993, 301 p.

-* : Dans les Jardins Secrets du Roi du Maroc, Maurice Publishers, Texas, 1998

El Bou, Hassan, Peindre la déchirure, édition bilingue : français-arabe, Impression Impérial, Rabat,

1999, 37 p. (peinture, textes)

Errahoui, Mohamed, Mouroirs, Chronique d’une disparition forcée, 2008

Fakahani, Abdelfettah, Le couloir, bribes de vérité sur les années de plomb, Maroc, 2007

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2000. 333 p.

Mouride, Abdelaziz, On affame bien les rats, (bande dessinée), Editions Paris-Méditerranée, 2000

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308 p.

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forme de feuilleton, par le quotidien de l‟USFP al-Ittihad al-Ichtiraki, mars 2000 ; puis édité par

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137

8) Ressources internet

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- noslieuxinterdits.com

- Africiné : http://www.africine.org/?menu=art&no=8928

Dossier de presse : http://www.aidh.org/lirecoutevoir/Images/Doss_Press_Nos_lieux.pdf (entretien

avec Annick Peigné-Giuly - mai 2009)

- Comme au cinéma : http://www.commeaucinema.com/film/nos-lieux-interdits,166614

b) Sur la mémoire des années de plomb et des détentions arbitraires au Maroc, sur le

Maroc d’aujourd’hui :

- Association des travailleurs maghrébins de France : http://www.atmf.org/spip.php?article845

- Organisation Marocaine des Droits de l‟Homme :

http://www.omdh.org/newomdh/def.asp?codelangue=23&po=2

- Association marocaine des droits humains : http://www.amdh.org.ma/

- Amnesty International :

http://www.amnesty.org/fr/library/asset/MDE28/007/2010/fr/e58b23ab-ac5e-47b7-903f-

d49e2816f6ea/mde280072010fr.pdf ;

http://www.amnesty.fr/index.php/agir/campagnes/justice_impunite/actions/disparitions_forcees_au

_maroc

- Conseil Consultatif des Droits de l‟Homme (Maroc) : http://www.ccdh.org.ma/?lang=fr

- Rapport du Sénat : « Maroc, l‟ère du changement » : http://www.senat.fr/ga/ga94/ga940.html

c) Sur la justice transitionnelle

- International center for transitional justice : ictj.org (rapport annuel 2003/2004)

- Transitional justice institute : http://www.transitionaljustice.ulster.ac.uk/

- Governance and social development Resource Center : http://www.gsdrc.org/go/topic-

guides/justice/transitional-justice

- Penal reform international : http://www.penalreform.org/

- Cours pénale international : http://www.icc-cpi.int/Menus/ICC?lan=fr-FR

d) Sur l’Instance équité et réconciliation

- Fédération internationale des droits de l‟homme (rapport n°396, juillet 2004)

- Final report : http://www.ccdh.org.ma/spip.php?rubrique209

- International Center for Transitional justice : http://ictj.org/images/content/1/9/197.pdf ;

http://ictj.org/en/where/region5/591.html

- Site de l‟IER : http://www.ier.ma/index.php?lang=fr (une revue de presse intéressante, en

particulier)

- Rapport de Human Rights Watch :

http://www.hrw.org/legacy/french/reports/2005/morocco1105/

138

Documents

A) Entretien avec Leila Kilani ; propos recueillis par Annick Peigné-

Giuly - mai 2009 (en ligne sur noslieuxinterdits.com1)

- Pourquoi ce titre : Nos lieux interdits ?

Le passé des Pères disparus, ce sont des lieux interdits. Simples casernes, bâtiments

administratifs, ces lieux étaient anonymes. Vingt années durant, ces lieux étaient visibles, mais

insaisissables. On pouvait les voir, on pouvait s‟en approcher. Mais on ne pouvait y pénétrer. On ne

pouvait que les fantasmer. Les Marocains ont imaginé, craint Derb Moulay Chérif à Casablanca, Dar

al Mokri à Rabat, Tazmamart, Kalaat M‟gouna... Disséminés sur l‟ensemble du territoire, ces lieux

sont constitutifs de la mémoire marocaine : ils symbolisent le pouvoir dont le Maroc contemporain est

le produit. Aujourd‟hui encore, on ne peut toujours pas y pénétrer. Ces lieux sont vides, désertés, rien

ne manifeste plus aucune trace de ce qui s‟est joué durant trois décennies. Ces bâtiments sont pourtant

moins des vestiges qu‟une passerelle directe menant à la mémoire des personnages.

J‟ai placé ces lieux au coeur d‟un dispositif formel. Durant tout le tournage, je les ai filmé ou

filmé leur impossibilité d‟une manière compulsive et obsessionnelle. Malgré mon attachement têtu à

ce dispositif stylistique, le montage a fini par révéler son artificialité et s‟est donc…s‟effondré. Les

lieux de mémoire sont devenus symbolique… ce sont les salons marocains.

- La genèse de Nos lieux interdits ?

A partir de 1999, le Maroc a vu surgir la « mémoire noire », la mémoire de la violence

politique qui s‟était abattue sur le pays depuis l‟indépendance en 1955 jusqu‟à la mort du roi Hassan II

en 1999. Des mots interdits comme « Tazmamart », le nom de la prison construite secrètement en

1972 pour y détenir les opposants au régime, ont enfin été prononcés. La figure de la victime, des

récits sur les bagnes sont apparus dans la presse et dans la littérature. Les anciens tabous surgissaient

enfin sur la scène publique.

Il y a eu alors concordance entre la libération des prisonniers et un mouvement des Droits de

l‟Homme, issu de l‟ancienne opposition au régime, qui a négocié avec le pouvoir la question de la

réparation.

Nous n‟étions plus dans la dénonciation. Et c‟est dans cet esprit que j‟ai commencé à écrire

mon projet de film. Un projet sur la représentation.

Mais quand l‟Instance Equité et Réconciliation (IER) se met en place en janvier 2004, la

donne est modifiée et je me suis demandée quoi faire.

- Comment avez-vous alors imaginé le film ?

J‟ai décidé d‟inscrire le film dans l‟accompagnement de ce processus de « réparation » de

l‟IER. Mes référents étaient les expériences cinématographiques de Claude Lanzmann avec Shoah, de

Rithy Panh au Cambodge, et bien sûr celle de André Van In qui a filmé le travail de la commission «

pour la vérité et la réconciliation » mise en place par Nelson Mandela en Afrique du Sud (La

commission de la vérité, en 1999). A la différence qu‟au Maroc, l‟Instance n‟interroge qu‟une des

deux parties, puisque les tortionnaires ne sont pas interrogés. Ceci étant, je n‟ai pas voulu travailler

1 Le site a disparu en cours d‟année.

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comme Van In, sur le « personnage collectif » qu‟est la Commission. Je voulais circuler entre le privé

et le public.

L‟IER marocaine travaille sur la base de la doctrine de la justice transitionnelle : un récit

collectif qui lave le corps social, qui fait catharsis, à travers le récit des victimes.

Une idéologie de la réconciliation. La particularité du modèle marocain est qu‟il porte le

système au paroxysme puisqu‟il n‟y a pas de rupture du régime.

Mes questions étaient les suivantes : qu‟est-ce que je mets en scène ? Comment représenter la

figure de la victime en évitant le compassionnel, la fascination du processus… et en restant dans le

cinéma? J‟ai choisi de travailler sur le système politique et ses traces dans la famille.

...

- Comment s‟est déroulé le tournage ?

J‟ai rencontré des familles à travers l‟Instance. Elles étaient difficiles à convaincre, pas du tout

habituées à la caméra. Il a fallu un temps très long pour les approcher. L‟équipe était réduite : un chef

opérateur, mais pas d‟ingénieur du son. Le tournage s‟est effectué sur quatre ans. J‟ai choisi de rester

dans le cadre du salon marocain. De ne pas sortir de cet espace étroit. Nous ne tournions jamais dans

la cuisine ou dans la chambre. Il y avait des directions de scène. Je proposais une ébauche de la

séquence. Ils s‟emparaient de cette proposition et improvisaient.

Très vite, je me suis rendue compte qu‟il n‟y avait pas de figure héroïque parmi eux. Pas de

héros, juste des anonymes. Et surtout, de la gêne et du silence. Et j‟ai travaillé avec ça. Je n‟ai pas

voulu travailler avec les figures héroïques. Ce qui m‟a bouleversée, ce sont ces anonymes, qui sont au

même stade que le spectateur.

Chacun est mis face à cet impératif soudain : faire remonter les souvenirs, dire ce qui a été

muré dans le silence, comprendre les énigmes, saisir le destin des aînés. Faire le deuil des disparus,

faire le deuil aussi de sa propre existence ruinée. chaque secret dévoilé ouvre sur un autre, et dans cette

chute en cascade, c‟est la famille et ses liens, ses légendes fragiles et ses illusoires conforts que je

voulais interroger. La possibilité de la parole n‟a pas induit sa fluidité, et c‟est le chemin chaotique que

nous avons tous emprunté, les personnages et moi-même ; en pointillé, ils se sont réapproprié leur

propre langage (vraiment ?). Au coeur du film, il y a le politique noué au domestique, fusionné par la

force publique durant 4 décennies et, aujourd‟hui dénoués sur la place publique.

- Comment se sont formalisés vos rapports avec l‟IER et les familles ?

L‟INA (Institut national de l‟Audiovisuel) a obtenu l‟accord de l‟Instance en proposant un

volet « archives » à notre travail. J‟ai réalisé des centaines d‟heures d‟archives qui ont été remises à

l‟INA, stockées au Maroc, au Conseil Consultatif des Droits de l‟Homme, pour les chercheurs. Et j‟ai

monté mon film en parallèle. A partir du moment où nous avons eu l‟accord de l‟Instance, il nous

fallait faire le va-et-vient entre l‟Instance et les familles. Le film a été montré aux familles.

Personnellement d‟abord et publiquement ensuite. Une première projection a eu lieu au Maroc en

décembre dernier pendant le festival national du film à Tanger. Il va sortir en salles au Maroc. J‟ai

envie de le montrer via une association « Doc itinérant » qui circule de village en village en Peugeot

504. C‟est là qu‟est mon public naturel. La tournée est espérée à la fin de l‟automne. J‟aimerai

également pouvoir le montrer sur Internet.

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B) Entretien avec Gérald Collas, producteur INA, 18/10/10

1) Que pouvez-vous nous dire des péripéties et des étapes du tournage de Nos Lieux

Interdits ?

Leila Kilani nourrissait depuis longtemps le projet de travailler sur la présence/absence, la

mémoire des disparus. Elle voulait donc tourner au Maroc. Mais il était difficile de trouver des gens

qui acceptent de parler.

Puis il y a eu la création de l‟Instance Equité et Réconciliation, qui a accordé à Leila Kilani

l‟autorisation de filmer son travail. Ainsi, elle a eu le soutien de l‟instance avant même que l‟instance

ne commence réellement.

Celle-ci avait une mission de 12 mois mais a en fait duré 2 ans. Or Leila Kilani avait choisi

des cas, parfois difficiles, qu‟il fallait suivre jusqu‟au bout, ce qui a retardé le tournage. Par exemple,

la famille aux 3 femmes : il a fallu attendre la reconnaissance par l‟IER et l‟État que leur homme avait

disparu pour raisons politiques, les indemnisations – c‟est le moment où on les voit signer des papiers.

Il fallait cet évènement pour clore le film.

De ce fait, le tournage a été très long.

Il a fallu passer beaucoup de temps avec les personnages, être sur place au bon moment,

tourner quand les gens voulaient : ce type de tournage réserve beaucoup de surprises.

De plus, il fallait se déplacer avec la commission.

Ensuite, il a été difficile ensuite de dé-rusher, remonter, reconstituer une dramaturgie de toutes

ces images.

2) Pourquoi ces personnages ?

Il fallait que ce soit des cas variés : l‟un est un officier de Tazmamart, disparu et non revenu ;

un autre, Mohamed, un disparu, sans nouvelle, puis revenu (il a depuis écrit ses mémoires !) ; ensuite,

un syndicaliste (l‟homme des 3 femmes), en réalité dans une organisation de guerilla ; enfin un

militant marxiste-léniniste d‟Ila-El-Amam, groupe issu du Mouvement Communiste Marocain, que

Driss Benzekri, président de l‟IER, dirigeait. C‟était un personnage chargé, marqué par une tentative

de suicide – il est décédé l‟année dernière.

Il fallait ensuite que les gens acceptent, convaincre les gens réticents. Mais il fallait

absolument convaincre ceux-là, car Leila Kilani avait l‟idée que cette parole soit une première, une

parole non rodée, balbutiante, qui dise enfin ce qui a été pendant des décennies un secret politique

plongeant les familles dans le silence et la honte.

