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Gerard Genette

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DUMÊMEAUTEUR

AUXMÊMESÉDITIONS

FiguresIcoll.«TelQuel»,1966;coll.«PointsEssais»nº74

FiguresII

coll.«TelQuel»,1969;coll.«PointsEssais»nº106

FiguresIIIcoll.«Poétique»,1972

Mimologiques

coll.«Poétique»,1976;coll.«PointsEssais»nº386

Introductionàl’architextecoll.«Poétique»,1979

Palimpsestes

coll.«Poétique»,1982;«PointsEssais»nº257

Nouveaudiscoursdurécitcoll.«Poétique»,1983

Seuils

coll.«Poétique»,1987

Fictionetdictioncoll.«Poétique»,1991

L’Œuvredel’art

*Immanenceettranscendance**LaRelationesthétique

coll.«Poétique»,1994,1997

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CELIVREAÉTÉÉDITÉDANSLACOLLECTIONPOÉTIQUE

DIRIGÉEPARGÉRARDGENETTE

ISBN978-2-02-106947-1ISBN2-02-034544-7

©ÉDITIONSDUSEUIL,MARS1999

CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo

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Tabledesmatières

Couverture

Collection

Copyright

Tabledesmatières

Dutexteàl’œuvre

Uneexpositiond’avant-garde

Larhétoriquedesfigures

Quellesvaleursesthétiques?

Relationsaxiologiques

L’autredumême

Romancessansparoles

Ordonnanceduchaos

Égotismeetdispositionesthétique

Vertperroquet

Autremagiedeslointains

Paysagedefantaisie

Àproposdestrophes(Pense-bête)

Typesdestrophes

Variancesmétriques

Structuresmétastrophiques

LaCourdumaçon

Leregardd’Olympia

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PissarroàL’Hermitage

MatièredeVenise

Combray-Venise-Combray

«Undemesécrivainspréférés»

Lesdeuxabstractions

Lapartdesmots

Unelogiquedelalittérature

Lejournal,l’antijournal

Troistraitementsdetextes

1–Nuitsaméricaines

2–VuesdeRouen

3–Unepommeaufondd’unearmoire

Capriccio

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Dutexteàl’œuvreI

Si j’essaie, puisqu’onm’y invite, d’examiner un peu le parcours intellectuel quime sépare, àmoinsqu’ilnem’yrattache,dupremier(danslechamp,littéraireetesthétique,quinousintéresseici)textepublié,en1959,etultérieurementrecueillidansmonpremierlivre,sansremonterauxmotifsetcirconstancesquim’avaienteux-mêmesconduitàcetapparentpointdedépart,ilmesemblequecetexercice d’autodiction préposthume peut prendre deux formes assez distinctes, que je vais essayerd’assumer également. La première consiste à mesurer et à définir, en synchronie, l’éventuellecohérence théoriquede cet ensemblede travaux– si travaux il y a. Jene suispas certaind’être lemieuxplacépourlefaireentouteexactitude,maisjepuistoujoursm’yefforcer,enespérantnepastrop céder à l’illusion rationalisante qui souvent nous pousse à imposer une unité factice à touteschoses assemblées par le hasard qui nous gouverne. La seconde consiste à reconstituer, aussifidèlementquepossible, lecheminement réel–endiachronie–quim’aconduit,dansceparcours,d’unobjetàunautre:j’ignoresicettereconstitutionseraitàlaportéed’unobservateurextérieurquivoudraitbiens’yintéresser,maisilmesemblepouvoirapportersurcepointquelquesinformations,utilesounon,maisdumoinstirées,commeonditchezmoi,etailleurs,delaboucheducheval.

Unpremierconstat, trèsévident,montreque,partide la«critique» littéraireausensoùnousl’entendonsdepuisplusd’un siècle, je suis assezvitepassé à cequenous appelons, depuisunpeumoinslongtemps,quoiqued’unnomrenouvelédesAnciens,la«poétique».Cesdeuxtermes,dontlatransparence actuelle est peut-être trompeuse, appellent en fait quelques éclaircissements. J’appelle« critique » l’analyse interne, formelle et/ou interprétative, de textes singuliers, ou d’œuvressingulières, ou de l’œuvre entier d’un écrivain considéré dans sa singularité. Les étudesuniversitaires, du moins en France, ne se sont guère que récemment, et encore assez faiblement,consacrées à ce type de recherche, centrées qu’elles sont restées après Lanson sur une approcheessentiellement historique et philologique, d’esprit nettement positiviste et, comme Péguy lereprochait déjà àTaine en lui attribuant la fameuse «méthode de la grande ceinture », d’attentionvolontiers…périphériqueparrapportauxœuvreselles-mêmes.Lorsque,enmanièredereconversionau sortir d’études « supérieures » peu exaltantes et d’un engagement politique et idéologiqueparfaitement désastreux, j’ai commencé de travailler dans ce champ, le divorce était latent, qui nedevait pas tarder à éclater au cours de la querelle dite « de la nouvelle critique », entre ces deuxorientations,dontlapremièreétaitencoreàpeuprèsréservée,commeellel’avaitdéjàétédutempsdePéguy,deProust,deGide,deValéry,deDuBos,deRivière,dePaulhan,deThibaudet1oudeJeanPrévost, à des auteurs non (ou plus) universitaires, comme Sartre ou Blanchot ; ou enmarge del’Université, comme Roland Barthes ; ou professant dans des universités étrangères, commeAuerbach, Spitzer, Béguin, Raymond, Poulet, Starobinski, Rousset, Bénichou, de Man ou, à cetteépoque, Jean-Pierre Richard ; ou dans d’autres disciplines, comme Gaston Bachelard ou GilbertDurand–oncomprendque jeviensdeciter laplupartdeceuxquiétaientalors,àun titreouàunautreetdumoinsdanscechamp,mespropresmaîtres.Entre1956et1963,j’enseignaismoi-même,entoutelibertéd’objetsetdeméthode,dansunetrèsdiscrètehypokhâgnedeprovince,où(presque)personneneseprenaittropausérieux–etdonchorsdel’Universitéausensstrictdeceterme.Jeneme sentais guère attiré par l’enseignement dit « supérieur », dont j’avais fait comme étudiant uneexpérienceplutôtdissuasive,etpourlequeljen’ai,aufond,jamaiséprouvégrandeaffinité.Dequatreannées (1963-1967) beaucoupmoins gaies, passées ensuite à la Sorbonne comme assistant chargé

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d’improbables«travauxpratiques»,jen’aiconservéàpeuprèsaucunsouvenird’aucunesorte,sinond’yavoirrencontréunjour,dansuncouloirfortsombre,unjeuneBulgarenomméTzvetanTodorovqui, apparemment mal orienté, cherchait dans ces ténèbres un rayon de lumière. Notre lumièrecommune,cefuttrèsviteunséminairedel’Écoledeshautesétudes2,quisetenaitalors,bizarrement,dansunétagehautperchédeladiteSorbonne:leséminaire,donc,deRolandBarthes3,quiétaitalors,depuisquelquesannées,quelquechosecommemonmentor-malgré-lui,etàquijedusentreautres,unpeuplustard,dequitterdéfinitivementl’UniversitépourcettemêmeÉcole.Lehasard,commeonsait,écritdroitporlinhastortas.

Mes premiers articles, tous fort brefs, écrits, pour la raison que je viens de dire, plus en«amateur»modérémentéclairéqu’enprofessionnel,etrecueillisplustarddansFigures4,portaientsurlapoésiefrançaisebaroque5,puissurProust,surRobbe-Grillet,surFlaubert,puissurBartheslui-mêmecomme sémiologue, et surValéry etBorges critiques.Ces troisderniers, et quelques autres(surThibaudet,RichardouMauron),étaientévidemmentdetypemétacritique,cequiconstituaitunesortedepaliervers la théorie littéraire,d’autantque jenemeprivaispasd’interpréter cesœuvresdanslesensdemesproprespartispristhéoriques;maisonnepeutdénier,aumoins,àValérylerôlede refondateur moderne de la poétique, ni à Borges une vision panoptique de la Bibliothèqueuniverselle,visionàquoijedoispeut-êtreencorel’essentieldemaconceptiondelalittérature,etunpeuau-delà.J’aitoujourslesouvenirdecettematinéeduprintemps1959où,«découverte»sommetoute tardive, j’achetai dans une librairie du Quartier latin Fictions et Enquêtes6, et commençaiaussitôtdeleslirepourainsidireensemble,enoubliantdedéjeuner,avecun«transport»analogue,touteschoseségalesd’ailleurs,àceluideMalebranchedécouvrantleTraitédel’hommedeDescartes– en ce temps-là, je veux dire le mien, on pouvait encore lire en descendant le boulevard Saint-Michel.Etcesdeux-là,ilconvenaitvraimentdeleslireensemble,unœilsurchaque,carl’enquêteetlafictions’yéchangentets’ytransfusentd’unemanièreencorejamaisimaginée,dansl’idéequetousles livresnesontqu’unlivre,etquece livre infiniest lemonde.Cequ’ils’agissaitdoncenfaitdelire,oudumoinsdepenserensemble,c’étaient,commeJulesLemaitre,sil’onencroitThibaudet,enattribuait déjà la faculté à Ferdinand Brunetière, « tous les livres qui ont été écrits depuis lecommencementdumonde»7.Vasteprogramme,maisn’anticiponspastrop.

J’ai parlé à l’instant de la querelle de la « nouvelle critique » : dans ces années 50-60,l’expression semblait aller de soi : cette critique était « nouvelle » en ce sens qu’elle s’opposait,commejel’airappelé,àladiscipline,tenueparcontrastepour«ancienne»,bienqu’elleneremontâtqu’àlafinduXIXesiècle,qu’étaitl’histoirelittéraire.Aveclerecul,ilnemesemblepasaujourd’huique cette « nouvelle critique » ait été aussi innovante qu’on le pensait par saméthode, car elle nefaisaitàbiendeségardsqueprolongerl’activitécritiquedesannées30,dontlemanifeste–publié,ilestvrai,posthumeen1954–estensommeleContreSainte-BeuvedeProust.«ContreSainte-Beuve»,on lesaitbien,signifieaupremierchef«contre»uneconceptionbiographisante,quichercheauxœuvresune explication externedans lavie et cequeTaine appelait la « race», le «milieu» et le«moment » de leur auteur, et « pour » une lecture plus immanente, c’est-à-dire plus attachée auxrelationsinternesdeleurtexte.La«nouvellecritique»française,commeavantelleetdansunautrecontexte le New Criticism américain, se voulait donc essentiellement une critique immanente,délibérément,sipeut-êtreprovisoirement,enferméedanscequed’aucuns(maispasmoi)appelaientalorsvolontiersla«clôturedutexte».Ellenetardapasàsescinder,nonsansinteractionsentrecesdeux branches, en une critique dite « thématique », d’inspiration plus psychologique, voirepsychanalytique, même s’il s’agit chez Sartre et les siens d’une très hétérodoxe « psychanalyseexistentielle », et une critique dite « structurale », qui s’attachait davantage aux configurations

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formellesdesœuvres.Mespremiersessais relevaientunpeude lapremière,mais jemesentaisaufondplusattiréparlaseconde,n’ayantjamaiseutropdegoûtpourlapsychologieindividuelle.C’estàcetitrequej’écrivispourunnumérodeL’Arcconsacréen1965àClaudeLévi-Strauss–patronagehautementsymbolique–unarticled’alluremilitanteetd’intentionunpeunaïvementprogrammatiqueintitulé « Structuralisme et critique littéraire ». J’essayais, en bon néophyte, d’y couvrir tout ledomaineévoquéparcetitre,enenvisageantunesortedepartageéquitableentrelesdeuxbranchesdela « nouvelle critique »,mais ilm’apparut assez vite que l’investissement le plus pertinent (àmesyeux)pourla«méthodestructurale»danslesétudeslittérairesn’étaitpastantlacritiqueformelledesœuvressingulières,emblématiquementillustréeparlafameuseanalysedes«Chats»deBaudelaireparJakobsonetLévi-Strausslui-même8,quelathéoriegénéraledu«champlittéraire»considérélui-même comme un système plus vaste, comme l’anthropologie structurale étudie chaque société àtraversl’ensembledesespratiquesetdesesinstitutions9,etcommelalinguistiquestructuraleétudiel’ensembledesrelationsinternesconstitutivesdusystèmedelalangue.Dèslors,ilnes’agissaitplusd’enresteràl’immanencedesœuvres,maisaucontraired’ensortirpouruneexplorationplusvasteàlaquelleletermede«critique»neconvenaitplusguère,etpourlaquellenousfûmesdoncquelques-unsàproposer, àquelque tempsde là, les termes synonymesde« théoriede la littérature»oude«poétique».Lepremiernousvenaità la foisducélèbremanueldeWelleketWarrenetdediverstextesdesformalistesrusses,lesecond,biensûr,viaValéry,dulivrefondateurd’Aristote–etc’estévidemmentluiquiallaitdonnerleurtitrecommunàlarevueetàlacollectionquenousdevions,unpeu plus tard et dans l’élan novateur de soixante-huit10, vouer à la défense et illustration de cettediscipline à la fois nouvelle et fort ancienne dans son origine éminemment philosophique. Cettedoubleoutripleréférencenousfaisaitassezclairementsortirdelatraditionproprementfrançaise,auprofitd’uneouvertureplusstimulanteàuncourantdepenséeapparemmentuniversel.Celafaisaitensommebeaucoupd’immanencesàtranscender,maisjenedevaisqueplustardformulerencestermes(immanence et transcendance) une opposition conceptuelle qui allait peu à peu, et à divers titres,dominerl’ensembledemontravailthéorique.

Ce trop ambitieux programme fut réitéré en septembre 1966 dans une communication à lafameusedécadedeCerisysurLesCheminsactuelsdelacritique,sousletitreprovocant«Raisonsdelacritiquepure»11etsousl’invocationducherThibaudet,àquirevientl’expression«critiquepure»,référéeparluiàValéryetdéfiniecomme«critiquequiportenonsurdesêtres,nonsurdesœuvres,mais sur des essences ».Dansmon esprit, il s’agissait précisément de la poétique, queValéry lui-même,dans sonprogrammed’enseignementpour leCollègedeFrance en1936, décrivait commeuneHistoiredelalittératuresansnomsd’auteurs,cequ’avaitdéjàfantasméWölfflinpourl’Histoirede l’art :Kunstgeschichte ohneNahmen12.On sait que cette idée d’Histoire anonyme, « sans nomsd’hommesetmêmesansnomsdepeuples»,étaitdéjàprésentechezAugusteComte13,etjenelacroispas tout à fait étrangère à Hegel. Ni à coup sûr, et plus près de nous, à l’école des Annales et àl’histoire à « longuedurée», insoucieusedes individus et des incidents conjoncturels, défendue etillustréeparFernandBraudel.« Jeparledesclasses,disait (nonpasMarxmais)Tocqueville, ellesseulesdoiventoccuperl’histoire»14,etilmesemblequel’onpeutprendreicilemot«classe»danssonsensleplusvaste,quiestsonsenslogique:lesobjetslespluspertinentsdel’historiennesontpaslesindividus,maisdescatégoriesquilestranscendentetquibiensouventleursurvivent.L’historiqueparexcellence,c’estletranshistorique,c’est-à-direlesmœursetlesinstitutions–soit,enlittérature,lesgenres, les thèmes, les types, les formes,en tantqu’ilsdurentetse transforment :«durer,c’est

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changer»,disait,enbonbergsonien,letoujourscherThibaudet15:nechange,évidemment,quecequidure16.J’aiévoqué,sansdoutetropbrièvement,dansunecommunicationultérieure17,l’affinitéentrecettehistoirestructurale–l’histoiredecequidure–etlapoétiquecommeanalysedestraits(plusoumoins) permanents du fait littéraire.C’était opposer la poétique, non à l’Histoire en général,maisseulement aux myopies anecdotiques, et parfois oiseuses, de ce qu’était alors devenue l’histoirelittéraire après quelques « renoncements »18, et qu’il aurait été plus correct d’appeler « histoireévénementielledelavielittéraire»:aprèslatropgrande«ceinture»,latoutepetite–qui,commel’amontréProust,n’estpastoujourslaplusprochedesœuvres.Cetteaffinitérendd’ailleursàmesyeuxmoinssaugrenuequ’ilnepourraitsemblermonappartenance,durantunbonquartdesiècle,àl’écolefondéeen1947parLucienFebvre,lieualorsexemplairementmarginal,aumoinsencequiconcernelesétudeslittérairesetartistiques,etquifutdecefait,pourquelques-uns,unincomparablefoyerderecherche et d’invention intellectuelle – soit dit sans céder à un rétrospectif « patriotismed’institution»–Stendhaldisaitméchamment«d’antichambre»–quin’estpastropdansmanature.

Lapremièreapplicationduditprogrammefut,demapart,etnonsansquelquedettesouterraineàJeanPaulhan,uneffortderéinterprétationdelarhétoriqueclassique.Plusieursessaisdecetteépoqueentémoignent,dontcelui19quidonnason titreàmonpremierrecueil,puisauxdeuxsuivants.Monproposétaitalorsdechercherdans la rhétorique,eten faitplusspécifiquementdans la théoriedesfigures,unesorted’ancêtredelasémiologie,oupourlemoinsdelasémantiqueetdelastylistiquemodernes. Je devais par la suite20 m’aviser que la rhétorique ne se réduit pas à ce seul aspect, etqu’une telle restriction témoignait d’une vue un peu étroite, et sans doute biaisée par cerapprochementtroppartiel.Maisjeneregrettepastropd’avoir,àlafaveurdecesemi-malentendu,ramené au jour des textes aussi significatifs que ceux deDumarsais et de Fontanier, et contribué,aprèsetavecd’autres,àréintroduirecetteméthoded’analyse(carc’enestune)dansnotrepenséedulangage.

Le deuxième investissement fut celui de l’analyse du récit, assez vite baptisée, par Todorov,«narratologie».Jedoispréciserquecetobjetmefutd’abordsuggéréparRolandBarthes,quiavaitpris,pouruneraisonquej’ignoreencore,l’initiatived’unnumérospécialsurcethèmedelarevueCommunications21. J’entrai à reculons dans ce champ qui ne m’attirait pas spécialement, ayanttoujours, jusqu’alors (et sans doute un peu au-delà), considéré la mécanique narrative comme lafonctionlamoinsséduisantedelalittérature,romancompris,commeentémoigneassezmonessai,écriten1965,surles«SilencesdeFlaubert»,quiestuneapologiedesaspectsnonnarratifs,voireanti-narratifs, chez ce romancier paradoxal, pour qui le récit était « une chose très fastidieuse ».Commej’objectaiscetterépugnance–quimeconduitencoreparfois,àl’inversed’unepratiquepluscouranteetauméprisdetoutbonsens,à«sauter»,danslesromansqu’ilm’arrivedelire,lespagesnarratives auprofit des descriptions–,Barthes, pas plus surpris que cela,me rétorqua à peuprès,commej’auraisdûm’yattendre:«Maisvoilàuntrèsbonsujet,expliquez-vouslà-dessus.»Etcefutl’article intitulé « Frontières du récit », où j’essayais de limiter autant que faire se pouvait, en lerelativisant, le territoire de cette encombrantepratique.Par la suite, jemepris unpeuplus au jeu,m’essayanten1968surlesalluresnarrativesd’uneépopéebaroque,leMoysesauvédeSaint-Amant,etdu romanstendhalien.C’estaudébutde1969,àNewHaven, lorsdemonpremier séjour surcecontinent,que j’entreprisuneanalysed’ensemblede laRecherchedu tempsperdu,quimeservitdepierredetouche,ouplutôtd’expériencedeterrain,commedisentlesethnologues,pourunessaidethéoriegénéraledesstructuresnarratives.Aprèsdiversesprésentationspartiellesetexpérimentales,

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cetessaivit finalement le jouren1972,dansFigures III, sous le titre«Discoursdu récit». J’aidit« structures narratives », mais je devrais ajouter qu’il s’agit ici plus précisément des structuresformelles,cellesquitouchentauxmodesdenarration(traitementdutemps,gestiondupointdevue,statutetfonctionsdunarrateur),etnonpasdesstructures«profondes»,logiquesouthématiques,del’actionreprésentée,qu’ontexploréesdeleurcôtédesauteurscommeGreimasouClaudeBremond.La narratologie, comme discipline proprement littéraire, s’est surtout attachée à l’étude despremières,sibienqueletermes’entendaujourd’huispontanémentencesens,maiscetterestrictionn’estapriori pas plus justifiée que celle de la rhétorique à l’étude des figures, ni que celle qui alongtemps focalisé presque toute l’attention des narratologues sur le récit de fiction, laissant àd’autres,généralementdesphilosophescommeDantoouRicœur,celledurécithistorique,etautrestypes de narration non fictionnelle. Je n’insiste pas sur ces points, auxquels j’ai eu l’occasion derevenirultérieurementdansNouveaudiscoursdurécit22etdansFictionetdiction23, sinonpourdirequ’unetelleassimilationimplicite,durécitàlafictionetdelafictionaurécit,lèseégalementchacundecesgenres–quinesontd’ailleurspasdesgenres.

Aucours dumême semestre àYale, puis à JohnsHopkins en 1970, puis icimême en 1971–premier épisode d’une heureuse série new-yorkaise –, j’avais entrouvert un nouveau chantier, quiconcernait un autre aspect capital de la poétique : celui de ce qu’on appelait alors volontiers le«langagepoétique» :monproposétaitapparemment,en toutemodestie,decouvrirainsi lesdeuxprincipauxcontinents(jediraisdoncmaintenant:fictionetdiction)del’universlittéraire.Lanotionmême de « langage poétique », dont l’histoire détaillée reste à faire dans toutes nos traditionsculturelles,nousvenaitalors,enFrance,essentiellementdeMallarmé,puisdeValéry,etlesanalysesde Jakobson l’avaient, à leur manière, remise en selle. L’idée, en son fond post-romantique et«symboliste»,accompagnaitunrejet,oudumoinsunaffaiblissementdelaconceptionclassique–conception«formaliste»àsafaçon–selonlaquellelecritèreessentieldudiscourspoétiquetientàlaprésencedelaversification.Unefoisabandonnéourelativiséparlespoèteseux-mêmescecritère,etpar lamême occasion les critères thématiques qui parfois le complétaient (certains sujets seraientplus poétiquesqued’autres), il ne restait guère que celui d’un traitement sémantique spécifiquedulangage,dontl’aspectprincipalserait,selonlaformulemallarméenne,de«rémunérerledéfautdeslangues », à savoir leur caractère conventionnel, ou, selon le qualificatif controversé deSaussure,« arbitraire ».Lapoésie, par diversmoyens, conférerait, oupour lemoins donnerait l’illusiondeconférer au langage une motivation mimétique qui lui manque ordinairement et, paraît-il,cruellement,danssonusagecourant.Cettehypothèseposaitinévitablementlaquestion–unequestiond’ordre,nonpluslittéraire,maislinguistique,oupeut-êtredephilosophiedulangage:qu’enest-ilaujuste,ou,plusmodestement,quepouvons-nous savoir au justeducaractèremotivéounon,oudespartsd’arbitraireetdemotivationdeslangueshumaines?Cettequestionconduisaitelle-mêmeàuneenquêtesurlesdiversesthéoriesproposéesdepuisl’Antiquitésurcesujet.C’estdanscetteenquête,enprincipepréalable,quejemelançaidoncavecplusoumoinsdedisponibilitéàpartirde1969,etquejereprisàtitreexclusifen1972,aprèsl’achèvementdeFiguresIII.Maisjem’aperçusassezvitequeledébat–puisquedébat il y a, aumoinsdepuis leCratyle dePlaton– entre tenants de lamotivationmimétiqueet tenantsde laconventionétaitenquelquesorted’intérêtesthétique inégal, lesseconds,commel’HermogèneduCratyle,n’ayantàopposeràleursadversairesqu’uneréfutationoupourlemoins un scepticisme laconiques, tandis que les premiers, comme Cratyle lui-même, étayaient etillustraient leur thèsed’un arsenal spéculatif témoignant d’unegrandepuissance imaginative.C’est

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ainsi qu’un projet de théorie du « langage poétique » se transformait peu à peu en une histoire(cavalière) et une théorie, ou pour le moins un essai de classification typologique, des diversesvariantes, dans notre tradition littéraire, linguistique et philosophique occidentale, de la fantaisiecratylienne,ou«mimologiste»–d’oùledoubletitreMimologiques,VoyageenCratylie24,du livrequienrésulte,d’espritsommetouteplutôtbachelardien,puisqu’iltémoigneàlafoisd’unedistancecritiqueetd’une sympathieesthétiqueà l’égarddes« rêveries»dont il traite, ces« séductionsquifaussentlesinductions»,etque«lapédagogiedel’espritscientifiquegagneraitàexpliciter»25.Dumêmecoup,leproposthéoriques’accompagnaitd’unesorted’étudedegenre,car ilestassezclairquelaspéculationmimologique,àtraverslessiècles,dePlatonàFrancisPongeetau-delà,constitueunesortedegenrelittéraireméconnu,quel’onpeutétudierdanssesdiversétatsetdansl’évolutionhistoriquequileconduitdel’unàl’autre,nonsansbifurcations,oublisetrésurgences,puisquecettetradition, le plus souvent, s’ignore elle-même et se réinvente constamment à nouveaux frais sanspercevoir sa part de redites ou de contradictions. Du même coup encore, j’en vins finalement àconsidérer la notionmême de « langage poétique » comme un avatar, si fécond soit-il, dumythecratylien.

J’étais donc entré dans le champ de la poétique par l’étude d’un procédé stylistiquetransgénérique (même si plus typiquement investi dans le discours poétique) : la figure, puis d’unmode:lerécit,quin’estpasàproprementparlerungenre,puisqu’ilensurplombeplusieurs(épopée,histoire,roman,fable,conte,nouvelle…),puisparcelled’ungenresubliminaletquasiclandestin:larêveriemimologique.Cette situationappelaitune réflexionplusvastesur le statutdecette sortedecatégoriesgénériques,paragénériquesoumétagénériquesquipartagententoussenslechampdelalittérature.Lafigureestassezclairementunecatégorieformelle ; lerécitaussi,puisqu’ilsedéfinitparl’actederaconterunévénementouuneaction,quelquesoit lecontenudecetévénementoudecette action. Le mimologisme est tout aussi clairement une catégorie thématique, puisque c’est lecontenudesapositiondansledébatmétalinguistiquequidéfinitcommemimologiqueuneréflexionouunespéculationsurlanaturedulangage.Ilyavaitdonclieudes’interrogersurlarelationentreces catégories générales, dont les unes relèvent plutôt d’une définition formelle, les autres d’unedéfinitionthématique,etlaplupart,peut-être,d’unecroiséedecesdeuxsortesdecritères:ainsi,onlesait, latragédiepeut-ellesedéfinircommeuneactionnobleenmodedereprésentationdramatique,l’épopéecommeuneactionnobleenmodenarratif,lacomédiecommeuneactionfamilièreenmodedramatique,cequilaisseunecasevidepourl’actionfamilièreenmodenarratif;c’estcettecasevidequ’Aristote, dans sa Poétique, remplit avec un genre quelque peu fantomatique, ou dont lesmanifestationsantiquesnesontpasparvenuesjusqu’ànous,etqu’ilbaptise«parodie»,maisquel’ontendplutôt,aujourd’hui,àtrouverillustréparleroman,aumoinsausensdel’anglaisnovel,«épopéecomiqueenprose»selonFielding–leromanceétantànosyeuxplusproched’unesorted’épopéeenprose sérieuse : héroïque ou sentimentale. Il y a dans ce tableau, certes rudimentaire et incomplet,mais fondamental, implicitement proposé par Aristote et adaptable à l’évolution ultérieure de lalittérature, comme l’amorced’un systèmegénéraldesgenres littérairespassés, présents et àvenir,systèmequia fascinéetexcité la libido théoriquede toutes lesépoques,etquiaconduitcertainsàtenterdelecompléterencesens–enparticulierparl’adjonction,auxcôtésdesmodesdramatiqueetnarratif,d’untroisièmemodeassezindéfinipourengloberetfédérertoutcequiéchappaitauxdeuxautres,maisquise trouveentrer trèsdifficilementencohérenceaveceux: lemodedit« lyrique».C’estàcettesituationcomplexe,etmêmeconfuse,ouaumoinsbancale,quej’aiconsacréen1976un

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long article, «Genres, types,modes », paru dansPoétique en 1977 et devenu deux ans plus tard,moyennantquelquesadditions,Introductionàl’architexte26.Cepetitlivrenesevoulaitcertespasunethéorie exhaustivedes genres littéraires, comme l’Anatomiede la critique deNorthrop Frye,maisplutôtunexamenhistoriqueetcritiquedesproblèmesetdifficultésdetoutessortesquerencontreuntel propos. La problématique ainsi laissée en suspens fera retour un peu plus tard dansFiction etdiction,etdanslaperspectivenouvelled’uneinterrogationsurlesmodesetlesrégimesdelittérarité.

Le tableau des quatre genres fondamentaux traités ou évoqués par Aristote m’avait doncinopinémentconfrontéàcegenre«mineur»delaparodie,qu’Aristotedéfinitdansles termesquej’ai rappelés, mais dont les rares exemples cités par lui font plutôt penser aux diverses pratiqueslittéraires(etautres)«parodiques»ausensmoderne–c’est-à-direélargi–deceterme:entreautreslepoèmehéroï-comiquedontleLutrindeBoileauest l’undesaccomplissementsclassiques(actionbouffonnetraitéeenstylehéroïque),ouletravestissementdetypescarronien(Énéidetravestie),quiàl’inversetraiteenstylebouffonuneactionhéroïqueempruntéeàungrandtexteantérieur.Parrapportauxcatégoriesaristotéliciennes, ilnes’agissaitdoncplusdechercher,commeFielding,quelgenremodernepeuttenirlaplaceassignéeparAristoteàlaparodie,maisplutôtdesedemandercommentdéfinir et classer l’ensemble des genres que nous qualifions encore couramment, et parfoisconfusément,deparodiques.C’estce travailque j’entreprisen1979,etquidevaitaboutir, troisansplustard,àPalimpsestes,sous-titréLaLittératureauseconddegré27.C’esteneffetlasecondaritéquicaractériseensemblecesœuvressidiverses,quivontdelaBatrachomyomachiepseudo-homériqueàl’ÉlectredeGiraudouxouauVendredideTournier,etquionttoutespourtraitcommundesegrefferenquelque sorte surunouplusieurs textes antérieurs, dont elles empruntent soit le thème,pour lesoumettreà telou telmodede transformation, soit lamanière (le« style»),pour l’appliqueràunautre propos. Ces deux pratiques fondamentales de transformation et d’imitation combinées à cestroisfonctionscardinalesquesontlesrégimesludique,satiriqueetsérieuxmefournirentdenouveaul’armature d’un tableau à double entrée où venaient se répartir et se regrouper les innombrablesmanifestations de ce que je choisis alors d’appeler l’hypertextualité. Appellation un peumalencontreuse,entreautresparceque le termed’hypertexte nedevait pas tarder, si cen’était déjàfait, à recevoir un sens assez différent (quoique non tout à fait sans rapport) qui l’emporteaujourd’hui bien évidemment sur lemien, ce qui ouvre la porte à diversmalentendus. J’ajouteraiencore,autitredel’autocritique,quemadéfinitiond’ensembledel’hypertexte,«textegreffésuruntexte antérieur d’une manière qui n’est pas celle du commentaire », n’était pas très satisfaisante,puisqu’ellecomportaituncritèrepurementnégatifquirisquaitfortdenepasconstitueruneconditionsuffisante d’application, si l’onvenait à découvrir une ouplusieurs sortes de textes dérivés qui neseraientnidescommentairesnideshypertextes.Lecritèrepositifquimanquaitdoncfâcheusementàmadéfinition,mais,heureusement,nonàmadescription,c’estque,contrairementaucommentaire,l’hypertexten’estpasàpropos,maisàpartirdesonhypotexte,résultanttoujoursd’unemodification,directe ou indirecte, de celui-ci : modification par changement de style, comme dans lestravestissements,parchangementdesujet,commedans lespastiches,ouencorepar transformationminimale, dans les parodies au sens strict, comme lorsque Giraudoux fait dire à l’un de sespersonnages : « Un seul être vous manque et tout est repeuplé. » J’aurais donc dû dire, pluspositivement:«unhypertexteestuntextequidérived’unautreparunprocessusdetransformation,formelle et/ou thématique». Il estvraique,ducoup, cettedéfinitionamendée s’appliqueaussi auxtraductions,quejen’envisageaispasalors,maisquejedevaisretrouverunpeuplustard:eneffet,lestraductionssontbienàleurfaçondeshypertextes,dontsimplementleprincipedetransformationest,ouveutêtre,d’ordrepurementlinguistique.

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L’exploration du continent hypertextuel m’avait alerté sur l’existence d’un objet plus vaste, à

savoirl’ensembledesfaçonsdontuntextepeuttranscendersa«clôture»,ouimmanence,etentrerenrelation avec d’autres textes. C’est cette transcendance textuelle du texte que je baptisai alors«transtextualité»:l’hypertextualitéexpliciteetmassiveestunedecesfaçons,lacitationponctuelleetl’allusion,généralementimplicite,qualifiéesàcetteépoqued’«intertextualité»,enfontuneautre,lecommentaire, déjà mentionné, et rebaptisé métatexte, en est une troisième, les relations«architextuelles»entrelestextesetlesgenresauxquelsonlesassigneplusoumoinslégitimementensontunequatrième,etjevenaisd’enrencontrerunecinquièmeenétudiantlapremière.Eneffet,leshypertextesétablissentpresquetoujoursavecleurslecteursunesortedecontratd’hypertextualitéquileur permet de faire reconnaître leur propos, et ainsi de lui donner toute son efficacité : si vousécrivez une parodie de l’Iliade ou un pastiche de Balzac, vous avez tout intérêt à déclarer votreintention,quiautrement risquerait fortden’êtrepasperçue,etdoncdemanquersoneffet,comme,selon la théorie austinienne des actes de langage, une question doit d’abord faire reconnaître sonstatutillocutoiredequestionsielleveutatteindresonbutperlocutoire,quiestd’obteniruneréponse.Uneœuvrelittéraireestelleaussiunactedelangage,etnoussavons,aumoinsdepuislesétudesdePhilippeLejeunesurl’autobiographie,l’importancedecetypede«pactes»pourlacompréhensiondeleurstatutgénérique,etdoncpourlapertinencedeleurréception.Aussilesœuvreshypertextuellesnemanquent-ellespresquejamaisdeseproclamertellesparlemoyend’unauto-commentaireplusoumoinsdéveloppé,dontletitreestlaformelaplusbrèveetsouventlaplusefficace,sanspréjudicedece que peuvent encore indiquer une préface, une dédicace, une épigraphe, une note, un prièred’insérer,unelettre,unedéclarationàlapresse,etc.Ensomme,lesœuvreshypertextuelles,commelesautresmaissansdoutedavantageencorequelesautres,recourentnécessairementauxressourcesde cet ensemble de pratiques ditesparatextuelles, auxquelles je devais consacrer en 1987 un livreintitulé,parunclind’œil lui-même,etdoublement,paratextuel :Seuils28.Un journalisteperspicace(ilslesonttous)medemandaàcetteoccasionsiparhasardj’étaisconscientd’avoirdonnéàcelivre,pourtitre,lenomdemonéditeur;jeluirépondisévidemmentquenon,etqu’ilvenaitdemerévélercette stupéfiante coïncidence ; il fut alors longuement questiondeFreud, des actesmanqués et deslapsusrévélateurs.

C’estdoncundétaild’unlivrequim’avaitfournilesujetd’ensembledusuivant,etceprocessusgénétiqueenquelquesorteobliquemesembleassezconstantchezmoi–commeill’estpeut-êtrecheztous,maischacunnepeutsurceplantémoignerquedesonexpériencepersonnelle.Toujoursest-ilque,denouveau,lemêmegenredefiliationcollatéraleallaitmeconduiredel’étudeduparatexteàcequiest,àcejour,ladernièreétapedemonparcoursthéorique.

Pourprendreleschosesdansleurrelationlaplusconcrète,l’enchaînementmesembleavoirétéàpeuprèslesuivant.J’avaisécritdansSeuils,ensubstance,queleparatexte–quiinclut,jeleprécise,l’ensembledespratiqueséditoriales,outoutaumoinsdeleurstraceslisibles–estensommeceparquoiuntextedevientunlivre.Jenerenienullementcetteformuleexpéditive, jediraisplutôtquejen’enperçusqu’aprèscouples implications théoriques,ou,pouremployerun termeplusspécifiqueque je dépouille ici – comme ailleurs celui de transcendance – de tout accent métaphysique, lesimplicationsontologiques,c’est-à-direrelativesauxmodesd’existencedesœuvres.Laquestionquepose implicitement cette formule (du texte au livre) est en effet, question à la fois très simple àénoncer et très délicate à résoudre :quelle différence y a-t-il entre un texte et un livre ? Dans un

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article (« Transtextualités ») publié par leMagazine littéraire en février 1983, c’est-à-dire entrePalimpsestesetSeuils(maisj’étaisdéjàengagédanslapréparationdecedernier),jedisais,etjevaisdevoirmeciterunpeulonguement,queleparatexteest

«…lelieuoùsemetenquestionlacaractéristiqueessentielledel’œuvrelittéraire:sonidéalité.J’entendsparlà[ajoutais-je]ce mode d’être qui lui est propre parmi les objets du monde, et plus précisément parmi les produits de l’art. Le statutontologiqued’uneœuvre littérairen’estpas celuid’un tableau,nid’unemusique,nid’unecathédrale, nid’un film,nid’unechorégraphie, ni d’un happening ou d’un paysage emballé [au sens, bien sûr, oùChristo emballe desmonuments et, pour lemoins,enclôtdespaysages].Letyped’idéalité,c’est-à-dire,jepense,lerapportentre“l’œuvreelle-même”etlesoccurrencesdesamanifestation,estsansdoute,danschacundecescas,spécifiqueetsuigeneris.Lemoded’êtredelaRecherchedutempsperdu,parexemple,n’estpasceluidelaVuedeDelft,pourcetteraisonentreautresquelaVuedeDelft“setrouve”dansunesalledumuséedeLaHaye,tandisquelaRechercheestàlafoispartout(danstouteslesbonnesbibliothèques)etnullepart:aucundétenteurd’unexemplairede laRecherchene“possède”cetteœuvrecomme leMauritshuis possède laVue deDelft.L’œuvre deVermeer, sans doute, transcende à samanière le rectangle de toile peinte conservé à LaHaye,mais certes pascomme laRecherche transcende les innombrables exemplaires de ses diverses éditions […], sans compter les traductions.Exemplaires,étatdutexte,éditions,traduction:nousvoicienpleineparatextualité,etc’estàquoijepensaisendisantplushautque l’idéalité du texte s’y questionne : d’un même coup elle s’y manifeste et s’y compromet. Elle s’y manifeste en s’ycompromettant–disonsd’unmotqu’elles’yexpose,etlaissonslàlesdétails,quej’ignoreencore,pourlasuitedecetravail.Maisonauracompris,biensûr,quel’idéalité[…]dutextelittéraireestunenouvelleformedetranscendance:celledel’œuvreparrapportàsesdiversesmatérialisations,ou“présentations”graphiques,éditoriales,lectorialessansdoute:bref,toutlecircuitd’uncrâneàl’autre.»

J’espèrequ’onmepardonnecetteauto-citation,nonbeaucoupplusnarcissiqueensommequelediscoursquilaprécédait,etquejereprendspourobserverquecettepagede1983contientengermelethèmeessentield’unlivrequin’allaitparaîtrequ’en1994:lepremiervolumedeL’Œuvredel’art,dontletitrespécifiqueest,commeonpouvaitbiens’yattendre,Immanenceettranscendance.Danscetarticle, je ne trouve à corriger aujourd’hui que, d’une part, l’idée d’une idéalité propre au textelittéraire,m’étantavisédepuisquecelui-cipartagecestatutaumoinsavec lapartitionmusicaleouchorégraphique,etd’autrepart,maisj’yrevienstoutdesuite,laconfusionétablieentrel’idéalitédutexteetlatranscendancedel’œuvre.Ensomme,lapréparationdeSeuilsm’avaitmisàl’oreilleuneméchantepucequinedevaitportertoussesfruitsquedixansplustard–sitantestqu’unepuceportedesfruits–,etnonsansquelquesétapesintermédiaires.LapremièredecesétapesfutlarédactiondeNouveaudiscoursdurécit,quiest,commesontitrepeutl’indiquer,unpost-scriptumàlafoisdéfensifet autocritique àDiscours du récit, la deuxième fut la rédaction proprement dite de Seuils, et latroisième celle d’un petit recueil de quatre essais,Fiction et diction29, qui m’apparaît aujourd’huicommeunouvragedetransition–jeveuxdire:transitiondelapoétique,outhéoriedelalittérature,àl’esthétique,ausens,d’ailleursdiscutableetdonctoutprovisoire,dethéoriedel’artengénéral.

Quand je m’interroge après coup sur les motifs de ce nouvel élargissement (après celui quim’avaitconduitdelacritiqueàlapoétique),j’entrouvedeux,quisontsansdoutecomplémentaires.Lesecondestceluiquejeviensd’indiquer:lebesoindetirerauclairlarelationentrel’idéalitédutexteetlamatérialitédulivre30,ouplusgénéralementdesesmanifestationsoralesouécrites.Maislepremier–leplusfondamentaletsansdouteleplussimpleàformuler–,c’estque,sil’onconsidèrelalittérature comme un art, ou l’œuvre littéraire comme uneœuvre d’art, ce qui est sans doute uneopiniontrèslargementpartagée,etsil’onentirelaconséquence,unpeumoinsrépandue,maisquifutmonproposdèsl’origine,delatraitereffectivementcommetelle,ildoitbienvenirunmomentoùl’onéprouve lebesoind’affronterpourelle-mêmeetpoursoi-même,fût-ceaprèsbiend’autres, laquestion plus vaste : « Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? » – ne serait-ce que pour répondre à la

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question,enquelquesorteintermédiaire:«Enquoil’œuvrelittéraireest-elleuneœuvred’art?»,ou,dans les termes, équivalents, de Jakobson, « Qu’est-ce qui fait d’un message verbal une œuvred’art?»C’estcettequestionintermédiairequifaitl’objetdupremierchapitre,bientransitionnelencela, deFiction et diction, chapitre qui donne son titre au recueil. Ma réponse, heureusement (jel’espère) plus pertinente qu’originale, était que l’œuvre littéraire est « un objet verbal à fonctionesthétique»,etdoncquela littératureest l’artdeproduiredesobjetsverbauxàfonctionesthétique.C’estévidemmentlaversionspécifiéedecequiseraladéfinitionplusgénéraledeL’Œuvredel’art:«Uneœuvred’artestunartefactàfonctionesthétique.»

Je viens d’indiquer deux motifs plausibles de cette nouvelle étape, mais je dois encore eninvoqueruntroisième,dontlefacteurdéclenchantestsensiblementantérieur,cequirévèleuneassezlongueduréed’incubationintellectuelle.Àl’automne1980,candidatsansillusionsetsanslendemainà une chaire au Collège de France, j’eus le plaisir de rencontrer, entre autres, quelques-uns des« scientifiques » (au sens « dur » du terme) membres de cette belle institution, à qui je devaissuccessivement exposer, en variant le ton, mon programme de recherche et d’enseignement. Laplupartd’entreeuxm’écoutaientd’uneoreilledistraiteetd’uneattentionplutôt flottante, leurchoixétant d’ailleurs déjà fait, et bien fait. L’un d’eux pourtant, que je n’avais jamais revu depuis noslointainesannéescommunesrued’Ulm,lephysicienPierre-GillesdeGennes,déjàfuturprixNobel,mefitunequestionquimedonnaunpeuàréfléchirsurlemoment,etbeaucoupàruminerpendantlesannéesquisuivirent.Monprogramme,donc,s’intitulait«Théoriedesformeslittéraires»–titrequejesupposaismoinsambigupourdesespritsunpeuéloignésdecettespécialité,sic’enestune,quesonsynonyme(pourmoi)«Poétique».L’ambiguïtésemanifestalàoù,naïvement,jenel’attendaispas.Enbonscientifique,deGennesmedemanda toutdegode luiexposer,brièvementsipossible,«ma» théorie de la littérature.Ayant toujours tenu la théorie de la littérature pour une disciplineneutre(l’étudegénéraledesformeslittéraires)plutôtquecommeunehypothèseexplicativeengagée,jerestaiàpeuprèssansvoix,m’aliénantdumêmecoupetdéfinitivementlasienne,méditantàpartmoiladifférencedesens(etdeforce)dumot«théorie»danscesdeuxchamps,accusanttoutaussiinpettomoninterlocuteurdetransfertconceptuelinconsidéré,maisdevantbienm’avouerquejenedisposaiseffectivementpasd’une théoriede la littérature, etquenevoyaismêmepasbienenquoipouvait consister une telle chose. Pendant plusieurs années, donc, le sentiment de cette lacune dutcheminersouterrainementenmoi,jusqu’aujouroùjecomprisqu’encedomaine,«théorie»pouvaitausensfortsignifier:essai,sinond’explication,aumoinsdedéfinition,etdonctentativederéponseà laditequestion«Qu’est-ceque…»–fût-cesous laforme(j’yreviens)«Quandya-t-il…»Unefoisidentifiéecettequestion,«ma»réponse,quej’aidéjàindiquéeplushaut,s’imposad’elle-mêmependant l’hiver 1986-1987, un peu tard pour la communiquer à qui l’avait demandée, et quiassurémentnes’ensouciaitguère.Celas’appelle,jecrois,l’espritdel’escalier.

Avantdequitterceterrainspécifique–celuidel’œuvrelittéraire–,jevoudraistenterdedissiperunoudeuxmalentendusdontjesuissansdouteresponsablefautedem’êtreassezclairementexpliqué.DanslechapitreéponymedeFictionetdiction,jedistinguaisdeuxrégimesdelittérarité:lepremier,quej’appelais«constitutif»,concernelestextes(écritsouoraux)tenuspourainsidireaprioripourlittéraires, du fait de leur appartenance générique ou formelle : par exemple les textes de fiction(aujourd’hui, typiquement, les romans ou nouvelles), ou de poésie (malgré le caractère devenu deplusenplusflou,depuisunbonsiècle,ducritèredéfinitionneldelapoésie),sanscomptertousceux,commelesépopéesoutragédiesdel’époqueclassique,quiprésententcesdeuxcaractèresàlafois:

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demêmeque,«bon»ou«mauvais»,un tableau,pardéfinition, est toujoursde lapeinture etunopéra toujoursde lamusique,«bon»ou«mauvais»,unroman,unpoèmeouundrameidentifiécommetelesttoujourstenupouruneœuvrelittéraire,la«mauvaise»littératurenepouvantmanquer,ne serait-ce que pour une raison logique évidente, d’être de la littérature ; le second régime, quej’appelais « conditionnel », concerne des textes dont le caractère littéraire dépend plus fortementd’uneattention31d’ordretrèsgrossomodoesthétique.Unouvraged’histoireoudephilosophien’estreçu comme une œuvre littéraire que dans la mesure où son lecteur lui accorde une attentionesthétique–parexemple (etpourparlervite) stylistique, comme il advient souventpourTaciteouMicheletenhistoire,pourPlatonouNietzscheenphilosophie–etcommeilpeutd’ailleursadveniràtout autre, selon le goût de chacun. De ce fait, le caractère « littéraire » de tellesœuvres ne peutmanquerdefluctueraugrédesconditions,individuellesoucollectives,de«réception»:cequel’untient pour une page d’histoire ou de philosophie relevant des critères de validité propres à cesdisciplines intellectuelles, un autre l’appréciera comme un texte littéraire, c’est-à-dire comme unobjetesthétique,dontlarelationàquelque«valeurdevérité»importeramoinsquelapuissancedeséduction–cequil’autoriseraparexempleàl’admirersurunplantoutenledépréciant,voireenlecondamnant,etleplussouventenlenégligeantsurl’autre.Maiscecaractèreconditionnelnediminueenrienl’intensitédelarelationesthétiqueenjeu;peut-êtremêmenelarend-ilqueplusintense:ceque je crois être, à la limite, le seul à aimer, j’ai quelque motif (sans doute peu rationnel, maisd’autantplusfort)del’aimerdavantage.

Leslittéraritésconditionnellesnesontdoncnullement,pourmoi,deslittéraritésdesecondrangoudemoindredegré,bienaucontraire,etjeverraisassezbienlàuncasparticulierdeladifférenceentreles«objetsesthétiques»engénéral(unarbre,unanimal,unpaysage),quinesonttelsquedemanière attentionnelle, et lesœuvres d’art, qui le sont demanière intentionnelle et dans une largemesure institutionnelle : à l’égarddespremiers, l’investissementducontemplateurest souventplusintensequ’àl’égarddessecondes,dontlepouvoirdeséductionpeutsouffrirdufaitmêmedesemblerplusvoulu.Laséductioninvolontaire,ouquisembletelle,estsouventplusefficacequel’autre:pourplaire(puisquec’estdecelaqu’ils’agit),l’artdoit,commeondit,«cacherl’art»;lanature,quantàelle,n’ariendetelàcacher,puisqu’ellenenousfaitsurceplan,commeditKant,«aucunefaveur»,etn’attenddoncriendenousenretour:c’estnousqui,sansqu’elleaitriensollicité, la«recevonsavecfaveur»32.Contrairementàcequel’onadit33, iln’yadonc,dansl’ordredestermes fictionetdiction(sionlestient,ensimplifiantbeaucoup,poursynonymes,ouemblématiques,deconstitutifetconditionnel, ou d’intentionnel et attentionnel), aucun ordre de « préséance » – ce qui, je pense,n’auraitguèredesens;etquantàl’ordredepréférence–s’ilfallaitenmarquerun–,ilseraitassezfacilement,pourmoi,l’inverse:j’aitoujoursétéplutôtréfractaireàl’idéequeleromanfûtlegenrelittéraire par excellence, et, pour des raisons mémorablement énoncées par Valéry (pourquoi lamarquise?pourquoiàcinqheures?),l’inventionfictionnellemesemblesouventplutôtoiseuse,etceà proportion de ses efforts, plus ou moins adroits et plus ou moins discrets, pour motiver sonarbitraire34.CepointmesépareévidemmentdelapositiondeKäteHamburger35,pourquilechampde la Dichtung se réduit en somme à celui de la fiction narrative et dramatique et, déjà plusproblématiquement,delapoésielyrique,sansqu’onsachetropquelstatutelleaccordeauxformes–y compris la fiction à la première personne – qui n’y ressortissent pas, et qu’elle semble plutôtenclineàexclure.Autantquejepuissereconstituercecheminement,c’estàpartirde,etenréactionàcettethèserencontréeen1985,thèseexcessive,maisstimulanteparsonexcèsmême,quej’envinsàladistinctionsusditeentrelittéraritésconstitutives(engros,cellesqu’elleassume)etconditionnelles(cellesqu’elleexclut) : façon,enquelquesorte,desubstituerune théoriedualiste(deuxrégimesde

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littérarité)àundueldethéories,l’«essentialiste»(d’AristoteàHamburger)etla«conditionaliste»,qu’illustreàsafaçonlaformuledeGoodman(sedemandernon«What isart?»,mais«When isart ? ») – certaines littérarités relevant plutôt duwhat, d’autres plutôt duwhen, sans prévalence deprincipedespremièressurlessecondes.

Surcemalentendud’assezvasteamplitudes’engreffentunoudeuxautres,plusspécifiques.Lepremier concerne le genre de l’autobiographie, qui me semble en principe relever du régimeconditionnel,delittéraritépardictionplutôtqueparfiction(encesensqueracontersavieou–sil’onveutannexerceciàcela–tenirsonjournaln’estpasaprioriproduireuneœuvrelittéraire,commeécrireundrameouunroman),maisenfaitplusprochequebiend’autresdurégimeconstitutifpourdes raisons que l’on perçoit bien, au moins depuis Rousseau et Chateaubriand. Ces raisons, JeanPrévostlesadésignéesd’unemanièrequimedispenseradebiendesargumentsenparlantdes«choixspontanés, déformations insensibles de lamémoire [qui] donnent à chacun de nous son esthétiquenaturelle ; lemoinsartistedeshommesseraitartistemalgré luidanssesMémoires»36. Selon cetteremarque, sans doute un peu optimiste, l’autobiographie pourrait même figurer par excellence legenre littéraireselonmoncœur,puisqu’ilcomporteraitdemanièreenquelquesorteconstitutive lecritère paradoxal – et, pour moi, précieux – d’une articité involontaire : l’autobiographe, oul’écrivainmalgré lui. Il ne faut sansdoutepasprendre à la lettre une telle formule, car le genre adepuislongtempsperdu,aumoinsdanslechampdelalittératureprofessionnelle,sa(touterelative)naïveté sans toujours y gagner en charge esthétique, mais elle suffit peut-être à me montrer auxantipodes de tenir l’autobiographie pour un genre esthétiquement mineur, comme on m’en abizarrementaccusé– jecite :«GérardGenette,quia leméritedansFictionetdiction,deposer ladistinction essentielle entre ces deux figures, écarte lui aussi [l’autre étant… Jean-Paul Sartre] lasecondeduchampdelalittérature,oudumoinsdesonchampdeprédilection.Voilàtoujoursunpointdecommunentrelesdeuxthéoriciensdelalittérature:l’autobiographien’estpasuneformelégitime.Aussiont-ilseu,touteleurvie,unecertaineidéedelalittérature,commed’autres,unecertaineidéedelaFrance.»37J’espèreque,«làoùilest»,commeondit,l’auteurdesMotssavoureautantquemoicediagnosticinspiré:çanousferaencoreun«pointdecommun».Jesuistoujoursunpeusurprisdel’obstinationquemettentsouvent,aujourd’hui,lesspécialistesd’unobjet,parexempled’ungenre,etspécifiquement,enl’occurrence,dugenreautobiographique,àposercetobjet,etindirectementeux-mêmes,envictimesd’onnesaitquelostracismegénéralisé,commesil’onnepouvaitvalorisersonpropos,etdoncsevalorisersoi-même,sansle,etse,proclamerpersécutédetouscôtésparl’hydreconspiratricedequelque idéologie forcémentdominante.Pour l’autobiographie,genreaujourd’huiprospères’ilenfut,letitresavammentambigudeL’Autobiographieenprocèstraduitassezbiencetteformeretorsedecaptatiobenevolentiæ–carilyalà,sansdoute,etdepuisRousseaului-même–etChateaubriand, donc ! – autant, sinon plus, de lieu commun rhétorique que d’authentique délire,comme si plaider, voire revendiquer la méconnaissance publique tendait aujourd’hui à remplacerl’argument classique de justification par l’importance, ou ce que Montesquieu38 ne craignait pasd’appeler « lamajesté de [son] sujet ». PhilippeLejeune lui-même illustre un peu cette attitude endénonçant39«unsièclederésistance[ausensfreudien]àl’autobiographie»depuislefameuxarticlede Brunetière (1888) sur la « littérature personnelle ». Cet article était en effet outrageusementnégatif,maisjenesuispassûrqu’ilaitvraimentdonnéletonpourunsiècle:quelquescitationsbienchoisies ne font pas une statistique. Lejeune relève aussi, cette fois chez Thibaudet, une formule(«C’estl’artdeceuxquinesontpasartistes, leromandeceuxquinesontpasromanciers»)qu’il

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jugeméprisante,etpropreà«exclurel’autobiographieduchampdel’art»–enl’excluant,biensûr,deceluidelalittérature.Jerefusepourmapartunetelleexclusion,tenantlesœuvresde«diction»pour aussi littérairesque lesœuvresde fiction. Je supposeque le fait deprêter auxpremièresunelittérarité«conditionnelle»,etnon«constitutive»commecelledelafiction,mesitueenapparencequelque part entre Lejeune et Thibaudet – ce qui n’est pas encore une trop mauvaise place, maisencore une fois, le conditionnel n’est pas pour moi un régime esthétiquement mineur. Je croispartageravecLejeune le refusde toute«hiérarchie»esthétique40, et je récuseenparticulier l’idéesous-jacente,siellel’est,àlaformuledeThibaudet,d’unesupérioritéduroman;siellel’est:jen’ensuis pas tout à fait sûr, et je pourrais bien reprendre cette formule à mon compte dans un sensaxiologiquementneutre,voirelaudatif–éprouvantsansdoutequelqueprédilectionpour(siunetellechoseexiste)«l’artdeceuxquinesontpasartistes».Quoiqu’ilensoit, jeréaffirmeunedernièrefois mon goût pour ce genre (que d’ailleurs, ici même…), pour autant du moins qu’on puisseapprécieresthétiquementautrechosequedesœuvressingulières;jepense,malgréCroce,qu’onlepeut,maiscepointdébordeicimonpropos.

J’en dirais volontiers autant de cet autre genre, ou espèce du précédent, qu’onnommedepuisquelques années – au moins depuis que j’ai emprunté ce terme au prière d’insérer de SergeDoubrovskypourFils,pourl’appliqueràlaRecherchedutempsperdu41–l’autofiction.Siexpéditiveetcontestablesoit-elle,unetelleapplicationsuffitpeut-êtreàmontrer,denouveau,qu’ilnes’agitpaslà,pourmoi,d’unepratiqueméprisable.Jeladéfinissais,jelerappelle,commeproductricedetextesqui à la fois se donnent, formellement ou non, pour autobiographiques, mais présentent, avec labiographiedeleurauteur,desdiscordances(plusoumoins)notables,etéventuellementnotoiresoumanifestes,commecellequiséparelaviedeDantede«sa»descenteauxEnfers,oucelledeBorgesde«sa»visiondel’Aleph.D’où–soitditenpassant–monhésitationàappliqueràl’œuvremêmedeDoubrovskyletermequejeluiemprunte:untextequisequalifielui-mêmed’autofictionnerépondévidemmentpasàmadéfinitiondugenre–toutehypothèsemiseàpartsurlecaractèrefictionnelounondecequ’ilraconte;biendesquerellestiennentàcetteincertitudeconceptuelle,dontonnepeutsortir,bienoumal,qu’enprécisantàchaquefoisàquelledéfinitiononse réfère,et jeneprétendsnullementque lamienne soit la seule recevable42.Quantà laRecherche, onnepeut certes pas direqu’elle se donne formellement pour autobiographique, mais on sait qu’elle ne fait rien (dans sontexte)pourécartercettequalification,etquesonparatexteestéquivoqueàsouhait.Etquecetypedetextes revêteun statut (plusoumoins) contradictoiren’a certes,pourmoi, riendedépréciatif, nonplusbien sûrque le terme,délibérémentparadoxal, donton ledésigne ; nonplusque le caractèresouventprécairedecestatut,quitientlui-mêmeàsoncaractèredansunelargemesureparatextuel:effets de titre, de nom d’auteur, de déclarations liminaires ou périphériques, etc., que la postérités’arrogesouventledroitdemodifierenmodifiantnotreconnaissancedesfaits,ounotrestructurationdu champ conceptuel. Rien n’est plus sujet à révisions, anthumes ou posthumes, que la définitiongénériquerevendiquéeparuneœuvre43:onsaitqueBalzacdéniaitauxsienneslaqualitéderomans–etquelsortnousavonsfaitàcettedénégation.LestatutdelaRecherche,quisegardaitpoursapartd’enrevendiqueraucundefaçonclaire,alongtempshésitéentreceluidel’autobiographieetceluidela fiction avant de se stabiliser, si l’on peut dire et si c’est le cas, dans la position essentiellementmixte ou ambiguë qu’on lui reconnaît aujourd’hui44, et qu’on pourrait aussi bien attribuer auxMémoires d’outre-tombe, dont certaines parties laissent encore pour le moins dubitatifs leurscommentateurs. En vérité, toute autobiographie comporte, presque inévitablement, une part

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d’autofiction,souventinconscienteoudissimulée,etjevoismalcommentonpourraitapprécierl’unesansapprécier l’autre–dans lamesuredumoinsoù l’onpeutporteràungenreouuneespèceunsentimentqu’ondevraitpeut-êtreréserveràdesœuvressingulières–maisceci,jel’aidit,estunautresujet.Quoi qu’il en soit de nouveau, si j’accorde une égale valeur de principe aux littérarités parfictionetpardiction,etsijeplace–pourlediredemanièrehautementsimplette–l’autobiographieàmi-chemindedictionetfiction,etl’autofictionàmi-chemindel’autobiographieetdela«pure»(?45)fiction,jevoismalqu’ilyaitlàmotifàrejeterquiquecesoitdanslesténèbresextérieures.

Ce premier chapitre de Fiction et diction, et davantage encore le dernier, « Style etsignification», témoignententreautres–onvientde levoir–d’une rencontrequ’il fautbiendiretardive,celledelathéoriedel’artdeNelsonGoodman.Rencontretardive,puisqueLanguagesofArtdatede1968,maisonsaitquel’undescharmesdelavieintellectuellefrançaiseconsisteàdécouvrirfortaprèscoupcertainescontributionsétrangères,etd’enfaireunprofit,etsurtoutunétat,d’autantplusgrandsqu’ilnousaurafalluplusdetempspournousenaviser:celaaussis’appellel’espritdel’escalier,mais cela vaut peut-êtremieuxquepas d’esprit du tout.C’est donc, sauf erreur, courant1986, après l’achèvement deSeuils, que jemeplongeai, et plongeaimesvaleureux étudiants, dansl’étudedecelivredifficilemaisfondamental,quiapportaitàmesintuitionssurlestatutdesœuvresd’artquelquesconfirmationsgratifianteset, surtout,quelqueséclaircissementsdécisifs.L’esthétiquedite«analytique»,dontjedécouvrisd’autrescontributionsverslamêmeépoque,futdèslorslepointd’appui,tantôtpositif,tantôtnégatif,demapropreréflexion,etL’Œuvredel’artenportelargementlatrace.

Leproposdesonpremiervolume46estdoncdetirerauclairlaquestiondesmodesd’existencedes œuvres d’art, que je partage, dans les termes de Goodman, en deux régimes fondamentaux :l’autographique, qui est pourmoi celui desœuvres « consistant » en des objetsmatériels, commecellesde lapeinture,de lasculptureoude l’architectureartisanale,et l’allographique,quiestceluides œuvres consistant en des objets idéaux, comme celles de la littérature, de la musique, ou del’architecturesurplans.Jedoispréciserqueletermede«régime»,etsurtoutlesnotionsd’«objetmatériel»et«d’objetidéal»,sontétrangersàlapenséedeGoodman,etconstituentdemapartunrapprochement47 avec les analyses husserliennes qui ne s’accorde guère à ses partis prisphilosophiques.Maiscedésaccordn’estcertespasleseul.Eneffet,ilm’estapparucheminfaisantquecestatutontologiquenesuffitpasàrendrecomptedel’existencedesœuvres,carlesœuvres,debiendesfaçons,transcendentl’objet,matérielouidéal,enlequelellessemblentconsister:ainsi,certainesœuvresdepeinture,commesisouventcellesdeChardin,consistent,nonpasenun,maisenplusieurstableaux,quiendonnentplusieurs«répliques»,sibienquel’œuvretrouvesonvrailieu–commelemythe selon Lévi-Strauss – quelque part entre, ou au-delà de sesmultiples versions, et ce fait depluralitéseretrouveévidemmentdanstouslesarts,parexempleenlittérature(voyezLaTentationdesaint Antoine ouLe Soulier de satin) ou en musique (voyezBorisGodounov ou Petrouchka). Ouencore,certainesœuvres–iciencore,àquelqueartqu’ellesappartiennent–noussontparvenues,paraccident ou par abandon, dans un état lacunaire ou d’inachèvement, et cette incomplétude ne nousempêchepasd’avoiràcesœuvresunerelationcapable,enquelquesorte,dedéborderl’objetpartielquiensubsiste,commelaVénusdeMilosanssesbras,ouLucienLeuwensanssatroisièmepartie;ilarrive même souvent que nous ayons quelque relation in absentia avec une œuvre entièrementdisparue,commel’AthénaParthénosdePhidiasoulephared’Alexandrie,quenousneconnaissonsque par ouï-dire, ou, plus souvent encore, avec tel tableau que nous ne « voyons » qu’en

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reproduction,outelromanquenousne«lisons»qu’entraduction:autantdeprésencespartiellesouindirectes qui n’annulent pas tout à fait notre relation esthétique à cesœuvres.Ou enfin, certainesœuvres,ouplutôtsansdoutefaut-ildiretouteslesœuvres,sansmêmesubirlamoindremodificationdansl’objetquilesmanifeste,changentconstammentdesignification,etdoncdefonctionesthétique,àmesurequel’histoiremodifieleurpublic:c’estcequidonnetoutesaportéeàlacélèbrefabledeBorges,«PierreMénardauteurduQuichotte»:lemêmetextechangedesensselonqu’onlereçoitcommeproduitparunauteurespagnoldudébutduXVIIe siècle,ouparunauteur françaisdudébutduXXe–cequisignifieentreautresquelemêmetexteneproduitpaslemêmeeffetsurseslecteurscontemporains et sur leurs lointainsdescendants à trois sièclesdedistance, ce fait valant lui aussi,biensûr,pourtouslesarts.

Decesdiversesmanières,lesœuvrestranscendentdoncl’objetdanslequelellesrésidentplutôtqu’elles n’y consistent, et que j’appelle, pour rendre compte de cette restriction, leur « objetd’immanence» : ainsi, l’œuvre littéraire transcendeson texte,comme l’œuvrepicturale transcendeson tableau, comme l’œuvre musicale transcende sa partition et ses exécutions. Cette notion estévidemment tout à fait étrangère àGoodman, pour qui, par exemple, l’œuvre littéraire s’identifieabsolumentetsansresteàson texte,cequientraîne inévitablementque lamoindremodificationdecelui-ci,etenparticulierunetraductionenuneautrelangue,détermineunenouvelleœuvre,commechaque réplique duBénédicité de Chardin constitue uneœuvre à part entière, et non une nouvelleversion de la même œuvre, ou comme une simple transposition ou transcription d’une œuvremusicaleconstitueunenouvelleœuvremusicale.Jereconnaisvolontiersqu’ils’agit làd’unsimpledésaccordsurlesdéfinitions,quisontlibres,etquecelledeGoodmanestlaseulequipuisseconveniràsaphilosophienominaliste,mais ilmesemblequel’usageimposedesdéfinitionsplus larges,ouplus souples, qui tiennent compte de ce « jeu » entre l’œuvre et son objet d’immanence. Ce jeuaccompagne,ouplutôtilconstituetoutelaviedesœuvres,c’est-à-direnotrerelationàelles,relationmouvanteetsanscessemodifiéeparl’histoire–cettehistoiresurlaquellelathéoriegoodmaniennede l’art me semble faire une impasse onéreuse et difficile à soutenir. L’art, comme production etcommeréception,estàmonsensetdepartenpartunepratiquehistorique,etunethéoriedel’œuvredoitentenircomptedèsl’abord,c’est-à-diredèsladéfinitiondesonobjet,souspeined’enmanquertoutlefonctionnement;jemesensdonc,surcepoint–puisquela«philosophieanalytique»estunemaisonqui comporte plus d’unedemeure–plus proched’ArthurDantoquedeNelsonGoodman,mêmesi,dupremier(jevaisyrevenir),jenepartagepasladéfinitiondel’art,etdonclavisiondesonhistoire,etdesaprésumée«post-histoire»,quiendécoule.C’estcettedimensionhistoriquequiimpose,àmesyeux,lanotionde«transcendance»,notionquin’estpasunappendicesuperfétatoire,maisquiouvrel’œuvreàsafonction,c’est-à-direàsaréception.J’observeaupassagequec’estunenécessitédumêmeordrequim’avaitpoussétrenteannéesplustôtàsortirdela«clôturedutexte»chèreàcertainstenantsdupremierstructuralisme,ouplutôtauxpremièresinterprétationsduprincipestructuraliste fondamental, que nous devons somme toute (si j’en crois Jakobson) à GeorgesBraque48,selonlequellesrelationsentrelestermessontpluspertinentesquelestermeseux-mêmes:ceprincipederelationnepeut,sanssecontredirelui-même,serestreindreàunobjetséparédesoncontexte,c’est-à-diredesonchampd’action.CommeUmbertoEcol’avaitbienperçuetexprimédès1962,l’œuvred’artn’estuneœuvre,c’est-à-direunacte,qu’entantqu’elleestouverte49:ouvertesurd’autresœuvres,sursonpropredevenir,surlemondeoùs’exercesonaction.Encesens,leprincipedetranscendancenefaitqu’unavecleprincipederelation,etcen’estévidemmentpasunhasardsilesecond volume de L’Œuvre de l’art s’intitule La Relation esthétique50, au risque d’une sorte depléonasme,puisqu’àmesyeuxlefaitesthétiquenepeutêtre,pardéfinition,querelationnel;maisune

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redondancevautsansdoutemieuxqu’unmalentendu.Pourtant,siclairqu’ons’efforced’être,iln’estdécidémentpas faciled’éviter tous lesquiproquos : j’enai signaléunoudeuxplushaut, et je suisfrappé,maintenant,dunombre(relatif)decomptesrendusetderéférencesdiversesàcevolumeoùlanotion d’idéalité, qui s’applique exclusivement aux objets d’immanence des œuvres de régimeallographique (textes littéraires, partitionsmusicales ou chorégraphiques, plans d’architecture), sevoit confondre avec celle de transcendance, qui par définition ne concerne pas les régimesd’immanence,etquis’appliqued’ailleurs,peuouprou,àtouteslesœuvres,quelqu’ensoitlerégime.Ces deux notions sont pourtant évoquées dans deux chapitres tout à fait distincts et même assezéloignés51.L’idéalité,dumoinstellequejeladéfinisetl’utilise,estuntyped’immanence(opposéàl’immanencephysiqueoumatérielle),quin’arien(depertinent)àvoiraveclatranscendance–mêmesicettedernièreasansdouteelleaussiquelquechosed’idéal,àsamanière.Jemerépèteunpeuici,sansgrandespoirdedissiperuneconfusiondontlesracinessontsansdoutetropprofondespourêtreextirpéesparunesimplemiseaupoint.

J’avais défini, à titre provisoire et au début du premier volume, l’œuvre d’art comme un« artefact, ou produit humain, à fonction esthétique », c’est-à-dire comme un objet produit dansl’intentiondesusciterune relationesthétique.Cettedéfinition,quoiquenullementoriginale,n’allaitsansdoutepasautantdesoique je lepostulais implicitement,car ilnemanquepas,aujourd’huidumoins,dethéoriesdel’art(parexemplecelled’ArthurDanto)pournégligercecritèreesthétique,quineleursemblepas,ouplus,essentielàlafonctiondel’art:ellecomportaitdoncunpeuplusdepartiprisquejen’enpercevais,oun’envoulaispercevoir.Cepartiprissemarqueclairementdansmoninterprétationdel’artconceptuel,éminemmentillustréparlesready-madedeDuchamp.Endéplaçantle sens de l’œuvre, d’un objet volontairement dépourvu de tout intérêt esthétique au « geste »consistantàleprésentercommeœuvred’art,gestequepeutvaloriseresthétiquementsoncaractèredeprovocation ou de transgression délibérée, cette interprétation vise, autant que faire se peut52, à« récupérer » du point de vue esthétique tout un art – c’est-à-dire l’essentiel de l’art dit«contemporain»,ou«post-moderne»,ou,selonDanto,«post-historique»–qui,depuisDuchamp,necessederécusercepointdevue,etparlàmêmederécusermadéfinition.Unetelledéfinition,surcepoint,estdonctoutsauf«indigène»–mais,jel’aiditailleurs,jenecroispasqu’unethéoriesedoivepar-dessustoutd’êtreindigène,maisbienplutôtcritique,surtoutquandelleveutrendrecomptede pratiques qui ignorent ou dissimulent leur propre signification, ce qui est souvent le cas desconduitesesthétiques,ducôtédescréateurscommeducôtédesrécepteurs.Entoutcas,cettedéfinitionen appelait de toute urgence une autre : celle de la relation esthétique elle-même : c’est l’objetspécifiquedecesecondvolume,quis’articuleentroistemps.

Le premier, « L’attention esthétique », concerne cette condition préalable à toute relationesthétique qui est, comme l’amontréKant à travers la notion de « satisfaction désintéressée », deconsidérer dans unobjet plutôt l’aspect que la fonctionpratique.Ce typed’attention contemplativepeut investir toutes sortes d’objets ou d’événements, naturels ou produits par l’homme. Il a étépartiellement décrit par Nelson Goodman sous le terme objectivisant de « symptômes del’esthétique », que je propose d’interpréter demanière plus subjective, comme ensemble d’indicesd’uneattitudefaceàl’objetplutôtquecommeensembledepropriétésdel’objet,carcen’estpastellesorte d’objets qui rend l’attention esthétique, mais l’attention privilégiée à son aspect qui rend«esthétique»n’importequelobjet.Jedis«esthétique»etnonpas«beau»,carilvadesoiqu’uneappréciationnégativeestaussiesthétiquequ’uneappréciationpositive.

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Maisl’attentionàl’aspect–quipeutêtreauserviced’autressortesdedémarches,parexemplelarecherche,purementcognitive,del’origined’unobjet,artistiqueounon–cetteattentionnedevientproprement esthétique que si elle s’oriente vers une question d’ordre affectif, de plaisir ou dedéplaisir,etsouventdedésirouderépugnance,dutype:«Considéréainsidanssonaspect,cetobjetme plaît-il, ou me déplaît-il ? » C’est la question dont traite le deuxième chapitre, intitulé«L’appréciationesthétique».Kant,denouveau,abienanalysélecaractèreessentiellementsubjectifdecequ’ilappelaitle«jugementdegoût»,maisilareculédevantlaconséquencerelativistequiendécoule,àsavoirquel’appréciation,mêmepartagéeparungrandnombred’individus,restetoujoursrelative aux dispositions esthétiques communes à ce groupe, et que rien n’autorise à considéreraprioricommeuniverselles.Lafameuse«prétentionlégitimeàl’universalité»netientenfaitàriend’autre qu’au mouvement spontané, et largement illusoire, d’objectivation, inhérent à touteappréciation,etquiconsistedesapartàsecroireuniquement fondéesurdespropriétésde l’objet,dontla«valeur»s’imposeraitdèslorsàtous.J’analysecemouvement,endiscutantlespropositionsobjectivistesquiontétésoutenuesparcertainsesthéticienscontemporains,etqui,àmesyeux,formentla«théorieindigène»decetteillusion.