Il s‟agissait de familles modestes, contactées par le biais de l‟IER.

3) Leila Kilani a déclaré quelque part qu’elle avait tourné des images pour l’IER, des images

d’entretiens etc. Est-ce qu’on peut les voir ?

LK a en effet assisté aux entretiens en privé avec l‟IER et les a filmés – mais on ne peut pas

encore les voir, je les ai dans mon bureau, mais aucun accord n‟a encore été conclu avec le CCDH. A

terme, ils doivent être mis à la disposition des chercheurs.

Par la suite, l‟instance s‟est dotée par elle-même de moyens pour filmer son travail.

En revanche, les images des audiences publiques que l‟on voit dans le film sont des images de

la télévision marocaine.

4) Que pensez-vous de l’IER ? De ses résultats ? De ses limites ?

L‟IER est le premier processus de ce type mené dans un pays arabo-musulman. Ce concept de

justice transitionnel a des rapports conflictuels avec lles institutions en place, la religion.

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Il est vrai qu‟on ne pouvait pas citer les noms des bourreaux. Mais un tel processus n‟exclue

absolument pas qu‟il puisse y avoir des procès, les poursuites sont possibles.

Ce choix a été fait pour obtenir une collaboration de l‟État et de ses corps, car la situation

marocaine est paradoxale : on a continuité du régime !!!

On ne peut donc pas mettre en cause les personnalités, mais on peut mettre en cause les

services de l‟État et les victimes ont obtenu indemnisation si l‟IER reconnaît qu‟il y a eu violation de

la légalité et des droits de l‟homme.

Il est vrai qu‟Amnesty est très critique vis-à-vis de cette commission, ainsi que les

organisations des droits de l‟homme au Maroc, hormis celles qui ont collaboré.

L‟IER a de toute façon soulevé beaucoup d‟agitation, en particulier dans la presse. Certains

collaborent, d‟autres critiquent.

5) Pourquoi n’y a-t-il pas de bourreau dans le film, à la différence des films de Rithy Panh ?

En effet, on n‟a pas de bourreau dans le film. Il y a un rush d‟une rencontre entre une victime

et un tortionnaire mais cela ne donnait pas des images intéressantes. On y a renoncé.

6) Donc le film se plie aux recommandations de l’IER ? Est-ce un film sur l’IER ?

C‟a été le seul film tourné dans le cadre de cette commission. Mais ce n‟est pas un film SUR

la commission mais un film qui se déroule AU MOMENT DE la commission – ce moment où l‟on

met sur la table de façon publique ce qui était un tabou.

7) Si le film ne traite pas strictement de la commission, comment définiriez-vous cet objet assez

insaisissable : le sujet du film ?

Le sujet du film c‟est… La mémoire. La présence-absence. La trace de cette Mémoire dans le

Maroc d‟Aujourd‟hui. Leila filme des générations marquées par la peur et la terreur. Elle veut voir où

en est le pays avec « ça ».

D‟ailleurs, LK ne soupçonnait pas à quel point ce silence relevait de l‟auto-censure, profond,

reproduit, intériorisé. Les familles sont imprégnées par la peur et la honte des traîtres. En effet, le

Maroc est un pays avec une longue histoire, où le prestige du Roi est très important.

8) Que pouvez-vous me dire de la perception, de la réception du film ?

La perception est très différente selon que le film soit vu en France ou au Maroc ou par des

Marocains. Au Maroc, la rareté crée l‟attente. Du coup, ce film devrait répondre à toutes les questions.

De plus, la télévision n‟a pas acheté le film, le film n‟est pas sorti en salle – il y avait certes un

projet de projection itinérante, mais qui n‟a pas été mis en œuvre pour l‟instant. Donc peu de monde a

vu le film au Maroc. Et la presse n‟est pas un écho fiable : elle est également le théâtre de règlements

de comptes, de jalousie.

En somme, le film circule très peu – d‟une manière générale, peu de films sont vus au ciné, la

circulation au Maroc se fait par piratage de films. Mais les films marocains « échappent » à ce

dérapage, très fortement réprimé par l‟État Marocain pour ces films-là, ce qui nuit évidemment à leur

diffusion.

Mais ce n‟est pas un problème de censure. D‟ailleurs c‟est le premier film documentaire

marocain à avoir obtenu l‟avance sur recette du Centre Marocain du Cinéma, sur scénario ! Il a donc

été financé par le Centre du cinéma ! Ceci est un véritable précédent ! Le documentaire peut donc

aussi être du cinéma au Maroc !

De plus, le film a eu le soutien institutionnel et matériel de l‟IER. Ce qui a entraîné des débats

virulents dans la presse : le film est-il à la gloire de l‟IER ? ce film ne met-il pas trop en avant le

travail de l‟IER ?

Le contrat avec l‟IER c‟était : la commission nous fournit des moyens logistiques mais pas

d‟argent, elle n‟est donc pas co-productrice, et n‟a aucun droit de regard sur le film.

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Mais la Commission est également un espace de tension, de conflit. Quand je suis allé les voir,

la Commission n‟a pas voulu en parler, elle n‟a pas pris position sur le film en tant qu‟organisme

public, d‟autant que Driss Benzekri est décédé.

9) Comment le film a-t-il donc été diffusé, hors du Maroc ?

Il a fait beaucoup de festivals en Europe, la critique a été très bonne en France. Mais le film

n‟a pas été diffusé à la télé.

10) Elle a déclaré à plusieurs reprises avoir abondamment filmé ces lieux interdits, mais

finalement aucune de ces images n’apparaît dans le film. Pourquoi ?

Oui, car ç‟aurait parlé aux anciens militants, mais pour les autres ç‟aurait donné un simple

film documentaire et ne leur aurait pas parlé. Et puis ce n‟était pas son sujet.

Elle a seulement gardé l‟image de Saïd à Tazmamart, mais les autres lieux n‟existent pas

vraiment (ce sont « des lieux dans la ville »).

11) J’ai envie de revenir à la question du bourreau. Leila Kilani a déclaré avoir pour modèle

Lanzmann. Or Shoah est un film de parole. Il y fait parler victimes, témoins, bourreaux.

Pourquoi a-t-elle refusé le bourreau ?

C‟est une chose qu‟on ne peut reproduire au Maroc.

Mais le cas du bourreau mis à part, pour revenir sur votre expression de « film de parole », il

est en effet intéressant de dégager ce que le film a de singulier, outre la singularité du cas marocain.

Dans Rithy Panh la confrontation victime/bourreau et la visite des lieux pas le bourreau n‟est pas une

mise en scène mais une mémoire des gestes : en accomplissant les gestes, le récit revient.

Cela dit les plans sont brefs pour un film de parole. Ce ne sont pas de longs monologues, on

n‟a pas de questions du/au filmeur. La parole, ce sont des questions entre personnages, les personnages

se parlent entre eux. La caméra est accoucheuse de parole. Car le témoin se dit : tiens ça peut

intéresser quelqu‟un. Il est vrai que la parole n‟est pas directement adressée au public ni à la

réalisatrice, mais sans la caméra il n‟y aurait rien.

Le militant marxiste-léniniste, Hassan al Bou, est le seul personnage en monologue car il était

vraiment en monologue. Le dialogue avec ses nièces advient par la caméra. Au début (quand il est en

voix-off), ses paroles, ce sont des bribes mises bout à bout mais immontables « à l‟écran ». Par le film,

il a retrouvé une forme de réconciliation par la parole.

En revanche j‟ignore s‟il a fini par voir le film. Il était muré dans sa propre histoire. Il refuse

le rôle de victime et ne s‟est pas reconverti, comme beaucoup de militants, dans les droits de

l‟homme…

12) Les autres personnages ont-ils vu le film ?

Tous les personnages ont vu le film, ils se sont montrés très solidaires du film, ce sont eux qui

l‟ont défendu à Tanger pendant une longue et houleuse conférence de presse de 3 heures. C‟était

mieux que ce soit eux qui s‟en chargent plutôt que le producteur, français, qui se fait

systématiquement traiter de colon.

Par contre, plusieurs grandes familles militantes et victimes, filmées ou non dans le film, se

sont senties trahies… Comme la famille Ben Barka.

C‟est en partie parce qu‟il n‟y a pas de commentaire, les choses ne sont pas dites.

C‟est un film conjoncturel. Il est très difficile aujourd‟hui d‟en parler dans les milieux

marocains.

D‟autant que ce n‟est pas un film informatif et on le lui reproche, il a été refusé à la télévision

(Arte) : si vous avez de l‟argent du Maroc, c‟est que le film n‟est pas libre ! L‟absence de commentaire

le rendrait peu compréhensible. Ce n‟est pas un film d‟histoire classique avec

archives/témoins/historiens et où on en sait plus que les personnes qu‟on filme.

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En tout cas, l‟étude de la réception sera difficile.

13) Je m’interroge sur l’absence d’images d’archives dans le film… :

En effet. L‟archive de l‟interview d‟Hassan II est en réalité tirée d‟une émission diffusée sur

Al Jazeera. Mais ce n‟est pas réellement une « image d‟archive ». En effet, c‟est l‟émission d‟Al-

Jazeera (et non l‟archive en elle-même) qui a été enregistrée et regardée le jour où LK est venu avec sa

caméra chez Mohamed Errahoui.

L‟autre archive, qui est plutôt un document, c‟est la photographique de Monsieur Harrafi.

Mais en fin de compte, ils ne savent pas trop quoi en faire !

A part ça, en effet, il n‟y a eu aucune recherche d‟images d‟archive. Ce qui l‟intéressait c‟est

le vécu aujourd‟hui. Ce qu‟elle voulait c‟est comprendre ce que c‟est que cette histoire vécue dans son

déni, ses envers, ses lapsus…

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C) Retranscription du dialogue

00:01:33,17 [Hassan al Bou] Des trous...Des silences...Recoudre, se reconstruire un soi quelconque. Par où vais-je

commencer ? Je n'ai pas de souvenirs. Juste des mots....Je répète des mots désordonnés...

00:01:56,22 [Hassan al Bou] Quand je suis né, le Maroc était colonisé. L'Indépendance, c'était en 1956. La violence d'Etat allait arriver tout de suite après. L'affrontement allait commencer. Tu ne peux pas savoir ce qui s'est passé.

C'était un affrontement contenu, froid. Quelque chose de permanent, d'amer. C'était comme un caméléon qui

changeait d'apparence sans arrêt. Trente, quarante ans ? Ça a implosé !

00:02:34,21 [silence]

00:03:06,21 [Hassan al Bou] Il y a ceux qui sont morts, ceux qui ont été enlevés...Tout le monde entendait,

imaginait...

00:03:17,22 Et les rumeurs : Untel a été condamné, untel a été exécuté... Des coups d'Etat...Juste des paroles qui

circulaient. L'histoire de ce qui s'est passé au Maroc se raconte comme une fable. On peut la narrer mais elle n'est pas écrite.

00:03:43,02 [CARTON : Nos lieux interdits]

00:03:49,13 [silence]

00:04:02,09 [voix de la télévision] 20 000 dossiers reçus par l'Instance Equité et Réconciliation depuis son investiture en janvier 2004.

00:04:08,23 Un chiffre dévoilé par son président, Driss Benzekri,

00:04:12,11 lors d'une conférence de presse à Rabat. [Driss Benzekri : ] L'Instance Equité et Réconciliation est en

charge des missions suivantes...Quatre missions essentielles : L'établissement de la vérité. Les réparations aux victimes et leur réintégration. Les recommandations afin de prévenir la répétition de ces crimes. Et la réconciliation.

00:04:40,01 Elucider les disparitions est l'une de nos missions principales.

00:04:46,07 Il s'agira aussi de trouver les solutions adaptées pour ceux dont le décès sera avéré.

00:04:55,24 [silence]

00:05:05,16 [Rouquia Aït Sheikh] Tant de gens ont disparu, ma petite. Têtes coupées et jetées...Et impossible d'en parler !Qu'est-ce qui s'est vraiment passé ?

00:05:27,07 - [Rouquia] Il s'est changé à l'aube...J'ai dit : Tu vas où ? Il m'a dit : Au syndicat. Depuis on ne l'a plus

revu. Comme avalé par la terre. - [Zineb] Comme un assassin en fuite !

- [la mère de Zineb] On l'a enfoui dans nos coeurs. Et on s'est tus.

- [Rouquia] On avait honte de le dire ! On était choquées. On se disait : Qu'est-ce qui se passe ? - [la mère] C'est tout.

00:05:49,09 - [Rouquia] On a courbé l'échine et serré les dents. 20 jours plus tard, on a été jetées à la rue ! Ils ont mis

tout sens dessus, dessous, ils ont pris l'argent, ils ont pris ce qu'il y avait dans son cartable, des couvertures, comme

celles de ta mère, les mêmes. - [la mère] Ils ont pris le grand plateau en cuivre...