Le troisième chapitre, « La fonction artistique », considère enfin les traits spécifiques de larelationauxseulesœuvresd’art.Cetterelationestfondamentalementcaractériséeparlaperception,àl’origine d’un objet, d’une intention productrice que d’aucuns ont appelé « prétention », ou« candidature » à une réception esthétique. Cette perception est en quelque sorte de l’ordre del’hypothèse : face à un objet, pour des raisons plus ou moins solides et avec plus ou moins decertitude, je peux supposer qu’il a été produit par un être humain dans l’intention de recevoir uneappréciationesthétiquepositive.Lorsqu’elleestfondée,cettehypothèseconstitueunereconnaissanceducaractèreartistiquedel’objet,mêmesil’appréciationquejeportesurluiestnégativeouneutre:cequ’onappellela«valeuresthétique»n’estdoncenriendéfinitoiredel’œuvred’art,nimêmedelarelationartistique,quireposeentièrementsurlareconnaissancedel’intention,quecetteintentionsoitjugée«aboutie»ounon:jen’aipasbesoind’apprécierpositivementuneœuvrepourlareconnaîtrecommeuneœuvre:sijel’apprécienégativement,jelatiendraisimplementpouruneœuvreratée–disons,plussubjectivementetplusvéridiquement,pouruneœuvrequimedéplaît–,cequin’empêchenullement,ouplutôtcequisupposeentoutelogiquequejelatiennepouruneœuvre:pourêtreune« mauvaise » œuvre (ce qu’elles sont malheureusement, dit Goodman, pour la plupart), il fautévidemment être une œuvre, et ce qui définit comme telle un artefact est bien sa candidature àl’appréciation esthétique53, non pas nécessairement le succès de cette candidature ; c’est dire, ouredire, que je refuse toute définition axiologique du concept d’œuvre, comme celle que proposeAdorno54–ettoutautantl’idéequ’uneesthétiquenepuisseêtre«axiologiquementneutre»55.

J’endiraiévidemmentautantduconceptdestyle,etdoncdustatut,enlittératurecommedanslesautres arts, de l’analyse stylistique : la définition générale du style n’appelle pour moi aucuneconsidération de valeur, et la description d’un style particulier peut parfaitement resteraxiologiquementneutre.Si lestyleest,commeje ledéfinis, leversantexemplificatif,parexemple,d’un texte56, la description de cet aspect n’implique nécessairement aucun jugement de valeur ; jen’entendspaspar làqu’elledoitexclure tout jugementdevaleur,mais seulementqu’ellepeut s’enpasser, comme toute description peut se passer d’appréciation, même si, faute de rigueur etd’objectivité, nousmêlons presque toujours nos descriptions de prédicats appréciatifs. Si l’onmepasse,pourallervite,cetexemplesimplet,jepuisdécrire(mesurer)comme«longue»unephrasedeProustsansnullementdevoirprécisersicettelongueurrelativemeplaîtoumedéplaît,etilestencoremoins nécessaire que cette phraseme plaise (ni qu’elleme déplaise) pour que j’entreprenne de la

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mesurer.Dire,commejelefais,que«touttexteadustyle»nesignifieévidemmentpasquetouttexteaun«bon»style,saufàposerque«lestyle»,ensoi,estune«qualité»,ouune«valeur»ajoutéeàuntexte,etquestylesignifie«beaustyle»,commeAdornoposequ’œuvre signifienécessairement«œuvreréussie»,cequiimpliquequ’unemauvaiseœuvren’estpasuneœuvreetqu’unvilainstylen’estpasunstyle;cetteassertion,encoreunefois,mesembleaussilogiquementabsurdequededirequ’unchatnoirn’estpasunchat.Ondisaitdansma jeunesseque l’adjectif«militaire»avaitpoureffetd’annulerlesubstantifqu’ilqualifiait,commedans«musiquemilitaire»;maisjustement,cetteplaisanterietiraittoutsonseldesonabsurditélogique:lamusiquemilitaireestdelamusique,uneespèce demusique, une«mauvaise »œuvre est une espèced’œuvre, un«mauvais » style est uneespècedestyle,etaucuneespèceaumonden’échappeàsongenre.Enplaidantainsipourlerespectdes catégories logiques, je ne fais riend’autreque revendiquer la libertéd’apprécier librement, etparfoispassionnément,desobjetsdontladescription–etafortioriladéfinition–n’aurapascontenud’avanceuneappréciation:lapossibilitédedire«Cettephraseatellelongueur»sansdonneràcettemesureobjectiveuneconnotationaxiologique,enréservantmonappréciation,positiveounégative,surcettelongueur.Etcetteappréciationaurapourmoid’autantplusdesensetdeforcequ’ellen’aurapas été prescrite par une description subrepticement appréciative (« Cette phrase est éloquente »,«Cettephraseestredondante»),etque,surlabased’unemêmedescription«objective»,monvoisinpourra, toutaussi librement,porterun jugementopposéaumien.Contrairementàcequ’onsemblesouvent croire, je ne prêche nullement pour une neutralité axiologique de la relation esthétique,mêmes’ilexisteparfois,voiresouvent,desappréciationsneutres:«Cetteœuvre,oucestyle,nemefaitnichaudnifroid.»Cequejerefuse,c’estd’impliquerl’appréciationdansladéfinition(dustyle,de l’œuvre, de la littérature, de l’art…) ; ce que je souhaite, c’est libérer la première, c’est-à-direlibérer chaque appréciateur (ou groupe d’appréciateurs de même opinion) de l’intimidationsournoise toujours contenue dans une définition ou une description implicitement valorisante oudévalorisante – et davantage encore dans l’idée qu’une reconnaissance « universelle » par la« postérité » puisseme (nous) dictermon (notre) appréciation. Je veux pouvoir dire : «Ce texte,comme tout texte, a son style, et ce styleme déplaît », ou «Cet objet est évidemment uneœuvre,puisquejesais(oujesuppose)quec’estunproduithumainquisolliciteuneappréciationesthétiquepositive,maisilsetrouvequemonappréciationestnégative»57.

En revanche, bien sûr, la reconnaissance de cette « candidature à l’appréciation », et donc del’intention artistique qu’elle définit, entraîne d’importantes conséquences, qui tiennent au caractèrehistoriquede l’actedeproduction (etdecandidature),etparcontrecoup,à l’historicitéde l’actederéception lui-même : notre relation à une œuvre d’art ne peut guère être aussi « innocente » ouprimairequenotrerelationesthétiqueàunobjetnaturel,commeunpaysage(quine l’estd’ailleurselle-même pas toujours autant qu’elle le croit), elle est, je le répète, historique de part en part, etmême,sinondavantage,quandellenelesaitpas.Larelativiténaturelledelarelationesthétiquen’estdoncpaslimitée,maisaucontraireaccentuée,etcommemultipliée,parlarelativitéculturelledelarelationartistique,quifondeàlafoissaliberté,etsaresponsabilité.

Ces deux volumes voulaient donc constituer une théorie compréhensive de l’œuvre d’art,conformeà leur titred’ensembleetvisantà rendrecompteà la fois,etautantque fairesepeut,del’œuvrecommeobjet,etdel’œuvrecommeaction.Cen’estévidemmentpasàmoidediresicetteintentionaatteintsonbut.Cequiestsûràmesyeux,c’estqu’elleconstituel’aboutissementlogique,mêmesiprovisoire,dutravaild’élargissementprogressifquej’avaisentreprisunetrentained’années

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plustôt,passant,pourretourneruneformulecélèbredeBarthes58,dutexteàl’œuvre,cherchantdansl’art une raison d’être à la littérature, et à l’art une raison d’être dans la relation esthétique, quitranscende tout cela d’assez loin. Le trait le plus constant m’en semble être, encore une fois, ceprincipe de méthode, ou plus simplement une disposition d’esprit qui s’attache plus aux relationsqu’aux objets qu’elles unissent – et, de proche en proche, aux relations entre ces relations elles-mêmes.Cettedisposition,si jedevaislaqualifier,cedontjeneressensguèrelanécessité,ceseraitindifféremment, et sans trop d’égards pour les décrets de la mode et de la contre-mode, destructuralisteouderelativiste–d’unstructuralismequin’a,pardéfinition,riendepost-structuralisteet encore moins de post-moderne, et d’un relativisme qui n’a, à mon sens, rien de sceptique oud’éclectique,etencoremoinsd’obscurantiste,puisqu’ils’appliquesimplementàrendrecompte,aussiclairementquepossible,desrelationsqu’ilobserve–ouqu’ilétablit.Enfait,s’ilfautremonteràmapréhistoire,jecroisavoirconservédumarxismetelquejel’avaiscrucomprendre–ouplutôtdecequi,sansdouteàtort,m’yavaitattiré–àlafindesannées40,undésirderationalité,unsouhaitd’yvoir clair et un refus de se payer de mots, que j’ai retrouvés plus tard et, j’espère (ce n’est pasdifficile),àmeilleurescient,danslestructuralisme,puisdanslaphilosophieanalytique.Onaparfoisaccusélapoétiquetellequejelapratiquaisavecd’autresde«dessécher»lesétudeslittéraires–c’est-à-diredelesdé-spiritualiser–,etjesupposequ’onpourraitaujourd’huiadresserlemêmereprocheàma conception de l’art. J’estime ce reproche largement infondé, mais à tout prendre et s’il fautchoisir,jepréfère,aujourd’huicommehier,lasécheresseàlaconfusion,ouàl’imposture.

Du structuralisme à la philosophie analytique, je vois donc volontiers, non, commeonme lesouffle parfois, une rupture ou une « conversion », mais plutôt une relation de complémentarité.Ainsi,delalinguistiquesaussurienneàlaphilosophieanalytiquedulangage,etparticulièrementàla«pragmatique»issued’AustinetdeSearle,lepassagemesembletoutnaturel,parcequenécessaire:Saussure avait opéré la distinction entre langue et parole, et il s’est ensuite presque exclusivementintéressé à la langue,mais je ne pense pas qu’il aurait refusé l’étude, évidemment légitime, de laparole,tellequ’Austinetsonécolel’ontdéveloppée.Lathéoriedes«actesdelangage»mesembledoncunappointindispensableauxanalysesformellesdelalinguistiquestructurale,etjecroisqu’ellea démontré sa pertinence pour l’étude, entre autres, du discours de la fiction littéraire. Quant àl’esthétiquegoodmanienne,quiseprésented’ailleursexplicitementcomme«approched’unethéoriedessymboles»,ellepeut légitimementêtredéfiniecommeunetentatived’analysesémiotiquedelarelationesthétique,plusprochequ’ellenel’affichedecellesdeSaussure,deCassireroudePierce.Sur cette parenté, qui déborde évidemment le champ de l’esthétique, une phrase de Goodmanmesemble très révélatrice : « Je vois ce livre, dit-il à propos de sonWays ofWorldmaking de 1978,commeappartenantaucourantprincipaldelaphilosophiemoderne,quiestnélorsqueKantéchangealastructuredumondepourcelledel’esprit,quiacontinuélorsqueC.I.Lewiséchangealastructuredel’espritpourcelledesconcepts,etquiaujourd’huiéchangelastructuredesconceptspourcelledesdiverssystèmessymboliquesdessciences,delaphilosophie,desarts,delaperception,dudiscoursquotidien. » Entre la « critique » kantienne, la phénoménologie husserlienne, la linguistiquestructuraleet laphilosophieanalytique, ilmesemblequ’unecirculationplusoumoinssouterraine,maistoujourstrèsintense,n’ajamaiscessé,quefigureassezbien lanotion–barthésienne,pour lecoup–d’«aventuresémiologique».Uneaventurequi,pourmoi,n’estpasterminée.

Toutcelarevientsansdouteàconstaterqu’encinquanteansjen’aiguèrechangéd’avis–cequi,si j’encrois leproverbe,est l’heureuxprivilègedes imbéciles.Àceconstatmitigé, jemegarderai

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biend’ajouterquelquepronosticquecesoitsurunesuiteéventuelle,sicen’estpeut-êtreparvariationsurl’inusableformuledialectique:«unpeudececiéloignedecela;beaucoupyramène»–restantàconnaître ce qu’est ceci, et ce qu’est cela. Je remarque plutôt, pour finir, que ce parcours auraconsisté,àsamanière,àmettreconstammentenquestionceque j’appelaisaudébutson«apparentpoint de départ » : la décision deme consacrer, parmi tant d’autres objets possibles, à l’étude desœuvreslittéraires.Carcechoixinitial,sic’enestun,n’allait,pourmoi,nullementdesoi:«Pourquoilalittérature?»Àcettequestionquin’avaitriend’incongru,maréponse,jel’aidit,futassezvite:«Parcequel’art»,maiscetteréponseouvraitévidemmentuneautrequestion:«Pourquoil’art?»J’aiessayédeledire,maislaréponse,sansdoute,appelleàsontourunenouvellequestion,etainsidesuite:commeditFigaro:«Pourquoiceschosesetnonpasd’autres?»Orlapensée,onlesaitbien,n’estpasdanslesréponses,maisplutôtdanslesquestions.Laissonsdonccelles-ciouvertes.

Qui–précision révélatriceacontrario, et quipourrait oudevrait, aujourd’hui, sembler superflue–déclare avoir représenté lui-mêmeune formedecritique«plustournéeverslesœuvresqueverslespersonnes»(Histoiredelalittératurefrançaise, Paris, Stock,1936,p.528).VIesection,quideviendraen1975l’Écoledeshautesétudesensciencessociales.Auquel vint s’adjoindre, à partir de 1965, celui deGreimas, qui, d’allure plus « scientiste » et de plus large ouverture pluridisciplinaire, le complétait àmerveillepourlesapprentis«structuralistes»quenousétions.Paris,Éd.duSeuil, 1966(devenuFiguresIparlasuite,etàcausedelasuite).Malgrél’insistancedePhilippeSollers,quienavaitaccueilliplusieursdansTelQuel, j’hésitaisàpublierunrecueilaussidisparate;curieusementounon,c’estGeorgesPouletquim’ydécida,d’unephraseunpeuénigmatique,etd’autantpluspersuasive:«Faites-le,vousneleregretterezjamais.»Defait, jen’aijamaissusijeleregrettais, nimêmesij’auraisdû(lesavoir).L’und’eux,«L’ortombesouslefer»,s’intitulad’abord«Unepoétique“structurale”?».Souscouvertdeguillemetsetdepointd’interrogation,ils’yagissaitbiensûrdelapoétiqueenactedubaroque,maisapparemmentnonsansquelqueprémonitiond’autrechose.Vitegênéparcetropobliqueeffetd’annonce,jevoulusmodifierletitredèslesépreuvesdelarevue,maisSollers,dontlalibidothéoriqueétaitcejour-làplusfortequelamienne,s’yopposafermement.TraductionsrespectivesdeFicciones(1944,traduiten1952)etd’OtrasInquisiciones(1952,traduiten1957).AlbertThibaudet,Réflexionssurlacritique, Paris, Gallimard,1939,p.136.Publiéeinitialementen1962dansL’Homme.Je crois d’ailleurs avoir caressé alors, pendant quelquesmois, l’idée d’une étude sur l’œuvre deCorneille qui aurait traité son univers comme un de cesétranges (commedistants dunôtre) « échantillons de civilisation» qu’avait décritsRuthBenedict.Divers encombrementsmedétournèrent assez vite de cepropos,sansdouteunpeutropmétaphorique,d’anthropologieappliquée,outransposée,donttémoigneunephrasetrèsallusive(p.160)deFiguresI.Jefiniraipeut-êtreparl’écrire,celivre,dansunsiècleoudeux.Évidemment préparés depuis plusieurs mois, le premier numéro de la revue et le premier volume de la collection (Todorov, Introduction à la littératurefantastique)sortirentensemble,auxÉditionsduSeuil, enfévrier1970.Notrepropos,donttémoignaientlepremiersommaireetlesous-titreexplicite«Revuedethéorieetd’analyselittéraires»,etquis’estfermementmaintenudepuis,étaitenfaitpluscomplexe,ouplusstratégique:ils’agissaitd’opéreretdemettreautravailunealliance,défensiveetoffensive,entrepoétiqueet«nouvellecritique».ReprisdansFiguresII, Paris, Éd.duSeuil, 1969.WölfflindésigneainsiaprèscoupleproposdesesPrincipesfondamentauxde1915,ajoutant«Jenesaisd’oùcetteexpressionm’estvenue :elleétaitdansl’air»(«Prodomo»,1920,trad.fr.parR.RochlitzinRéflexionssurl’histoiredel’art, Paris, Flammarion,coll.«Champs»,1997,p.43).Coursdephilosophiepositive, 4eéd., Paris, 1877,vol.5,p.12,citéàproposdeWölfflinparGermainBazin,Histoiredel’histoiredel’art, Paris, AlbinMichel,1986,p.177.Tocqueville,L’AncienRégimeetlaRévolution, LivreII, ch.12.«ConclusionssurFlaubert»(août1934),inRéflexionssurlalittérature, II, Paris, 1940,p.251.Surlaprésence,«aucentremêmedelapratiquehistorique»,decequ’ilappellel’«invarianttranshistorique»,voirPaulVeyne,L’Inventairedesdifférences,Paris, Éd.duSeuil, 1976,p.18-33.«Poétiqueethistoire»(Cerisy,juillet1969),reprisedansFiguresIII, Paris, Éd.duSeuil, 1972.VoirLucienFebvre,«Littératureetviesociale.DeLansonàDanielMornet:unrenoncement?»(1941),inCombatspourl’histoire, Paris, Colin,1953.D’abordintitulé(TelQuel19,automne1964)«Larhétoriqueetl’espacedulangage».«Larhétoriquerestreinte»(Communications16,déc.1970),reprisinFiguresIII.Nº8,nov.1966.Paris,Éd.duSeuil, 1983.Paris,Éd.duSeuil, 1991.Paris,Éd.duSeuil, 1976.GastonBachelard,LaPsychanalysedu feu (1949),Gallimard, coll. « Idées », 1965, p. 15, où il rattacheprécisément ce travail d’« explicitation»–qu’ilétendraensuite,commeonsait, auxrêveriessurl’eau,laterre,l’air, etc.–àl’effortde«psychanalysedelaconnaissanceobjective»queconstituaiten1947LaFormationdel’espritscientifique.Expliciter(«psychanalyser»,encesens)lesséductions,c’estlemoyen,noncertesdelescongédier,cequin’estpaslebut,maispeut-êtrede lesempêcher,en« faussant les inductions»,de faireobstacleépistémologique.C’estcette fonction,mesemble-t-il, quiunit lesdeuxversants de l’entreprise bachelardienne, et c’est elle que je tentais, àmamesure, d’appliquer à la rêveriemimologique – une rêverie séductrice à laquelleBachelardnes’estpasprivédecontribuer,sansdoutedanscetespritd’explicitationàlafoiscritiqueetsympathique;d’où,entreautres,dansMimologiques,unchapitre(«Legenredelarêverie»)quileconcerneàdoubletitre.Paris, Éd.duSeuil, 1979.Paris,Éd.duSeuil, 1982.Paris,Éd.duSeuil, 1987.Paris,Éd.duSeuil, 1991.CettedistinctionestsuperbementillustréeparunepagedeJeanSanteuilquejem’enveuxden’avoirpascitéeàcepropos–maisiln’estjamaistroptardpourbienfaire:àlaveilledujourdel’An,lerépétiteurdeJean,àquicelui-ciavaitfaitprésentd’un«petitbuste»,luiapporteluiaussi«desétrennes.C’étaitun

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37.38.39.40.41.

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56.57.

58.I.

livredeJoubert.PendantdeuxheuresM.BeulierlelutavecJean;quandilseurentfini[…],aumomentoùJeanregardantlelivredisait:“Aucuncadeaunem’afaitplusdeplaisir”,M.Beulierrepritlelivre,lemitdanssaservietteetnelerapportajamais.Enayantdonnétoutlesens,l’âme,lesecoursmoralàJean,illuienavaittoutdonné…»(Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,Paris, 1971,p.269).Jeparlaisalorsunpeuimprudemmentd’appréciation, etmême(op.cit.p.27)desatisfactionesthétique,sanségardpourladistinction,établieultérieurement,entreappréciationetattention. Il est certainement excessif de fairede la satisfaction esthétique le critèredes littérarités conditionnelles, carune appréciationnégative («Ce texte n’est pas beau ») est tout autant l’indice d’une relation (c’est-à-dire d’abord d’une attention) esthétique à un texte.La formule la plusprudenteconsistedoncàdéfinirlalittéraritéconditionnelleparlefaitd’accorderàuntexte,quelqu’ilsoit, uneattentionesthétique,définieelle-mêmeparlaquestion«cetextemeplaît-il(esthétiquement)?»Laréponse,c’est-à-direl’appréciation,peutêtredèslorspositiveounégative,larelationautexten’enserapasmoinsd’ordreesthétique.Onpeutdoncbiendéfinir les littéraritésconditionnelles (ouattentionnelles)par lanécessitéd’uneappréciationpersonnelle,maisàconditiondenepasassimilerappréciationetsatisfaction.Kant,Critiquedelafacultédejuger, §58.JacquesLecarme,ÉlianeLecarme-Tabone,L’Autobiographie, Paris, ArmandColin,1997,p.269-273.Voir«Vraisemblanceetmotivation»,inFiguresII.Voirplusloin«Unelogiquedelalittérature»,p.323.JeanPrévost, LaCréationchezStendhal, Paris, MercuredeFrance,1951,p.92.Cetteremarqueported’ailleurssurl’autobiographierétrospectiveetnonsurleJournaldenotationimmédiate,auquelmanquejustement,ditPrévostàproposdeceluimêmedeStendhalen1804,«l’emploidusouvenir».Maisonpourraitéventuellementtrouverdansl’actediaristed’autresressortsdeséduction.JacquesLecarme,«L’hydreanti-autobiographique»,inL’Autobiographieenprocès, sousladirectiondePhilippeLejeune,UniversitéParisX, 1997,p.36.PréfacedeL’Espritdeslois.PhilippeLejeune,Pourl’autobiographie, Éd.duSeuil, 1998,p.11-25.Voiricimême«Quellesvaleursesthétiques?»,p.63.Palimpsestes, p.293; j’ysuisrevenupluslonguementdans«Leparatexteproustien»,communicationaucolloque«Àlarecherchedutexte»,NewYork,décembre 1984, publiée dans Études proustiennes VI, Paris, Gallimard, 1987, p. 29-32, et encore dans Seuils, p. 278-279. Cela fait un peu trop, maisapparemmentpasassez.VoirparexempleMarieDarrieussecq,«L’autofiction,ungenrepassérieux»,Poétique107,septembre1996.VoirSeuils, p.89-97,etL’Œuvredel’artII, p.200-222.VoirDorritCohn,«L’ambiguïtégénériquedeProust»,Poétique109,février1997.Ce point d’interrogation tient au fait, évident pour tous, que toute fiction comporte, et se nourrit, d’innombrables éléments de « réalité » – entre autresautobiographique,commelescritiquesenmaldecopie,etplusencorelesinterviewersenpeinedequestions,neselassentpasdelesoupçonner.L’Œuvredel’art, I:Immanenceettranscendance, Paris, Éd.duSeuil, 1994.DéjàsuggéréparJamesEdie,«Lapertinenceactuelledelaconceptionhusserliennedulangage»,incollectifSensetexistence.EnhommageàPaulRicœur,Paris, Éd.duSeuil, 1975.«Jenecroispasauxchoses,maisauxrelationsentreleschoses»(citéparJakobson,SelectedWritings, I, p.632).Laformulationd’Ecoestenfait, parlaréciproque:«Uneœuvreestouverteaussilongtempsqu’elleresteuneœuvre»(L’Œuvreouverte, 1962,trad.fr., Paris,Éd.duSeuil, 1965,p.136).Paris,Éd.duSeuil, 1997.Premièrepartie,chapitres6et7pourlapremière;deuxièmepartie,chapitres11,12et13pourlaseconde.Ce qui aujourd’hui rend parfois plus difficile cette récupération, ce n’est pas le détour conceptuel, qui fut assez plaisant en ses débuts, c’est le caractèrerépétitif, àforced’applicationsconceptuellementinterchangeables,d’unepratiquequi,prèsd’unsiècleaprèsMalevitchetDuchamp,n’avraimentplusgrand-chose à transgresser.Àmoins, bien sûr, d’affecter d’une valeur esthétique au second (ou troisième) degré le sentiment d’accablement qu’elle procure. Surl’ensemblecomplexedecesactionsetréactions,voirNathalieHeinich,LeTripleJeudel’artcontemporain, Paris, Minuit, 1998.Encoreunefois,jeneprésentepaslaspécificationquecomportecetadjectifcommeallantdesoi, puisqu’elleestcontestéeaujourd’huiparnombred’artistes,decritiquesetdethéoriciens:elleexprimedemapartunchoix,quepersonnellementjecroisnécessaire,d’unenécessitéquej’aitentédedémontrer,maisdontjedoisbienconstaterqu’ellen’estpasreconnuepartous.«Leconceptd’œuvred’artimpliqueceluidelaréussite.Lesœuvresd’artnonréussiesnesontpasdesœuvresd’art»(Adorno,Théorieesthétique(1970),trad.fr., Paris, Klincksieck,1989,p.241).Ibid., p.333–àmoins,biensûr,dedonnerà«esthétique»lesens,certescourant,de«goût»individueloucollectif, commelorsquejeparle,enbienouenmal,del’esthétiquedemonvoisin,donttémoignelacouleurdesesvolets.Maisl’esthétiqueausens(de«méta-esthétique»)oùjel’entendsici, commetouteactivitédeconnaissanceetdedescription,sedoitaucontrairederespecterla«neutralitéaxiologique»chèreàMaxWeber.Voir«Styleetsignification»,inFictionetdiction.Jerépondsunpeudansceparagraphe,sansgrandespoirdeleconvaincre,auxobjectionsformuléesparHenriMitteranddans«Àlarecherchedustyle»,Poétique90,avril1992,etdans«Un“belartiste” :Balzac», inLeRomanà l’œuvre, Paris, PUF,1998.Mais jedoispréciserquedanscesdeuxarticles,Mitterandpropose,à titredeconcession,dedissocierdeuxnotionsquepourmapart jeconjoins,puisque jedéfinis lapremièrepar la seconde : lestyle etl’aspect.Ilm’accordelasecondecommenotionpurementdescriptive,etpréconiselapremièrecommenécessairementet légitimementaxiologique–et, selonmoi,d’uneaxiologieàforteconnotationobjectiviste,ouuniversaliste:«Balzacaunstyledufaitmêmequ’ilestreconnucommegrand…»Lesdéfinitions,bienévidemment,sontlibres,etjenepuisrefusercelles-ciàmoncontradicteuretami,quipeutbienappeleraspectcequejecontinueraipourtantd’appelerstyle, etstyle ce que j’appellerais plutôt style positivement valorisé ; ce que je refuserais en revanche, ce serait que sa définition axiologique vînt s’appliquersubrepticementàmanotiondescriptive.Bienentendu,jepensecommelui, encorequecetteopinionpartagéemesemblepurtruisme,que«Balzacaunstyle»–surlequel,reconnaissanceuniverselleounon,jeportedesappréciationsdiverses,fluctuantesetvariées.Jepensemêmequ’ilenaplusieurs,maisjenevoudraispastropcompliquerleschoses.«Del’œuvreautexte»,Revued’esthétique(Œuvrescomplètes, t.II, Paris, Éd.duSeuil, 1994,p.1211).Versionaugmentéed’uneconférenceàlaMaisonfrançaise,NewYorkUniversity,octobre1997.

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I.

Uneexpositiond’avant-gardeI

Dans le courant de l’été, « les journaux » nous ont appris une nouvelle à première vuesurprenante:aprèslevoldesillustresJoueursdecartesetdequelquesautrestoiles, lenombredesvisiteursdel’expositionCézanneàAix-en-Provenceanotablementaugmenté.«Voilàunfait,dirontlespessimistes,qu’ilestfaciled’interpréter:le“grandpublic”nes’intéressepasàCézanne,maisilestpassionnédescandale,etilvienticihanterleslieuxduvolcommeiliraitailleursflairerlestracesducrime;l’artn’estpourriendanscetteaffaire.»Maisleschosesnesontpeut-êtrepassisimples.Ilyavaitsansdoute,parmilesvisiteurssurnumérairesdupavillonVendôme,decessimplesbadaudsdufaitdivers;maisilyavaitaussidescurieuxd’uneautresorte,quiétaientvenus–leursréponsesauxquestionsdes journalistes l’ontmontré–pourvoir l’emplacementvidedesJoueursdecartes et serecueillirsurleurabsence.

Lesthèmesdeleurméditationdevantlacimaisedésertenesontpasdifficilesàimaginer:regretsambigus, fragilité de l’œuvre d’art, civilisation mortelle, etc. Mais le plus beau (quoique le plusnaturelencetteoccasion)nefut-ilpascetintenseeffort(demémoirepourlesuns,d’invention,plusméritoireencore,pourlesautres)pourreconstituerenespritl’œuvredisparue?effortdanstouslescassupérieurenauthenticité,etenvaleurartistique,àcequisepasseordinairementendetelslieuxvouésaubavardageetàl’attentiondistraite.

On peut donc tirer de cette circonstance fortuite au moins deux conséquences. La premièreconcerne le ministère des Affaires culturelles : étant établie l’éminente valeur éducative de tellesexpositionsblanches,pourquoinepasétendreleprocédé?Achevonsdevendreàdes«amateurs»américains, grossièrement attachés à la présence matérielle, les derniers chefs-d’œuvre quiencombrent encore inutilementnosmurs, et venons satisfairenotrepassionde l’art dans les sallesenfin vides d’un Musée vraiment Imaginaire, que l’étranger nous enviera sans pouvoir nous leprendre.Lasecondeconcernelespeintreseux-mêmes,etlesartistesengénéral:ladémonstrationestmaintenantfaitedecettevéritédégagéeparRolandBarthes,qu’enartiln’estpasdedegrézéro,ouplutôt qu’en art (comme dans le langage, d’ailleurs) le degré zéro du signe n’annule pas lasignification,etqu’uneabsenced’œuvrepeutvaloirpouruneœuvre,commeuneabsencedemotpeutvaloirpourunmot.Onsavaitdéjàquel’artrécupèreinlassablementdanssonsystèmetoutcequiveuten sortir, restituant leNouveauRoman au roman, l’Antithéâtre au théâtre et laNouvelleVague auvieilOcéan.Onsavaitqueleblancestunecouleur,quelesilenceappartientàlamusiqueetlamargeaupoème,etquelechef-d’œuvredeRimbaudestsafuiteauHarrar.L’artetlalittératureusaientdeplusenplusdecesressourcesnégatives,etMauriceBlanchotpouvaitannoncer:«Lalittératurevavers son essence, qui est la disparition. » Pour en venir à cet accomplissement, peut-être fallait-ilattendrequelepubliceûtdonnédespreuvesdesamaturité:aujourd’hui,c’estchosefaite.Doncplusdemusique« atonale », plus de peinture « informelle », plus d’« a-littérature », et autres produitsbâtardsd’uneépoquedetransition(commetoutes lesépoques) :placeà l’artnul.Lepublicpourradésormais rêver à son aise devant un vide de tableau, un manque de livre, un défaut de concert.L’essentiel,voyez-vous,c’estqu’ilcontinuedepayercommeavant.

NRF, novembre1961.

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LarhétoriquedesfiguresI

LetraitédesFiguresdudiscours,quel’onpeutàbondroitconsidérercommel’aboutissementdetoutelarhétoriquefrançaise,sonmonumentleplusreprésentatifetleplusachevé,procèdedel’uniondedeuxouvragesqueleurauteurlui-mêmeconsidéraitcommedestinésàformeruntout1,etsousletitremêmequenousluiavonsdonné,ouplutôtrestitué.

En1818,lorsqu’ilpubliesonCommentairedesTropesdeDumarsais,Fontanierannonce2qu’iladéjà presque entièrement exécuté le vaste projet d’un traité général des figures, tenant compte desprogrèsdela«grammairephilosophique»depuisundemi-siècle,etdestinéàsupplanterl’ouvrageclassiquedeDumarsais,toujoursuniversellementadmirédepuissapublicationen1730,maisobérédecertainsdéfautsgraves,etdetoutesmanièresbornéàuneseuleespècedefigures.Mais,ajoute-t-il,leprestigedeDumarsais luia faitcraindredevoir sonpropre travailmal reçu,et l’acontraintdepubliertoutd’aborduncommentairecritiquedestinéàmontrer,àcôtédesesimmensesmérites,lesfaiblesses et les lacunes de son déjà lointain prédécesseur. La publication du traité desFigures dudiscours s’en trouvedoncdifférée, etmêmesuspendue : l’accueil fait auCommentaire décidera desonopportunité.

Cetaccueilfut,semble-t-il,assezfavorablepourencouragerFontanieràmeneràbiensongrandprojet,eten1821paraissaitlapremièrepartie,intituléeManuelclassiquepourl’étudedestropes,etdestinée, selon lesprogrammesde l’époque,auxélèvesde laclassedeSeconde (lesautres figuresétantréservéesàlaclassedeRhétoriqueproprementdite).Lesuccèsfutconsidérable,etl’ouvragefutofficiellementadoptécommemanuelparl’Université.Pourdesraisonsinconnuesdenous,Fontanierneprofitapasdecesuccèspourpublierimmédiatementlasecondepartie.Enrevanche,ildonnaen1822unedeuxièmeéditionsensiblement remaniéedesonmanueldes tropes,quedevait suivreunetroisièmeen1825.LelivredesFiguresautresquetropesvoyaitenfinlejouren1827chezDeMaire-NyonàParis,suivid’unequatrièmeédition(chezlemême)duManueldestropesen1830.C’est letexte de ces deux éditions, la seule en ce qui concerne lesNon-Tropes, la dernière, expressémentcorrigéeparl’auteur3,encequiconcernelesTropes,quenousavonsrepris.

Lesdeuxouvragesétaientdonc,apparemmentdèsavant1818,étroitement liésdans l’espritdeleur auteur ; en 1827, il déplore encore d’avoir dû les séparer pour des raisons scolaires dont ildésapprouved’ailleursleprincipe:«Peut-êtrefinira-t-onunjourparreconnaîtrequ’ilconviendraitquetouteslessortesdefiguresfussentréuniesdansunseuletmêmeTraité,pourêtrel’objetd’unseuletmêmeenseignement.Ceseraiteneffetleseulmoyendebienfairesaisir,soitlesrapports,soitlesdifférencesdesunesauxautres»4,etvoicicommentils’exprimeàcesujet,pourladernièrefois,en1830:«Toutséparésouséparablesqu’ilssont,onpeuttoujours,sil’onveut,lesréunirenunseul,etc’est ce que nemanqueront pas de faire ceux qui voudront connaître dans son entier et dans sonensemblelesystèmedel’auteur,incontestablementleplusraisonnéetleplusphilosophique,commelepluscomplet,quiaitencoreparuennotrelangue,etpeut-êtreenaucuneautre.»5C’estdoncbienlevœudeFontanierquiseréaliseaujourd’hui,aprèsunsiècleetdemid’attente.

Comme il s’en flatte (on vient de le voir) à juste titre, et contrairement à ce que l’on auraitnaturellement tendance à croire aujourd’hui, le propos deFontanier – écrire un traité complet desfigures–esten1818uneentrepriseoriginale,enlaquelleilaeusansdoutetrèspeudeprédécesseurs,

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etaucun imitateur, sibienquece traitéestpournous,pratiquement, le seuldugenre. Il se situeeneffetàmi-cheminentredeuxpartisextrêmesquiontétéhonoréschacunàsafaçonaucoursdurègnedelaRhétorique.

Lepremier,dontletypeleplusillustresetrouveévidemmentchezAristote,estletraitégénéralembrassant la totalité du champ rhétorique, lequel se compose, comme on le sait, d’un art del’invention(inventio):sujets,arguments,lieux,techniquesdepersuasionetd’amplification;d’unartde la composition générale ou disposition (dispositio) des grandes parties du discours (exorde,narration,discussion,péroraison);d’unartdustyleouelocutio:choixetdispositiondesmotsdansla phrase, effets de rythme et d’homophonie, figures. Bien que l’Antiquité grecque ait déjà connuquelques différences d’orientation assez sensibles (par exemple, les premières rhétoriquessyracusaines,cellesdeCoraxetdeTisias,sesouciaientavanttoutdestechniquesd’argumentationetdeconstruction,tandisqueGorgiasestplutôtunstylisteéprisderécurrencesphoniquesetd’effetsdesymétrie),onpeutdirequelarhétoriqueancienne–laplusfidèle,commeilvadesoi,auxexigencesdelatechniqueproprementoratoire–metsurtoutl’accentsurl’inventioetladispositio,c’est-à-diresurlecontenuetlastructuresyntagmatiquedudiscours6.Lediscours,considéréenlui-mêmeetpourlui-même, est en effet l’objet essentiel de cette rhétorique, que l’on qualifierait volontiers derhétoriquedudiscours,ou(sil’oncraintcepléonasme)rhétoriqueparexcellence.

Lesecondparti,représentéentreautresparlecélèbretraitédesTropesdeDumarsais(ouparlepoèmedidactiquedeFrançoisdeNeufchâteau,LesTropesoulesFiguresdemots,luàl’Académieen1816etpubliéen1817), s’en tientaucontraireàunseulaspectde l’elocutio, etmêmeàune seulecatégoriedefigures,celledes«figuresdesignification».Enfait,cen’estpasenrhétoricien,maisen« grammairien » – nous dirions aujourd’hui en linguiste – que le collaborateur de l’Encyclopédies’est occupé des tropes : « Ce traité, dit-il lui-même, me paraît être une partie essentielle de lagrammaire,puisqu’ilestduressortdelagrammairedefaireentendrelavéritablesignificationdesmots,etenquelsensilssontemployésdanslediscours.»7L’unitétypiquen’estplusici,commeenrhétorique ancienne, l’énoncé complet, phrase ou groupe de phrases, mais le mot, unité plusgrammaticalequerhétorique.Enoutre,la«véritablesignification»decesmots,le«sensdanslequelilssontemployésdanslediscours»,placésicisouslajuridictiondugrammairien,sontconsidérésauniveaududroitcommundelalangueetnonpasdel’ordreprivilégiédel’éloquenceoudesbelles-lettres : le sous-titre indique, de façon caractéristique, qu’il s’agit pour l’auteur d’étudier les«différentssensdanslesquelsonpeutprendreunmêmemotdansunemêmelangue».L’attitudedeDumarsais est donc celle d’un lexicologue ou d’un « sémanticien », à peu près au sens que l’ondonnera à cemot à la fin duXIXe siècle. Ce parti proprement linguistique explique en particulierl’insouciancequemetDumarsais(etqueFontanierluireprocherasivivement)àdistinguer,parmilesdiversessubstitutionsdesens,cellesquisontdelalangueetimposéesparla«nécessité»,c’est-à-direlacarencedulexique(exemple:uncheval«ferréd’argent»),etcellesquisontdudiscours,oratoireoupoétique,choisiespardécisiondestyle(exemple: leferpour l’épée) :distinctiondépourvuedepertinencedanslaperspectivedugrammairien.

Entre ce propos très général (tout le discours) et ce propos très particulier (seulement lestropes), tout se passe comme si Fontanier avait opté, quant à l’ampleur du champ, pour un partiintermédiaire:seulementlesfigures,maistouteslesfigures;soit,enplusdestropesproprementdits,cequ’ilnommefiguresd’expression,dediction,deconstruction,d’élocution,destyleetdepensée.Mais le plus important n’est pas ce changement d’extension en lui-même : c’est le choixd’attitudequ’il implique, ou qu’il entraîne, et qui marque de son sceau le dernier épisode de l’aventurerhétorique.Sil’unitépertinenteetlanotioncentraledelarhétoriqueancienneétaientl’énoncéetcelle

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delatropologieselonDumarsaislemot,celledeFontanierestévidemment,etpourlapremièrefoissemble-t-il, lafigureelle-même,danssonextensionsyntagmatiquevariablequiva,précisément,dumot (figures demots) à l’énoncé complexe (figures de pensée) et qui commandera l’ordonnancemêmedel’exposé.Sontraitén’estpasseulementétendu,d’unemanièreexhaustiveetexclusive,àtoutle champdes figures, il est aussicentré, pour ainsi dire, sur le conceptmêmede figure.Le soucifondamentaldeFontanier,quis’étaitdéjàexpriméavecforcedanssacritiquedeDumarsais,c’esteneffetdedéfinirceconceptleplusrigoureusementpossible,danssonextensionetsacompréhension,et de dresser un inventaire scrupuleusement fidèle, dans le détail de ses exclusions et de sesannexions, à la lettre et à l’esprit de la définition. Or, cette définition, telle qu’il l’articule ens’appuyantsurlatraditionacadémique,caractérisenettementcettetroisième(etdernière)versiondela rhétorique commesaversion stylistique (au sensmoderne) : «Les figures dudiscours sont lestraits,lesformesoulestours…parlesquelslelangage…s’éloigneplusoumoinsdecequieneûtétél’expression simple et commune.»Onvoit immédiatementque la figure est ici définie, comme le«faitdestyle»pourlesstylisticiensd’aujourd’hui,commeunécart.

Mais écart par rapport à quelle norme ? Pour la stylistique, on le sait, la réponse est sansambiguïté : la norme dont s’écarte le « style », c’est l’usage – les difficultés commençant avec lanécessité de définir etmême, plus simplement, de saisir cet usage : on caractérisera ainsi commeécart,etl’onmesureracommetel,lefaitbrutd’employertelmotplusfréquemmentquenel’emploielalanguecommune.LaréponsedeFontanierestpluscomplexe:apparemment,l’expression«simpleet commune » est bien celle de l’usage courant, et la figure semble donc définie comme écart àl’usage.Etde fait, il arrivebienqueFontanieropposedemanièreàpeuprèsunivoque la figureàl’usage :«Onpourrait,dit-ildans leCommentaire,prouverparmilleexemplesque les figures lesplushardiesdansleprincipecessentd’êtreregardéescommefigureslorsqu’ellessontdevenuestoutàfaitcommunesetusuelles.»8Maisd’autrepartilsaitbien,commetouslesrhétoricienslerépètentdepuisBoileau,quelesfiguressontaussidansl’usage,etqu’ils’enproduitplusenunjourdehallequ’enplusieursséancesd’Académie.Enfait,toutécart(àl’usage)n’estpasfigure(commelemontrejustement l’exemple des écarts de fréquence dans le vocabulaire), et toute figure n’est pas écart àl’usage,puisquel’usage,etnommémentlepluspopulaire,voireleplus«primitif»,commel’adéjàmontré le rhétoricienécossaisHughBlairàproposd’undiscours tenuparunchef indien9, est lui-mêmesaturéde figures,etque les figures« fontpartiedu langageque lanature inspireà tous leshommes»10.Ilfautdoncbienchercherunautrecritèredelafigure,uneautrenormeàlaquelleellefasseécartd’unemanièreplusspécifiqueetpluspertinente.Cecritère,auquelFontaniers’estattachéavec beaucoup de rigueur, c’est celui que désigne un peu timidement, dans « expression simple etcommune », l’adjectif « simple ». Pour la rhétorique, la figure n’est pas essentiellement ce quis’opposeàl’expressioncommune,maiscequis’opposeàl’expressionsimple:ainsi,danslecasdestropes, est trope-figure lemot pris dans un sens détourné qui s’oppose aumot pris dans son senspropreou«motpropre»;l’oppositionpertinenten’estdoncpasfiguré/usuel,maisfiguré/littéral:le figuré n’existe qu’en tant qu’il s’oppose au littéral, la figure n’existe qu’autant qu’on peut luiopposeruneexpressionlittérale.Ainsi,letropeforcé,oucatachrèse,dutype«ferrerd’argent»,estbienuntropeencequelemotferreryestprisdansunsensdétournéouextensif ;maisiln’estpasfigure,parcequ’ilne résultepasduchoixd’unmotdétournéà laplacedu (depréférenceau)motpropre,commelorsqu’onécritflammepour«amour»,puisquedanslecasde«ferrerd’argent»,lemotpropren’existepas11.D’oùceparadoxeapparent,que les tropessontuneespècede figures,etquecependantcertains tropesnesontpasdes figures : c’estqu’en réalité,pourFontanier, lesdeuxclassesnesontpas,commeonl’aditjusqu’àlui,dansunrapportd’inclusionetdehiérarchie(genre/

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espèce),maisdansun rapport d’intersection.Le critèredu trope, c’est le changementde sensd’unmot,et àce titre, certaines figures seulement sontdes tropes ;mais lecritèrede la figure,c’est lasubstitutiond’uneexpression(mot,groupedemots,phrase,voiregroupedephrases)àuneautre,quelerhétoriciendoitpouvoirrestituermentalementpourêtreendroitdeparlerdefigure:etàcetitre,certainstropesseulementsontdesfigures.LetortdeDumarsaisn’estpasd’avoirrangélesautres,engrammairien-sémanticien, dans un traité des tropes ; c’est de n’avoir pas précisé, dans sonindifférenceàladimensionstylistique,quecestropes-làn’étaientpasfigures.

À cette exclusionde la catachrèse, onvoit répondre, à l’autre bout de la chaîne, l’évictiondecertainesfiguresdestyleoudepensée,aunomdumêmecritèredesubstitution.Desmouvementsdepenséetelsqueladélibération,laconcession,l’interrogation,l’apostrophe,lesouhait,lamenace,etc.,neméritentlenomdefigurequepourautantqu’ilsserévèlentàl’analysefictifsetartificiels.Poserunequestion–sicaractéristiquequesoit,grammaticalement,laformeinterrogative–neconstituepasensoi-mêmeunefigure:c’estuneattitudedepenséequis’exprimedemanièreadéquateetimmédiatedansunetournuresyntaxique.Pourtrouverunefiguredansuneinterrogation, ilfautet ilsuffitd’yvoir(sansmodificationdutexte,bienentendu)une«fausseinterrogation»,c’est-à-diredelirecetteinterrogationcommevalantpouruneassertion:commelorsqueHermiones’écrie«Quitel’adit?»,nonpaspoursavoirquiadonnéàOrestel’ordredetuerPyrrhus,maispournierquecetordreaitétédonné. De même, la délibération avec soi-même n’est figure, pour Fontanier, que si le véritablemouvementdepenséequ’elleexprimeenletravestissantn’estpasdélibératif:voirl’oppositiontrèsdémonstrativeentrela«dubitation»(vraie)d’Hermioneetla«délibération»(feinte)deDidon:cettedernière « est sans contredit une figure, et une figure de pensée ; mais l’on voit pourquoi : lacombinaison,l’artifice,s’ymontrentassezàdécouvert».Lemotartificeestàprendreicidanssondouble sens d’effet de l’art (« artificiel ») et de feinte ou, plus brutalement, de mensonge(« artificieux ») :mais feinte etmensonge qui ne cherchent pas effectivement à tromper,mais aucontraireattendentd’êtrepercésà jour,démasqués, traversés, traduits,pourproduire leurvéritableeffet, qui tient à l’écart perçu, reconnu et identifié entre le signe et le sens ; lequel écart,paradoxalement,motiveetvaloriselesigneenluidonnantuneformeperceptibleetspécifique.

On voit donc s’affirmer chez Fontanier, de la façon la plus nette, l’essence substitutive de lafigure.Onpeutcertes regretter (maisàconditiondepouvoir luiopposerunautrecritèrevraimentefficace, ce qui, à ma connaissance, n’a jamais été fait) cette extension du critère de substitution,jusque-là réservé aux tropes, à toutes les figures, y compris les « figures de pensée », ainsicaractériséesparl’écartentrelapenséediteetlapenséevraie,cequiréduitimplicitementlechampdela rhétorique à celui de la parole feinte, simulée, travestie, alors que son ambition ancienne (et lavaleurmodernedecetteambition)étaitdevouloircodifier la totalitédesdiscours, sansdistinctiond’artifice ou de véracité.Mais il faut aussi considérer ce qu’apporte à la théorie du discours cettesorted’obsessionsubstitutive,quimarquelarhétoriquedesfigurestellequelarévèleetl’accomplitle livredeFontanier :uneconscienceaiguë,et trèsprécieuse,de ladimensionparadigmatique desunités, grandes ou petites, du discours – dimension et conscience sans lesquelles aucune analysesyntagmatiquen’estvraimentpossible.Identifieruneunitédediscours,c’estbiennécessairement lacomparer et l’opposer, implicitement, à ce que pourrait être, en ses lieu et place, une autre unité«équivalente»,c’est-à-direàlafoissemblableetdifférente.Caractériserunexorde,unépisode,unedescription, c’est biennécessairement évoquer à sonpropos cequ’aurait été, aumêmeendroit, unautre exorde ou une absence d’exorde, un autre épisode ou une absence d’épisode, une autredescriptionouuneabsencededescription.Percevoirunlangage,c’estbiennécessairementimaginer,dans le même espace ou dans le même instant, un silence ou un autre langage. Il y a donc ceci

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d’exemplaire, dans la rhétorique des figures, et dans sa version la plus délibérément«substitutionaliste»,qu’ellefigure,àsontour,unmouvementnécessaire,constitutif,delapenséedulangageetdesonexercicemême.Sanslepouvoirdesetaireoudedireautrechose,iln’estpasdeparole qui vaille : voilà ce que symbolise et manifeste la grande querelle de Fontanier contre lacatachrèse.Nousnepouvonsparlersinousnesavonspourquoinousparlons,pourquoinousdisonsceci plutôt que cela. La paroleobligée n’oblige pas, la parole qui n’a pas été élue parmi d’autresparoles possibles, cette parole ne dit rien, ce n’est pas une parole. S’il n’y avait pas de figures, yaurait-ilseulementunlangage?

L’autreinnovationdonts’enorgueillitFontanier,c’estsa«division»desfigures,etilfautbienyreconnaître, en effet, l’undes chefs-d’œuvrede l’intelligence taxinomique– certespréparépar lesdiverseffortsd’unetraditionmillénaire,etapparemmentfavoriséparcetespritd’analysequimarqueaudébutduXIXesièclelemouvementditdel’Idéologie,auquelFontanier,commeleStendhaldeDel’amour, semble se rattacher par sa pensée et sa méthode. S’il est un titre auquel Fontanier peutlégitimementprétendre,c’estbiencelui(balzacien,cettefois)deLinnédelarhétorique.Poursefaireunejusteidéedecetteclassification,ilfauteneffetl’envisagerdanssonemboîtementhiérarchiquedeseptclasses(letermeestdeFontanier)diviséesengenres,espècesetvariétés.Leniveaudelaclassecorrespondàlafoisàlanature(figuresdesignification,deconstruction,de«choixetassortimentdesmots»,etc.)etaudegréd’extensionsyntagmatique (mot,groupedemots,proposition,phrase,énoncé)delafigure; leniveaudugenre,aumoyenmisenœuvre:expansion, liaison,opposition,consonance, etc. ; le niveau de l’espèce, parfois subdivisée en variétés, est celui de la définitionformelle la plus compréhensive possible ; c’est celui, en quelque sorte, de l’unité taxinomique, etdoncceluiparexcellencede lanomenclature : lorsqu’ondésigneune figureparson«nom»,soitmétaphore ou antithèse, c’est toujours une espèce (ou à la rigueur une variété, comme anaphore,variété de la répétition) que l’on désigne ; le dernier niveau est celui des individus particuliers etconcrets,quel’onnepeutplusdéfinir,maisseulementciter:lesexemples;mais,àladifférencedece qui se passe dans les sciences naturelles, ces individus sont pourtant ici, non pas des faitssinguliers, mais encore des classes d’occurrences, dont chacune peut se solder par des milliersd’occurrencesréelles :ainside lamétaphoreparticulièremais (ôcombien) itérative : flamme pour«amour».

Lapremièreclasse,celledesfiguresdesignification(outropesproprementdits,c’est-à-direenunseulmot),estcelleoùl’effortdeclarificationest,delapartdeFontanier,leplussensibleetpeut-être le plus heureux. À l’énumération désordonnée de Dumarsais succède une division en troisgenres-espècesfondamentaux:métonymie,synecdoque,métaphore12.CettedivisioncorrigecelledeVossius, laquelle comportait quatre genres, dont l’ironie ou antiphrase, que Fontanier exclut de lalistedes tropescommeportant toujours,enréalité,surplusd’unmot ;elleamendeaussicellequeproposaitcurieusementDumarsaisinfineetsansl’avoirappliquéelui-même,etquicomprenaittroisgenres : tropes par ressemblance (métaphore), par contraste (ironie), par liaison (métonymie etsynecdoque).L’importantestdonc icidans le retourà ladistinctionqueFontanier justifieavecunegranderigueur,entremétonymieetsynecdoque,qualifiéesdetropespar«correspondance»etpar«connexion».Cettedistinctiontientàlaprésenceouàl’absenced’unrapportd’inclusionentre lesdeuxobjets implicitementrapprochéspar le trope:dans lamétonymie, lesdeuxobjetsfontchacun« un tout absolument à part », leur rapport est de dépendance externe (exemple : cause-effet,contenant-contenu);danslasynecdoque,lesdeuxobjetsformentunensembletelque«l’existenceou

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l’idée de l’un se trouve comprise dans l’existence ou l’idée de l’autre » : rapport de dépendanceinterne (exemple : tout-partie, genre-espèce). Opposition d’une grande valeur logique, même sicertainscassontdifficilesàdistribuerenpratique13,etilestdommagequ’ellesesoitperduedanslaconsciencerhétoriquemoderne,quiamalgamelesdeuxrapportssouslemêmeconceptdecontiguïté.Danscetteclassedestropes,lesniveauxhiérarchiquesdegenreetd’espèceseconfondent,maislesespèces se subdivisent en variétés selon les modalités particulières que prennent les rapports dedépendanceetd’inclusion,etselon lacatégoriegrammaticale(nom,verbe,adjectif,etc.)sur lequelporte,pourlesmétaphores,lerapportderessemblance,ouencoreselonlarépartitiondesdeuxobjetsdanslesclassesanimé/inanimé.

La deuxième classe (figures d’expression) embrasse encore des figures portant sur lasignification,mais étendues surplusieursmots : soit par fiction (« notre esprit produit unepenséesousdescouleursoudestraitsqu’ellen’apasnaturellement»),commel’allégorie,soitparréflexion(« les idéesénoncéesseréfléchissentsurcellesquine lesontpas»)commel’allusionoula litote,soitparopposition, comme l’ironie.La troisièmeclasse, celledes figures dediction (modificationmatérielledanslaformedesmots),estmentionnéepourmémoire,commepurementgrammaticaleetdépourvuedepertinencestylistique;cequipourraitprêteràdiscussion:onsaitbienqu’enlatin,parexemple,etmêmeenfrançaisclassique,certaines«formespoétiques»néesdecontraintesmétriquesou autres (encor, avecque) peuvent fonctionner comme de véritables indices du style poétique. Laquatrième classe est celle des figures de construction (ordre des mots), soit par révolution(changementd’ordre),commel’inversion,soitparexubérance(expansion),commel’apposition,soitpar sous-entente, comme l’ellipse. La cinquième classe rassemble les figures d’élocution, quiprocèdent du « choix et assortiment desmots » au niveau de l’expression de l’idée (notion d’unechose) :parextension, comme l’épithète,pardéduction, comme la répétitionou la synonymie,parliaison(ouabsencedeliaison),parconsonance,commel’allitération.Sixièmeclasse:figuresdestyle(choix et assortiment des mots toujours, mais pour l’expression d’une pensée, c’est-à-dire d’unjugementmettantenrelationaumoinsdeux«idées»),paremphase(encoreuneexpansion),commel’énumération, par tour de phrase, comme l’apostrophe ou l’interrogation, par rapprochement,comme la comparaison ou l’antithèse, par imitation (du signifié par le signifiant), commel’hypotyposeoul’harmonieimitative.Septièmeetdernièreclasse:figuresdepensée(tourdonnéàlapenséeelle-même,indépendammentdeson«expression»),parimagination,commelaprosopopée,parraisonnement,commeladélibérationoulaconcession,pardéveloppement,commelesdiversesespècesdedescription.

Letableauainsirésumépeutparaîtred’unecomplexitéexcessive,etl’onsouhaiteraitpouvoirluisubstituer quelque répartition plus simple, comme celles qu’offrait déjà la tradition antérieure, enfigures demots / figures de pensée, ou figures de grammaire / figures de rhétorique, ou figuresd’imagination / figuresdepassion.Fontanierexamine lui-mêmecettequestion,et ilvadesoiqu’ilfournitd’excellentesraisonspourrejetertouteslesclassificationssauflasienne.Etilfautreconnaîtreque ses arguments sont solides, et qu’on ne le prend jamais, dans le détail, en flagrant délit dedistinctionarbitraireouabusive.C’estpeut-êtreauniveaudesgrandesclasses(oùd’ailleursilsuitleplus fidèlement la tradition, et où il semble avoir hésité à innover) que l’on pourrait tenter desimplifiersontableau:lesdifférencesd’extensionn’apparaissentpascommelespluspertinentes,etl’on peut regretter qu’elles jouent un rôle stratégiquement si important : on rapprocherait ainsivolontierslesfiguresparfictiondesmétaphores,parréflexiondesmétonymiesetsynecdoques,ouencore les diverses formes d’expansion : exubérance, extension, emphase et développement.Maisproposerunenouvelle«division»,neserait-cepastomberàsontourdanscetexcèstaxinomiqueque

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I.

l’on reprocheàFontanier?Audemeurant,cette répartitionpardegréd’extensioncroissant, siellepeutparaîtresuperficielle,présenteaussilegrandavantagedemanifesterd’unemanièretrèsclairelaprojection, de plus en plus ambitieuse, du principe paradigmatique de substitution sur des unitéssyntagmatiques de plus en plus vastes. Il n’est pas indifférent de constater que cet inventaire desfigures s’achève sur la liste des six espèces (ou variétés ?) de la description : topographie,prosopographie,éthopée,portrait,parallèle,tableau–oùl’onvoitserésorberenfigurestoutunpan(énorme) de l’édifice littéraire.Mieux encore : la dernière espèce nommée, le tableau, se définitainsi:«Onappelledunomdetableauxcertainesdescriptionsvivesetaniméesdepassions,d’actions,d’événementsoudephénomènesphysiquesoumoraux»–soit,si lesmotsontunsens,toutcequenous appelons aujourd’hui récit, plus quelques annexes, dans l’ordre du roman, de l’épopée, del’histoire etde la chronique.Tout celadansune seule, lastbutnot least, desquelquequatre-vingt-deuxfiguresdénombréesparFontanier:telleestladémesure,telestl’impérialisme–telfutl’empiredelaRhétorique.

«Lesdeuxouvragesn’enformeraient,jointsensemble,qu’unseul,unTraitégénéraldesfiguresdudiscours,dontl’unseraitcommelapremièrepartieetl’autrecommelaseconde.Danslepremierplandel’Auteur,ilssetrouvaientfondusl’undansl’autre,etilsn’ontétéséparésqu’àcausedel’usageoùl’onestdepuislongtempsdanslescollègesd’affecterlestropesàlaclassedeSeconde,etlesfiguresnontropesàlaclassedeRhétorique»(Avertissementdela4eéditionduManueldestropes, 1830,p.VII).Préface, pagesXIV-XV.CetteéditiondesTropesdeDumarsaisavecunvolumedeCommentaireraisonnéparPierreFontanier(Belin-LePrieur,Paris, 1818)aétéréimpriméeen1967parSlatkineReprints,Genève.«Voicila4eéditiondonnéeparl’Auteurlui-même[…]quidéclareyavoirdonnésesdernierssoinsetn’avoirdésormaisqu’àlarecommander,pourlafidélitédel’exécution,auximprimeurschargésdelareproduire»(Avertissement, p.VI-VII).AvertissementdesFiguresautresquetropes, p.V-VI.Avertissementdela4eéditiondesTropes, p.VII.Cf.A.E.Chaignet,LaRhétoriqueetsonhistoire, Wieveg,Paris, 1888.Destropes, éd.Belin,1818,p.22.P.6.HughBlair, Leçonsderhétoriqueetdebelles-lettres(1783),traductionfrançaiseparJ.-P.Quénot,3eéd., Paris, Hachette,1845,t.I, p.114.Ibid., p.242.FontanierconnaîtbienlaRhétoriquedeBlair, unedespluscélèbresduXVIIIesiècle,qu’ilciteàplusieursreprises.Qu’ilaitounonexistédansunétatantérieurdelalanguen’aiciaucuneimportance:larhétorique,portantdesétatsdeconsciencelinguistique, estenferméedanslasynchronie.AjoutonsquepourFontanierl’absencedemotproprefaitcatachrèsemêmes’ilexisteuneexpressionpropreenplusieursmots (doncencirconlocution):ainsi, violonpour«joueurdeviolon»n’estqu’unecatachrèsedemétonymie(violonisteestpostérieur).La catégorie annexedes « tropesmixtes » ou syllepses n’est pas unequatrième espèce ; elle n’estmêmepas véritablement une catégorie «mixte », ce quisupposeraitunesuperpositiondeplusieurstropesdanslemêmemot(celaseproduit, maisc’esttoutautrechose:ainsidans«boireunverre»,onaàlafoisunemétonymiedésignantlecontenuparlecontenantet, selonFontanier,unesynecdoquedésignantcecontenantparsamatière).Lasyllepserésultedelaprésencesimultanéedanslamêmeproposition,voiredanslemêmemot,dusenspropreetdusensfiguré:Romen’estplusdansRome, ouencore,Brûlédeplusdefeuxquejen’enallumai.Ainsi, ferpour«épée»,verrepour«récipientenverre»sontpourFontanierdessynecdoquesentantqu’ilvoitdanslamatièreunepartiedelachose;maisonpeutaussibien,oumieux,yliredesmétonymies,carleconceptdelamatièredontilestfaitn’estpasinclustoutentierdansceluidel’objet.IntroductionàlarééditiondePierreFontanier,LesFiguresdudiscours, Paris, Flammarion,1968.

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Quellesvaleursesthétiques?I

Lanotion de « valeur esthétique », telle qu’on l’emploie couramment, c’est-à-dire au sens devaleur objective et donc universelle,me semble reposer sur une série de pétitions de principe, deconfusionsetdemalentendusquejevoudraistenterdedissiperici,enprenantleschoses,sinond’unpeuplushaut,dumoinsd’unpeuplusloin.

On peut,me semble-t-il, poser en principe qu’aucune valeur d’aucune sorte n’est objective etabsolue,parceque rien, pardéfinition,nepeutprésenterde«valeur», c’est-à-direvaloir quelquechose,qu’auxyeuxdequelqu’unoudequelques-uns:valoir,c’estinévitablementvaloir-pour:toutevaleurest,encesens,relative.Telobjetvautbeaucouppourtelsujet,beaucoupmoins,voireriendutoutpour telautre. Ilpeutadvenir,parhasardouparnécessité,et j’y reviendrai,qu’ilvailleautantpour tous,mais il ne sepeut qu’il vaille (quoi que ce soit)en lui-même, indépendamment d’un ouplusieurssujetsquil’évaluent–oulevalorisent.

Onpeutégalementposerenprincipe–maisjecroisbienquecesdeuxprincipesn’enfontqu’un–quelemot«valeur»estinséparabledumot«jugement»,auquelilesttoujours,explicitementouimplicitement, lié dans la notion de « jugement de valeur ». Je ne prétends certes pas que toutjugementsoitdevaleur(lorsqueje«juge»qu’ilpleut,ils’agitévidemmentd’unjugementdefait,oude«réalité»,correctouerroné),maisilmesembleévidentdesoiquetoutevaleurest,etnepeutêtre,que le prédicat d’un jugement, ou si l’on préfère, que toute valeur est et ne peut être que jugée ;valoir,c’estêtrejugé.Pourledireencoreautrement,iln’yadevaleurquedequelquechose(oudequelqu’un)pour quelqu’un. Aussi l’expression courante « les valeurs », avec ou sans majuscule,procède-t-elle d’une réification tout à fait absurde – absurde,mais sans doute fort commode pourérigeret imposercertainsjugementsdevaleurenprincipesabsolusetuniversels.Enrevanche,uneexpression comme « les valeurs de laRépublique (ou : de la démocratie) »me semble tout à faitcorrecte (quoique aujourd’hui un peu tympanisante), si dumoins l’on entend par là que certainesconduitesouinstitutionsvalentmieuxqued’autresauxyeuxdepersonnesetdegroupesattachésaumoderépublicain,oudémocratique,degouvernement.Siunetellenotionmeparaîtvalide,cen’estpastantparcequ’ilsetrouveque,commeondit,je«partage»(plusoumoins)ces«valeurs»,c’est-à-direces jugements,queparceque lecomplémentdenom,ou l’adjectif, indique ici clairement lecaractère relatif des « valeurs » invoquées : les « valeurs démocratiques » sont les conduites etinstitutionsdetoutessortesquifontl’objetdejugementsdevaleurpositifsdelapartdesdémocrates.Désignercesvaleursrelativescomme«lesvaleurs»,autrementdit,commedesvaleursensoietdansl’absolu,ceserait,deleurpart,dénierqu’ilpuisseexisterdes«valeurs»autresquedémocratiques–desvaleursaristocratiques,parexemple–,cequimesemblecontraireàtouteréalité,àtoutelogique,et,aupassage,àtoutedémocratie.Ilestdonclégitimedeparler,encesensdérivé,ouelliptique,des«valeurs»démocratiques,aristocratiques,chrétiennes,ouautres,maisenaucuncasdesValeurs(ensoi).Toutaussilégitime,quoiqueaussidérivée,l’expression«nosvaleurs»,quisignifieévidemment«lesjugementsdevaleurquejepartageavecvous»–restantàdéfinirenl’occurrencel’applicationdupronom«vous»,etàs’assurerdelaréalitédececonsensus.

J’ai posé en évidence logique le caractère relatif de toute valeur, ce qui revient à poser enprincipelecaractèresubjectifdetoutjugementdevaleur.C’estcecaractèrequidistinguelejugementdevaleur du jugementde réalité, nonpas en ce sensqu’un jugementde réalité pourrait n’être passubjectif – il l’est au contraire tout aussi nécessairement, puisque seul un sujet peut porter un

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jugementetquedecefaittoutjugementestpardéfinitionsubjectif–,maisencesensqu’unjugementderéalité,quoiquenécessairementsubjectifdanssasource,peutêtresoumisàl’épreuvedesfaits:sijejugequelasommedesanglesd’untriangleestégaleàquarante-cinqdegrés,cejugementpeutêtresoumis à une vérification empirique, devant laquelle je ne pourrai quem’incliner, sauf entêtementstupideoumauvaisefoi.Aucontraire,sijejugesympathiqueunepersonne,ouagréableunpaysage,aucunevérificationnepeutm’obligeràchangerd’avis,etàvraidireaucunevérificationn’esticitoutsimplementconcevable.

Tout jugement est donc subjectif, mais les jugements de valeur, et eux seuls, sontirréductiblementsubjectifsparceque irréfutables–cequinesignifiecertespasvéridiques,bienaucontraire,commenouslesavonsaumoinsdepuisPopper.Maisavantd’allerplusloin,jeveuxnoterqu’unjugementderéalitésubjective,dutype«J’aimecetobjet»,dontDurkheimabienmontré1qu’iln’étaitnullementunjugementdevaleur,peutêtreluiaussiirréfutable,quoiquepouruneautreraison:nulnepeutsavoirmieuxquemoisij’aimeousijen’aimepasunobjet,etdoncnulnepeutréfuterune telle assertion.Mais cette irréfutabilité est purement empirique, dans la seule dépendance desfaiblesmoyensd’investigationdontnousdisposonsengénéralsurlasubjectivitéd’autrui;ellen’estpasdeprincipe:lestenantsdelapsychanalysenemanquentpasdes’aventurersurceterrain,parfoisavecsuccès,etlesdétecteursdemensongeobtiennentsouventdesrésultatsquel’onpeutassimileràdetellesréfutations.L’irréfutabilitédesjugementsdevaleurestd’unautreordre,proprementlogiqueetdoncdeprincipe.Pourmieuxcernercettedistinction,ilsuffitpeut-êtredeconsidéreruninstantlejugement de valeur pour ce qu’il est en effet, c’est-à-dire pour un jugement de réalité subjectivedéguisé:soit«Cettefleurestbelle»commesignifiant,ouplutôtrévélantsimplement«J’aimecettefleur ». Si, ayant d’abord produit la première assertion (jugement de valeur), je me rabatsprudemmentsurlaseconde(jugementderéalitésubjective),unpsychanalystepourraitéventuellementmedémontrerquej’aitortdecroireaimercettefleur,maisilnepourramedémontrerquej’aitortdel’aimer–proposaussiabsurdequeleproposcontraire.C’estencesens,évidemmentlogique,quelesjugementsdevaleur,etmêmelesmoinspartagés,sontirréfutables.

Il faut pourtant distinguer, parmi ces jugements, entre ceux qui échappent à toute normetranscendante, et que j’appellerai jugements de valeur libres, ou autonomes, et ceux qui sontnécessairementsoumisàuneouplusieursnormesextérieures,etquej’appelleraidonchétéronomes.Jedoisd’abordpréciserquecettedistinctionnecoïncidepasaveccelleentrejugementsindividuelsetcollectifs : un sujetn’estpasnécessairementun individu, et un jugement devaleur, nécessairementsubjectif,peutfortbienêtrelefaitd’ungrouped’individusquilepartagent,etquel’onpeutàcetitreet sur ce point considérer, toujours avec Durkheim, comme un sujet collectif, quelle que soit ladéfinitiondecegroupe.Pourchoisirvolontairementunexempleunpeudaté,onobservaitjadisquecertainsjeunesgensjugeaientlesBeatles«supérieurs»auxRollingStones,etd’autresl’inverse:cedésaccord partageait généralement de manière assez imprévisible une même classe d’âge, et,supposons-le, sans autres distinctions sociales déterminantes, si bien qu’on pouvait dire que le«groupe»forméparles«fans»desBeatles,oudesRollingStones,n’avaitpasd’autretraitdistinctifquecettepréférencemusicale.Mais supposonsque l’onaitpuenpercevoird’autres, et établir,parexemple,quelesjeunesbourgeoispréféraientlesBeatlesetlesjeunesdemilieupopulairelesRollingStones : cela indiquerait seulement une certaine affinité entre telle condition sociale et telledispositionmusicale,sansquecetteaffinité,quiresteraitéventuellementàexpliquer,pûtdéterminerunenormeausensfort,denatureàproduireelle-mêmeunevéritableobligation:unjeunebourgeoispouvaitdanscettehypothèsepréférerlesRollingStonesàtitredepuredévianceindividuelle,fût-ceenbravantladésapprobation,plusoumoinsviolente,desonmilieu.J’auraisd’ailleurspuimaginer

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uneaffinitédedispositionplusmystérieuse,maisdûmentattestéepardesstatistiques,tellequecelle-ci : « les blonds préfèrent les Beatles et les bruns les Rolling Stones », répartition qui n’auraitcorrespondu,danscettehypothèsefantaisiste,àaucunesorted’agrégation,maisàunedéterminationphysiologique transversale à toute division sociale, au moins dans la population d’Europeoccidentale, où la couleur des cheveux détermine évidemment une classe logique, mais non ungroupesocialetencoremoinscequ’onappelleaujourd’huiune«communauté».Denouveau,biensûr,rienn’excluraitqu’unjeunebrunpréférâtlesBeatlesouunjeuneblondlesStones,sansmêmeencecas,dumoinsjelesuppose,encourirlemoindreblâmedelapartd’uneclassedépourvuedetouteconsciencedegroupe,etdoncdetoutecapacitéàformulerdescritèresdeconformité.

J’emploie cette expression,« critèresde conformité», pourdésigner certains typesdenormesocialequinecomportentpasencored’obligationvéritable,c’est-à-direreconnueetintérioriséeparceluiàquielles’impose.Jenesuispascertainquelafrontièresoitbienétancheentrecesdeuxtypes,maisjeposeenhypothèsequelanormedeconformitésociale(cellequeprésente,dansmonexemple,legroupedéfinicomme«jeunesbourgeois»ou«jeunesprolétaires»,etnonceluidesjeunesblondsoubruns),oucequ’onappellecouramment leconformisme,n’estpasdenatureà imposerce typed’obligation intérieure. La pression du milieu, quand « milieu » il y a, c’est-à-dire communautéconsciente et plus ou moins organisée, peut certes peser de diverses façons sur les jugementsesthétiquesdesesmembres,jusqu’àlesinquiéteroulescontrarier,maisellenefaitpasàproprementparlerobligation,parceque–peut-êtrefaut-ildireplusprudemmentdanslamesureoù–l’éventuelledéviance axiologiquenemenacepas la cohésionou la survied’ungroupe, dont la cohésionou lasurvien’estpeut-êtred’ailleurspaselle-mêmeunenécessitéabsolue:legroupe«jeunesbourgeois»ou«jeunesprolétaires»pourraitbiendisparaîtreentantquegroupeculturel,oucesdeuxgroupessedissoudreetsefondre,sansqueriendevitalfûtmenacé.Ilsepourraitd’ailleurs,àcertainségards,quecettefusionaitdéjàeulieu,àlafaveurd’uneévolutionrelativementrécente,quitendàinvestirchaqueclassed’âged’unhabitusculturelspécifique.

Il fautdoncdistinguerdecesnormesdeconformité ce que j’appelleraimaintenant desnormesd’obligation.Lesnormesd’obligationsontcellesquiprocèdent,dansunecollectivitéquellequ’ellesoit, d’une nécessité vitale, celles dont l’observance conditionne l’existence même de cettecollectivité. L’exemple-type, selon les ethnologues, en est évidemment la prohibition de l’inceste,dontlatraductionentermesdejugementdevaleurestquel’inceste,danssesdiversesvariantes,estunemauvaiseaction.Lecommandementbiblique«Tunetueraspoint»enestunautre,etjenevaispasenégrener la liste,qui estbienconnue, sinon toujours respectéede tous.Les jugementsqu’onappelle«éthiques»relèventtypiquementdecettecatégorie,dontKantaformuléleprincipegénéralsousleterme,justement,d’«impératifcatégorique»,etsouslaforme:«Agistoujourscommesilamaximedetonactiondevaitêtreérigéeenmaximeuniverselle.»Cesnotionsdenormed’obligationetd’impératifcatégoriquenesupposentnullement,selonmoi,quelesjugementsdevaleurauxquelsellesserapportentnesoientpassubjectifs,cequiencoreunefoisn’aaucunsensàmesyeux:ellessignifientseulementquecesjugementsnepeuventdéterminerdesconduitesques’ilssontconformesà la norme d’obligation considérée. Kant ne dit pas : « Juge comme si la maxime de tonjugement… », mais bien : « Agis comme si la maxime de ton action… » Rien en principe nem’interditdejugerquelemeurtre,levioloul’incesteestunebonneaction,etriend’ailleursnepeutm’enempêcher.Cequim’estinterditparlaLoimorale,oulanormesociale,c’estdeconformermesactions,mondiscoursetmonattitudeàl’égarddesactionsd’autrui,àunteljugement,quejenepuisdèslorsque«garderpourmoi»,puisquesonexpressionpubliquefaitdéjà,leplussouvent,l’objetd’uninterdit,comme«apologiede»ou«incitationà»uneconduiteprohibée.C’estcetteprohibition

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qui entrave, sinon la doctrine intérieure, aumoins l’expression publique eta fortiori l’applicationpratiquedesjugementsnonconformesauxnormesd’unesociété,oupeut-êtredetoutesociété,oudel’espècehumaineconsidéréecommelaSociétéglobalequ’elleestsansdoute,tantbienquemal,envoie de devenir. Cette entrave se nomme « contrainte » lorsqu’elle est subie, et « obligation »lorsqu’elleestlibrementacceptéeaunomdeteloutelprincipetranscendant,parexemplereligieux–oulogique,commel’estenunsensl’impératifkantien,quiimposeauxconduiteshumainesunerègledecohérence.Ungrandnombredenosactionsnesontguèrerégiesquepardescontraintessubiessans trop d’adhésion intérieure, comme le fait de payer ses impôts ou de respecter les places destationnement, et celles-là ne déterminent guère de ce qu’on puisse qualifier de « jugements devaleur».Iln’yaàproprementparlerjugementdevaleuréthiquequelorsqu’unerègled’actiondictéeparlesoucidesurvied’ungroupesetrouveacceptéeetassuméeparunsujet,individueloucollectif.C’estencesensqu’unjugementdevaleurpeutêtrel’objet,nonpasd’unecontrainte,cequin’aaucunsens, car un jugement contraint n’est pas un jugement, mais d’une obligation. C’est le champd’applicationdeceque j’appelledes«normesd’obligation»,etcechampestdoncparexcellenceceluides jugementséthiques,dont l’universalitéest,commeon lesait,diversementcontestée,maisquimeparaîtenglobertouslesdomainesdelavieencommun,ycomprisceluidelaviepolitique:les«valeurs»politiquesauxquellesjefaisaisallusiontoutàl’heurenemesemblentméritercetermequeparcequ’ellessontassuméescommedesvaleursmorales,fautedequoiellesnerelèveraient,mesemble-t-il,quedecritèrestoutàfaitobjectifsd’efficacité:unepolitiqueestplusoumoinsefficaceparrapportàsonbut,etcelaserapporteàdescritèresdefait ;cebut lui-mêmeestplusoumoins« juste », et ce critère-là se rapporte à des jugements de valeur qui ne peuvent être que d’ordreéthique.Quandonparlede«valeurspolitiques»,onpensedoncenfaitàdesvaleursmorales,dontl’universalité(àdéfautd’objectivité)sefondesurdesnormessociales,etéventuellementreligieuses,d’obligation.Qu’enest-ildonc,àcetégard,desprétendues«valeursesthétiques»?

Kant,onlesait,qualifiaitd’«esthétique»cequ’ilappelaitle«jugementdegoût»,etquenousappelonsaujourd’hui,précisément,jugementesthétique.Cettequalificationn’étaitpourluinullementredondante ; elle désignait en fait le caractère irréductiblement subjectif, c’est-à-dire dépourvu decritères objectifs, que le « jugement de goût » partage selon lui avec le jugement d’agrémentphysique,parexemplesurlasaveurd’unbreuvageoud’unaliment,dansunsystèmequin’assumaitapparemmentpasladistinctionentrejugementsdevaleuretjugementsderéalité.Enl’assumantàsaplace et sans son accord, on peut dire que tout jugement est subjectif, mais que les jugements deréalitésontfondéssur,etdoncassujettisàdescritèresobjectifs,etquelesjugementsdevaleur,àleurtour, se répartissent pour l’essentiel en jugements éthiques, qui sont assujettis à des normesd’obligation,etsurlesquelsjenereviendraiplus,etjugements«esthétiques»,ausenslarge,quinesont assujettis ni à des critères objectifs ni à des normes d’obligation, mais, au maximum, à desnormesnonobligatoiresdeconformité,etsouventàaucunenormed’aucunesorte.C’estencesensquejelesqualifiaisàl’instantd’«autonomes»,puisquedanscesdeuxcasilsnedépendentd’aucuneobligation.Cettecatégoriecomprenddoncàlafoislesjugementsd’agrémentphysique,dutype«Cevinestbon»,etlesjugementsesthétiquesausensstrict,dutype«Cettefleurestbelle».Ladistinctionentre ces deux sortes dépend, on le sait, d’un autre trait, qui est le caractère « désintéressé » dujugement esthétique, qui ne porte que sur l’apparence de l’objet, au nom d’un plaisir ou déplaisiréprouvéàsonseulaspect,éventuellementillusoire,sansconsidérationdel’intérêtquenouspouvons

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prendreàsonexistenceréelle.Maisjevaislaisserdecôté,àsontour,lejugementd’agrément,pourneplusconsidérermaintenantquelejugementdevaleuresthétique,ausensactueldeceterme.

Sonautonomie,jelerépète,tientaufaitqu’aucunenormed’obligationnepèsesurlui,quiseraitdictéeparunquelconqueintérêtcollectifousupérieur:lejugementesthétique,siextravagantpuisse-t-ilparaîtreauxyeuxd’autrui,n’estenlui-mêmedenatureànuireàpersonne,individuougroupe,etnepeutchagrinerquesonéventuelleintolérance.Simonenthousiasmepourunemusiquemepousseàl’écouterdansdesconditionssusceptiblesdegênermesvoisins(c’étaitundesgriefsdeKantcontrecetart),ilestclairquecettenuisancenetientpasàmonjugement,maisàlaconduitequ’ilm’inspireetqu’ilnedéterminepasdemanièrenécessaire :cen’estpasmongoûtpourWagnerqui lèsemonvoisin,c’estlapuissancedemonampli:sij’aimaisWagnertroisfoisplusfortetl’écoutaistroisfoismoinsfort,ils’entrouveraitlogiquementtroisfoismieux,sauffanatismedesapart–fanatismequiàson tour ne serait éthiquement condamnable que s’il le conduisait à intervenir dans ma conduiteesthétique privée. L’incompréhension du jugement contraire qui accompagne souvent le jugementesthétique, et qui lui est même en un sens consubstantielle, n’est en elle-même nullementdommageable tant qu’elle ne détermine aucune conduite d’empêchement, de contrainte oud’intimidation,etqu’elleenresteàl’étatdejugement:monvoisinetmoipouvonssansinconvénientni préjudice, dans notre for intérieur, nous tenir réciproquement pour des béotiens.Considérée enelle-même,une«valeuresthétique»nepeutenaucuncasmenacerleliensocialetlapaixd’autrui.Cette innocuité, qui est l’autre face de sa gratuité, garantit en principe sa liberté, sauf contrainteexercée de l’extérieur par un individu ou un groupe, comme lorsqu’un régime totalitaire privecertains individusde l’objetmêmede leur plaisir esthétique, ou leur imposeunobjet dedéplaisir,d’une manière manifestement arbitraire et que ne fonde que l’emploi de la force. Les régimestotalitaires n’ont d’ailleurs pas le monopole de ce type de nuisance esthétique, puisque même endémocratie le goût de la majorité, ou parfois simplement de certains de ses représentants, peuts’imposerà tous,et sanséchappatoirepossible,en faitdemonumentspublicsoudemanifestationscollectives.

Jeneveuxpasarguerdecesexemplesmarginaux,quitiennentàunecollusionfâcheuse,quoiquedifficilementévitable,entrelegoûtetlepouvoir,pouraccablertropfacilementtouteespècededésird’imposer à autrui ses propres valeurs esthétiques, d’autant que ce désir, que Kant appelait«prétentionàl’universalité»,habiteplusoumoinschacundenous,enchacundesesjugements.Jeneveux pas non plus exposer ici les raisons quime font rejeter l’idée kantienne selon laquelle cetteprétention serait légitime, car fondée sur une prétendue communauté de sensibilité, et donc deréponse esthétique, entre les êtres humains. Il me semble que l’évolution historique et culturelle,depuisdeuxsiècles,arendudeplusenplusdouteusel’existenced’unetellecommunautéuniverselleetapriori.Lefaittoutsimple,quej’aiessayédemontrerailleurs,estquelejugementesthétiqueestunjugementdevaleurquiseprendpourunjugementderéalité,c’est-à-direunjugementderéalitésubjective («J’aimecette fleur»)quis’exprimeen jugementde réalitéobjective :«Cette fleurestbelle».Cemouvement illusoire s’appelle«objectivation», et je le crois inhérent à tout jugementesthétique.

Cetteprétentionàl’universalité,quinepeutplusguèresefondersurlemythedelacommunautéuniverselledessensibilités,s’appuieplutôtaujourd’hui,mesemble-t-il, suruneconfusionentre lesvaleurs esthétiques, autonomes et relatives par définition, et les valeurs éthiques, qui tiennent leurcaractère « absolu », c’est-à-dire obligatoire, des raisons essentiellement sociales (éventuellementsacraliséespardesmotifsreligieux)quej’indiquaistoutàl’heure;ou,pourledireautrement,etsans

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doutedemanièreplusprécise,suruneconfusionentrenormesdeconformitéetnormesd’obligation.C’estsurcepointquejevoudraisinsistermaintenant.

Comme les individus, les groupes, pour autant qu’ils prennent conscience de leur identité etd’une communauté de goût qui tient pour l’essentiel à une communauté de culture, tendentnaturellementàérigercegoûten«valeur»,c’est-à-direàconvertircettecommunautéempiriqueennormedeconformité,puiscettenormedeconformitéennormed’obligationcapabledes’imposeràtous leurs membres, et au-delà, à tous les groupes. La notion la plus efficace à cet égard estévidemment celle de « bon goût », que l’on appelle parfois, par une ellipse révélatrice de bonneconscience,le«goût»toutcourt.Dequipartagemongoût,jedisspontanémentqu’ilabongoût,ouplussimplementqu’iladugoût.Lapremièreassertionimpliquequ’ilpeuteffectivementexisterunecertainediversitédesgoûts,maisquecertainsgoûtssontmeilleursqued’autres,ouplusexactementqu’uncertaingoût(lemien)estmeilleurquelesautres,quel’ondécrète«pathologiques»enraisondetelleoutelleinfirmité,commeleshépatiquesquineperçoiventpluslescouleurs:c’étaitlathèsedeHumedanssonessaiautitreemblématique,Surlanormedugoût;s’iln’yaqu’unbongoûtcontreplusieursmauvais,comme iln’yaqu’unevéritécontreplusieurserreursoumensonges, ildevientlégitimedelequalifierde«goût»,toutcourtetdansl’absolu,etderejeterlesautresdansl’absencedegoût.

Maiscettemanœuvred’exclusionsouffred’unefaiblessemanifeste:c’estqu’elleresteentoutecirconstance réversible. Lorsque deux groupes, comme nos partisans des Beatles et des Stones,s’opposentsurunensemble,ouplutôtsurdeuxensemblesde«valeursesthétiques»,l’und’euxpeutbiententerdeprendrel’avantagesurl’autreselonlaposturedépréciativequejedécrisailleurs2,etquiconsistemoinsàmiliterpoursaproprepréférence(«Tudevraisaimerceci»)qu’àdéstabiliser lapréférenceadverse(«Commentpeux-tuaimercela?»),maiscetavantagen’estjamaistoutàfaitàl’abri d’une riposte symétrique, et la querelle risque fort, en ce cas, de rester irrésolue, sansvainqueurs ni vaincus. C’est ici que les normes de conformité qui s’opposent sans succès doiventtenterdeseconvertirennormesd’obligation.Cetteconversionconsisteàprésenter,explicitementounon, les valeurs esthétiques commedépendant de valeurs éthiques, qui sont les seules à bénéficierlégitimementd’unenormed’obligation;ouplusexactement,elleconsisteàaffectercertainesvaleursesthétiques(cellesquel’onfavorise,biensûr)decequej’appelleraiunpeusèchementuncoefficientdevaleuréthique,etdonccommeuneprimeàlavaleurajoutée.

Encorefaut-ilsouventtenircomptedelapluralité,quej’évoquaisplushaut,decesnormeselles-mêmes:ainsi,entrelamoralecommune,civique,«républicaine»etplusoumoinschrétienne,quiprésideaujourd’huiaufonctionnementofficieldenotresociété,etcelle,aristocratiqueàsafaçon,detelles « bandes de jeunes » liées par un code « d’honneur » et de rébellion, il y a évidemmentopposition–mêmesileprincipedelapremièreluiimposeparfoisquelquetoléranceàl’égarddelaseconde – et chacune de ces éthiques peut survaloriser un ensemble de partis esthétiques, l’unprivilégiant, disons, l’équilibre et l’autre la violence. Ce ne sont pas les exemples actuels quimanquent, dont notre antique querelle entre fans des Beatles et des Stones, ou encore celles entrepartisansetadversairesdube-bop,puisdufreejazz,présentaitpeut-êtreunarchétype.Onsaitaussicomment se surinvestissent aujourd’hui, en termes demorale civique, les affrontements autour del’art (plastique) contemporain3, mais il y avait déjà beaucoup de cela, mutatis mutandis, dansl’accueil,favorableetdéfavorable,faitjadisauxœuvresd’unCorneille(querelleduCid),d’unHugo(querelled’Hernani),d’unWagner,d’unManetoud’unPicasso.Danscegenredecas, ledifférend

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esthétique s’adosse, consciemment ou non, à un conflit d’éthiques, où il ne trouve aucune voie derésolution,maisplutôt,jelecrains,unrisqued’aggravation.Enrevanche,lasituationconflictuellenefaitsansdoutequ’accentuer,auseindechacundescampsopposés, laconfusiondenormesdont jeparle,etqui imposeenquelquesorte le« silencedans les rangs»,puisqu’elledonneaubesoindeconformité esthétique la force d’une obligationmorale, et à toute déviance de goût l’allure d’unesortedetrahison.

Mais,quelqu’endoiveêtre lesuccès,cesentreprisesdesurvalorisationnepeuventsansdouteguèreportersurdesobjetsesthétiquesnaturels,àmoinsdefaire,commelevoulaitKant,del’intérêtpourlabeautédelanaturelesigne«d’unétatd’âmefavorableausentimentmoral»4.Pourdiversesraisonshistoriques,une telle liaisonsymboliquea largementdéserténotrehorizondepensée,et leprivilège de moralité, devenu depuis Hegel privilège de spiritualité, s’attache aujourd’hui depréférenceauxœuvresd’art,entantque«produitsdel’esprit»5.Lesquerellesrelativesaux«valeursesthétiques»reposentdoncsouventaussisuruneconfusionentrel’appréciationesthétiqueengénéralet l’appréciationartistiqueenparticulier, c’est-à-dire l’appréciationdes seulesœuvresd’art,quineconstituentpourtantqu’unepartie,peut-êtreuneminorité,denosobjetsesthétiques.

Je sais que cette dernière distinction est parfois contestée au nom de l’idée que les objetsesthétiquesquinesontpasdesœuvresd’art–commelorsquej’admirepoursa«beauté»unobjetnaturel comme une fleur ou un animal, ou qui n’en sont pas demanière certaine, comme lorsquej’admire pour le mêmemotif unmasque africain ou une fresquemagdalénienne dont j’ignore lafonction d’origine – que ces objets esthétiques-là, donc, ne sont tels que parce que notre cultureartistique nous les a rendus tels en les investissant d’une valeur qu’ils ne tirent que de cetinvestissementmême:lemasqueafricaindevraitsavaleuresthétiqueàl’échoenretourqu’ytrouventdestoilesproto-cubistesdePicasso,lespaysagesd’Île-de-FranceoudeNormandiedevraientlaleurausortque leurontfaitCorotet les impressionnistes, lesbrumessur laTamisedevraient tout leurcharme,voireleurperceptibilité,àlamagiedeTurner,etc.Commel’indiquecedernierexemple,untelpropos renvoieaucélèbreparadoxed’OscarWilde, selon lequelc’est lanaturequi imite l’art :«Lavieimitel’artbienplusquel’artn’imitelavie[…]Sansdouteyeut-ilàLondresdesbrouillardsdepuis des siècles.C’est infiniment probable,mais personne ne les voyait, de sorte que nous n’ensavions rien. Ils n’eurent pas d’existence tant que l’art ne les eut pas inventés […] Cette blanchelumière frémissante que l’on voitmaintenant en France, avec ses singulières tachesmauves et sesmobilesombresviolettes,c’estladernièrefantaisiedel’art,quelanature,ilfautl’avouer,reproduitàmerveille. Où elle composait des Corot et des Daubigny, elle nous offre maintenant d’adorablesMonetetdesPissarroenchanteurs.»CettepagedeWilde,onlesaitaussi,trouveunéchofidèledansuneautrepage,deProustdansLeCôtédeGuermantes,quimontre l’actionexercéeparRenoirsurnotrevisionducorpsféminin,oudesvoituresdanslarue6.

AlainRoger,quirapprochejustementcesdeuxpagesdanssonCourttraitédupaysage,qualifieceparadoxede«révolutioncopernicienne»7.CetteexpressionévoqueévidemmentlaphilosophiedeKant, qui l’appliquait à la manière dont lui-même plaçait l’activité de l’esprit au centre de touteconnaissancedumonde,etdontl’esthétique,commejel’aidéjàrappelé,placel’exercicedujugementdegoûtà lasourcede toutevaleuresthétique,faisantdu«beau»,nonplusunepropriétéréelledel’objet, mais le simple prédicat d’une appréciation purement subjective. Mais la « révolution »wildienne ou proustienne pousse évidemment d’un cran supplémentaire celle de la Critique dujugement:Kantdisaitsimplement(ensubstance):quandjedéclarequ’unefleurestbelle,j’exprime

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parlà,enl’objectivant,mongoûtpourcettefleur,quin’estenelle-mêmenibellenilaide,maisquisimplement me plaît ou me déplaît. À cette première réduction, subjectiviste, Wilde et Proust enajoutentensommeuneseconde,quel’onpourraitqualifierd’articiste,etquiposequemongoûtoudégoûtpourcettefleurestlui-mêmed’origine,nonpaspersonnelle,etencoremoinsnaturelle,maisculturelle, comme déterminé, à travers ma propre culture artistique, par l’évolution et les«révolutions»del’artauxquellesj’aiétéexposédirectementouindirectement:j’aimeunpaysageàla Corot ou une femme à la Renoir parce que mon goût en fait de paysages ou de silhouettesfémininesaétéformésoitparlacontemplationdestoilesdecespeintres,soitparmonimprégnationdansunecultureelle-même imprégnéedes«valeurs»esthétiquesgénéréespar ces tableaux.D’oùl’idée, défendue entre autres parAlainRoger, selon laquelle un objet esthétique que nous croyonsnaturel, commeun paysage ou un corps de femme, n’est « esthétique » (c’est-à-dire, comme je lepense également, objet de jugement esthétique) qu’en tant qu’il est, d’un mot qui nous vient deMontaignevial’esthéticienfrançaisCharlesLalo,«artialisé»,c’est-à-diremodifiéparl’art,soitinsitu,parl’artdujardinage,dumaquillageoudelamode,soitinvisu,parl’influencedespeintresoudessculpteursquiontmodifiénotrevisiondecesobjets.C’estcetteartialisationquinousfaitpasserdelanuditénaturelleaunuartistique,etdusimplepaysàcequenousnequalifionsdepaysagequeparréférenceausortquelapeinture,etdonclaculture,afaitàcequenousappelonsnaïvement lanature. Sans l’action de l’art, la nature ne pourrait être un objet esthétique, et ne pourrait doncprésenteraucunevaleuresthétique,nipositiveninégative.

Cette thèseme semble à la fois juste et excessive, et cettenuance est assezbien, quoique sansdouteinvolontairement,illustréepardeuxphrasesdeCharlesLaloquejevaisciterdansl’ordreoùlesciteAlainRogerlui-même;lapremièredit:«Lanature,sansl’humanité,n’estnibelle,nilaide.Elleestanesthétique.»Laseconde:«Labeautédelanaturenousapparaîtspontanémentàtraversunartqui luiest étranger.»8 Ilyaunecontradictionévidenteentre l’idéeque lanatureenelle-mêmen’estnibellenilaideetcellequesa«beauté»puissenousapparaîtred’unemanièreoud’uneautre,maisLaloveutcertainementdire,danssadeuxièmephrase,quelanaturenoussemblebelle[oulaide]àtravers l’art,quiseul larendtelleànosyeux.Pourledirevite, jemesensparfaitementd’accordaveclapremièrephrase:lanaturesansl’hommen’estnibellenilaide,toutsimplementparcequelejugement qui la rend belle ou laide ne peut être que le fait d’un être humain (c’est la première« révolution esthétique», celledeKant).En revanche, la secondephrase («Labeautéde lanaturenousapparaîtàtraversunart»),quiexprimelaseconde«révolution»(celled’OscarWilde,deLalodoncetdequelquesautres),mesembleexcessive,parcequ’ellepasse,etprétendnousfairepasser,d’unextrême(«lanatureenelle-mêmeestunobjetesthétique»)àl’autre:«lanaturenepeutdeveniresthétiquequepar l’actionde l’art». Jen’encrois rien,et jepensed’ailleursque lesœuvresd’artelles-mêmes ne sont pas plus « esthétiques » en soi – c’est-à-dire sans un sujet esthétique qui leséprouvecommetelles–que lesobjetsnaturels,ou lesproduitshumainsnonartistiques.Le facteuresthétisant,danstouscescas,c’estselonmoilasensibilitéd’unêtrehumain,quecettesensibilitésoitounoninformée,d’unemanièreoud’uneautre,parunecultureartistiquedirecteetpersonnelle,ouindirecte et socialement diffuse. En passant directement de l’idée (prékantienne) d’une « valeuresthétique» immanenteauxobjets,parexemplenaturels,à l’idéewildienned’unevaleuresthétiqueréservéeauxœuvresd’artet indirectementcommuniquéeauxobjetsnaturelspar laseuleaction, insituou invisu,desœuvresd’artsur lasensibilitédes récepteurshumains, les tenantsdecette thèsepassent, selon moi, par-dessus le cheval. Et du même coup ils abandonnent en faveur de l’art lesubjectivismekantienetlerelativismequipourmoiendécoule,puisqueseloneux,lesœuvresd’art,etellesseules,setrouventdotéesd’une«valeuresthétique»immanente,quinedépendplusd’aucune

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appréciation subjective : selon eux, la nature n’est pas belle sans l’art,mais l’art est beau par lui-même,puisqu’ilestcapablederendrebelle,ànosyeux,lanature.Ensomme,cettethèse,subjectivisteàl’égarddel’esthétiquenaturelle,devientobjectivisteàproposdel’art,cequimesembletoutàfaitinsoutenable,carselonmoi,l’œuvred’art,toutcommelanatureselonLalo,n’est«nibellenilaide»sansleregardesthétiqued’unrécepteur.Etceregard,certespresquetoujoursplusoumoinsinforméparl’art,nel’estpasdemanièrenécessaireetabsolue:pourciterdenouveauProust,enl’occurrenceplus nuancé que Wilde, à propos des natures mortes de Chardin : « Si tout cela vous semblemaintenantbeauàvoir,c’estqueChardin l’a trouvébeauàpeindre.Et il l’a trouvébeauàpeindreparce qu’il le trouvait beau à voir »9 – phrase qui place au point de départ de l’ensemble uneappréciationesthétiqueapparemmentlibredetouteinfluenceartistique.JesaisbienqueChardinn’estpaslepremierpeintredenaturesmortes,maisjesaisaussiquecegenreabiendûcommencerunjourpar une première naturemorte, qui par définition ne s’inspirait d’aucunmodèle pictural antérieur.L’idée«formaliste»,ensomme,quel’art,etlanaturemême,neprocèdentquedel’art,estcertesuneidée stimulante, mais à condition de ne pas la prendre trop longtemps à la lettre, de ne pas s’yenfermer, et de ne pas en être dupe. S’il est vrai, comme je le pense, que l’attention esthétiqueesthétise sonobjet,etsi l’onpeut,dece fait,direparmétaphorequ’il l’artialise invisu, puisqu’unobjet (rendu) esthétique n’est pas loin de fonctionner comme une œuvre d’art, il me sembledécidémentexcessifdeposercommeunfaituniverselquecetteartialisation-làpasseinévitablementpar,sij’osedire,l’artialisationinactud’uneproductionartistiqueantérieure.Jetrouvemêmequ’unetelleidéedéprécieabusivementl’activitépropreàlaconduiteesthétique:lorsquej’attribueàunobjetquelconque,par exempleunpaysage, unevaleur esthétique et de ce faitquasiartistique, il se peutsansdoute,etiladvienttrèssouvent,quej’agisseainsi,consciemmentounon,sousl’influenced’uneœuvreantérieure,mais il sepeutaussi, après tout,quemonactivitéesthétiqueprocèdealorsd’unesensibilité,etdoncd’unequasi-créativitéautonomeetpersonnelle,quellequesoit lapartdecultureartistiquequientredanslaformationdemasensibilité.Etsijem’appelleCorot,PissarroouCézanne,iln’estpeut-êtrepas tropspécieuxdedirequemonattitudeesthétiquesubitalors l’influenced’uneœuvreultérieure, celle-là même que je m’apprête à produire selon le motif invoqué par Proust :«beauàpeindreparcequebeauàvoir»–voir,cequis’appellevoir,étantalorsdéjàunefaçondepeindrecequiparfoisn’estbeauàvoirqu’en tantquebeauàpeindre.Mêmesicescassont rares,voireexceptionnels,commeréservésauxartistes,etauxquasi-artistesqu’ilnousarrived’êtredansnos conduites esthétiques10, il neme semble pas de bonneméthode de les écarter a priori par unprincipetropexclusif.Pourabuserencored’uneboutadedeDuchamp,cenesontpastoujours,oupasseulementdestableauxquifontlesregardeurs.

Àproposde cet objet esthétique assez spécifiquequ’est le « paysagenaturel », la positiondeGeorg Simmel, qu’Alain Roger rapproche de celle de Lalo, et donc indirectement de la«révolution»wildienne,estenfaitunpeuplusmodérée,etplusprochedecellequejedéfendsici.CequesoulignejustementSimmel,c’estqu’unpaysagen’estjamaisunobjetdonnéparlanature,maisplusoumoinsconstruitparson«regardeur»,aumoinsentantquecelui-ci,toutàlafois,détachedesoncontexteetcomposeenuneindividualitécaractérisable(prédicable)unfragmentducosmosquine se propose jamais lui-même comme individu isolé – ce qu’on dirait sans doute moinspertinemmentd’autresobjetsnaturelscommeunefleurouunanimal:«Lanature,quidanssonêtreetsonsensprofondsignoretoutdel’individualité,setrouveremaniéeparleregardhumain–quiladiviseetrecomposeensuitedesunitésparticulières–encesindividualitésqu’onbaptisepaysages.»11Cette activité constituante peut bien, à coup sûr, être rapprochée de celle de l’artiste créateur –paysagisteouautre.«Ceque fait l’artiste,écritSimmel,–soustraireau fluxchaotiqueet infinidu

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monde,telqu’ilestimmédiatementdonné,unmorceaudélimité,lesaisiretleformercommeunitéquidésormais trouveen soi sonpropre senset coupe les fils le reliant à l’universpourmieux lesrelieràsoi–cequedoncfaitl’artiste,c’estprécisémentcequenousfaisonsaussi,dansdemoindresdimensions,sansautantdeprincipes,etsurunmodefragmentairepeusûrdesesfrontières,aussitôtquenousavons lavisiond’un“paysage”, au lieud’uneprairieetd’unemaisonetd’un ruisseauetd’uncortègedenuages.»12Jeparlaisàl’instantducaractère«quasiartistique»del’objetesthétique,et ce qualificatif s’applique aussi bien à l’attention esthétique elle-même, surtout lorsqu’elle doit,comme c’est le cas face à un paysage, extraire et délimiter elle-même son objet. Que cettedélimitationsoitsouvent«peusûredesesfrontières»–moinssûreévidemmentquecellequ’opèrelepaysagistedansleslimitesdesontableau,etquelafréquentationdecetyped’œuvresconcoureànousassurerdanscetteactivitéconstructive,celanefaitpasdedoute,maiscela,mesemble-t-il,nemetpasl’attentionesthétiqueentièrementsouslacoupedel’art.Simmelécritavecplusdenuancequelaperceptiond’un«paysage»commetelconstitueuneœuvred’art«instatunascendi»,etilprécisecette qualification en opposant une telle perception à celle de la figure humaine : la « refonte del’apparencehumainedansl’œuvred’artestindiscutable;maisellesefaitàpartirdudonnéimmédiatdecetteapparence,alorsqu’onarriveautableaudepaysageenpassantparundegréintermédiaireenplus,lemodelagedesélémentsnaturelsen“paysage”ordinaire,auquelontdéjàcontribuéforcémentles catégories esthétiques, et qui se trouve sur la voie de l’œuvre d’art, qui est leur produit pur,autonomisé »13. Ce degré intermédiaire, celui de la constitution d’un « morceau de nature »14 enpaysage,estbiend’ordrequasiartistique,maiscequasi-làn’exigepas,pourêtre tel, ledétourparl’activitéproprement(canoniquement)artistique;ilseraitsansdouteplusjustededirequel’attentionesthétique,enelle-même,esticidéjàquelquechosecommeunart,cequ’illustreassezbienlapratiquephotographique15.

C’estpeut-être,demapartetdelasorte,bataillerunpeufortcontreunaimableparadoxefin-de-siècle,maisilsetrouvequelapositioniciretracéejusqu’àOscarWilderemonteenfaitàHegellui-même.Eneffet,celui-ci,rappelantlecélèbreexemplekantienduchantdurossignol,qui(selonKant)cessedenousplairesinousapprenonsqu’ilesten faitproduitparunhabile imitateur, renverse lepropospouraffirmerquelechantd’unauthentiquerossignolnenousplaîtlui-mêmeque«parcequenous entendons un animal, dans son inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent àl’expressiondesentimentshumains.Cequinousréjouitdonc,ici,c’estl’imitationdel’humainparlanature»16.Imitationparlanaturedel’expressiondesentimentshumains:nousnesommespasloin,dansuneesthétiquequifaitprécisémentdel’artlui-mêmeunetelleexpression,duparadoxewildiend’uneimitationdel’artparlanature.Ladeuxième«révolutioncopernicienne»enesthétique,sil’onveutlasituerainsidansl’histoire,n’estdoncséparéedelapremièrequeparlestroisdécenniesquis’écoulententrelaCritiquedujugement(1790)etlecoursd’esthétiquedeHegel(1818).Ellecoïncidebienavec le renversementopéréparHegelde lavalorisationkantiennedu«beau»naturelenunevalorisationantithétiquedu«beau»artistique,ouplutôtavecleprivilègeabsoluaccordéparHegelàce dernier comme « produit de l’esprit », auquel je reviensmaintenant – privilège que cherche àlégitimerlaconfusionentrevaleursesthétiquesetvaleursmoralesouspirituelles.Maisencoreveut-onsouventprétendrequetouteslesœuvresnereflètentpasaumêmedegrélasupérioritédel’esprit,etc’esticiqu’intervientl’idéed’une«hiérarchiedevaleurs»àl’intérieurduchampspécifiquedesœuvresd’art.

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Cetteidées’investitunpeupartout,àcommencerparHegel lui-même,quifondesahiérarchiedes arts sur leprétenduconstatd’uneévolutionvaloriséepar sespropres soins.Aujourd’hui, cetteprétendue hiérarchie inter-artistique a perdu beaucoup de sa vraisemblance, au profit d’une autre,intra-artistiquecelle-là,quiposeauseindechaqueartuneéchelleaxiologiquesurlaquellecertainesœuvres,oucertainsgenres,surplomberaientd’autresœuvresoud’autresgenres,dufaitdeleurplusgrandeteneurenspiritualité:ainsil’oratoriodeBachsurclasserait-t-ilàcetitrelachansonpopulaire,oulafresquedeRaphaëllanaturemortedeChardin.Detellesassertionsn’ontriend’absurde,maisilse trouve que leur critère axiologique, et donc que la hiérarchie qu’elles veulent établir n’estpasd’ordreesthétique,c’est-à-diredel’ordredujugementdegoût.Jepensequecesdeuxplansdoiventêtresoigneusementdissociés,ensortequel’onpuisseéventuellementaccorderàuneœuvre,ouàungenre, une supériorité spirituelle, et à son concurrent une préférence esthétique, en disant parexemple,cequebiendesgenspensentsansoserledire:«LaPassionselonsaintMatthieuestsansdoute plus profonde,mais je préfèreLe Petit Vin blanc. » Je n’assume pas personnellement cettedernièreproposition,mais j’admetsparfaitementqu’on l’assume,et jenecroispasqu’onpuisse larécuser;etpourm’impliquerunpeudavantage:L’Écoled’Athènesestsansdouteplusnoble,ouplussublime,etc.,mais jepréfèreLaFontainedecuivre,etc’estcettepréférenceaffectivequi fonde,etmêmequidéfinit,lejugementesthétique.Ouencore,etsurunautreplan,ilmesembleparfaitementlégitimededéclareruneœuvretechniquementsupérieureàuneautre,parceque,disons,destructurepluscomplexeetd’accomplissementplusméritoire,cequipeutbienpasserpouruncritèreobjectif:laGrandeFuguedeBeethoven,parexemple,est incontestablementpluscomplexequeLePetitVinblanc.Mais de nouveau, je ne vois aucun lien nécessaire entre ce jugement demérite technique etl’appréciationproprementesthétique,quiseramènetoujoursàunerelationaffectivedeplaisiroudedéplaisir, et qu’aucun argument technique ne peut prescrire ni réfuter : à qui préfèreLe Petit Vinblanc, jen’ai toutsimplementrienàobjectersurceplan,carlasupérioritéesthétiqueducomplexesur lesimple,parexemple,n’estétablienullepart,et l’onsaitquel’esthétiqueclassique,aumoins,n’était pas loin de penser le contraire. Et si l’onm’objecte que le thème (mélodique) duPetit Vinblanc est non seulement simple, mais vulgaire, je réponds que ce critère, qui prétend ici fonderobjectivementune appréciation, comporte en fait déjàuneappréciation, et qu’il est donc lui-mêmesubjectif,carjeneconnaisaucuncritèreobjectifdelavulgaritéoudeladistinction17.Pournousentenir,donc,àcesdeuxarguments,lespluscourammentinvoqués,nilaprimeàlanoblessedusujetnila prime à la complexité de structure ne me semblent pouvoir départager les œuvres sur le planproprement esthétique. La coexistence, etmême l’imbrication de ces diverses données, et de biend’autres, dans la réception des œuvres d’art ne justifient pas leur confusion, et encore moins ladominationdesunessur lesautres :commedisaitPascalenautrepropos,«celaest impossible,etd’un autre ordre ».Demême, le jugement artistique ne peut légitimement appliquer à un art, à ungenreouàunstyleleséventuelscritèresd’excellencepropresàunautreart,àunautregenreouàunautrestyle : ilest toutà fait loisibledepréférer le romanaugothiqueou legothiqueauroman, lebaroqueauclassiqueouleclassiqueaubaroque,maisilnel’estcertainementpasdejugerl’undecesstyles selon les « valeurs » de l’autre. Et si l’on tient, par exemple, la littérature pour un art plus«profond»ouplus«porteurdesens»quelesautres,celanejustifiepasquel’onjugecesautresàl’aunede cette profondeur oude cette signifiance, sauf à ouvrir entre euxuneguerre aussi stérilequ’infondée.

Maiscombattrecette confusiondes«valeursesthétiques» (notionqu’encoreune fois je tienspour illusoire, parce que fondée sur des appréciations irréductiblement subjectives) et des valeurséthiques (dont le caractère tout aussi subjectif est légitimement objectivé par le respect de normes

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transcendantes)n’autorisenullement,bienaucontraire,àéluderlaquestionduchoixnécessaire,danscertainescirconstancesetdanslapratique,entrelespremièresetlessecondes.Ou,pourlaposerplusconcrètement:quandj’aiàchoisirentreungoût,c’est-à-direunplaisiresthétique,etuneobligationmorale,quelpartidois-jeembrasser?Laréponsemeparaîtdécoulerdeladifférencemêmequejeviensderappeler:n’étantsoumisàaucunenormed’obligation,leplaisiresthétique,commeaurestetouteautreespècedeplaisir,nepeutquecéder,ouplusexactementdevoircéderlepasàl’obligationmorale.Laconfusiondesordresque je critiquais tout à l’heure, etqui consiste à jugeruneœuvred’artselonsavaleuréthique(appelonscetteconfusionlemoralisme),apourcontrepartiesymétriquelaconfusioninverse,sansdouteplusgravedanssesconséquences,queProust,àproposdeRuskin,qualifiaitd’«idolâtrie»,qu’onappellepluscourammentl’esthétisme,etquiconsisteàfaireprévaloirles«valeursesthétiques»sur lesvaleursmorales (considérer« l’assassinatcommeundesbeaux-arts»),voiresurles«valeursdevérité»quis’attachentauxjugementsdefait,ousurlesvaleursdecohérence logiquequi s’attachent aux raisonnements explicites ou implicites. Et l’on sait à quellesextrémitésunetellesurestimationdumotifesthétiqueapuconduire,dansl’Histoire,desindividusoudes groupes investis d’un pouvoir absolu : le cas, vrai ou faux, deNéron incendiaire sous l’alibiQualisartifex endonneune illustration symboliqueéclatante.Aussi la reconnaissanceducaractèreautonome et purement subjectif du jugement esthétiqueme semble-t-elle, entre autres, la plus sûregarantie,nonseulementderespectdujugementd’autrui,maisaussidecerespectdesalibertéetdeson intégrité, qui fonde notre loimorale.Moralisme et esthétisme sont donc frères ennemis,maisfrères jumeaux, que je propose d’écarter ensemble en distinguant fermement les deux ordres devaleurs.

Insister ainsi sur le caractère subjectif des appréciations esthétiques en général et desappréciationsartistiquesenparticulier,c’est,m’a-t-onparfoisobjecté,priverdetoutcritèreobjectif,et donc de toute validité, les décisions que doivent prendre, en fait d’achats, de subventions, deconservationetautresformesdemécénatoud’«aideàlacréation»artistique,lesdiversesinstancespubliques ou privées dont le rôle est si important – et depuis si longtemps, et à travers tant deprocédures diverses – dans la vie « culturelle » de nos sociétés.À cette objection fort sérieuse, jeréponds d’abord que les choix en question ne dépendent pas toujours exclusivement de donnéesesthétiques,maisaussiparfoisdedonnéespratiques(parexempletechniquesouéconomiques,enfaitd’architectureoud’urbanisme)pourlesquelleslescritèresobjectifsnefontnullementdéfaut–cequinesignifiepasd’ailleursqu’ilssoienttoujoursrespectés.Ensuite,quelecaractèregénéralement(ousouhaitablement) collectif de ces instances peut dans une certaine mesure atténuer ou compenserl’arbitraire des préférences individuelles, à supposer du moins que les relations d’autorité, depouvoir, d’influence ou d’intrigues diverses (« renvois d’ascenseur », etc.) ne viennent pas tropcontrecarrerceteffetd’atténuation;celafaitcertesbeaucoupdeconditions,etdetoutesmanièresriennepeutempêcherl’actiondeshabituscollectifsquipeuventdanscertainscasfaired’unecommission,sinombreusesoit-elle,commeuneentitéhomogène,dotéedeplusieursvoixmaisd’unseulgoût.Ilenrésultequelasubjectivitédetellesdécisions,enmatièreproprementesthétique,n’est limitéequed’unemanière elle-même très limitée, et pour tout dire, qu’elle ne connaît guère de contrepoids18.Maisreconnaîtreunfaitn’estpaslesusciter,nimêmel’encourager,etjesuislepremieràdéplorercegenre de conséquences – au moins quand elles offusquent mon propre goût subjectif. Je pensetoutefoisquel’attitudeinverse,quiconsisteànieruneévidence,n’estaucunementsalvatrice,ouplutôtque,commetouteignorance,volontaireounon,ellenepeutqu’aggravercequ’elleocculte.Sil’on

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1.2.3.4.5.6.

7.8.9.

veutéviter,dansla(faible)mesuredupossible,leseffetslesplusfâcheuxdecequiresteàmesyeuxunfaitincontestableet,commetouslesfaits,plustêtuquesesnégateurslesmieuxintentionnés,mieuxvaudrait,icicommeailleurs,éviterlewishfulthinking,etlapolitiquedel’autruchequ’ilinspire,ouquil’inspire.

J’évoqueraipourfinirunépisoderécent,quimesembleassezbienfigurer,quoiqueacontrario,la nécessité d’admettre une pluralité de critères en matière d’appréciation artistique. Lors d’uneémissionradiophonique,unjournalistemélomaneetbienintentionné,croyantarrondirlesanglesparcechoixdélicat,faisaitentendreuneimprovisationdupianisteBillEvansàunillustrecompositeuretchefd’orchestrefrançais,aussiconnupourson«impatience»quepoursongénie.Celui-ciréponditàpeuprès,raidecommeballeetsansautrenuance,quecettemusiquen’étaitqu’untissudeclichés,etcomme telle absolument indigne de retenir son attentionmatinale. Cette appréciation, àmon sens,n’étaitpasàproprementparler«fausse»,maissimplement,ouplutôtdoublementhorsdepropos:d’abord, les critèresd’appréciationd’une improvisationde jazz, fût-ce lapluspolicée,ne sontpasceuxd’unecompositiondemusiquesérielle;ensuite,ilnemesemblepasquelateneureninnovationsoitdavantageque lacomplexitédestructureuncritèreabsoludemériteartistique,eta fortiori de«valeur»esthétique:NikolausHarnoncourtremarqueplustranquillementque«Mozartn’étaitpasunnovateur»–cequinel’empêchepasd’admirerauplushautpointunemusiquedontlaprofondeurluisemblaitd’autantplusmystérieuse:«QuelamusiquedeMozartestmystérieuse!Touslesmotifs,toutes les tournures, lesphrases– tout ceque l’onpourrait appeler levocabulairemusical–,onal’impressiondelesconnaître.Touslescompositeursdesonépoqueontparlécettemême“langue”.Mozartn’étaitpasunnovateurdanssonartcommeWagnerouMonteverdi,iln’avaitrienàréformerdans la musique […] Sans rien inventer d’inouï, sans employer de technique musicale qui n’eûtjamaisexisté,ilsavait,aveclesmêmesmoyensexactementquelesautrescompositeursdesontemps,donner à sa musique une profondeur à nulle autre pareille. Cela nous paraît mystérieux ; on neparvientàl’expliquerniàlecomprendre.»19Maisilmerevientaussiquenotreillustrecompositeurfrançais,quevousavezévidemmentreconnu,auraitdéclaréunautrejour:«Sicequ’aécritSchubertestde lamusique,alorsceque j’écrisn’enestpas.»J’ignoresicepropos,que jesouhaite toutdemêmeapocryphe,s’appliqueaussiàMozart,maisentoutehypothèse,ettoutenaccordantauxartistescedroità laméconnaissancemutuellequiestsansdouteuneconditiondeleurvolontécréatrice, jeproposequenousautres,commundesmortelsetsimplesamateurs,admettionsàtoutlemoins,cequine nous est pas toujours beaucoup plus facile – après tout, l’amateur de jazz professe souvent àl’égarddurocklemêmeméprisquePierreBoulezàl’égarddujazz–,qu’ilyamusiqueetmusique,peintureetpeinture,poésieetpoésie,etquechacunedecespratiquesdétient,enpartageavecchacundesesrécepteurs,lesclésdesapropre«valeur».

Durkheim,«Jugementsdevaleuretjugementsderéalité»,Revuedemétaphysiqueetdemorale, 1911.Voirchapitresuivant,«Relationsaxiologiques»,p.87.VoirNathalieHeinich,LeTripleJeudel’artcontemporain, Paris, Minuit, 1998.Critiquedelafacultédejuger, §42.Hegel,Esthétique, trad.fr.parS.Jankélévitch,I, Paris, Flammarion,coll.«Champs»,p.10.OscarWilde,«Ledéclindumensonge»,inŒuvres, Paris, Stock,1977,vol.I, p.308;Proust, LeCôtédeGuermantesII, 1921,inÀlarecherchedutempsperdu, Paris, Gallimard,coll.«BibliothèquedelaPléiade»,1988,t.II, p.623.ProustseréfèreexplicitementàWildedansuneautrepage,duContreSainte-Beuve(«BibliothèquedelaPléiade»,1971,p.273),souslaformepeut-êtreapocryphe:«Cen’estquedepuisl’écoledeslakistesqu’ilyadesbrouillardssurlaTamise»;l’influencedeTurnerseraitsansdouteicipluspertinentequecelledespoèteslakistes.J’avaismoi-mêmerapprochélespropositionsdeWildeetdeProustdansLaRelationesthétique, p.250-251,maissanslaréférenceautextedu«Déclindumensonge»,quejetrouveaprèscoupchezAlainRoger.AlainRoger,Courttraitédupaysage, Paris, Gallimard,1997,p.12-14.CharlesLalo,Introductionàl’esthétique, Paris, ArmandColin,1912,p.133et128,citéparRoger,op.cit., p.16,n.1.ContreSainte-Beuve, p.373.

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10.

11.12.13.14.

15.

16.17.

18.19.I.

J’emprunteévidemmentcettenotion,plus fortequecelled’attentionesthétique, ouqui soulignemieux lapartd’activitéquecomporte celle-ci, à Jean-MarieSchaeffer,LesCélibatairesdel’art, Paris, Gallimard,1996.GeorgSimmel,«Philosophiedupaysage»,inLaTragédiedelaculture, trad.fr., Paris, Rivages-Poche,1988,p.233.Ibid., p.235.Ibid., p.239,239-240;c’estmoiquisouligne.«Un“morceaudenature”,c’estàvraidireunecontradictionensoi; lanaturen’apasdemorceaux;elleestl’unitéd’untout,etdèsqu’onendétacheunfragment,cederniern’estplusentièrementnature…»(ibid., p.232).Jeforcepeut-êtremoi-mêmelerapprochementproposéentreSimmel(etCroce)etlathèse«artialiste»parRoger,quienchaîne(loc.cit.)encestermes:«Cetteidéed’unenatureesthétiséeparl’œilartiste…»Cetteformulation,quejecroisconformeàlapenséedeSimmel,meconvienttoutàfait.J’ajoutequelaréflexiondeSimmelsurl’esthétiquedupaysagedéboucheensuitesurlanotion,pourluidécisive,deStimmung, quejelaissedecôté,toutcommeRoger.Hegel,Esthétique, trad.fr.deSamuelJankélévitch,Paris, Flammarion,coll.«Champs»,t.I, p.37.Jedisbien :«aucuncritèreobjectif»,cequin’exclutévidemmentpas,surcesujet, desopinions toutessubjectives, etcomme tellesaussi intensesenprivéqu’impossiblesàobjectiver(légitimement)encritèrespublics.JerenvoiedenouveauauxenquêtesdeNathalieHeinichmentionnéesplushaut.NikolausHarnoncourt, LeDialoguemusical, trad.fr.parDennisCollins,Paris, Gallimard,1985,p.130-131.CommunicationauForumLeMonde-LeMans, octobre1997,versionaugmentée.

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Relationsaxiologiques

J’ainomméailleurs« relationesthétique» la relationquis’établitentreunsujethumainetunobjet,quelqu’ilsoit,auquelcesujetaccordeuneattentionesthétique,c’est-à-dire,pourladéfinirvite,uneattentionaspectuelleorientéeversuneappréciationaffectivedutype«Cetobjet(parsonaspect)me plaît ou me déplaît ». On pourrait sans doute, aussi légitimement, qualifier ainsi la relationintersubjectivequis’établitparfoisentredeuxouplusieurssujetsàproposdumêmeobjet,oud’unmêmeensembled’objets,considéréd’unpointdevueesthétique–qu’ils’agisseounond’œuvre(s)d’art:lorsquedeuxpersonnesconsidèrentouévoquentensemblelemêmepaysageet,commeondit,«échangent»–c’est-à-diresecommuniquentréciproquement–leursappréciationsesthétiquesàsonsujet, il n’est certainement pas abusif de dire que ces deux personnes instaurent entre elles une« relation esthétique » en ce nouveau sens, à peine dérivé, de lamême expression.Mais puisqu’ils’agitalorsd’uneconfrontation(oud’unerencontre)entredeuxjugementsdits«devaleur»,ilserasans doute plus pertinent de la qualifier de relation axiologique. Cette relation-là est évidemmentsecondeparrapportàl’autre,qu’ellesupposeprésentechezchacundesdeuxinterlocuteurs,ouquepour lemoinselleprovoquechezl’unà l’initiativede l’autre :deuxpromeneurspassentdevantunédifice,l’und’euxéprouveàl’égarddecetédificeunsentimentesthétique,l’exprime,ets’enquiertdeceluidesoncompagnon,quipeut-êtrenes’enétaitnullementposélaquestion,maisquinepeutdèslors manquer de se la poser à son tour, ni d’y répondre, fût-ce d’un geste évasif (réponseesthétiquementneutre),puisqu’unequestiond’ordreesthétiqueappelleàpeuprèsimmanquablementune réponsedumêmeordre– sauf refusexplicitede laquestion :«Trouves-tucepalaisbeau?–Tropgrand(ou : trop somptueux,ou : tropcher)pourmoi»1.Refusàvraidirepeucivil, commetoute fin de non-recevoir de cette sorte, et d’ailleurs peu naturel : si l’on m’interroge sur monsentiment, je ne puis guère éviter de m’en enquérir moi-même ; l’attitude correcte en ce cas –éventuellementadoptéedansundeuxièmetempssilepremierlocuteurinsiste–seraplutôtdutype:«Superbeenvérité,maissansdoutetrèsinconfortable»:acceptationdelaquestion,etréponse(enl’occurrence) positive, mais assortie d’une objection latérale : le « point de vue esthétique » estd’abordadopté,neserait-cequeparsimplepolitesse,etaussitôtrepoussécommeoiseux,euégardàuneconsidérationpratiquejugéepluspertinente.

Mais larelationlapluscouranteet laplussimple,danscetordre,estàcoupsûrcellequiunitdeuxsujetsautonomes,quiadoptenttousdeuxspontanémentunerelationesthétiqueaumêmeobjet,etqui,surcettebase,échangent leurs jugementsdevaleur.Lepointquivanousretenir,dans l’infinievariétédeceséchangespossibles,estcelui-ci,dontjeneveuxpassurestimerl’importancethéorique,mais qui joue un certain rôle dans nos conduites esthétiques quotidiennes : en cas de désaccord,pourquoi est-il plus difficile pour l’un, et/ou plus désobligeant pour l’autre, de critiquer uneappréciationqu’onnepartagepaslorsquecelle-ciestpositivequelorsqu’elleestnégative?Pourquoiun reproche comme : « Comment peux-tu aimer cela ? » est-il ressenti – des deux parts, saufinsensibilitégravechezlelocuteur–commeplusblessantqu’unreprochecomme:«Commentpeux-tunepasaimercela?»Detellesdéclarationsdedésaccordpeuventévidemmentprendrelesformesles plus diverses, dont certaines plus agressives que d’autres ; ce ne sont pas ces variations quim’importentici,maislefaitmêmedudésaccord,fût-iltacite,etsimplementmanifestéparunsilenceouunequestionenretourimplicitementdésapprobateurs:«C’estbeau.–Tutrouves?»Pourlediredefaçonplusabstraite:entreunjugementesthétiquepositifetunjugementnégatifsurlemêmeobjet

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(je vais laisser de côté les appréciations neutres, qui par définition n’engendrent guère dediscussions), la relationaxiologiquen’estpaspsychologiquement symétrique : le jugementnégatifestgénéralementressenticomme«supérieur»aujugementpositif.Lorsquedeuxsujetsesthétiquessont en désaccord sur un même objet, et que ce désaccord peut se ramener, pour simplifier, àl’oppositiond’un«J’aime»etd’un«Jen’aimepas»,celuiqui«n’aimepas»setrouveensituationde supériorité face à celui qui « aime », et qui s’en trouve ipso facto et, dans l’immédiat, sansréciproque,taxéde«mauvaisgoût».Le«bongoût»semanifestedavantageàcequ’ilrejettequ’àcequ’ilapprécie,etinversementle«mauvaisgoût»semanifestedavantageàcequ’ilappréciequ’àcequ’il rejette : il consiste, en somme, à aimer cequ’il «ne faut pas» aimer, plutôt qu’en l’inverse.Quandjedisqu’ilsemanifeste,j’entendsévidemmentqu’ilsemanifesteauxyeuxd’autrui,carnulnesetaxesoi-mêmedemauvaisgoût,sauffortedosedemauvaiseconscience,quitraduit(j’yreviens)l’adoptionsursoidujugementd’autrui;lorsqu’ontaxequelqu’undemauvaisgoût,cen’estdoncpasd’ordinaireauvudecequ’iln’aimepas,maisauvudecequ’ilaime,etqu’onjuge indigned’êtreaimé.Qui n’aimerait absolument rien se révélerait sans doute par là fort « difficile », au pis fortinsensible,maisnonàproprementparlerdemauvaisgoût:êtredifficilepassesouvent,aucontraire,pourunepreuvedebongoût.Le«mauvaisgoût»,ensomme,est toujourspositif,et toutsepassecommesicecaractèrepositifinfériorisaitdumêmecoup,faceàsoncontradicteur,celuiquienfaitpreuve.Réciproquement,touteappréciationnégativemanifeste,oupostule,lasupérioritédeceluiquilaportepar rapportà l’objetconsidéré,etdoncpar rapportàqui l’appréciepositivement.Onpeutsans doute exprimer celamore geometrico : toute appréciation positive – disons plus vite : touteadmiration–vadebasenhaut:lorsquej’admireunobjet,jemeplaceimplicitementmoi-mêmeau-dessousdecetobjet(«Jenesauraispasenfaireautant»),etinversement,lemépris,ou,commeondit fort bien, la condescendance, va de haut en bas : lorsque je méprise un objet, je me placeimplicitementmoi-même au-dessus de lui («Si j’avais fait cela, je nem’en vanterais pas »). Il enrésulte évidemment que deux admirateurs, ou deux contempteurs (supposons, toujours poursimplifier, au même degré), du même objet se situent au même plan – sur le même barreau del’échelle axiologique –, mais qu’un admirateur et un contempteur se situent sur deux plans, enquelque sorte et si j’ose dire, verticalement symétriques par rapport à celui de l’objet apprécié :l’admirateur s’est de lui-même placé au-dessous, et le contempteur au-dessus de l’objet, et doncdoublementau-dessusde l’admirateur :siunobjetméritesonmépris, leméritea fortioriceluiquiadmirecetobjet. Ilya toutefoisuncasdedésaccordoùceta fortiorin’estpasnécessaire,etoù ledédainexpriméparlejugementnégatifestinévitablementblessant:c’estlorsquecejugementnégatifestexprimé,nonplusdevantunsimpleadmirateur,maisdevantl’auteurmêmedel’objetméprisé,enl’occurrence et par définitionuneœuvre ; àmoins, peut-être, que l’auteur (l’artiste) ne seprotèged’avance contre cette humiliation en affectant lui-même de dévaloriser sonœuvre («Ce n’est pasencore au point », « Ce n’est pas ce que j’ai fait demieux », etc.), et donc demettre son proprejugementau-dessusdesonpropreaccomplissement,commesil’amour-propres’investissaitencoredavantagedanslepremierquedanslesecond,etqu’onacceptâtplusvolontiersd’échouerenactequedefaillirenpensée–cequi,aprèstout,n’estpassiabsurde.

J’alléguerais volontiers une autre cause, en quelque sorte logique, à cette dominancepsychologique des appréciations négatives sur les positives, mais je crains qu’on ne trouve cetteexplicationunpeuformelle;lavoicipourtant:toutenégation,pardéfinition,englobel’affirmationqu’elle rejette, et qu’elle semble de ce fait ne pas rejeter sans raison.Dire : «Cet objet est laid »,

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a fortiori sous la forme, explicitement négative, « Cet objet n’est pas beau », c’est implicitement,voireexplicitement,prétendrequel’onaenvisagélejugementinverse(positif),etqu’onl’aréfuté.Lejugementpositif,lui,seprésentenaturellementcommeplus«naïf»:ilne«rejette»rien,etdecefaitilnesedonneaucune«barre»surcequ’ilsemblen’avoirpasmêmesongéàexaminer;naïf,etdoncdésarméfaceàcequeHegel,sij’aibonnemémoire,appelaitenautreproposla«puissance»,etquejequalifieraisvolontiers–j’yreviendrai–d’autoritélogiquedunégatif.

Jeneprétendspas,d’ailleurs,quecettelogique,oumécanique,intersubjective,sansdouteaussigrossièrequesophistique,nes’appliquequ’auxrelationsesthétiques;elles’exerceaussibiensurleplandes jugementséthiques : si jemépriseuneconduite, jedoismépriserégalementa fortiori quil’approuve. Mais il se trouve, par quelque bizarrerie de la nature humaine, que les enjeuxpsychologiques sont paradoxalement plus lourds dans le champ esthétique que dans le domainemoral:leméprisquis’attacheàuneconduitejugéerépréhensiblen’atteintpaslecoupabledanssonamour-propre comme celui qui s’attache à une production artistique jugée médiocre ou à uneappréciation jugée fautive, ou naïve, peut-être parce qu’on investit davantage son ego dans sescréations, et davantage encore dans ses goûts, que dans ses actions ; il est moins humiliant des’entendredirequ’onamalagiquedes’entendredirequ’ona,sijepuisdire,malcréé,ouadmiréàmauvais escient–critiquequi atteintdeplein fouet cequeFreudappelaitSaMajesté leMoi, alorsqu’unecritiquemoraleconcerneraitplutôtlesur-moi.L’indiceleplusclairdecettedifférenceestlapartderidiculequis’attache–saufparadedutypequej’envisageaisàl’instant–biendavantageauxéchecsartistiques2qu’auxmauvaisesactions;orleridiculeestàlafoislasanctionetl’instrumentdel’infériorisation:jepeuxtoujoursm’exonérerintérieurementd’unblâme(«Tutrouvesquej’aitort,mais je récuse ton jugement, car je sais que j’ai raison»), nond’unedérision : si l’onme trouveridicule,aucundémentiintérieur(niextérieur:«Tuastortdemetrouverridicule»estunerépliqueinopérante,àlalimitedel’incongruitésémantique)n’ypeutrien:lablessurenes’enguéritpas.Onsupportetoujoursplusmald’êtremépriséqued’êtredésapprouvé,d’êtrevexéqued’êtreblâmé,etilmesemblequel’imputationdefautedegoût(faute,encoreunefois,toujourspositive),commecellede sottise et sans doute deux ou trois autres qui nous éloigneraient un peu trop demon propos3,entraînedavantagelepremiereffetquelesecond.

Ce que j’appelle ici relation axiologique relève évidemment de cette psychologie, un peumesquinemaisomniprésentedansnotresociété,etpeut-êtreentoutesociété,del’amour-propreetdela susceptibilité. Le détour qui précède m’a fait passer par la considération d’accomplissementsartistiques,maisilnefaudraitpascroirequenotreéchelleaxiologiquenefonctionnequ’àl’égarddesappréciationsd’œuvresd’art.Quel’objetdudésaccordsoituneœuvre,unobjetnaturelouunartefactà statut incertain (parexempleunoutilprimitif)nemodifieguère la relationqui s’établit entre lesdeuxsujetsesthétiquesencause:danstouscescas,lecontempteurseplace,parl’actemêmedesonjugement négatif, au-dessus de l’objet jugé, et doublement au-dessus de son admirateur. La seuledifférencepertinenteànotrepropostientaufaitquel’objetnaturel(oul’artefacttenupourdépourvudetouteintentionesthétique)nerenvoieàaucunecandidaturedecettesorte,etqueparconséquentson«auteur»–lanatureoul’artisansansprétention,quin’ontriensollicitédecetordre–n’estpasencausedanslejugementd’appréciationquilesanctionne:sijejugebanalouvulgaireunpaysage«decartepostale»(j’entendsparlàunpaysagetelquelescartespostalessontcenséeslesreproduiredepréférence),monappréciationnégativesurcetobjetnecomporteaucunjugementsurunproducteurenl’occurrenceinexistant,maisellenemanquepasd’atteindremonéventuelinterlocuteuradmiratif,

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etparlàmêmedel’offenserdanssongoût–etdoncdanssonego.Etcetteoffense,encoreunefois,necomporteaucuneréciproque:si,desdeuxpromeneurs,l’amateurdepaysages-de-cartes-postaless’exprime le premier, son jugement favorable n’offensera nullement son interlocuteur, qui s’entrouveraéventuellementsurpris–voirepeiné,s’il luiported’autrepartquelqueestimeouquelqueaffection–,maisenaucuncasatteintnidépréciédanssapropreattitude,quicomportepourainsidireenelle-mêmelamarquegratifiantedesasupériorité:mépriser,c’estsurplomber,etl’onnepeutsesentircontestéparcequel’ondomine.

Cetterelationd’inégalité(supériorité/infériorité)entrel’appréciationpositiveetlanégativeestenelle-même,mesemble-t-il,sansissue,carledébatquipeuts’ensuivre,jugementcontrejugement,nesauraitlarésoudre,pourlesraisonsqu’abienexposéesKant:lejugementesthétiquenesefondantsuraucunconceptetsuraucuncritèreobjectif,chacunnepeutenprincipeques’obstinerdanslesienetquese«boucherlesoreilles»4àdesargumentssanspertinence,puisqueaucunargumentnepeutdicteraucunsentiment,etlasituationnepeutquesebloquerdanslerapportunilatéralqu’ainstaurélepremieréchange,lecontempteurméprisant5l’admirateur,sansréciproque:leméprisestunsentimentvectorisé,quifonctionneàsensunique(dehautenbas);onpeutprétendre«répondreauméprisparlemépris»,maiscetteprétentionestillusoire,carlablessurenarcissiquemetlemépriséhorsd’étatderendrelapareilleàquis’estdonnél’avantagedel’initiative:aumépris,jenepuisrépondrequeparunerancuneimpuissante,autrementdite«ressentiment».Cequipeutéventuellement,commeondit,«faireavancerledébat»,c’est-à-direrésoudrelacontradiction,généralementàl’avantaged’undesestermes,n’estpasdel’ordred’uneargumentation(«raisonsdémonstratives»,commeditKant)portant sur lesappréciationselles-mêmes («Tuas tort,pour telleet telle raisond’ordreesthétique[notionàmesyeuxdépourvuedesens],d’aimeroudenepasaimercetobjettelquetuleperçois»),mais, soitdeceque j’appellerai l’actiond’influence,voired’intimidation, soitd’unemodification,dans un sens ou dans l’autre, ou les deux, de l’objetattentionnel, c’est-à-dire de l’objet perçu (del’objettelqueperçu)lui-même.Cesdeuxfacteursmeparaissenttrèsdistinctsdansleurnatureetdansleursressorts,etaussid’authenticitéetdelégitimitétrèsinégales.

Le premier semble apporter un démenti formel au principe kantien selon lequel on ne peutétablirlasupérioritéd’unjugementesthétiquesurunautre,maiscedémentin’estqu’apparent,carla« supériorité » ainsi établie procède en fait d’un abus de situation ou d’une confusion des ordres,commechezPascallorsqueletyranexige(etparfoisobtient)d’êtreaiméparcequ’ilestfort.C’estcequ’iladvientlorsque,dansledébatesthétique,l’undesinterlocuteurs,intimidé,finitpardouterdesonjugement–douterparexemple,ditKant,«d’avoirassezformésongoût»6–et,danscedoute, seranger à celui de son contradicteur.Le casmentionnéparKant est celui d’unepersuasionpositive(persuaderquelqu’unqu’ilatortdenepasaimer«unédifice,unpaysageouunpoème»),etdoncinverse de celle que j’envisage, mais je pense, pour les raisons psychologiques susdites, que lapersuasionnégativeestplusfacile,etdoncplusfréquente:l’intimidationnepeutguèrefonctionnerquedehautenbas,etlesujetdel’appréciationnégativeseplaced’emblée,nousl’avonsvu,au-dessusde celui de l’appréciation positive.De toute évidence, un tel acte de soumission contrite ne clôt ledébat que d’unemanière inauthentique, qui réprime sans lamodifier en profondeur l’appréciationpositivedel’interlocuteurréduitàquia.«Lejugementd’autruiquidésapprouvelenôtre,commenteKant,peutcertesnousfairedouter,maisjamaisnouspersuaderquenousavionstort.»Jediraisplutôtqu’il peut à la rigueur – et déjà sans grande légitimité si l’on tient, comme je le fais, qu’aucunsentimentnepeutêtre«erroné»–nouspersuaderquenousavonstortdansnotresentiment,maisnonpasmodifierréellementcesentiment.Mais,lapartdelamauvaiseconscienceetdelamauvaisefoiétantcequ’elleestdanslaviepsychique,cemouvementdeculpabilisation(«j’aiapparemmenttort

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d’aimercetobjet»)peutfinirparinduireunecroyancedemodificationquinesedistingueraguèred’une modification réelle : si j’en viens à croire que je n’aime plus un objet, tout se passeraintérieurement(etafortioriextérieurement)commesijenel’aimaisplus.

L’autrevoiederésolutionneportepasdirectementsurl’appréciation,maissurcequej’appellel’attention esthétique : c’est ce qui se passe lorsque l’un des deux sujets amène l’autre à percevoirl’objet,commeondit,«d’uneautremanière»ou«sousunautreangle»,c’est-à-direàenpercevoirdesaspectsqu’iln’avaitpasencoreperçus.C’estalorsl’objetattentionnelquisemodifie,autrementdit l’objet même de l’appréciation, qui peut dès lors s’en trouver modifiée, indirectement maisauthentiquement, c’est-à-dire de manière autonome – non par effet d’influence ou d’intimidation,maisparacceptationmotivée:sij’admireunefleurquejecroisnaturelle,onpeutagirefficacementsur cette appréciation enmemontrant qu’il s’agit en fait d’une fleur artificielle, que je devrai aumoinsadmirerd’uneautremanière,etpourd’autresraisons;Kant,ons’ensouvient,opposaitainsile chant d’un rossignol à celui d’un espiègle imitateur, et jugeait pour sa part que le second neméritait aucune admiration7. Si j’admire l’habileté d’exécution d’une sculpture que je crois demarbre, et qu’onmeprouve après coupqu’elle est en réalité taillée dans unbloc de savon8, je nepourrai vraisemblablement que réviser à la baisse mon appréciation initiale ; mais j’ai supposéqu’elleportaitenl’occurrencesurl’habiletéd’exécution,nonsurlaformemêmedecettesculpture,quin’aaucuneraisondesetrouveraffectéeparcetterévélation:ilestdefaitquelesrévisionsdecegenreportentplussouventsurdesconditionsdeproduction,plusfacilesàignoreraupremierabordquelesaspectsimmédiatementperceptibles(c’estdéjàlecasdelafleurartificielle),etdoncqu’ellesaffectentplusspécifiquementdesartefactshumains,etparexcellencedesœuvresd’art ;mais ilesttout aussi certainque l’objet attentionnelqueconstitueuneœuvred’art englobepardéfinition,dèslorsquesoncaractèreartistiqueestreconnu,sespropresconditionsdeproduction,avecl’ensembledesdonnéestechniques,génériquesethistoriquesquisituentcetteœuvredanslechampartistique.Etpuisquec’esttoujoursl’objetattentionnelquisupportel’appréciationesthétique–end’autrestermes:quiconstituel’objetesthétique–,ilfautbienadmettre,contreBeardsley,quecetteappréciationportesurl’ensembledesdonnéesperçuesetconnuesdel’appréciateur,etdoncqu’ellepeutsemodifieraugré des modifications de ces perceptions et de ces connaissances. Dans tous ces cas, bien sûr,l’appréciationnechangequeparcequ’ellea,enfait,changéd’objet.Onpourraitdireaussibien,etsansdouteplutôtmieux,qu’àl’appréciationd’uncertainobjetattentionnel–parexemple,unefleur–s’estsubstituéel’appréciationd’unautreobjetattentionnel:parexemple,unefleurartificielle.Quantau caractère positif ou négatif du changement ainsi indirectement opéré, il relève lui aussi de ladispositionesthétiquedusujet:libreàchacundepréférerlesfleursartificielles,parexempleparcequ’elles sont, commedirait à peu prèsHegel et ce qui, après tout, n’est pas faux, un « produit del’esprit».

Mais dans cette deuxième hypothèse, il me semble que le privilège abusif – l’avantagepsychologique – de l’appréciation négative ne joue heureusement plus : on peut aussi bien faireréviser à la hausse une appréciation négative en révélant à son auteur des données de fait qu’ilignoraitouqui luiavaientéchappéaupremierabord–parexempleenluiapprenantqu’uneœuvrequ’il jugebanaleaétéproduiteàuneépoqueoùsespropriétés témoignaient,commeondit,d’unecertaine « avance » sur son temps, c’est-à-dire en ajoutant à ses traits perceptuels le trait – nonesthétiqueausensstrict,maistechnique,historiqueougénétique(cesqualificatifssonticiàpeuprèsinterchangeables) – d’innovation, ou d’originalité, ou encore en lui montrant qu’elle échappe àl’appartenancegénériquequ’il luiavaitspontanémentassignée:untrait«standard»dansungenrepeutêtre fortementdéviantdansunautregenre : le refrainpopulaire introduitparStravinskydans

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Petrouchka («Elle avait une jambedebois…»)n’y a pas tout à fait lemême sensqu’auMoulin-Rouge.

Ensomme,nosdeuxvoiesderésolutionduconflitnesontqu’apparentes,quoiquedemanièrestrès distinctes : la première fait intervenir sournoisement ce qu’on appelait autrefois l’argumentd’autorité– l’autorité,en l’occurrence,quis’attache, j’y insiste,auxpropositionsnégatives–,poursanctionner ou confirmer par un aveu de défaite une supériorité proclamée d’emblée ; la secondesubstitue à l’affrontement insoluble des appréciations un désaccord, lui, parfaitement soluble,puisqu’ilrecourt,généralementàproposd’œuvresd’art9oùilstrouventtouteleurpertinence,àdescritèresobjectifs(parexemplehistoriques),maiselledéplacelaquestionplutôtqu’ellenelarésout:enmemontrantque jem’étais trompéd’objet, onnememontrenullementque jeme trompaisdesentiment (assertion pour moi vide de sens) sur mon objet attentionnel initial, qui a simplementdisparuentre-temps.