- [Rouquia] Oui, avec le samovar.

00:06:17,00 - [Zineb] Pourquoi vous nous l'avez jamais dit ? - [Rouquia] Impossible. Le dire à qui ?

- [Zineb] A nous !

- [Rouquia] Qu'est-ce que j'aurais pu dire ? - Nous parler à nous, les enfants.

- Qu'est-ce que j'aurais pu te dire ? Il est sorti un jour et il n'est jamais revenu...

- Mais tu t'es imaginé des choses, non ? Qu'il était quelque part ? - Non, rien. On avait peur. Peur qu'ils nous embarquent aussi.

- [la mère] Les gens sont impitoyables.

- [Rouquia] Tu crois que c'était facile ? - [Zineb] Je te parle pas des gens mais de nous !

- Mais te dire quoi, Zineb ?

- La vérité ! - Tu étudiais, c'était déjà pas mal. Jamais tu me l'as demandé.

- Jamais ?

- Ces histoires, toi, tu peux pas comprendre. - Tu disais qu'il était mort !

- Mais il est mort ! Que voulais-tu que je te dise ?

00:07:09,17 - [la mère] Réduit en poussière, volatilisé. Imagine la blessure... - [Zineb] J'aurais réagi. On l'a peut-être fait disparaître, assassiné ?

- [la mère] : Imagine un peu : ton père disparaît et tu ne peux ni en parler, ni poser des questions.

Assassiné ? Disparu ? On ne savait rien. - [Rouquia] : On s'est juste dit : Le ciel nous est tombé sur la tête.

00:07:32,22 - [Rouquia] : Les lamentations sont bien belles, mais le mort n'est qu'une souris.

00:07:44,02 [silence]

00:08:00,20 [CARTON : Le désordre des origines]

00:08:23,03 - [la mère] La photo était chez mon oncle. Papa a dû la lui donner. - [Zineb] C'était où, la photo ?

- [Rouquia] Dans les locaux du syndicat.

- A l'occasion de quoi ? - Je me rappelle plus. On les fréquentait tous, mais je me rappelle plus leurs noms.

- C'était quoi, comme fête ?

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- La fête du travail. Une cérémonie dans le genre. La fête du travail.

- En quelle année ?

- Comment tu veux que je le sache ? C'est quand, la fête du travail ?

- [la mère] Il a disparu le 1er mai 1972.

- [Zineb] La photo, c'était dans les années 60 ou 50 ? Ou les années 70 ? - [Rouquia] Je n'en sais rien, je suis analphabète.

- [Zineb] Si on veut savoir ce qui est arrivé à grand-père, il n'y a que toi qui puisses nous aider !

- Je reconnais les visages mais les noms ne reviennent pas. Il est photographié avec eux ! - Donc, tu les connais....

00:09:19,10 - Oui, mais il me disait rien.

- Mais toi, tu dois savoir. T'as bien dû écouter aux portes, entendre des noms. - Il me disait pas ses secrets !

- En traversant la pièce, t'aurais saisi des noms.

- Faut pas trop fouiller dans ces histoires louches.

00:09:33,06 [silence]

00:10:03,14 - [membre de l‟IER] On est là au nom d'une commission qui vient d'être créée, l'Instance Equité et

Réconciliation. L'un de nos premiers objectifs est de prendre contact avec les familles des disparus,

00:10:23,13 et de tous ceux qui sont décédés.

- [la mère de Saïd] Paix à leur âme. - Pour rendre leur dignité à ces familles qui ont souffert.

00:10:34,01 Pour dire à tous les Marocains ce qui s'est passé. Comment les gens ont disparu. Pourquoi ont-ils disparu

et où sont-ils ? S'ils sont vivants, qu'on les libère, s'ils sont morts, que leur tombe soit identifiée.

00:10:48,15 Puis nous déciderons ensemble ce qu'il adviendra de la tombe de votre père, feu M. Bouchta et de celles de ses amis. C'est notre objectif.

00:11:04,17 - Vous êtes son fils unique, M. Saïd ?

- [Saïd] Oui. Il venait tout juste de se marier quand tout ça est arrivé.

00:11:15,08 [silence]

00:11:34,12 - [la mère de Saïd] La peur nous a poussés à changer de nom. Disparu, réduit en poussière. Il venait de

finir l'école militaire. Et là...stupeur, un coup d'État.

00:11:55,07 On l'avait entendu à la radio. On avait même pas de télé. Puis, on a entendu le procès. Les putchistes ont été jugés et condamnés. Et lui, il a pris 3 ans.

00:12:19,07 Mais quand il a purgé sa peine et qu'il n'a pas été libéré, là, on ne comprenait plus rien ! Qu'est-ce qui se

passait ? On ne savait rien. Alors la peur est venue, si grande, qu'on a changé de nom, Saïd. La peur nous a

contraintes à nous taire.

00:12:43,01 [silence]

00:13:14,02 (en voix off, Hassan al Bou) J'ai été incarcéré en 1976. Je suis sorti en 1989. J'ai passé 14 ans moins 7

jours en prison. Le 7 mai 1989, j'ai été libéré. Comme si l'instant où j'ai été arrêté s'était figé. Comme un gosier

obturé et anesthésié. Ne remontent que des évènements coincés dans le passé. Le mutisme. Ou trop de mots. Je veux parler mais les mots ne sortent pas. Le passé s'est rouvert. Et je ne sais pas comment....

00:13:58,04 [fondu au noir]

00:14:01,03 - [la mère de Mohamed] Combien tu dis ?

- [Mohamed Errahoui] 30 000.

- 30 000 êtres humains ? Oh, mon Dieu ! La moitié du Maroc a été enterrée.

- Aujourd'hui, tout ça est reconnu mais on veut savoir pourquoi.

00:14:28,05 - (la mère) N'importe quoi ! Vous n'auriez rien dit, rien fait. - D'autres en ont dit beaucoup plus et n'ont pas connu mon sort. Ils en ont dit bien plus que moi. Pourquoi

ils nous ont emmenés là-bas ?

- (la mère) Si vous étiez morts là-bas, on l'aurait jamais su !

00:14:46,05 - (la mère) On m'a dit : C'est à cause de la politique. Si à l'époque, tu m'avais dit que tu en faisais, jamais je t'aurais laissé ! Je t'aurais renié. Mon coeur se serait apaisé d'avoir dit ces paroles. Mais je ne savais rien. Pourquoi

se frotter au dragon ?

00:15:06,24 - (la mère) L'Etat, le Makhzen, c'est comme le fleuve. Il enrichit certains et en broie d'autres. Mais enfin, le Makhzen, pour rester juste et honnête, si tu ne lui cherches pas des poux, il ne te touche pas. Le Makhzen, c'est

comme les abeilles. Quand le soleil est chaud, si tu t'éloignes de la ruche, tu n'as aucun problème. Par contre, si tu la

touches, elles vont t'attaquer, te recouvrir jusqu'à ce que tu tombes à terre.

00:15:51,08 [silence]

00:16:24,21 [paroles indistinctes dans les bureaux de l‟IER]

00:16:50,03 -[une victime anonyme] J'ai été arrêté par des agents de la Sûreté Nationale. On m'a emmené dans une

R16. On m'a ordonné de me coucher sur la banquette arrière.

00:17:01,12

00:17:09,22 - [la mère de Zineb] Mahjoub Ben Seddik, le secrétaire du syndicat...

- [le membre de la commission] Votre père est là ? C'est ça l'adresse où vous habitiez ?

- Mon père était en charge de ces maisons. - Il était responsable syndical ? Salarié du syndicat ?

00:17:24,23 - (la mère) Il était responsable d'un four et d'un hammam. Il y avait un monsieur qui venait, il s'appelait

Houari, il venait récupérer la recette et faire les comptes. Il y avait un registre où tout était noté.

00:17:47,12 - Revenons à l'enlèvement. Avait-il une activité politique en dehors du syndicat ? - (la mère) Il était à l'Union Nationale Socialiste.

00:17:59,17 - (Rouquia) Il était avec...comment il s'appelle déjà ? Cheikh Al Islam...euh, non ! Cheikh Al Arab ! Il

était avec lui ! Une fois, il a pris 20 jours de prison. Ils le tabassaient tous les jours !

- A quelle date est-il allé en prison ? - Je ne me rappelle plus.

- Quand a t-il été enlevé ?

00:18:26,17 - (la mère) C'était le 1er mai.

146

- 1972.

- Je me souviens qu'on leur avait donné des affiches à coller. Bref, il est parti le 1er mai. Depuis, on l'a

plus revu.

00:18:43,14 - Qui étaient ceux qui vous ont expulsés ?

- (la mère ) Ils étaient en civil. Ils n'avaient aucun uniforme. - Ils ont dit qu'ils étaient de la Sûreté Nationale ?

- (la mère) Ils sont entrés, c'est tout ! Ils ont fouillé toute la maison, vidé l'armoire. Et puis, ils ont mis

toutes nos affaires dehors !

00:19:01,16 - Ce n'est qu'un début. Il se pourrait qu'il ait disparu pour des raisons politiques. Personne ne peut dire ce qui s'est passé.

- (la mère) A part Dieu.

- Oui, et ceux qui l'ont fait disparaître. Nous allons tenter de connaître la vérité grâce aux témoins de l'époque car nous n'avons que ça...

00:19:25,10 [Silence]

00:20:05,20 - [un homme] Il faut remonter le fil.

- (la grand-mère) Le fil ? - Un indice. Pour commencer le puzzle.

00:20:17,15 - Ils avaient leurs secrets.

- Il y a Si Brahim, le vendeur d'avoine. C'était son ami. Il le connaissait très bien. - [la mère] Il connaissait qui ?

- [Rouquia] Ton père. Il était avec Cheikh Al Arab et un autre...

00:20:35,12 - [l‟homme] Il faut retrouver ses anciens amis.

- (Zineb) De mon grand-père ? Qu'est-ce qu'il t'a dit à propos de ce Cheikh Al Arab ? - (Rouquia) Cheikh Al Arab est tombé. Ils l'ont tué à Sidi Othman.

- [Zineb] Il t'avait dit ça ?

- A Sidi Othman, Mabrouka. - [l‟homme] Cheikh Al Arab dirigeait des cellules secrètes.

- [Rouquia] Ils l'ont abattu au café. - [l‟homme] Non, ils l'ont pas tué au café, mais chez lui. Il y en avait 3 avec lui.

- [Rouquia] Non, ils l'ont arrêté au café.

- [la fille] Qu'est-ce que t'a raconté papa ? - [Rouquia] Rien de plus. Ils l'ont arrêté et tué. C'est en rentrant qu'il me l'a dit. Rien de plus.

00:21:15,13 - [Rouquia] L'organisation secrète, c'est ça. On ne sait pas ce qu'ils font. Ils disparaissait 2 jours, 3 jours,

une semaine parfois. Des fois, il rentrait vers 3 ou 4 heures du matin. Il passait par la fenêtre pour rentrer dans la maison.

- (Zineb) : Tu savais que grand-père était dans une organisation secrète ? Tu le savais ? Parle ? Tu savais

que grand-père... - Oui, je savais ce qu'il faisait, mais que voulais-tu que je dise ? Ils savaient ce qu'ils faisaient, pourquoi

ils étaient arrêtés, tués, exilés. C'était à cause de ça !

00:22:15,09 [silence]

00:22:30,09 [CARTON : Le feu des montagnes]

00:22:35,05 - (en voix off, Hassan al Bou) Je n'ai pas la chronologie des évènements. Je n'ai jamais revisité ce qui

m'était arrivé. Il y a des étapes dont je me souviens, d'autres qui m'échappent. Toujours les mêmes scansions qui

reviennent.

00:22:54,19 - (en voix off) Je devais avoir 16 ou 17 ans. 18 ans peut-être...Le plus grand évènement a été l'ébranlement du régime, le coup dÉtat militaire. Je l'ai entendu à la radio.

00:23:17,24 La radio avait été prise d'assaut. Je me souviens de l'instant précis.

00:23:22,16 C'était la nuit. Le soleil s'est levé. Et puis plus rien. La transmission s'est interrompue. Et puis, les

exécutions. 1971, coup d'État militaire. Il échouera. 1972, coup d'État militaire.

00:23:43,15 Il échouera. 1973, ça sera l'insurrection de l'Atlas. Elle ne réussira pas. Moi, j'étais au lycée. Je lançais

des slogans, je distribuais des tracts. C'était les premières discussions autour de la révolution. La révolution au

Maroc. Tant de gens ont été broyés...