J’ai jusqu’ici, un peu artificiellement, considéré cette question sous un angle purementpsychologique,entredeuxindividusquenesépareraitaprioririend’autrequ’undésaccordesthétiqueponctuel,mais les affrontements réels font plus souvent intervenir d’autres données, qui viennent,heureusementoumalheureusement,compliquerlasituation.Cesdonnéessontd’unordrequidépasselasimplerelationintersubjective,etqu’onpeutqualifierde«culturel»,c’est-à-diredesocial.Parcetadjectif, jenedésignepasnécessairementlesdifférencesdeclassessocio-économiques: lefameux«fossédesgénérations»,quenousallonsretrouver,estàcoupsûrunclivagesocial,etlesinégalitésculturellespeuventparfoiscontrarierlesinégalitéssociales,commelorsqueSwann,interrogéparleducdeGuermantessurl’authenticitédeson«Vélasquez»(«Maisvous,undilettante,unmaîtreenlamatière,àquil’attribuez-vous?»),aprèsavoirhésitéuninstant«devantcettetoilequevisiblementiltrouvait affreuse », répond en riant : «À lamalveillance ! » – provoquant chez son interlocuteur,humilié en dépit de la supériorité de son rang, cette réaction typique de la vanité blessée : « unmouvementderage»,évidemmentimpuissante10.Lorsquedeuxindividusséparésparunedifférencemarquéederangsocialoude«niveau»d’éducations’opposentsurl’appréciationd’uneœuvred’art– terrain privilégié de ce type de désaccords –, la différence culturelle interfère avec l’inégalitépsychologique entre appréciation positive et négative, inégalité qu’elle peut tantôt accentuer, tantôtcontrarier et, d’une certainemanière, corriger : un esthète cultivé surplombera sans peine le goût«kitsch»d’unnaïfamateurdechromosoudenainsdejardin,chezquile«complexed’infériorité»social viendra souvent aggraver lemalaise (psycho)logique indiqué plus haut ;mais inversement,l’appréciation négative par celui-ci d’uneœuvre deHaute Culture (par exemple, d’undripping dePollock ou d’une installation de Beuys) sera privée de la supériorité de principe qui devrait s’yattacher,etattribuéetoutunimentàunmanqueévidentdecompétence:onnediraplus,etlui-mêmen’oserapaslongtempsdire,qu’ilméprisecetteœuvre,maisplutôtqu’iln’estpasassezcultivépourl’apprécier,etqueson«rejet»comporteunepartderessentiment(socio)culturel,etrelèvedavantagede lahainequedumépris11 ; et dès lors, son« incompréhension» sera justiciable – avecou sanssuccès–d’untravailpédagogique,éventuellementimpartiàsoncontradicteur,etcomportantunpetitexposéd’histoiredel’artmoderneetcontemporain.Sicesconsidérationsdeniveausocialsemblentdéplaisantes,oucettevoiederésolutionpartroputopique,ilsuffitdesongeràlarelationaxiologiquequ’entretiennentlesparentsavecleursenfants–aumoinstantquel’âgedeceux-cinelesautorisepasencoreàrejeterlemodèleparental,cequisurvientapparemmentdeplusenplustôt–ou,demanièreplus collective et plus institutionnelle, lesmaîtres avec leurs élèves, tant qu’il subsiste encore des

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13.14.

maîtres et des élèves : l’« éducation esthétique » consiste alors à substituer progressivement, auxobjetsspontanésdugoûtenfantin,desobjetsattentionnelstenuspourplus«élevés»–dumoinsselonles critères esthétiques des adultes, dont la supériorité n’est nullement assurée dans l’absolu,maissolidement assise sur une présomption, parfois justifiée, de plus grande compétence acquise avecl’âge.Cette présomption accrédite à son tour la notion, en soi des plus fragiles, de « bon goût »,privilègedontlebénéficiairepeutdèslorsgénéreusementaccorderlepartageàsonpartenairemoinsfavorisé. Cela s’appelle « acculturation », et je me garderai bien de dire qu’il s’y accomplitnécessairement un « progrès esthétique », notion elle aussi, à mon sens, dépourvue de toutelégitimité : le triomphe d’un « goût » sur un autre est simplement, et autoritairement, qualifié deprogrèsparceluiquiparvientàimposerlesien12,etquinerisquepluslacontestationdelapartd’unex-opposantdésormaisconverti,ourepenti.Jeneprétendsd’ailleursnullementcondamnercegenred’actions, qui fait toute la saveur de nos relations axiologiques – saveur parfois un peu acide, àlaquelle certains, comme Stendhal, préfèrent le tête-à-tête égotiste, ou dilettante, avec l’objetesthétique13 ; jevoulais seulementyéclairer lapartde jeud’influenceetdeconfusiondesordres :encoreune fois, la seule éducation esthétique consiste à« échanger»nondes jugementsmaisdesinformations,etàformer,nonle«goût»,maisl’aptitudeàpercevoir,àdistinguer,àrapprocher,àcomparer,seulebase légitimement«éducable»de l’appréciation.Cen’estpasrien,maisc’estuneautrehistoire14.

Jeparaphrase,ouplutôtjecondenseiciunepagedeKantassezplaisante(ilyena),quiaboutitàcettedéfinition:«Enposantladitequestion,onveutseulementsavoirsicettepureetsimplereprésentationdel’objets’accompagneenmoidesatisfaction,quellequepuisseêtremonindifférenceconcernantl’existencedel’objetdecettereprésentation»(Critiquedelafacultédejuger, trad.fr., Paris, Gallimard,coll.«Folio-Essais»,1985,p.131).J’entendsiciparéchecartistique,nonpaslefaitpourunartistedemanquerlebutqu’ilvisaitpersonnellement(échecquipeutfortbienéchapperaupublic),maislefaitd’échouerdanssa«candidature»àl’appréciationesthétiquepositive.Lesdeuxeffetssontsouventindépendantsl’undel’autre:uneœuvrepeutdécevoir son auteur et plaire au public, ou inversement satisfaire son auteur et déplaire au public. Le ridicule, qui est par définition un fait de relationintersubjective,porteexclusivementsurlesecondcas,mêmes’ilpeutarriverqu’enprenantunpeuderecul,etdoncenmedédoublantquelquepeu,jemejugemoi-mêmeridicule.Jesupposecependantquetouteslesoccasionsderidiculeontencommunlefaitd’uneprétention,oupostulation,quimanquesoneffet:laplusévidenteestcelledelademandeamoureuserepousséeoudédaignée,commed’ArnolpheàAgnèsoud’AlcesteàCélimène.CessituationsrelèventdansleurensembledecequeStendhalappelait«laisservoirsoiinférieur»(Del’amour, ch.XLI), ou,parlaboucheduprinceKorasoff,«montrersoiinférieur»(LeRougeetleNoir,2epartie,ch.XXIV).Op.cit., p.233.Lemotest évidemmentunpeu fortpourqualifier laplupartdes relationsdecegenre,mais je l’emploie fauted’unplus faible, comptant sur le lecteurpoureffectuerlacorrectionmentalequis’impose.Op.cit., p.232.Op.cit., p.255.J’empruntecetexempleàBeardsley,Aesthetics.ProblemsinthePhilosophyofCriticism(1958),Indianapolis, Hackett, 1981,p.51.Ou,commedansl’exempledufauxrossignoloudelafleurartificielle,àproposd’objetsdestatutincertainoutrompeur–enl’occurrence,prispournaturelspuisrévélésfactices:pourdesraisonsévidentes,l’erreurpeutfonctionnerdansl’autresens(jeprendsunauthentiquerossignolpourunhabileimitateur),maisnonlatromperie;OscarWildeapudire,paradoxalement(métaphoriquement),quelanature«imite»l’art, maisonnepeutdirelittéralementqu’ellelesinge.Àlarecherchedutempsperdu, Paris, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,II, p.868.Voirles«étudesdecas»réuniesparNathalieHeinichdansL’Artcontemporainexposéauxrejets, Nîmes,JacquelineChambon,1997,et, dumêmeauteur,LeTripleJeudel’artcontemporain, Paris, Minuit, 1998.«Ondira que c’est lebon goût qui s’est imposé contre lemauvais.Mais cela ne change rien à l’affaire, puisque c’est le bon goût qui qualifie l’autre demauvais»(Jean-MarieSchaeffer,LesCélibatairesdel’art, Paris, Gallimard,1996,p.198).Voirplusloin,«Égotismeetdispositionesthétique»,p.129.Difficile,àproposdesrelationspsycho-culturellesévoquéesici, denepasciterlapiècedeYasminaRéza,Art, quiymêletoutefois–dansunregistreàmi-chemin entre Nathalie Sarraute et Jean-Loup Dabadie – la problématique spécifique de l’art « contemporain », sous les espèces, à vrai dire aujourd’huiparfaitementclassiques,d’unmonochromeblancàlaRyman.

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L’autredumême

Quidoncadit:«Aucommencementétaitlarépétition»1?

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J’aimerais pouvoir élucider la nature, ou les raisons, de la fascination, elle-mêmevariable etrécurrente, qu’exerce sur moi, comme sans doute sur tout un chacun, le fait – et l’idée même,indissociablement–derépétitionetdevariation.Jedouted’yparvenirici,ouailleurs;jetenteraidumoinsd’enmesurerlaforce,etd’enidentifierquelquesoccasions.

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Onpeut, sans trop risquer l’absurde,poserenprincipeque toute répétitionestdéjàvariation :variation, si l’onveut, audegré zéro–undegréqui, on le sait, n’est jamaisnul, puisque, dansunsystèmequelconque,uneabsences’opposeàtelleprésenceaussiefficacementquetelleautre.

S’interrogeantsur ladélicatequestiondes«identitéssynchroniques»,Saussureobservaitque,lors d’une conférence, chaque occurrence de l’adresseMessieurs ! (en ce temps-là, apparemment,seulsdeshommesassistaientauxconférences)noussemblecelled’un«mot»unique,identiqueàlui-mêmemalgréles«variationsdedébitetd’intonation»quileprésentent«danslesdiverspassagesavec des différences phoniques très appréciables ». Identité sous les différences, répétition dans lavariation.Demême(jesuisl’enchaînementduCoursdelinguistiquegénérale2)l’«expressGenève-Parisde8h45dusoir»maintientsonidentitéàtraversleschangementsquotidiensdelocomotive,dewagonsetdepersonnel.RolandBarthesévoquaitsouvent,desoncôté,lenavireArgo,qui restait lemême Argo après avoir changé de voiles, de coque, voire d’équipage ; d’autres, le couteau deJeannot,avecsanouvelle lamesurunnouveaumanche.Laclédumystère–carc’enestun– tientpourSaussure à l’idéalité (il n’emploie pas cemot) d’une entité « fondée sur certaines conditionsauxquellessamatièreoccasionnelleestétrangère».Cequi fait l’expressde8h45,cen’estpassacompositionmatérielle,nimêmesacargaisonhumaine,mais«l’heuredesondépart,sonitinéraireetengénéraltouteslescirconstancesquiledistinguentdesautresexpress».LecouteaudeJeannot,sonappartenanceàJeannot;lenavireArgo,sansdouteleseulfaitqu’onl’appelleArgo.Demêmeencore(j’épuise ici lerépertoiredesmétaphoressaussuriennes),sidansunjeud’échecs« jeremplacedespiècesdeboispardespiècesd’ivoire,lechangementestindifférentpourlesystème»,etdoncpourl’identitépertinentedespièces.Jepuismême,commeonsait,remplacerunchevalouunfouperduparunboutondeculotte,quiparconventionferal’affaire.

Cetterelationposée,enpassant,entrel’oppositionidentité/différence (répétition/variation)etl’opposition idéalité /matérialitén’est sansdoutepasétrangèreà l’enjeu théoriquede lapremière.Maisn’essayonspasdecreuserplusavantcesillon.

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EtrevenonsànosMessieurs!L’identitédecette«expression»,préciseSaussure,netientpasàl’unitéde son sens : «Unmotpeut exprimerdes idées assezdifférentes [adopter unemodeouunenfant,fleurdupommieroudelanoblesse]sansquesonidentitésoitsérieusementcompromise»;

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maisbien à l’identification conventionnelle d’unmot unique à travers toutes les variations, jugéesnon pertinentes, de sa prononciation (ou de sa graphie) :Méchieu !, dans une bouche auvergnate,vaudra,sanséquivoque,pourMessieurs!Et«cesentimentd’identitépersiste,bienqu’aupointdevuesémantiquenonplusiln’yaitpasd’identitéabsolued’unMessieurs!àl’autre».

En effet (je brode ici demon cru sur un thème bien connu), le contexte est pour lemoins àchaque fois différent, ne serait-ce que par la place de chaqueMessieurs ! dans l’inexorable duréed’uneheuredeconférence.Etmêmesijeprononçaisàlasuite,sansreprendrehaleine(facile)etsansaucunchangementd’émission(impossible)troisMessieurs!defile,cestrois«expressions»seraientstylistiquementdifférentesduseulfaitdeleurrépétition,quifaitdel’unelapremière,delasuivanteladeuxième,etdelatroisièmeladernière.Bref,différentesdufaitmêmedeleuridentité.N’ai-jepasparlédemystère?

On pose en somme d’abord que trois émissions forcément différentes ne font qu’un seul etmêmemot,puisque les troisémissions successivesdumêmemotn’ontpas lamêmevaleur.C’estpassertoutbonnementdeladifférenceàl’identité,puisdel’identitéàladifférence.Delavariationàlarépétition,delarépétitionàlavariation–c’esttoutun.Onnepeutvariersansrépéter,nirépétersansvarier.

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L’art,parexcellence,delarépétition-variation,c’estévidemmentlamusique,dontelleestpourainsi dire le principe absolu. Sitôt (ex)posé un thème, se met en marche tout le dispositif dudéveloppement, fondé sur les divers procédés d’imitation-transformation que sont transposition,augmentation, diminution, mouvement contraire, rétrograde, contraire-rétrograde, contrepoint encanon, en fugue, etc., sans préjudice des reprises littérales (répétitions) ou des migrationsinstrumentalesdutypeBolérodeRavel.

Il y a pourtant, dans la forme (plus) proprement dite de la variation, telle qu’elle s’exerce,disons,deBachàWebern,quelquechosedeplusimmédiatementséduisant,sansdouteparcequeplusperceptibleauprofane:toutrenversementmisàpart,lethèmeinitialysertdetrameetdeguide,etlejeuconsisteàtenterd’enidentifierlarécurrenceàtraverssesmétamorphoses–etréciproquement:plaisirderecherche,ricercare,disait-onjadis(paraît-il)àproposdecesthèmesenfouisdansletissupolyphonique,etquel’auditeurdevaitdébusquersousleurcontrepoint,commel’aiguilledanssontasdefoinoulechasseurdanssondessinambigu.Passéuncertaincap,c’est-à-dire,commeassezvitedans lesDiabelli, entrédans laphaseduméconnaissable,ceplaisir s’estompeauprofitd’unautre,mais subsiste toujours l’espoir qu’une nouvelle audition saura le prolonger d’une étape – d’oùl’inépuisabled’unetellefréquentation;etjen’aimepastropqu’onviennemedire,commeilarrive,que lesdernièresDiabellin’ontplusaucunrapportavec lavalse-thème.C’estdécouragerd’avanceune bonne volonté, et aussi, me semble-t-il, déprécier du même coup le travail du compositeur :produireunmorceaucomplètementautonomeestmoinsméritoirequeproduireunevariationdontlarelationauthèmesoitassezretorsepourdemeurerlongtempsénigmatique.

Inversement,desséries trop transparentes,comme lesEroica, ou lepremiermouvementde ladouzièmesonatedeMozart,n’offrentpeut-êtrepasassezderésistanceaudésird’identification.Mais,contre-inversement, la reprise finale, commedans l’ariada capo desGoldberg,met au trouble uncombleassezparadoxal :celui,biensûr,de l’inquiétante familiarité. J’imaginebienquece troublemarque, d’une manière ou d’une autre, l’interprétation : écoutez Gould 1981. Mais même sil’interprète se contentait, au disque, d’y faire reproduire, magnétiquement identique, sa prestation

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initiale,jejureraisencorequequelquechoseachangé.Nonsansraison:pourlemoins,l’auditeur.Desortequ’iciencorerépéterc’estvarier.

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Le plus heureux équilibre entre transformation et répétition, c’est peut-être dans la variationjazzistiquequejelatrouve,oùleprincipe(freejazzmisàpart)estd’improviserchaquechorus,c’est-à-direchaquesériedetrente-deuxmesures(douzedansleblues)ens’appuyantsurlasuited’accordsdonnéeparlethème,suitedontlaréitérationincessante,basseobstinéecommedanslachaconneetlapassacaillebaroque3, autorise un nombre indéfini d’illustrationsmélodiques.On sait qu’aux bellesnuitsde jam-sessionsdeKansasCityouduMinton’s harlémite, desgroupespouvaient improviser,chorus après chorus, pendant plus d’une heure sur lemême thème ; on sait aussi que, des timidesparaphrases néo-orléanaises aux explorations polytonales du be-bop, la liberté d’interprétation desthèmesn’afaitqueprogresser4,sanspourautant,saufexception,renonceràl’exploitationdelatrameharmonique.Pourl’auditeur,leprincipedeceplaisirestdoncsimple,quoiqued’applicationparfoisexigeante : à chaque mesure, percevoir à la fois, et dans leur relation, l’imprévisible inventionmélodiqueetlaprogressiond’accordsobligée,énoncéeparlasectionrythmiqueousuggéréeparlesoliste. Cette coexistence, ou plutôt cette manifestation réciproque d’une basse immuable et d’unemélodie aléatoire fait de l’écoute jazzistique l’une des plus actives et, contrairement aux préjugés,l’unedesplusintellectuellesquisoient.

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Pourl’amateurdevariations,dontjevienspeut-êtred’esquisserleportraitencreux,onpourraitimaginerquelesartsplastiquesetlalittératuresoientdeslieuxdefrustration,puisqueleurprincipeestailleurs,s’ilsenontun.Iln’envapastoutàfaitainsi,grâceàProtéenotresaintpatron.Quelquesmotslà-dessus.

Que l’architecture, « musique de l’espace » selon l’irrécusable cliché, procède souvent parrépétitionvariée,d’IctinosàBramanteetdeBramanteàMiesVanderRohe,c’estuneévidencequin’appelleguèrededéveloppements.Pourlesartsfiguratifs,sculpture,peinture,dessin,jediraisbienque le rapport répétition / variation gît dans le fait même de la représentation, ou, comme disaitPascal,dela«ressemblance».Ilestvraiquenousn’avonspastoujourslemoyendeconvoquer,pourcomparaison,les«originaux»,maisdumoinsavons-nousparfoisl’occasiondeconfronterdeuxouplusieurs« ressemblances»,c’est-à-diredeuxouplusieursversions,ourépliques,de la«même»œuvre, fussent-elles dispersées à travers les plus lointainsmusées.Certaines expositions n’ont pasd’autremérite,maisilnoussuffit.Enpeinture(ousculpture)nonfigurative,lecaractèreobsessionneld’unethématiqueautonomeaccentuelefait:circulezdansunerétrospectivePollockouRothko,vraislabyrinthesdemiroirs,plusoumoinsdéformants.

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Mais la littérature ? Je n’oserais prétendre que la fonction mimétique y donne plus qu’enpeinturelapossibilitédecomparerla«ressemblance»dutexteaux«originaux»dumonde.Maislapuissancedefascinationd’œuvrescommelaComédiehumaineoulaRecherchedutempsperdu tientpeut-êtreplusqu’onneleditparfois(aujourd’hui)àcequeBalzacappelaitsa«concurrenceàl’étatcivil » et Proust sa « tâche de traducteur », et donc à une certaine relation (ressemblance et

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1.

2.3.

4.

dissemblance), sinon au« réel », dumoins à l’idéeque s’en fait le lecteur, et qui lui en tient lieu.Concurrenceoutraduction,lasimulationréalisteestencore,oudéjà,variationsurcethèmeobligé,c’est-à-dire convenu, qu’on appelle Histoire, société, vérité, bonheur, Temps perdu, que sais-jeencore,etquelareprésentationlaplus«fidèle»nousinvite,nonsansdétours,àricercare.

Jakobsonnousenseignaitnaguèrelaprégnancepoétiquedu«principed’équivalence»,etsij’aiquelquefois regimbé,c’étaitenfaitcontreune interprétation tropréductricedeceprincipe,quin’ylisaitpaslacoprésencedesimilaritéetdedissimilarité,pourtantmanifestedanslesimpletravaildumètre, de la rime ou de la strophe, et oùWordsworth voyait déjà la principale source du plaisirpoétique.Letextenarratifexploitecertestroprarementcegenrederessources,horslesparallélismesréglésduconteet les formules récurrentesde l’épopée.Le récit romanesquevaordinairementsontrain sans trop revenir sur ses traces, d’où un suspens souvent bien linéaire, où seul le NouveauRomanasuintroduire,parlejeudesesdescriptionsinstables,imperceptiblementmétamorphiques,unedimensionqu’ilfautbienappelermusicale.

Maisl’étudecomparéedesmanuscritsetdeséditionssuccessives,lagénétiquelittéraire,vienticiàlarescousse:d’étatenétat,une«même»pagedeFlaubert,deProust,deJoycedéploiesonéventailde redites et de repentirs, de ratures et de substitutions, dans des restitutions de plus en plusrigoureuses,etdeplusenplusdéconcertantes:tremblement,bégaiementindéfinid’unecréationquiprocèdetoujours,etpartout,d’uneimprovisationvigilanteetconstammentrectifiée,commeladansed’unfunambule.L’étuderadiographiquedestableauxnousoffrelemêmespectacle,etdesfilmsprissurlevif,commel’irremplaçableMystèrePicasso.Àdéfaut(?)d’effetsanaloguesenmusique,nousydisposonsaumoins,commeauthéâtre,del’infinievariétédesinterprétations,ou,commeondit,desexécutions.

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Àlalimite,etcontrairementàuneévidencedesurface,touslesarts,dansleurgesteproducteur,sont d’exécution,performing arts, dont aucune performance n’est identique à une autre, et dont –comme l’ont bien éprouvé unValéry ou unBorges – aucun état n’est définitif, que par fatigue ousuperstition.Del’artcommedelavie,l’achèvement–lereposdel’identité–n’estpaslebut,maislafin,jeveuxdirelachutedansuneentropiedontl’autrenomestlamort.Qu’ApollonetDionysosnousaccordent encore un temps, nous accordent encore un temps le loisir de nous répéter, et de nouscontredire.

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Quidoncadit:«Aucommencementétaitlavariation»?

Àpeuprès,A.Kilito,L’Auteuretsesdoubles, Paris, Éd.duSeuil, 1985,p.19:«Àl’origine,ilyalarépétition.»Kilitoparaphraseici(c’est-à-dire:répèteetvarie)untopostraditionneldelapoétiquearabeclassique,desortequemaquestionreste,commeilluiconvientplusqu’àtouteautre,sansréponse.OnmesignaleencoreHenriMichaux,Déplacementsdégagements, Paris, Gallimard,p.56:«AucommencementestlaRÉPÉTITION.»Paris,Payot,p.150-154.OulesvariationsGoldberg,quisontenfaitunesuitedepiècesàbassecommune.AndréBoucourechlievtrouvaitrécemmentlemêmeprincipeàl’œuvredanslesDiabelli, cequin’estcertespasuneabsencederapport:unmusiciendejazzquineconserve«que»latrameharmoniqueduthèmeaplutôtl’impressiond’en conserver l’essentiel. L’analogie entre l’improvisation jazzique et ces formes de variation à basse obligéeme semble confortée par l’analogie de leursorigines:musiquesdedansespopulaires,etmême(passacailledepasarcalle)defanfareambulante(LopedeVegacroitmêmesavoir lachaconnevenue…d’Amérique).Mais,nelatrouvantmentionnéechezaucunspécialisted’aucunbord,j’enviensparfoisàdouterdemesoreilles,oudemeslectures.Jenesuggèrepasparlàunesupérioritédeprincipedelavariationlibresurla«simple»paraphrase:certainsexposésdethèmes,presquelittéraux(maistoutestdanslepresque), chezArmstrongparexempleou(dansuntoutautreesprit)chezMonk,valenttouteslesélaborations,improviséesounon.

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Romancessansparoles

L’un des multiples modes de relation entre littérature et musique est, bien évidemment, laprésenced’untextelittérairedansuneœuvremusicale.Maiscetteprésenceestelle-mêmesusceptibledediversmodes,oudegrés,quejevoudraisévoquericitrèssommairement.

Lepremierdecesmodes,quicorrespondaudegrématériellement leplusfort,estceluid’uneprésenceeffectiveetintégrée.C’estlecasdetoutemusiquevocale,oùletexteverbalsetrouved’unemanièreoud’uneautreproféré : chanté (mélodies,cantates,opéras),parlé (Histoiredusoldat), ouselonquelqueétatmixteou intermédiaire,Sprechgesang ouautre.Lesdegrésd’intégration sont icidifférents, puisque le mode de profération épouse plus ou moins la ligne mélodique ou le tissupolyphonique, mais le degré de présence du texte est le même, et l’usage ne s’y trompe pas, quiqualifie encore de « paroles » le poème d’un lied ou le livret d’un opéra. Ce type est tropuniversellementconnuetpratiquépourqu’onyinsiste,maisjeveuxaumoinsensouligneruntrait:dufaitmêmedeleurcoprésence,etquelsquesoientleseffetsdecontaminationqu’ellepeutentraîner(mélisationde laphraseverbale, effortsd’expressivitéde lapartition), lesparts et les rôlesy sontpourl’essentieldistincts.Saufexceptionsconfirmatrices,c’estletextequiditlesens,lamusiqueneveut, au plus, que le confirmer et l’illustrer. L’une de ces exceptions serait sans doute la pratiquewagnérienneduleitmotiv,quipermetéventuellementà lapartitiondelivrerunmessageparallèleàceluidupoème:siaucoursd’unephrasechantéeparTristanapparaîtàl’orchestrelemotifduDésir,cetteapparitionsuperposeauxsignifiésdutextechantéunautresignifiéaussidéterminé;maisc’estquelemotifaétéprécédemmentinvestidecesensselonuneconventionsémiotiquesommetouteplusproche du linguistique que du musical. Aussi circule-t-il des sortes de dictionnaires où nousapprenons,commeunelangue,lafonctiondetouscesmotifs.

Le deuxième mode, beaucoup moins fréquent, est de l’ordre de la référence in absentia. Ilconsisteencequ’uneœuvremusicale,parsontitre,renvoieàuntextelittérairedéterminé,dontelleseconstitueparlàmêmequelquechosecommelaparaphraseoulecommentaire,etqu’elleadopte,toujours par là même, comme argument, voire comme « programme ». C’est le cas de certainspoèmes symphoniques deLiszt, dont le premier en date,Cequ’on entend sur lamontagne (1848),«d’après»unpoèmedeHugo;ouencoreTasso,LamentoeTriompho(Byron),Mazeppa(Hugo),LesPréludes(Autran),Idéaux(Schiller)etHamlet(Shakespeare,biensûr).CetypeseretrouveaumoinschezFranck(LesÉolidesd’aprèsLecontedeLisle,LesDjinnsd’aprèsHugo)etchezStrauss:Ainsiparlait Zarathoustra, Don Quichotte, et, d’une manière plus diffuse puisque les textes ainsi« illustrés»sontsansdoutemultiples,DonJuan.L’initiateurdugenre, si c’enestun,pourrait êtreBerliozavecHaroldenItalie,«symphoniepourorchestreetaltoprincipal»d’aprèsleChildeHarolddeByron(1834).Maisontrouveunerelationdumêmeordredansdesœuvrespourpianocommelestrois«SonnetsdePétrarque»delaDeuxièmeannéedepèlerinagedeLiszt,et,munied’untitrequiveutsansdoutesuggéreruneinspirationpluslointaine,la«Fantasiaquasisonata»AprèsunelectureduDante,dumêmerecueil.Cerépertoiresembleratypiquement«romantique»,maisDebussy,aveclePréludeàl’après-midid’unfaune,ouRavel,avecGasparddelaNuitetMamèrel’Oye, indiquentlacapacitédugenreàtranscenderleslimiteshistoriquesdesonterraind’origine.LesévocationsdeMamèrel’Oyesontunpeupluslibres,maislestroispiècesdeGasparddelaNuitseréfèrentdefaçonpréciseàtroispoèmesd’AloysiusBertrand:Ondine,LeGibetetScarbo.

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Je ne discuterai pas le bien ou mal fondé de ces références, autrement dit la « fidélité » ou«infidélité»decespartitionsàlalettreouàl’espritdestextescenséslesinspirer,relationquechacunpeut interpréter et apprécier à sa guise. Je note simplement que les degrés d’imposition en sontvariablesselonlaconnaissanceoulesouvenirquel’auditeurpeutavoirdudittexte,s’ilneluiestpasfourni enmarge de la partition, de l’enregistrement ou du programmede concert.Nul sans douten’échappeàunecertaineidéedeDonQuichotte,deDonJuan,delaDivineComédieoudescontesdePerrault,maislestroissonnetsdePétrarqueoupoèmesenprosedeBertrandnehantentpastouteslesmémoires, et la majorité des auditeurs se laisse ici guider – si par quelque chose – par la seulesignification (trèsclairepourOndine ouLeGibet, certainement fort opaquepourScarbo) du titre.Autrement dit, notre deuxième mode risque, dans bien des cas, de glisser en pratique vers untroisième,quevoici.

Lemodedeprésencedutexten’yestplusnilaprésenceeffective,nilaréférenceallusive,maistout bonnement l’absence pour cause d’inexistence. Les œuvres musicales auxquelles je pensemaintenant,etquisontdenouveautrèsnombreuses,neprésentent,saufaccident,aucunrapportavecaucun texte littéraireexistant.Onpourraitdoncestimerqu’ellesn’ont rienà faire ici,mais jen’ensuispas si sûr,ouplutôt je suis sûrducontraire, etpourdeux raisonsquiprobablementn’en fontqu’une.Lapremièreestquecesœuvrescomportentunénoncéverbal,qui,commetouslesénoncésverbauxseloncertainesconditionsdechaleuretdepression,peutêtrequalifiéde«littéraire»:c’estleur titre, qui est du type thématique. Je ne prends pas ici cet adjectif dans son sensmusical,maisprécisément dans le sens littéraire1 : un titre d’œuvre littéraire est thématique quand il réfère,directement(Guerreetpaix)oupartelouteldétour(LeRougeetleNoir)oudétail(MadameBovary,LeSoulierdesatin),aucontenuthématiquedel’œuvrequ’ilintitule;sinon,ilestrhématique,c’est-à-direqu’ildésignel’œuvreelle-même,parteltraitgénérique(Odes,Sonnets,Journal),ouautre:TelQuel,ManuscrittrouvéàSaragosse.Uneœuvremusicalepeutégalementporteruntitrerhématique,quiladécritparsongenre(Sonate,Symphonie,Concerto,etc.),parsatonalité,ouparsaplacedanslecatalogue de son auteur (numéro d’opus). Un titre rhématique, par définition, ne peut guèrecomporterdeconnotationlittéraire;untitrethématique,disonsauhasardRêverie,ouLaCathédraleengloutie,encomporteinévitablementune,duseulfaitqu’ildésigneun«contenu»(unsignifié),parexemplepsychologiqueoupittoresque,parunmoyenverbalquifonctionneenlui-mêmecommeun(bref) texte littéraire. Je dirai donc que Rêverie ou La Cathédrale engloutie comporte un textelittéraire,quiestsontitrethématique.

Maseconderaisonpourévoquericicetyped’œuvres,c’estquelaprésenced’untitrethématiquesuffit à suggérer l’existence d’un texte qui serait l’équivalent littéraire de l’œuvre musicale ainsidésignée.Dece texte,àvraidire,nousnesauronsriendeplus,etc’est toute ladifférenceentrecetroisième type et le deuxième, pour lequel l’auditeur scrupuleux peut toujours remonter à la«source».Cetexten’existepas,maisletitrenoussuggèrequ’ilpourraitexister–etpeut-êtreinvite-t-illesplusdociles,oulesplusimaginatifs,àenesquisseruneversion.Saprésenceestdoncici,nonplus de l’ordre de la présence effective, ni de celui de l’allusion,mais de la suggestion. La seuleimposition d’un titre thématique insinue l’existence possible d’un texte de référence – et si l’onm’apprenaitdemainquelesScènesd’enfants,oulesPréludesdeDebussy,illustrentautantdepoèmesréels, en vers ou en prose, je n’aurais aucune raison de m’en étonner. Or, la tradition musicaledispose,depuisMendelssohn,d’untermequipeutassezbienserviràdésignercemodeparadoxaldeprésence virtuelle.Ce terme, lui-même de forme paradoxale, ou oxymorique, c’est romances sans

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paroles. Je le qualifie de paradoxal parce qu’originellement, une romance, ou un lied (le termeallemandestLiederohneWorte),estun typedemélodieoudechanson,surdesparoles,qui relèvepleinementdelamusiquevocale.Letermederomance2avaitdéjàservi,aumoinschezBeethoven,etilresservirachezd’autres,dontSchumannetFauré,àintitulerdespiècespurementinstrumentales:les deux Romances de Beethoven sont des pièces concertantes pour violon et orchestre, oùl’instrument soliste tient la partie mélodique, comme une voix qui chanterait un air sans paroles.Romances sans paroles déjà, mais Beethoven n’avait pas éprouvé le besoin de le spécifier. Enforgeant le syntagme Romances sans paroles, Mendelssohn – si c’est lui – manifeste donc laconscienced’unecontradictiondanslestermes:romancesansparoles,liedsanspoème,commeondit « obscure clarté » ou « glorieuse bassesse ».Mais son recueil n’appartient pas entièrement au«genre»quej’essaiededécrire,carlaplupartdecespiècespourpianonecomportentaucuntitrethématique, mais une simple indication de tonalité, comme pour les Romances (tout court) deBeethoven – et ce sera le cas de l’ensemble du recueil de même titre chez Fauré. Elles n’ont deromance,oudelied,quelaprésenceperceptibled’unelignemélodiquequipourraitêtrecelled’unchant,etpeut-êtrecelle,quejen’aipasvérifiée,delaforme-lied.D’autresenrevancheaccentuentlarelation au genre vocal par l’imposition d’un titre qui indique le contenu thématique du poèmeabsent :LaHarpe du poète,LaFuite,LaFileuse,LaComplainte du berger, etc. La référence à lamusiquevocalepassedoncicipardeuxmoyens,quisontd’unepartlastructureenlignemélodiqueaccompagnée, et d’autrepart le choixd’un titre thématique.Mais ce secondmoyenpeut aussi agirseul,enconférantparsafonctionsémantiquepropreunevaleursignifianteàunmorceauquin’imiteplus en rien l’allure d’unemélodie accompagnée, comme«L’Oiseau prophète » desScènes de laforêt.

C’est en effet Schumann qui illustre le mieux, à l’époque romantique, ce genre qui tend às’organisersurlemodèled’uncycledeliederpourvud’untitrethématiqued’ensemble,Scènesdelaforêt ouScènesd’enfants, destiné à unifier un groupe de pièces individuellement caractérisées parleur titre thématique respectif (Des pays lointains, Curieuse histoire, etc.). Malgré l’effacement(inégal) de la forme enmélodie accompagnée, de tels ensemblesméritent bien,me semble-t-il, ladénominationcavalièrede«romancessansparoles»,ausensoùjel’entendsici.

Ainsi définie comme une pièce, le plus souvent pour clavier, pourvue d’un titre thématiqueassurantàluiseulsasignificationaffectiveoudescriptive,laromancesansparolesn’estnullementlemonopoleni l’inventionde l’époque romantique.Laplupart despiècespour clavecindeCouperins’ornentainsidetitrespittoresquessouventtrèsprécisoutrèsrecherchés(LesMatelotesprovençales,LesPetitesCrémièresdeBagnolet,LesBarricadesmystérieuses,LesVieuxGalanset lesTrésorièressurannées sous desDominos pourpres et feuillesmortes) – et je doute qu’une telle pratique ait étécomplètement isoléeà sonépoque.Etplusprèsdenous,onsait comment lesPréludes, les Imagespour piano, les Estampes et le Children’s Corner de Debussy, lesMiroirs de Ravel ou l’Españad’Albeniz,parmibiend’autres,prolongentletypeschumannienducycleunifiédepiècesàintentionthématique, sans compter des pièces isolées comme les Jeuxd’eau ou laPavane pour une infantedéfunte.Onsaitaussique,pourlesPréludes,quelquemauvaiseconscienceàl’égarddeceseffetsdetitreconduitDebussyàlesreléguerenfindepièceetentreparenthèses,commepouréviterdetropinfluencerl’interprèteoul’auditeur.Vaineprécaution:l’usagelesreçoitbeletbiencommedestitres,et Danseuses de Delphes ou Des pas sur la neige exercent leur pouvoir suggestif avec autantd’intensitéqueLepoèteparleouL’Oiseauprophète.

Uneautremanifestationde réserveà l’égarddu titre,etquin’étaitpeut-êtrepasétrangèreauxchoixquelquepeuludiquesdeCouperin,est,chezSatie,lerecourssystématiqueautitresarcastique

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ou provocant :Aperçus désagréables,Embryons desséchés,Sonatine bureaucratique,Morceaux enformedepoire,Véritablespréludesflasquespourunchien,etc.Danscesdeuxcas(lesecondpouvantpasserpourunechargedupremier),l’indiscrétionetsurtoutl’impertinence(l’absencerecherchéedepertinence)dutitreexprimentouopèrentdetouteévidenceunedérisiondutitrethématiqueetdesamanière d’imposer un sens à une partition qui bien souvent n’en peut mais, autrement dit del’arbitrairedel’intitulationthématiqueenmusique;etàcetégard,Satiejouemanifestementlerôledefossoyeurdugenre,qu’ilachèveenlepoussantàl’absurde.Maisl’opérationnevapassansrisque,car un usage aussi accentué du titre finit par faire oublier la partition, qui en sera peut-être lapremièrevictime:onnejouepasimpunémentavecleparatexte.

Maisl’empiredutitrethématiquenesebornepasàcespiècespourclavier,groupéesounonencycles.Ilrègneégalementsurunautregenre,luiaussitrèscaractéristiquedel’époqueromantiqueetpost-romantique,quiestlepoèmesymphonique.Ilfautd’ailleursobserverdanscetermeuneffetdeparadoxecomparableàceluideromance sansparoles, carpoèmesymphonique3 signifie bien aussiquelque chose comme « poème sans paroles ». Le poème symphonique, tel que l’illustrentéminemmentLisztouStrauss,exceptionfaitepourceuxd’entreeux,déjàévoqués,quiseréfèrentàuneœuvrelittérairedéterminée,n’ade«poème»,c’est-à-diredetexte,quesontitre–etparfoiscettesortededéveloppementdutitreenformed’argumentnarratifqu’onappellele«programme»–quilui impose de l’extérieur sa signification : voyez, de Liszt,Du berceau jusqu’à la tombe, ou, deStrauss,Mortet transfigurationouUneviedehéros4.Mais ici encore, legenredéborde largementson origine romantique, puisqu’on le retrouve, plus ou moins bien déguisé, par exemple chezDebussyouRavel,avecenprimeunesortedesynthèseentreletypepoèmesymphoniqueetletypecyclique,souslaformedesuitesorchestralesthématiques:voyezlaRhapsodieespagnoledeRavel(quatrepièces:«Préludeàlanuit»,«Malagueña»,«Habanera»,«Feria»),et,chezDebussy,ces«triptyquessymphoniques»(cetermegénériquenequalifieofficiellementquelepremier)quesontlesNocturnes(«Nuages»,«Fêtes»,«Sirènes»),LaMer(trois«esquissessymphoniques»:«Del’aubeàmidi sur lamer», « Jeuxdevagues», «Dialoguesduvent et de lamer») et les Images(«Gigues»,«Iberia»,«Rondesdeprintemps»).Lamêmestructure,onlesait,seretrouveaumoinsdanslesNuitsdanslesjardinsd’EspagnedeFalla:«AuGeneralife»,«Danselointaine»,«DanslesjardinsdelasierradeCordoue».Orcesfaitsdegroupementnesontévidemmentpas,eneux-mêmes,dépourvus d’effet sémantique : l’appareil titulaire à deux étages se conforte en quelque sorte lui-mêmeenconfirmantlavaleurdutitred’ensembleparcelledestitresdeparties,etréciproquement.On peut donc dire que les cycles de « romances sans paroles » ou les suites symphoniquesthématiséesexercentapriori,parcetteconvergencesémantique,uneplusgrandeforcedesuggestionquelesœuvresisoléescommeJeuxd’eauouMortettransfiguration:l’auditeurs’installed’embléedansleclimatévoquéparletitregénéral,ettrouvedanschaquepartieunespécificationparticulièredececlimat, àpeuprèscommedansun recueildepoèmes thématiquementhomogènecommeLesFleurs du mal ou, plus encore, Fêtes galantes5. La recherche de tels effets n’est sans doute pasétrangère à des décisions de groupements après coup comme celle qui préside aux Années depèlerinage, et même peut-être (mais ici le titre d’ensemble, sans doute faute de mieux, resterhématique)auxpoèmessymphoniquesdeLiszt.

Le fait littéraire – et plus particulièrement poétique – exerce donc ici une fonctionparadoxalementplusfortequedanslamusiquevocale,oùsaprésenceeffectiveluiassigneuneplacelimitéeparcetteprésencemême:danscespoèmessansparoles,lepoétique,sansprésenceeffectiveniréférencedéterminée,jouelerôleleplusinsaisissable,maispeut-êtreleplusimpérieuxquisoit:celuidemodèle.Lamusiquenechercheplus ici à soutenir et entourerun texteprésent,nimêmeà

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illustreruntexteabsent,ellecherche,dirait-on,àsefairetexteelle-même,commepourhonorersontitre(mêmesidansbiendescascelui-cineluiestvenuqu’aprèscoup),àsefairelangageetpoème,commesilemodèlelittéraires’étaitentièrementemparédesonimaginaire.Lamusiquevocaleétaitmusique avec paroles, les paraphrases musicales du typeMazeppa étaient musique à propos deparoles ;dans lamusique instrumentaleà titre thématique, l’absencede texte jointeà la suggestiond’untexteparletitre,lasituationcontradictoired’unavecparolessansparolescontraintenquelquesortelapartitionàprendrelaplaceetàjouerlerôledutextequ’ellesuggèreetquiluimanque.Larelationn’estdoncplusdecoprésencenid’évocation,maisdesubstitutionetd’imitation:utpoesismusica. C’est bien cette formule que suggère entre autres l’avant-propos de 1841 aux Années depèlerinage:

«Àmesureque lamusique instrumentaleprogresse,elle tendàs’empreindredecette idéalitéquiamarqué laperfectiondesartsplastiques,àdevenirnonplusunesimplecombinaisondesons,maisunlangagepoétiqueplusaptepeut-êtrequelapoésieelle-même à exprimer tout ce qui, en nous, franchit les horizons accoutumés, tout ce qui échappe à l’analyse, tout ce quis’attacheàdesprofondeursinaccessibles,désirsimpérissables,pressentimentsinfinis.»

Ilyauraitsansdoutequelquechosed’unpeudérisoiredansuntelpropos,sionnelesavaitenquelquesortecompensé(ouaggravé)àlafindusiècleetsansdouteavant,parlatentationréciproquedu poétique à, comme diraMallarmé, « reprendre à lamusique son bien ». À l’ut poesis musicaromantique et post-romantique répond unutmusica poesis qui s’est substitué auXIXe siècle à l’utpictura…del’âgeclassique.Ilyad’ailleursbienunpeud’utpicturadanslepruritdescriptifde lamusiqueduXIXe siècle, dont ne témoignent pas seulement lesGoyescas deGranados, lesTableauxd’une exposition, le recours debussyste au terme d’« esquisses », et la qualification mal refuséed’«impressionnisme».Etilneseraitsansdoutepastrèsdifficiledetrouverdanslesartsplastiquesles traits symétriques de quelqueut poesis… (Delacroix), ou de quelque utmusica pictura (Klee),commesitouslesartséprouvaientplusoumoinscettenostalgieouutopietrans-artistiquequiparfoislespousseàs’emprunteretàs’imiterréciproquement,enoubliant(oupouroublier)leursspécificitésrespectives,ànierl’hétérogénéitédeleursmoyensaunomd’unepeut-êtreillusoireconvergencedeleursfins.

À sa fille qui lui demande quelles sont les paroles d’un thème qu’il lui a dédié pour sonanniversaire,DaleTurnerrépond, l’air infiniment las :«Onn’estpasobligédemettredesparolessurtout.»6Onenmetàvraidireplusqu’onnedevrait,etsouventplusqu’onnevoudrait,commesil’onnesupportaitpasquelamusiquenefût,selonlemotdédaigneuxdeLisztpréfigurantStravinsky,riend’autrequ’une«simplecombinaisondesons».Cetteincapacité,foncièrementreligieuse,àl’Esist so nous a valu d’innombrables titres apocryphes imposés par un public en mal de sens à desœuvres qui n’en voulaient pas, et, récemment, jusqu’aux trente-trois Variations Diabelli. Cetteindiscrétion souvent puérile est évidemment un effet de l’hypertension sémiotique, affectionchroniquedel’esprithumain.Ilseraitsansdouteaussivaindes’enplaindre,etd’ailleursinjustedenier que les titres thématiques de certaines romances sans paroles ajoutent à leur charme. Onsouhaiterait seulementquece surcroît restât enmarge,détaché, comme flottant, et que saprésencead lib servît,nonà lesalourdird’unsensautoritaire,maisplutôtà lesalléger, à lesaérer,commed’unsilence,d’unequestionsansréponse:quelarelationproblématiqueentrecombinaisondesonsetpropositiondesensrésonnât,noncommeunaccordparfait,maiscommeunedissonanceirrésolue.C’estlà,j’ensuissûr,cequenousdemandentunCouperin,unSchumann,unDebussy,ettelseraitle

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1.2.3.4.

5.6.

bon(etmalaisé)usagedutitrethématique,afinquelaromancesansparolesnetournâtpas,selonlemot(letitre)crueld’Adorno,enparolessansromance.

Car musique et littérature ne sont ni parallèles ni symétriques : ce sont deux pratiquessimplementdifférentes–mais riendeplusdifficile àpenserqu’une simpledifférence–,quine serencontrentheureusementqu’envertudeleurdifférence.Commetouslesutdecettesorte,l’utpoesisestunmirageouun leurre.Aliterpoesis,alitermusica.L’unechante, l’autreparle.Échanger leursrôlesn’estpas toujourscequ’ellesontdemieuxà faire,et lesconfondren’estcertainementpas lameilleurefaçondelesaimerensemble.

VoirSeuils, Paris, Éd.duSeuil, 1987;etFrançoiseEscal, «Letitredel’œuvremusicale»,Poétique69,février1987.Romanze.SymphonischeDichtung.Entre ces deux extrêmes que sont la pièce pour piano et le « poème » pour orchestre, les formations demusique de chambre semblent plus réfractaires àl’investissement thématique, mais il y a quelques exceptions, commeLa Nuit transfigurée de Schönberg pour sextuor à cordes (d’abord référée, si je nem’abuse,àuntextelittérairedontlamentionafinalementdisparu),ou(parl’adjectif)laSuitelyriquepourquatuordeBerg;j’ignorel’intention,chezBoulez,del’intituléLivrepourquatuor, nondépourvud’uneffetsubtilement(ambigument)littéraire.Voirplusloin«Paysagedefantaisie»,p.171.BertrandTavernier,Autourdeminuit.

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OrdonnanceduchaosI

Aupremier«jour»delaPremièreSemaine,DuBartas,commeilsedoit,placeun tableauduChaosoriginel.Levoici,oudumoinssestrente-sixpremiersvers,quim’enparaissentl’essentieletlepluscaractéristique1:

1Cepremiermondeétaituneformesansforme,Unepileconfuse,unmélangedifforme,D’abîmesunabîme,uncorpsmalcompassé,Unchaosdechaos,untasmalentassé5Oùtouslesélémentsselogeaientpêle-mêle,Oùleliquideavaitaveclesecquerelle,Lerondavecl’aigu,lefroidaveclechaud,Leduraveclemol,lebasaveclehaut,L’ameravecledoux;bref,durantcetteguerre10Laterreétaitaucieletlecielenlaterre.Laterre,l’air,lefeusetenaientdanslamer;Lamer,lefeu,laterreétaientlogésdansl’air;L’air,lameretlefeudanslaterre;etlaterreChezl’air,lefeu,lamer.Carl’Archerdutonnerre,15GrandMaréchaldecamp,n’avaitencordonnéQuartieràchacund’eux.Lecieln’étaitornéDegrand’stouffesdefeu;lesplainesémailléesN’épandaientleursodeurs;lesbandesécailléesN’entrefendaientlesflots;desoiseauxlessoupirs20N’étaientencorportéssurl’ailedeszéphyrs.Toutétaitsansbeauté,sansrèglement,sansflamme;Toutétaitsansfaçon,sansmouvement,sansâme.Lefeun’étaitpointfeu,lamern’étaitpointmer.Laterren’étaitterre,etl’airn’étaitpointair.25Ou,sijàsepouvaittrouverenuntelmondeLecorpsdel’air,dufeu,delaterreetdel’onde,L’airétaitsansclarté,laflammesansardeur,Sansfermetélaterre,etl’ondesansfroideur.Bref,forgeentonesprituneterrequi,vaine,30Soitsansherbe,sansbois,sansmont,sansval,sansplaine,Uncielnonazuré,nonclair,nontransparent,Nonmarquetédefeu,nonvoûté,nonerrant,Etlorstuconcevrasquelleétaitcetteterre,Etquelcecielencor,oùrégnaittantdeguerre.35Terreetcielquejepuischanterd’unstylebasNonpointtelsqu’ilsétaient,maistelsqu’ilsn’étaientpas.

Chacun sait, ou croit savoir, ce qu’est le Chaos : l’indistinction première, la confusion deséléments, lemondenonpas tant avant laCréationqu’avant l’actededivisionqui assigneà chaquematièresaqualitéspécifique,àchaquecorpssaportiond’étendue.Cethèmedel’indifférenciéappelleévidemmentunerhétoriquedudésordreetdel’entassementquiestdanslagrandetraditiondupoème«cosmique»,deLucrèceàHugo.Etcertes,lescinqpremiersversrépondenticiàcetteattente:formesans forme,pileconfuse,mélangedifforme,abîmed’abîmes,chaosde chaos, nousy sommes.Maiscecin’estenfaitqu’unpréambule,ouplusprécisémentunsommaire,surtoutlecinquièmevers,quiexposelethèmedonttoutelasuiteseraledéveloppementenvariations.Àpartirdelà,laconfusionva

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s’énoncerets’illustrerenquelquesorteacontrario,selonunsystèmededifférencesetdecontrastesqui lui est par définition étranger. Si le chaos est bien l’universel «mélange » dont le poète veutmanifestementnousdonnerl’idée,leroyaumedel’absolueentropie,rienneluiestpluscontrairequelanotionmêmede«querelle»oude«guerre»entrequoiquecesoitetquoiquecesoitd’autre,lesquels,n’étantpasencoredistincts,nesonttoutsimplementpasencore:niliquidenisec,nirondniaigu, ni dur ni mou, ni bas ni haut, ni amer ni doux. « Querelle » et « guerre » sont ici pourindistinction,etcetteétrangeéquivalenceexposeundétourdelangagehautementsignificatif.Maisiln’estpasencoretempsd’effectuer,commeditSartre2,cettesignification:ilfautd’abordconsidérerd’unpeuplusprèsledétaildesoppositionssignifiantes.

Lepremiersystème,quimériteàpeinecetitrepuisqu’iln’estpasclosetquelalisteenpourraitfacilementêtreétendue,estceluidesqualitéssensiblesouspatiales:liquide/sec,froid/chaud,dur/mou, amer /doux– rond / aigu,bas /haut.Par sonouverturemêmeet son indétermination, il estencorecontingentetcommeadlibitum,procheenceladel’amorphismequ’ilchercheàdésigner.Ilproposediverspartagesdontchacunseveutuniversel(toutcequin’estpasliquideestsec,toutcequin’estpasfroidestchaud,etc.),maisquisontentreeuxdansunerelationlibreetnondéfinie:onpeutêtreàlafoissecetchaud,froidetdur,mouetamer,etc.Iln’aluiaussiqu’unefonctionintroductive,etnejoueraplusaucunrôledanslasuitedutexte.

Lesdeuxsystèmesréellementproductifs,etquicommandentl’organisationdudiscoursàpartirduvers10,sontprobablementlesdeuxstructureslesplusfamilièresàlacosmologienaïve,aumoinsdansnotrecivilisation : ce sont l’oppositionbinaireciel / terre,quiest spatialeetdoncenunsensformelle,etl’oppositionquaternaire–etsubstantielles’ilenfut–des«éléments»:terre,eau,air,feu.Lapremière détermine le vers 10, et plus loin les vers 29 à 36 ; la secondeoccuped’un seultenantlesvers11à28,àl’exceptiond’undistiquedetransition,oudesuspension,ondiraitvolontiersune mesure pour rien, ou pour reprendre souffle, 21-22. La structure la plus complexe est doncencadréepardeuxvariantesdelaplussimple:principede«composition»dontontrouveraitassezfacilementdeséquivalentsenmusique.Maisd’autrepart,chacunedecesdeuxstructuresestexploitéede deux façons différentes : d’abord sur un mode purement spatial, puis selon une modalité plussubstantielle, disons qualitative : vers 10, terre-ciel selon leur confusion spatiale ; vers 11 à 20,élémentsselonleurconfusionspatiale ;vers23à28(aprèsledistiquesuspensif),élémentsencore,mais selon leur confusion substantielle ; vers 29 à 36, terre-ciel de nouveau, mais selon leurconfusion substantielle. Comme on le voit, il nous manque un terme symétrique d’éléments pourdésignerlecoupleterre-ciel:convenonsdelesappeler,selonunemétaphorepointtropétrangèreàl’espritdutemps,desdomaines.Nouspouvonsdèslorsanalyser lastructuregénéraledecesvingt-septderniersverscommerésultantd’unedoublepartition:domaines/éléments,spatial/substantiel,laquelledétermineuneséquence,ouunedisposition(ausensrhétorique)dontletableausuivantpeutrendrecompte:

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Par « rendre compte », j’entends manifester à la fois la structure « de surface », qui est laséquenceelle-même,et lastructureimmanenteou«profonde»,c’est-à-direici lacroiséedesdeuxsystèmes d’oppositions. Ces termes de surface et de profondeur ne doivent évidemment induireaucune connotation de valeur ; en revanche, il est indispensable de percevoir (ce que la critiquetraditionnelle et la rhétorique classique ne percevaient pas, ou du moins manquaient à faireapparaître)queleparcoursdeladispositionrenvoieàunsystèmesous-jacentquieststructureausensfort, c’est-à-dire jeu d’oppositions. Le tableau proposé expose bien, j’espère, le parti adopté(consciemment ou non) par notre poème, qui est celui d’une disposition liée, où le passage d’untermeàl’autreesttoujoursassuréencontinuitéparunélémentdedéfinitioncommun:onpassedesdomainesauxélémentsenrestantsurleplanspatial,puisduplanspatialauplansubstantielenrestantdanslacolonnedeséléments,puisdesélémentsauxdomainesenrestantsurleplansubstantiel.Pourbienconcevoirqu’ils’agit làd’unpartiesthétiquedéterminé, ilsuffitdesongerqu’unedispositionplus«logique»(c’est-à-direplustaxinomique)auraitdonnéparexemple:1ºDomaines,a)dupointdevuespatial,b)dupointdevuesubstantiel;2ºÉléments,a)dupointdevuespatial,b)dupointdevuesubstantiel,soitletableau:

ouencore:1ºDupointdevuespatial,a)domaines,b)élément;2ºDupointdevuesubstantiel,a)domaines,b)éléments,soitletableau:

avecàchaquefoisunerupturedecontinuitésymboliséeiciparlepassagedelaflècheaupointde croisée. Fin de la parenthèseméthodologique, dont on voudra bien retenir, peut-être, qu’il y astructureetstructure,etquelerelevédesséquencesnetrouvesonsensetsafonctionqu’unefoislaséquencemanifesterapportéeausystèmeimplicite.

Mais il ne suffit évidemment pas d’établir ce système : il faut aussitôt noter la présence d’uncertain nombre d’éléments irrationnels et générateurs de désordre, qui donnent au texte son jeu(d’aucunsdiraient:sachance)au-delàdesquadrillagestaxinomiques.Toutd’abord,rappelons-le,lesdeuxclassesdomainesetélémentsne sontpasaussi symétriquesquenotre tableaupourrait le fairecroire,puisque l’uneestàdeuxet l’autreàquatre termes.Ensuite,ellesnesontpasaussidistinctesqu’ellespourraientl’être,sansdoute,dansuneautrelangue(ouunautrelexique),puisque–commeon l’asansdoutedéjà remarqué–ellesontun terme lexématiquecommun,quiest terre.Certes, laterrecommeélément(commeautrede l’eau,de l’airetdufeu)estdistincteenprincipede la terrecomme domaine (comme autre du ciel), mais nul ne peut empêcher la confusion des signifiants

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d’entraîner,auvrailieudupoème,quiestl’espritdulecteur,uneconfusiondessignifiés–d’autantqu’iln’yapas icides«choses»à l’expériencedequoinous renverrait lepoème,maisun jeudevocablesauréférenthypothétique,ouplusprécisément(j’yreviendrai)négatif.D’autantencore–etc’est le troisième irrationnel dans le système – queDuBartas, pour désigner l’élément aquatique,n’emploie jamais le terme traditionnel et attendu (que j’utilise moi-même sans égard pour sonlexique),c’est-à-direeau;maisparfoisonde,etleplussouventmer.Etilvadesoiquelesecond,quispatialisel’élément,contribueencoreàfaciliterlepassaged’unsystèmeàl’autre,déjàouvertparlecasdulexèmecommunterre(quenedifférenciemêmepas,dumoinsdansletexteétabliparHolmes,unjeugraphiquepourtantdisponible,etmêmetraditionnel,quiseraitlerecoursàlamajusculepourl’un de ses emplois). L’effet de cette clause est évidemment une confusion, au moins à premièrelecture,entrelesplansdesvers10,d’unepart,11à14del’autre:terre/cieletterre/air/feu/mersetélescopentvolontiers(l’expériencepédagogiqueentémoigne)enunpseudo-systèmevaguementgéographiqueàcinqtermesoùcieletair,selonuneéquivalencerépandue,passentpoursynonymes;d’où finalement cette quadripartition bâtarde : terre / ciel-air / feu / mer. Ajoutons encore que legroupedesvers16à20,quiredoubleetconfirmelejeudequatrecoinsdesvers11à14,commencepar lemot ciel et ne comporte qu’une seulemention explicite d’élément (feu, au vers 17), ce quidonnemomentanément l’illusion d’un retour au système des domaines. Il s’agit bien en fait de la(non)localisationdeséléments,chacunselonsonfutur«quartier»,maisilsetrouvequeceluidufeuest ici le ciel, en tant que domaine des astres (ou des éclairs ?), ce qui ménage une nouvellecommunication entre les deux systèmes, le ciel étant le lieu dévolu, explicitement, au feu, etimplicitement (ouobscurément)à l’air–et la terreétant l’espace réservéà l’eau (une foiscelle-ciidentifiéeàla«mer»),etnaturellementàlaterre-élémentelle-même.

Reste que, pour l’essentiel, le poème repose sur un double système qu’il exploite avec unerigueur imperturbable, dont l’illustration la plus claire est aux vers 11 à 14 : bel exemple derhétorique combinatoire, qui épuise enun tourniquetquasibeckettien lesvirtualités du traditionnel« tout est dans tout et réciproquement».Dumoins en apparence– jeveuxdire encore àpremièrelecture:carsil’onyprendgarde,laquatrièmeformulen’estpasdutoutlarépliqueattenduedestroisautres.Ayantrencontréd’abord1ºa,betcchezd,puis2ºd,cetachezb,puis3ºb,detccheza,nousattendons«logiquement»4ºa,betdchezc.Àcetteformule,letextesubstitueiciun4ºadansb,cet d qui renverse le système de présentation, répète en partie 1 et 2 et laisse la combinatoireincomplète, puisqu’il nous manque d’apprendre si b et d étaient dans c. Dans cette chutepar’hyponoian,onpeutlireuntraitd’humour(protestant?),maisaussiuneinvitediscrèteàenvisagerlesystèmedepermutationssouscesdeuxvariantespossibles:(w,x,y)chezz,etc.etzchez(w,x,y),etc.–etparconséquentlasuggestionpresqueimperceptibled’unetroisième,quiestévidemmentwetxchezyetz,etc.3

Nenousétendonspassurlegroupedesvers16à20,quitraitel’ubiquitéoriginelledesélémentsdefaçonplusmétaphorique,ouplutôtmétonymique: lecieln’apointd’astresparcequelefeun’apointreçusonquartier;pouruneraisonparallèle,lesplainesneportentpointdefleurs,lesflotsdepoissonset lesairspointd’oiseaux.Lesvers23et24amorcentclairement lepassageduspatialausubstantiel,ouqualitatif :comme lesélémentsn’ontpasencored’étenduedéterminée, ilsn’ontpasencoredequalitéassignée,savoirpourl’airlaclarté,pourlefeulachaleur,pourlaterrelafermeté,pourl’eaulafraîcheur;aussinesont-ilspasencoreeux-mêmes.Leur«corps»serait-ildéjà,qu’illuimanqueraituneessence,oumétaphoriquementune«âme».Mêmetraitementenfinpourlesdeuxdomaines, auxvers29à36, encoredépourvusde leursattributs typiques :végétation, accidentsde

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1.

2.3.4.5.I.

terrainpourlaterre;azur,clarté, transparence,astres,sphéricité,mouvementpourleciel–quiestévidemmenticilefirmamentptoléméen.

Le poète reconnaît in fine que son tableau du chaos est essentiellement négatif. Dumoins lereconnaît-ilpourseshuitderniersvers,mais leproposs’appliqueenfaitaussibienauxquinzequiprécèdent,évocationeuxaussidecequen’étaitpas leMondeavant laCréation.Maispoussonsunpeuplusloin:cettenégativité,cettedescription,commej’aidit,acontrario,caractérise l’ensembledumorceau,lequelévoqueleChaosendestermesdifférentielsetcontrastifsquisontlepropred’unmondedéjàpartagé,divisé,classé:lemonded’aprèslaCréation,sil’onveut,maisjediraissurtoutlemondeconçuselonl’imaginationtaxinomiqued’uneépoqueetd’uneculturepourquidécrire(etconnaître), c’est énumérer, distribuer, ranger. Ici encore, nous devons nous détourner de l’idéeorsiennedubaroquecommesensibilité (ouesthétique)vitalisteetmobiliste,éprisede troubleetdedésordre. Pour ce baroque, le Chaos serait un topos privilégié, prétexte aux plus vertigineusesvariationssurlemodedel’informel.Nousavonsvuqu’iln’enestrienici,etquelepoèmenepouvaitapparemment traiter ce thème que d’unemanière presque constamment paradoxale, recourant auxclassificationslesplustranchéespourévoquercequiestl’antithèsedetouteclassification.Ilestcertesloisible,euégardauxdates(etquandbienmême…),d’excluredubaroqueunpoèmeécriten1578,c’est-à-dire encore du vivant de Ronsard, et qui se rattache bien plus à la tradition del’encyclopédisme renaissant qu’à aucun des genres pratiqués au siècle suivant. Mais j’ai tenté demontrerailleurs4quelapoétique(française)laplustypiquementbaroque,celled’unSpondeoud’unSaint-Amantparexemple,présentaitlesmêmescaractères.Aureste,larhétoriquebaroquenefaitici–etc’estparlàqu’elleestexemplaire–quemettreànuenlepoussantàl’extrêmeuntraitcommunàtoutlangagearticulé,quiestdenepouvoir,précisément,s’articulerquesurunjeudecontrastesetdedifférences. Le Chaos, originel ou non, défini comme confusion ou indifférenciation absolue, estproprementcequidéfielescapacitésd’«expression»dulangagehumain,etaussibiendel’écriture:indescriptible,età la limite indicible.Cette impossibilitéde langage,comme toutes lesautres,peutsansdouteêtretournéedediversesmanières,dontlaplusévidente,quenousappelleronsdeconfiancelaromantique,oul’hugolienne5,consisteàdonnerparentassementsetcouléesverbalesunéquivalentmassif, et commeàdistance,dudésordre supposéprimitifounébuleuseoriginelle.Lepartique jequalifiedebaroque(ou,si l’onpréfère,declassique),en toutcas lepartiadopté iciparDuBartas(aprèsOvide),esttoutautre,sinoninverse:ilconsisteàprendreladifficultédefront,etàdécrireleChaos,négativement,partouteslesdistinctionsqu’iltransgresse,ouplutôtqu’ilignore:nonpointtelqu’il était, mais tel qu’il n’était pas. Cette procédure peut sembler « artificielle » etinsupportablement rhétorique à quiconque détient de l’amorphe une expérience intime et directe,comme Roquentin. Je la dirai plus volontiers économique, et donc élégante, puisqu’elle procèded’unesimpleinversiondessignes:dudésordrecommeanti-langage.Borgesévoquequelquepartlessecrètesaventuresdel’ordre,etAudibertilasecrètenoirceurdulait:lisonsicilasecrèteordonnanceduChaos,quiserévèleensedéniant.

DuBartas,Œuvres, éd.U.T.Holmes,ChapelHill, 1935-1940,t.II, p.202-203,vers223à258.J’aimoderniséicil’orthographeetlaponctuation.CettepagesetrouveégalementdanslesanthologiesdeJeanRousset, t.II, p.11-12,etdeMarcelRaymond,p.194-195.Elles’inspireévidemmentdespremiersversetsdelaGenèse,etaussid’Ovide,Mét., I-1.Commenotreobjetn’estpasicilaspécificitédudiscoursdeDuBartas,jeneferaiaucundépartentrecequ’il«emprunte»etcequ’il«invente».SaintGenet, Paris, Gallimard,1952,p.286.Ilfautévidemmentexclurelesvariantesincomplètesdutypewetxchezy, quilaissezseulchezlui, contrairementauprincipegénéral.FiguresI, Paris, Éd.duSeuil, 1966,p.9à38.VoirLaBouched’ombre, LeSatyreouLaFindeSatan.Mouvementspremiers.ÉtudescritiquesoffertesàGeorgesPoulet, Paris, Corti, 1972.

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Égotismeetdispositionesthétique

«Jesenspartouslesporesquecepaysestlapatriedesarts.Ilstiennent,jecrois,danslecœurdecepeuple laplaceque lavanitéoccupedans celui desFrançais. »CesdeuxphrasesduJournal de18111 présentent à ma connaissance l’une des premières formulations de l’antithèse sur laquellereposelathéoriestendhaliennedecequej’appellerailadispositionesthétique,cetteconditionsocio-psychologique apparemment nécessaire, sinon suffisante, de l’expérience esthétique.L’antithèse estdouble,sil’onpeutdire,puisqu’elleopposeàlafoisdeuxsentiments,lavanitéetl’amourdesarts,etdeux pays, la France et l’Italie, dont chacun est la « patrie » de l’un de ces deux sentiments, qu’ilcultive et symbolise de manière privilégiée, voire exclusive2. La formule semble d’abord porterplutôtsurlapratiquedesarts(l’Italiecommepatriedesartistesplutôtquedesamateursd’art),maisonvoitaussitôtqu’ils’agiticidela«placequ’ilstiennentdanslecœur»,etdonc,silesmotsontunsens,dusentimentqu’onleurporte,lavocationartistiquedescréateursdépendantapparemmentdeladispositionesthétiquedeleurscompatriotes.

L’opposition entre France et Italie, motif récurrent et pour ainsi dire obsessionnel chez cetauteur,nefaiticiqueredoublerenl’illustrantl’oppositionthématiqueentrevanitéetamourdel’art,et soncaractère largementmythique saute auxyeux,Beyle ayant très tôt, si l’onencroit laVie deHenryBrulardetpourdesraisons«œdipiennes»presquetropévidentes,décidéd’attribuer,ouplutôtd’affecteràl’Italietoutcequ’ilaime,etacontrarioàlaFrancetoutcequiluirépugne.Jenégligeraidoncici(sanspouvoiréviterdansmesréférencessesmanifestationsomniprésentes)cetteassignationconceptuellementredondante,pournem’attacherqu’àcequ’elleprétendillustrer.Larépartitionestd’ailleursenfaitpluscomplexe,voireinstable,qu’elleneleveut,aumoinsparcequechacundesestermesestsusceptibledelareproduire,commeenabyme,ensonsein:laFrancesediviseentreNordetMidi, ou entre Paris (royaume par excellence de la vanité) et province, et l’Italie, éminemmentdiverse, présente au moins une opposition significative entre l’énergie romaine et la tendressemilanaise, et même une exception à la vocation toute affective que lui assigne Stendhal : c’estl’intellectualité florentine, dont le seul accent lui « dessèche le cœur »3. Quant aux Vénitiens, siaimablesetd’unesi«follegaieté»,cesonttoutbonnement(maissansdouteaumeilleur,oumoinsmauvaissensdecequalificatif)«lesFrançaisdel’Italie»4.OnpeutdonctoujoursêtreunFrançaisd’Italie,etréciproquement,commeseveutàcoupsûrBeylelui-même,leplusitaliendesFrançais.Aureste,chaquevillepeutencores’ydiversifiermoralementd’unquartieràl’autre:ainsi,laviolenceromaineseconcentreauTrastevere,ouauxMonti:«Cesontdesgensterribles»,ditsonvoisin,àproposdetelsanglantfaitdivers,àl’auteurenpuissancedesPromenadesdansRome,quicommente:«Notezquecequartierestàdeuxpasdenous,ducôtédeSainte-Marie-Majeure;àRome,lalargeurd’une place change les mœurs »5 – et donc, sans doute, au moins la couleur de la dispositionesthétique.

Notre formule inaugurale, on peut l’observer, présente l’antithèse sous une version encorefaible,etquienindiqueàpeinelemotif,commesi lavanitéet l’amourdesartsétaientsimplementrendusalternatifsparmanquede«place»dansl’espacemental,dontl’exiguïténepourraitcontenirlesdeuxsentimentsà la fois, commeunemansardequinepeuthébergerplusd’unoccupant.Cettecrisedulogementpsychiquen’impliqueencoreaucuneoppositiondefondentreeux,maisunesimple

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impossibilitéquasimatérielledecohabiter : riennenousditsi,etencoremoinspourquoi lavanitéserait en quelque sorte contraire, voire hostile, à l’amour des arts, et/ou réciproquement. Cetteversionfaible,sielledevaitêtredéfinitive,procéderaitàcoupsûrd’uneétrangeconceptiondelavieintérieure ; on se doute bien qu’elle n’est que provisoire, et l’on verra bientôt en quoi consistel’incompatibilitéfoncièrequilamotive.Onremarqueencorequelaraisondecetterépartitiondefait(prédominance exclusivede la vanité enFrance, de l’amourdes arts en Italie) n’est pas indiquée ;l’explication (par le climat, par l’histoire, par toute autre cause plus mystérieuse) qu’en donneraStendhal tout au longde sonœuvre est passablement complexe, voire confuse,mais nous n’avonsheureusementpasànousensoucier ici,puisquenousmettonsentreparenthèsesson investissementgéo-culturel en termes de Volksgeist. J’observe incidemment que l’excellent chapitre que MichelCrouzet6consacreàcepointnerépondpasàlaquestionquil’intitule:«Pourquoil’Italienn’apasdevanité ». La réponse, si elle y était, serait évidemment celle de Stendhal (je n’imagine pas que lecritiqueveuilleenchercheruneautre,ouproposerlasienne),maisellen’yestguère,sibienqueletitrefidèledecechapitreseraitplussimplement:«Quel’Italienn’apasdevanité».Laraisondecetteabsencederaison(claire)estpeut-êtresimplementdanslecaractèreimaginairedufait,caractèrequeCrouzet ne souligne pas, mais que suggère pertinemment le sous-titre de son livre : « Essai demythologieromantique».L’Italiemoraleestbienpourl’essentiel,mesemble-t-il,unmythebeyliste.

Dernièreremarqueavantdeprocéder:l’oppositionesticiétablieentrevanitéetamourdesarts;lasuitemontrera,maisautantleposerdèsmaintenant,quecesentimentn’estqu’uncasparticulierdecequeStendhalhésitemoinsquenousànommerl’amourduBeau,etquej’aidéjànomméplushaut,demanièreaussibanalemaismoinsobjectiviste (etpar là,nous leverrons,plus fidèleen fait à laposition beyliste), « expérience esthétique » : ce à quoi s’oppose (ce qu’empêche) la « vanité »(françaiseounon)n’estpasseulementlegoûtpourlamusiquedeCimarosa,lapeintureduCorrègeouledômedeSaint-Pierre,maisaussibienpourlabaiedeNaples,lesrivesdulacdeCôme,oucettefameuse beauté (féminine) lombarde qui ne renvoie que par convenance aux très fantasmatiquesHérodiadesdeLéonard(enfait,deBernardinoLuini).Lemot,àlafoisatypique(danscetemploi)enlanguecommuneet typiquedel’idiolectestendhalien,quiouvrenotrephraseserad’ailleurslemotcléde l’esthétiqueencause (puisquec’enestune) : « Je sens par tous lesporesquecepaysest lapatriedesarts…»Untelfait(sic’enestun)n’estpasordinairementdeceuxquel’onpeut«sentir»,mais plutôt conclure, très métaphoriquement et non sans risques, d’un ensemble complexed’observationsdiverses.Leverbesentirme semble ici inconsciemment suggérépar le contexte, etprocéder d’un glissement implicite de l’objet à sa perception : la disposition particulière àl’expérienceesthétiquetientàlaprésencechezlesujet,individueloucollectif,d’unecertainefacultédesentir. Ce point, que nous retrouverons bien sûr, donne peut-être une amorce de justification àl’antithèseinitiale:la«vanité»feraitobstacle,spécifiquement(etréciproquement?),àlafacultédesentir.Dequois’agit-ildoncaujuste?

CequeStendhalnommeconstammentvanitén’estpasexactementcequedésignecemotdanssonusagecourant :« satisfaction [excessive]de soiet étalagedecette satisfaction»7,mêmesi cesdeuxattitudesnesontpasdépourvuesderelation,etsilasecondeestaussicontrairequelapremièreàladispositionesthétique:lavanité(ausenscourant)duducdeGuermantes,qu’iltrahitendisantdelaVuedeDelft:«Sic’estàvoir,jel’aivu»,l’empêchesansdouted’appréciervraimentcetteœuvre,etpeut-être toutsimplementde la«voir»,carune tellecontemplationexigeunminimumd’oublidesoi, dont ce personnage proustien (dont on rencontre chez Stendhal quelques congénères) est

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manifestement incapable. Mais enfin, l’emploi stendhalien du terme ne désigne pas tant, ou pasdirectement, un excès de souci de soi,mais bien plutôt de souci d’autrui, ou, comme préfère direnotre auteur, des autres. Bien entendu, ce souci ne s’adresse pas à l’existence du prochain, il neconsistepasenunintérêt,encoremoinsenunesympathiedésintéresséeportéeàautrui;ilconsiste(etc’estcequimotiveici l’emploi,mêmedétourné,dumotvanité)àmesoucierde l’opiniond’autruisur moi-même et, entre autres, sur mon goût, qui contribue si largement à me définir et à memanifester, et doncnécessairement sur lesobjetsdemongoût.Les témoignagesde cette acceptionsurabondent,envoiciunparmicentautres,oùlemotcléestopportunémentpourvud’uneitalique:«Telestl’excèsdenotrevanité:nousvoulonssavoir,avantderired’untraitplaisant,silesgensdebontonletrouventtel.»8Lesynonymeleplusclairdela«vanité»selonBeyle,d’ailleurslui-mêmefréquent dans son texte9, est donc en fait le souci du qu’en-dira-t-on. Un autre équivalent, plusinattendu, estbégueulisme, ainsi défini dansRacine et Shakespeare10 : « Dans la vie commune, lebégueulismeestl’artdes’offenserpourlecomptedesvertusqu’onn’apas;enlittérature,c’estl’artdejouiravecdesgoûtsqu’onnesentpoint»–lecasdelalittératurepouvantévidemmentêtreétenduàtouslesarts,voireàtouteslessituationsesthétiques.Jouiravecdesgoûtsqu’onnesentpoint:cequedésignecesévèreoxymore,oùintervientdenouveauleverbesentir,c’estévidemmentlapseudo-jouissance esthétiquequi consiste à adopter le «bon ton», et à régler songoût sur celui d’autrui.Mais j’aisansdoute tortdedire«pseudo-jouissanceesthétique» : la jouissanceest icibienréelle,quoique toute mentale, mais ce qui lui manque, c’est d’être esthétique, car c’est précisément unejouissancede«vanité»,leplaisird’affecter(l’affectation,ousoucide«paraître»11,estencoreunautresynonymedevanité)legoûtde«bonton»,etsansdoutedesepersuaderàboncomptequ’onlepartage réellement ; c’est donc en fait une jouissance pseudo-esthétique, une jouissance qui seprétend,seveutetàlalimitesecroitesthétique,maisquin’estquesociale,ausenssuperficieletfutiledu terme,c’est-à-diremondaine, etqui s’épanouitparexcellencedansce lieu soigneusementhonniparBeyle(quisavait,etsansdouteregrettaitden’ybrillerqu’assezmédiocrement):lessalons.

La « vanité » selon Stendhal ne procède donc pas d’une surestimation de soi, mais d’unmouvement presque contraire, qui consiste à se chercher servilement, hors de soi, des modèles.«L’Italien,ditbienCrouzet,n’estviergedevanitéquepouravoirévitéd’intérioriserl’existencedesautres;autruiestréelaudehorsdemoi,maispasàl’intérieur,commeimageoumodèle.»12Iln’estque de rétablir l’antithèse pour trouver ici le portrait en creux du Français typique (disons duParisien),c’est-à-diredusujetanti-esthétique,quiintérioriseautruicommeguide(commearbitreetcomme maître) et, indissociablement quoique réciproquement, comme « image » – j’interprètelibrement:commemiroirchargédeluirenvoyeruneimageflatteuse,ourassurante:uncertainsoucid’autruin’est qu’unevarianteoblique, inquiète13 (mais en est-il d’autres ?) dunarcissisme–« tantc’estuneterriblechoseenFrancequed’êtreseuldesonopinion»14.Nousnesavonstoujourspasenquoiunetelleattitudeestanti-esthétique,maisilmesembleutile,avantdeposercettequestionetpourmieuxencomprendrelaréponse,deconsidérerunpeul’autretermedel’antithèse.

Lecontrairedelavanitésupposéefrançaiseportecommedejusteunnomitalien:disinvoltura.J’ignoresilesensqueluidonneStendhalesttoutàfaitconformeàl’usage(d’époque)decettelangue–ilnel’estévidemmentpasàl’acceptionplutôtpéjorativedesoncalquefrançais–,maisdumoinsest-il tout à fait clair : c’est l’indifférenceau jugementd’autrui surmoi-même, surmesactions, etplusencore,pourcequinousintéresseici,sur(l’objetde)mongoût:«Iln’yad’étourderie[c’est-à-dired’insouciance]danscepays-ciqu’enverslequ’en-dira-t-on;c’estladisinvoltura.»15Sonautrenom,françaiscelui-ci(maislachosenel’estpas),estlenaturel:l’Italien(puisquec’esttoujourslui16quiacharged’illustrerl’idéalbeyliste)«estl’êtreleplusnatureldel’Europe,etquisongelemoinsà

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sonvoisin»17;lemélomanedeSanCarlooudelaScala,«toutentieràl’émotionqu’iléprouve,nesongeant pas à juger et encore moins à faire une jolie phrase sur ce qu’il entend, ne s’inquiètenullement de son voisin, et ne songe guère à faire effet sur lui ; il ne sait même pas s’il a unvoisin»18,etl’undesescongénères,àBrescia,«quandilsetrouvaitàunconcert,etquelamusiquelui plaisait à un certain point, ôtait ses souliers sans s’en apercevoir. Arrivait-on à un passagesublime, il ne manquait jamais de lancer ses souliers derrière lui sur les spectateurs »19 –apparemment pas pour solliciter leur avis. Stendhal l’a présenté comme « leMélomane véritable,ridiculeassezrareenFrance,oùd’ordinaire iln’estqu’uneprétentionde lavanité, [alorsqu’il]setrouve à chaque pas en Italie ».Mais « le ridicule n’existe pas en Italie »20, alors qu’en France le«défautd’originalité»tient(entreautres)au«despotismeduridicule»21:«Leseuldanger,pourunFrançais,c’estleridicule,quepersonnen’osebraveraunorddelaLoire»22;carl’Italiebeyliste,onlesait,commencesouventàcettefrontièreclimatique:«LemididelaFrance,Toulousesurtout,ades rapports frappantsavec l’Italie ;parexemple, la religionet lamusique.Les jeunesgensysontmoinspétrifiéspar lapeurden’êtrepasbien, etbienplusheureuxqu’aunordde laLoire. J’aivubeaucoupdecontentementréelparmilajeunessed’Avignon.Ondiraitquelebonheurdisparaîtavecl’accent.»23

Lepropredusujet«désinvolte»ou«naturel»estdoncdepenserparsoi-même24,denesefierqu’àsongoûtpersonnel,etdejuger«toutseulcommeungrandgarçon»25.Dansledomainedesfaitset des idées, une telle autarcie de jugement peut constituer un défaut ou une faiblesse, puisqu’elleempêche de tenir compte des arguments lesmieux fondés26,mais la relation esthétique, justement,n’appartientpasàcedomaine,parcequ’ellen’estriend’autrequ’unerelationaffective,unsentimentdeplaisiroudedéplaisir.Or,unsentimentnese jugepas,etnonplusque jenedois laisserautruijugermonplaisir,jenedois,ninepuis,jugermonpropreplaisir:«Icilesgensnepassentpasleurvie à juger leur bonheur.Mi piace ounonmi piace est la grande manière de décider de tout. »27L’appréciation esthétique est « un plaisir en quelque sorte instinctif ou dumoins non raisonné dupremier moment [sans lequel] il n’y a ni peinture ni musique. Cependant j’ai vu les gens deKönigsberg arriver au plaisir, dans les arts, à force de raisonnements. Le Nord juge d’après sessentiments antérieurs, leMidid’après cequi fait actuellementplaisir à ses sens»28. Lamention deKönigsberg(oùBeyleétaiteffectivementpassépardeuxfois,etoù il fera,sansdéplaisirapparent,commencerMinadeVangheletLeRoseetleVert)faitpournous,peut-êtreàtort,allusionmaligneàKant,dontStendhalfaitvolontierssatêtedeTurcphilosophique,commeemblèmegermaniqued’unemétaphysiqueabstraiteetfumeuse,sansenavoirapparemmentjamaislugrand-chose29,eta fortiorisans soupçonner combien son propre subjectivisme esthétique est proche de celui qu’illustre laCritiquedujugement–etqu’ilnefaitquepousseràl’extrême;illuiarrivemêmedeprêteràRossiniunesortie furibonde«contreunpédantdeBerlin,quiopposaitdesphrasesdeKantauxsentimentsd’unhommedegénie»30:difficiledetoucherplusmal,maislaissonscepointtypiqued’histoiredesmalentendus.LefaitestquepourStendhal,toutcommepourKant,leplaisirnepeutniseraisonner,nisecommuniquerparraisonsdémonstratives.«Ilestdeschosesqu’onneprouvepas…commentprouveràquelqu’unqu’unechosequiluidonneunsentimentderépugnanceinvinciblepeutetdoitluifaireplaisir [et réciproquement]?»31Une telleprétentionestaussiabsurdequeseraitunequestioncomme « Monsieur, faites-moi l’amitié de me dire si j’ai du plaisir ? »32 ; car le plaisir (ou ledéplaisir)nese(re)commandepasdavantagequ’ilneseraisonne,etconsulterautrui(ouacceptersesconseils)surundevoirdeplaisirestaussiineptequedeleconsultersurlefaitdesonplaisir–oudesondésir:«Sefaireundevoir[d’écouterlasuited’unconcert]!quellephraseanglaise,quelleidéeanti-musicale!C’estcommesefaireundevoird’avoirsoif.»33

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Cette dernière comparaison semble illustrer un trait manifeste de l’esthétique beyliste, qu’onpourraitsansgrandeffortqualifierd’hédonisme,etquiconsisterait–cettefois,toutàl’encontredeKant – à souvent assimiler le plaisir esthétique au plaisir physique34. Une manifestation de cettetendance se lit assezbiendans sesgoûtsmusicaux : saprédilectionpour lamélodiepure, sonpeud’intérêt pour l’harmonie, selon lui trop cultivée par lamusique allemande, y comprisMozart, etparfoismêmeparRossini, lemontreàl’évidence,commesapréférencepicturalepourleCorrège,adonné aux émotions esthétiques les plus « faciles », et les plus propices à ce qu’il nommeconstammentlavolupté(«lavolupté,premierbutdel’art»35).Maisilnefautpasforcercetrait:lavoluptébeylisten’estpasessentiellementde l’ordrede la«chair» :onsait laplacemodestequ’ilréserveà«l’amourphysique»,etlapalmequ’ilaccordeàWerthercontreDonJuan,aunommêmedela«quantitédebonheur»queprocurel’amour-passion.Etencoremoinsdelatable:jenesaispasgrand-chosedesgoûtsalimentairesdeBeyle,sinonsapassionpourlesépinards,maislesréférencesàlacuisinedansl’ensembledeses«récits»devoyagesontd’uneraretéremarquable;etlefaitdequalifierd’«admirable»uncaféau lait, etmêmede« sublime» (ôKant !)un«caféà la crème,commeonentrouveàMilan»36,nemesemblepastémoignerd’unegastronomietrèsexigeante.Ilmesemble, et je suppose qu’une statistique lexicale le confirmerait, qu’il appelle « volupté » (ou«jouissance»)nonpasnécessairementunplaisircorporel,maisunplaisirintense,etquelesplaisirslesplusphysiquesnesontpaspourluilesplusintenses.L’expressionlaplusrévélatriceestsansdouteson emploi constant, pour désigner la relation esthétique, du verbe sentir, que nous avons déjàrencontré.Le«beau»,enartetailleurs,doitêtre«senti»,ettouteautreapprocheluiestcontraire:« Plus un Français a d’esprit, comme Montaigne, comme Voltaire, moins il sent les arts. »37À l’inverse, bien sûr, l’Italien est en toutes choses l’homme du sentir (le dérivé sentiment estapparemmentunpeuplus rare38,peut-êtreparcequeplus faible,ouplus fade : levraisentir est del’ordredelapassion,éventuellementfolleouviolente39):«Levraisentirfutfaitpoureux40 […] lepeuple le plus sensible de l’univers »41, et « la manière de sentir de l’Italie est absurde pour leshabitants du Nord. Je ne conçois même pas, après y avoir rêvé un quart d’heure, par quellesexplications,parquelsmotsonpourraitlaleurfaireentendre»42.Toujoursest-ilquelarelationaubeauestdel’ordredusentir,etprivilègedesêtres«quiontreçuducielledondesentiravecforce…Cequidistinguelesnationssouslerapportdelapeinture,delamusique,del’architecture,etc.,c’estleplusoumoinsgrandnombredesensationspuresetspontanéesquelesindividusmêmevulgairesdecesnationsreçoiventdecesarts»43–oùl’onvoitqueledérivédesentirestaussisensation,quin’indiquepasnécessairementunmodeplusphysiquequesentiment.Mais ladescriptionlaplusfines’entrouvesansdoutedanscettepagedesPromenadesdansRome:Stendhalvientd’assaillirunefoisdeplusl’espritfrançais,«préservatifsûrcontrelesentimentdesarts»,etils’enexpliquepourunefoisunpeulonguement:

«L’espritfrançaisnepeutexistersansl’habitudedel’attentionauximpressionsdesautres.Lesentimentdesbeaux-artsnepeutse former sans l’habitude d’une rêverie un peu mélancolique. L’arrivée d’un étranger qui vient la troubler est toujours unévénement désagréable pour un caractèremélancolique et rêveur. Sans qu’ils soient égoïstes, nimêmeégotistes, les grandsévénementspourcesgens-làsontlesimpressionsprofondesquiviennentbouleverserleurâme.Ilsregardentattentivementcesimpressions,parcequedesmoindrescirconstancesdecesimpressions,ilstirentpeuàpeuunenuancedebonheuroudemalheur.Unêtreabsorbédanscetexamennesongepasàrevêtirsapenséed’untourpiquant,ilnepensenullementauxautres.Or,lesentimentdesbeaux-artsnepeutnaîtrequedanslesâmesdontnousvenonsd’esquisserlarêverie.»44

Maiscetétatde«rêverieunpeumélancolique»,qu’ilappellesouventaussi«rêverietendre»,etquin’estévidemmentpaslamarqued’unamateurde«sensations»purementphysiques–unefoisde

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plus,lesujetesthétiqueestdécritdavantagesouslestraitsdeWertherquedeDonJuan(oudeFalstaff)–, n’est pas seulement une condition de la relation esthétique : il en est aussi l’effet : le duettod’Aureliano in Palmira de Rossini, par exemple, « produit l’effet auquel on peut reconnaître lamusiquesublime:iljettedansunerêverieprofonde»45.Onpourraitironisersurlarentabilitédecetétrangedispositifquineproduitriend’autrequecequ’ilareçu,maisilmesembleencoreunefoisquelaconditionestdel’ordredeladisposition:lesujetesthétiquebeylisteestportéàlarêverie,etiltrouvedanslapeintureoulamusiquel’occasiondel’éprouver,ouaumoinsdel’entretenir.Cetétatd’absorption dans l’examen de ses propres impressions, qui définit à son acmé la « volupté »esthétique,nedédaignepasseulementlesoucidel’opiniondes«autres»,ilnesupportemêmepasleurprésence(«Monpartiestpris,jeverraitoujoursabsolumentseul lesmonumentscélèbres»,etencore:«IlfautêtreseuldansleColisée…àRome,toutciceronetueleplaisir»46),oudumoinsnelasupporte-t-ilquesilencieuse,etsurtoutcapabled’acceptervotrepropresilence:àFlorence,devantSantaMariadelFiore,Beylesesent«heureuxdeneconnaîtrepersonne,etdenepascraindred’êtreobligédeparler»;etilajoute:«J’aihontedemonrécit,quimeferapasserpourégotiste»47–cetteoccurrence, au passage, éclaire assez le sens de l’égotisme beyliste, qui n’a certes rien d’unégocentrisme satisfait, mais qui confine parfois à une forme de solipsisme, ou pour le moinsd’insociabilité48 ; levoicisur lavoieAppienne :«pournepasêtreobligédeparler, jefeignaisdedormir.J’auraiseubeaucoupplusdeplaisirétantseul»49.C’estqueles«sensations»queprocurentdetelsspectacles«peuvents’indiquer,maisnesecommuniquentpoint…Quelleduperiedeparlerdece qu’on aime !Que peut-on gagner ? Le plaisir d’être ému soi-même un instant par le reflet del’émotiondesautres.Maisunsot,piquédevousvoirparlertoutseul,peutinventerunmotplaisantquivientsalirvossouvenirs.Delà,peut-être,cettepudeurdelavraiepassionquelesâmescommunesoublientd’imiterquandellesjouentlapassion»50.Seulelasolitudepermetl’essordel’imagination,quielle-mêmepermetseulederépondreàla«sensation»esthétique:«Lesbonheursdevanitésontfondéssurunecomparaisonrapideaveclesautres;celaseulsuffitpourglacerl’imagination,dontl’aile puissante ne se développe que dans la solitude et l’entier oubli des autres. »51 Déjà dansl’HistoiredelapeintureenItalie,Stendhalévoquait«cesgrandshommesrares[delaRenaissance]qu’étouffe aujourd’hui le grand principe du siècle, être comme un autre »52. Ce principe,apparemment, étouffe aujourd’hui les grands hommes aussi bien en Italie qu’en France, ce quiconfirmelecaractèretoutrelatifdumythebeyliste:l’ItaliedelaRenaissanceestàl’Italiemodernecequecelle-ci est (entre autres) à laFrance : unailleurs (dans le temps et/oudans l’espace) idéal, etpassablementutopique.

Nousavonsvuquelcasl’amateurdeSanCarloetdelaScalafaitdesonvoisin,dontilignoremême l’existence, àmoins que celui-ci ne lui semblemenacer son extase, sans doute par quelquecommentaire importun : « Plongé dans une extase contemplative, il n’a que de la colère et del’impatience à donner aux autres [les italiques sont ici toujours de rigueur] qui viendraientl’empêcherdejouirdesonâme…Iln’yad’âmequedanssesyeux,etencoresionl’aavertidecettevérité,danssahainepourlesautres,ilsecachelesyeux,delamain.»Jereviensdequelqueslignesen arrière pour citer ce dernier assaut furibond : « Pourquoi parler ? pourquoi se mettre encommunicationaveccetéteignoirdetoutenthousiasmeetdetoutesensibilité?Lesautres.»53Etl’onnedoitpascroirequecetableaumanifestementamusécomportelamoindrenuancedecritiqueoudedésolidarisation à l’égard demanifestations aussi excessives : l’apostrophe « Pourquoi parler…»s’adressetrèssérieusementau«pauvreamateursensible»qui«aencoreenluiunpeuducaractèrefrançais » – assez pour vouloir « communiquer » son sentiment – et qu’on invite vivement à s’endéfaireàl’exempledumélomanenapolitainoumilanais.

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Cesaccentsd’élitismeoud’intolérancenedoiventpourtantpassuggérerqueBeyles’arrogele

monopoledu«bongoût»etdelavéritéesthétique.Sonassurancedejugement–ouplutôt,biensûr,desentiment–nel’empêchepasdereconnaîtreàautruiledroitde«sentir»autrement,pourvuqu’ilnecherchepasàentrerencontestation.Auvrai,lerelativismedeprincipeestlameilleureprotectioncontre toutdébat : jesenscommejesens,monvoisinsentcommeilsent,cesdeuxsentimentssontaussi« incommunicables»qu’ilssont légitimes,etaussi légitimesqu’incommunicables :«Tout lemondearaisondanssongoût,quelquebaroquequ’ilsoit,caronestappeléàvoterpartête.L’erreurarrive aumoment où l’on dit : “Mon goût est celui de lamajorité, est le goût général, est lebongoût.”»54«Ilesttropévident,affirme-t-ildansLaViedeRossini,quelesparolesd’admirationdanslesartsneprouventjamaisqueledegréderavissementdel’hommequiadmireetnullementledegréde mérite de la chose admirée. »55 À la fin du même ouvrage, Stendhal reproduit, sous le titreévidemment approbateur Apologie de ce que mes amis appellent mes exagérations, mesenthousiasmes, mes contradictions, mes disparates, mes etc., etc., etc., une lettre de Julie deLespinasseoùcelle-cidéclarait:«Jenejugerien,maisjesenstout;etc’estcequifaitquevousnem’entendezjamaisdire:celaestbon,celaestmauvais;maisjedismillefoisparjour:J’aime.»56C’estbienainsiquenousdevrionstoujoursexprimernosappréciationsesthétiques.

Àdéfautd’unKantqu’ilméconnaîtabsolument(etquinelesuivraitcertespasaussiloinqu’illuiarrived’aller)oud’unHumequiad’ailleursfiniparreniersonpropre«Allsentimentisright»57,lacautionde cetteprofessionde foi subjectiviste est leVoltairede l’article«Beau»duDictionnairephilosophique, qu’ilparaphraseences termes :«Voltaire l’aditdansun styleque jen’oseraismepermettre, tant la délicatesse a fait de progrès ! Rien de plus beau aux yeux d’un crapaud que sacrapaudeauxgrosyeuxsortantdelatête.Croit-on,debonnefoi,qu’unbravegénéralnoir,del’îledeSaint-Domingue,admirebeaucouplafraîcheurdecolorisdesMadeleineduGuide?Leshommesontdes tempéramentsdivers…»58Maisdans lesPromenadesdansRome, il nousoffre sapropre fablerelativiste, qu’il place dans la bouche de l’économiste Nestorre Gioia s’adressant devant lui àl’illustreCanova:c’estcelledurossignoletdelataupe,dontchacunpréfèresonmodedevivreetdesentir (il n’y estmalheureusement pas question du chant de la taupe), et qui ont tous deux tort devouloir se l’imposer réciproquement. En voici l’application esthétique : « Un homme préfère leDélugedeGirodetauSaintJérômeduCorrège.Sicethommeréciteuneleçonqu’ilvientd’apprendredansquelquepoétique,ilfautluisourireagréablementetpenseràautrechose.Maiss’ilestaimableetnous presse de bonne foi de lui donner une réponse, continuait Melchior Gioia, je lui dirai :“Monsieur, vous êtes le rossignol et moi la taupe ; je ne saurais vous comprendre. Je ne puisdiscourirsurlesartsqu’avecdesêtresquisententàpeuprèscommemoi.Maissivousvoulezparlerducarrédel’hypoténuse[etunpeuplusloin,“desavantagesdel’espritd’associationoudujury”],jesuis votre homme, et d’ici à un quart d’heure vous penserez commemoi »59 (où l’on voit que lerelativisme esthétique n’entraîne pas nécessairement un relativisme épistémologique, moral oupolitique).Laversion«philosophique»dececredorelativisteestlerejetdelanotion,héritéeselonluidePlaton,debeauidéalabsolu,notionquiamèneàsoutenirque«s’ileûtétédonnéàRaphaëletauTitiendeseperfectionneràchaqueinstantdavantage,ilsseraientarrivésunbeaujouràproduireidentiquement lesmêmes tableaux […] Je n’ose conduire le lecteur à l’amphithéâtre du Jardin desPlantes ; il serait peut-être indiscret de lui proposer ensuite un petit voyage en Saxe, suivi d’unecoursededeuxmoisdanslesCalabres.Sicependantilvoulaitétudierainsilalittérature,aulieudeliretouslesdeuxans,dansLePhilosopheàlamode,unenouvelleexplicationdubeau,ilconclurait

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bientôt,demillefaitsobservés,qu’ilestdestempéramentsdiversetqueriennediffèredavantagequeleflegmatiquehabitantdeDresdeetlebilieuxcoquindeCosenza.Jeluidiraisalors,ouplutôtilsedirait,cequivautbienmieux,quelebeauidéaldecesgens-làdiffère;et,sixmoisaprès,ilarriveraitenfinàcettepropositionénormeetquiluiparaîtsibaroqueaujourd’hui.Chaquehommeaurait,s’ilysongeait bien, un beau idéal différent. Il y a autant de beaux idéals [sic] que de formes de nezdifférentesoudecaractèresdifférents».Tantilestvraique«legoûtestlocaletinstantané,tantilestvraiquecequ’onadmireendeçàduRhin,souventonlemépriseau-delà,etqueleschefsd’œuvred’unsièclesontlafabledusièclesuivant»60.

LapremièreoccurrencechezStendhaldecequej’appellelafablerelativisteseprésentaitsousuneformeasseztypiquementelliptique,dansl’HistoiredelapeintureenItalie,auchapitreLXVIII,quiselitainsi:

«Uneherbeparlaitàsasœur :“Hélas !machère, jevoiss’approcherunmonstredévorant,unanimalhorriblequimefoulesous ses larges pieds ; sa gueule est armée d’une rangée de faux tranchantes, avec laquelle il me coupe, me déchire, etm’engloutit.Leshommesnommentcemonstreunmouton.”CequiamanquéàPlaton,àSocrate,àAristote,c’estd’entendrecetteconversation.»61

Cerelativismehistorico-géographique,ou,pourledireplusvite,culturel,oùs’investittouteunetraditionhéritéedesLumières,delathéoriedesclimatsdeMontesquieuàl’IdéologiedeCabanisetDestuttdeTracy,apporteunenuancedetailleàcequej’aicaractériséplushaut,etsansdouteunpeufort,comme«uneformedesolipsisme».Ladiversitédesgoûtsindividuelss’ytrouvepourlemoinsencadréeparcelledesgoûtscollectifs,dansuntableaud’ensembleoùchacunsetrouvedéterminédel’extérieurplusétroitementqu’ilnelecroit,ounelesouhaite:jepeuxignorer«sij’aiunvoisin»,commelemélomanedelaScala,maislefaitestquej’enaiquelques-uns,etqueplusieursdonnéespeuventnousconduireà«sentir»plusoumoinsdelamêmemanière,éventuellementsanslesavoiretchacunsecroyantplusautonomequ’ilnel’estenréalité;commeditleproverbechinois,«onsecroit original, et on est dans les statistiques ». Et l’on sait que le « romanticisme » deRacine etShakespeareestdéfini(etpréconisé)entermestypiquementhistoriques,comme«l’artdeprésenterauxpeuples[etnonauxindividus]lesœuvreslittérairesqui,dansl’étatactueldeleurshabitudesetdeleurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible », tandis que leclassicisme « leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères »62. Cet élargissement du champ, de l’idiosyncrasie à ce qu’on pourrait appeler unesociosyncrasie,parépoquesoupargénérations,n’estcertainementpasréservéàlalittérature,nidictépar le contexte spécifique d’une brochure militante de circonstance. Les œuvres « italiennes » deStendhalfourmillentd’indicationsdecettesortesurlesgoûtscomparésdespeuplesetdessièclesenfait de musique ou de peinture, « selon les races, les climats, les époques, les régimes degouvernement»63,etaprèstoutl’oppositionmêmeentreFranceetItalie,quiillustreenpermanencesonpropos,relèvebiend’unedoctrinedepsychologiecollective: ilyaungoûtfrançaisetun(oudes)goût(s)italien(s),mêmesilepartiprisbeylistepréfèreleplussouventyvoirleconflitradicalentreuneaptitudeetuneinaptitudefoncièresausentimentesthétique.

Une autre nuance concerne plus spécifiquement (mais non exclusivement) le domaine de larelationartistique.Elleprétendprocéderd’uneobservationtardive,bienqu’elleapparaisseasseztôtdansletextestendhalien.Sapremièremention,sauferreur,setrouveen1815danslesViesdeHaydn,MozartetMétastase :«Unechoseque jen’auraispascrue,c’estqu’enétudiant lesarts,onpuisseapprendreàlessentir.»64Uneautreesten1817dansl’HistoiredelapeintureenItalie.Ils’agiticidu

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lecteuridéaldecelivre,«quelqueâmetendre…lecteurunique,etquejevoudraisuniquedanstousles sens… Peu à peu le nombre des tableaux qui lui plaisent s’augmentera… Ses connaissancesaugmentent;iladenouveauxplaisirs.Iln’auraitjamaiscruquepenserfîtsentir;nimoinonplus;etje fus bien surpris quand, étudiant la peinture uniquement par ennui, je trouvai qu’elle portait unbaumesurdeschagrinscruels»65.Jesaisquecesdeuxouvragessontenpartieuntissudeplagiats,maislarépétition,surdeshypotextesfortdistincts,mesembleungaged’authenticité,etenvoiciunetroisièmeoccurrencequiprovient,elle,delamoinssuspecteViedeRossini(1824):«Enconnaissantmieuxlestyledecesgrandsartistes[Cimarosa,Paisiello,Rossini],nousseronstoutétonnésunbeaujourde sentir etdevoirdans leurmusiquedeschosesdontnousnenousdoutionspasauparavant.Réfléchirsurlesartsfaitsentir.»66Laconvergenceestmanifeste;elleporte(jesynthétisesansgrandeffort) sur cette découverte, dans les trois cas surprenante – sans doute parce que apparemmentcontraireauxcertitudesspontanéesde l’affectivisme :qu’enmatièred’artétudieret réfléchir« faitsentir»,etquesentirs’apprend.Voiciencoreuntémoignage,detonalitéplusnégative,maisdemêmeenseignement,tirédesPromenadesdansRome(1829):«C’estunetristevérité:onn’abeaucoupdeplaisir à Rome que lorsque l’éducation de l’œil est terminée. » La suite confirme un thème déjàrencontré : « Voltaire eût quitté les salles de Raphaël en haussant les épaules et faisant desépigrammes, car l’esprit n’est pas un avantage pour jouir de l’espèce de plaisir que ces peinturespeuvent donner. J’ai vu les âmes timides, rêveuses, et qui, souvent, manquent d’assurance et d’à-proposdansun salon,goûterplusvitequed’autres les fresquesdeLuiniàSaronnoprèsMilan, etcelles de Raphaël au Vatican »67 – ce qui indique au moins, en passant, que l’esprit de salon,spécifiquement«français»,voireparisien(«Paris,grâceàlasupérioritédesaconversationetdesalittérature,estet sera toujours le salonde l’Europe»68),etcomme tel impossibleausuddesAlpes(«Iln’yapasdeplacepourl’espritfrançaisdansunsalonitalien»,et«l’Apenninsechangeraenplaineavantqu’ilpuisses’introduireenItalie»69),quel’esprit,donc,estunechose,quimasquemal,outrahitbien,l’absencedesensation–etsansdouteempêchel’apprentissagenécessairedel’œiletdel’oreille–,etquelapensée,ouréflexion,ouéducation,enestuneautre.C’estcelle-ciquidoitnousimporterpourfinir.

Penser fait sentir : ce constatn’estparadoxalque si l’onoppose sommairement l’affectif (oul’émotif) au cognitif, et si l’on oublie que la « volupté » de l’appréciation esthétique (positive)procède inévitablement d’une « contemplation » de l’objet qui comporte elle-même un nombrevirtuellement infini d’étapes et de niveaux. En effet, l’« objet esthétique » n’est rien d’autre qu’unobjet considéré de manière esthétique, c’est-à-dire dans la diversité inépuisable de ses aspects(inépuisable,aumoins,relativementaunombrelimitédesesfonctions).Àcettediversitéd’aspects,enquelque sorte primaire, de tout objet, l’œuvre d’art ajoute une diversité secondaire qui tient à soncaractère technique et historique de produit humain, qui ne peut être perçu qu’au prix de ce queStendhalappelleune«éducation»,capabled’endégagercequ’ilappelleson«style»,c’est-à-diresonsensspécifiquedanslechampdesaproductionetdansceluidesaréception.Cesensdépenddoncde considérations historiques et techniques relatives à la fois à sa genèse propre, et à la situationpropredeceluiquilesconstruit.Cetravail,quechacundoitfairepoursoncompte,«toutseulcommeungrandgarçon»,estévidemmentdel’ordredelaconnaissanceetdela«réflexion»,etilinforme,dansledoublesensdeceverbe,lamanièredontlesujetperçoitetapprécieuneœuvre.Sentirdésigneà la fois l’activitécognitive(infinie)deperceptionet l’acteaffectif (instable)d’appréciationquienprocède, ce qui explique une observation comme celle-ci : « Aujourd’hui Mozart est à peu prèscompris,maisilestloind’yêtresenti»70:àcettecompréhensionpurementintellectuelle,ilmanquela part de réponse affective qui en ferait une véritable relation esthétique, et qu’empêche selon

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Stendhal un désaccord de sensibilité entre la musique allemande et le tempérament latin. Uneexpériencepluspersonnelle témoigneailleursd’unempêchementdemêmeeffet, quoiquedecausetoutedifférente:«LavuedesîlesqueleRhôneformedanslevoisinage[d’Avignon]n’estpasmal.Àvraidire,j’aijugéquetoutescesvuesétaientagréables,maisjen’enaipasjoui;j’étaishorsd’étatd’avoiraucunplaisir.Unmistralfurieuxareprisdepuiscematin;c’estlàlegranddrawbackdetouslesplaisirsquel’onpeutrencontrerenProvence.»71Ilmesemblequedrawback,queStendhal,onvale voir, traduit lui-même par « inconvénient », désigne aussi une sorte de frein, ou d’entrave à larelation esthétique – en l’occurrence à un objet naturel. En voici un témoignage plus complexe :«Alors nous étions sanspassion ; nousnenous serionspas attendris, commeaujourd’hui [devantl’arcdeJanusauForumBoarium],ausouvenird’HerculefaisantpasserleTibreàsestroupeaux.Ilyavaitunautredrawback(inconvénient).L’éducationdenosyeuxn’étaitpasfaite;ilsnesavaientpasdistinguer dans un portique les petites différences de formes qui indiquent le siècle d’Auguste ouceluideDioclétien.»72Lamentiondu«souvenir»des troupeauxd’Herculeconsonne iciavecunedonnée fréquente de l’émotion esthétique beyliste, qui est la « mémoire » historique, oumythologique,attachéeàtelleœuvreoutellieu.AuColiséeparexemple,«cegazouillementpaisibledesoiseaux,quiretentitfaiblementdanscevasteédifice,et,detempsentemps,leprofondsilencequilui succède,aidentsansdoute l’imaginationàs’envolerdans les tempsanciens.Onarriveauxplusvives jouissances que lamémoire puisse procurer »73. L’empêchement, quand empêchement il y a,peutdonctenirsoitàundéficitaffectif(oublocage,commeenoccasionnesisouvent,entreautres,unvoisinage importun), soit à un déficit cognitif, ce qui confirme la nécessité conjointe de ces deuxfacteurs.Et–sil’onmepassecettedescriptionnaïvementmécaniste–penseragitsurlepremiereninformant (en « éduquant ») le second, par exemple enmultipliant les occasions et les modes decomparaisonetdedistinctionentrelesœuvres,oules«styles».J’appréciecequejeperçoisselonmasensibilitépropre,etjen’aipasà«jugermonbonheur»(oumondéplaisir):mipiace,nonmipiaceresteentoutétatdecauseunjugementautonomeparrapportàcelui«desautres»,etsansappelparrapportàsonobjet.Maiscetobjet,commeobjetd’attention,necessedesemodifieràmesureques’affineetsediversifielechampdeconnaissance,d’analyseetderéférencesdanslequeljel’inscris.Jenejugepasmonsentiment,maisjenecessede«penser»etderepensersonobjet,c’est-à-diredele construire et de le reconstruire en construisant et en reconstruisant son contexte de perception.C’estsansdoute,quoiquedemanièremanifestementplusvaste,àcettecoopérationdupenseretdusentir que se rapporte cette remarque du Journal de 1813, dont l’occasion n’est certes pasindifférente : « Au moment où, ce matin, à 10 heures, nous avons aperçu le dôme de Milan, jesongeaisquemesvoyagesenItaliemerendentplusoriginal,plusmoi-même.J’apprendsàchercherlebonheuravecplusd’intelligence.»74Difficile,mesemble-t-il,d’imaginerplusbellerègledevie.

Dans cette lecture cavalière (mais doit-on s’excuser de lire Stendhal, au figuré, comme il sevante lui-même75, aupropre,de lire l’Arioste?), j’espèren’avoirpas tropsollicité lepointdevuestendhalien,dontlacohérenceetlastabilitérestentsansdouteunpeuplusproblématiquesquejenel’aimontré ici.Jesuispourtantconscientde le traduiredansmespropres termesetde l’inscrire,àsontour,dansmonproprechamp.C’estlesortinévitabledesœuvresdepenséecommedesœuvresde création, vouées à un travail de reprise, et parfois de recyclage, sans lequel ce sort confineraitpeut-êtreàl’oubli.Maisj’aitortaumoinsdedistinguer,sipeuquecesoit,lesœuvresdepenséedesœuvresdecréation,puisquetoutecréationestpensée,ettoutepenséecréation.

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25.26.27.28.29.30.31.32.33.34.

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41.42.43.44.45.46.47.48.49.

Œuvresintimes, Paris, Gallimard,Pléiade,I, 1981,p.743.Unpeuplusloin(p.800),cetteobservationcomplémentaire:«IlsontLASENSIBILITÉetlenaturel, quienestuneconséquence.Cepaysestdoncéminemmentceluidesarts.»Ouencore,dans«L’AbbessedeCastro»(1839,Chroniquesitaliennes, Paris, GF,1977,p.64):«Alors[auXVIesiècle]naquit[enFrance]l’espritdegalanterie, quipréparal’anéantissementsuccessifdetouteslespassionsetmêmedel’amour,auprofitdecetyrancruelauquelnousobéissonstous:lavanité[…]Alorsonvit[enItalie]despassions,etnonpasl’habitudedelagalanterie.Voilàlagrandedifférenceentrel’ItalieetlaFrance,voilàpourquoil’ItalieavunaîtrelesRaphaël,lesGiorgione,lesTitien,lesCorrège…»«Vanité,uniquepassiondesFrançaisdesXVIIIeetXIXesiècles»(Journal, 14décembre1829,ŒuvresintimesII, p.109).Onserappelleentreautresquel’amourdevanitéestspécialementaffectéauxFrançais(Del’amour, ch. I), etqu’«ilyatoujoursunechosequ’unFrançaisrespecteplusquesamaîtresse,c’estsavanité» (ch.XLI).Cettedénonciation est, notons-le, undes thèmes communs entreStendhal etChateaubriand («EnFrance,paysdevanité…»,Mémoiresd’outre-tombe, L.XXXVI, ch.23),mêmesilepremiersoupçonnaitvolontiers,etnonsansraisons,lesecondd’illustrerassezbienledéfautdénoncé.Rome,NaplesetFlorence(1826),inVoyagesenItalie, Paris, Gallimard,Pléiade,1973,p.501.HistoiredelapeintureenItalie, Paris, Gallimard,coll.«Folio-Essais»,1996,p.52.PromenadesdansRome, inVoyagesenItalie, p.755.Stendhaletl’italianité, Paris, Corti, 1982.Je cite là le Petit Robert, en ajoutant demon cru l’adjectif « excessive », pour plus de précision, parce que je suppose qu’on ne taxe pas de vanité unesatisfactionjustifiéedesoi–sitantestqu’unetellechoseexiste.Rome,NaplesetFlorenceen1817,inVoyagesenItalie, p.79.Nousallonslerencontrertrèsbientôtdansuneantithèsequejeneveuxpasintroduiretoutdesuite.Paris, GF,1970,p.209.ÀParis,expliqueM.HiékydansLeRoseetleVert(«FolioClassique»,Paris, 1982,p.287),«lapassionuniquequifaitmouvoirtouscescœursparisiens,c’estl’enviedeparaîtreunpeuplusquecequ’ilssont».EnItalie,aucontraire,«onveutdesplaisirsréels,etleparaîtren’estrien»(PromenadesdansRome,p.625).Op.cit., p.152.Onpourraitajouter,ensuivantuneautresuggestiondumêmecritique,commerival:«L’égalitéestinhérenteàunesociétésansmodèle,etsansrivalité».Jenevaispassuivreicicettepiste,quinouséloigneraitpeuàpeudenotreobjet, maisjelavoistrèsparentedelanôtre:toutmodèleestaussiunrival,àl’égarddequilasoumissionmimétiquepeuttoujoursbasculerdansleressentiment.Celas’appelleaussi«tuerlepère».«Desvanitésinquiètes,interrogeantdel’œillavanitéduvoisin»(ViedeRossini, Paris, Gallimard,coll.«Folio»,1992,p.148).Ibid., p.329.Rome,NaplesetFlorence(1826),p.357.Cf.HistoiredelapeintureenItalie, p.346:le«qu’en-dira-t-on, choseinconnueencepayspeuvaniteux».Ouparfoisl’Espagnol,«jamaisoccupédesautres»(Del’amour, Paris, DivanMajor,1957,p.146).RNF(1826),p.586.«EnEspagneetenItalie,chacunmépriselevoisin,etal’orgueilsauvaged’êtredesapropreopinion»(Rossini, p.331).Ibid., p.337.Rossini, p.56.Del’amour, p.153.RNFen1817,p.149.RNF(1826),p.380.RNF(1826),p.384.Le dramaturge romantique qu’appelle de ses vœuxRacine et Shakespeare gagnera « les suffrages des gens qui pensent par eux-mêmes » (Paris, Garnier-Flammarion,1970,p.108).Rossini, p.370.«Ilrépondauxobjectionsàlamanièreitalienne,c’est-à-direenrépétant,etcriantunpeuplus,laphraseàlaquelleonvientderépondre»(RNFen1817,p.50).Ibid., p.98.RNF(1826),p.321.Ill’honoretoutefoisdansLucienLeuwen(ch.XXII)d’unecitationdontl’intention,sansdouteironique,m’échappe.Rossini, p.429.RacineetShakespeare, p.103-106.Rossini, p.103.Ibid., p.49.Cettedéfinitionrestrictiven’estévidemmentpaspartagéeparceuxquitaxentd’hédonismetouteesthétique(àcommencerparcelledeKant)quivoit, àjustetitreselon moi, dans l’appréciation esthétique une réaction affective ; mais le terme est si inévitablement péjoratif que je préfère le réserver à ce que je tienseffectivementpouruneerreur,ouunexcès–encorequeKantlui-mêmenemanquepasd’accorderàÉpicureque«leplaisiretladouleursontenfindecompte[c’est-à-dire,sansdoute,dansleurseffets]d’ordrecorporel»(Critiquedelafacultédejuger, §29).RNFen1817,p.39.«L’Allemand,quimettoutendoctrine,traitelamusiquesavamment;l’Italienvoluptueuxycherchedesjouissancesvivesetpassagères;leFrançais,plusvainquesensible,parvientàenparleravecesprit;l’Anglaislapaieetnes’enmêlepas»(Rossini, I, p.250).Mémoiresd’untouriste, inVoyagesenFrance, Paris, Gallimard,Pléiade,1992,p.312,307;c’estleprétendunégociantenferquiparle,maislaréférenceàMilann’acertainementriendefictionnel.Œuvresintimes, II, p.172.Cf.«PlusunFrançaisestaimable,moinsilsentlesarts»(RNFen1817,p.164).Cesdeuxempêchements(l’esprit, lasociabilité)neseconfondentpas,maisilsconvergentdansl’insensibilitéesthétique.Sicen’estdanslesyntagme«sentimentdesarts»,quenousallonsretrouver.«Lepaysanitalienareçuducielinfinimentplusdesusceptibilité[quelefrançais]desentiravecforceetprofondeur,autrementdit, infinimentplusd’énergiedepassion»(RNF(1826),p.500).RNFen1817,p.9.Ils’agiticidel’amour,maisétroitement(etabruptement)liéàlamusique:«LamusiqueseulevitenItalie,etilnefautfaire,encebeaupays,quel’amour»;toutescesitaliquessontd’origine.Rossini, p.131.RNFen1817,p.38.Rossini, p.353-354.PromenadesdansRome, p.1053.Rossini, p.167.RNF(1826),p.320;PromenadesdansRome, p.610.Ibid., p.482.«L’amourdel’artlutteaveclasociabilitéquifaitenFrancelecaractèrenational»(Salonde1827,Mélanges, III, CercleduBibliophile,1972,p.107).RNF(1826),p.507.

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50.51.52.53.

54.55.56.57.58.

59.60.61.

62.63.

64.65.66.67.

68.69.70.71.72.73.

74.

75.

PromenadesdansRome, p.611.Rossini, p.271-272.P.162.Rossini, p.336-337.Onsaitquelle forceStendhaldonneaumot«éteignoir»,quidésigneà sesyeux toute formede répressionoude régressionmoraleetpolitique:sonadversaireconstantestle«partidel’éteignoir».RacineetShakespeare, p.210.Rossini, p.355.Ibid., p.492.«Delanormedugoût»(1757),trad.fr., Essaisesthétiques, II, Paris, 1974,Vrin,p.82.RacineetShakespeare, p.183.LetextedeVoltaireétaiteneffetd’unracismesansscrupuleetfortpeu«politiquementcorrect»,maisnotredélicatesseàcetégardaencoreprogressédepuis1825.PromenadesdansRome, p.888.RacineetShakespeare, p.182-184,191.Op.cit., p.238.Cetrèsbrefchapitres’intituleaujourd’hui«PhilosophiedesGrecs»,maisl’éditionoriginaleprécisaitobligeamment:«PhilosophiedesGrecsquinesentaientpasquetoutestrelatif»,etiln’estpasindifférentquecetapologue,légitimementounonattribuéennoteàVoltaire,ouvreàpeuprèsunLivre(lequatrième)consacréau«Beauidéalantique».Ibid., p.71.LéonBlum,Stendhaletlebeylisme(1914),Paris, AlbinMichel,1947,p.192.L’aspectpolitiquequedésignecettedernièreclausen’estnullementsecondaire:onsaittoutcequel’histoiredel’artitaliendoit, selonStendhal,enbienouenmal,àdesévénementscommelavictoiredeCharlesQuintoulepassagedupontdeLodi;etqu’ilnecessedesedemandersi«lebudget»et«lesdeuxChambres»serontfavorablesoudéfavorablesàsonfuturdestin.Paris, Divan,p.72.Ch.XXXIV, p.164-165.Rossini, p.40.Promenades dans Rome, p. 771. On voit que Voltaire est ici une référence tantôt positive, pour son relativisme, tantôt négative, pour son intellectualismesupposé,etpourlamanièredontilillustrel’«esprit»desalon.Del’amour, ch.XLII.RNF(1826),p.446;L’Italieen1818,p.241.Rossini, p.66.Mémoiresd’untouriste, p.163.PromenadesdansRome, p.921.Ibid, p.618.Cetteparticipationdelamémoirehistoriqueàl’appréciationesthétiqueestencoreunmotifqui,malgrésonaversiondéclarée,rapprocheStendhaldeChateaubriand:«Lessouvenirshistoriquesentrentpourbeaucoupdansleplaisirouledéplaisirduvoyageur»(Chateaubriand,VoyageenItalie,Œuvresromanesquesetvoyages, Paris, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,1969,t.II, p.1429).Journal, 7septembre1813,Œuvresintimes, I, p.881-882.Laphrasesuivanteimporteencoreànotrepropos,etnousramèneànotrepointdedépart:«TouslestraitsdesItaliensquejerencontremeplaisent:1ºjecroisparcequ’onvoitl’hommequisent,etnonl’hommequicalculelesintérêtsdesavanité…»«Jelisaisl’Ariosteàchevalenescortantmongénéral»(Journalde1811,pagescomplémentairesdu20mars1813,ibid., p.1475,souvenirpeut-êtreapocrypheduvoyagede1801commeaidedecampdugénéralMichaud).

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Vertperroquet

EntreLucienLeuwen,abandonnéennovembre1836,etLeRoseet leVert,entreprisenavriletabandonnéàsontourenjuin1837,laprésenced’uneaubergedecampagnenomméeLeChasseurvertn’estpasleseulpointcommun.Unautreestcepetitmotif,semble-t-ilasseztypiquementnordique(jen’envoisaucunéquivalentdansl’œuvreitalienne,historiqueouromanesque,etNancyetKönigsbergsontévidemmentpourStendhaldeuxvillesduNord),quitrouvesoninvestissementaffectifdanslesamours entre Lucien et Mme de Chasteller, mais auquel une page du Rose et le Vert accorde undispositif technique d’une étonnante précision, chez un auteur qui disait détester la « descriptionmatérielle».Précisiond’autantplusétrangequel’usagedecedispositifn’auraaucunesuitedansceroman inachevé, qui s’empêtre un peu dans sa relation de redite avecMina de Vanghel, nouvelleécrite fin1829.Tout sepassedonccommesiStendhal sedonnait ici l’occasionde revenirunpeu,pour le plaisir, sur une situation qui lui est chère. Puisque le développement romanesque est dansLeuwen, il vaut sans doutemieux, aumépris de la chronologie, considérer d’abord la version duRose,quejemepermetsdeciterdenouveau1inextenso,puisquecetteœuvreébauchéenefigurepasparmilesplusconnuesdenotreauteur:

«LesuperbehôtelbâtiparPierreWanghenoccupe l’extrémiténorddeFrédéric-Gasse, laplusbelle ruedeKönigsberg, siremarquableauxyeuxdesétrangersparcegrandnombredepetitsperronsdeseptàhuitmarchesfaisantsailliesurlarueetquiconduisentauxportesd’entréedesmaisons.Lesrampesdecespetitsescaliers,d’unepropretébrillante, sonten fercoulédeBerlin,jecrois,etétalenttoutelarichesseunpeubizarredudessinallemand.Autotal,cesornementscontournésnedéplaisentpas;ilsontl’avantagedelanouveautéetsemarientfortbienàceuxdesfenêtresdel’appartementnoblequi,àKönigsberg,estàcerez-de-chausséeélevédequatreoucinqpiedsau-dessusduniveaudelarue.Lesfenêtressontgarniesdansleurspartiesinférieuresdechâssismobilesquiportentdes toilesmétalliquesd’uneffetassezsingulier.Ces tissusbrillants, fortcommodespour la curiosité des dames, sont impénétrables pour l’œil du passant ébloui par les petites étincelles qui s’élancent du tissumétallique.Lesmessieursnevoientnullementl’intérieurdesappartements,tandisquelesdamesquitravaillentprèsdesfenêtresvoientparfaitementlespassants.Ce genre de plaisir et de promenade sédentaire, si l’on veut me permettre cette expression poétique, forme un des traitsmarquantsdelaviesocialeenPrusse.Demidiàquatreheures,sil’onveutsepromeneràchevaletfairefaireunpeudebruitàsoncheval,onest sûrdevoir toutes les jolies femmesd’uneville travaillant toutcontre lecarreaudevitre inférieurde leurcroisée.Ilyamêmeungenredetoilette,quiaunnomparticulieretquiestindiquéparlamode,pourparaîtreainsiderrièrececarreauqui,danslesmaisonsunpeubientenues,estuneglaceforttransparente.Lacuriositédesdamesestaidéeparuneressourceaccessoire:danstouteslesmaisonsdistinguéesl’onvoit,auxdeuxcôtésdesfenêtresdecerez-de-chausséeélevédequatrepiedsau-dessusdelarue,desmiroirsd’unpieddehaut,portéssurunpetitbrasdeferetunpeuinclinésendedans.Parl’effetdecesmiroirsinclinés,lesdamesvoientlespassantsquiarriventduboutdelarue,tandisque,commenousl’avonsdit, l’œilcurieuxdecesmessieursnepeutpénétrerdans l’appartement,au traversdes toilesmétalliquesquiaveuglent lebasdesfenêtres.Mais,s’ilsnevoientpas,ilssaventqu’onlesvoit,etcettecertitudedonneunerapiditésingulièreàtouslespetitsromansquianimentlasociétédeBerlinetdeKönigsberg.Unhommeestsûrd’êtrevutouslesmatins,etplusieursfois,parlafemmequ’ilpréfère;même,iln’estpasabsolumentimpossiblequelechâssisdetoilemétalliquenesoitquelquefoisdérangéparunpureffetduhasardetnepermettepasaupromeneurd’apercevoirlajoliemaindeladamequichercheàleremettreenplace. On vamême jusqu’à dire que la position de ces châssis peut avoir un langage. Qui pourrait le comprendre ou s’enoffenser?»2

Lasituation ici évoquée s’appelleordinairementvoir sansêtre vu, et cette locution s’appliqueévidemmentfortbienaurôledespartenairesféminines,dontla«curiosité»profitepleinement,etentoutesécurité,d’unappareilquisembleavoirétéagencéàcettefin–etqueChateaubriand,pendantlesCent-Jours,avaitdéjàremarquéàGand3.Pourtant,ilmesembleque,contrairementauxdonnéesordinairesdeladispositionnarrative,le«pointdevue»,ausenspropre,desfemmesquiregardent

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parleurfenêtre,dansleursmiroirspuisàtraversleurstoilesmétalliques,necoïncidepasaveccequej’appelleraifautedemieuxlafocalisationaffectivedecepetitrécititératif.Lefoyerromanesquen’estpas tant ici la curiosité féminine que l’objet de cette curiosité, les « messieurs » qui se prêtentcomplaisamment à cette curiosité, et pour qui le « plaisir » de cette « promenade sédentaire »consiste,paradoxalement,àêtrevussansvoir:telleestpourmoilavéritableformuledecettepage.Quantà l’oxymore«poétique»promenadesédentaire, je ne sais s’il désigne la lenteur étudiéedupassage, ou son caractère répétitif, apparemment quotidien ; nous lui trouverons dansLeuwen unemotivationpluslittérale.

Si précise, voireminutieuse, soit-elle, je ne suis pas sûr que la description du dispositif soitabsolumentclaireet cohérente : jevoisbienque la toilemétalliquepermetau regarddepasserdel’intérieurversl’extérieur,sansréciproque(unsimplerideaurempliraitd’ailleurslemêmeoffice),maisle«carreaudevitreinférieur»estaussiqualifiéde«glaceforttransparente»(danslesdeuxsens ?), et la phrase précédente dit qu’« on est sûr de voir toutes les jolies femmes d’une villetravaillant tout contre » ce carreau, et qui revêtent pour y paraître une toilette spéciale. Ceci estévidemmentcontreditparcesdeuxautresindications:«Cestissusbrillants,fortcommodespourlacuriosité des dames, sont impénétrables pour l’œil du passant ébloui par les petites étincelles quis’élancent du tissumétallique.Lesmessieurs nevoient nullement l’intérieur des appartements », et«l’œilcurieuxdecesmessieursnepeutpénétrerdansl’appartement»;sansdoutepourraient-ilsvoiraumoins, collé à la fenêtre, le visagequi les intéresse,mais l’essentielme sembledans« s’ils nevoientpas, ilssaventqu’onlesvoit»,et«unhommeestsûrd’êtrevutous lesmatins,etplusieursfois, par la femme qu’il préfère ». Et la phrase suivante indique bien que le plus que l’on puisse«apercevoir»deladamequiajustesonchâssisestsa«joliemain»4.Non,décidément,onnevientpasicipourvoir,maispourêtrevu,sachantqu’onestvu.Lasuitedu«petitroman»dépendra,entreautres,de l’hypothétique langagequepeut tenir lapositiondeschâssis ;onsaitque le romanesquestendhalienn’estpasenpeinedecegenredemessagescodés.

L’exhibition«matinale»(demidiàquatreheures!)denoscavaliersn’estdonccertainementpasaussi dépourvue de visée qu’elle est privée de vision, et l’on peut supposer que celle dont onn’aperçoit ici que la jolie main aura été mieux vue, puisque « préférée », en autre lieu, et seraretrouvéeenautreoccasion,pointtroplointaineselonla«rapiditésingulière»de«touscespetitsromans».Restequela«promenadesédentaire»decesmessieursestenelle-mêmeun«plaisir»,etnonpasseulementuneétapedansunestratégiedeséduction.

NousretrouvonscepointdansLeuwen,etdansunclimatcertesplusintense,quiestcelui–pourparlerbeylien–del’amour-passion.Onserappelle,biensûr,quelepointdedépartdecettepassionestunechutedechevalque fait lehéros,au lendemaindesonarrivéeàNancy,sousunepersiennepeinte en vert perroquet, qui dissimule la fenêtre de Mme de Chasteller. Lucien venait de voir«s’entrouvrirunpeu»cettepersienned’abordappréciéesansindulgence(«Quelchoixdecouleursontcesmaraudsdeprovinciaux!»),etd’apercevoir«unejeunefemmeblondequiavaitdescheveuxmagnifiques et l’air dédaigneux »5. Depuis cet échange de dédains et pendant plusieurs semaines,Lucien, qui d’abord ne rencontre jamais la jeune femme et croit l’avoir oubliée, passe, « parhabitude»,«presquetouslesjoursdanslaruedelaPompe»,sanstropobserverlespersiennesvertperroquet, jusqu’au jour où, ces persiennes étant ouvertes, il remarque « un joli petit rideau decroiséeenmousselinebrodée»,quis’écarteunpeuàsonpassage.«Ilétaitévidentquequelqu’unleregardait.C’était, eneffet,Mme deChasteller, qui se disait : “Ah ! voilàmon jeuneofficier qui vaencoretomber!”Elleleremarquaitsouvent,commeilpassait;satoiletteétaitparfaitementélégante,etpourtantiln’avaitriendegourmé.»Mêmecause,mêmeeffet,«sonpetitchevalhongroislejeta

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parterreàdixpaspeut-êtredel’endroitoùilétaittombélejourdel’arrivéedurégiment.“Ondiraitquec’estunsort!sedit-ilenremontantàcheval,ivredecolère;jesuisprédestinéàêtreridiculeauxyeuxdecettejeunefemme”»6.Cettechuteredoubléefaittouteladifférenceentreles«messieurs»deKönigsbergetnotrehéros,quecettemaladresseexceptionnelle(«Pourtant,monteràchevalestpeut-être la seule chose au monde dont je m’acquitte bien ») ne manque pas de rendre au moinsattendrissant, et donc intéressant. De son côté, et bien que ses relations avec Mme de Chastellerprogressent aussi vite que le permettent les bonnes manières, le respect de l’un dû à la vertu del’autre, et surtout les chassés-croisés et les marivaudages passionnés de la « cristallisation »réciproque,Luciennecesserapasdesacrifierauritecommémoratifdecettepremièrescène7,passantetrepassant«plusieursfoisparjourdanslaruedelaPompe»8,aurisquedeseretrouver«danslasituationpeubrillantedesaintPaul,lorsqu’ileutlavisiondutroisièmeciel»9:«Illuisemblaitques’ileûtrencontrélesyeuxdeMmedeChasteller,ilfûttombédechevalpourlatroisièmefois.»10Maisles yeux, ici, ne se rencontrent pas : la jeune femme, fort attentive, reste dissimulée derrière sacroisée,etLucien,que«laseulepossibilitéd’entrevoirMmedeChastellermettaithorsdelui.Ilfutpresquebienaisedenepaslavoiràsafenêtre»11,nepeut(etneveut)connaîtreque«ladouceurdevoirdeloinsonpetitrideaudemousselinebrodéeéclairéparlalumièredesesbougies»12.

Maisvoiciunevariantequel’onneretrouvepasdanslesruesdeKönigsberg:Luciennetardepasàs’installer,lesoir,àpostefixefaceàlamaisonauxrideauxdemousseline,oùilvient«fumerses petits cigares de réglisse »13. C’est là que prend tout son sens l’expression de « promenadesédentaire»;etc’estlàqueluivientlarévélation,tardivecommeilconvient,desonétat:«“Aurais-jelasottised’êtreamoureux?”sedit-ilenfinàdemi-haut;etils’arrêtacommefrappédelafoudre,aumilieu de la rue.Heureusement, àminuit, il n’y avait là personne pour observer samine et semoquerdelui.»Personneapparemmentdanslarue,maisonnepeutdouterquel’intéressée,derrièresa croisée, ne jouisse du spectacle : quelques pages plus loin, « elle le regardait passer depuis silongtempsque,quoiqueàelleprésentédepuishuitjoursseulement,illuifaisaitpresquel’effetd’unevieilleconnaissance»14;etunpeuplusloinencore,aubaldeMmedeMarcilly:«SiM.Leuwenatantd’assurance,c’estqu’ilaurasu[parqui?]quejepassedesheuresentières,cachéeparlapersiennedemafenêtreetattendantsonpassagedanslarue.»15Maisilnes’agitplusseulementdepasser:

«… il put sepromenerunegrandeheure sous les persiennesvertes, quoiquepresque à son arrivée les lumièresde lapetitechambreeussentétééteintes.Honteuxdubruitdesespas,Leuwenprofitaitdel’obscuritéprofonde,s’arrêtaitlongtemps,assissurlapierred’unplombiersituévis-à-visdelafenêtrequ’ilregardaitpresqueàchaqueinstant.Son cœur n’était pas le seul à être agité par le bruit de ses pas.Mme deChasteller avait eu une soirée sombre et pleine deremords.Certainement,elleeûtétémoinstristeenallantdanslemonde;maisellenevoulaitpass’exposeràlerencontrerouàentendreprononcersonnom.Àdixheuresetdemie,enlevoyantarriverdanslarue,satristessesombreetmornefutremplacéeparlebattementdecœurleplusvif.Ellesehâtadesoufflersesbougieset,malgrétouteslesremontrancesqu’ellesefaisaitàelle-même,ellen’avaitpasquittésespersiennes.Sesyeuxétaientguidésdansl’obscuritéparlefeuducigaredeLeuwen.»16

Lucienn’estévidemmentplusàcheval,etcedangereuxaccessoireestmaintenantremplacéparcelui,plusdiscret–plusintime–,ducigarerougeoyantdanslanuit.Larueplongéedansl’obscuritédevientdèslorslethéâtresymboliqued’unepassionquis’embrasedenepass’avouer;pourLeuwen,laruedelaPompeetlafenêtreauxpersiennesvertessontdésormaisinséparablesdel’objetaimé,etillesenglobedanslesmêmesmouvementscontradictoires,augrédesfluxetrefluxdusentimentetdu ressentiment : « “Le diable l’emporte, elle et sa rue ! […] Du diable si jamais je regarde sesfenêtres!”[…]Àquelquesminutesdelà,commeminuitsonnait,malgrélesinjuresqu’iladressaitàMme de Chasteller il était assis sur la pierre vis-à-vis sa fenêtre […] Dans l’obscurité profonde,

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1.

Mme deChasteller distinguait quelquefois le feu du cigare deLeuwen.Elle l’aimait à la folie à cemoment.»17

ContrairementauxcavaliersdeKönigsberg,sisûrsd’êtrevusetappréciés,Luciennesaittropsionleregarde,et,bienentendu,sonmanège«sédentaire»esttoutsaufconcerté:ilvientsursapierredeplombierparcequ’ilnepourraitalorsêtreplusprèsdecellequ’ilaime,etaussiparcequecelieu,ondiraitauthéâtrecedécor–rue,pierre,fenêtre,persiennesvertperroquet,rideaudemousseline,petitscigares–,estdès l’origine l’emblème fantasmatiquedecetamour,unpeucomme la«petitephrase»deVinteuilserapourSwannetOdettel’«airnational»duleur,puisquetoutepassionasesfétiches. Quant à celle que sa « rivale »,Mme d’Hocquincourt, appelle ironiquement « la sublimeChasteller»18,cespectaclequotidienl’entraîneàd’étrangesconduites:

« Les journées nemarquaient pour elle, n’avaient de prix à ses yeux, que par les heures qu’elle passait le soir près de lapersiennedesonsalon,àépierlespasdeLeuwenqui,bienloindesedouterdetoutlesuccèsdesadémarche,venaitpasserdesheuresentièresdanslaruedelaPompe.Bathilde (car le nomdemadameest tropgravepourun tel enfantillage),Bathildepassait les soiréesderrière sapersienne àrespireràtraversunpetittuyaudepapierderéglissequ’elleplaçaitentreseslèvrescommeLeuwenfaisaitpoursescigares.Aumilieuduprofondsilencede la ruede laPompe,déserte toute la journée,etencoreplusàonzeheuresdusoir,elleavait leplaisir,peucriminelsansdoute,d’entendredanslesmainsdeLeuwenlebruitdupapierderéglissequel’ondéchireenl’ôtantdupetitcahieretquel’onplie,quandLeuwenfaisaitsoncigaritoartificiel.M.levicomtedeBlançayavaiteul’honneuretlebonheurdeprocureràMmedeChastellercespetitscahiersdepapierque,commevoussavez,l’onfaitvenirdeBarcelone.»19

Je n’en savais rien, et jeme demande parfois, non pas, commeMme deChasteller, « d’où detelles horreurs peuvent [lui] venir »20, mais où diable Stendhal lui-même est allé, comme on dit,chercherdetelsdétails.Jelaisseentoutcasauxspécialistes,quidoiventl’avoirdéjàfait–mêmesil’excèsdetransparenceaici,commesouventchezStendhal,dequoidécouragerlesherméneutes–,lesoin d’interpréter comme il convient cet échange d’haleines par tuyaux de « papier de réglisse »interposés.Cegenred’objetss’appelleaujourd’hui, jecrois,un«joint»,etcemot,enunsens,dittout.NoussavonsaussiquelesamoursdeLucienetde«Bathilde»devaienttraverserencorebiendesobstacles et des émotions contradictoires avant de connaître l’heureux dénouement que l’auteursembleébaucherenmargeduchapitreXXII.Maisjenesuispassûrqu’aucundecesmomentseussentatteintl’intensitédecelui-ci,momentd’autantplusheureuxqu’ilnes’endouteguère,etqu’ilnesaitcequi s’ypartage.Pas sûrnonplusque ceshypothétiques retrouvailles, apparemmentparisiennes,eussentpu tenir une tellenote : comme il estdit tristementdansunautre romanquin’estpas sansquelquerelationaveccelui-ci:«lespassionss’étiolentquandonlesdépayse»21.CelledeLucienetdeBathilde est sans doute, plus qu’ils ne le savent, attachée à ce pays que définissent Nancy et sesenvirons,sonChasseurvert,saruedelaPompeetsespersiennes.D’oùpeut-être(j’interprèteàmontour)l’inachèvementquel’onsait.

Être vu sans voir pourrait donc constituer l’un des fantasmes paradoxaux de l’amour-passionstendhalien22, et à la limite, l’obscurité devenue totale et la cécité réciproque, les deux amantspourraientserejoindresansplusjamaissevoir,cequin’empêchepastoutàfaitdeseregarder.Onpense au vœu, plutôt casuistique, de Clélia dans laChartreuse, qui n’interdira pas, ou qui plutôtfavorisera « trois années de bonheur divin », auxquelles, de fait, sa rupture mettra un terme. OnpourraitimaginerpourLeuwenundénouementanalogue,quicertescouperaitcourtàbiendessuites:cetteparoletombantenfin,danslanuit,d’unefenêtreauxpersiennesvertperroquet:«Entreici,amidemoncœur.»MaisNancy,décidément,n’estpasenItalie23.

Jel’avaisfaitdansunessaideFiguresII(«Stendhal»),oùcettepagevoulaitillustrerlasémiotiquestendhalienne;jenem’enlassepas.

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2.3.

4.

5.6.7.

8.9.10.11.12.13.14.15.16.17.18.

19.20.21.

22.23.

LeRoseetleVert, MinadeVangheletautresnouvelles, Paris, Gallimard,coll.«Folio»,1982,p.247-249.«Nousautresémigrés,nousétionsdans lavilledeCharles-Quintcommelesfemmesdecetteville :assisesderrière leursfenêtres,ellesvoientdansunpetitmiroirinclinélessoldatspasserdanslarue»(Mémoiresd’outre-tombe, LivreXXIII, ch.15).Onpourrait lever la contradiction en supposantque ceparagraphedéviant se rapporte auxvillesprussiennes à l’exceptiondeKönigsberg et deBerlin, quiseraientlesseulesdontlesfenêtresfussentmuniesdechâssis«impénétrables».JecroisplutôtqueStendhalfaitpreuveicidesanégligencehabituelle.LucienLeuwen, Paris, GF,1982,t.I, p.125.I, p.235.«Jen’aicommencéàvivreetàchercheràmeconnaîtrequelejouroùmonchevalesttombésousdesfenêtresquiontdespersiennesvertes»(LucienàMme deChasteller, II, p.9).I, p.249.C’estsonamieMl leThéodelindequiévoqueencestermessonaccidentinitial, ouinitiatique(I, p.253).I, p.296.I, p.295I, p.297.I, p.246.I, p.264.I, p.279.I, p.298.J’ignorecequepeutêtrecettepierredeplombier.I, p.248,301-303.«Maiscommentfaites-vouspourn’êtrepasauxpiedsdelasublimeChasteller?Est-cequ’ilyauraitbrouilledansleménage?»(II, p.25).Envérité,Leuwenn’estjamaistant«auxpieds»desabien-aiméequelorsqu’ilstationnesouslafenêtredecetteJuliettesansbalcon.I, p.310.II, p.43.«Frédérics’étaitattenduàdesspasmesdejoie;–maislespassionss’étiolentquandonlesdépayse,et, neretrouvantplusMmeArnouxdanslemilieuoùill’avaitconnue,elle luisemblaitavoirperduquelquechose,porterconfusémentcommeunedégradation,enfinn’êtrepas lamême.Lecalmedesoncœur lestupéfiait»(Flaubert, L’Éducationsentimentale, Paris, GF,1985,p.163).Cf.JeanRousset, «Aimerdeloin:LucienLeuwen»,inPassages.Échangesettranspositions, Paris, Corti, 1990.NidavantageenEspagne:«Si, commeenEspagne,jelevoyaisautraversd’unegrille,moiaurez-de-chausséedemamaison,etluidanslarue,àminuit, jepourraisluidireceschosesdangereuses»(II, p.56);c’estMmedeChastellerqui(se)parle,biensûr.Depuislarédactiondecechapitre,aparulejolilivredeJacquesTournier,Despersiennesvertperroquet, Calmann-Lévy,1998,lequel,commel’indiqueassezsontitre,faitaussiunsortàlasituationquivientdenousoccuper,etquin’ad’ailleursjamaiséchappéàladilectiondesferventsdeLeuwen.Jedevraispeut-êtrechangerlemien,maisjepréfère,enleconservant,luiajouterlavaleurobliqued’unsignedeconnivencebeyliste.

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Autremagiedeslointains

Stendhal, on le sait peut-être, appelle « magie des lointains » cet effet optique dit encore«perspectiveaérienne»,quecertainspeintres,maisnontous,ontsurendre.Ilendonnepourexemplenaturellefaitque,dupontRoyalàParis,lesmaisonsprochesdupontNeufparaissent

«…beaucouppluscolorées,marquéespardesombresetdesclairsbienplus fortsque la ligneduquaideGrèvequivaseperdredansunlointainvaporeux.Àlacampagne,àmesurequeleschaînesdemontagness’éloignent,neprennent-ellespasuneteintedebleuvioletplusmarquée?CetabaissementdetouteslesteintesparladistanceestamusantàvoirdanslesgroupesdepromeneursauxTuileries,surtoutparlebrouillardd’automne.Ghirlandajo1s’estfaitunnomimmorteldansl’histoiredel’artpouravoiraperçuceteffet,quelemarbrenepeutrendre,etquipeut-êtremanquatoujoursàlapeinturedesanciens.Lamagiedes lointains, cette partie de la peinturequi attache les imaginations tendres, est peut-être la principale causede sasupérioritésurlasculpture.Parlàelleserapprochedelamusique,elleengagel’imaginationàfinirsestableaux;etsi,danslepremierabord,noussommesplusfrappésparlesfiguresdupremierplan,c’estdesobjetsdontlesdétailssontàmoitiécachésparl’airquenousnoussouvenonsavecleplusdecharme;ilsontprisdansnotrepenséeuneteintecéleste.»

Etd’ajouterennote,àl’élogecettefoisduCorrège,que«sonartfutdepeindrecommedanslelointainmêmelesfiguresdupremierplan[…]C’estdelamusique,etcen’estpasdelasculpture»2.La « perspective aérienne », on le voit, conjugue deux effets : l’un, chromatique, consiste enl’«abaissementdesteintes»verslebleu,l’autre,plastique,consisteenunedilutiondesformes,quideviennent vagues et « vaporeuses ». Par cette conjonction d’effets, la peinture, qui chezStendhal,commeunpeuchezHegel,hésitetoujoursentrecesdeuxartsplusaffirmés,s’éloignedelasculptureetserapprochedelamusique,quiestune«peinturetendre»3,trouvantchezCorrège,peintrefavoridenotreauteur,cemoyensimpledesefaireentièrementmusique:noyertoutletableaudanslamagiedeslointains.

Un parti pris si marqué, et si clairement surdéterminé (ou surmotivé) semblerait ne pouvoirsupporteraucunenuance,afortioriaucunecontradiction.Maisrienheureusementn’estsisimplechezStendhal, et l’on trouve chez lui, sans quitter l’« heureuse Italie », un autre effet de « magie deslointains»,àpeuprèsinverse,etdontapparemmentlapeinturenes’estjamaissaisie.Ils’agitdelamanièredontunarrière-planmontagneux,celuidelachaînedesAlpes,selaissevoirdepuislaplainelombarde,etenparticulierdepuisMilan,dont lecharmebienconnu,etdemotifsplutôtcomplexes(Scala, Corso, Dôme, beauté des femmes, bonhomie des mœurs, naturel des sentiments), sembleinséparabledecettevuepanoramique,dumontVisoàl’ouest,auxmontagnesdeBassanoàl’est,quedécouvrenten1796lesjeunessoldatsdeBonaparte4,danscechapitreVIIdesMémoiressurNapoléonqui forme à tant d’égards une esquisse de l’ouverture de la Chartreuse. Panoramique, elle l’estencore, d’un peu plus loin, pour les voyageurs, réels ou fictifs, deRome, Naples et Florence, ducouventdeSanMicheleinBosco,prèsdeBologne:«Couchéssousdegrandschênes,nousgoûtionsen silence une des vues les plus étendues de l’univers […] Au nord, nous avons devant nous leslongues lignes des montagnes de Padoue, couronnées par les sommets escarpés des Alpes de laSuisseetduTyrol»5,etdemanièresemble-t-ilunpeuplusimaginaire,duhautdelatourFarnèsedelaprisondeParme,pourFabricedont l’«œilraviapercevaitdistinctementchacundessommetsdel’immense mur que les Alpes forment au nord de l’Italie »6. Mais l’amplitude du champ ne nuitapparemmentenrienàsaprofondeur,motqu’ilfautmaintenantprendredanslesensspécifiquequ’ilrevêt en photographie et au cinéma, c’est-à-dire au sens où la distance ne diminue pas la netteté

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visuelle–àmoinsqu’ilnefailledireplutôtquelamiseaupointfavoriseicilelointainaudétrimentdespremiersplans.Comme l’œil humainnedisposepasde cegenred’artifice, il faut chercher lacause de cet effet dans l’objet lui-même. Elle n’est d’ailleurs nullement mystérieuse, maisconsidéronsd’abordlefait,queStendhaldécritàplusieursreprises,avecunenthousiasmeévident.