00:24:12,14 […]

00:25:04,09 - (voix off, Hassan al Bou) Une étincelle peut mettre le feu à la plaine. Proverbe chinois. L'étincelle...La

cellule Etincelle. 1973. 20 ans. 1973, le mouvement marxiste démarre. La première vague est arrêtée.

00:25:25,20 La Révolution. La Révolution. La Révolution. Et il se dit Attention ! La révolution est à nos portes !

00:25:31,04 La révolution, ça signifie quoi ? 20 ans. Et je veux participer au changement. Comment ?

00:25:37,07 Je suis entré en clandestinité volontairement. Le principe s'appliquait à tous. On avait tous un nom de

code.

00:25:44,09 J'ai rejoint la classe ouvrière. La mine...2 ans. 2 ans de clandestinité. Me restent des

odeurs...L'imprimerie. La Ronéo. J'écrivais. J'imprimais. Je diffusais. Et l'attente. L'attente des réunions secrètes.

00:26:06,22 Mai 1976. Un mercredi. Il est 13h 15. Ils ont encerclé ma maison. Ils m'ont pris. C'était la fin.

00:26:28,06 [Silence]

00:26:32,03 - (la mère de Mohamed) C'était des gosses écervelés. S'ils avaient su les conséquences, ils ne l'auraient

pas fait. Ils répétaient les choses sans comprendre. S'ils avaient eu un peu plus de maturité et de cervelle, ils ne se seraient pas jetés dans la gueule du loup. Mourir et croupir dans les geôles...

-(une autre femme, hors champ) Mon fils aussi était avec lui, ils sont tous passés en prison.

00:27:11,09 -Il y est resté 9 mois.

- (M.Errahoui, hors champ) : Il était avec moi. Mais pourquoi on nous a jetés là-bas ? Jusqu'à aujourd'hui, on n'a aucune réponse.

00:27:20,12 - (M.Errahoui) : Et pendant toute la durée de notre enlèvement, on était totalement coupés du monde

extérieur.

00:27:31,05 - (la mère) : Je n'avais plus de fil à force de tisser et de défaire mes histoires pendant 9 ans. Si j'avais

147

imaginé qu'il était en prison, ça m'aurait tuée ! Moi, je l'avoue en tout cas. Mais Dieu m'a préservée, et ceux qui sont

venus me voir aussi. Le chef des gendarmes m'a juré : Ton fils n'est ni mort, ni en prison. Je me suis dit : Pourquoi

mentirait-il ? C'est certainement la vérité. Je me suis dit :C'est le Makhzen, il peut pas mentir !

00:28:07,12 - (la mère, hors champ) : Et quand il a réapparu, mon Dieu ! Maigre comme un clou ! Dès qu'il a

réapparu, ils lui ont dit d'entrer dans la police.

00:28:21,04 - (la mère) : Ils lui ont proposé d'entrer dans la police. Deux fois, ils sont venus. La 1re fois, c'était à la maison. La seconde, ils l'ont emmené quelque part...

- (M.E) : Une fois à Taza et à Tahla.

- Ils ont dit : Tu dois entrer dans la police. Je lui ai dit : Mais vas-y ! Moi, à l'époque, j'aurais voulu qu'il accepte n'importe quoi ! J'avais honte de lui ! Il avait fait des études, ses amis travaillaient, et lui ne faisait rien ! Il

m'a dit : J'y entrerai pas !

00:29:00,22 (la mère hors champ) : Il m'a dit qu'ils voulaient qu'il entre dans la police secrète ! Les gens m'ont dit : Il va d'abord bosser dans la rue, et puis ensuite, il passera dans les bureaux. Il a passé 5 ans à errer comme un clochard.

On se consumait tous les deux ! Quand je pense qu'il avait fait des études, lui ! Tous ses camarades avaient réussi.

Lui a été emporté par le fleuve. Il errait toute la journée dans le square.

00:29:35,06 [silence]

00:29:51,06 (un des rescapés, hors champ) : Si vous avez des noms de défunts, surtout pour les bagnes d'Agdz et de

Kalâat M'Gouna, ne serait-ce qu'un seul nom...

(un témoin, hors champ) : Nous sommes d'anciens disparus avec mention 'destin inconnu.

00:30:00,24 Il y avait parmi nous quelqu'un avec qui nous avons partagé notre cellule 9 ans durant, il y est resté.

00:30:11,04 (une femme de la commission) : Pardon, il est mort là-bas ? Il n'a pas été transféré ?

(un rescapé, hors champ) Tout était tellement verrouillé ! En 9 ans, il n'a jamais parlé de lui. Il est mort à

Kaläat M'Gouna.

00:30:22,20 - [Errahoui] Au total, il y a eu 57 morts. - [un autre rescapé, le chef] 57 morts en tout. 57 morts à Agdz et Kalâat M'Gouna.

- [la commission] Combien ? - 57. Entre Agdz, Kalâat M'Gouna et Tagounit.

00:30:44,05 - [le premier représentant des rescapés] Pour nous, la vérité ne peut être entière si on écarte la

responsabilité individuelle. Les responsabilités individuelles sont essentielles. Il y a la responsabilité collective, celle

de l'État, mais il y a aussi des individus qui ont exécuté tout ça.

00:31:01,17 - [l‟homme de la commission] Il nous est formellement interdit de mentionner le moindre nom. C'est

notre cadre légal de travail. Inutile d'en discuter. Deuzio, aucun nom ne pourra être mentionné publiquement. Ceci

est un processus extra-judiciaire. Il n'y aura pas de jugement des responsables. Pour les témoins qui hésitent encore à parler, il n'y a pas de meilleure garantie. Pour en revenir au groupe Banou Hachem, et à l'établissement de la vérité,

y a-t-il des éléments encore inconnus ? Ou bien, tout est-il bien clair ?

00:31:47,24 - (témoin-chef) Je vous répondrai en toute simplicité. On ignore pourquoi on a été mis au secret alors

que nos camarades étaient jugés en 1977 et que pendant notre détention, on a été condamnés, par contumace, à perpétuité.

00:32:02,12 On voudrait aussi savoir ce qu'il y a dans les procès-verbaux. Je veux parler des archives de la DST.

00:32:10,20 Etait-ce une vengeance ? Etaient-ce les ordres ? Qui ? Comment ? Pourquoi ?

00:32:19,20 [silence]

00:32:24,12 - [l‟oncle de Saïd] Tout ça me paraît vaseux. Toutes ces élucubrations...C'est très flou.

00:32:37,14 Ils sont tous morts ! Ceux qui ont été torturés sont morts, et leurs tortionnaires aussi ! Admettons qu'on

sache où est la tombe : La voilà ! Le tas de terre ici ! Qu'est-ce qu'on va faire ? Le ressusciter ? On va le ramener ici

? Il n'y a rien à faire. C'était hier qu'il fallait agir ! Ils auraient dû desserrer l'étau avant. On aurait pu les sauver ! - (la mère de Saïd) : Au moins, savoir où ils étaient.

00:33:25,09 [Saïd] Je veux voir le bagne, les cellules....je veux voir où ils sont morts. Moi, je vois ça uniquement dans

mon imaginaire, et mon imaginaire est toujours limité. J'ai l'impression d'approcher mais Tazmamart, c'est...je

n'arrive pas à...atteindre la vision juste.

00:33:54,22 - (la mère) Pour nous, ils ne sont pas morts. Ils sont encore vivants. Ils s'agitent dnas nos corps, dans nos

consciences. Une personne est morte quand tu vois sa tombe. Elle est là....alors elle est vraiment morte.

00:34:18,04 [silence]

00:34:24,23 - (Zineb) : Tout est obscur le concernant...Tant de choses....Je comprends rien à tout ça. Je te jure ! - (la mère) Je comprends rien. On croit toucher au but et puis on retourne à la case départ.

- (Zineb) : Elle dit : J'ai été au syndicat, des gens l'ont reconnu. Je réponds : Tu as trouvé le fil...Ils vont

te dire : Ce monsieur, il était ceci, cela. Le lendemain...patatras ! Non, on ne connait pas ce type.On ne le connait pas, il a jamais été syndiqué. Ensuite, un autre te dit : Oui, je l'ai connu. Il était très actif. Il a fait ceci, il a fait cela.

Tu reviens le lendemain : Non, il n'était pas avec nous. Ça veut dire quoi ça ? J'en sais rien ! Dès qu'on remonte le

fil, ils le coupent ! - (la mère) Il a milité avec eux jusqu'en 72...

00:35:27,16 ...pourquoi ils n'ont pas fait une seule déclaration ? Ils vont nous aider aujourd'hui.

- (la petite fille) Vous non plus, vous ne parliez jamais de lui. Vous aviez peur ! - Bien sûr qu'on avait peur !

- Alors, assumez votre silence !

00:35:45,09 (hors champ) : Assumez ! J'ai le droit de parler, non ? Je lui ai demandé si je pouvais aller au syndicat

leur parler, elle m'a dit : N'importe quoi ! Je commence à perdre espoir. Mais s'ils ne veulent rien dire, c'est qu'il doit y avoir quelque chose. Quelque chose d'important.

- (Rouquia) Voilà....La source de l'eau est trouble, on a nulle part où puiser.

00:36:45,13 - [la mère] Même cet homme qui était au Parti avec lui, ils ont fait pression sur lui... - [Zineb] Toi aussi, tu le dis !

- [la mère] Oui, quand on fait pression sur lui...

- Mais qui fait pression ? On était sur le point d'y arriver ! Ils ont dit qu'ils étaient tous prêts à témoigner. Soi-disant, ils devaient tout dire à son sujet ! Et le lendemain, ils t'ont dit : Nous, on ne peut pas parler. Allez, dis-

moi pourquoi !

148

00:37:31,10 [silence]

00:37:39,19 - [l‟homme de la commission] Il y a du nouveau côté du syndicat ?

- (la mère) Ils ne veulent rien faire pour nous. On est allées chez le secrétaire général, Ben Seddik.

00:37:54,20 - Il a reconnu ma mère. Elle lui a dit qu'elle avait besoin d'un témoignage. Il lui a dit : Venez me voir au

bureau. Quand on y a été, il ne nous a pas reçues. Il nous a envoyé son assistant. Il nous a dit : C'est impossible !

Nous, on a que deux disparus. Hocine Manouzi et Rouissi. Quant à lui, aucune relation avec nous.

00:38:23,10 Il y a ce type qui maintient son témoignage, Hadj Maati. Il a dit : Je peux témoigner.On m'a dit qu'il était

fatigué.

- (l‟homme de la commision, hors champ) : Il veut parler ? - Il a dit : Si l'Instance me convoque, je témoignerai.

00:38:38,21 - Ce Hadj Maati dont vous parlez, et qui dit qu'il est prêt à témoigner, essayez de le contacter. Dites-lui

qu'on veut l'entendre.

00:38:49,24 [silence]

00:39:11,23 - (son TV hors champ) : Ils l'ont frappé avec une barre métallique, sur cette partie de la tête. Pas de docteur, pas de médicaments...Les blessures se sont infectées et il en est mort.

00:39:28,16 - (Mohamed Errahoui dans la télé) En réalité, il est impossible de dire les états par lesquels on est

passés...J'ai vu des prisonniers qui agonisaient sur leur paillasse, affaiblis,

00:39:40,23 maigres à un point qu'on ne peut imaginer. Parmi eux, Mohammed El Cheikh, qui tout au plus, ne devait pas avoir plus de 14 ans.

00:39:57,15 [Anne Sinclair dans la télé] : Il y a un comité des droits de l'homme aux Nations Unies qui, en 90, s'est

intéressé au Maroc et a demandé où était Tazmamart et Kalâat M'Gouna qui étaient des centres de dét...détention.

00:40:08,09 Hassan II : De tourisme. De tourisme.

A.S. : De tourisme ?

H : Oui, c'est la capitale de (...)

00:40:12,09 A.S. : Le...Le...

00:40:14,11 H : Tazmamart existait oui effectivement A.S. : Il y avait à Kalâat M'Gouna d'après ce rapport des Nations Unies...

00:40:18,19 ... un centre de détention secret.

H : Oh mon dieu, M'Gouna c'est la capitale des Roses

00:40:22,07 Ils connaissent mal la géographie du Maroc.

00:40:25,16 A.S. : Il peut y avoir des centres de détention...dans des lieux qui sont prévus

00:40:27,14 H : Non, non, non, c'est pas possible.

00:40:32,20 - (voix TV) Je sens l'odeur de la mort, je m'esquive par la fenêtre. Je crois que nous sommes à l'automne

84...

00:40:43,01 - (la mère de Mohamed) : Tout ce monde...Toutes ces personnes étaient en prison ?

- (M.E.hors champ) : En prison, on sait à quoi et pourquoi on est condamné. Là-bas, on ne savait rien.