Nous venons de voir que l’« œil ravi » de Fabrice « apercevait distinctement chacun dessommets ». La première notation de cet effet se trouve, àma connaissance, dansRome, Naples etFlorence (1826),à ladate(fictive?)du5novembre1816:«Auretour[d’unecourseàMarignan],vueadmirableduDômedeMilan,dontlemarbreblanc,s’élevantsurtouteslesmaisonsdelaville,sedétache sur les Alpes de Bergame, qu’il semble toucher, quoiqu’il en soit encore séparé par uneplaine de trente milles. Le Dôme, vu à cette distance, est d’une blancheur parfaite. Ce travail deshommes si compliqué, cette forêt d’aiguilles demarbre, double l’effet pittoresque de l’admirablecontourdesAlpessedétachantsurleciel.Jen’airienvuaumondedeplusbeauquel’aspectdecessommets couverts de neige, aperçus à vingt lieues de distance, toutes les montagnes inférieuresrestant du plus beau sombre. »7Mais Stendhal en attribue aussi l’observation aux soldats de 1796(parmi lesquels il semble ici prétendre se ranger), observation accompagnée cette fois d’uneexplicationtoutephysique:«Lespartieslesplusrapprochées,quoiquedistantesdedouzeouquinzelieues,semblentàpeineàtroislieues[…]Parl’effetdelapuretédel’airauquel,nousgensduNord,nousn’étionspasaccoutumés,onaperçoitavectantdenettetélesmaisonsdecampagnebâtiessurlesderniersversantsdesAlpes,ducôtédel’Italie,qu’oncroiraitn’enêtreéloignéquededeuxoutroislieues.»8C’est encore le contraste entre la distance réelle et la netteté du lointainmontagneuxqui«ravit»Fabricedanssatour:«l’œilenpeutsuivrelesmoindresdétails,etpourtantilssontàplusdetrente lieues de la citadelle de Parme » – une citadelle, rappelons-le, qui n’existe que dansl’imaginairedelaChartreuse.LemêmeFabriceobservelemêmeeffetdansuneesquissemarginale:«DanslesdétoursdesAlpesitaliennes,l’airestsipuretlavues’opèresibien,qu’àtoutmomentoncroitêtreàpeineséparéparunquartdelieuedecespicsdeneigedontondistingueavecnettetélamoindre déchirure et lesmoindres détours et sur lesquels on verrait sauter les chamois. »9 On leretrouvedansunfragmentde1831,oùlapuretédel’airdoitunpeumoinsàl’altitude,maisencorebeaucoup, sansdoute, au site alpestre : «Enfin, j’aperçus ce lac immense [deGenève]duhautdescollinesdeChangy[…]L’airétait sipurque jevoyais la fuméedescheminéesdeLausanneàseptlieuesdenouss’éleververslecielencolonnesondoyantesetverticales.»10

Jenesais tropsicettenouvellemagiedeslointains,qui lesrendà la foisplusprochesetplusdistincts, tient à la « pureté de l’air » de la plaine lombarde, ou à celle desAlpes elles-mêmes (jesupposequelesdeuxsontnécessairesàceteffetaujourd’huipeuvraisemblable),maisilestclairqueson motif de valorisation tient à la qualité propre de l’horizon montagneux, dont Beyle, à peinedébarquédesonGrenoblenatal,qu’ilcroyaittantdétester,découvreàParisl’absenceconsternante11,et qu’il ne retrouvera qu’àMilan. Qualité propre, ou plus exactement qualité par contraste. C’estprécisément l’opposition entre la plaine « fertile » et souvent écrasée de chaleur et la vue dessommetsenneigésqui«frapped’admiration»lessoldatsdeBonaparte,danscettepagedesMémoiressurNapoléonqu’ilfautmaintenantciterdanssonintégralité,avecsesreditessiparlantes:

« La campagne des environs deMilan, vue des remparts espagnols qui, dans une plaine aussi unie, forment une élévationconsidérable, est tellement couverte d’arbres, qu’elle présente l’aspect d’une forêt touffue, dans laquelle l’œil ne sauraitpénétrer.Pardelàcettecampagne,imagedelaplusétonnantefertilité,s’élèveàquelqueslieuesdedistance,l’immensechaînedesAlpes,dontlessommetsrestentcouvertsdeneige,mêmedanslesmoislespluschauds.DubastiondelaPorte-Orientale,l’œilparcourtcettelonguechaîne,depuislemontVisoetlemontRose,jusqu’auxmontagnesdeBassano.Lespartieslesplusrapprochées, quoique distantes de douze ou quinze lieues, semblent à peine à trois lieues.Ce contraste de l’extrême fertilité

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d’unbel été, avecdesmontagnes couvertes d’uneneige éternelle, frappait d’admiration les soldats de l’arméed’Italie qui,pendanttroisans,avaienthabitélesrochersaridesdelaLigurie.IlsreconnaissaientavecplaisircemontViso,qu’ilsavaientvusi longtemps au-dessus de leurs têtes, et derrière lequel ils voyaientmaintenant le soleil se coucher. Le fait est que rien nesaurait être comparé aux paysages de la Lombardie. L’œil enchanté parcourt cette admirable chaîne des Alpes pendant unespace de plus de soixante lieues, depuis les montagnes au-dessus de Turin, jusqu’à celle de Cadore dans le Frioul. Cessommetsâpresetcouvertsdeneigeformentunadmirablecontrasteaveclessitesvoluptueuxdelaplaineetdescollines,quisontsurlepremierplan,etsemblentdédommagerdelachaleurextrême,àlaquelleonvientchercherunsoulagement,surlebastiondelaPorte-Orientale.Souscettebellelumièredel’Italie,lepieddecesmontagnes,dontlessommetssontcouvertsdeneiged’uneblancheursiéclatante,paraîtd’unblondfoncé:cesontabsolumentlespaysagesduTitien.Parl’effetdelapuretédel’airauquel,nousgensduNord,nousn’étionspasaccoutumés,onaperçoitavec tantdenetteté lesmaisonsdecampagnebâtiessurlesderniersversantsdesAlpes,ducôtédel’Italie,qu’oncroiraitn’enêtreéloignéquededeuxoutroislieues.»

OnobserveaupassagelamanièredontStendhal,quidisaitdétesterla«descriptionmatérielle»,prend soin demotiver celle-ci par le regard d’un spectateur – en l’occurrence collectif – dont ilévoquelesimpressions.IlenvademêmedanslaChartreuse,oùlesdescriptionsdumêmepaysagelombard sont toujours rapportées à unpersonnage capable d’en apprécier le charme : la comtessePietraneraau lacdeCôme,Fabricedanssa tourousur lecheminentreLuganoetGrianta. Jedoisencoreinsistersurces troispagesdistinctes,pour tenterdesaisir lanuanceexactedu«contraste»que nous venons de voir allégué par deux fois.La pageChaper en indique par deux fois l’un desmotifs,quiestlasévérité(notreextraitprécédentdisait«âpreté»)sublimeetmême«héroïque»:

«Uninstantaprès,undétourimprévuvousenlèvelarivedulacdontlavueattendrissaitvotreâmeetvousplaceenfacedecesdéchirures sublimes des hautesAlpes. La neige qui ne les quitte jamais,même aumois d’août, redouble la sévérité de leuraspect,faitpourétonnerl’imaginationlaplusvive.Unairvifetglacévousenveloppeetredoublelafacultéquevousavezdesentircegenredebonheur.CetairrappelaitàFabricetouteslesjoiesdesonenfanceetsespromenadessurlelacavecsatante.Orcesaspectssévèresetquiélèventl’âmejusqu’àl’héroïsmemanquentàlabaiedeNaples,leplusbeaulieudumonde.DanslesdétoursdesAlpesitaliennes,l’airestsipuretlavues’opèresibien,qu’àtoutmomentl’oncroitêtreàpeineséparéparunquartdelieuedecespicsdeneigedontondistingueavecnettetélamoindredéchirureetlesmoindresdétoursetsurlesquelsonverraitsauterleschamois.»

Ces«promenadessur le lacavecsa tante»,antérieuresdoncà l’épisodedeWaterloo,ontétéévoquéesauchapitreII,occasiond’unenouvelle(première,dansl’ordredutexte)etjustementcélèbredescriptiondupaysagedulacdeCôme12,oùrevientpardeuxfoislemotifdela«sévérité»:d’abord,dansl’oppositionentreles«deuxbranchesdulac:celledeCôme,sivoluptueuse,etcellequicourtversLecco,pleinedesévérité:aspectssublimesetgracieuxquelesiteleplusrenommédumonde,labaiedeNaples,égale,maisnesurpassepoint»(denouveau,ouplutôtdéjà lacomparaisonaveclabaiedeNaples,quelapageChaperdéchoiradesonrangd’égalité);jesupposequele«sublimesetgracieux », apparemment convenu, reprend le contraste – lui-même un peu exagéré par Beyle13 –entrelabranche«voluptueuse»etlabranche«sévère»queséparelepromontoiredeBellagioavecsavillaMelzi;ensuite,àproposdel’arrière-planalpestre:«Par-delàcescollines,dontlefaîteoffredesermitagesqu’onvoudraittoushabiter,l’œilétonnéaperçoitlespicsdesAlpes,toujourscouvertsdeneige,etleuraustéritésévèreluirappelledesmalheursdelaviecequ’ilenfautpouraccroîtrelavoluptéprésente.»

Cette insistance sur la « sévérité », l’« austérité sévère » de l’horizon montagneux sembleorganiserlecontrastegéographiqueautourd’uneoppositionaffectiveentrela«voluptéprésente»dupremierplancampagnardou(ici)lacustreetles«malheursdelavie»querappellentles«déchiruressublimes » des sommets. Je crois pourtant que le thème dominant, moins héroïque – moins«romantique»ausensordinaire–,estplutôtceluiqu’indiquelacontemplation,déjàmentionnée,deFabricedanssaprisondeParme:«Par-delàlarivegauchedecefleuve[lePô],quiformaitcomme

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1.

2.

3.4.5.6.7.8.9.

10.

11.

unesuited’immensestachesblanchesaumilieudescampagnesverdoyantes,sonœilraviapercevaitdistinctementchacundessommetsdel’immensemurquelesAlpesformentaunorddel’Italie.Cessommets,toujourscouvertsdeneige,mêmeaumoisd’aoûtoùl’onétaitalors,donnentcommeunesortedefraîcheurparsouveniraumilieudecescampagnesbrûlantes.»Denouveau–commedanslechapitreVIIdesMémoiresetdansl’esquisseChaper–,lecontrasteestentrelachaleuraccablantedelaplaineestivaleetlafraîcheurvivifiantedessommets,cet«airvifetglacé»qui«vousenveloppeetredouble la faculté que vous avez de sentir ce genre de bonheur », et que respirait Fabrice entreLugano et Grianta14. Ces deux motifs de valorisation sont quelque peu contradictoires, l’horizonmontagneuxapportant à la fois cequ’il fautde« sévérité»pourmieux« sentir»par contraste le«bonheur»etla«voluptéprésente»,etcequ’ilfautdefraîcheurtoniquepoursupporterlepoidsdelacanicule.MaisStendhallui-mêmesupportaitassezbiensescontradictionssanséprouverlebesoinde les concilier, et l’essentiel est évidemmentpour lui devaloriser, d’unemanièreoud’une autre,cettevuesurle«mur»desAlpes,sévèremaistonique,quidomineetanimelaplainelombardeetl’échappéedes lacs.Ledétail leplus saillant est à coupsûrcette« fraîcheurpar souvenir»que lespectacledessommetsenneigéscommuniqueàFabrice.Ilnefautsansdoutepassurinterprétercettelocutionétrange(«fraîcheurparsouvenir»pourunefraîcheurquel’onéprouveàlaseulevuedesasource par réflexe de réminiscence, comme ces « impressions de fraîcheur » vénitienne que leNarrateurduTempsretrouvé éprouvera sur les pavés inégauxde l’hôtel deGuermantes),mais sonétrangeté tient bien un peu du lapsus révélateur. L’action du souvenir est omniprésente dans cefaisceaudetextes,toutàlafoisautobiographiquesetromanesques,commesicepaysage,largementonirique, et qu’on semble ne presque jamais voir pour la première fois, était toujours-déjà le lieud’unretour:Gina,àGrianta,«semitàrevoir,avecFabrice,tousceslieuxenchanteurs[…]C’étaitavecravissementquelacomtesseretrouvaitlessouvenirsdesapremièrejeunesseetlescomparaitàsessensationsactuelles»;Fabrice,danslamontagne,sesouvientdesespromenadessurlelacavecsatante;lemêmeFabrice,unpeuplustard,rejoignantsamèreetunedesessœursàBelgirate,surlelacMajeur,ytrouve«l’airdesmontagnes,l’aspectmajestueuxettranquilledecelacsuperbequiluirappelaitceluiprèsduquelilavaitpassésonenfance»15;Fabriceencore,danssaprison,éprouveensouvenir la fraîcheur de ses impressions passées. Et Stendhal lui-même, dans son logis de la rueCaumartin,pendantl’hiver1838,«semetàrevoir»,pourleressusciterenécriture,unpaysagequ’ilaaiméplusquetout,etqu’ilnereverraplus.

Stendhalvientdepréciserquecepeintre«sutdistribuersesfiguresengroupes,etdistinguantparunejustedégradationdelumièreetdecouleurslesplansdanslesquelslesgroupesétaientplacés,lesspectateurssurpristrouvèrentquesescompositionsavaientdelaprofondeur».HistoiredelapeintureenItalie, ch.XXVIII, Gallimard,coll.«Folio»,p.147-149.Decetteperspective,qu’ilappelle«atmosphérique»,PanofskyadepuislorsattribuéladécouverteàunminiaturistefrançaisdudébutduXVesiècle:«Enobservantqu’auxapprochesdelaterrelecielperdaitdesasubstanceetdesacouleur, il observa que les objets perdaient également de leur substance et de leur couleur en s’enfonçant dans le lointain : les arbres, les hauteurs et lesconstructionslespluséloignéesprenaientdesalluresfantomatiques,leurscontourssedissolvaientdansl’atmosphère,etleurcouleurlocalesenoyaitdansunebrumebleuâtreougrisâtre.Bref,leMaîtredeBoucicautdécouvritlaperspectiveatmosphérique,etl’onpeutappréciercequecelareprésentaitaudébutduXVesiècle,sil’onsongequeLéonarddeVincidutencorecombattrelacroyanceerronéeselonlaquelleunpaysages’assombrit, aulieudes’éclaircir, enproportiondesadistanceparrapportauspectateur»(LesPrimitifsflamands, trad.fr., Paris, Hazan,1992,p.115).Stendhalsemblepartagercette«croyance»enparlantd’unabaissementdesteintes,maistousdumoinss’accordentsurl’effetde«dissolution».Ibid., p.333;cf.Rome,NaplesetFlorence, VoyagesenItalie, Paris, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,1973,p.127.MémoiressurNapoléon, Paris, Divan,1930,p.180.Stendhallui-même,jelerappelle,n’arriveraàMilanqu’enjuin1800.Op.cit., p.82.Chartreuse, Paris, Gallimard,coll.«Folio»,1972,p.304.Op.cit., p.319.MémoiressurNapoléon, p.180-182.Op.cit., p.551.Cettepage,ajoutéesur l’exemplaireCrozet, raconteavecplusdedétails le retourdeFabriceàGrianta,aprèsWaterloo,que le textepublién’évoquaitqu’enunephraseauchapitreV(p.91).EllefaisaitpartiedestentativesdecorrectionplusoumoinsinspiréesparlescritiquesdeBalzac,etquin’ontjamaisabouti, entreautresraisons,fauted’unesecondeéditionanthume.LeRoseetleVert, MinadeVangheletautresnouvelles, Gallimard,coll.«Folio»,1982,p.179.Selonl’éditeurDelLitto,cecroquisremonteàunsouvenirdupremiervoyageversl’Italie.ViedeHenryBrulard, ch.XXXVI.

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12.13.14.

15.

Op.cit., p.41-42.OuparGina,dontcettepageépouselepointdevueenstyleindirectlibre.Jen’oubliepasquecettedernièrepagen’estpasdansletextepubliédelaChartreuse, maisjerappellequ’ellenefaitquedévelopperunedesphrasesdecetexte;etilmesemblequecedéveloppementn’étaitnullementappeléparleremaniementsouhaitéparBalzac(commencerleromaninmediasresparl’épisodedeWaterloo,puisrevenirbrièvementàl’enfancedeFabrice);onpeutdoncsupposerqueStendhalenaspontanémentéprouvélanécessité,oudumoinsledésir.Chartreuse, p.160;ilyreviendraaprèssonévasion,p.386(Belgirateestsurlarivepiémontaisedulac),etStendhalnoteenmargedel’exemplaireChaperqu’ilconviendraitd’ajoutericidixlignesdedescription.

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Paysagedefantaisie

Mon propos est ici de tenter de cerner la spécificité, comme recueil, des Fêtes galantes deVerlaine. Cette spécificité ne peut évidemment se définir que par rapport à l’allure générale desrecueilsdepoèmes,cequiexigequelquedétourparunequestionmoinstextuellequeparatextuelle,souventlargementéditoriale,etunpeutropnégligéeparlatraditioncritique:qu’est-cequ’unrecueilpoétique ? Cette question peut sembler trop facile (d’où peut-être ladite négligence) : un recueilpoétiqueestunvolumeplusoumoinsépais–delaminceplaquettequivanousoccuperàl’imposantin-foliodesŒuvrescomplètes (1584)deRonsard–,composédepoèmesplusoumoinsbrefs1qui,séparément, se prêteraient mal aux exigences du commerce de la librairie, antérieur et a fortioripostérieuràl’inventiondeGutenberg.Cetteréponsepeut,defait,servirdedéfinitionminimale,c’est-à-direàextensionmaximale:toutrecueildepoèmesyrépondàcoupsûr.Maisilestàpeuprèsaussiévident que la plupart des recueils appellent une définition plus compréhensive, capable aumoinsd’indiquerquelquetraitcommunauxpoèmesrecueillis:parexemple,lefaitd’avoirétéproduitsparlemêmeauteur ; traitplusquebanalaujourd’hui, sinonobligatoire,maisondoit se rappeler, sansmême remonter auxmanuscrits hétéroclites duMoyenÂge, que l’époque classique (ou dumoinsbaroque2) faisait grande consommation de recueils collectifs plus ou moins périodiques du typeParnassesatyrique,pratiquedonttémoigneencore,auXIXesiècle,leParnassecontemporain (1866,1871, 1876) : deux des poèmes des Fêtes galantes ont d’abord paru dans uneGazette rimée quisembley ressortir.Cesmodesdepublicationoccupent avecdes nuancesdiverses tout l’espacequisépareaujourd’huilerecueilmono-auctorial(sil’onmepassecebarbarisme)etlarevuelittéraire.Jeleslaisseraimaintenantdecôtépourrestreindrelechampàlaquestiondesrecueilsmono-auctoriaux–exceptionfaitetoutefoisderecueilsmoinscollectifs,ausenscourant(oùlevoisinageentreauteursrelèved’un choix essentiellement éditorial) quepluri-auctoriaux, où ladite pluralité procède d’unecoopération volontaire et intentionnellement significative : c’est par excellence le cas des LyricalBallads deColeridge etWordsworth3, où le pluriel se réduit à un binôme,mais je suppose qu’onpourrait trouver, en cherchant un peu mieux, des équipes plus nombreuses, si peut-être moinsillustres.

J’appellerai donc désormais « recueil poétique » un recueil de poèmes, en vers ou en prose,publié ou aumoins composé par un, ou exceptionnellement plus d’un, poète, en principe avant samort ;unrecueilpubliéposthumemaiscomposéanthume,commeLesDestinéesdeVigny, répondstrictement à cette définition, mais des ensembles posthumes d’initiative ou d’organisation plusmassivementéditoriale,commelesŒuvrespoétiquesdeChénierouToutelalyredeHugo,peuventserévéler aussi (quoique très différemment) pertinents à notre enquête : le principe de groupementadoptéparunéditeurplusoumoinslibredeseschoixpeutêtreaussirévélateur(del’usage)queceluide l’auteur lui-même. Mais ce principe, quelle qu’en soit la source, peut être de divers ordres :thématique,structural,formel,générique,purementchronologique,voiremoinsquecelasilerecueilcoïncide, explicitement ou non, avec l’œuvre (poétique) complet de l’auteur, qu’il comporte (lesFeuilles d’herbe de Whitman) ou non (lesŒuvres poétiques de Théophile de Viau) un titre àconnotationthématique.Chacunpeut,selonsesproprescritères,considérertelprincipecommeplussignificatifque telautre :parexemple,celuiqui inspire le titre thématiqueSpleendePariscommeplussignificatifqueceluiqu’indiqueletitreformel(concurrent,pourlemêmerecueil)Petitspoèmesenprose–maisondoitaumoins,encederniercas,reconnaîtrequelechangementdetitresuffità

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modifier auxyeuxdu lecteur le« caractère»du recueil, cequidevrait inciter àquelqueprudencedans les appréciations de ce genre. Le caractère en cause ici, et ailleurs, est sans doute le degréd’«unité»durecueil,etl’onsaitbienlanuancedevaleurquis’attachegénéralementàcettenotion:unrecueiljugéhétérogèneoudisparates’entrouveipsofactoquelquepeudéprécié,etlecritiquequiluiaccordenéanmoinssuffisammentsafaveurpourenfaire,untemps,l’objetdesonétude,n’auradecesse qu’il n’ait effacé cette tache en y découvrant quelque principe d’unité. L’effort n’estheureusement jamaisau-dessusdeses(denos)forces,aumoins tantqu’ils’agitd’établiruneunitéthématique, car c’est là un domaine où les critères sont hautement élastiques, et les ressourcesinterprétatives à peu près illimitées ; les exigences d’unité formelle échappent un peu plus à laspéculation, car l’herméneutique n’est d’aucun secours à qui voudrait présenterLes Fleurs dumalcommeunrecueildeballades.Pourdesraisonsquinetiennentdoncnullementaumériterelatifdeladifficultévaincue,maisà l’axiologie impliciteet spontanéedu«mondede l’art» littéraire, l’unitéthématiqueestgénéralementtenuepourunevaleurpositive–lapluspositivedetoutes–,quel’onmetunpointd’honneuràassurer,àcommencerleplussouventparl’auteur(et/oul’éditeur),parvoiedetitreet/oudepréface,ouautremoyenparatextuel.Raressonteffectivementceuxqui,commesouventBorges,insistentsurla«diversité»desélémentsrassemblés,ou,commeBaudelairedanslapréface-dédicace (à ArsèneHoussaye) desPetits poèmes en prose, reconnaissent – sans d’ailleurs obtenirl’assentimentdecritiquesvolontiersplusroyalistesqueleroi–lecaractèrealéatoired’unestructuresansqueuenitête,oùtoutest«àlafoistêteetqueue»,etdontlestronçonséventuellementdisperséspourraient toujours se rabouter ad libitum, en quelque ordre qu’on les retrouve. Je n’en diraisévidemmentpasautantdesFleursdumal,dont le thèmed’ensembleet lesmotifssubordonnéssontsoigneusement(sinonpourmoidemanièretoujoursconvaincante)indiquéspartitreetsous-titres,etpourlesquellesBaudelaire«sollicitait»ceseuléloge,«qu’onreconnaisseque[celivre]n’estpasunsimple album et qu’il a un commencement et une fin »4. Je rappelle au passage que ce recueil-làappartient en fait à la catégorie susdite des œuvres poétiques complètes, même si certainsparalipomènes y échappent, sans grande conséquence. Notons d’ailleurs que la notion d’unitéthématiquepeuts’interpréteraumoinsendeuxsens:celui,plutôtsimple,del’homogénéité,oudecequeProustqualifiait (élogieusement)de«monotonie» (si tous lespoèmesd’un recueil traitentdumêmethème,ou–pourparlerdefaçonplusdistinguée–relèventdelamêmethématique),etcelui,àmes yeux plus subtil (et impossible à définir en termes généraux), de la complémentarité dans ladiversité:c’estpeut-êtrecellequesuggèreMérimée(ousonéditeur)intitulantMosaïquesonpremierrecueilde1833.Celui-ci, ilestvrai, jouaitégalementdeplusieursregistresformels,ougénériques(nouvelles, Lettres d’Espagne, poèmes populaires, petites pièces de théâtre) ; mais laditecomplémentaritépeut évidemment s’exercer aussibien sur ceplan, et rienn’empêchepar exempled’enpercevoirl’actiondansunrecueildepoèmesdeformessystématiquementdiversifiées,etdontlescontrastesmêmesfontstructureetsens;nousretrouveronsjustementcetraitdansceluiquenousgardonsàl’horizon.LetitreflaubertiendeTroiscontess’abstientmêmedetoutesuggestionautrequegénérique(etnumérique)–cequin’aévidemmentjamaisdécouragélesherméneutesférusd’unité5.

Jenepensedoncpasqu’ilconviennededisposerselonunequelconquegradationd’importancelesdiversprincipesdegroupementénumérésplushaut:rienn’obligeàconsidérerl’unité,supposéethématique,desAmoursdeRonsardcommepluspertinentequecelle,supposéeformelle,desesOdesou de ses Hymnes. Je vais donc envisager ces quelques types sans attacher a priori trop designificationàl’ordredeleurmention.

Jeviensdequalifierde«formelle»l’unitédedeuxrecueilsdeRonsard,maisc’estenmefiantàleurstitres,etensupposantqueleurchoixindiqueacontrarioquel’auteurnesouhaitaitpassuggérer

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unautretraitcommunentreleurséléments–quechacun,encoreunefois,peutydécouvriràsaguise,et peut-être à bon escient.Rienn’interdit de trouver un thème communauxpoèmesd’un recueil àintitulé formel, comme les Sonnets de Shakespeare ou de Michel-Ange, et il va de soi que lescanzonieredeDuBellay,L’Olive,LesAntiquitésdeRomeetLesRegrets,sontàlafois,formellementhomogènes6, des recueils de sonnets, et des recueils revendiquant l’unité thématique qu’indiquentleurstitres,cequisignifieaumoinsquecesdeuxprincipes(etpeut-êtred’autres)nesontnullementexclusifs, et peuvent présider ensemble à un même groupement. Mais surtout, dans le régimeclassique (au sens large, qui remonte à l’Antiquité grecque et qui s’étend jusqu’aux débuts duromantisme),régimeauquelRonsardappartientévidemment,aumoinsdecepointdevue,unconcepttelqueceuxd’odeoud’hymne(oumêmedesonnet)n’estpasd’ordrepurement«formel»(quoiqu’ilfailleentendreparlà),maisplutôtd’ordregénérique,unordrequicomporteleplussouventaussidestraitsthématiques:l’ode,genrelyriqueparexcellence(leterme«verslyriques»enestlongtemps,comme justement chezDu Bellay en 1549, un synonyme, tout commeLa Lyre, par exemple chezTristan l’Hermite en 1641), comporte par exemple, en plus de la complexité strophique, celuid’exaltationdanslacélébration,quis’yattacheaumoinsdepuisPindare,etceluide«beaudésordre»que lui assignera encore Boileau ; et chacun connaît encore à peu près, aujourd’hui, ceux quimarquent(plusoumoins)desgenrescommel’élégie,l’iambe,lafable,lasatire,l’épître,l’églogue(oubucolique),ou(d’originemédiévaleetdefonctionsplusdiverses,aumoinsselonlestraditionsnationales)laballade.Ceprincipedegroupementdominedoncclairementl’âgeclassique,jusqu’auxOdes et ballades du jeuneHugo, et il commande généralement, soit la composition des recueils àintitulés génériques (Odes de Pindare, Bucoliques de Virgile, Épîtres de Boileau, etc.), soit lasubdivisiondes recueilsd’Œuvrespoétiques plus oumoinscomplètes (oudiverses), et souvent, aumoins aux XVIe et XVIIe siècles, augmentées d’édition en édition : ainsi desŒuvres poétiques deThéophiledeViau,desŒuvresdeSaint-Amant,desŒuvresdiversesdeBoileau;typiqueàcetégardl’édition posthumedesŒuvrescomplètes d’AndréChénier (à partir de 1819), où les poèmes sontclassésenBucoliques,Élégies,Épigrammes,Amours,L’Invention(«poème»),Épîtres,Hymnes,Odes,Iambes. La désaffection romantique à l’égard, sinon des genres (et des formes : on connaîtl’abstention spectaculaire, étant donné l’immensité du contexte, de Hugo à l’égard du sonnet), aumoinsdeleursdénominationsofficielles,aboutira,dèslesMéditationspoétiquesdeLamartine7etLesOrientales de Hugo, à une généralisation des titres thématiques, jusque-là presque réservés aux«poèmes»dequelqueampleur,narratifs(plusoumoinsépiques)commeLaFranciadedeRonsard,leMoysesauvé (« Idylle héroïque ») de Saint-Amant, l’Adonis de La Fontaine ouLaHenriade deVoltaire, ou didactiques comme l’Art poétique de Boileau ou L’Invention de Chénier. Je dis«presque»,carlesfablesetlescontes(voyezLaFontaine)portenttoujoursdestitresindividuels,etl’onconnaîtaumoins lespoèmesbrefsà titres thématiquesdeSaint-AmantetdeTristan l’Hermite(mais nondeThéophile deViau) ;mais ce ne sont pas là des recueils, et les recueils auxquels ilsappartiennentontdestitresgénériques.Etcesdeuxpoètesappartiennentcertesàl’âgeclassique,maisdanssonversant«baroque»;letitre(derecueil)leplustypiqueàcetégardestsansdouteceluidesSolitudesdeGongora.

Maisl’adoptiond’untitrethématiquenegarantitnullementl’unitéthématiqueréelled’unrecueil,ou plus exactement (puisque l’élasticité de cette notion permet toujours d’en assigner une à toutgroupement, fût-ce le plus fortuit) elle ne garantit nullement qu’un recueil ait été effectivementcomposé – et encore moins produit – en fonction du thème que suggère son titre8. L’époqueromantique inaugureunusagequi semaintiendra jusqu’ànos jours, etqui consisteà recueillir lespoèmes produits pendant une certaine période, en habillant ce regroupement, pour l’essentiel

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chronologique,d’untitreplusoumoinsévocateur.LaplusglorieuseillustrationdecettepratiquesetrouveévidemmentchezHugo,aveclesquatrerecueilsdesannées30,auxtitres,selonmoi,plusoumoins arbitraires et interchangeables, Les Feuilles d’automne (1831), Les Chants du crépuscule(1835),LesVoixintérieures(1837)etLesRayonset lesombres (1841).Lasuiteseraplusconformeaux significations affichées, puisque Hugo prévoyait dès 1848 une répartition thématique de saproductionàveniren«Contemplations»,«Petitesépopées»et«Poésiedelarue»9;lecoupd’Étatviendrabousculer ceprogrammeen imposant le recueil satirico-polémiquedesChâtiments (1853-1870),maisLesContemplationsnemanquerontpasà l’appelen1856,enattendantLaLégendedessiècles(premièresérieen1859)etLesChansonsdesruesetdesbois(1865).Onpeutdoncconsidérerqu’aprèsLesRayonsetlesOmbresHugorenonceauxgroupementspériodiquespourimposeràsonœuvre poétique une sorte de classement thématique a priori, dont sa production de l’exil aura enquelquesorteposéleprincipe,chaquepoèmeécritpendantcettelonguepériodeayantpeuouprousadestinationmarquée,oupour lemoinsdécidéeen fonctionde soncaractère ; lesderniers recueilsanthumes,L’Annéeterribleen1871,L’Artd’êtregrand-pèreen1877etLesQuatreVentsdel’espriten1881,procèdentapparemmentdecemêmeprincipe,qu’accentueencorelapratiquedessubdivisions,ellesaussithématiques,inauguréepourLesChâtimentsgrâceauxslogansbonapartistesironiquementcités en intertitres – et pour Les Contemplations, malgré la chronologie en trompe-l’œil del’«Autrefois»/«Aujourd’hui»10.Baudelaireadopteraàsontour,pourlesFleursdumal,cetusagedesubdivisionthématique(«Spleenetidéal»,«Tableauxparisiens»,etc.).

Abandonné de la sorte, non sans exceptions11, le principe classique (lui-même plus oumoinsstrict en son temps) de répartition générique, la pratiquemoderne exerce donc son choix entre lemodèlequej’appellerai«Hugoannées30»(recueilschronologiquesàintitulésdeprétentionplusoumoins thématique12), et le modèle « Contemplations / Châtiments » (recueils authentiquementcommandésparuneunitéthématique).Jenevaispasécumerl’histoired’unsiècleetdemidepoésiemondiale pour en fournir deux séries d’illustrations contrastées. Il me semble plus utile dereconnaître–cequivad’ailleursdesoi–queladifférenceentrecesdeuxtypesestplusgraduellequecatégoriqueet,commejel’aidéjànoté,fortsujetteàinterprétationsetcontroverses;etaussiquerienn’empêche, bien sûr, qu’une période chronologique coïncide avec un propos thématique et/ouéventuellement formel,commechezBaudelairepassantaprès1857desversdesFleursdumalà laprosedesPetitspoèmes.Ilsuffitpourcelaqu’unauteur,aprèslapublicationd’unrecueil,entreprennelacompositiond’unautrerecueildontleprinciped’unitésoitassezfortpourorienter,d’embléeouaprèsquelquestâtonnements,l’essentieldesaproductionpendantlapériodesuivante–unpeucommeunromancierouuncompositeurd’opérasplanchequelquesmoisouquelquesannéessuruneœuvre,puisseconsacretoutentieràlasuivante–mêmes’ilarrivesouventàBalzacdemenerdefront(c’est-à-dire,derédigeralternativementdespagesde)plusieursromansetàWagnerd’abandonnerSiegfried(etdoncl’ensembledeL’AnneauduNibelung)pendantplusdedixansdanssaforêt–letemps,entreautres,d’écrireetdefairereprésenterTristanetLesMaîtresChanteurs.

Soitditenpassant,cettecomparaisonnepeutévacuer–ouplutôt,ellesouligne–ladifférencedestatutentrecesœuvresàunitémanifesteetconstitutivequesontparexemplelesromansoulespiècesdethéâtre,etcesœuvrescomposites,destructurequelquepeualéatoireetd’unitélargementfactice(oupour lemoins«ultérieure»et« rétrospective»,commedisaitProustdecelledeLaComédiehumaineou–plusinjustement–deLaTétralogie13),quereprésententlesrecueilsdepoèmes(oudenouvelles,oud’essais);ellesoulignedumêmecoupladifficultéquis’attacheàcequej’appelleraifautedemieuxladéfinitionquantitativeduconceptd’œuvre :siLaChartreusedeParmeouTristanpeutsanshésitationêtrequalifiéd’œuvre,iln’envapasdemêmed’unrecueilpoétique,fût-ilaussi

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(relativement)homogènequeLesFleursdumal, puisqu’onpeut aussibienaccorder cettequalité àchacundesesconstituants;àvraidire,LesFleursdumalsontuneœuvreetLaMortdesamantsestàlafoisunepartdecetteœuvre,etuneœuvreàpartentière–cequ’ondiraitplusdifficilementd’unchapitredelaChartreuse;lamêmeambiguïtéseretrouveévidemmentenmusique:chaquepiècedesScènesd’enfantsouduVoyaged’hiverestàlafoisuneœuvreetunepartied’œuvre,cequ’ondiraitmoinsfacilementd’unactedeTristan.Maisilnefautpastrops’arrêteràcetobstacle(onto)logiquequin’estpeut-êtrequ’unembarrasdelangage–encorequelemotlatinopus,dontonuseenmusique,présenteunedifficulté analogue : on comprendqu’unmouvementdequatuor (oude sonate, oudesymphonie) ne fasse pas une œuvre (malgré l’exception de laGrande Fugue du 13e Quatuor deBeethovenautonomiséeaprèscoupenop.133),maisseulessansdoutelesconsidérationséditorialesexpliquentqu’ilfaillesixquatuorspourformerl’opus18,outroispourl’opus59.

Fêtesgalantes14,onlesait,estledeuxièmerecueilpoétiquedeVerlaine,publiéenjuillet1869.Lepremier,Poèmessaturniens(novembre1866),illustraitassezbienlapratique,évoquéeplushaut,des recueils chronologiques à unité thématique rétroactive : l’essentiel de la production antérieure(remontant, si l’on en croit le projet tardif15 de préface dit « Critique des Poèmes saturniens »,jusqu’aux années de lycée), placée après coup16 – de manière plutôt artificielle et médiocrementconvaincante,parvoiedetitreetdepièceliminaire–sousl’invocationdeSaturne,etpourvued’unesubdivision interne à la Baudelaire : « Prologue », «Melancholia », « Eaux-fortes », « Paysagestristes»,«Caprices»,«Épilogue».Lepassagedupremieraudeuxièmerecueilillustrequantàluilefaitdeconversionthématiquedont jen’aipasencoredonnéd’exemple,meréservantpourcelui-ci.Faute de témoignages auctoriaux et de traces génétiques manuscrites17, on ignore à quel momentVerlaineconçutleproposdecetensemble,maisonpeutl’inféreravecquelquevraisemblancedelachronologiedeprépublication:deuxpièces,alorsintitulées«Fêtesgalantes»et«Trumeau»(futurs«Clair de lune » et «Mandoline »), paraissent dansLaGazette rimée du 20 février 1867.Quatrenouvelles pièces (et de nouveau celles de laGazette, pourvues de leur titre définitif) paraîtront enjanvier1868dansL’Artiste18 sous le titre « Fêtes galantes », six autres19, sous le titre «NouvellesFêtesgalantes»,dans la livraisonde juilletde lamême revue,deuxenfin20danscelledu1ermars1869.LetransfertdutitreFêtesgalantesdelapièced’abordainsiintitulée,etquiresteralapremièredanslegroupementdéfinitif,àl’ensemblede1868,suggèrequeVerlaineneperçutqu’aprèscoup21,noncerteslaparenté,d’embléemanifeste,desdeuxpiècesde1867,maislaféconditédeleurthèmecommun,quecetitretransféré,puisconservécommeonsait,désigneavecuneparfaitejustesse.Lesdeuxpièces rebaptiséesdeviennentdonc six,puisdouze,puis finalementvingt-deux– si l’onometcellesdemars1869,quinepeuventavoirétéécritesavantlerestedurecueil,achevéd’imprimerle20 février, et qui ne constituent donc pas une étape repérable dans le processus d’amplification.Amplification certes modeste (Fêtes galantes reste – avec ses suivants La Bonne Chanson etRomances sans paroles – l’un des plus minces recueils publiés en volume, c’est-à-dire plutôt enplaquette), mais qui témoigne d’une réelle constance de propos, même s’il est certain, comme lerelèveBornecque,quecesannées1867-1868n’ontpasétéexclusivementconsacréesàl’écrituredecerecueil : « Au total, en 1867-1868, paraissent, indépendamment des Fêtes Galantes, vingt et unmorceaux, dont quatorze poèmes et sept proses, sans compter une revue de music-hall écrite encollaborationavecFrançoisCoppée.»22Cesautres«morceaux»seront reprisultérieurementdansd’autresrecueils,enparticulierJadisetnaguère(1884).La«conversionthématique»dontjeparlaisn’estdoncpassanspartage,maiselleesttoutàfaitclaire,etprocèdejustementd’unpartagetrèsnet

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(selonletypeContemplations/Châtiments),pendantcesquelquesmois,entreceuxdesespoèmesquirépondent au thème desFêtes galantes et ceux queVerlaine, après (ou non) publication en revue,laisse de côté comme incongrus à ce propos – y compris un «Pierrot » qu’un choixmoins strictaurait pu y faire figurer, eu égard à son personnage titulaire. Ce poème, qui n’est pasmédiocre,resterainéditenrevuejusqu’en1882,etserarepris,alorsdatéde1868,dansJadisetnaguère;ildoitsans doute son exclusion à un climat lugubre qui ne se serait pas accordé à celui, tout au plusmélancolique(«quasitriste»),desFêtesgalantes,etuntelparti(sil’onsefieàladatationsusdite)témoignedelaprécisiondusentimentdel’auteuràl’égarddecetteœuvre,quiestl’exactcontraired’unfourre-tout,etquimériteraitsansdouteunautretermequeceluiderecueil.J’enproposeun,quej’emprunte auvocabulairemusical et que je vaismaintenant tenter de justifier en le précisant : lesFêtesgalantesformentunesuitepoétique.

Les critiques s’accordent, sans difficulté, sur l’unité thématique de l’œuvre, que l’on qualifievolontiers, depuis l’article, longuement sollicité par l’auteur, d’Edmond Lepelletier,d’« homogène »23. Le motif en est clairement indiqué par le titre, qui renvoie au sujet favori deWatteau, Lancret, Pater et autres peintres de la Régence, récemment remis au goût du jour pardiverses études historiques, dont celles des Goncourt, et par bien des variations poétiques, ou« transpositions d’art », entre autres chezGautier (à qui l’on doit cette dernière désignation quasigénérique),Glatigny,Banville–etbiensûrHugo,dontVerlaine,selonlemêmeLepelletier,pouvaitréciter par cœur «La Fête chezThérèse »24. Je ne reviens pas sur cette question des « sources »,aujourd’hui bien élucidée, sinon pour observer que la filiation est complexe : filiation à tiroirs,puisque le genre pictural de référence emprunte lui-même certains de ses personnages à un genreplus ancien, et « littéraire », si l’on veut, celui de la commedia dell’arte, avec ses Pierrots, sesArlequins,sesCassandres,sesScaramouchesetsesColombines;etquelapseudo-pastoralebaroqueouprécieusedesThéophileetdesTristanl’Hermiten’estpassanséchosdansledécor,leclimat,lerépertoireonomastique(Dorante,Clymène,Églé…)etladictionraffinésdecertainesdecespièces25;lejeuhypertextuelestdonciciàdoubleoutripledétente,etdemanièreévidemmentdélibérée.Jenecroispas,aureste,quel’homogénéitésoiticilemoded’unitélepluscaractéristique.Letraitleplusactif m’en semble plutôt la complémentarité et la résonance réciproque de pièces d’accents et deformestrèsdivers,quicomposentensembleunesuiteplusindissociablequeneleferaitunesérieplusconstanteetplusmonotone,cequesuggère,enl’occurrenceàtort,lequalificatif«homogène».

Lefacteurdediversitéleplusmanifesteestlavariationformelle:sauferreurdemapart,aucunedecesvingt-deuxpiècesnepartageleschémamétriqued’aucuneautre.Envoiciladescriptionlapluséconomiquepossible,justepourvérifiercetteassertion:«Clairdelune»consisteentroisquatrainsde décasyllabes à rimes croisées masculines / féminines26 ; « Pantomime », deux sixains(typographiquementprésentéscommequatre«tercets»)d’octosyllabesaabccbddeffe,àchutes(«troisièmes»vers)masculines;«Surl’herbe»,troisquatrainsd’octosyllabesMFMF;«L’Allée»,quatorzaind’alexandrins,flirte,commel’aàpeuprèsremarquéPierreMartino27,avecladispositiondu sonnet (dont le sixain précède ici les deux quatrains28, eux-mêmes privés du parallélisme derigueurdans la forme« régulière») ;«À lapromenade»,cinqquatrainsdedécasyllabesà rimesembrassées ; «Dans lagrotte», troisquatrainshétérométriques (8,8,12,8) à rimesembrassées ;« Les Ingénus », trois quatrains d’alexandrins à rimes embrassées ; « Cortège », cinq quatrainsd’octosyllabesà rimesembrassées ;«LesCoquillages»,quatre« tercets»d’octosyllabesen terzarima:ababcbcdcded,aveclareprisefinaleeneobligée29 ;«Enpatinant»,seizequatrains

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d’octosyllabes à rimes croisées ; « Fantoches », quatre « tercets » d’octosyllabes, comme dans«Pantomime»,maisiciàchutesféminines;«Cythère»,denouveauquatre«tercets»graphiquesdéguisantdeuxsixainsd’octosyllabes,maiscettefois lesystèmeaabccbest renverséausecondsixainendeedff,ouplutôt,larimeenbrevenanticiau-delàdunombrerequis:beebff;«Enbateau»présentecinqauthentiquestercets,chacunsuruneseulerime:aaabbb…,formeassezrarequirésoutavecuneadressedésinvolteladifficultédesstrophesternaires(l’alternancedesgenressefait,ducoup,destropheàstrophe:FFFMMMFFF…);«LeFaune»,deuxquatrainsd’octosyllabesàrimescroiséesidentiques(abababab);«Mandoline»,quatrequatrainsd’heptasyllabesàrimescroisées,ababcdcd…,toutesféminines;«ÀClymène»,cinq«quatrains»hétérométriques(6,6,6,4)àrimesplates(aabbccdd…), faussesstrophesdonc,sinoncommestructuremétrique,dumoinscommestructurederimes(l’alternancedegenresétantrespectéededistiqueàdistique:FFMMFF…);«Lettre»,trente-deuxversàrimesplates(àalternancedegenres),seulepiècedurecueilsanseffetstrophique;«LesIndolents»,troissixains(présentésensix«tercets»)d’octosyllabesenaabccb,àchutesféminines;«Colombine»,sixsixains(nondéguisés),denouveauaabccb,maishétérométriques(5,5,2,5,5,2),lesversdecinqpiedsportantlamasculineetlesversdedeuxpieds30la féminine ; « L’Amour par terre », quatre quatrains d’alexandrins à rimes embrassées ; « Ensourdine»,cinqquatrainsd’heptasyllabesàrimescroisées,cettefoistoutesmasculines;«Colloquesentimental », enfin, seize décasyllabes en rimes plates, avec reprise en refrain approximatif dupremier«distique»autroisième,etdudeuxièmeauhuitième.

Je ne prétends pas qu’une telle diversité soit tout à fait exceptionnelle à une époqueparticulièrementportéesur lavirtuosité formelle,et jenesuismêmepassûrque lesdeux recueilssuivants,LaBonneChanson etRomances sansparoles, le cèdent beaucoup sur ce plan,mais ilmesemble que le contraste saute aux yeux, qui ne peut évidemment être involontaire, entre cesincessantesrupturesderythmeetd’accent,etl’unitéaffichéedupropos;ilsuffitpourlemesurerdecomparercettedispositionàcelledesériesthématiquementaussi«homogènes»,commelesRegretsde Du Bellay ou les Sonnets de la mort de Sponde, dont l’homogénéité est aussi dans la formeadoptée, systématiquement reproduite de pièce en pièce. J’ai dit plus haut que cette diversitécontribuaitàl’unitédurecueil,quiestbien,selonletitredéjàcitédeMérimée,celled’unemosaïque;il faut sansdoute justifier davantage cet apparent paradoxe : je veuxdire que chaquepièce, par sadifférence même, semble apporter un élément spécifique, et par là même irremplaçable, à unensemble qui en tire un surcroît de cohérence, ou plutôt peut-être de cohésion, comme dans cesmoléculeschimiquescomplexesoùchaqueélémentphysiquecontribueàsamanière,etàsaplace,àla stabilité de l’ensemble. Pour recourir à une analogiemoins risquée, et tirée d’un domaine plusproche, disons que chaque pièce des Fêtes galantes se comporte un peu comme les pièces,rythmiquement et mélodiquement « hétérogènes », d’une suite (de danses) baroque, dont lasuccession31 produit, par sa diversité même, un effet de nécessité ; effet sans doute largementillusoire,maisque lavariation formelleentretientdavantagequene le ferait la simple répétitionàl’identique,toujoursentachéed’unsoupçondegratuité:aprèstroisformesidentiques,pourquoipasunequatrième,et ainside suite?La successiondumêmeaumêmeestprivéede repères, etpar làsembleprivéederaison;lasuccessiondiversifiée,sicapricieusepuisse-t-elleêtreenfait,sembleaucontraireprocéderd’uneraisonformelle:aprèsl’ouverture,uneallemande,aprèsl’allemande,unegigue,etc.,chaquecontrastesuggérantunensemblestructuré,etunordreréglé,plussignificatifqu’ilnel’estsansdouteenréalité:jesupposequ’onpourraitsansgranddommagebattrelescartesdecejeu ; on obtiendrait à coup sûr d’autres effets, qui ne paraîtraient pas moins nécessaires, vu lepenchantirrépressibledel’espritàmotivercequiest.Lefaitest,entoutcas,queVerlaineavoulucet

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ordre-là.Sil’onpouvaitdonneràchaqueformemétriqueet/oustrophiqueutiliséeparVerlainedansFêtesgalantes(ilenexisteévidemmentbiend’autres,etmêmeunnombreinfinid’autres,sil’onveutjouersurleslongueurs),unnomgénériquecommeenportentcertaines,enfaitabsentesici(rondel,sonnet, ballade, pantoum, etc.), on verrait ce recueil s’organiser d’unemanière très comparable àcelle qui semble présider aux suites de danses : après une pièce de trois quatrains de décasyllabes(termegénériqueà inventer),unepiècededeuxsixainsd’octosyllabes(autre termeà inventer),etc.Qu’on se rassure, je ne vais pas proposer pour ces vingt-deux pièces les vingt-deux termesgénériquesmanquants,mais on imagine sans peine l’effet demotivation qui résulterait d’une tellenomenclature, parallèle, voire analogue (une strophe est bien une sorte de danse verbale) à cellesqu’utiliselamusique,quis’enestassezlongtempsplutôtbientrouvée.

Tout comme, dans une suitemusicale, chaque pièce se distingue des autres à la fois par sonallurerythmiqueetparsonmotifmusicalspécifique–voire,aumoinsdanslesSuitespourorchestredeBach,parsoneffectifinstrumental32–,chacundesvingt-deuxpoèmesdesFêtesgalantesprésenteunclimatquiluiestpropre–oudumoinsquicontrasteavecceluidespiècesquileprécèdentetquilesuivent–,etquis’accordeàsaparticularitérythmique,àmoinsqu’ilnesoitengrandepartinduitparelle. Jeneveuxpasdétailler ces effets dedéclinaison thématique, qui ont été suffisammentmis enlumière par la critique verlainienne. On pourrait définir ces vingt-deux pièces comme autant defacettes d’unemême situation d’ensemble, qui comporte ses aspects de plaisirs furtifs, de rêveriemélancolique, d’allusions libertines, de serments hyperboliques, de sérénades enjôleuses, dedialogues ironiques, d’extases silencieuses, de regrets poignants, et dont les émois contrastéscirculent demasque enmasque, de bosquet en charmille, de grotte en pelouse, de ramures en jetsd’eau,sansjamaissefixersurunetonalitéstable–sinonpeut-êtrecelled’unpointd’orguedésabusé,dontlanoirceur,denouveausaturnienne,mesembleunpeufactice,commepourfinirsurunenotesérieuseunensemblequinel’estguère33.

Restepourtant à indiquer ceque je crois être lemotif d’unité le plus spécifiquede cette suitepoétique.Iltientluiaussiàunfaitdedisposition:ils’agitdurôlejouéparlapièceliminaire,«Clairdelune»,dontjerappellequ’elleportaitinitialementcequiestdevenuletitredel’ensemble,transfertquiluiassigneemblématiquementaprèscoupunesortedefonctionséminale,commesilasérietoutentièreétaitissuedecepremierpoème34.Maisleplusimportant,etsurtoutleplussûr,n’estpasdanscette hypothèse génétique invérifiable, mais dans la relation qu’entretient maintenant, dansl’économiedel’ensemble,cette«ouverture»–pourfilerencoreunpeulacomparaisonmusicale–aveclespiècesquisuivent.Cetterelationdépendessentiellement,mesemble-t-il,delaphraseinitiale:«Votreâmeestunpaysagechoisi…»Bornecquelarapprochejustementdeformulesbaudelairiennesoùdéjàs’exerce«cetéclairagedel’universintérieurparréférenceàunaspectdumondeextérieur»,etdontilciteentreautrescesquelquesexemples:«Monâmeestuntombeau…»«Notreâmeestuntrois-mâts…»,«Vousêtesunbeauciel…»,«Jesuisuncimetière…»,«Turessemblesparfoisàcesbeauxhorizons…»,àquoiilfautàcoupsûrajouterle«paysquiteressemble»del’Invitationauvoyage. On voit que l’« univers intérieur » évoqué par métaphore est, chez Baudelaire, tantôtrevendiquéparlepoètelui-même(ousonénonciateurimplicite),tantôtattribuéàquelqueauditeurouplutôtauditrice, tantôtgénéraliséàunecommunautéquipeutêtre l’espècehumaine toutentière : leprocédé peut s’appliquer à toute personnalité avec laquelle le poète prétend entrer dans lacommunication privilégiée que suppose cette description métaphorique d’une intimité psychique.Robichezn’asansdoutepastortdesupposerqueleouladestinatairedupremiervers–etdoncdupoèmeentier–est imaginaire35 ; il forcepeut-êtreunpeuplus l’interprétationenajoutantquecetteinstanceest«plutôtlepoètelui-même».Oudumoinscettehypothèsenarcissiqueeffaceaupassage

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l’effet,précisément,de«communication»(ausensrhétoriqueduterme)quiassignece«paysage»intérieuràundestinatairevirtuel, lequelmesemblecomporterenfaitdeux instances : lapremière,quelelecteurnepeutguère–l’usagepoétiqueétantcequ’ilest–identifierquecommeféminine:lepoètes’adresse,commeilsied,àunefemmeplusoumoins«imaginaire»,à(l’âmede)quiilattribuele«paysagechoisi»quedécritcepremierpoème;lasecondeinstanceestévidemmentlelecteurlui-même, qui ne pourra manquer de partager cette attribution symbolique à mesure qu’elle sedévelopperadanslasuitedurecueil.

Eneffet,lepaysagenocturneici«choisi»etévoqué(etàl’originespécifiquementrapporté,jelerappelle,àl’universdeWatteau)n’estpasseulementunlieu,plutôtparcpolicéquepaysagenaturel,avecsesjetsd’eauetsesmarbres–prochedecequeBaudelaireappelait«paysagedefantaisie»36 :c’estundécor, au sens théâtral du terme : une scène,oùviennent évoluer («quevont charmant»)aussitôtdespersonnagesnonmoinsfictifs,«masquesetbergamasques»,dontlaproprepsychologie,évidemment conventionnelle, ne tarde pas à occuper le premier plan. Les sept vers qui suivent lepremierleursontconsacrés,cequiconfèreàl’ensembledupoèmeunpropospeuconformeautoposbaudelairien,sommetouteassezsimple,dupaysagecommemétaphored’unepsyché:ici,«l’âme»du (de la) destinataire ressemble à un paysage lui-même nullement désert, mais peuplé depersonnages, et ces personnages vivent d’une vie intérieure propre, que l’on connaît (« quasitristes»)ouquel’onsuppose(«Ilsn’ontpasl’airdecroireàleurbonheur»),etdontlarelationàcelle du destinataire, qu’ils sont censés habiter et « charmer », devient somme toute assezproblématique. Tout se passe donc comme si l’âme d’abord invoquée s’ouvrait comme le rideaud’unescènequ’elleauraitpourrôledeprésenter,etquiàsontourauraitpourfonctiondeprésenter,enprologue, lesacteursd’unecomédie(italienne,marivaudienne,ou,commeonl’aparfoisvoulu,shakespearienne – songe d’une nuit des quatre saisons) dont la suite du recueil nous retracera lesépisodessuccessifs(enuneséquence,iciencore,interprétableadlibitum)d’évocationpittoresque,decomédie galante, d’extase mélancolique, d’érotisme précieux, de bouffonnerie ludique, et autressentimentsmêlés.Cetteprésentationàtiroirsplacedoncl’ensemblesurunplandefictionalitéassezrare dans les recueils de poésie « lyrique », généralement voués à l’expression plus directe desentimentsplusoumoinssincèrement«éprouvés»parleurénonciateur.Cequisepasse,s’éprouve,sedéclareet(surtout)sejouedansFêtesgalantessepasse,s’éprouve,sedéclareetsejoueentrecespersonnagesfictifsquinousontd’abordétéprésentésdansl’ouverturedite«Clairdelune»,commedansunopéradontl’ouvertureannonceetrésumed’avance,parlasuccessionetl’entrelacementdesesthèmes,l’intrigueàvenir.Les«masquesetbergamasques»anonymesde«Clairdelune»vontensuites’identifier–sedémasquer–davantageets’animer,sousleursnomsdefantaisie,enscènesdiverses,dialogues,cortèges,ébatsplusoumoinsdiscrets,pantomimes,émoispartagésetfinalementrécusés.Etdanscecontexte largement (quoiquesubtilement) fictionnel, le« je»et le«nous»quiapparaissentçàetlàneréfèrentplustoutàfait,ouplussimplementà«l’auteur»:ilnousfauttenirces diverses « premières personnes », du pluriel ou du singulier, pour des personnages parmid’autres,commesilepoèteétaitpeuàpeu(depuis«Àlapromenade»,sijenemetrompe)entrélui-mêmesurlascène,etdevenul’unedesescréatures;aprèsquoi,lelocuteurde«Danslagrotte»,des«Coquillages»,d’«Enpatinant»etl’épistolier-pour-riredela«Lettre»peuventêtreadlibitum,etsansobligation–nisanction–identifiésounonaufameux(et,commeonsait,toujoursambigu)«jelyrique»,etleur(s)destinataire(s)àladestinataireinconnue–etpourcause–duprologueauclairdelune. Il suffit de comparer cette situation d’énonciation à celle, bien plus classique, des Poèmessaturniens, de La Bonne Chanson ou des Romances sans paroles pour percevoir par contrastel’originalitégénériquedenotre« recueil».Fêtesgalantes estdécidémentmoinsun recueilqu’une

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suite lyrique, mais d’un lyrisme où le sentiment s’exprime en fiction – ou pour mieux dire enfantaisie –dramatique,dans ledécor, assurément rêvé,de cequ’onappelleraplus tard,un tonau-dessous,«leçond’amourdansunparc».Jenejureraispasqu’untelcassoitunique,dumoinsn’enconnais-jeaucund’aussiparfaitementaccompli.

Cetemploidumot«poème»,capableparexemplededésignerunsimplesonnet,estàvraidirerelativementrécent:pourlesclassiques,unpoèmeconsistaitnécessairement en un texte étendu, de genre le plus souvent narratif ou didactique. Le « poème en prose » (expression queBoileau applique aux romans)répondait à lamême exigence, et c’est la raison du titre baudelairienPetits poèmes en prose (posthume, 1869), qui témoigne encore, par son adjectif demodestie,del’usageancien.SelonAntoineAdam,cesrecueilsouanthologiesparaissentengrandnombreaudébutduXVIIesiècle,fluctuententre1627et1662,etdisparaissentpresqueaprès1673(HistoiredelaLittératurefrançaiseauXVIIesiècle, Paris, Domat,1949-1956,t.I, p.333,t.II, p.47,t.III, p.157).1798-1802.LettreàVignydu16décembre1861,Correspondance, Paris, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,1973, II, p.196.OnsaitaussiquelcasBaudelairefaisaitdel’article,d’ailleurségalementsollicitéparlui(etfinalementcensuré),oùBarbeylouaitl’«architecturesecrète»durecueil:«LesFleursdumalnesontpasàlasuitelesunesdesautrescommetantdemorceauxlyriques,dispersésparl’inspirationetramassésdansunrecueilsansd’autreraisonquedelesréunir.Ellesontmoinsdespoésiesqu’uneœuvrepoétiquedelaplusforteunité»(Baudelaire,Œuvrescomplètes, Pléiade,t. I, p.1196),articlequ’ilfitciterparsonavocatlorsduprocès.Ilestvraiquel’organisationd’ensembleétaitpourluiunargumentdedéfense,puisqu’ildevaitéviterunecondamnationencouruepourlesseulespiècesjugéeslesplus«osées»,etdontlemouvementdulivrecontredisait, selonlui, l’apparenteimmoralité:«Lelivre,notait-ilpoursonavocat,doitêtrejugédanssonensemble, etalorsilenressortuneterriblemoralité»(ibid., p.193).Barbeyavaitd’avanceenfoncéceclou:«Aupointdevuedel’artetdelasensationesthétique,ellesperdraientdoncbeaucoupàn’êtrepasluesdansl’ordreoùlepoète,quisaitcequ’ilfait, lesarangées.Maisellesperdraientbiendavantageaupointdevuedel’effetmoral…»Commequoil’unitén’estpasseulementunevaleuresthétique.Toutplaidoyerdecirconstancemisàpart, elleestunevaleuresthétiqueàconnotationéthique:ladiversitéesttoujourssuspectededispersionetdefutilité.Jesorsquelquepeuduchampinitialementcirconscritenmentionnantdesrecueilsdetextesnarratifs(contesetnouvelles), maisilvadesoiquenotrequestion,mutatismutandis, s’y retrouve ; elle se retrouverait encoredans les recueilsd’essais :Poésie et profondeur revendique évidemment plus d’unité thématiquequ’Essaiscritiques.L’Oliveestbienunrecueilhomogènedesonnetsdécasyllabes,quoiquelevolumequilecontienten1549,puis,augmenté,en1550,comporte«quelquesautresœuvrespoétiques»;lesAntiquités(1558)alternentsystématiquementlessonnetsendécasyllabesetenalexandrins,mètreremisenvogueparRonsardautourde1555;lesRegrets(1558également)sontunrecueildesonnetstousenalexandrins.Encorecelui-ciest-ilambigu,méditationpouvantêtrereçucommelenomd’unnouveaugenre,quecerecueilauraitbienpuinaugurer;surtoutescesquestionsdetitresetd’indicationsgénériques,voirSeuils, troisièmechapitre.Enaffichantcescepticisme,jenevisepasl’interprétationthématiqueengénéral, quiestlargementpertinenteauniveaudel’œuvrecompletd’unauteur,oùellerenvoieauxtraitsconstants,ouàl’évolutionretraçabled’unepersonnalitéplusoumoinsconsciente;maisbiencellequirevientàmotiverenprofondeurungroupementsouventarbitraireoudepureopportunitééditoriale.Bienentendu,lesrecueilsquiéquivalentàdesœuvrespoétiquescomplètes,commeLesFleursdumal, Feuillesd’herbeoulesCantosdePound,évacuentoupourlemoinsatténuentcettedistinction.VoirŒuvrespoétiques, éd.P.Albouy,Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,t.II, 1967,p.1359.Cettedivisionchronologiqueautourdudramede1843surplombeunerépartitionfortementthématiqueensixparties;cettestructureàdeuxétagesseretrouvedanslesChansons(«Jeunesse»/«Sagesse»);laLégendenecomporterapasmoinsde61partiesdanssonétatfinal;lesQuatreVentssoufflerontsurquatreLivresàrépartitionsommetouteclassiquementgénérique:«satirique»,«dramatique»,«lyrique»,épique».Commeles(Cinqgrandes)odesdeClaudeloulesÉlégies(deDuino)etlesSonnets(àOrphée)deRilke.OnrencontreaumoinschezSupervielleuntitreouvertementchronologique:c’estlerecueil1939-1945;maiscesdeuxdatesfontclairementréférenceàunepériode(ôcombien)historique,capabled’aumoinssuggérerunsens,sortedependantàL’Annéeterriblehugolienne.Destitresexplicitementchronologiquesprésidentplusfréquemmentàdesrecueilsderecueils, commePoemas1922-1943deBorges,quiregroupetroisrecueilsdesannées20(FervordeBuenosAires,LunadeEnfrente, CuadernoSanMartin), ouLajarrepeut-elleêtreplusbellequel’eau?(1930-1938)d’Éluard(laparenthèseestdansletitre), quiregroupequatrerecueilsantérieurs(LaVieimmédiate, LaRosepublique, LesYeuxfertiles, Coursnaturel).LaPrisonnière.Àlarecherchedutempsperdu, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,t.III, 1988,p.666-667.Je devrai l’essentiel dema science à Jacques-HenryBornecque,Lumières sur les «Fêtes galantes » (édition commentée), Paris, Nizet, 1959, et surtout àJacquesRobichez,éditiondesŒuvrespoétiques, Paris, ClassiquesGarnier,1969.Bornecqueadopteletextedeladernièreéditionanthume(1891),Robichezceluidel’originalede1869.1890;voirRobichez,p.545.Lecaractèretardifdel’intituléestattestéparuneannoncedenovembre1865chezLemerresousletitrepurementgénériquePoèmesetsonnets;voirRobichez,p.12.Le«manuscrit»publiéenfac-similéchezMesseinen1920n’ariend’uncahierdebrouillon ;c’estenfaitunemosaïqued’autographes,demiseaunetetd’épreuvescorrigéesdepré-publication(Robichezp.713).Dansl’ordre:«Clairdelune»,«L’Allée»,«Surl’herbe»,Mandoline»,«Pantomime»,«LeFaune».«Àlapromenade»,«Danslagrotte»,«LesIngénus»,«ÀClymène»,«Ensourdine»,«Colloquesentimental».«Cortège»et«L’Amourparterre».Onnepeutdatercemomentavecprécision,maislefaitestqueledeuxièmegroupe,avecsontransfertdetitre,paraîtdixmoisaprèslepremier.Bornecquep.49-50.MaisilsemblequeBornecquen’aitpasperçulapré-publicationdessixpiècesdejanvier1868,etqu’iloublieicicelledesdeuxdernièresdemars1869(qu’ilsignalerapourtantp.148),cequifausselourdementsastatistique:cen’estpasvingtetunepiècesdiversescontrehuitfêtesgalantes,maisvingtetunecontrequatorze,etmême,sil’onnecomptequelespoèmes,quatorzecontrequatorze:égalité.L’étrangeomissiondeBornecqueestconfirméeparcettephrase(p.50):«Entrelesdeuxpremièresfêtesgalantesetl’apparitiond’unesecondesérie,dix-septmoiss’écouleront»;maisla«seconde»sérieparaîtenfait, jel’aidit, dixmoisaprèslapremière,etc’estunetroisièmequiparaît, nonpasdix-sept,maisseizemoisaprèscettemêmepremière(sij’encroislesindicationsdeRobichez).Bornecquep.10.Bornecquerappelleopportunémentquecepoèmeétaitd’abordintitulé,surlemanuscritde1840(queVerlainenepouvaitévidemmentconnaître), «Trumeau»(puis«Dessusdeporte»),commel’actuel«Mandoline»desFêtesgalantes.Le termeestabandonnédans lesdeuxcas,peut-êtrecommetropouvertementrévélateurduprocédétrans-artistique.«Lettre»,élégantpastichedecestyle,empruntelittéralementsonpremierhémistiche(«Éloignédevosyeux…»)aux«Désespoirsamoureux»deThéophile,etlagrottedes«Coquillages»,volontairementounon,évoquecelledu«Promenoirdesdeuxamants»deTristan.

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Jerappellequelesquatrainsàrimescroisées,sil’onrespectel’alternancedesgenresentreledernierversd’unestropheetlepremierdelasuivante,présententunerépartitiondesgenres(MFMF, MFMF…ouFMFM, FMFM)parallèle,commeicidonc,tandisquelesquatrainsàrimesembrassées,selonlamêmecondition,doiventinverserleurrépartition:MFFM, FMMF…,commedans«Àlapromenade»ou«LesIngénus».Verlaine, Paris, Boivin,1924,p.172.Commedans«Résignation»desPoèmessaturniens, quiest, lui, unauthentique«sonnetrenversé».Lesstrophesenterzarimaconsistent, onlesait, enunesortedetressageoùlarime«orpheline»(aba)duverscentraldechaque«tercet»estrepriseauxdeuxversextérieursdu«tercet»suivant(bcb), etainsidesuite,jusqu’àlareprisedeladernièreorphelineparunversisolé,quisuggèreinévitablementuneffetde«chute»oude«pointe»;lapointe,ici, esttrèsmarquée:«Maisun,entreautres,metroubla.»Ils’agitd’uncoquillage,dontondevinesanspeinelaforme.LachansondeGeorgesBrassensquiapopularisécepoème,enaccentuantlasyllabefinalemuettecommenelefaitpaslalecture(mêmeàhautevoix),leurendonneévidemmenttrois.D’ailleursvariableselon lesauteursou lespériodes : lecréateurdugenre,Froberger,encadrait lesdeuxmouvements rapides (courante,gigue)par lesdeuxmouvementslents(allemande,sarabande),maisdesonvivantmême,chezLouisCouperinetjusqu’àBachetau-delà,s’imposelastructurealternéeallemande-courante-sarabande-gigue, sanscompter les éventuelsmouvementsoptionnelsou suppplémentaires, etparfois redoublés :prélude,bourrée,menuet,gavotte,gaillarde,chaconne.Je triche un peu dans cette référence, car pour les Suites, comme déjà pour lesConcertos brandebourgeois, Bach ne varie pas l’effectif mouvement parmouvement,maisseulementsuiteparsuite(ouconcertoparconcerto);leprincipedevariationinstrumentalen’agitdoncvraimentquedanslasérieforméeparlesquatresuites(oulessixconcertos),etj’ignoresid’autressuites,chezd’autrescompositeurs,présententunevariationmouvementparmouvement(dommagepourmonproposqu’iln’ensoitpasainsiduPierrotlunaire deSchönberg,mais après tout il n’est pas trop tardpour appliquer ceprincipe àune suitedemélodies,quiresteàcomposer,surlerecueilentierdesFêtesgalantes).JediraisdoncbienqueleprincipedevariationestplusactifchezVerlainequechezBach,etsansdoutequechezlaplupartdesmusiciens,maisceseraitsansdouteabuserd’uneanalogiedéjàapproximative.BornecqueetRobichezs’accordentpartiellementpourinsistersurlemouvementquimène«verslatristesse»,mouvementqueRobichez(mieuxinforméquesonprédécesseur,onl’avu,surlachronologiedepré-publication)retrouvedanslesgroupementsintermédiaires.Sansnierlanuancede«cruauté»quimarqueentoutcas«Colloquesentimental»,j’aiunpeudemalàvoirdansceteffetdedispositionautrechosequ’uneffetartistique.Laseulevarianteimportantedecepoèmeportesurleneuvièmevers,quiselisaiten1867:«AucalmeclairdelunedeWatteau»,indiquantainsiclairementsa«source»artistique.Suruneremarqueironiqued’AnatoleFrance,quiluidemandait«oùilavudesclairsdelunedeWatteau,lepeintreensoleillé»,Verlainefinira,en1869,parremplacer«deWatteau»parlapiètrecheville«tristeetbeau»,quiprésentedumoinsl’avantaged’estomperlaréférencepicturale,correcteounon.Op.cit., p.550.« Quant au paysage de fantaisie, qui est l’expression de la rêverie humaine […] ce genre singulier, dont Rembrandt, Rubens,Watteau et quelques livresd’étrennesanglaisoffrentlesmeilleursexemples,etquiestenpetitl’analoguedesbellesdécorationsdel’Opéra…»(«Salonde1846»,XV, «Dupaysage»,inŒuvrescomplètes, «BibliothèquedelaPléiade»,t.II, p.480.

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Àproposdestrophes(Pense-bête)

L’art de la strophe n’est certainement pas l’alpha et l’oméga de la poésie, même en régimeclassique(etromantique),unrégimequil’ignoreparfaitementpourdesgenresaussiproductifsquelatragédieetlacomédie,l’épopée,lepoèmedidactique,lasatire,l’épîtreou(enFrance)l’élégie,etjenepensemêmepasquel’artpoétiqueentiresesplusbeauxeffets:nonseulementlesstropheslesplus simples sont souvent les plus efficaces, mais encore une simple laisse de vers à rime platecomme«Écritsur lavitred’unefenêtre flamande»(LesRayonset lesombresXVIII),«J’aicueillicettefleur…»(ContemplationsV-24),«Jen’aipasoublié…»ou«Laservanteaugrandcœur…»(FleursdumalXCIXetC)sepassefortbiendel’appareild’échosetd’alternancesquifaitdelastropheun art souvent forcé, et parfois éprouvant pour le lecteur. Mais il m’a toujours semblé quel’insouciancedontlaplupartdeslecteursfontpreuveàsonégardlesprivaitd’unepartduplaisir,etàcoupsûrdel’intérêtquipeuts’attacheràcejeuformelpoint toujoursgratuitni insignifiant,mêmes’ilestaujourd’hui,définitivementounon,sortiduchampdelapratiquepoétique,etdoncenpassedenousdevenirtoutàfaitopaque–ou,peut-êtrepis,transparent–,commepourlaplupartdesamateursdemusiquelesrèglesdelafugueoudelaformesonate.Artificiellepeut-être,«chosedupassé»sansdoute, la stropheest cependantunepratiquedont il serait dommaged’abandonner l’étude,voire lasimple perception, aux seuls spécialistes. Cette considération excusera peut-être la brève et naïveincursion d’un amateur sur un terrain d’ordinaire hautement professionnel, qu’on prendra, oulaissera, commeun simple«pense-bête»privé,possiblementutile àd’autres, quoiqueassurémentmoinsbêtes.Pourdesraisonsévidentesd’idiosyncrasieprosodique,j’enlimitelechampàlalangue,et donc à la poésie, française. Cet aide-mémoire doit beaucoup à une exploration personnellepassablement artisanale, et autant au secours des exposés infiniment plus compétents de JeanMazaleyrat1.Lesexemplesiciconvoqués,etquisontloind’illustrertouteslesformules,sontsurtoutcenséségayerparendroitscetarideparcours.