Est-ce qu'on allait mourir....ou devenir fou ?

00:41:15,02 - (la mère) : 22 d'entre vous sont morts, à Kalâat M'Gouna. C'est ça, non ? Ou alors à Tazmamart ? - (ME) : Non, à Kalâat M'Gouna. J'étais pas à Tazmamart.

- Je sais. Je parle de ceux qui sont morts.

- 32 à Agdz. - Oh mon Dieu ! Plus de 22 sont morts à Kalâat M'Gouna.

00:41:38,20 - (la mère hors champ) : Quand ils ont voulu vous prendre, ils l'ont fait. Quand ils ont voulu vous

relâcher, ils l'ont fait. Et personne pour dire : J'avoue, je suis le coupable. Impossible...

00:42:14,16 [silence]

00:42:25,23 - [le membre de la commission] Vous êtes sous pression ?

- (Saïd Hadan) Oui.

- L'image que vous aviez de votre père est fragmentée. Et elle est plus confuse aujourd'hui ? Vous êtes submergé par les versions contradictoires ? Vous êtes un peu vaincu par tout ça ?

- Vaincu, je le suis depuis toujours.

- Comment ça ? - Tout ça, c'est lié à mon père. Vaincu, je le suis. J'ai toujours senti qu'on me regardait comme un fils de

traître. Et j'ai toujours voulu prouver que ce n'était pas vrai. Je m'obligeais à agir à l'inverse.

00:43:23,24 - Aujourd'hui, ce regard pèse encore sur vous ou vous arrivez à avoir plus confiance ? - Un peu. Plus ou moins.

00:43:42,21 C'est devenu ma nature.

- Non, vous allez retrouver confiance en vous.

00:43:54,10 - Oublier mon père ? Je refuse. - Vous refusez ...

00:44:10,06 [silence]

00:44:33,19 - [un rescapé de Tazmamart] Le plus beau cadeau à leur faire, c'est de les laisser là-bas.

- [un autre] Le plus beau cadeau qu'on puisse lui faire, c'est de le laisser là-bas. C'est sa place. Qu'on

puisse y aller, qu'il y ait une stèle, un monument officiel...

- Un lieu de recueillement.

00:44:50,08 - Les défunts, ceux qui ne sont jamais revenus...Il suffit d'une visite pour rendre leur dignité aux morts ?

La dignité de ceux qui sont morts dans des conditions abjectes ! Cette mort vous paraît naturelle ?

00:45:06,20 - Que chaque famille sache où est sa tombe.

- C'est impossible.

- C'est la question essentielle ! Et nous, on pose cette question ! Il faut que ça soit possible ! Il y a la science.

- Oui, l'ADN.

00:45:25,19 - (hors champ) 30 sont morts, et nous, on est 28 survivants. Mais certains ont une mort douce. Comme

ton père. D'autres ont eu des morts brutales, des cris, des gémissements. - (Saïd Hadan) : Si ma présence vous empêche de parler, je peux sortir. Soyez à l'aise ! L'important, c'est

149

que tout cela reste vrai. Moi, je veux savoir ce qui s'est passé.

- Les morts, on avait appris à les deviner. Le voisin de cellule, on le savait tout de suite.

00:45:57,18 - (Saïd hors champ) Vous l'avez vu à sa sortie ?

- Parce que...on entendait une voix. Et puis, à un moment, on n'entendait plus de mouvements. On savait

qu'il était mort. Quand on n'entendait plus les coups, on savait qu'il était mort. Les gardes ne lui parlaient plus... Puis, il y avait une grande agitation. Et là, on savait. Ça se passait comme ça...

00:46:28,11 ...Ils l'enveloppaient dans une couverture. Ils l'enroulaient dans une couverture, sans toilette et le jetaient.

- Pas de brancard. Ils le prenaient à deux et le tiraient...Ils le traînaient le long du couloir.

00:46:39,22 - On entendait un bruit sur une plaque métallique. On les entendait frapper, ils amenaient de l'eau après. Ils remettaient la terre et plus aucune trace de la tombe. Aujourd'hui à Tazmamart, vous n'allez rien trouver ! [en

français !]

00:46:53,14 [coupe]

- (Saïd) : Ils disent qu'ils sont enterrés à Tazmamart. Les rescapés disent qu'ils sont enterrés là-bas. Mais ils les ont pas vus de visu se faire enterrer. Chacun était dans sa cellule comme dans sa propre tombe. Comment

voulais-tu qu'ils voient celui qui était mort ? Je n'ai rien de tangible.

00:47:37,03 Qu'on voie sa tombe, on verra après. On se dira : Voilà notre mort, c'est tangible. - (la mère) : Il est un peu tard pour pleurer notre mort,

00:47:49,05 n'en parlons pas, puisqu'on arrive pas à le faire sereinement.

00:47:58,21 [silence]

00:48:06,11 - [le témoin du syndicat, dans les bureaux de la commission ] Depuis la création de l'Union Marocaine du

Travail, j'ai jamais changé de syndicat. La vérité, c'est que les activités de cet homme étaient celles d'un militant...dynamique, actif dans le milieu syndical. Moi, j'ai suivi sa trace jusqu'en 74. Dans les années 70, cet

homme a disparu et on a jamais su les raisons....très honnêtement.

00:48:39,09 - [l‟homme de la commission] Parmi les anciens, voyez-vous des témoins potentiels ? - Parmi les anciens, ils sont presque tous morts. Mustapha Chemseddine, Dieu ait son âme, était le

trésorier de l'Union Marocaine du Travail. Avec lui, il y avait un juif qui s'appelait Azar. Il est parti en Palestine.

Puis un autre juif qui s'appelait Ben Sahel. Driss Medkouri est mort. Il y avait Si Mohammed Tibari parmi les anciens. Il est mort aussi. Il y avait aussi Zouhir Abdelkrim, il est mort aussi. Il y avait Moukafih Mustapha du

secteur chimique, il est mort aussi.

00:49:27,14 Je doute que quelqu'un se souvienne encore de lui, voilà ! D'autres questions ? - Y a-t-il autre chose que vous vouliez dire sur M. Abdesselam ?

- Il avait des contacts avec les gens. Qui étaient ces gens, leur nombre, ce qu'ils faisaient ? Je l'ignore. Je

ne peux rien dire de plus ou de moins.

00:49:46,19 - Je vais vous montrer une photo, reconnaissez-vous quelqu'un ? - Non, je reconnais personne parmi ces visages.

00:50:17,07 Là, il me semble que c'est M. Abdesselam mais ma vue n'est pas très bonne. Cet homme là...C'est M.

Harrafi. - Il portait un fez ?

- C'est Monsieur Harrafi...Oui...C'est bien lui.

- Donc, ici, vous vous souvenez de monsieur Abdesselam ? Il n'y a personne d'autre dont vous vous souvenez sur la photo ?

00:50:40,22 - Mes lunettes ne sont pas très bonnes...

- Et là, ce n'est pas le secrétaire général ?

- Désolé, ce n'est pas très clair pour moi.

00:50:57,09 [silence]

00:51:12,18 [CARTON : La faim d‟Utopie]

00:51:20,15 (voix off, Hassan al Bou) : Janvier 77. On était 132 ou 133. On avait les mêmes chefs d'accusation :

Atteinte à la sûreté interne de l'État, constitution d'associations illégales visant à renverser le Régime, actions ayant entraîné le désordre et le chaos. J'ai été condamné à 22 ans et à 5000 Dh. Les peines distribuées étaient irréelles. 14

siècles au total. Tout cela n'aurait pas dû se passer. La prison... Qu'ils anéantissent tout le monde, que tout soit réduit

à néant. On avait été incarcérés, certes. Il nous fallait faire un examen critique. Réviser l'Expérience. Notre utopie. Ça n'était pas l'échec de l'utopie. Et moi, je ressassais sans cesse cette idée. 1981, ce devait être la fête de l'Aïd. J'ai

fermé les fenêtres de ma cellule, j'ai tenté de me trancher la gorge. J'ai été transféré à l'hôpital psychiatrique. Clos.

Ils m'ont laissé.

00:52:53,24 […]

00:53:38,02 - (Hassan, passe hors-champ) : Mets l'anneau de la sagesse sur ta bouche.

- [sa nièce] Dans notre société, on dit toujours que c'est le destin. Si quelqu'un a un accident, on dit que

c'est le destin. Frapper quelqu'un à mort, c'est le destin. On va en prison, c'est le destin. Si t'avais rien fait, t'aurais pas provoqué ton destin.

00:54:11,15 - (la nièce, HC) : Si on me demande : Ton oncle était prisonnier politique ? Pourquoi ? Quand est-il sorti

de prison ? Je sais pas ! - 1989. Je n'ai pas purgé toute ma peine. On a été graciés. Grâce royale.

00:54:33,15 - De toute façon, tu n'as pas changé depuis. Moi, j'ai rien vu. J'ai pas vu que mon oncle soit devenu

quelqu'un. Normal, quoi. Depuis sa sortie, il vit dans cette chambre. Cette chambre doit connaître tes secrets bien

mieux que moi.

00:54:50,05 Tu dis toujours : J'avais un objectif, je ne l'ai pas réalisé. C'était quoi, cet objectif ?

- Quelle chose ai-je faite ? J'ai rien fait.

00:55:08,19 [CARTON : 23 janvier 2005]

00:55:16,02 (voix off de présentateur télévisé) Evénement historique sans précédent dans le monde arabo-musulman, le Maroc va connaître la 1ère audience publique des victimes de violations graves des Droits de

l'Homme....organisée par l'Instance Equité et Réconciliation.

00:55:28,22 (autre voix off) : Audiences qui s'étaleront sur 2 mois dans 10 villes marocaines.

00:55:32,19 L'expérience de la vérité et de la réconciliation devrait permettre de dire les vérités du passé et d'en tirer les leçons...

150

00:55:44,18 (voix télévisée française) : Les victimes ne seront pas face à leur bourreau, et de plus, les témoins auront

à respecter l'anonymat des présumés coupables. La règle en effet interdit de désigner des responsabilités

individuelles mais le compromis est nécessaire pour établir enfin la vérité des années noires ,

00:55:59,11 celles qui durant 43 ans ont entaché l'histoire de notre pays.

00:56:01,11 [silence]

00:56:08,23 - [Driss Benzekri, dans la télé] Mesdames et messieurs, le processus de règlement des contentieux du passé et l'ouverture de la réconciliation politique et sociale sont entamés.

00:56:22,06 Nous sommes aujourd'hui mandatés par Sa Majesté le Roi Mohammed VI, afin de parachever ce

processus, en vue de faire éclater la vérité, de rendre la justice, de réparer les préjudices subis, de faire valoir la

réconciliation, après que Sa Majesté, convaincue de l'unité du peuple marocain, de son droit à une participation effective à ce processus, a investi l'Instance Equité et Réconciliation. Selon l'expression même de Sa Majesté : Le

peuple marocain est un peuple qui ne fuit pas son passé mais qui ne reste pas enchaîné à celui-ci.

00:57:07,08 - La parole est à M. Rachid Manouzi. - Il m'est très difficile, pendant les 15 ou 20 minutes qui me sont accordées, de vous résumer mon

itinéraire, en tant que victime des années de répression. Un destin entièrement lié à des souffrances. Souffrances de

ma famille dans son ensemble : souffrances de mon père, de ma mère, de mes frères et de mes soeurs, de mes oncles, de mes cousins. J'ajoute...

00:57:43,13 ...que j'ignore encore aujourd'hui le destin de mon frère, Hocine Manouzi, enlevé à Tunis en 1972. Est-il

mort ou vivant ?

00:57:56,18 [silence]

00:57:58,14 -[un autre témoin] Qu'est-ce qu'on a fait ? On s'est battus pour notre pays. On s'est sacrifiés, on a donné le maximum de nous-mêmes ! A la fin, voyez comment on nous a remerciés.

00:58:09,09 - [un nouveau témoin] Je suis un ancien disparu du bagne secret de Tazmamart, officier de l'armée

marocaine, condamné à 3 ans par le tribunal militaire, jugement prononcé à mon encontre alors que je n'étais qu'un exécutant d'ordres militaires.

00:58:26,14 -[un autre] J'ai été incarcéré en 1983. Le contexte international, c'était ce qui s'était passé en Iran, et puis

l'appartion d'une pensée islamiste.

00:58:42,23 (voix off, journaliste) : Dans la série des audiences organisées par l'Instance à travers le Royaume, se tenait hier à Khénifra....

00:58:54,23 (autre voix off, journaliste) : L'Instance Equité et Réconciliation à El Rachidiya comme nouvelle étape

pour les audiences publiques.

00:59:02,01 - (voix TV, HC) : Quand les manifestations de 81 ont commencé, notre quartier s'est enflammé. J'ai rejoint la manif et j'ai crié avec tout le monde : Comment survivre, nous les gueux ? Le sucre est à 8 Dh ! Quand la

police a assailli notre maison, la nuit, ils ont emmené mon frère aîné, et ils ont tabassé mes petis frères et ils les ont

terrorisés.

01:00:03,09 [voix indistincte d‟Aïcha Ouharfou]

01:00:12,06 -(Hassan) : Moi, je saurais pas parler comme ça. Je dirais quoi ? J'ai été arrêté, torturé... Mais rien de

neuf, ou quelque chose venant du plus profond de moi. Ça serait juste des paroles.

01:00:37,15 J'ai traversé tout ça. Mais qu'est-ce que je vais ajouter ? Si quelqu'un dit J'ai été torturé, je vais lui dire Oui, ça existe, moi aussi, j'ai été torturé. Mais je ne suis pas arrivé au point de le raconter à quelqu'un, comme ça,

non ! Le fait d'avoir été torturé ... Si je répète tout le temps : J'ai été torturé, torturé, torturé , je vais devenir

ennuyeux.

01:01:16,03 (Hassan, hors champ) On est sortis de prison, d'accord, mais qui nous a fait sortir ? De quoi voulez-vous être fier ? J'ai été arrêté dans le cadre du mouvement marxiste-léniniste, pas dans un autre cadre. Moi, j'ai mes

convictions. Les contradictions étaient au sein du Parti, elles se sont aggravées en prison. La désagrégation avait

commecné. J'ai été jusqu'au suicide. Il n'y avait plus rien à faire.

01:01:45,20 La trace laissée par ces années, c'est que je suis devenu fou. Quand j'ai tenté de me suicider, parce que,

pour un prisonnier politique, tenter de se suicider, c'est une défaite, j'ai commencé à évaluer l'expérience. Où était le

dysfonctionnement ?

01:02:09,24 (Hassan, HC) : Le résultat objectif de ce que j'ai fait de ma vie ? Le vide. Je n'ai rien fait. Je ne représente rien. Je suis un modèle ! Je suis un modèle d'une époque de répression. La dégradation, sortir fou, je n'interpelle pas

vos affects, j'interpelle vos convictions. Je ne viens pas aujourd'hui pleurer sur le passé ! Mon passé est là, il ne peut pas m'être enlevé. Est-ce que vraiment l'heure de vérité a sonné ? La vérité n'est la propriété de personne. Pourquoi

vous n'auriez pas votre propre vérité ? Qui me dit le contraire ?

01:03:47,00 [CARTON : Le chaînon manquant]

01:03:59,13 - (un survivant) Il devait faire partie de l'un des groupes de Cheikh Al Arab. Dans chaque groupe, ils étaient 4 ou 5, pas plus. Ils ne pouvaient pas connaître son nom véritable. C'est comme ça qu'ils s'organisaient.

01:04:13,13 Pour moi, il a été assassiné ! Il a dû mourir à Derb Moulay Cherif ou à Dar Moqri.

- (la grand-mère) : Dar Moqri, le palais à Rabat ?

- Ce sont deux lieux où mouraient les gens.

01:04:28,22 - Il vous faut des gens qui étaient avec lui dans les prisons secrètes. Eux seuls le diraient. Comme les

gens que j'ai vus mourir devant moi dans ces geôles.

01:04:42,15 Paix à son âme ! Oubliez cet espoir de trouver quelque chose...

01:04:58,09 […]

01:05:15,10 - [l‟oncle de Saîd] Dieu est partout. On ne va pas le transférer parce que Dieu serait ici et pas là-bas. - [la mère de Saïd] Il n'a pas dit ça ! Il a juste dit qu'il voulait l'inhumer convenablement, mettre la

dépouille dans un linceul, faire la toilette rituelle, les prières. Le ré-enterrer selon le rite islamique.

- [l‟oncle] Ils ne sont pas morts d'une mort normale ! Et ils n'ont pas été enterrés d'une façon normale. - (Saïd) D'après les rescapés, les gardiens tiraient les cadavres par les pieds ou les oreilles, et les jetaient

dans un trou !

- [la mère] Emballés dans des couvertures sales. - [l‟oncle] Tout ça, ce sont des mensonges ! Tous ces dires sont là juste pour noircir les coeurs !

- [Saïd] Mais ça n'a rien à voir avec ça. C'est la vérité !

- [la mère] C'est vraiment ce qui se passait là-bas !

151

- [l‟oncle] Tout ça, c'est du blabala !

- [la mère] On n'a rien inventé ! C'est le témoignage des rescapés !

- [l‟oncle]C'est son destin.

- [la mère] C'est depuis qu'on a entendu toutes ces choses qu'on souffre.

- [l‟oncle] Peut-on échapper à son destin ? La volonté de Dieu, on ne peut y échapper. - [la mère] Mais celle des hommes, on est pas obligés de l'accepter !

01:06:52,03 -[l‟oncle] Tu n'y arriveras pas. C'est très difficile. A quoi bon t'accrocher à ça et torturer ton âme ?

01:07:09,14 […]

01:07:13,04 (voix off inconnu) : La fosse collective se trouve de l'autre côté du mur.

01:07:20,11 (voix dans la manifestation, HC) Il y avait une fosse collective, ils l'ont transformée en cimetière.

01:07:25,04 Dieu seul sait à qui sont ces corps.

01:07:28,23

01:07:34,04 (voix mégaphone, HC) Après un quart de siècle, nous sommes là

01:07:38,09 pour exprimer notre indignation et notre rejet

01:07:43,21 devant ces meurtres commis dans l'impunité totale. Nous effectuons ce sit-in pour plusieurs raisons :

01:07:49,16 contre l'oubli, pour raviver la mémoire, par fidélité et en hommage aux âmes des morts. Ce dossier restera ouvert, il ne pourra être fermé

01:08:06,21 que sur des bases saines et équitables, et qui satisferont les victimes et la société entière.

01:08:22,15 […]

01:08:49,00 -[Hassan] : Un silence de 60 ans ne peut pas être supprimé d'un simple coup de crayon ! Moi-même, je ne peux pas pardonner. Oui, j'en fais l'aveu. Pourtant, la faute, quand elle se propage, devient celle d'une collectivité.

Jugeons un régime politique, pas des individus.

01:09:13,07 - (la nièce) : Ce sont ces individus qui ont créé ce régime ! Quand on va les juger, on va juger le régime,

les gens qui ont créé le régime, les dirigeants, les exécutants... - (Hassan) : Aujourd'hui, mes tortionnaires sont morts !

01:09:27,15 C'est fini ! Tu vas venir maintenant leur dire : Debout ! On va vous juger ! S'il y a procès, il doit être

politique. Sans évoquer les individus. Ce sera le procès du régime politique tout entier. Pas de l'individu. Quelle que soit sa responsabilité ! On prend une situation précise et on la juge.

01:09:50,12 - (la nièce) : T'as pas l'impression que t'as été mis à mort ? Tu as passé 13 ans en prison. T'es sorti.

Depuis, 15 ans ou plus, tu vis comme un marginal. Un mort-vivant ! Au moins celui qui est mort, il est en paix. Toi, tu souffres vraiment.

- (Hassan) : Je suis sorti de prison fou. Et c'est ça, la véritable honte sociale.

- Mais ce sont eux qui sont à l'origine de ta souffrance !

01:10:21,04 Et n'importe qui, quand il dort, revoit tout le film de sa vie et se dit : Ah ! Si je pouvais effacer ça. Il y a des choses qu'on assume et d'autres, non.

- Est-ce que tu crois qu'on peut en avoir assez de la vie ?

- Ça dépend. Quand on est dans une situation sereine, non, quand on est enfermé dans sa crise, alors, oui, on en a marre, on rejette la vie. Et toi, avec ta tentative de suicide, eh bien, tu as rejeté la vie.

- J'ai cherché une alternative.

01:11:02,13 J'ai essayé d'atteindre une limite. Quand je me suis frappé et que je me suis tu, je me suis tu pour tout, y compris pour les choses de l'Etat. Je n'ai plus articulé une syllabe. Quand on ne peut plus agir alors il faut se taire. Je

me suis tu jusqu'à épuisement. D'une certaine manière, j'ai parlé. Qu'est-ce que je veux maintenant ? Suis-je encore

accroché au passé, alors que le passé est mort, comme on dit ? Ou suis-je dans le présent ?

01:11:38,01 [CARTON : Janvier 2006]

01:11:59,23 - (Zineb) : Ce rapport que je suis en train de lire, c'est la Commission qui vient de le publier. Ce soir, à

19h. Je sais pas trop comment lui expliquer. Tous les témoignages ont été retranscrits. Tout ce qu'ils ont dit, entendu,

aujourd'hui, ils l'ont écrit. Tu comprends ce que je te dis ? Lieux d'habitation transformés en centres secrets d'incarcération, torture, liquidation, disparition,

01:12:36,21 sur l'ensemble du territoire national. Groupe dénommé Cheikh Al Arab.

- (Rouquia) : Ça y est, t'as trouvé Cheikh Al Arab !

- [Zineb] L'Instance a consulté les registres en la possession des préfets... Les préfets. qui avaient la tutelle du cimetière Ben M'Sick à Casa. L'Instance a découvert un registre dit des disparus dont les noms portent la

mention destin inconnu. Ces noms ont été comparés à ceux des dossiers déposés à l'Instance. Parmi eux, Ahmed Faouzi, surnommé Cheikh Al Arab.

- (Rouquia) Tu vois.

- (Zineb) Son nom est Ahmed Faouzi, on le surnomme Cheikh Al Arab.

01:13:21,00 Conclusion au sujet des cas portant la mention destin inconuu ... - [Rouquia] T'y arrives ou pas encore ?

- [Zineb] Pas encore ! Je sens que je vais trouver le nom de grand-père.

01:13:30,06 - [la mère] Avance vite ! - L'effectif global des cas au sujet desquels la vérité a été faite...742 cas... Comment ? L'effectif global

des cas au sujet desquels la vérité a été faite, 742 cas... arrivés à la conviction pour 66 cas.

01:13:50,18 Arrivés à la conviction, c'est qu'ils sont convaincus qu'ils répondent aux paramètres de la détention

arbitraire. L'Instance considère qu'il est du devoir de l'Etat de poursuivre la recherche pour faire la lumière sur ces destins.

01:14:06,17 Mehdi Ben Barka... Mehdi Ben Barka a été enlevé à Paris le 29 octobre 1965 par des agents ...

- [Zineb] Qu'est-ce qu'il y a ? - [la mère] Continue.

-...d'ex-agents des RG français, en concertation avec les RG marocains.

01:14:31,04 Ce qui suscite des questions restées sans réponse... Je finis ou je passe ?

- [la mère]Tourne la page pour voir s'il y a autre chose. - [Rouquia] : Alors, tu as trouvé ?

- Pas encore, j'ai pas fini de lire.

- [la mère] Tu vois quelque chose ?

152

- Non. Hocine Manouzi, Abdelhak Rouissi, Ben Jelloun, Ben Barka, Zeroual

01:15:13,09 - [la mère] y'a pas une liste de noms ?

- Non, j'ai regardé partout !

01:15:24,13 Ils ont mis juste les noms connus. Ils ont pas mis mon grand-père.

- [Rouquia] On leur a bien donné son nom et son prénom, non ?

01:15:40,18 […]

01:16:01,21 [l‟homme de la commission] Ce qui a jeté le soupçon sur le syndicat, c'est son refus de nous communiquer la moindre information. On s'est demandé pourquoi tant de mystères. Mais après, on a compris. Si, à

l'époque, M. Harrafi était un militant actif politiquement au sein du syndicat, il était alors banni et rejeté. Car le

syndicat, à l'époque, avait rejeté ces gens-là ! S'il avait une activité politique, elle était secrète. Personne ne devait le savoir. Quand viendra sa disparition, ils vont comprendre qu'il fait partie d'un courant dissident. Par réaction ou

vengeance, ils n'ont plus jamais cité son nom.

01:16:49,15 Aujourd'hui on est sûr d'une chose, il était membre du groupe Cheikh Al Arab. Ces groupuscules oeuvraient dans la clandestinité. Quand Cheikh Al Arab est tombé, l'organisation s'est dissoute.

01:17:05,08 Aujourd'hui, on n'attend plus de témoignage surprise. Il ne reste qu'une voie, l'Etat. L'Etat nous a dit qu'il

a des archives mais qu'on ne peut pas les consulter car elles ne sont pas classées. Comment retrouver un document

dans de telles conditions ? On se retrouve face à des montagnes de dossiers ! Ils sont tous en rapport avec des dossiers en cours. Tomber sur la pièce précise, relative à un cas précis, dans un fatras pareil...Nous avons demandé à

l'Etat, aux organes en charge des enlèvements, d'organiser leurs archives. Ils ont commencé cette opération.