Ondoitpouvoir,àlalimiteetmalgrél’étymologie,parlerdestrophemêmesiunpoèmen’encomporte qu’une, bien caractérisée : un quatrain isolé est un poèmemonostrophe, ou une strophefaisant poème ; mais celles d’un poème pluristrophe sont en principe parallèles, c’est-à-dire destructures identiques, sauf structure métastrophique (alternances régulières de strophes) ousuccession de plusieurs séquences homogènes – j’y reviendrai. Par d’éventuelles variations, lerythmemétrique(nombredesyllabes)peutcompliquernotablementcesstructures,maisilmesembleque le paramètre du nombre de vers combiné à celui des faits de rime est le critère définitionneldominant.Onpourraitimaginerdesstrophesdéfiniesuniquementparlesalternancesmétriques,sansrimeprescrite;cefaitsetrouveévidemmentdansd’autreslangues,commelegrecetlelatin,maisilest à peu près inconnu en français, où le mètre est indépendant de la structure strophique, qu’ildiversifiesanslacommander,etréciproquement.

Typesdestrophes

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Ledistique, en français, n’est pas une strophe, comme le distique élégiaque latin (hexamètresuivid’unpentamètre),maisunesimpledispositiongraphiquepourunesuccessionderimesplates,comme,chezVerlaine,dansle«Colloquesentimental»desFêtesgalantes:

Danslevieuxparcsolitaireetglacé,Deuxformesonttoutàl’heurepassé.

Leursyeuxsontmortsetleurslèvressontmolles,Etl’onentendàpeineleursparoles…

oule«Ôtriste,tristeétaitmonâme…»desRomancessansparoles.Onpourraitintroduiredanscesfaussesstrophesunevariationmétriquequi lesrapprocherait,pourl’œil,dudistiqueélégiaque,engroupant sur lamême rime, par exemple, un alexandrin et unoctosyllabe, d’oùune successiona12a8b12b8,etc.,maiscettealternancemétrique12/8sembles’investirplusvolontiersdansles« iambes », chezAndréChénier ouAugusteBarbier, qui n’ont de commun avec les poèmes ainsinommésdans l’Antiquité,depuisArchiloque,que la thématique satiriqueetpolémique.Ces Iambesfrançais se présentent graphiquement commedes laisses continues, sans blancs,mais consistent enfait(cequeleurreprocheraBanville)endessuccessionsdequatrainsàrimescroiséesa12b8a12b 8, où l’alexandrin porte généralement la rime féminine et l’octosyllabe lamasculine, selon unerépartitiondesgenresquenousretrouverons:

Commeundernierrayon,commeundernierzéphyr(e)Animentlafind’unbeaujour,Aupieddel’échafaudj’essayeencormalyre.Peut-êtreest-cebientôtmontour…

Cecas,entreautres,montreque,s’ilexistedesfaussesstrophespurementgraphiques,ilexisteàl’inverse, si j’ose dire, de fausses absences de strophes, ou strophes graphiquement dissimulées2 ;c’est encore le cas des fauxdistiques (quatrains croisés présentés en distiques) deBaudelaire dans«AbeletCaïn»,oudeVerlainedansle«Spleen»desRomancessansparoles:

Lesrosesétaienttoutesrouges,Etleslierresétaienttoutnoirs.

Chère,pourpeuquetutebougesRenaissenttousmesdésespoirs.

(Desstrophesdissimulées,onentrouveafortiorichezdespoètesduXXe siècle,commeRené-GuyCadou,quis’ingéniesouvent–parscrupulemoderniste?–àcasserlesalexandrinsetlesrimesquiluiviennentspontanément;ainsi,«Nouveaudépart»,quiselit:

TableoùsontnéesmesmainsFalaisesdelalampeFleuvesquisoulevezlecouchantEtlarampeGriffesduchèvrefeuilleTendresjouesdurosier

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Écoutezc’estmonpastremblantDansl’escalier

SoudainCommeunsanglotLeventsecouelaporteAh,regardezmesyeuxC’esttoutcequej’emporteUnvisaged’amifuyantentrelescilsDeshectaresdorésLefraineigeuxd’avrilL’écussondusoleilsurcettesaisonmorte.

etquipourraitassezbiens’entendre–jeneprésentepascettenouvelledispositioncommeuneamélioration:

TableoùsontnéesmesmainsfalaisesdelalampeFleuvesquisoulevezlecouchantetlarampeGriffesduchèvrefeuilletendresjouesdurosierÉcoutezc’estmonpastremblantdansl’escalier

SoudaincommeunsanglotleventsecouelaporteAh,regardezmesyeuxc’esttoutcequej’emporteUnvisaged’amifuyantentrelescilsDeshectaresdoréslefraineigeuxd’avrilL’écussondusoleilsurcettesaisonmorte.)

Ilexisteégalementdesstrophesquiensimulentd’autres,commelessizainsdesonnets,quenousretrouverons,etquiseprésententàl’œilcommedeux«tercets».Maisletercetnonplusn’estpasunestrophe,carunerimesurtroisyest,commeondit,«orpheline»(ondevraitplutôtdirecélibataire),sauftercetsmonorimes,commedansl’«Enbateau»desFêtesgalantesoulepremier«Streets»desRomancessansparoles:

J’aimaissurtoutsesjolisyeux,Plusclairsquel’étoiledescieux,J’aimaissesyeuxmalicieux.

maisc’estalorsuneexpansiondelasuccessionsusditederimesplates,partroisaulieudedeux,soulignéepar la dispositiongraphique3. Et les huit « tercets » graphiques d’«AuxFeuillantines »,dansLesContemplations, sont en réalité, comme dans les sonnets, et comme le note de nouveauBanville,quatresizainscoupésendeux:

Mesdeuxfrèresetmoi,nousétionstoutenfants.Notremèredisait:«Jouez,maisjedéfendsQu’onmarchedanslesfleursetqu’onmonteauxéchelles.»

Abelétaitl’aîné,j’étaislepluspetit.Nousmangionsnotrepaindesibonappétit,Quelesfemmesriaientquandnouspassionsprèsd’elles.

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Le tercet ne fait réellement strophe que dans le système dit terza rima (a b a b c b…), où ladernièrerimeorpheline(yzy)estrattrapéeinfineparunversisolé(z),généralementaveceffetdechute:voyezle«Ribeira»deGautierdansEspaña,Verlaine,LaBonneChansonXX,ouMallarmé,LeGuignon:

…Quandenfacetousleurontcrachélesdédains,Nulsetlabarbeàmotsbaspriantletonnerre,Ceshérosexcédésdemalaisesbadins

Vontridiculementsependreauréverbère.

Verlaine,dansSagesse II-1, présenteun faux-semblantde terzarima où tous les vers centrauxsontorphelins:abacdc,etc.,saufceluiduderniertercet,appariéparunversisolé:…yzyz.Autitredescuriosités, lapièceXXVIII deToute la lyre se présente à l’œil commeune série terzarima nonsuivie,maisprécédéeduversderésolution;enfait,ils’agitd’unesériededistiquesàrimesplatesdisposésgraphiquementen133,etc.Aucunevéritablestrophe,donc,maisl’idéedeplacerleversderésolutionentête,etnonenqueued’authentiquesterzarima,apeut-êtreétéeffectivementappliquéeailleurs.Toujoursaumêmetitre,unepièce4deCharlesCros–quin’ajamaisétéàcourtd’invention–seprésentecommeunesériedecinq tercetsen terzarima,avecrésolutionfinaleauseizièmevers,maisl’ensembleroulesurseulementdeuxrimes:abababababababab.

Le quatrain enlace deux couples de rimes, sauf s’il isole de façon purement graphique, entrompe-l’œil (maison trompemoins facilement l’oreille, etmêmecetteoreille très internequi, aumoinsenpoésie,travaille,sij’osedire,enarrièredel’œil),lasuccessiondedeuxdistiquesderimesplates a a b b, ce qui, de nouveau, ne fait pas une strophe, faute d’interpénétration, et donc decohésion:«Pourqu’unestropheexiste,stipuleBanville,ilfaut…qu’onnepuissepasenséparerlespartiessansla…détruirecomplètement.Siunestropheestcombinéedetellefaçonqu’enlacoupanten deux on obtienne deux strophes, dont chacune sera individuellement une strophe complète, ellen’existepasentantquestrophe.»5Maisunevariationmétriquepeutrenforcerl’illusiondestrophe,commedansl’exempledeRonsardcitéparMazaleyrat,ena6a6b6b4,oulapièce«ÀClymène»desFêtesgalantes,demêmestructure:

Mystiquesbarcarolles,Romancessansparoles,Chère,puisquetesyeuxCouleurdescieux…

ou encore, chezHugo, les vers d’une syllabe en écho alternant avec les octosyllabes de «LaChasseduBurgrave»(Odesetballades)etde«D’aprèsAlbertDürer»(ToutelalyreXXXVII):

LefrêleesquifsurlamersombreSombre;Lafoudreperced’unéclairL’air.

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Il n’y a donc que deux types possibles de vrais quatrains, selon les deux possibilitésd’enlacement : croiséabab ouembrasséabba. Sous ses deux formes, le quatrain classique etromantique comporte une alternance de genre à la rime,masculine / féminine (M / F), obligée enversification«régulière» (déjàprésentedans lessériesà rimesplates :aprèsun«distique»d’ungenre, un distique de l’autre genre était de rigueur, y compris dans les épopées ou les pièces dethéâtre):quiditquatrain(oumêmeterceten terzarima)impliquealternanceM / F.Si l’onconvientmachistementdenoterengras les rimesmasculines,onadoncdeux typesde terzarima :aba etaba,etquatretypesdequatrains:croiséabab,croiséabab,embrasséabba,embrasséabba.Laconséquenceinévitabledelastructurecroiséeestleparallélismedegenredesquatrainssuccessifs,avecsemble-t-ilunepréférence,oudominancestatistique,déjànotéeàproposdes«iambes»,pourl’alternanceabab,celleparexempledesquatrains«Tristessed’Olympio»:

Touteslespassionss’éloignentavecl’âge,L’uneemportantsonmasqueetl’autresoncouteau,Commeunessaimchantantd’histrionsenvoyageDontlegroupedécroîtderrièrelecoteau…

alternancequel’onretrouveraentreautresdanslesizainaabccb,etdontlaraisonmesembleassezclaire:larimemasculine,c’est-à-direensyllabefermée(été),est,pourl’oreille,généralement6plus conclusive que la féminine, en syllabe « ouverte » par la présence d’un e muet (automne).Inversement, la structure embrassée impose l’alternance de genres a b b a c d d c ; exemple :Baudelaire,Correspondances:

LaNatureestuntempleoùdevivantspiliersLaissentparfoissortirdeconfusesparoles:L’hommeypasseàtraversdesforêtsdesymbolesQuil’observentavecdesregardsfamiliers.

Commedelongséchosquideloinseconfondent…

ou l’inverse (ab b a c d d c), si dumoins l’on veut éviter une succession unigenre entre ledernier vers d’un quatrain et le premier du quatrain suivant.Mais par exception une forme aussiclassiquequelesonnetadmet,ouplutôtimposecettesuccession,enprescrivantdanssaformestrictedeuxquatrainsembrasséssurmêmecouplederimesabbaabbaouabbaabba.Jenesaistropsi l’on doit considérer l’identité, non seulement de genre, mais de rime entre le quatrième et lecinquièmeverscommeuneatténuationouuneaggravationdufait.

Ce parallélisme des quatrains semble inviter à une homogénéisation plus complète, qui feraittournerl’ensembledelapiècesurdeuxrimes:Ronsardn’enestpastrèsloinlorsqu’ilconstruit lesizainfinalsurdeuxrimesaulieudestroisrequises(AmoursdiversesXXX,enccdcdc,XXXI,XXXIII,XXXIXencdcdcd–commeencoredansSagesseI-10deVerlaine–,XXXVIencdcddc),oudanslejustement célèbre «Commeon voit sur la branche…» (Sur lamort deMarieV), qui reprend lesrimesdesdeuxpremiersquatrainsdanslequatrainfinal(abbaabbaccabba,graphiquementccabba) ;dans lepremiercas, lescinq rimesdusonnetclassiquesont réduitesàquatre, etdans ledernieràtrois.Quantauxpoèmesentièrementmonorimes,commele«C»desYeuxd’Elsa

J’aitraversélesPontsdeCé

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C’estlàquetoutacommencé7…

ilsnepeuventévidemmentpascomporterdestrophes,sinonpourl’œil.Lesstructuresunigenressontirrégulières,etn’apparaissentqu’àlafinduXIXesiècle.Verlaineen

joue volontiers, soit en rimant toute une pièce au « féminin » :Romances sansparoles, «Ariettesoubliées»VIIIetIX,«Paysagesbelges»,«Bruxelles»I:

LafuiteestverdâtreetroseDescollinesetdesrampes,Dansundemi-jourdelampesQuivientbrouillertoutechose…

ouaumasculin(ibid.,«Bruxelles»II,«Ensourdine»desFêtesgalantes),soitenalternantdesstrophesentièrementmasculinesetentièrementféminines:«L’Amourparterre»desFêtesgalantes,«Bruxelles,Chevauxdebois» (quatrainsembrassés)ou«Birds in theNight» (quatrainscroisés,sauflequatrième).

On trouve, aumoins une fois chez Verlaine, une disposition très paradoxale qui applique auquatrainleprincipedelaterzarima,sanslanécessitéliéeàlastructureternaire,etdoncsansdoutepour le plaisir : le poème I-19 de Sagesse se compose de quatrains a a b a,b b c b, etc., où latroisièmerimeorphelinedechaquestrophedevientlatriplerimedelastrophesuivante,ladernièreorphelineétantcommeilsedoitreprisedansundernierversisolé:

…MourezparmilavoixquelaprièreemporteAuciel,dontelleseuleouvreetfermelaporteEtdontelletiendralessceauxaudernierjour,Mourezparmilavoixquelaprièreapporte,

Mourezparmilavoixterribledel’Amour!

MaisVerlaineabeaucoupjouéaveclesnormesduquatrain:ceuxdeRomancessansparoles III(Ilpleuredansmoncœur…)laissentchacununerimeborphelinesansrattrapageultérieur:abaacdccefeeghgg,ceuxdeRomancessansparolesVIII (Dans l’interminable…) sontalternativementembrassésetcroisés(nouslesretrouverons),etceuxdeRomancessansparolesVIsontenabab,cequi,canoniquement,nes’appellepasrimer,etpourtant…

C’estlechiendeJeandeNivelleQuimordsousl’œilmêmeduguetLechatdelamèreMichel;François-les-bas-bleuss’enégaie…

Verlaineexploitantici,bienévidemment,larimepourl’oreilleetsansacceptiondegenreentreNivelleetMichel,etentreguetetgaie.

Lequintil estuneexpansionduquatrain,car ilnecomportequedeux rimes :une« troisièmerime»yseraitinévitablementorpheline,etdonc,saufrattrapage,pasunerime.Réciproquement,une

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desdeuxrimesestnécessairement«triple»(l’autre«double»,c’est-à-diresimple).Cequidonnelespossibilitéssuivantes,ennégligeantleseffetsdel’alternancedegenres,quiaffecteévidemmentdeuxgenres différents aux rimes a et b, et dont la prise en compte multiplie par deux le nombre depossibilités:

–abbaa:Baudelaire,«Réversibilité»(avecrepriseen5duvers1):

Angepleindegaieté,connaissez-vousl’angoisse,Lahonte,lesremords,lessanglots,lesennuis,EtlesvaguesterreursdecesaffreusesnuitsQuicomprimentlecœurcommeunpapierqu’onfroisse?Angepleindegaieté,connaissez-vousl’angoisse?

–ababa:Verlaine,Sagesse2.2,Apollinaire,«Chansondumal-aimé»(oùlarimes’affaiblitparfoisensimpleassonance):

Unsoirdedemi-brumeàLondresUnvoyouquiressemblaitàMonamourvintàmarencontreEtleregardqu’ilmejetaMefitbaisserlesyeuxdehonte…

–abbab:Verlaine,Romancessansparoles,«Malines»:

VerslesprésleventcherchenoiseAuxgirouettes,détailfinDuchâteaudequelqueéchevin,Rougedebriqueetbleud’ardoise,Verslesprésclairs,lespréssansfin…

–abaab:Hugo,LesFeuillesd’automneXXV,LesVoixintérieuresXVI,«Passé»:

C’étaitungrandchâteaudutempsdeLouistreize.Lesoleilrougissaitcepalaisoublié.Chaquefenêtreauloin,transforméeenfournaise,Avaitperdusaformeetn’étaitplusquebraise.Letoitdisparaissaitdanslesrayonsnoyé.

ouBaudelaire,«LaChevelure».–abbba:MazaleyratentrouveunexemplechezMalleville;–deaabab,ababb,aabba,jeneconnaispasd’exemple.Comme expansion du quatrain, le quintil dérive diversement des structures croisées et

embrassées:abbbaestlastructurelaplusmanifestementembrassée,maisaabbaetabbaanele sontpasmoins ; toutes les autres sontplusoumoinsmixtes,mêmeababa, dont l’alternancecomporteuneffetd’embrassementdufaitdel’identitéderimeinitialeetfinale.Lastructurelapluscohérente,et(pourcetteraison?)apparemmentlaplusfréquente,sembleêtreabaab,quiconsisteenunquatraincroiséavecredoublementdelarimeaàsasecondeoccurrence;duredoublementenpremièreoccurrence,aabab,jeneconnaispasd’exemple,maisiln’enmanqueprobablementpas.Lesdeuxstructuresinverses,àredoublementdeb,ababbetabbab(mêmeremarque),dérivent

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également duquatrain croisé.Les structuresaabbb eta a a b b seraient irrégulières, ou plutôtinopérantes,puisqu’ellesn’entraîneraientaucuneinterpénétrationentredeuxsimplessuccessionsderimesplates,commedans lepseudo-quatrainenaabb, qu’elles amplifieraient.Maisune sériedepseudo-strophesdecegenrefiniraitparcréerunerégularitéquasistrophique,oumétastrophique,quidevraitbeaucoup(commebiend’autrespseudo-strophes)àl’artificegraphiquedudoubleinterligne.

J’aiditqu’unetroisièmerimeseraitinévitablementorpheline,etdonccontraireauprincipedelastrophe, mais Verlaine (au moins) tourne cette difficulté, dans Sagesse XXIII, par une structuremétastrophiqueconstituéededeuxquintilscomplémentairesenaabbcddeec,où lacinquièmerimeorphelinetrouvesaréplique,ousonécho(augenreprès)àlastrophesuivante–cequirattrapeenoutrelafaiblerelation(deuxcouplesderimesplates)desversprécédents:

Nél’enfantdesgrandesvillesEtdesrévoltesservilesJ’ailàtoutcherché,trouvéDetoutappétitrêvé.Mais,puisquerienn’endemeure,

J’aiditunadieulégerÀtoutcequipeutchanger,Auplaisir,aubonheurmême,Etmêmeàtoutcequej’aimeHorsdevous,mondouxSeigneur!

(lemêmeeffetd’échosansidentitédegenreseproduitunedeuxièmefois(ignore-mort),puisquelepoèmesecomposededeuxcouplesdetelspseudo-quintils).Le«Séguidille»deParallèlement,quicomporte six strophes, varie encore ce type en croisant, ou plutôt en embrassant les répliques desquatre derniers quintils (luxurieuses-j’adore-encore-joyeuses), qui cette fois sont toutes féminines(commed’ailleurscellesdesdeuxpremiers).

Lesizain,lui,peutcomportertroisrimes,mêmes’ilexistedessizainssurdeuxrimesdetypeabb a b a,aababa, oua b a b a b, dontMazaleyrat trouve une occurrence chezVoltaire, ou, plussubtilement,aababb(enmètrediscordant8:a8a8b8a2b8b2)danslacélèbreromancedesAventuresdudernierAbencérage:

Combienj’aidoucesouvenanceDujolilieudemanaissance!Masœur,qu’ilsétaientbeauxlesjoursDeFrance!Ômonpays,soismesamoursToujours!9

Mais ses formes canoniques exploitent plus volontiers la présence d’une troisième rime, enenchaînant à un distique un quatrain soit embrassé (disposition adoptée depuisMarot), soit croisé(innovationdueàPeletierduMans):aabccb,présentéenaabccb,ouaabcbc,présentéenaabcbc.Cettealternativeestbienconnueparsoninvestissementdanslesonnetrégulier,quisepartageassezégalemententrecesdeuxvariantesdesizain,sanscompterpourl’instantlesformesdéviantes.Leurrépartition y est quelque peu troublée, au moins dans la tradition française, par la disposition

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graphique en deux « tercets » ccd eed (sonnet « italien ») ou ccd ede (sonnet « français »). Cettedispositionapouravantage,danslesdeuxtypes,demasquerl’autonomiedudistiqueccdesvers9et10,quiromptàcoupsûrl’homogénéitéstructuraled’uneformeaussifortementunitaire,maisellese justifie évidemment plus pour le premier type, qui forme avec le distique qui le précède unestructure d’ensemble très forte, comme une expansion sur trois rimes de la structure du quatraincroiséabab avec redoublement des rimes ena.Le second type est de structure beaucoupmoinsévidente,puisque lesdeux tercetsn’yprésententaucunparallélisme–d’oùquelquesembarraschezleslecteursnovices.

Maislaissonslàlecasdusonnet,quifaitdesesstrophesunusagetrèsparticulier.Lesizainestenfaitunestropheàpartentière,qu’ontpratiquéepourelle-même,etavecuneprédilectionmanifeste,des poètes par ailleurs fort peu portés sur le sonnet, comme Lamartine et surtout Hugo, au pointqu’on peut y voir sans exagération (mais, pour ce qui me concerne, en l’absence de toute«vérification»statistique)lastropheparexcellencedugrandlyrismeclassique:Malherbe,«PrièrepourleRoiallantenLimozin»,ou«LesLarmesdesaintPierre»:

Cen’estpasenmesversqu’uneamanteabuséeDesappasenchanteursd’unparjureThésée,Aprèsl’honneurravidesapudicité,Laisséeingratementenunbordsolitaire,FaitdetouslesassautsquelaragepeutfaireUnefidèlepreuveàl’infidélité…

–etsurtoutromantique.Jenedonnepasàl’adjectif,dansl’expression«grandlyrisme»,unsensparticulièrement laudatif, et je ne trouve pas plus demérite, par exemple, aux huit sizains initiaux(hétéromètresena12a12b6c12c12b6)deTristessed’Olympio:

Leschampsn’étaientpointnoirs,lescieuxn’étaientpasmornes;Non,lejourrayonnaitdansunazursansbornesSurlaterreétendu,L’airétaitpleind’encensetlesprésdeverduresQuandilrevitceslieuxoùpartantdeblessuresSoncœurs’estrépandu!

qu’auxquatrains (isomètres)enabab qui leur font suite ;mais le fait est que le recours ausizain,toutevariationmétriquemiseàpart,etdumoinslorsquelaphrasetendàenadopterlerythme–c’estgénéralementlecas,sinonl’emploidecettestrophen’auraitguèredejustification–,élargitlediscoursetluidonneuneampleurquimanque,enmalouenbien,auxsagesdéfilésdequatrains.Lescombinaisons de rimes sont évidemment nombreuses, mais ce type a a b c c b (en « rhythmustripertitus»)sembledominerassez largement,deMalherbeauCimetièremarin, sansdoutepour laraison susdite : cette combinaison de trois rimes présente lamême clarté et lamême fermeté quecelle,surdeuxrimes,duquatraincroisé.Jenesuispasloindepenserquecesdeuxtypesdestrophessontlesdeuxformesfondamentalesdurythmestrophiqueenlanguefrançaise,laplusvaste(etdansune largemesure toutes lesautres)dérivant structurellementde laplus simple. J’exagèrepeut-être,aveugléparmapréférence, rationalisée tantbienquemal,pour lemodèleabab.Maison trouvechezRonsarddessizainsenababab:MortdeMarieIV,Hélène II-45,Amoursdiverses31(ces troisdernierssontàvraidiredessizainsdesonnetsirréguliers,maisMazaleyratcitedeVoltaireunsizainautonome de ce type), et plusieurs en a babc c, avec distique final : Amours CXLI, « Chanson »,

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NouvellecontinuationdesamoursXXVI,«Chanson»,NouvellespoésiesI,«Chanson»;c’estencorelaformuledusonnetdit«élisabéthain»,illustréeparShakespeareetsouventrepriseparMallarmé,dansdessonnets«irréguliers»parailleurs,aumoinsparlastructure,nonembrasséemaiscroisée,deleursquatrains.Commepourlequatraincroisé,l’alternancedegenresdominantsemblefavoriserlaclausulemasculineaabccb(lessizainsde«Tristessed’Olympio»),maislescontre-exemplesabondent, comme, dans les mêmes Rayons et les ombres VI (« Sur un homme populaire »),l’alternance inverseaa b c cb. Je trouve encore chez Charles Cros des sizains qui inversent lastructurecanoniqueaabccbenabbacc,huitsizainsd’ailleursprésentés,artificeclassiquequenousavonsdéjàrencontréchezHugo(AuxFeuillantines),sousformedeseizepseudo-tercets:

Cen’estpasd’hierqued’exquisesposesMel’ontrévélée,unjourquerêvantJ’allaisécouterleschansonsduvent.

Cen’estpasd’hierquelesteintesrosesQuipassentparfoissursajoueenfleurM’ontparlématin,aurore,fraîcheur10…

Le septain est assez clairement un sizain expansé par l’inévitable triplement d’une des troisrimes,commelequintilestunquatrainexpansé.Laformelaplussimplem’ensembleêtreaabcccb,commedansHugo,Châtiments,I-10,ouVerlaine,Invectives,«Metz»,ouaaabccb,maisontrouveaussi(etpeut-êtreplusfréquemment)ababccb:chezLamartine,findelaXeHarmonie,ouVerlaine,Parallèlement, « Lesmorts que l’on fait saigner… », et surtout,Vigny, « LaMaison duberger », «LesOracles », «LaBouteille à lamer » et «Wanda», dansLesDestinées, dont cettestropheestlaformelaplustypique:

Nousmarcheronsainsi,nelaissantquenotreombreSurcetteterreingrateoùlesmortsontpassé;Nousnousparleronsd’euxàl’heureoùtoutestsombre,Oùtuteplaisàsuivreunchemineffacé,Àrêver,appuyéeauxbranchesincertaines,Pleurant,commeDianeauborddesesfontaines,Tonamourtaciturneettoujoursmenacé.

Ellepeutêtredécritecommelasynthèse,ouplutôtlacrased’unquatraincroiséetd’unquatrainembrassé,oùlequatrièmeversdupremierserviraitdepremierversausecond;cettedescriptionpeutsemblersophistique,maisc’estainsiquejesensleschoses;delastructureinverse,abbacac,jeneconnaispasd’exemple.

Lehuitainpourrait enchaîner,maiscette fois sanscrase,deuxquatrainsde typesdistincts :uncroisésuivid’unembrassé,ababcddc,ouunembrassésuivid’uncroisé,abbacdcd,maisdetels enchaînements procureraient des « strophes » purement graphiques, dissimulant mal unealternancedequatrains,croisé-embrassé-croisé,etc.–quidoitbienexisterquelquepart.Lamartinenes’est pas embarrassé d’une telle nuance, qui propose dans « À Némésis » et dans « Hommage àl’AcadémiedeMarseille»depseudo-«huitains»quineconsistentqu’endes couplesdequatrainscroisés,ababcdcd,commedans l’exemplequeMazaleyrat trouvechezSaint-Lambert,etqu’ilqualifie justementde«degré zéro : deuxquatrains autonomes, sans liaison entre eux autrequede

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parallélisme… formule de pure juxtaposition, sans système global ». Il ajoute qu’en casd’hétérométrie, la conscience d’une composition d’ensemble est « donnée seulement par lareproduction,destropheenstrophe,d’unmêmedessindecombinaisonmétrique»–autrementdit,unitéstrophiqueparsimpleeffetdemètre,cequiassureunrattrapageassezsubtil;maisiln’enciteaucunexemple.Ildoitexisteraussidescouplesdequatrainsembrassés,abbacddc,cequinefaitpasdavantageunestropheunifiée.Lehuitainnepeutguèreéchapperàcetécueil,saufàserestreindreàdeuxrimes:abababab,dontjen’airencontréaucunexemple,ou,unpeuplussubtilement:abababba(c’est-à-direunquatraincroisésuivid’unembrassé,letoutsurdeuxrimes),commedans«LaFilledupêcheur(Graziella)»deLamartine:

QuandtonfrontbrunfléchitsouslacrucheàdeuxansesOùturapportesl’eaudupuitspourlegazon;Quand,lanuit,auxlueursdelalune,tudansesSurletoitaplatidelablanchemaison,Etquetonfrèreenfant,pourmarquerlacadence,Pinçantd’unongleaigulescordesdelaiton,Faitgronderlaguitareainsiqu’unhanneton,Jeunefilleauxlongsyeux,sais-tucequejepense?11

De façon plus complexe, sur trois rimes, par exemple a b a b b c b c, comme chez Villon,«formulecanonique»selonMazaleyrat,oùlesdeuxquatrainscroisésontunerimecommune,etdecefait«dominante»(quatrebcontredeuxaetdeuxc):

Lamortlefaitfremir,pallir,Lenezcourber,lesvainestendre,Lecolenfler,lachairmollir,Joinctesetnerfscroistreetestendre.Corpsfemenin,quitantestendre,Poly,souef,siprecieux,Tefauldrailcesmauxattendre?Oy,outoutvifallerescieulx.

ouababcccb,commedansLesFeuillesd’automneXX:

Dansl’alcôvesombre,Prèsd’unhumbleautel,L’enfantdortàl’ombreDulitmaternel.Tandisqu’ilrepose,Sapaupièrerose,Pourlaterreclose,S’ouvrepourleciel.

LemêmeMazaleyratenciteunautreexemplehugoliendontj’ignorelaréférence,etparleàceproposde«formuleduhuitainromantiquepopulariséeparHugo»:la«dominance»esticimoinsforte, ou plutôt partagée entre les troisb et les trois c. L’« octave italienne » ena b a b a b c c,illustréepar l’Arioste et leTasse,maisdontMazaleyrat trouveaumoinsuneoccurrence françaiseantérieure,chezThibautdeChampagne,estunpeumoinshomogène,avecsondistiquefinalisolé.

La structure laplus simple et laplus efficaceconsiste àmesyeuxenuneexpansiondu sizainclassique«tripertitus»aabccbenhuitain«quadripertitus»:aaabcccb.Mazaleyrat,quiencite

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unexemplerelevéchezLamartine:

Ah!renfermez-lesencore,Gardez-les,fleursquej’adore,Pourl’haleinedel’aurore,Pourl’ornementdusaintlieu!Lecieldepleursvousinonde,L’œildumatinvousféconde,Vousêtesl’encensdumondeQuifaitremonteràDieu.

ajouteque«cen’estpas le typecommun».C’estbiendommage,maisonseconsoleradecetapparentdédaindelapoésie«officielle»aveccedemi-coupletdelachanson«ParisJadis»deJean-RogerCaussimon12–unpeuplusgavroche,maisdemêmemètre–qu’immortalisentJeanRochefortetJean-PierreMarielledanslefilmdeBertrandTavernier,LesEnfantsgâtés:

Dansl’ParisdesrépubliquesL’accordéonnostalgiqueAsemébiendesmusiquesDontilrestedeséchos.Dansnoscœursy’adesrengainesDontlesrimesincertainesSeprenaientpourduVerlaineDuBruantouduCarco…

Leneuvain peut se présenter sous la forme d’une expansion à neuf vers (sur trois rimes) duprincipedusizaincanonique,avectrois«tercets»demêmerimefinale:aabccbddb:exemple,Hugo,ChâtimentsI-XI,avecunevariancemétriquequenousretrouverons:

Etleschamps,etlesprés,lelac,lafleur,laplaine,Lesnuages,pareilsàdesfloconsdelaine,L’eauquifaitfrissonnerl’algueetlesgoëmons,Etl’énormeOcéan,hydreauxécaillesvertes,Lesforêtsderumeurscouvertes,Lepharesurlesflots,l’étoilesurlesmonts,Mereconnaîtrontbienetdirontàvoixbasse:C’estunespritvengeurquipasse,Chassantdevantluilesdémons!

LemêmeHugoprésente,danslepoèmeXXIVdesVoixintérieures,«Unenuitqu’onentendaitlamersanslavoir»,unedispositionabbabcdcd,oùl’onpeutlireunhuitaindetypeabbacdcdaugmentéparadditiond’unetroisièmerimeenbentrelesdeuxquatrains,ou,commeMazaleyrat,unquintilabbabsuivid’unquatraincdcd:

Quelssontcesbruitssourds?Écoutezversl’ondeCettevoixprofondeQuipleuretoujoursEtquitoujoursgronde,Quoiqu’unsonplusclairParfoisl’interrompe…–Leventdelamer

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Souffledanssatrompe.

Cettedernièreformulepeuts’inverserenquatrainsuividequintil:Mazaleyratcite,deLecontedeLisle,unschémaababccbcb,plushomogènepuisquesur troisrimesau lieudequatre.Lapièce«Bonjourmon cœur…»de laNouvelle continuationdesamours deRonsard commence ensizainclassique,aabccb,qu’elleprolongesansfaçonsenajoutanttroisrimesenb:donc,aabccb b b b ; ce n’est pas d’une folle inventivité, mais bon, ce n’est qu’une « chanson », et qui necomprendquedeuxstrophes.

Le dizain médiéval, celui par exemple de l’« Épitaphe Villon », comporte une structuresymétrique,endeuxquintilssurquatrerimes«àschémasinversésenmiroir»(Mazaleyrat)enababbccdcd:

Frèreshumainsquiaprèsnousvivez,N’ayezlescuerscontrenousendurcis,Car,sepitiédenouspovresavez,Dieuenauraplustostdevousmercis.Vousnousvoiezcyattachezcinq,six:Quantdelachair,quetropavonsnourrie,Elleestpieçadevoréeetpourrie,Etnous,lesos,devenonscendreetpouldre.Denostremalpersonnenes’enrie;MaispriezDieuquetousnousvueilleabsouldre!

Ledizainmoderneprocèdeleplussouventdel’enchaînementd’unquatrain,croiséouembrassé,etd’unsizain,letoutsurcinqrimes.Letypeleplusfréquentenchaîneàunquatraincroiséababunsizainccdeed:c’estlastrophedel’ode«ÀM.deLamartine»oudelatroisièmepartiede«LaPrièrepourtous»desFeuillesd’automne,deladeuxièmepartiedel’«Odesurlesrévolutions»deLamartine (en octosyllabes), de la seizième pièce de Bonheur chez Verlaine, ou, chez Valéry,d’«Aurore»(enheptasyllabes)etde«LaPythie»(enoctosyllabes):

LapythieexhalantlaflammeDenaseauxdurcisparl’encens,Haletante,ivre,hurle!…l’âmeAffreuse,etlesflancsmugissants!Pâle,profondémentmordue,EtlaprunellesuspendueAupointleplushautdel’horreur,LeregardquimanqueàsonmasqueS’arrachevivantàlavasque,Àlafumée,àlafureur!

maislemêmeenchaîne,dansl’«Ébauched’unserpent»,trenteetunestrophesoùsemêlentsansprincipeapparentd’alternance,cemodèleclassique,lemodèleinverse(maissurtroisrimes)abbaccabab,quel’onnepeutplusanalyserqu’endeuxquatrains,unembrasséetuncroisé,séparésparundistiquemédian,lemodèleàdeuxquatrainscroisés(surcinqrimes)ababccdede,lemodèleàdeuxquatrainsembrassésabbaccdeed,quiévoquelesdixderniersversd’unsonnet«italien»,plus(àpartirdelaquatorzième)quelquesvariantesdetoutessortes,pourlaplupartsurmoinsdecinqrimes,dontquatresurseulementdeuxrimes.

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Duonzain, lemodèle leplus simpleprocèdede l’enchaînementd’unquintilaabab et d’un

sizainccdeed,dontMazaleyrattrouveunexemplechezLamartine;lequintilpourraitêtreenabbab,mais je ne connais pas d’occurrence de cette variante. Le onzainmédiéval, dans la forme deballadeamplifiéedite«chantroyal»,comporteunquatraincroiséabab,undistiquemédianccetunquintilddede,dontledernierversfaitrefrain.MaisontrouvechezRonsard,auSeptième livredespoèmes(1569),un«Baiser»(pièceXVII)monostrophe,onzaind’octosyllabesenababcbccdcd,sicapricieuxquejerenonceàlerationaliser.

Ledouzain,selonMazaleyrat,comportetrois«structuresdebase».Lapremière,illustréechezRutebeuf,estsymétriqueenmiroir,commecelledudizainmédiéval,etcomposéededeuxsizainssurdeuxrimesdont lesecond inverse lepremier :aabaabbbabba.Ladeuxième, illustréeà laRenaissance,secomposedetroisquatrains,croisésouembrassés,sursixrimes:parexemple,chezRonsard,ababcdcdefef ;maiscelanemesemblecomposerunestrophequepour l’œil.Latroisième,moderne,quejetrouvechezHugodansl’ode«ÀM.David,statuaire»(enoctosyllabes)etdans la deuxième partie de « Bièvre » (même mètre) des Feuilles d’automne, ou, toujours enoctosyllabes, dans la deuxième section d’« À l’Arc de triomphe », dans Les Voix intérieures, mesembleuneexpansiondudizaincanonique:iltourneégalementsurcinqrimes,lesdeuxtercetsenccdeedamplifiésencccdeeed,d’oùlaformeababcccdeeed:

Oh!Parisestlacitémère!ParisestlelieusolennelOùletourbillonéphémèreTournesuruncentreéternel!Paris!feusombreoupureétoile!MorneIsiscouverted’unvoile!Araignéeàl’immensetoileOùseprennentlesnations!Fontained’urnesobsédée!MamellesanscesseinondéeOùpoursenourrirdel’idéeViennentlesgénérations!

Mazaleyrat,quiciteencorelastrophedemêmestructure«Non,l’avenirn’estàpersonne…»,deladeuxièmepartiede«NapoléonII»13,l’analyseenquatrainsuivid’unhuitain«quadripertitus»,cequi revient aumême.Mais,denouveau, l’unité strophiquen’est ici assuréequepar laprésentationgraphique(c’estcequeMazaleyratappelledesstrophes«composées»),et l’onpourraitaussibienvoir ici une structure métastrophique, avec alternance de quatrains et de huitains rimiquementautonomes.Quantauxexquis«douzains»de«L’Invitationauvoyage»,cenesontévidemmentquedescouplesdesizainsclassiquesenaabccbddeffe,quevientanimerlerythmeimpairdedeuxpentasyllabessuivisd’unheptasyllabe,d’oùpourchaque«strophe»557557557557–letoutbriséparunrefrainheptasyllabeàrimesplates77:

Monenfant,masœur,SongeàladouceurD’allerlà-basvivreensemble!Aimeràloisir,Aimeretmourir

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Aupaysquiteressemble!LessoleilsmouillésDecescielsbrouillésPourmonespritontlescharmesSimystérieuxDetestraîtresyeux,Brillantàtraversleurslarmes.

Là,toutn’estqu’ordreetbeauté,Luxe,calmeetvolupté.

(on sait que Valéry trouvait ce rythme « inharmonique », et eût préféré opposer auxpentasyllabesdesoctosyllabesdutype

D’allervivrelà-basensemble!

etqueJeanPrévosts’estessayéàcettecorrection«sacrilège»,quineconvaincguère14.)

Le treizain n’est apparemment jamais autre chose qu’une strophe pour l’œil sur cinq rimes,analysable selon les cas, et selonMazaleyrat, en « sizain+ septain », « quintil + huitain », ou parexception « quatrain + neuvain » (chez Lamartine, a b a b c c c c d e e e d). Le quatorzain pasdavantage,dontMazaleyratciteunexemple,encoredeLamartine,composéd’unquatraincroisé(abab),d’unquatrainembrassé(cddc)etd’uncurieuxsizainembrasséef f f fe.Unestrophedecemodulepeutdifficilementéchapperà l’attractionde laformesonnet,quin’estévidemmentpasunestrophe (à structure, au moins potentiellement, répétitive), mais un poème à structure strophiqueobligée,maisisolé,mêmes’ilexistedessuitesdesonnetsplusoumoinsunifiées,commelesSonnetsdelamortdeSponde,ou,encoreplusétroitementliéeparlacontinuitéd’undialogue,lasérie,chezVerlaine,deSagesseII-4.Etlespoèmesdequatorzevers,sauflorsqu’ilsconsistentsimplementenunesuite de sept couples de rimes plates, comme le poèmeXXI desVoix intérieures («Dans ce jardinantique… »), apparaissent inévitablement comme des sonnets variablement irréguliers, comme lequatrième des Fêtes galantes (« L’Allée »), avec son sizain classique encadré de deux quatrainscroisés,ababaacddcefef(ladispositiongraphiquevarieselonleséditions).

L’exempledequinzain que citeMazaleyrat, extrait de lapièceX desHarmonies deLamartine,illustre assez bien la fragilité de « strophes composées » d’une telle ampleur ; il l’analyse en unquatraincroisésuivid’unsizainclassiqueetd’unquintil,letoutsursixrimes:ababccdeedffdfd;maisl’éditionPléiadedesŒuvrespoétiquesisolegraphiquementlequatraininitial,cequifaitdela suite un onzain autonome sur quatre rimes, où je verrais trois « tercets » en rythme triparti etrepriseduderniersurdeuxvers:aabccbddbdb (jeneconnaispasd’autreexempledecetteforme assez homogène de onzain) ; autrement dit, ces strophes composées sont à lamerci d’unedécision éditoriale (celle-ci étant au surplus seule de son espèce entre une série de dizains et uneautre,desizains).L’étrangepièce«Aupeuple»(II-2)desChâtimentsprésenteaucontraireunesuitehomogènedequinzainsdestructureidentiquesurseptrimes,aababccdeedfgfg,quel’onpeutanalyserchacunecommeunquintilaababsuividusizainccdeed,puisd’unquatraincroiséfgfg : strophes composées, de nouveau,mais d’une composition très efficacement confirméepar sarépétitionsursixstrophes,etparunevariationmétriquetrèsmarquée:88888128881288383,

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lesquatrederniersversdechaquestrophefaisantrefrainsurlesdeuxrimesen–areeten–oi, lesdeuxdernièresenrefrainstrict:

Partoutpleurs,sanglots,crisfunèbres.Pourquoidors-tudanslesténèbres?Jeneveuxpasquetusoismort.Pourquoidors-tudanslesténèbres?Cen’estpasl’instantoùl’ondortLapâlelibertégîtsanglanteàtaporte.Tulesais,toimort,elleestmorte.Voicilechacalsurtonseuil,Voicilesratsetlesbelettes,Pourquoit’es-tulaissélierdebandelettes?Ilstemordentdanstoncercueil!DetouslespeuplesonprépareLeconvoi!…–Lazare!Lazare!Lazare!Lève-toi!

Démonstration, typiquement hugolienne, de l’art de consolider par le mètre une structurerimiqueparelle-mêmeplutôtproblématique.

Du seizain, Mazaleyrat trouve une illustration dans une (seule) strophe en octosyllabes du«Chœurdescèdres»deLaChuted’unange,qu’ilanalyseenseptain+neuvain(aabcccbdddbee e e b). La reprise constante de la rime en b assure ici l’unité, avec une amplification presquesystématiquedurythmetripartiinitial(aabcccbdddbeeeeb);unpartiplusobstinédonneraitun«dixhuitain»aabcccbddddbeeeeeb.Onpourraitprolongerencore,jusqu’àépuisement,mais il sembleque la curiosité,ou lapatience,des spécialistes, etd’abordcelledespoètes, se soitelle-même épuisée avant d’atteindre cette strophe virtuelle : le seizain reste apparemment la plusampledesformesrecensées.

Variancesmétriques

Comme nous l’avons déjà vu, les variances métriques peuvent interférer avec les structuresstrophiques, dont le nombre s’en trouve potentiellement multiplié d’autant. La formulehétérométrique la plus classique consiste à faire concorder le changement de mètre avec lechangement de rime, soit, en quatrain croisé : a 12b 6 a 12 b 6, dans Les Voix intérieures XXX,«ÀOlympio»,sursoixante-quatorzestrophesinterrompuesseulementparunquatraind’alexandrinspour couper un dialogue (un peu comme le changement de strophe de « Tristesse d’Olympio »marquel’entréedanslediscoursduhéros):

Tevoilàdonc,ôtoidontlafoulerampanteAdmiraitlavertu,Déraciné,flétri,tombésurunepenteCommeuncèdreabattu!

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oua12b8a12b8:ContemplationsV-13,«Parolessurladune»:

…Etjepense,écoutantgémirleventamer,Etl’ondeauxplisinfranchissables;L’étérit,etl’onvoitsurleborddelamerFleurirlechardonbleudessables.

ouBaudelaire,«Unecharogne»,«Confession»;c’estlastructure(dissimulée)des«iambes»deChénieretBarbier,laplusprocheenunsens,etmalgrésontitre,decelledel’élégiegrecqueetlatine.Le quatrain embrassé se prêtemoins à cette variancemétrique, qui donnerait par exemple :a12b6b6a12,oua12b8b8a12).Lesizaincanoniquejouevolontiersdelacombinaisona12a12b6c12c12b 6 (sizainsde«Tristessed’Olympio»)oua 12a 12b 8c 12c 12b 8 (VoixintérieuresXX,«Regardez:lesenfantssesontassisenrond…»).Lesdeuxformeslesplusclassiquesprésentent le plus souvent cette alternance trochaïque, long-bref en quatrain ou long-long-bref ensizain(cequeMazaleyratappelledesformes«couées»),bienplusrarementl’alternanceinverseeniambebref-long(6-12ou8-12)ouenanapestebref-bref-long(6-6-12,8-8-12,etc.),commesileversbrefavaitpourfonctiondefaireéchoau(x)vers long(s)qui leprécède(nt),etnon l’inverse ;maisHugo présente, dans Les Voix intérieures II (« Sunt Lachrymae rerum »), 7e partie, des quatrainscroisésena8b12a8b8:

Quelrêvehorrible!–C’estl’histoire.DenospèrescouchésdanslestombeauxprofondsCequ’aucunn’auraitvoulucroire,Nousl’avonsvu,nousquivivons!

et dans Les Chants du crépuscule III, le fameux hymne (composé pour une cérémonie auPanthéonsurunemusiqued’Hérold)«Ceuxquipieusement…»,dessizains(alternantaveclerefraind’octosyllabes«GloireànotreFranceéternelle…»)ena12a12b12c12c8b12.Ilmesembled’ailleursquel’écho12-6,ou12-12-6(«Tristessed’Olympio»),quiprolongelerythmesénairedel’alexandrinparunapparenthémistiche (lemêmeeffetpeutévidemmentdécoulerd’unealternancepentasyllabique10-5-10-5,commedansle«Plain-Chant»deCocteau:

Mauvaisecompagne,espècedemorte,Dequelscorridors,Dequelscorridorspousses-tulaporte,Dèsquetut’endors?

oud’unealternancetétrasyllabique8-4-8-4,commedansSagesseIII-6,

Lecielest,par-dessusletoit,Sibleu,sicalme!Unarbre,par-dessusletoit,Bercesapalme.)

remplitcettefonctiondemanièreplussatisfaisantepourl’oreillequel’écho12-8ou12-12-8(etafortiori12-10ou12-12-10),quidétermineunchangementderythmeplusdifficileàintégrer;ilestvrai que cette difficulté s’aplanit au cours des strophes, comme si l’oreille en prenait une sorte

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d’accoutumanceauseconddegré,commeonpeuts’enconvaincreenrécitant«Parolessurladune».Hugoatténueparfoisceteffetennevariant lemètrequesur leseuldernierversdusizain,commedansFeuillesd’automneVII(«ÉcritenprésenceduRhône»)ouContemplationsII-12(«Églogue»),ena12a12b12c12c12b8:

Nouserrions,elleetmoi,danslesmontsdeSicile.Elleestfièrepourtousetpourmoiseuldocile.Lescieuxetnospensersrayonnaientàlafois.Oh!commeauxlieuxdésertslescœurssontpeufarouches!Quedefleursauxbuissons,quedebaisersauxbouches,Quandonestdansl’ombredesbois!

etBaudelaireplace,dans«LeBeauNavire»,l’octosyllabeentroisièmepositiond’unquatraind’ailleurspurementgraphiqueena12a12b8b12.Ce«rapportdevariation»(Mazaleyrat)oudediscordance,déjàrencontré(d’ailleursplusmarqué)chezChateaubriand,s’illustreencore,maiscettefoisenrythmepurementsénaire,dans«LeLac»deLamartine:

Ainsi,toujourspoussésversdenouveauxrivages,Danslanuitéternelleemportéssansretour,Nepourrons-nousjamaissurl’océandesâgesJeterl’ancreunseuljour?

EtVerlaine,danslacinquièmepiècedeLaBonneChanson,variedesquatrainscroisésena7b7a3b7.Laconcordancemètre-rime(«rapportd’adéquation»),quisemblaitplusoumoinsderègledans la strophe classique, n’est donc pas toujours observée au XIXe siècle, qui présente, selonMazaleyrat(quin’endonnepasd’exemple),desquatrainsàrimesembrasséesetàmètrescroisés,detype (entre autres) a 12b 6 b 12a 6, et peut-être l’inverse a 12 b 6a 6 b 12. « Le Poison » deBaudelaireest,aussiperversementqu’ilsedoit,enquintilsa12b7b12a7b12:

LevinsaitrevêtirleplussordidebougeD’unluxemiraculeuxEtfaitsurgirplusd’unportiquefabuleuxDansl’ordesavapeurrouge,Commeunsoleilcouchantdansuncielnébuleux.

etlapièce IXdesRomancessansparolesenquatrainsa12a7b12b7.Maisdéjà laChansonXCIXdesAmoursdeRonsardétaitensizainsa7a3b7c7c3b7,oùleschémamétrique737737interfèresanss’yconformeravecleschémarimiqueaabccb.EtlesneuvainsdelapièceI-XIdesChâtiments,dont j’aidonnéunexempleplushaut,poussentassez loin ladiscordance,plaçant leursoctosyllabesauxvers5,8et9,sansaucune«adéquation»auxrimesdesversconcernés.

Chateaubriand, apparemment volontiers original dans ses structures strophiques, présenteencore,auLivreXXIIch. 3desMémoiresd’outre-tombe,unexempledesizainàvariantemétriqueaucinquièmevers,ena12a12b12c12c6b12:

J’avaisvufuirlesmersdeSolymeetd’Athènes,D’AscalonetduNillesmouvantesarènes,Carthageabandonnéeetsonportblanchissant:Leventlégerdusoirarrondissaitmavoile,

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EtdeVénusl’étoileMêlaitsaperlehumideàl’orpurducouchant15…

Structuresmétastrophiques

J’ai déjà mentionné de ces structures complexes, qui présentent en somme des strophes auseconddegré,oustrophesdestrophes16. J’entendspar làunealternancerégléedestrophesdedeuxtypes,commedequatrainsisométriquesethétérométriques(Hugo,Contemplations,«ÀVillequier»:a12b12a12b12/a12b6a12b6,etc.,ou«Saturne»,a12b12a12b12/a12b12a12b8,etc.), ou de sizains isométriques et hétérométriques : les sections I, IV etVII du poème IV desVoixintérieures (« À l’Arc de triomphe ») présentent cette dernière alternance (sizains d’alexandrins /sizainsen1212612126),ainsiquelecinquièmedesRayonsetlesombres(«Oncroyaitdanscestemps…»).Mais je ne qualifierais pas ainsi les poèmes qui se contentent d’enchaîner, section parsection (généralement numérotées), des séries de strophes différentes, comme la suite de sizainssuivied’unesuitedequatrains,déjàévoquées,deTristessed’Olympio.Demanièrepluscomplexe,lepoème«Àl’Arcdetriomphe»,dontjeviensdementionnerlessectionsmétastrophiquesI,IVetVII,intercale une section II en douzains d’octosyllabes, déjà évoquée, puis une section III en quatrainscroisés d’alexandrins, puis une section V où quatre dizains d’octosyllabes encadrent un sizaind’alexandrins,unesectionVIensizains1212812128(jesimplifieunpeu),pourfinir,aprèscetteéreintantemachinerie,surunesectionVIIInonstrophique,enrimesplates:çafaitdubienquandças’arrête.Cessuccessionsneprocèdentévidemmentpasd’unealternanceréglée,àmoinsquequelqueprincipenem’enaitéchappé.Enrevanche,lessixquatrainsalternativementembrassésetcroisés(surrimes toutes féminines) de Romances sans paroles VIII forment un authentique, quoique peuorthodoxe,ensemblemétastrophiqueenabba/cdcd:

Dansl’interminableEnnuidelaplaineLaneigeincertaineLuitcommedusable.

LecielestdecuivreSanslueuraucuneOncroiraitvoirvivreEtmourirlalune…

Onpourraitsansdoutedéfinirlesonnetlui-mêmeentermesmétastrophiques,puisqu’ilconsisteen lasuccessionrégléededeuxquatrains (enprincipeembrassés,surdeuxrimes,abbaabba)suivis d’un sizain, sur trois rimes, de type c c d e e d ou c c d e d e. Mais succession n’est pasalternance,etcecas,d’ailleurssansgrandmystère,relèveplutôtdel’étudedes«formesfixes»,quin’étaitpasicinotreobjet.

Toutdemême:uneformefixerépétéetoutaulongd’unpoème,commeleshuitsonnetsdelapièce II-4deSagesse, déjàmentionnée, peut bien fonctionner commeune sorte demétastrophe, ausenscettefoisdestropheelle-mêmecomposéedestrophes:ilyalà,mesemble-t-il(cesassignationsnesontjamaistoutàfaitpéremptoires),plutôtqu’unesériedehuitsonnetsindépendants,unpoème

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unique(incipit:«MonDieum’adit…»)composédehuitstrophesdontchacuneestunsonnet,lui-mêmecomposé,commetel,dedeuxquatrainsetd’unsizain17.Etl’ontrouvechezCharlesCros,sousle titre ambigu « Triolets fantaisistes »18, un poème – plus récemment popularisé par sa mise enchanson – qui traite savamment le triolet, ou « rondel simple » (huit vers sur deux rimes dont lequatrième répète lepremieretdont lesdeuxderniers répètent lesdeuxpremiers,abaababa),comme une structure strophique illustrée cinq fois. Il ne s’agit nullement,malgré le titre, de cinqtriolets indépendants,maisbiend’unpoème (fortement) unitaire, dont ladernière strophe reprend,aveclégèrevarianteparlicencepoétique,lerefraindelapremière;etlachosesecompliqueencoredu fait que, dans chaque strophe, les deuxderniers vers reprennent les deuxpremiers,mais en lesinversant – ce qui subtilise davantage la relation syntaxique du refrain à son couplet. En voici ladernière,aprèsquoil’ons’envoudraitd’ajouteraucunmotquipèseouquipose:

Sidonieaplusd’unamant,Qu’onleluireprocheoul’enloueElles’enmoqueégalementSidonieaplusd’unamant.Aussi,jusqu’àcequ’onlacloueAusapindel’enterrement,Qu’onleluireprocheoul’enloue,Sidoineauraplusd’unamant.

VoirJ.Mazaleyrat, Élémentsdemétriquefrançaise, Paris, ArmandColin,1974,et, dumême(jesuppose),lesentréesafférentesinJ.MazaleyratetG.Molinié,Vocabulairedelastylistique, Paris, PUF,1989.Saufindicationcontraire,lesexemplesetdéfinitionsquej’emprunteàcetauteur(ouàsoncoauteur)proviennenttousdecettedernièresource.LaVierêvée, Marseille,RobertLaffont,1944,p.56-57.Onpourraittrouverlamêmestructuredissimulée(ouévitée)dans«Parlerduciel»,ibid., p.92-93.CharlesCrosrecourrafréquemmentàcettepseudo-strophe,dontjecomptesixemploisdansl’ensembleforméparLeCoffretdesantal(1873)etLeCollierdegriffes(1908).«Lilas»,inLeCollierdegriffes.ThéodoredeBanville,Petittraitédepoésiefrançaise, Paris, 1871,reprisinŒuvres, t.VIII, Genève,Slatkine,1972.Maisnontoujours:unesyllabemasculineen–airest, pourl’oreillemoderne,aussi«ouverte»qu’unerimeen–aire;etinversement,unesyllabeféminineen–ée, aussi«fermée»qu’unesyllabeen–é.En fait, cepoèmemêle (sansalternance réglée)des rimesmasculinesen–cé et des rimes féminines en–cée.Onpourrait donc ledécrire commeà la foismonorimeetbisexué.Nousretrouveronsunpeuplus loindescasdediscordancemétrique.Celui-ci (dont jeneconnaispasd’autreoccurrence) induit, mesemble-t-il, undoubledécoupage:parlesrimes,aab-abb, etparlesmètres,plutôt88-8282.Onsaitquecetteromanceavaitétécomposéeen1804«surunairdesmontagnesd’Auvergne»,maislachansonpopulairedontelles’inspirecomporteunquatrième vers orphelin de rime, aumoins dans l’unique strophe que cite l’édition Pléiade (Œuvres romanesques et voyages, II, p. 1392 et note p. 1762).Chateaubriandrégularisedoncunpeulastructurestrophiquedesonmodèle.«Promenade»,inLeCoffretdesantal ;mêmeeffetdans«Sixtercets»,dumêmerecueil, quisecomposedoncenfait, etmalgrésontitre,detroissizainsinversés.C’est, comme «LaVigne et lamaison », l’un des « Poèmes duCours familier de littérature » (Œuvrespoétiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de laPléiade»,1963,p.1500).Lasuitesecomposedeonzestrophesdelongueursetdestructuresdiverses,maisquireprennenttoutesenrefrainledernierversdecelle-ci.MusiquedePhilippeSarde.Jedis«demi-couplet»parcequechaquecoupletdecettechansonsecomposededeuxhuitainsdecettestructure(sansrelationderimeentreeux).Lerefrain,quantàlui, afficheunquatraincroiséa10b12a10b12:Etallezdonc,envoielaritournelleDelachansongnan-gnanetchauvineetvieuxjeu,Réveilleunpeulepianoàbretelles,Achaqu’foisqu’onl’entendonaleslarm’auxyeux…LesChantsducrépuscule, V;cettestructurecommandeencoredeuxstrophes,séparéespardessizains,delamêmepartie,puislestroisstrophesdelasixièmeetdernièrepartiedumêmepoème.Valéry,Cahiers, Paris, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,t.II, 1974,p.1140;Prévost, Baudelaire, Paris, MercuredeFrance,1953,p.329.Danscetépisodesemble-t-ilunpeu«arrangé»,Chateaubrianddonnecettesuitedequatrestrophespourledébutd’uneodeinachevée(parcequ’interrompueparl’apparitioninopinéedel’admiratrice«occitanienne»)consacrée,lorsdesonséjourdel’été1829àCauterets,ausouvenirdesatraverséedel’Espagneauprintemps1807;maisonconnaîtgrâceàMarie-JeanneDurry,etsousletitre«LesPyrénées»,sixautresstrophesdemêmecoupequipourraientenêtrelasuiteetfin:voirMémoiresd’outre-tombe, Paris, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,t.II, p.375etvar.p.992.VoirMazaleyrat1974,p.103-104.Lescouplesdequatrainsysonttousréguliers(abbaabba), maislessizainssontdestructureplusvariable.LeCoffretdesantal.

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LaCourdumaçon

Au premier plan, une sorte de terrain vague voué à une activité des plus prosaïques, celleapparemmentd’untailleurdepierres,dontlesmatériauxendésordre,brutsoufaçonnés,jonchentlesol.Ce terrain s’étend entre unemaison à deux étages dont l’angle vertical occupe toute lamargegauche du tableau, le bord d’un canal au fond, et une baraque de chantier, en planches étayées dedeux X parallèles, dont la position souligne fortement l’obliquité du point de vue par rapport àl’orientationduterrainetàcelle,perpendiculaire,ducanal.Dominantlabaraquedebois,unefaçadeplusamèneavec sesbaiescintréeset sonbalcondepremierétage ferme lavueducôtédroit.Auxfenêtresdusecondétagependentdeslingesblancs,onnesaittrops’ils’agitdestoresoudedrapsmisà sécher. Sur l’autre rive du canal, en point de fuite de la perspective, une église de profil, aucampanileàlafoisrustiqueetélancé,letoutdebriquebrune,d’allurerigideetsommetouteplutôtnordique,mêmesi l’onaperçoitensilhouetteunornementdemarbrequidoitcouronner la façadeinvisible.Labaseducampanileestmasquéepardeuxmaisonsjumelles,côteàcôte,maislégèrementdécaléesenhauteuretsansdouteenprofondeur,dontlacouleurclairesoulignéeparunéclairagevifattirel’attention,queretientladispositionassezgaiedesfenêtres,etsurtoutdescheminéesenfaçade.Cettemaisondouble donnedirectement sur le canal, sansquai ni aucuneporte auniveaude l’eau,l’entrées’entrouvantsansdoutedecôté,surlaplacelatéraledel’église,oupeut-êtresurlagauche,oùs’amorceunesortede jardinet.Àdroitede l’églises’étendentunesériedeconstructionsbassesquesurmonteunclocherblancdestyleplusmoderneetplusurbain.Leciel,d’unbleuléger,àpeinevoilé,tientpresquetoutelamoitiésupérieuredelavue.Lesoccupationsdespersonnagesprésentsaubord du canal, ou penchés aux fenêtres, ou dispersés sur le terrain vague sont elles-mêmes assezvagues,lesunessansdouteprofessionnelles,lesautresplusludiques,voireoisives,outriviales:unenfanttombéàterre,gigotantsurledosetsansdouteentraindepisser,provoquechezsamère(jesuppose)ungestedesplusexpressifs,sousl’œil(j’imagine)d’unesœuraînée.Uneautrefemme,àsonbalcon, travaille à cequi doit êtreunequenouille, ouun fuseau.Une troisième, apparemment,nettoiel’intérieurd’unesorted’énormebénitier,ouvasquedefontaine.Riendeplusquotidien,riendepluspittoresque.

Onareconnu,j’espère,LaCourdumaçon,ouplusjustementLaCourdutailleurdepierres1;cetitre,sansdouteapocryphe,apparutd’abordenanglais,TheStonemason’sYard,etonleglosesouventparcetautre,plusconformeauxnormestitulairesdugenre,LeCampoSanVitale–ouSanVidal–etl’ÉgliseSantaMariadellaCarità,ouSantaMariadellaCarità,duCampoSanVitale,ouSanVidal;la«cour»enquestion,aveccettebaraquedontlalourdeperspectiveobliqueportel’accentprincipaldutableau,estdonclecampoSanVidal,provisoirementoccupéparlechantierdereconstructiondel’église SanVidal, ici invisible ; la grande église de profil sur l’autre rive est celle de la Carità,aujourd’huiaffectée,aveclesbâtimentsadjacentsdel’ancienneScuola,aumuséedel’Accademia;leclocherblancàdroiteestceluideSanTrovaso.Cetableauestaujourd’huitrèsgénéralementtenuparlesspécialistespourle«chefd’œuvre»deCanaletto–aupointdes’attirer,trèsexceptionnellement,l’estimedeRuskin,quilarefusaitàtouteslesautresœuvresdecepeintre,et,delapartdeWhistler,unecomparaisoninattendue,maishautementgratifiante,avecVélasquez2.Parlesspécialistes,etaussiparlesamateursdits«éclairés»,maisnonparlegrandpublic,quifavoriseplutôtchezcepeintreles

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vues plus classiques et plus spectaculaires du Grand Canal, de la place Saint-Marc, du palais desDoges et duBacino ouvert sur la vaste lagune.La notion un peu ingénue de « chef d’œuvre » nesignifie évidemment rien d’autre que l’objectivation d’un jugement de valeur, et plus précisémentd’unjugementdevaleurrelative,oudeprétérence;reformulonsdoncpluscorrectement:LaCourdumaçonest,parmilestableauxdeCanaletto,celuiquepréfèrentsouventlesspécialistesetlesamateurs«éclairés»,c’est-à-direaumoinsinformésd’unebonnepartdesonœuvre.Jen’auraigardedemerangermoi-mêmedansl’uneoul’autredecescatégories,maisjenepuis–nineveux–dissimulerquej’enpartageassez,surcepoint,lesentiment,quitteàlenuancerenenreconnaissantd’embléelecaractèreéminemmentsubjectifetenajoutant,sansbeaucoupplusdeprétentionà l’originalité,quelesméritesqueprésenteàmesyeuxcetableauseretrouvent,aumoinsàtitrededétail,dansquelquesautres3.

Unetellepréférence(dontlarépartitionexacteresterait toutefoisàvérifier,quantitativementetqualitativement,parvoied’enquêtesociologique)mesemblerelevertypiquementdecequeBourdieuadécritsansexcèsdecomplaisancesousletermede«distinction»,ouencoredecequ’onappellel’élitisme,voirelesnobisme:sesmotifssontd’unordrequ’onpeutdiresecondparrapportàceuxqui attirent en général sur une œuvre la faveur « populaire », ou petite-bourgeoise, en ce qu’ilssupposent généralement ces derniers reconnus et « dépassés ». On peut sans doute imaginer unspectateur non prévenu, qui tomberait en admiration devant ce tableau, sans aucune connaissancepréalable (du reste) de l’œuvre deCanaletto, voire sans connaître le nom de son auteur, et qui lequalifieraitaussitôtde«chefd’œuvre»;maiscecasimprobablenedérogeraitsansdouteguèreàlasituationpluscourante : cellede l’amateurplusoumoinsau faitde l’ensemblede l’œuvre,qui enapprécielesqualitéscommetoutlemonde,maisquilestrouveenquelquesortesurpassées,ouplutôttranscendées(ausens,d’ailleursassezclair,quejevaisexpliciter),dansLaCourdumaçon.Eneffet,admirerspontanément,etpourainsidirehorscontexte,LaCourdumaçonsupposeuneéducation,ouun«éclairement»dugoûtengénéral,oudumoinsenmatièredepeinture,àpeuprèsdumêmeordrequeceuxquiconduisentàmettre,entouteconnaissanceducorpusspécifique,cetableauau-dessusdurestedel’œuvredesonauteur.Danslesdeuxcas,ils’agitdepasserd’un«premierdegré»,celuidesmotifsd’admiration lesplusmanifestesou lesplus immédiats–parexemple laséductionprimaireexercée par l’objet dépeint : « beau » paysage, gracieux modèle – à un degré second, celui quis’attacheàunobjetqueriennedésigneraitàl’admirationesthétiqueaprioriet indépendammentdusort que lui fait le peintre par son traitement pictural. Ilme semblemême que la « secondarité »spécifique(préférerchezCanalettoLaCourdumaçon,disons,auRetourduBucentaure)estdans ladépendance de – ou pour le moins en connivence avec – la secondarité générale qui consiste àpréférerentouteoccurrence,àl’attraitdesobjetsimmédiatementséduisants,cequ’ArthurDanto,entout autre propos, a appelé la « transfiguration du banal », c’est-à-dire, ici, la façon dont l’art dupeintres’exerceetsemanifestesurunobjetqueleprofaneauraitpeut-êtreapriorijugémoinsdignedesonattentionetdesoninvestissement.

Àcetégard, leproposdeLaCourdumaçon–dumoinsceluique luiprêtentsesadmirateurs,dontjemetrouveêtre–estassezmanifeste:ilconsisteàprivilégierunaspectdeVeniseaussiéloignéque possible des fastes habituellement associés à l’image de la cité des doges. Rien, sinon uneinformation topographique extérieure au tableau, nedésigne comme«GrandCanal » lamédiocreétendued’eauquiséparelesdeuxrives,etquetouticiconcourtàdestituerdelagloirearchitecturalequel’onconnaît–etquiéclatedansbiend’autrestoilesdumêmeartiste.L’éparpillementendésordredesblocsdepierreévoqueparavance,entreautres,l’entassementexhibé,égalementaupremierplan,parCorotdanssavuedeLaCathédraledeChartres4,ouencorelespavésenattentedeposetoutau

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bas deLaRueMosnier aux paveurs deManet5. Dans ces trois toiles aumoins, le paysage urbains’ouvresurdesmatériauxbruts,dontlaprésencedèslespremierspasrepousseàl’horizonunobjetplusglorieux:l’illustrecathédrale,lesimmeublesbourgeoisduParishaussmannien,eticilaCaritàvuedeprofil, samonumentalitéplutôt revêche subtilementéclipséepar lemodesteédificeque j’aidit6. Le rapprochement avec ces deux toiles duXIXe siècle indique assez, j’espère, le caractère de«modernité»quecomportenotretableau–uncaractèrequientreàcoupsûrdanslesmotifsdesonappréciation positive, à moins qu’il ne se confonde avec le précédent : savoir dédaigner (le motcomporteicitoutesaconnotationpsychologique)lesgrandsspectaclesetlesobjetsluxueuxpeutbienêtregénéralement–sinoncorrectement–tenu,aumoinsdansl’ordreesthétique(qui,bienentendu,nes’applique pas seulement à l’art), pour une sorte de découverte tardive, ou de conquête de lamodernité, autant que pour un trait constant du « bon goût » à toutes époques. Dans le cas deCanaletto,lethèmehistoriquedelamodernitécontribued’ailleursefficacementàdéplacerceméritedel’artisteverslerécepteur:cepeintreaproduit,etleplussouventenrépondantàdescommandes,et donc en subissant peu ou prou le goût, bon ou mauvais, de ses divers clients, dans les deuxregistresconsidérés,etrienàmaconnaissancenetémoigneabsolumentdesesproprespréférencesenlamatière.Rien,sinon,peut-être,pourletableauquinousoccupe,uneapparitionpubliquetardive(1808) et une absence complète de réplique, deux faits assez notables qui permettent de supposer,quoiquesansaucunecertitude,qu’ill’avaitvolontairementconservépar-deversluipoursonpropreplaisir, ouqu’il avait euplusdemalquepourd’autres à lui trouverun acquéreur en l’absencedetoute commande préalable. L’une et/ou l’autre de ces deux hypothèses ne peut que flatter notre(puisque « notre » il y a) prédilection attentionnelle : nous refusons volontiers à ses clientscontemporains, au goût (gratuitement) supposé plus naïf, et attribuons spontanément à l’artiste, unsystème (intentionnel) de valeurs dont rien n’atteste qu’il le partageait ; le « nous » en cause icidésignedoncunmixted’élitismeintemporeletdemodernitéqu’ilnoussemblenatureldeprojeter,ouplutôtderétrojeter,suruncréateurquenousadmironspourtelaspectdesontalent,aspectdontnoussouhaitonstoutaussinaturellementqu’ill’aitlui-mêmepréféré.Decesouhaitspontanéàl’hypothèsegratifiante, il n’y a que le pas volontiers franchi du wishful thinking, et lorsqu’un témoignagecontrairenouscontraintd’y renoncer (cequipourrait advenirun jourou l’autrepour l’œuvrequinousoccupe),ilnousrestelaconvictionsouventinvoquée,etàpeinemoinsconfortable,quel’artisten’était pas conscient de sa propre modernité et de son génie profond – trop profond pour êtreconscient–,etqueleméritedecetteconsciencenousrevienttoutentier.Maisdecemériteàceluidugénie,iln’yadenouveauqu’unpas:danstouteadmiration,ilyasansdouteunepart–elle-mêmeinconsciente,biensûr–d’auto-admiration.

On a sans doute compris où je voulais en venir par ce bref exercice, pour le coup,d’autocritique, ou plutôt d’auto-relativisation : le propos relativiste que j’ai défendu ailleurs neconsistepasànierquecertainesrelationsesthétiques,quisejugentplus«éclairées»qued’autres(enun sens, tout jugement se juge plus éclairé que les autres, sauf à se récuser lui-même), le soienteffectivement,etencoremoinsquecertainessontàd’autresdanslarelationde«secondarité»quejeviensdedécrire;ilconsiste(plus)simplementàcontesterquecettesituationconfèreàungoûtunesupérioritéréellesurunautre.Cequiestréelici,c’estlefait(subjectif)quel’amateuréclairéjuge,parfoisàbondroit,connaîtreetdépasserlescritèresesthétiquesdel’amateurnaïf,sinonvulgaire;etladifférenceentrelepointdevuenaïfetlepointdevueéclairé(jenedonnedésormaisàcetadjectifaucunautresensqueceluide«nonnaïf»,etplusprécisémentde«qui-pense-avoir-dépassé-le-stade-de-la-naïveté ») est incontestablement une différence de degré, ou, si l’on préfère, une différencecumulativeetvectorisée:danslemouvementquiconsiste,lecaséchéant,àreconnaître-et-dépasser,

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1.

2.3.