01:17:45,15 - (la mère) Et dans ces archives, vous pensez qu'on trouvera son nom ? - On le doit, madame.

01:17:54,06 […]

01:20:36,10 - [Saïd à Tazmamart] Et les cellules ?

- [le témoin de l‟IER] Là et au-dessus. La partie de la photo que vous voyez là ... - Les bâtiments étaient recouverts ?

- Non, il y avait un espace entre eux, comme vous le voyez là. Comme vous le voyez sur la photo. Ils

avaient fait les cellules là et quand ils les ont détruites... On voit bien que tout ce côté-là a disparu. Là, on voit uniquement de là à là. Ça, c'est la partie qui reste. C'est là où sont les cadavres de ceux qui sont morts. Et ils les ont

aussi enterrés dans cette partie-là. Et ils en ont enterré 4 par ici. Vous suivez ?

01:21:18,15 - Ils n'ont pas changé les tombes de place ? - Non, il y a une fosse le long du mur.

01:21:29,12 Ils avaient creusé une fosse qui longe tout le mur. Ils enterraient les morts par là-bas.

01:21:43,23 - Il y avait un ordre précis ou c'était au hasard ? - Ça, je n'en sais rien. Vous savez, il y avait tellement de rumeurs. Et les secrets militaires...personne ne

pouvait parler. Personne n'osait parler ! Vous comprenez ? Si on demandait à un geôlier : Vous les voyiez ? Nous,

on leur déposait à manger et basta.... Ils ne les voyaient pas.

01:22:10,08 […]

01:22:24,08 (voix HC d‟un homme de l‟IER au début du plan) : Ce qui est sûr à 100%, c'est qu'il y a eu 32 morts à

Tazmamart. Et nous nous sommes assurés, pas pour toutes les tombes mais pour certaines...Nous avons creusé et

découvert des dépouilles, des os et des restes des défunts. On les a recouverts de terre.

01:22:48,05 - (Saïd) : Une question s'agissant de mon père, est-ce que les indices sont là ? Sa tombe est-elle connue ?

- Moi, je préfère, si l'on entre dans ces considérations-là...C'est très sensible pour les familles, tout de

même. Dire qu'une tombe est identifiée, et l'autre pas, pose problème.

01:23:13,08 (voix HC) : Certaines familles le veulent. D'autres refusent l'ouverture des tombes. C'est une période où il faut discuter avec toutes les familles...pour trouver des solutions qui contentent tout le monde.

- (Saïd) J'ai juste une question. En ce qui concerne ceux qu'on ne parvient pas à identifier, est-ce qu'ils

font partie des premiers ou des derniers décédés ? - Ils sont mélangés.

- Mélangés ?

01:24:02,22 - (Saïd) : Je voudrais le ré-ensevelir, si c'est possible, même si maintenant ça paraît difficile.

- Que voulez-vous dire par ré-ensevelissement ? - Selon les témoignages des survivants, les morts étaient enterrés sans toilette rituelle, sans prière, sans

être dirigés vers la Mecque, sans rien...sans rituel. Ça, c'est une raison. Une autre raison, c'est que je n'ai jamais vu mon père et que la relation que j'ai avec lui est...imaginaire. Et l'autre point aussi, c'est la destruction du bagne.

J'imaginais qu'un jour, je verrais les cellules, je verrais l'endroit où ils sont morts... Puis la terreur qui venait de tout

ce qu'on entendait au sujet de Tazmamart

01:25:18,19 - (voix HC) : Nous sommes arrivés à un moment où il faut clore le dossier. On va essayer de le faire le plus sereinement possible. 100%, c'est impossible.

01:25:42,05 […]

01:26:15,10 - (Mohamed Errahoui lit le rapport) : C'est pour pas qu'on oublie ! Parce que s'il n'y a que les paroles,

elles finiront par s'envoler. - (la mère ) : C'est sûr !

- Celui qui les a dites et celui qui les a entendu, quand ils sont morts, il n'y a plus rien ! Quand c'est écrit,

ça reste pour tous.

01:26:39,08 - (ME, HC) : Ils n'ont rien cité, ni nos idées, ni ce à quoi on adhérait. L'Instance a demandé pourquoi tout

cela nous est arrivé mais on n'a pas eu la moindre réponse.

01:26:59,02 - (ME ) : La majorité des victimes sont restées au bagne de Kalâat M'Gouna jusqu'à la libération du

groupe des lycéens, en décembre 1984. - (la mère, HC) : Ils vous ont pas dit pourquoi ? C'est ça ?

01:27:23,02 - (la mère) : Ça sert à rien de revenir sur le passé. Que tu sois encore en vie, c'est déjà ça.

- Remuer les cendres du passé... - ...ne fait remonter qu'un goût amer.

01:27:51,01 […]

153

01:27:59,00 - (Hassan) : La révolution, c'était mon rêve. La révolution ne s'est pas réalisée, j'ai échoué. Il y a eu des

traumas, des chocs. Il y a ceux qui ont été arrêtés, ceux qui sont morts. Moi, j'ai échappé à la mort. Alors, je serais la

victime de qui ? Une victime des luttes et de la stratégie des partis ? Une victime de la répression d'Etat ? Ou alors

une victime Droits de l'Homme ? La victime de qui, je suis ?

01:28:36,23 - (la nièce) : De toute façon, mon oncle, on ne connaîtra jamais la vérité. - (la nouvelle nièce) Au contraire ! Moi, ça me plaît de savoir qu'au Maroc des gens ont su résister et dire

non.

- (Hassan, HC) : Je suis conscient que personne ne comprend mon discours. - (la nouvelle nièce) Je reconnais que ces gens étaient courageux ! Ce qui n'est pas notre cas à nous !

- (la nièce) : Et alors, où ça les a menés, leur courage ? Ils sont arrivés à rien !

- (la nouvelle nièce) Même s'ils ont été arrêtés et torturés, ils ont su dire non, faire front, s'opposer au nom de quelque chose. Nous, on en est strictement incapables ! Nous, on est terrassés par la peur ! Au moins, ils ne

connaissaient pas la peur.

- (la nièce) Et regarde où ils en sont ! - Mais arrête !

- Ça ne les a menés à rien ! A se détruire.

01:29:36,16 - (Hassan) : Moi, je faisais ça, j'avais un but. Je le faisais par ma volonté. J'ai été vaincu. J'ai été

incarcéré, mais ça, je l'ai toujours vu que j'allais être arrêté et mourir. C'étaient mes convictions. Mais je ne suis pas une victime. La victime, c'est celui qui subit brutalement. Comme si je n'avais pas eu en tête la révolution. Si j'avais

pas voulu le changement...alors là, oui, j'aurais été une victime. Mais moi, je l'ai fait en pleine conscience. Moi, je

suis un militant marxiste-léniniste marocain qui aspirait au socialisme et à la société sans classes. Ça, c'est en pleine conscience. Peut-être que je suis victime d'une pensée mais c'est la mienne. J'ai pris cette route, j'ai été arrêté, j'ai eu

des problèmes, j'ai été torturé et tout ça. Mais cela n'exclut pas le fait que j'ai été acteur. J'ai été au coeur des

chambardements d'hier. Et même le changement d'aujourd'hui, j'y ai participé. D'une manière ou d'une autre.

01:30:49,19 - (la nièce) : Par quoi tu veux qu'on soit touché ? On est influencé lorsqu'on sait, lorsqu'on a vécu

l'événement. Si j'entends dire que quelqu'un est mort, je dis : Que Dieu lui accorde la paix ! Mais si je le vois en

train de mourir, je vais être touchée directement.

01:31:12,10 - (la nièce) Comment ils vont les indemniser maintenant ?

- (Hassan) J'ai été indemnisé. C'est pas une indemnisation. Est-ce qu'ils vont m'indemniser les années

passées ? C'est impossible ! Et personne ne pourra m'indemniser. Pour tout ce que j'ai traversé, pour ce que j'ai fait, personne ne peut m'indemniser.

01:31:44,09 - (Hassan, HC) : Je l'ai accepté. Je n'avais pas d'autre alternative matérielle !

01:31:55,20 [Hassan chante] Compagnons, notre rencontre a lieu demain

Nous viendrons sans trahir le rendez-vous Le peuple est à nos côtés

01:32:10,24 Et tend la main

Nous viendrons sans trahir le rendez-vous

Le temps des oppresseurs est révolu Et leur soleil décline

Ni la prison, ni les dangers ne nous arrêteront

Nous déclencherons la Révolution dans les collines Et nous embraserons les montagnes

Et dans chaque pouce de terre nous la propagerons

Comme un chant qu ranime l'esprit du combat

01:32:47,09 [CARTON : 27 avril 2007]

01:32:58,14 - [un des hommes de l‟Instance] L'Instance dont on suit les travaux, a entrepris des recherches

approfondies concernant M.Abdesselam pour enfin connaître ce qui lui est arrivé réellement.

01:33:16,20 Vous avez dans votre famille un résistant, un militant véritable qui a participé à des épisodes décisifs de notre histoire. Notre action a différents aspects, mais le plus important est de réussir à le réhabiliter, de tenter de

vous faire savoir la vérité et enfin de tenter de vous réhabiliter, vous, à tous les niveaux.

01:33:52,06 Bien évidemment, l'indemnisation matérielle, l'indemnisation financière ne saurait compenser votre

perte, vous le savez bien mais son importance est fondamentale, c'est un aveu de la responsabilité de l'Etat. L'Etat est responsable des exactions dont M. Abdesselam a été victime.

01:34:21,02 Reste la difficulté majeure, ce qui s'est passé précisément, les circonstances de son incarcération. S'il y a

décès, où il s'est produit ? Mais nous ne pouvons laisser ce dossier ouvert indéfiniment, ni pour vous, la famille, ni pour l'Instance. Il faut passer à une nouvelle phase, la consignation officielle de la responsabilité de l'Etat. L'Etat est

responsable de cette disparition. Néanmoins, tout élément nouveau au dossier, venant de l'appareil d'Etat, d'anciens

responsables, ou de quiconque sera le bienvenu s'il peut éclairer ce qui s'est passé précisément. Nous le transmettrons à la famille.

01:35:25,10 […]

01:35:46,05 - (Zineb) : Mais on voulait savoir où il a disparu, précisément, ce qui lui est vraiment arrivé. Parce qu'au

sein de notre propre famille, on ne sait rien.

01:36:00,10

01:36:16,21 (L‟Instance) Le travail de l'Instance a consisté à exhumer les dépouilles, et chaque dépouille a eu droit à

une tombe individuelle. Lors de cette opération, on les a enveloppées dans un linceul et dirigées vers la Mecque, et

on a prélevé des échantillons scientifiques, ce qui, à l'avenir, nous permettra de déterminer l'identité des défunts.

01:36:51,24 - (Saïd) J'aurais voulu assister au ré-ensevelissement...

01:36:58,01 - (L‟Instance) Quand on ouvre plusieurs tombes ou des fosses communes comme à Casa, c'est difficile de

gérer les familles, en tous cas, nous, on a pas l'expérience pour le faire, dans ces conditions-là. Même pour les

légistes, c'est compliqué.

01:37:20,06 Avant les tests d'ADN, les légistes vont prendre toutes les données possibles : la taille, l'âge...Madame,

savez-vous s'il avait un bridge ou perdu une dent ou deux ? Un détail quelconque concernant ses dents. Ce sont des

signes distinctifs. Ça accélère les recherches parmi les dépouilles. Ses dents étaient saines ? - (la mère) Il n'avait rien aux dents.

154

- Y-a-t-il un signe distinctif dont vous vous souvenez ?

- Il avait un grain de beauté sur la joue.

- Comment étaient ses cheveux ?

- Ils étaient drus et noirs.

- [saïd] Je n'ai jamais vu mon père, alors.... - (sa mère) Oui, il n'a pas connu son père.

01:38:25,15 […]

01:38:36,23 [chants religieux]

01:38:49,13 (rumeurs)

01:39:02,16 [récitations de sourates]

155

D) A propos d’Hassan al Bou : lettres et dessin cités dans La Parole

confisquée, L’Harmattan, 2000

156

157

Annexes iconographiques

1) Personnages

Hassan al Bou

Zineb, Rouquia et sa fille

(de gauche à droite)

Saïd Hadan et sa mère

158

Mohamed Errahoui et sa

nièce

2) Les accessoires :

Photographie

Rouquia Aït Sheikh, 8‟ :

Photographie

Voix off d‟Hassan al

Bou, 13‟19

159

Télévision : Errahoui,

39‟30

Hassan II, 40‟

Aïcha Ouharfou dans le

salon de Hassan al Bou,

59‟

Photographie de

Tazmamart, 1h20

160

Rapport, 1h26

3) Plans

Plan rapproché, 7‟38 :

Idem, 9‟36

161

Plan « hollandais »,

11‟30

Plan « hollandais »,

16‟19

Plan « subjectif », 15‟09

Plan « subjectif »,

1h36‟15

162

Plan « salon marocain »

« rapproché », 1h12

Plan « salon marocain »

« subjectif », 35 minutes

Plan « salon marocain »

« moyen », 53‟

Plan « salon marocain »

« panoramique »,

1h04‟45

163

Plan rapproché, 1h27

4) Façades, fenêtres, reflets

« Année 2004 », 9‟48

29‟45

41‟

164

48‟

De nuit, avec la voix off

d‟Hassan al Bou, et une

caméra mouvante, 1h31

Le visage de Zineb dans

un miroir, 1h39‟42

5) Lieux

Instance, 32‟03

165

Salon, 33‟28

Rue, 24‟58

Mohamed Errahoui sur

les lieux de sa disparition,

29‟36

Prison de Meknès, 51‟

166

Audition publique, 55‟

Café, 59‟

Tazmamart (plan

subjectif), 1h19

En arrivant à Tazmamart,

photo tirée de la p.11 du

scénario définitif, avec le

fameux panneau « FAR »

167

Les personnages dans la

ville : Saïd Hadan, 1h22

6) Visages

Larmes, 1h25

Profil, Zineb, 1h13‟09

Profil, Saïd Hadan, 1h18

168

Silence, les nièces

d‟Hassan al Bou, 1h02

Regard-caméra, 1h12‟29

Regard de Saïd Hadan,

1h26‟42

169

7) Femmes et société

Proverbe, 37‟

Séparation, 1h35

Silence, 39‟

Timidité, 1h35‟27

170

Union, 1h35‟50

Séparation

victimes/commission,

1h38‟17

Séparation

homme/femme (plan

hollandais), 1h39

Veuve, âgée et

solitaire, 1h39‟11

171

Remerciements à

-Gérald Collas (INA) ;

-Rita Aouad (historienne active dans l‟instance équité et réconciliation) ;

-Renaud Huerta, Christine Barbier-Bouvet, Sophie Morel et toute l‟équipe de l‟Inathèque qui

a encadré mes recherches sur Hyperbases et Médiascope ;

-Mohamed-Amine Hillal, membre du mouvement du 20 février Paris/Ile-de-France ;

-Claudine, Jean-Luc et Simon Pierre.

172

Table des matières

Introduction .............................................................................................................................. 2

I- Filmer un contexte mémoriel précis : l’ « Instance Equité et Réconciliation » ............ 8

A) Les « Années de plomb » : histoire et mémoire franco-marocaine .......................... 8

1) Les « années de plomb » ......................................................................................... 8

2) Libérations et « renaissance » mémorielle ............................................................ 10

a) Dans les années 1980 ........................................................................................................ 10

b) Dans les années 1990 ........................................................................................................ 10

c) Dans les années 2000 ........................................................................................................ 11

3) Création de l‟Instance Equité et Réconciliation (IER) .......................................... 12

a) Etapes et contexte .............................................................................................................. 12

b) Fonctionnement ................................................................................................................. 13

B) Justice transitionnelle et cinéma .............................................................................. 14

1) Qu‟est-ce que la justice transitionnelle ? ............................................................... 14

2) Justice transitionnelle et cinéma ............................................................................ 15

C) Genèse du film .......................................................................................................... 16

1) Le pré-projet : avant l‟Instance .............................................................................. 16

2) L‟Instance .............................................................................................................. 17

a) Rencontre d’un pré-projet et d’un contexte ....................................................................... 17

b) Elaboration du nouveau projet avec l’Instance : analyse et datation des scenarii ........... 17

c) Collaboration et cohabitation effective de Leila Kilani et de l’Instance : un tournage long

et difficile ................................................................................................................................... 19

3) Financements ......................................................................................................... 20

4) Hypothèses pour une chronologie du tournage ..................................................... 21

a) Vêtements des personnages ............................................................................................... 21

b) Emission d’Al-Jazeera ....................................................................................................... 21

c) Les auditions publiques et autres dates-clef de l’IER ....................................................... 22

d) Structure ............................................................................................................................ 23

D) Filmer l’Instance ...................................................................................................... 23

1) Projet ..................................................................................................................... 23

2) Les « reportages » télévisuels sur l‟Instance ......................................................... 25

3) La Commission de la Vérité, André Van In........................................................... 26

173

4) Mise en scène dans la version finale de Nos Lieux Interdits ................................. 27

a) Cellules d’écoute ............................................................................................................... 27

b) Audiences publiques .......................................................................................................... 29

E) Fin du film, « fin » de l’Instance ............................................................................. 31

1) La question de l‟amnistie ....................................................................................... 31

2) Le religieux ............................................................................................................ 33

3) Résolution des cas et réhabilitation des individus ................................................. 34

4) Le rapport : conclusion partielle de la mission de l‟IER ....................................... 35

II- Filmer mémoire et parole : choix esthétiques et mise en scène ................................... 37

A) Choix des personnages : évolution, fixation, mise en scène ................................... 37

1) Les personnages dans le scénario .......................................................................... 37

a) Dans « la version antérieure » du scénario ...................................................................... 37

b) Version définitive du scénario ........................................................................................... 40

c) Conclusions partielles ....................................................................................................... 42

2) Les personnages définitifs dans le film ................................................................. 43

a) Réalisation et mise en scène .............................................................................................. 44

b) Quelle parole ? Etude de la pratique de la parole par les personnages du film définitif . 45

c) Etude du montage dans le film définitif ............................................................................. 46

i) Le statut de l‟archive : ................................................................................................................ 46

ii) Le choix du montage : ................................................................................................................ 47

iii) Montage et structure narrative du film : ...................................................................................... 49

iv) Progression narrative : ................................................................................................................ 50

d) Conclusions ....................................................................................................................... 51

i) Le miracle : ................................................................................................................................. 51

ii) Lanzmann comme modèle et paradigme : .................................................................................. 52

B) Faire advenir une parole inédite : essai de définition partielle d’un genre

documentaire, le film de mémoire .................................................................................................... 53

1) Parole et visage ...................................................................................................... 53

a) Profils ................................................................................................................................ 53

b) Echelle de plans ................................................................................................................. 55

2) Larmes ................................................................................................................... 56

3) Silences .................................................................................................................. 57

4) Voix-off ................................................................................................................. 59

5) Rappels et bilan : voix au pluriel ........................................................................... 61

a) Dialogues et entretiens ...................................................................................................... 61

b) Le « chœur » ...................................................................................................................... 61

174

C) Les accessoires de la parole...................................................................................... 62

1) Photographies ........................................................................................................ 62

a) De la photo-souvenir à la photo-indice ............................................................................. 63

b) La photographie de reconstitution .................................................................................... 64

c) La photographie d’illustration .......................................................................................... 64

2) La télévision .......................................................................................................... 65

a) Filmer une télévision pour évoquer un contexte : la télé-indice ....................................... 65

b) Faire le procès que l’IER ne fait pas : dire sans dire ....................................................... 66

c) Agent de la prise de conscience et de l’émergence de la parole dialoguée des personnages

………………………………………………………………………………………………………..67

3) La caméra .............................................................................................................. 68

4) Accessoires-papiers : le rapport de l‟IER .............................................................. 68

D) Les lieux .................................................................................................................... 70

1) Les lieux de mémoire ............................................................................................ 71

a) Paradigme Lanzmannien ? ................................................................................................ 71

b) Le pèlerinage ..................................................................................................................... 72

2) Le salon marocain.................................................................................................. 74

a) Signification....................................................................................................................... 74

b) Traitement filmique de l’espace ........................................................................................ 75

c) Fenêtres, portes, murs ....................................................................................................... 77

3) Scènes extérieures : la rue ..................................................................................... 78

a) Ponctuation ....................................................................................................................... 78

b) Séquences .......................................................................................................................... 79

c) Illustration ......................................................................................................................... 79

d) Métaphores du Maroc ou métaphores d’une « ambiance » ? ........................................... 79

e) Les personnages dans la ville ............................................................................................ 80

E) Bilan : quelle(s) mémoire(s) mise(s) au jour ? quelle(s) mémoire(s) mise(s) en

scène ?............. .................................................................................................................................. 81

1) Mémoire privée, mémoire orale ............................................................................ 82

a) Privée : mémoire de la victime, de l’individu : ................................................................. 82

b) Mémoire familiale ............................................................................................................. 83

2) Mémoire publique et écrite .................................................................................... 85

a) Mémoire collective : .......................................................................................................... 85

b) La mémoire officielle ......................................................................................................... 85

c) De la mémoire à l’histoire ? .............................................................................................. 86

175

III- Regard marocain sur mémoire marocaine : de la possibilité d’un cinéma

documentaire marocain ...................................................................................................................... 88

A) Filmer le Maroc au présent ...................................................................................... 88

1) Un contre-imaginaire visuel du Maroc .................................................................. 89

2) Le regard d‟une Marocaine ................................................................................... 91

a) Pèlerinage sur des lieux qui lui ont été à elle aussi interdits ............................................ 91

b) L’arabe dialectal ............................................................................................................... 91

3) Un tableau de la société ......................................................................................... 92

a) Lieux publics ...................................................................................................................... 92

b) Les personnages ................................................................................................................ 93

c) Les caractéristiques mises en évidence : ........................................................................... 93

i) Le deuil ....................................................................................................................................... 93

ii) Tabou, honte et pudeur : peur et silence. .................................................................................... 94

iii) Figuration cinématographique de ces valeurs ............................................................................. 95

B) La voix des femmes ................................................................................................... 96

1) Le regard d‟une femme ......................................................................................... 96

2) Entre-femmes ........................................................................................................ 97

3) Les femmes contre les hommes ............................................................................. 98

a) Lectures anthropologiques et sociologiques ..................................................................... 98

b) Mère-fils ............................................................................................................................ 99

c) L’attente des femmes ......................................................................................................... 99

d) Les gardiennes de l’ordre social ..................................................................................... 100

e) Homme contre femme, langage politique contre langage social .................................... 100

4) L‟officiel, le politique, le sérieux, contre les femmes : ....................................... 101

5) Le récit « traditionnel » ....................................................................................... 102

C) L’individu et le Makhzen ........................................................................................ 103

1) Le Makhzen « c‟est comme le fleuve » ............................................................... 104

2) Fatalité du pardon ? ............................................................................................. 104

3) Rupture dans la continuité ? ................................................................................ 106

D) Justice, cinéma et discours historique ................................................................... 107

1) IER : dynamique historique ? .............................................................................. 107

2) Pas de revalorisation historique des militantismes des années 1970 ................... 108

a) A l’échelle familiale : histoire masculine, histoire féminine ........................................... 108

b) A l’échelle sociale : « les jeunes en ont rien à cirer » ..................................................... 109

c) A l’échelle officielle ......................................................................................................... 110

176

3) Nos Lieux Interdits cristallisent cette histoire du Maroc encore insuffisamment

écrite………………….. .............................................................................................................. 112

a) Voix et corps des personnages : de la possibilité à l’impossibilité du militantisme au

Maroc ...................................................................................................................................... 112

b) L’histoire du présent par l’histoire du passé et inversement .......................................... 113

c) Temps du film et temps historique ................................................................................... 114

E) Nécessité du film ..................................................................................................... 115

1) Susciter une mémoire .......................................................................................... 115

2) La possibilité démocratique ................................................................................. 116

3) Projets de diffusion .............................................................................................. 117

4) Réception polémique au Maroc ........................................................................... 118

5) Attentes de la France ........................................................................................... 119

Conclusion ............................................................................................................................. 121

Filmographie ......................................................................................................................... 126

Sources audiovisuelles ...................................................................................................... 129

Bibliographie......................................................................................................................... 132

Documents ............................................................................................................................. 138

A) Entretien avec Leila Kilani..................................................................................... 138

B) Entretien avec Gérald Collas, producteur INA, 18/10/10 ..................................... 140

C) Retranscription du dialogue ................................................................................... 144

D) A propos d’Hassan al Bou...................................................................................... 155

Annexes iconographiques .................................................................................................... 156

1) Personnages ......................................................................................................... 157

2) Les accessoires .................................................................................................... 158

3) Plans .................................................................................................................... 160

4) Façades, fenêtres, reflets ...................................................................................... 163

5) Lieux .................................................................................................................... 164

6) Visages ................................................................................................................ 167

7) Femmes et société................................................................................................ 169

Remerciements ...................................................................................................................... 171