4.5.6.

l’éclairéest,pardéfinition,situéplusloin,etenunsensplushaut,quelenaïf,et,tantquel’onsesituedanscetteperspectivelinéaire,iljouitdel’indéniablesupérioritépsychologique(laissonsicidecôtél’aspect sociologique de cette relation, qui n’en manque certes pas) de celui qui connaît, oucomprend, l’autre mieux que l’autre ne le connaît ou ne le comprend. On peut même sans douteconsidérer que dans la plupart des cas, cette supériorité-là restera incontestée, pour les raisonsculturellesdefaitquej’aiindiquéesailleurs7.Maisrienenprincipen’empêchedeconcevoiruneautreperspective,plusdialectique(ausenshégélien),oùlepointdevuenaïf,unefoisinformédesraisonsdontsesoutientlepointdevueéclairédeshappyfew,serétabliraitunniveauau-dessus,seloncette«gradation»décriteparPascalentoutautrepropos,oùl’opiniondesvrais«habiles»,surpassantcelle des « demi-habiles », rejoint la naïveté naturelle du « peuple », mais par une « pensée dederrière » et dans une « ignorance savante qui se connaît »8. Je dois rappeler une fois encore lamanièredontProust,justementàproposdeVenise,illustraitcettegradationenspirale(onditaussi9:«partiedemain-chaude»)entrel’admirationnaïvedes«chosesmagnifiques»,l’appréciationplussavantedeschoseslesplushumbles,etleretour–queriennegarantitcommefinal–auxpremières,aunomd’unecapacité,plussavanteencore,àdépasserlaconsidérationdel’objet:sil’objetdépeintimporte peu, les « choses magnifiques » peintes par Véronèse et devenues, comme dit Cézanne,«peintureabsolument»,méritentautantl’attentionesthétiquequelesobjetscommunsquipeuplentlesnaturesmortesdeChardin:

«…lesnoblessurfacesdedegrésdemarbreéclabousséesàtoutmomentd’unéclairdesoleilglauque[…],àl’utileleçondeChardin,reçueautrefois,ajoutaientcelledeVéronèse.EtpuisqueàVenisecesontdesœuvresd’art,leschosesmagnifiques,quisontchargéesdenousdonnerlesimpressionsfamilièresdelavie,c’estesquiverlecaractèredecetteville,sousprétextequelaVenisedecertainspeintresestfroidementesthétiquedanssapartielapluscélèbre[…]qu’enreprésenterseulementlesaspectsmisérables, là où ce qui fait sa splendeur s’efface, et pour rendre Venise plus intime et plus vraie, de lui donner de laressemblanceavecAubervilliers.Cefut le tortde trèsgrandsartistes,paruneréactionbiennaturellecontre laVenisefacticedesmauvaispeintres,des’êtreattachésuniquementàlaVenise,qu’ilstrouvèrentplusréaliste,deshumblescampi,despetitsriiabandonnés.»10

Mais l’opinion selon laquelle« l’objet importepeu»n’est elle-mêmenullement à l’abrid’unnouveau dépassement, qu’on voit assez (trop) bien à l’œuvre dans l’art contemporain. Dans ce« renversement continuel du pour au contre », qui gouverne largement les mouvements du goût,chacun croit l’emporter sur chacun, et je ne conçois aucun juge suprême et impartial qui soitextérieuràlaspiraleetquipuisseenprononcerle«derniermot».Leseulderniermotmesemblerevenir auconstat relativiste,quin’estpas, lui (sauf si jeme trompe),un jugementdegoût, etquireconnaît la légitimité de chaque appréciation, selon ses propres critères. Et ce que le relativismeesthétiqueestendroitderéclamer(poliment)dechaquejugement,c’estqu’ilapprenneàexposersesmotifs,s’ilena,sanstropignoreroumépriserlesmotifscontraires,etàsesituersoi-mêmedanscequePascal,denouveau,appelleraitsonordre.

NationalGallery,Londres(planche1).Ladateprécisen’enestpascertaine,maisnécessairementantérieureàlachuteduclocherdelaCarità(1741),et leshistoriensremontentplusvolontiersauxannées1726-1730,soitasseztôtdanslacarrièredupeintre,quivécutde1697à1768.Sichef-d’œuvreilya,ilrelèveasseztypiquementdecequ’onaappeléàpropos,jecrois,duCid, «l’heuredupremierchef-d’œuvre».VoirK.BaetjeretJ.G.Links,Canaletto, TheMetropolitanMuseumofArt, NewYork,1989,p.144.ParexempleleRiodeiMendicanti, CàRezzonico(c.1723),pourlecapharnaümdebaraques(sansdouteunsquero, atelierderéparationdegondoles)etdelingespendusquienoccupelapartiedroite;onconnaît, plusgénéralement,legoûtdupeintrepourleseffetsdecouleur,etdematière,desmursauxcrépisdégradés.1830,muséeduLouvre.1878,Cambridge,FitzwilliamMuseum.Etqu’onretrouvesousl’autreangledansuneautretoile,àpeuprèscontemporaine,LeGrandCanal,deS.M.dellaCaritàverslebassindeSanMarco(coll.WindsorCastle;ilenexisteplusieursrépliques,autographesetautres),quimontrel’églisedeface,avec,sursagauche,lamaisontoujourscolléeaucampanileetrévélantsaported’entréesurlaplace.

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7.8.9.10.

Voirplushaut«Quellesvaleursesthétiques?»,et«Relationsaxiologiques».Pensées, éd.L.Brunschwicg,fr.327-337.NathalieHeinich,LeTripleJeudel’artcontemporain, Paris, Minuit, 1998.Àlarecherchedutempsperdu, Paris, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,t.IV, 1989,p.205.CettecritiquesembletomberassezspécifiquementsuruntableaucommeLaCourdumaçon, maisProustnementionneapparemmentjamaisCanaletto,sinondansunavant-textedupastichedesGoncourt(ibid.p.756et1370),oùsonnom,citéà la faveurd’uneanalogieentre lacoupolede l’Institutetcellede laSalute,estbifféauprofitdeceluideGuardi–substitutionmaintenuedansletextefinal(p.288).Canaletto,jel’airappelé,illustreenfaitaussibien,etalternativement,lesdeuxstylesde«vedute»vénitiennesqueProustopposeici.

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Leregardd’OlympiaI

La « citation » d’Olympia dans le portrait de Zola parManet1 appartient à une vaste galaxiegénériqueordinairementdésignéepardeslocutionstellesque«peinturedanslapeinture»,«tableaudans le tableau »2, ou parfois, improprement3, « tableau en abyme ». Elle y occupe une place trèsparticulière,maisilconvient,pourlasituer,debaliserrapidementl’ensembledecechamp,nonpasd’unpointdevuehistoriqueouthématiquequiadéjàétélargementillustré,maisd’unpointdevuethéorique, et plus précisément de celui d’une (très élémentaire) sémiotique de la représentationpicturale.

Untableauprésentdansunautretableaupeutfortbien,parunparadoxefacilemaistrèsmarqué,n’yêtrepasvisible,soitparcequesasurfacepeinteyreste tropfloue,commelaplupartdes toilesreprésentées dans L’Enseigne de Gersaint, soit plus radicalement parce qu’il est vu de dos et nemontre que son envers ; c’est le cas dans LesMénines, ou dans L’Autoportrait dans l’atelier deRembrandt.Lechâssisànusurfonddetoileestaprèstoutunassezbelobjet,etl’oncomprendquebiendespeintressesoientpluàledépeindre,touteaffectationoucomplaisanceprofessionnellemisesàpart4.Maisdanscesdeuxcas,laquestiondel’identificationdutableau,etafortioridesonsujet,setrouveévacuéepardéfaut;ou,sil’onpréfère,lepeintreyreprésenteuntableausansreprésentercequereprésentecelui-ci–sitantestquel’enversd’unetoileméritelenomdetableau.Unetroisièmeesquiveseraitdereprésenter,defaceetsursonchevalet,unetoileencorevierge:jen’enconnaispasd’exemple(latoiledeL’AtelierdeVermeerestdéjàpartiellementcouverte);ilenexistesansdoute,puisque « tout ce qui peut être est », mais, sauf geste conceptuel ou hyper-minimaliste, une toileviergen’estpas(encore)untableau.

Visible comme tableau, l’œuvre représentée peut être « réelle » (c’est-à-dire préexistante) ou«imaginaire»,c’est-à-direenfaitproduiteadhocsurlatoilemêmequiestcenséelareprésenter.Jenevaispasm’attardersurcederniercas,dontnerelèvepasenprincipenotreOlympia(quoique–j’yreviendrai),maisondoityintroduireunenouvelledistinction:untableau-dans-le-tableauimaginairepeut être implicitement référé à l’auteur, ou à un autre artiste clairement reconnaissable, ou laissédans une relative indétermination. Le médium de ces attributions implicites est évidemmentstylistique, au sens largede ce termequi en critiqued’art peut englober des traits thématiques : letableausecond5dansL’AtelierdupeintredeCourbetestdesujet (unpaysagecomtois)etdefactureégalementunmistakable. Lorsque l’identification est plus vague, elle ne peut être tout à fait nulle,puisqu’un tableau visible relève toujours nécessairement d’un genre (la marine dans La Lettred’amourdeVermeer)oud’unemanière(leMoïsesauvédeseaux,styleJacobVanLoo,danslaLettredumême).Danstouscescas,l’auteurprocèdedoncàunpasticheplusoumoinsspécifié;dansceluiqu’illustreCourbet,onpourraitdirequ’ilproduitdeuxtableauxdanssamanièrepropre«naturelle»,dontl’unestenquelquesorteautourdel’autre;maisunemanièrepeut-elleêtretoutàfaitnaturelle,surtoutdanscegenrede situation?« Imaginer»uneœuvrede soi est toujoursune inviteplusoumoinsforteà l’autopastiche,c’est-à-direàuneaccentuationdesesproprestraits,etChasteln’apastortdequalifierlepaysagedeL’Atelierde«super-Courbet».Laquestiondélicateestplutôtcelle-ci:peut-ondirequel’on«représente»untableauqu’enfaitonproduitpourlacirconstance?

Laréponsen’estpasd’ordreempirique,maisconventionnel,ettypiquementsémio-logique:lareprésentation picturale, comme toute dénotation, signifie ce qu’elle est censée signifier,indépendammentdecequ’elle«reproduit» iconiquement.Demêmequ’auxéchecsunmédaillonà

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l’effigiedeMonnaLisapeut«représenter»leroioulefousi,encasdeperte,laconventionenaétépassée,demêmeuntrèsressemblantportraitd’HendrijkeStoffelsnuevaudrapourune«Bethsabée»si le contrat titulaire le stipule.Et lorsqu’un tableau second imaginaire, parce qu’imaginaire, n’estl’imaged’aucuntableauréel(connu),etdoncnereproduiticoniquementrien6,celan’empêchepasletableaupremierde«représenter»,encettepartdesasurface,untableau:c’estmanifestementcequelepeintreavoulu faire, et le spectateuradmet sansbarguignerqu’il l’a fait.Bref, au seconddegrécommeaupremier,rienn’estplusfacilenipluscourantquedereprésentercequin’existepas,fût-ceàla«ressemblance»decequiexiste.

Reste lecasdes tableauxseconds« réels»,dont lapiste,on le saitd’avance,nousconduiraànotre zolienne Olympia. Cette espèce est assez fréquemment, par emprunt au domaine littéraire,baptisée (je l’ai fait) citation. L’emprunt n’est évidemment pas littéral, car au sens propre, citersupposecontenir:commelemontrebienNelsonGoodman7,citer,c’estcontenircequel’ondénote,et réciproquement.Laphrase«E.T.aditmaison»dénoteetcontient lemotmaison, et elle le peutparce que les objets verbaux sont des types idéaux dont les occurrences ou exemplaires (tokens)peuventêtreinséréslittéralementdansn’importequelcontexte:plusexactement,E.T.aproféréuneoccurrence du mot-typemaison, dont j’ai placé une autre occurrence, dite « citation », dans maphrase.Mais un tableau, qui peut certes dénoter (« représenter ») en son sein un autre tableau, nesauraitlittéralementlecontenir,nonplusqu’aucunautreobjet–saufcollage,commelorsqueBraqueouPicasso, las de reproduire des titres de journaux, desmarques d’apéritif ou des papiers peints,s’achète unebonnepaire de ciseaux. Je laisse à son tour cette piste, qui ne nousmènepas à notreobjet, et je note cette évidence : de même qu’un tableau imaginaire figure généralement dans untableauréelparvoiedepasticheoud’autopastiche,untableau«réel»(préexistant)nepeutyfigurer,saufcollage,queparvoiedecopieoud’autocopie.

La«citation»(latosensu)parcopied’untableaupréexistant8,dumêmeartisteoud’unautre,estunepratiqueaussivieille,commeonditgénéreusementdanscescas-là,quelapeintureelle-même.Jeciteraiauhasard (mêmeclause),de la secondeespèce, leLouisXIVdeRigauddansL’Enseigne deGersaint, ou la naturemorte (Venturi 341) dans l’HommageàCézanne deMauriceDenis, et de lapremière,LaGrandeJattedansLesPoseusesdeSeurat.Maislerecoursinévitableauprocédédelacopie soulève nonmoins inévitablement d’innombrables questions, dont j’évoquerai les trois pluspertinentesànotreobjet.

Lapremièreestdenouveaud’ordresémio-logique:silareprésentationpasseparlemoyendelacopie,quelledifférenceya-t-ilentresimplementcopieruntableauetlereprésenter?Physiquement,aucune, et, devant une copie « fidèle » de La Joconde ou d’Olympia, rien ne permet à la simpleinspectionvisuelle, fût-ce laplusattentive,dedéciderentre lesdeuxdiagnostics (si cen’estque lesecondestplustiréparlescheveux);cardenouveau,ladifférenceestconventionnelle,c’est-à-direqu’elle dépend de la signification, ou pourmieux dire de la définition proposée par le copiste etacceptée par le spectateur. Il suffit que le copiste indique, par exemple en titre : « Copie de LaJoconde,oud’Olympia»,ou,plussimplement,sedispensedetouteindication,pourquelacopiesoitreçuecommesimplecopie(j’excluspourabrégerlafraudeoubévuecritiqueàquoil’onpense).S’ilveutquesacopievaillepourunereprésentation, il fautqu’il indiqued’unemanièreoud’uneautrequ’iln’apasvouluseulementlacopier,mais,enlacopiant,lareprésenter,commeonreprésentelemontBlancouunbouquetdepivoines.Celan’arrivejamais?C’estbiendommage,etd’ailleurscen’estpassi sûr,oudumoinsonn’estpaspassé loin.Si,au lieudesecontenterunedeuxièmefois

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d’une simple reproduction photographique, Duchamp avait pris la peine, pour l’intituler LHOOQrasée,deproduireunescrupuleusecopiedeLaJoconde,ceready-madedérectifié,unefoisproduitsonpetiteffet,auraitpuêtrerebaptisé,dansungesteàlafoisconceptueletminimalistecomparable(maisnonidentique)àceluidePierreMénardréécrivantleQuichotte,«LaJocondedeLéonarddeVinci, par Marcel Duchamp ». Cela vaut naturellement pour l’autoreprésentation par autocopie :imaginezVermeerproduisantunerépliquefidélissimedesaVuedeDelft,etl’exposantsousuntitredugenre«LaVuedeDelftdeJanVermeer,parJanVermeer».

Ladifférenceintentionnelle(conceptuelle)entrelesdeuxactes(copieretreprésenter)neconsistequ’en une signification que le second ajoute au premier, comme « voter (à main levée) pour lapropositionduPrésident »n’est qu’une signification conventionnelle ajoutée, au fait qu’on lève lamain, par le moment où on la lève. Mais il convient peut-être de substituer à copier le verbereproduire,afind’élargir lanotion,etderéserversaplaceàcetteautretechniquedemultiplication,aujourd’huibeaucoupplusrépandue,quiestl’empreintephotographique:nousenauronsbesoin.

Nousensommesdoncàcepoint,queriendeperceptiblenedistinguelefaitdereprésentertelqueluntableaudufaitdesimplementlereproduiretelquel.Laclausetelquelintroduit(enl’excluant)laconsidérationdedeuxmanièresdereproduire(etéventuellementdereprésenter)untableaunontelquel. Je réserve la seconde, qui consistera en modifications internes ; la première consiste àreproduire,parcopieouparempreinte,untableauenlesituant,commejesuisbienobligédedire,danssoncadre.Unecopied’Olympiaquimontrerait,enplusdutableauproprementdit,soncadre,ausens littéral et technique du terme, indiquerait par cette additionminimale qu’elle n’est pas censéesimplement reproduire,mais bien représenter ce tableau – sans doute parce que l’imagedu cadre,contrairement à celle du tableau, n’est pas référée à un propos de « copie », mais bien dereprésentation,mêmesilemodedeproductionestidentique.Maisl’additionn’estgénéralementpasaussi minimale, puisque (pour sortir un peu des hypothèses fictionnelles) la plupart desreprésentations de tableaux sont insérées dans des tableaux représentant des objets (des lieux)beaucoup plus vastes, tels que salons, ateliers, galeries ou musées, qui de ce fait en contiennentsouvent plus d’un, voire un très grandnombre.Une conséquencepresque inévitable en est que lestableauxainsi(pourlecoup)clairementreprésentéslesontendimensionsréduites,parfoisdansuneperspectiveoblique,etparfoisaussidemanièrepartielle.

LesPoseuses illustrent avec éclat ces trois possibilités dans leur représentation deLaGrandeJatte.LareprésentationlaplusdémonstrativemesembleêtrecelledelanaturemorteduMaîtredansl’HommageàCézanne : le tableaun’estpas,commed’ordinaire, représentéenpassant,simplementparce qu’il se trouve être présent dans le lieu dépeint : il trône au premier plan, sur un chevaletd’apparat,dansuncadreluxueux,entourédesesadmirateurs.Onvouslemontre,etvousnerisquezpasdelemanquer.Maisiln’estpascomplet,carlesdeuxmainsdeSérusier,enposition,dit-on,decommentateur,enmasquentàpeuprèsunquart.LamarinedeLaLettred’amourestplusintégrale,etdavantageencoreleportraitdupèredel’artistedansl’AutoportraitdeCambiaso9.

Ledeuxièmetypedemodificationestaussiladeuxièmeconséquencedurecoursordinaireàlacopie : une copiemanuelle n’est jamais parfaitement fidèle (une reproductionphotographiquenonplus,maispourd’autresraisons,inhérentesàlatechniquedel’empreintephotonique,saufretouchesmanuelles). On n’en finirait pas de scruter les modifications internes ainsi introduites dans lesreprésentations picturales de tableaux in situ, et de s’interroger sur leur caractère volontaire ouinvolontaire. Je laisse entièrement de côté le champ, aujourd’hui fort encombré, des variations,illustréentreautresparPicassoetLichtenstein:cesfantaisiesparodiquessurl’œuvred’autruineseprésentent pas comme des représentations. Je laisse également la question des répliques (par

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autocopie)modifiées,ouversions,pratiquefortanciennedontl’œuvredeChardin,entreautres,offrede nombreuses illustrations :mêmeparfaitement fidèle, une réplique n’est pas (fonctionnellement)unereprésentation,maisunesimpleduplication.Encoremoinscequej’appelleraipourfaireviteunremake,c’est-à-direunenouvelleversionproduite,nonparcopied’untableaupréexistant,maisparrepriseànouveauxfraisdumêmemotif,cathédraledeRouenoumontagneSainte-Victoire10–sinonpourobserverquececasestleseuld’oùsoitenprincipeexcluelapeinturenonfigurative.

La troisième conséquence, justement, ne peut se présenter qu’à propos de peinture figurative.Quand Cézanne, pour un vingtième tableau sur le même motif, plante son chevalet devant lamontagne Sainte-Victoire, il est clair que ce tableau ne représentera (même s’il lui « ressemble »beaucoup) aucun des dix-neuf qui l’ont précédé, et nonmoins clair qu’il représentera à son tour,comme ses dix-neuf prédécesseurs, la Sainte-Victoire elle-même (c’est la définition du remake) ;quand Chardin produit, par copie du premier, un deuxième Bénédicité, identique ou légèrementdifférent,noussavonsquecetableaunereprésentenullementleprécédent,maisbien,àsafaçon,leurobjetcommun:unemèreet(jesuppose)sesdeuxenfantsautourd’unetableservie,l’undesenfants,agenouillé,ayantlesmainsjointespourlaprière.Lacoexistenced’unprocédéparcopie(dutableau)etd’uneffetde représentation (dumotif) illustreun trait sémiotiquegénéral,qui est la capacitédecertainesformesdedénotationàlatransitivité.

Cettequestionestcomplexe,et jenesuispassûrd’yvoirabsolumentclair,maisilmesemblequelecritère,s’ilyenaun,estdansladistinctionentreusageetmention.Dansunephrasecomme«Parisestunegrandeville»,lenomParisestemployé,demanièretransitive,pourcequ’ilnomme(laville) ;dans«Parisadeuxsyllabes»,cenomestmentionné (cité)pourcequ’ilestsur leplanphonétique.Ilyaaussidescasmixtesouambigus.Si jedéclaretoutdego,dansuneconversation,« Le cœur a ses raisons, que la raison ignore », cette citation peut n’avoir d’autre fonction qued’exprimer àmon tour, après Pascal, cette opinion ;mais si je dis « Pascal a dit “Le cœur a sesraisons,etc.”»,onpeut,selonlescontextes,supposerquejecite(seulement)laphrasedePascal,ouque (en outre) je la prends àmon compte. Ce cas ambigume semble illustré, en peinture, par letableau-dans-le-tableau. Au premier degré, la grande surface oblique, à la gauche des Poseuses,représente (partiellement) le tableauLaGrande Jatte, et ce degré-là est tout à fait inévitable,maisseulement pour qui reconnaît ce dernier tableau.Un spectateur ignorant ou amnésique pourrait sedemander s’il ne s’agit pas d’une baie à encadrement très spécial, par laquelle on apercevrait lepaysage « réel » de la Grande Jatte. Pour éviter au moins le reproche de perversité gratuite, jerappellequelePortraitdeZacharieAstrucparManetposeunproblèmedecegenre:àladroitedumodèle,derrièreune table,s’ouvreunarrière-planenprofondeur,à lahollandaise,dontonnesaittrops’il s’agitd’un tableau(etencecas,dequi?),d’unmiroir,oud’uneporteouverte.FrançoiseCachin tranche en faveur de la première hypothèse, mais le fait qu’il y ait discussion confirmel’ambiguïté(générale)decetypedesituations:l’incontestablefragmentdeLaGrandeJatte,dansLesPoseuses, peut aussi fonctionner comme une représentation de la plage de la Grande Jatte. Unspectateurquiignoreraitouauraitoubliécetableaupourrait,enexaminantLesPoseuses,sefaireunecertaine idée de ce paysage, idée plus fragmentaire mais parente de celle que lui en donneraitl’original.Etenobservantleportrait«second»deCambiasopère,jepeuxmefaireuneidéedecepersonnage, suffisante par exemple pour trouver, comme Bouvard et Pécuchet, ce portrait« ressemblant ». Bref, la représentation d’un tableau peut fonctionner de surcroît, transitivement,comme représentation de ce que représente ce tableau11, comme une citation peut, transitivement,

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exprimerdesurcroîtl’opinionducitateur,mêmesilalégitimitédecetteinterprétationdelapartdel’auditeuroudulecteurestgénéralementindécidable.

L’OlympiainscritedansleportraitdeZola,dontilmeresteheureusementpeuàdire,appartientclairementàcetteespèce:c’estuntableauréelreprésentédansunautretableaudumêmepeintre,etqu’onpeututilisertransitivementcommereprésentationdusujetdutableausecond,enl’occurrence,«Olympia»elle-même.Mais«clairement»nesignifiepastoujours«simplement».Eneffet,etpourrappeler très vite quelques faits bien connus quoique peu sûrs, le Portrait ne représente pasdirectementOlympia,maisapparemmentplutôt(etpartiellement:manquel’extrémitédedroite,avecsonchatnoir)unephotographieennoiretblanc,nonpasmêmedutableau,maisplutôtd’unegravurefaiteentre-tempsd’aprèsletableau,et,enunpointmaldéterminédecettechaînedereprésentationstransitives,uneoudeuxmodifications(j’yreviens)sontintervenues.D’autrepart,letableauoriginalreprésentaitlamythiqueOlympiasousles«traits»dumodèleVictorineMeurent,déjàprésentedansLeDéjeunersurl’herbe,maisnonpasexactementcommeRembrandtreprésenteBethsabéesousles«traits»d’Hendrijke,carcenun’estdevenuOlympiaqu’àl’occasiondesamémorableexpositionauSalon de 1865, ainsi baptisé vraisemblablement parAstruc, si bien que le tableau change de statuticonologiqueetsémiologiquedeuxansaprèssonachèvement:d’abordportraiteffectifdeVictorinenue, ou de Victorine nue « en » courtisane anonyme, il devient portrait putatif d’un personnageimaginaire qui n’est ni biblique (Bethsabée) ni mythologique (Flore), et qui n’est en somme riend’autre qu’un nom12. L’hypothèse de la photographie (dont rien n’atteste l’existence) tient à cequ’aucunedesgravuresconnuesn’acettedimension,etàcequelegraphismeyestcommeempâtépar la reproduction intermédiaire.L’hypothèsede lagravure(excluantunephotographiedirectedutableau) tientàcequel’OlympiaduZolaporteune«boucle»aufront,commesur lesdeuxeaux-fortes exécutées en 1867, et dont la deuxième ornait la brochure de Zola sur Manet. On ne saitapparemment rien des motifs de cette étrange addition. La deuxièmemodification, beaucoup plusclairement significative, n’intervient qu’au stade duPortrait : c’est le regard oblique de la jeunefemme,quisembledirigéversl’écrivaincommepourleremercierdusoutienqu’ilavaitmanifestéàsonamipeintre,etparticulièrementàl’occasiondufameuxscandale.Pourcesdeuxraisonsaumoins,l’Olympia du Portrait est une réplique à variante, une nouvelle version du tableau original, etpartiellementenvertu(peut-être)d’unephotoretouchée13.

Il n’est pas rare qu’un personnage soit représenté détournant le regard, évitant donc celui dupeintre,puisduspectateur:c’estparexemplelecasdelajeunefemme(BertheMorisot)duBalcon;maisBertheregardedroitdevantelle,c’estsonvisagequiestlégèrementdétourné14.L’OlympiaduZola(jen’osedirel’OlympiadeZola)restelevisagefaceauspectateur,seulleregardglisseversladroite,mimiqueparadoxalementplusexpressive,commechacunlesaitd’expérience.Jen’aiaucuneraisondemedémarquerdel’interprétationclassiquedecelle-ci,maisjeveuxsoulignersoncaractèremétaleptique:lajeunefemmeduBalconregardeévidemmentunobjetquenousnevoyonspas,etquiest, quoique hors champ, dans l’univers de ce tableau, disons la rue, ou une fenêtre d’en face.L’OlympiaduZola regarde un objet que nous voyons,mais qu’elle n’est pas censée voir, puisquel’écrivain n’est pas dans le même tableau qu’elle. C’est cette transgression de la frontière entrel’univers du tableau premier15 et celui du tableau second que j’appelle ici (comme tout lemonde)métalepse.C’estellequidonneàcetableau-dans-le-tableausonstatutsiparticulier,commesi,mutatismutandis,unMaîtred’autrefois,aulieud’introduireunanachroniquedonateurdansladiégèsed’uneAdorationdesMages,avaitinscritcetableaudansunportraitduditdonateur,etgratifiécelui-cid’une

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I.

œilladeobliquedelaVierge.Jeneconnaisaucunexempled’unemiseenscèneaussiindiscrète16,etdetoutefaçon,sil’onsongeàlapersonnalitésupposéedenotrehéroïneetaurôleidéologiquedesonchevalierservant, lacomparaisonn’estpasdumeilleurgoût.Mieuxvautsansdouteimaginer,danscette lignée très hypothétique, et en même fonction, une Monna Lisa inscrite dans un portrait deDuchamp par Léonard, qui lui doit bien cela. Selon la plaisanterie populaire, on saurait enfinpourquoiellesourit.

Février1868,muséed’Orsay(planche2).Surcetableauengénéral, voirT.Reff,«Manet’sportraitofZola»,BurlingtonMagazine, CXVII, 1975;etF.Cachin,noticedanslecataloguedel’expositionManet,Paris, Grand-Palais,1983,Éd.delaRéuniondesmuséesnationaux.VoirentreautresA.Chastel, «Letableaudansletableau»(1964),inFables,formes,figures, Paris, Flammarion,1978;J.LipmanetR.Marshall, ArtaboutArt,NewYork,Dutton,1978;etP.GeorgeletA.M.Lecoq,LaPeinturedanslapeinture, Paris, A.Biro,1987.Improprement,parcequelamiseenabymestrictosensusupposequel’imagecontenuesoituneréduction(plusoumoins)fidèledutableaucontenant–etdonc,enprincipe,ainsiàl’infini.RoyLichtensteinapeut-êtretirél’échelle(etlepinceau)surcetobjetemblématique,commesurquelquesautres,avecsesStretcherFramewithCrossBarsde1968,oùillereprésentedanssatechniquehabituelledefaussestramestypographiques.J’entendraidésormaisparlàletableaucontenu,àquelqueespècequ’ilappartienne,etpar«tableaupremier»letableaucontenant.Je n’oublie pas qu’un tableau « imaginaire » peut, lui, représenter un objet réel (c’est peut-être le cas du paysage comtois deL’Atelier), et j’aborderai cetroisièmedegréàproposdetableauxseconds«réels».IlpeutaussireprésenterVénus,laVierge,unelicorne,unpaysagedefantaisie.«Somequestionsconcerningquotation»,WaysofWorldmaking, Indianapolis, Hackett, 1985,p.41-56;trad.fr.«Quelquesquestionsconcernantlacitation»,inManièresdefairedesmondes, Nîmes,J.Chambon,1978.J’ignoreabsolumentsicecasestplusoumoinsfréquentqueleprécédent,mais,commetouteslesquestionsoiseuses,celle-cifinirabienpartrouverréponse.LucaCambiaso,Autoportraitdel’artistepeignantleportraitdesonpère, Offices;v.Chastel, p.74;j’ignoresiceportraitestpréexistantounon.Lestatutdecesdeuxexemplesn’estd’ailleurspasidentique:lepremierconstitueune«série»beaucoupplusmotivée.Rienn’interditd’ailleursàunpeintredeproduire un remake d’uneœuvre d’un autre peintre, comme (si l’on veut) laModerneOlympia de Cézanne ; ni d’ailleurs à deux ou plusieurs peintres detravailler en même temps sur le mêmemotif, commeMonet et Renoir à la Grenouillère, en (si j’ose dire) double make. Il est clair qu’il faut relativiser etgradualiserl’oppositionentrerépliqueetremake, maiscen’enn’estpasl’occasion.Mêmes’ilest«imaginaire»:le«super-Courbet»adhocdeL’Atelierpeutfonctionnercommereprésentationfidèled’unpaysagecomtois.Jenégligepourabrégerlefaitqu’OlympiaestenoutreetàsamanièreunremakevariationneldelaVénusd’Urbin.Pourtoutsimplifier, ilexisteunephotoparZolalui-mêmedesonportraitparManet,ouplusexactementd’unepartiedesonappartementdelaruedeBruxellesoù figure ce tableau, évidemment muni de son cadre ; la reproduction de l’Olympia y est à peu près imperceptible ; v. F. Émile-Zola et Massin, Zolaphotographe, Paris, Denoël,1979,p.180.Lepersonnagepeutaussiregarderlespectateurdefacetoutendétournantsonvisageen(quasi)profil:voyezentreautreslePortraitd’hommeduTitienàlaNationalGallerydeLondres.Jerappelleaupassagequelelieun’enestpascertain;lecertainestqu’ilnes’agitpasdudomiciledeZola.CeseraitàpeuprèslecasdelaMadoneauchanoineVanderPaeledeJanVanEyck,sil’onytenaitlaViergeàl’enfantpourunestatue(polychrome);maiscettehypothèsen’aaucune(autre)justification.MimesisetSemiosis.MiscellanéesoffertesàHenriMitterand, Paris, Nathan,1992.

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PissarroàL’Hermitage

LesvuesdePontoiseetdesesenvirons immédiats,chezPissarro, se répartissentsurquelquessites assez divers : rares panoramas d’ensemble, jardins privés ou public, quais de l’Oise avec ousans ponts, avec ou sans péniches, avec ou sans la silhouette de l’usine Chalon de Saint-Ouen-l’Aumône,oumenuesscènesdelarue,moinsurbainesquevillageoises,oudumoinsbourgeoises,ausensoùPontoiseestalorsmoinsunevillequ’unbourgsemi-rural1.Mais lemotifquimeretiendracorrespond apparemment à une figure dominante, la plus ancienne si j’en crois les catalogues, etaussilaplusconstantesurunlapsd’unequinzained’années.SonsiteleplustypiqueestàcoupsûrlequartierdeL’Hermitage,oùPissarroaséjournéplusieursfois,etenplusieursdomiciles,de1867à18802,maisdeuxou trois lieuxd’ailleurs fortproches,comme lesPâtis,dans lapetitevalléede laViosne,ChaponvalouValhermeil,auborddel’OiseunpeuenamontdeL’Hermitage,présententunestructurecomparableetontégalement«posé»,aprèscoup,pourquelquesvariationssur lemêmethème.

Cettestructureapparaîtdoncdès lespremières toilespontoisiennes,quis’attachentaupaysageditdu«fonddeL’Hermitage»–lepremierlogisdePissarro,en1867,setrouvaitdanslaruefortancienne qui porte ce nom.Ce hameau administrativement rattaché à Pontoise occupe en effet, aunord-est de la ville, en suivant un vallon généralement à sec, l’espace qui s’étend entre le bordméridionalduplateauduVexinetlarivedroitedel’Oise.Le«fond»enquestionestl’extrémiténordde ce vallon, après quoi s’élève, de manière assez abrupte, la montée au plateau. Le fond deL’Hermitageestdonctypiquementunpaysageencontrebas,oùlesmaisonsduvillages’alignentaupied de ce qu’on peut considérer, selon, comme une colline ou un coteau. Pour le saisir le plusclairementdanscettesituation,lepeintresepostegénéralementsurunecontre-pentequilesurplombelégèrement,sansdoutesurl’autreversantduditvallon–l’urbanisationultérieuredecesiteenrendaujourd’hui lastructureunpeumoins lisible,et lareconstitutionplutôtconjecturale.Lehameauestainsidoublementdominé,parla(faible)hauteurd’oùleperçoitlepeintre,etquelespectateurnepeutqu’induiredeceteffetdeplongée,etpar lecoteauunpeuplusescarpéquis’élèvepar-derrière.Lafonction de cette contre-pente est assez évidente : si le terrain entre le peintre et son motif étaithorizontal, comme il peut arriver entre falaise et rivage3, le surplomb du coteau pourrait être, aumoinsenpartie,masquépar la lignedesmaisonselles-mêmes, etdece fait sensiblementdiminué.C’estcequisepassedansL’HermitageàPontoise4,oùlepeintres’estplacédeplain-pied,àtoucherlespremiersjardins(potagersetvergers)duvillage:àpartl’extrémitégauche,oùunsentiers’élèvedavantageentrechampetbosquet,laligned’horizondépasseàpeinecelledesmaisons,au-dessousmêmedelaplushauted’entreelles;auxcouleursprès,lapentedelacollineseconfondpresqueaveccelledes toits,cequiévacueàpeuprèscomplètement l’impressiond’encaissement,d’autantque laperspective plus profonde fait paraître l’arrière-plan plus lointain : sans le témoignage des autresvues,onpourraitsupposerqu’ils’agitd’unecollineassezélevée,maissituéeàplusieurscentainesdemètres à l’arrière du village. Mais c’est à ma connaissance la seule occurrence de ce dispositifaplanissant5 : toutes les autres toiles dramatisent au contraire le site en accentuant l’effet de relief,soulignéparlaprésenceaupremierpland’uneamorcedelacontre-pente(VuedeL’Hermitage,CôteduJallais,Pontoise6)oudelacourbed’unsentierdescendantverslehameau,commedansLaCôteduJallais,Pontoise7.Cedernier,queP.etV.tiennentpour«peut-êtrelechefd’œuvredugroupe»8,donneapparemmentlavuelaplusample–décaléeverslagaucheparrapportaugroupedemaisons,

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comportantlaplusgrandehauteurdeciel(àpeuprèsuntiersdelatoile)etlaplusgrandeamplitudede ligne de crête – jusqu’à silhouetter, si je ne m’abuse, sur la gauche et entre deux couples depeupliers,letrèscaractéristiqueclochetonRenaissancedel’égliseSaint-Maclou,seulélémentvisibleen ce point de la ville elle-même (j’ignore à vrai dire si cette silhouette est, ou était alors,effectivementvisibledupointoùlepeintreestcensésetrouver;maisilpouvaitévidemment,commebiend’autres,trichersurlaperspectivepourmontrercequ’enfaitilnevoyaitpas).Uneffetd’espacecomparablesetrouveàlamêmeépoque(1868),maissurunsitedifférent–quoiquepeuéloigné–,dansPaysageauxPâtis,Pontoise9;lehameaudesPâtissetrouvedanslavalléedelaViosne,aunord-ouestdePontoise,etlepointdevuesurplombantestunecollineprèsd’Osny,orientationquiexcluttoutevuedelaville;contrairementauvallondeL’Hermitage,laViosneestunvéritablecoursd’eau,qui s’agrémentait alors de quelques moulins, mais la perspective ici adoptée le dissimule, ce quicontribueàassimilerlesdeuxsites.

Paradoxalement,lavuelaplusresserrée,danscettepremièresérie10pontoisienne,estlemotifdelatoilelaplusvasteendimensions,LesCoteauxdeL’Hermitage,Pontoise11,oùlesentierdepremierplan, plus développé que dansLa Côte du Jallais, Pontoise, serpente jusque entre les maisons duvillage,qu’ilsembleouvriràl’avancéeduspectateur;s’ilfallaitchoisir,sansquittercettepériode,letableauleplustypiqueduthèmequinousoccupe,ceseraitpeut-êtrecelui-ci,dontlafranchiseetlafraîcheur(deuxpropriétésd’ailleurscommunesà toutescespièces)éclatentdès l’entréede lasalleréservée,auGuggenheim,àlacollectionTannhauser.Cethème,dontj’ignoreévidemmentquelestledegré de conscience chez notre peintre, c’est celui de ce que j’appellerais volontiers le paysageintime.Jen’entendsévidemmentpasparlàunpaysageintérieur,métaphore«choisie»del’intérioritéd’une«âme»,commeceluiquefiguraitetillustraitlasuitedesFêtesgalantes;c’estlàunpaysageparfaitementextérieur,maisquiprésente–c’est-à-dire,biensûr,quisembleprésenter–unequalitéd’invite,quienfaitunsited’électionpourcequeBachelardappellela«rêveried’intimité»12.Lefaitqu’il s’agisse, non d’un site désert ou sauvage,mais d’un village bâti, contribue largement à cetteimpression : dans toutes ses versions, et spécialement dans celle-ci, ce vallon de L’Hermitage esthabité,etlespectateurpeuts’imaginerchezsoi,oudumoinsaccueilli,dansunedecesmaisonsquinesontapparemmentnidesfermesisoléesnidesdemeuresbourgeoises(commeilcommençaitalorsà s’en construire un peu plus bas, dans la nouvelle, toute rectiligne, tout horizontale et plutôtrésidentielle rue de L’Hermitage, que Pissarro habiterait lui-même un peu plus tard), mais deshabitations rustiques sans âge (la plupart datant du début du siècle), proches à presque se toucher,entrelesquellesl’espaceseresserreetménageunecontiguïtéfamilièrequeneconnaissentnilesruesdevillesnilesétenduesruralesàhabitatdispersé.Levillage-en-contrebasredoublecetteimpressiond’intimitéparsasituationresserrée,«circonvenue»,commediraProust,detoutesparts,quimotiveenquelquesortelaproximitéparl’impossibilitéapparentedes’étendredavantage:untelhabitatsetrouve en quelque sorte heureusement (pour l’imaginaire) empêché d’expansion, condamné àl’immobilité.Cecreux,moins«deverdure»solitaire«oùchanteunerivière» (oncroitpourtantl’entendre)qued’habitationprotectriceetchaleureuse,estévidemmentuneimagerenouveléedunid,etdelagrotte13,etdoncdugironmaternel:l’intimitéqu’ilm’évoquen’estpaslamienne,cellequejecontiensetdont jechercheàm’échapper,mais(aucontraire?)celleoù jemesouviensd’avoirétécontenu, et que j’aspire apparemment à retrouver. Pour emprunter de nouveau à Bachelard, cetterêveried’intimitéestparexcellenceune«rêveriedurepos»–maisd’unreposhorsdesoi,danslerefuge d’une altérité accueillante : à peu près l’antithèse de ce qu’on nomme ordinairement lesublime. Mais suffit pour cette psychanalyse de bazar, ou plutôt d’épicerie de village, que je megarderaid’attribueraupeintrelui-même.

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Je n’ai considéré jusqu’ici que les toiles de cette première période pontoisienne (1866-1868),queBrettell appelle la période du « formalisme réaliste ».Cette dernière expression peut semblerparadoxale,maisellenemanquepasàmesyeuxd’unecertainejustesse.Ceteffettient,mesemble-t-il,àlafaçondontlafermeté,larobustessedutoucher(quelescritiquesdutemps,àcommencerparZola14,n’ontpasmanquéderemarquer)soulignela«grammaire»,commedisaitaudébutdusièclele peintre et théoricien Le Carpentier15, d’un paysage si opportunément construit, et si fortementstructurépar l’étagement lisibledesplansetdesniveaux,etpar l’agencementdesvolumes:cequeThéodoreDuretexprimeraàsafaçon,unpeuplustard,enparlantducaractère«absolumentassis»destableauxdePissarro,qualitéqu’ilattribuaitàson«sentimentintimeetprofonddelanature»et,commeZola,àsa«puissancedepinceau»16.Latoucheestcertespourbeaucoupdansceteffet,maisdavantageencorelechoixetl’accentuationd’unteltypedepaysage:riensansdouten’assiedmieuxunsitequ’ungroupedemaisonsàsabase,fussent-ellesdeguingois,etdisposéescommeiciàlava-comme-je-pousse:lagéométriesensibles’exerceplusheureusementsurl’apparentdésordrerustiquequesurlequadrillagerégulierdesédificesindustriels.C’estencela,sansdoute,quele«réalisme»contribueparadoxalement à lapromotionde la forme : lavisionanalytiquedeCorot accentuée, etcommevirilisée, par une touche à laCourbet – je ne suis d’ailleurspas certainque lepremier aittoujoursbesoindurenfortdusecondpourannoncerletroisième(endate):LesMaisonsdeCabassusàVille-d’Avray17n’ontguèreàenvier,nipourlemotif,nipourlamanière,auPissarrodelapremièrepériode de L’Hermitage, évident chaînon nonmanquant entre Corot et Cézanne – ou, si l’on veutembrasser davantage, entre Poussin etBraque : le «Poussin de l’impressionnisme», queMauriceDenis18trouverajustementchezCézanne,estàmonavisdéjàlà,etgrâceàl’accordmanifesteentreunsiteetunevision.Maisilnousfautencoreconsidérerquelqueséchosdecemotifdanslespériodessuivantes, qui s’échelonnent pour l’essentiel entre 1872 et 1884 – la coupure, selonmoi décisive,entre1868et1872tenantàundépartpourLouveciennes,hautlieudel’impressionnisme,enmai69,puisàunexoded’abordàMontfoucaultdanslaMayenne,puisàLondres,pourcausedeguerre.

Lapériode1872-1873,queBrettellqualifiede«périodepontoisienneclassique»,apparemmentparréférenceauxéchospoussiniensquel’onpeuttrouverdansleproposd’ensembledelasériedesQuatre Saisons19, comporte apparemment peu de vues du fond de L’Hermitage, et davantage duplateau du Vexin ou des bords de l’Oise, paysages par définition moins accidentés. Les troispremièresSaisonsprésententmêmeunehauteurdeciel,desdeux tiers,assezrarechezPissarro,etqui évoque davantage Monet, ou plus encore un Boudin où le rôle de la plage, au ras du bordinférieur,seraittenuparl’étenduehorizontaledesterrescultivées.MaisL’Hiverreprésenteunvillagevuenlégèreplongée,etPontoise20etLaSentedejustice21procurentdeuxvuesdelavilleelle-même,sans doute prises à peu près du même point, également en plongée sur le clocher, cette fois, del’égliseNotre-Dame,etLeJardindelaville,Pontoise22souligneladénivellationtrèsmarquée(àcetteéchelle) entre l’esplanade inférieure, d’où émergent encore lemêmeclocher deNotre-Dame, et lepetit belvédère escarpé de ce jardin que Julien Green qualifiera justement de « mystérieux »23.Pontoise,établiedepuisdessièclesàlafoisaubordduplateau,àsespiedset,autantquefairesepeut,sursespentesparfoisunpeuraides,nemanquecertespasderelief,etPissarro,quin’enapasabusé,préférant apparemment des sites plus rustiques, en a pourtant quelquefois tiré parti pour des vuesurbaines à plusieurs étages ; la plus remarquable est sans doute celle du Parc aux Charrettes,Pontoise24, qui donne à Saint-Maclou, prise de profil et en contre-plongée, un élancement fortavantageux(la«réalité»estaujourd’huiunpeumoinsspectaculaire,maiscetescarpementrépondbienàmespropresimpressionspassées,quisesituent,dansletemps,àpeuprèsàmi-chemin).Unevue panoramique sensiblement plus tardive, peut-être la dernière de toutes avant le départ pour

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Éragny,VuedePontoise25,prised’assezloinàl’ouest,montreaucontrairel’égliseensemi-contrebasdelapartiesupérieuredubourg,dissimulantl’à-picd’oùelledomineenfaitlebasdesavilleetlecoursdel’Oise.

Maisj’aiunpeudébordémonobjet.C’estsurtoutàpartirde1875quePissarrorevientànotresite du fond de L’Hermitage, par exemple avecCoteau de L’Hermitage, Pontoise26,Le Sentier duvillage27,ouL’Hermitage,Pontoise28,dontlethème(lehameauaupieddesacolline)estidentiqueàcelui des années 67-68, mais dont la facture est sensiblement plus marquée de la manièreimpressionnistedontPissarros’étaitimprégnédansl’intervalleaucontactdeMonetetdeSisley:latoucheestpluslibre,lesà-platsréguliers,souventaucouteau,quisemblaientparqueterlessurfacesdesolontfaitplaceàdescoupsdepinceaupluslégers.La«grammaire»dupaysages’efface,ouaumoins se dissimule derrière le (nouveau) style du peintre, qui recourtmaintenant volontiers à deseffetsdesous-bois,oùlesmaisons,moinsnettesdeforme,etdematièreàlafoisplusgrasseetplusvaporeuse,n’apparaissentplusqu’entre les fûtset les feuillagesdesarbresqui formentunpremierplantrèsrapproché:c’estlecasduFonddeL’Hermitage29,oùleprofildelacollineselaisseàpeinedeviner,etdecestroistoiles(entreautres?)qu’apparenteunpointdevuetrèsresserré,etdereliefplus accentué que jamais : la première,Le Chemin montant, L’Hermitage, Pontoise30, peinte selonBrettell31 « à mi-hauteur sur le chemin montant à la côte des Bœufs », et où le village sembleapparaîtredansunebrèveéchappéesurunsentierpresquedemontagne,estdetonencoreestival,ouprintanier;lesdeuxautres,trèsprochesdansl’espaceetapparemmentdansletemps,sontmarquéespar une saison d’automne, ou d’hiver, où les silhouettes dénudées de quelques peupliers et arbresfruitierssedressentdevantdestoitsdontlateintetrèsviveneparvientpasàcompensertoutàfaitlamélancoliedel’ensemble32:ils’agitdeLaCôtedesBœufs,Pontoise,ditencoreCôtesSaint-DenisàPontoise33etdesToitsrouges,coindevillage,effetd’hiver,ditencoreLeVerger,CôtesSaint-DenisàPontoise34.Cesdeuxdernierspaysagessontd’ailleursexceptionnellementvidesdeprésencehumaine,si ce n’est, dans le premier, deux personnages si fondus dans le taillis du deuxième plan qu’ilssemblent s’y dissimuler pour épier avec crainte ouméfiance le peintre au travail, etmaintenant lespectateur.Cettetonalitéunpeudépressiveévoqueévidemmentcertainestoilescomposéesparl’amiCézannevers1873àAuvers–quisesitueàquelqueskilomètresdeL’Hermitage,etdansunesituationsouventcomparable–, commeLaMaisonduPèreLacroix35,LaMaisonduDrGachet36, et surtout,biensûr,LaMaisondupendu37,oùlerelief,plustourmentéqu’étagé,etmêmequelquepeurenfrogné,n’inspireplusaucuneallégresse,etnesuggèreaucunechaleureusehospitalité.Lesitesembleavoirépuisé ses capacités conviviales, et peut-être pressentir sa future déchéance banlieusarde. Il estapparemmenttempsdeplierbagage,etd’allers’installerunpeuplusloin.MaisilnemesemblepasquePissarroaitdès lorsretrouvéailleurs lafraîcheurd’inspirationqueluiavaitcommuniquéedèsl’abordcesiteprivilégiédeL’Hermitage,quinesurvitplusguère,aujourd’hui,quedanssonœuvre–etdansquelquesmémoiresbientôtéteintes.

Jenediraisdoncpas,commeLucienPissarroetLionelloVenturi38,que«personneaujourd’hui[en1939]nes’apercevraitdelapoésiequiémanedescoteauxdel’HermitagesiPissarronel’avaitrévélée:àtraversluiilsapparaissentsolides,réservés,nonsansmystère…».Lemystèreetlapoésies’en sont peut-être flétris aujourd’hui,mais je puis attester qu’ils nous étaient toujours présents en1939, même sans référence à Pissarro, et encore pour quelques années, durant lesquelles on adavantagedétruitqueconstruitdanscesparages. Icicommeailleurs, lamagied’unereprésentationtientà la rencontreheureuseentre lespropriétésd’unobjet et la sensibilitéd’unartiste, et celledeL’HermitagedePissarropourraitdevoirautantàL’Hermitagequ’àPissarro, augéniedu lieuqu’àceluidupeintre.

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6.7.8.9.10.

11.12.13.

14.15.16.17.18.19.20.21.22.23.24.25.26.27.28.29.30.31.32.

33.34.35.36.37.38.

Outrequelquessouvenirsd’enfance,jem’appuielargementsurl’étudetrèsattentivedeRichardBrettell, PissarroetPontoise.Unpeintreetsonpaysage, trad.fr.deSolangeSchnall, éd.duValhermeil, 1991(abr:Br.);laréférencelapluscomplèterestelecatalogueraisonnédeLudovic-RodoPissarroetLionelloVenturi,CamillePissarro,sonart,sonœuvre, 2vol., Paris, 1939(abr:PV).Jerenvoieautantquepossibleàcesdeuxouvrageset, àdéfaut,aucataloguedel’expositionPissarrode1981,Paris, RMN(abr:cat.), ouàceluideL’Impressionnismeetlepaysagefrançais, Paris, RMN,1985(abr:IPF).En1881,ildéménageauquaiduPothuis,sondernierdomicilepontoisien,qu’ilquitteraendécembre1882pourOsny,àlalisièrenord-ouestdePontoise,qu’ilquitteraàsontouretdéfinitivementen1884pourÉragny-sur-Epte,prèsdeGisors.Un effet comparable, mais avec interposition d’un bras de rivière, se trouve exceptionnellement chez Monet (qui n’est pourtant guère porté sur les vuesencaissées),dansAuborddel’eau,Bennecourt,1868:levillageéponyme,surlarivedroitedelaSeineenamontdeVernon,etvud’uneîlequiluifaitface,estfiguréaupiedd’uncoteauquilesurplombe,commeilarriveplusfréquemmentencoresurlesrivesdelaSeinequesurcellesdel’Oise.1867,PV56,Cologne.Unetoileplustardive,PaysageàChaponval(1880,PV509,Br.167,Orsay),évited’ailleursceteffetbienqueprisedeplain-pied–maisavecunfortreculqui,commedansleBennecourtdeMonet,empêchelalignedesmaisonsdemasquercelledelacolline,aupieddelaquelleaucontrairelevillagesemblecollé.1867-68,PV57,coll.part.1867,PV55,Br.95,MMA(planche3).PV,t.I, p.20.1868,PV61,Br.130,coll.part.Le mot n’est pas à prendre ici dans son sens strict, comme pour les cathédrales de Rouen chez Monet : Pissarro n’a jamais exposé, ni même, à maconnaissance,envisagéd’exposerensemblecegroupedetoiles,quen’unitriend’autrequ’unecertaineunitédemotif(maisnondepointdevue),commeplustardlesSainte-VictoiredeCézanne.1867-1868,1,51×2,00,PV58,cat.11,NewYork,muséeGuggenheim(planche4).LaPoétiquedelarêverie, PUF,1965,p.62,etdéjàLaTerreetlesrêveriesdurepos, Corti, 1948,ch.I, «Lesrêveriesdel’intimitématérielle».LescoteauxdeL’Hermitagecomportaientquelqueshabitats troglodytiques,apparemmentplutôtmisérables,etdont lepittoresquefacilenesemblepasavoirattirél’attentiondenotrepeintre(voirBrettell, p.44-45).Salonde1866,inÉcritssurl’art, Paris, Gallimard,coll.«Tel»,1991,p.133.C.J.F.LeCarpentier, Essaisurlepaysage, Paris, 1817.LettreàPissarro,6décembre1873,citéeparF.Cachin,Catalogue1981,p.38.1835-1840,Louvre.«Cézanne»,L’Occident, septembre1907,citéinRewald,Histoiredel’impressionnisme, nouv.éd., Paris, AlbinMichel,1986,p.361.PV183-186,coll.part., Madrid.Cesquatretoilessontdeformattrèspanoramique(55×130).1872,PV172,Br.39,Orsay.Vers1872,absentdePV,Br.40,Memphis.1874,PV257,Br.41,coll.part.Journal, 20-7-56,Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,t.V, p.41.1878,PV442,Br.38,coll.Reeves,NewYork.1884,PV628,Br.171,coll.part.1873,PV209,cat.27,coll.Durand-Ruel.1875,PV310,Br.97,Bâle.1878,PV447,Br.98,Bâle.1879,PV489,Br.166,Cleveland.1875,PV308,cat.41,IPF32,Brooklyn.NoticedecetableauinIPF.«ÀproposdeLaCôtedesBœufs, onpeutciterl’allusiondePissarroà“l’automneetsestristesses”dansunelettredu13octobre1877àEugèneMurer»(noticedecetableaudanslecatalogue1981).Unetoileunpeuplustardive,LeJardinpotageràL’Hermitage,Pontoise(1878,PV437,Br.22,Tokyo),oùlepeintremanifesteune foisdeplus songoûtbienconnu,etparfois raillé,pour lescarrésdechoux,dissipepourtant toutmalaisedansune lumièrehivernale,oudeprintempsprécoce,plutôtgaie.1877,PV380,Br.154,Nat.Gal., Londres.1877,PV384,Br.155,Orsay.Venturi138,Nat.Gal., Washington.Venturi145,Orsay.Venturi1833,Orsay.PV,t.I, p.21.

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MatièredeVeniseI

Dans l’atelier de laRecherche, et encore jusqu’aux épreuvesGrasset que Proust corrige sansdouteavantl’été1913,UnamourdeSwanns’ouvraitsurunepageétrange,quevoici:

«IlenétaitdeM.etMmeVerdurin,commedecertainesplacesdeVenise,inconnuesetspacieuses,quelevoyageurdécouvreunsoirauhasardd’unepromenade,etdontaucunguideneluiajamaisparlé.Ils’estengagédansunréseaudepetitesruellesquifendillententoussensdeleursrainureslemorceaudeVenisequ’iladevantlui,compriméentredescanauxet lalagune,quandtoutd’uncoup,auboutd’unedes“calli”,commesilamatièrevénitienneaumomentdesecristalliseravaitsubilàunedistensionimprévue,ilsetrouvedevantunvastecampoàquiiln’auraitpucertessupposercetteimportance,nimêmetrouverdela place, entouré de charmants palais sur la pâle façade desquels s’attache la méditation du clair de lune. Cet ensemblearchitecturalverslequel,dansuneautreville,larueprincipalenouseûtconduittoutd’abord,icicesontlespluspetitesquilecachentcommeundecespalaisdescontesdel’Orientoùonymènepourunenuit,paruncheminqu’ilnefautpasqu’ilpuisseretrouveraujour,unpersonnagequifinitparsepersuaderqu’iln’yestalléqu’enrêve.Eteneffet, si le lendemainvousvoulez retourneràcecampo,voussuivrezdes ruellesqui se ressemblent toutesetnevousdonneront aucun renseignement. Parfois un indice vous fera croire que vous allez retrouver et voir apparaître dans laclaustration de sa solitude et de son silence la belle place exilée,mais à cemoment quelquemauvais génie, sous la formed’unecallenouvelle,vousfaitbrusquementrebroussercheminetvousramèneaugrandcanal.Lelecteurobscurd’unjournalmondains’yretrouvechaquejourets’yestfamiliariséaveclesnomsd’unequantitédepersonnesqu’ilneconnaîtrajamaisetqu’ontmises en relief une fortune souvent peu élevée, un titre ou un talentmême douteux ; et jamais il n’y a lu le nomdeVerdurin.Maisunjour,cherchantunehabitationauborddelamer,ilvoitplusieursvillasplusvastesquelesautresets’informe.EllesontétélouéesparMmeVerdurin,pourelleetsesamis.ÀVersaillesl’hôtelestplein;seulleplusbelappartement,remplidemeublesanciens,sembleinhabité;maisiln’estpaslibre,ilestlouéàl’annéeparMmeVerdurin.ÀcausedeMmeVerdurinquilesaretenuesd’avancepourelleetsesamis,onnepeutavoirlalogeoulatablequ’onvoulaitàungrandconcertoudansunrestaurantdesenvironsdeParis.EtdanscesplansduParissocialquelescourriéristesdressentavecunsiminutieuxdétailetàunesigrandeéchellequesouventcentmillefrancsderentessuffisentàyvaloirunepositionpourceluiquilespossède,ons’aperçoit que l’espace forcément assez vaste rempli par lesVerdurin, qui dépensent de sept à huit centmille francs chaqueannée,n’estnullepartmentionnéniprévu.»1

SiProustn’avaitinextremissupprimécettepage,ellecontiendraitl’unedespremièresmentions,etàcoupsûr lapremièreévocationdeVeniseofferteau lecteurde laRecherche, illustrationparmid’autresdelapratiquededislocationquiplace,parexemple,lapremièredescriptiondelachambredeBalbecentêtedelasectionparisienne«Nomsdepays:lenom».Lesraisonsdecettesuppressionnoussontinconnues,toutcommecellesquiavaientd’abordfaitenvisagercetteouvertureenfanfare.Lafanfare,lecôté«bravoure»,pourraitd’ailleurssuffireàexpliquerlesdeuxgestes:Proustauraitd’abord souhaitéouvrir cette section surunecomparaisonéclatante,puis il y aurait renoncéparceque trop éclatante. Alden la juge « preposterous », c’est-à-dire absurde ; mais, si j’en croisl’étymologie,cetteabsurditéestcelled’unecharrueplacéedevantlesbœufs,véhiculeavantsateneur,ousil’onpréfère,comparéencoreinconnu(lasituationmondainedesVerdurin)maléclairéparuncomparanttextuellementnonencorerencontré,etdonctoutaussiinconnu,àmoinsdepostuleravecune insolence à laRobbe-Grillet : « tout lemonde connaîtVenise ». En termes plus proustiens, ils’agitévidemmentd’unedecesmétaphoresjugées«nonnécessaires»,artificiellesparcequetiréesde trop loin, non dictées par le contexte et la situation, que Proust critiquait chez les autres ets’efforçaitd’éviterlui-même.Laparfaitecontre-illustrationenestofferteparcettephrased’Albertinedisparueoùlenarrateur,pendantsonséjouràVenise,évoque«l’Albertined’autrefois[…]enferméeaufonddemoicommeaux“plombs”d’uneVeniseintérieure,dontparfoisunincidentfaisaitglisserlecouvercledurcijusqu’àmedonneruneouverturesurcepassé»2.

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Malgré ce « défaut » aux yeux d’une esthétique à cet égard toute classique (la métaphoreinsuffisammentmétonymiqueressortissantàcequelarhétoriqueclassiquecondamnaitsouslenomde « catachrèse »), la comparaison entre la situationmondaine des Verdurin et le campo vénitienprésentait le grand avantage thématique d’énoncer d’emblée un trait capital de cette situation : soncaractèreinsoupçonné,etpourainsidire,cettefoisparoxymore,secret.Cecaractèreparadoxaln’est,à vrai dire, en lui-même, nullement exceptionnel dans la société proustienne, où les différentsmilieux,etafortiorilesdifférentescoteries,s’ignorentfréquemmentlesunslesautres,sibienqueleshautes relations d’un Swann sont par exemple méconnues, ignorance ou dédain, de la petitebourgeoisiecombracienne.

Mais il s’agit là, engénéral, deméconnaissances relatives etd’ignorances localisées, relevantd’unesortedeprovincialismesocial,ettenantpartiellementàl’hétérogénéitédepersonnagescommeSwann,ouVinteuil,oumêmeCharlus,dontlesmêmesVerdurins’imagineront,àLaRaspelière,qu’iln’est « que baron ». La « surface mondaine » des Verdurin est au contraire donnée ici commeméconnueengénéral,etpourainsidiredansl’absolu.Cen’estpasseulement«lelecteurobscurd’unjournal mondain » (quelque Legrandin d’avant le comté de Méséglise) qui l’ignore, puisque cejournal ne la mentionne effectivement jamais – ni sans doute aucun autre : « espace nulle partmentionnéniprévu».Unefoisbifféeavecnotrepaged’ouverture,cetteidéequelquepeufantastiqued’une mondanité absolument clandestine ne reviendra plus vraiment à l’ordre du jour de laRecherche, ni dans Sodome et Gomorrhe, où Charlus, venu s’encanailler à la Raspelière pour lesraisons que l’on sait, lamesurera à sa juste (c’est-à-dire infime) valeur, ni encoremoins dansUnamour de Swann lui-même, où l’infériorité du salon Verdurin est cruellement ressentie par la«Patronne»,etdénégativementexpriméeparsesamèrestiradescontreles«ennuyeux».Etlorsque,après lamort du « Patron », sa veuve, devenue duchesse deDuras puis princesse deGuermantes,continuerade«participer»etde« faireclan»,ceneseraplus làqu’unclind’œilnostalgiqueaupassé bohème révolu d’une parvenue dont les moindres faits et gestes sont désormais publics, etrapportésdans tous les journaux.Bref, le thèmehyperbolique (telque je l’ai formulé)d’unespaceVerdurinàlafoisconsidérableetméconnunerépondpasexactementàlaréalitéd’unecarrièredontl’évolution consistera plutôt dans le passage d’une obscurité justifiée à une surface, certesconsidérable, mais nullement ignorée, et dont l’acquisition tardive est un de ces coups de théâtrerenversantsqueProustaimetantménager.Leseulfondementdelacomparaisontientdoncdanslesmoyens financiers des Verdurin, qui, peut-être dèsUn amour de Swann, leur permettent de louerplusieursvillasauborddelamer, leplusbelappartementde« l’hôtel»deVersailles,unelogeauconcertouunetableaurestaurant.L’espaceVerdurin,purementmatérielpuisquefondésurlaseulefortune,estdonc,àl’époqueoùsesituaitl’ouvertured’UnamourdeSwann,unespacevide, leseulque,dansunpremiertemps,moneycanbuy:logesettablesréservées,appartementsetvillaslouésàl’année–ilestsansdoutesignificatifqueriendetoutcelanesoitacheté,etencoremoinshérité,etLaRaspelièreelle-mêmeneseraencorequelouéepourlasaisonàMmedeCambremer,commesiunefortuneouplutôtdesrevenusaussiplébéiens,quellequ’ensoitl’ampleur,nepouvaientdonneraccèsà une véritable propriété. Espace « forcément assez vaste », donc, mais d’autant plus vastequ’inoccupé(quoiquesansdoute«meublé»),c’est-à-direenattente,peut-êtreindéfinie,d’«amis»vraimentfréquentables–entendez:présentables.

Le thème ainsi corrigé n’est plus vraiment paradoxal, et il correspond fidèlement, et pourlongtemps, à la situation desVerdurin.Mais du coup il cesse de soutenir la comparaison flatteuseavecunvastecampo«entourédecharmantspalaissurlapâlefaçadedesquelss’attachelaméditationduclairdelune»,comparaisondèslorsnonseulementtiréespatialementdetroploin,maisencore

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thématiquement discordante : comparant trop poétique pour un comparé tout prosaïque. Nouvelleexplication toute conjecturale pour une biffure qui, je le rappelle, supprimera tout à la fois lecomparantetlecomparé.Ou,plusexactement,quisupprimeralecomparéetdéplaceralecomparant.

Car l’évocation de la place vénitienne « inconnue et spacieuse » n’est pas abandonnée sansrecours : on la retrouvera mieux en situation, dégagée de toute compromission avec le thèmevulgairedel’argent,danslespagesd’Albertinedisparueconsacréesauséjourvénitiendunarrateur.Enréduisantcetauto-hypertexteàsespartiescongruentes,onpeutle(re)lirecommesuit:

«Lesoirjesortaisseul,aumilieudelavilleenchantéeoùjemetrouvaisaumilieudequartiersnouveauxcommeunpersonnagedesMilleetUneNuits. Il était bien rareque jenedécouvrissepas auhasarddemespromenadesquelqueplace inconnueetspacieusedontaucunguide,aucunvoyageurnem’avaitparlé[…]Compriméeslesunescontrelesautres,cescallidivisaiententoutsens,deleursrainures,lemorceaudeVenisedécoupéentreuncanaletlalagune,commes’ilavaitcristallisésuivantcesformes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d’une de ces petites rues, il semble que dans la matièrecristallisée se soitproduiteunedistension.Unvaste et somptueuxcampo à qui je n’eusse assurémentpas, dans ce réseaudepetitesrues,pudevinercetteimportance,nimêmetrouveruneplace,s’étendaitdevantmoi,entourédecharmantspalais,pâledeclairdelune.C’étaitundecesensemblesarchitecturauxverslesquelsdansuneautrevillelesruessedirigent,vousconduisentenledésignant.Ici,ilsemblaitexprèscachédansunentrecroisementderuelles,commecespalaisdescontesorientauxoùonmènelanuitunpersonnagequiramenéavantlejourchezlui,nedoitpaspouvoirretrouverlademeuremagiqueoùilfinitparcroirequ’iln’estalléqu’enrêve.Lelendemainjepartaisàlarecherchedemabelleplacenocturne,jesuivaisdescalliquiseressemblaienttoutesetserefusaientàmedonnerlemoindrerenseignement,saufpourm’égarermieux.Parfoisunvagueindiceque je croyais reconnaîtreme faisait supposer que j’allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son silence, labelleplaceexilée.Àcemomentquelquemauvaisgéniequiavaitpris l’apparenced’unenouvellecalleme faisait rebroussercheminmalgrémoi,etjemetrouvaisbrusquementramenéauGrandCanal.Etcommeiln’yapasentrelesouvenird’unrêveetlesouvenird’uneréalitédegrandesdifférences,jefinissaisparmedemandersicen’étaitpaspendantmonsommeilques’étaitproduit, dans un sombremorceau de cristallisation vénitienne, cet étrange flottement qui offrait une vaste place entourée depalaisromantiquesàlaméditationprolongéeduclairdelune.»3

Narrativement,cenouvel(?)étatseprésentecommeunexercice(facile)de transvocalisation:unpeucommepourcertainespagesdeJeanSanteuil reprisesdans laRecherche, conversion de latroisième(etdeladeuxième)àlapremièrepersonne.Le«voyageur»anonymeouhypothétiquequi,dans la version Grasset, découvrait la place secrète au hasard d’une promenade est maintenant lenarrateurlui-même,ausensproustienetausenstechniqueduterme.Onpourraitsuivreledétaildestranspositionsgrammaticalesopérées ici,etquiajoutentauchangementdepersonneunpassageduprésent itératifàunpassé(imparfait) toutaussi itératif :« levoyageurdécouvre»devient« ilétaitbienrarequejenedécouvrisse»;«ils’estengagédansunréseaudepetitesruelles»,«jem’étaisengagédansun réseaudepetites ruelles, decalli » ; « il se trouvedevantunvaste campoàqui iln’aurait pu certes supposer cette importance », « un vaste et somptueux campo à qui je n’eusseassurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner cette importance » ; « vous suivez desruellesquiseressemblenttoutesetnevousdonnerontaucunrenseignement»,«jesuivaisdescalliquiseressemblaienttoutesetserefusaientàmedonnerlemoindrerenseignement»,etc.

Lacomparaison(auseconddegrédansla«première»version)del’aventurevénitienneavecunépisode typiquedesMilleetUneNuits estmaintenantplacéeenexerguedès lapremièrephrase,etaccentuéeparcequipeutsemblerunedoublereprise.Enfait,lapremièrementionneprocurequ’uneindicationpréparatoire:lenarrateurerredansVenisecomme«lecalifeHarounal-Rachidenquêted’aventuresdanslesquartiersperdusdeBagdad»4.Le«conteoriental»nerevientqu’unepageplusloinsouslaformeoriginaledupalaisrévéléfurtivementàunpersonnagequidevraensuitecroireàunrêve.Etc’estlemotifdurêvequirevientinfine,sansplusderéférenceauxMilleetUneNuits,aunomdelaconfusiondessouvenirsréelsetoniriques.

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Mais le développement thématique le plus significatif me semble être celui qui s’attache àl’évocation contrastée de la place et de son environnement. Le contraste est précisément celui del’espace vide soudain révélé et de la « matière vénitienne cristallisée » qui l’entoure. Matièrevénitienneétaitdansl’hypotexteVerdurinetrevientdansAlbertinedisparueen«morceaudeVenise»et«sombremorceau».Lacristallisationsetrouveunefoisdanslapremièreversion,troisfoisdanslaversion«définitive».Le syntagmecomplet serait quelque chose comme« sombremorceaudematièrevénitiennecristallisée»,assezbelobjetpourunethématiquesubstantielle.Lemotifdecettecaractérisation inattendue de la cité des doges est évident pour qui se souvient de l’ensemble del’épisode,oùProustinsisteàplusieursreprisessurcettematérialitévénitienne.LaVeniseproustiennen’estpasessentiellementlavilledupalaisdesDoges,delaplaceSaint-MarcouvertesurlalaguneetleGrandCanal,maisplutôtcelledescanauxminuscules,etplusencoredes«morceaux»de terrehabitée«comprimésentredescanauxetlalagune»etdescallielles-mêmes«compriméeslesunescontrelesautres»etdivisantdeleursminces«rainures»lamatièreurbaine,commesilequadrillageparcimonieuxdesriosetdesruellescontraignaitcelle-ciàcetteextrêmedensitéqu’illustretantbienquemal l’imagede la cristallisation.Uneautrepaged’Albertinedisparue, où revient également lemotiforientalduvoyageurguidéparungénie,insistesurlacompacitédelamatièreurbainetranchéeàvifparletracédecanauxapparemmentouvertsàl’instantpourlepassageduvisiteur:

«Onsentaitqu’entrelespauvresdemeuresquelepetitcanalvenaitdeséparer,etquieussentsanscelaforméuntoutcompact,aucuneplacen’avaitétéréservée.Desortequelecampanilede l’égliseoules treillesdes jardinssurplombaientàpic lerio,comme dans une ville inondée […] Les églises montaient de l’eau en ce vieux quartier populeux et pauvre, devenues desparoisseshumblesetfréquentées,portantsurelleslecachetdeleurnécessité,delafréquentationdenombreusespetitesgens[…]Sur le rebordde lamaisondont legrèsgrossièrement fenduétaitencore rugueuxcommes’ilvenaitd’êtrebrusquementscié,desgaminssurprisetgardantleuréquilibrelaissaientpendreàpicleursjambesbiend’aplomb,àlafaçondematelotsassissurunpontmobiledontlesdeuxmoitiésviennentdes’écarteretontpermisàlamerdepasserentreelles.»5

Compacité substantielle encore accentuée par le caractère foncièrement humble et populaire,voire rural, de la Venise proustienne, dont la description, on s’en souvient, s’ouvre sur unecomparaisontrèsappuyéeavec…Combray.Cettevisionparadoxale,ausensétymologiquedumot,faitd’ailleursaussitôtl’objetd’unedénégationtypiquementapotropaïque,chargecontrelatentationanticonformiste de ne représenter de cette ville somptueuse que « les aspectsmisérables, là où sasplendeurs’efface,et,pourrendreVeniseplusintimeetplusvraie,deluidonnerdelaressemblanceavecAubervilliers».Maisd’ajouterdumêmesouffle:«C’étaitellequej’exploraissouventl’après-midi,quandjenesortaispasavecmamère.J’ytrouvaisplusfacilementeneffetdecesfemmesd’ungenre populaire, les allumettières, les enfileuses de perles, etc. » – et c’est elle en effet qu’ilcontinueradedécrirependantpresque toutcetépisode.Onvoit icique l’attentionà lavillehumblen’est pas sans résonances et sans motivations érotiques. Avec ou sans génie oriental pour guide,l’errance dans ces quartiers populaires, à Venise, à Paris – à Aubervilliers ? –, tient aussi de la«drague»enquêtederencontresfacilesouvénales,unedraguequirenouvelleenmilieuurbainlaquêtehaletantedejeunespaysannesducôtédeRoussainville.ÀlaVenisenobleetartistiquevisitéeenla dignifiante compagnie de MadameMère (couplet pieux sur le baptistère) s’opposerait ainsi laVeniseprolétairedeviréespluscanailles.Maiscetteantithèsefacile,quoiquesuggéréepar le texte,distend excessivement, comme les deux types de représentations picturales qu’elle évoque, deuxaspectsbeaucoupplus liésde l’essencevénitienne.C’estconstammentque laVenisepopulaireet laVeniseartistiquecoexistent,ouplutôtcoalescent,souslesyeuxdeMarceldécouvrantquecesontici« des œuvres d’art, les choses magnifiques qui sont chargées de nous donner les impressions

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familièresdelavie»;leçonsmêléesdeChardinetdeVéronèse,oùl’onvoitparexemple«unpetittempled’ivoireavecsesordrescorinthiensetsastatueallégoriqueaufronton,unpeudépayséparmiles choses usuelles au milieu desquelles il traînait, car nous avions beau lui faire de la place, lepéristylequeluiréservaitlecanalgardaitl’aird’unquaidedébarquementpourmaraîchers»6.

Ce trait commun aux objets triviaux de la plus humble vie quotidienne et aux « chosesmagnifiques»quesontlesœuvresdel’artvéritable,c’estévidemmentlasimplicité,etlenaturel,etici comme ailleurs cette esthétique combracienne (la plus constamment et sans doute la plusauthentiquement proustienne), c’est la grand-mère du narrateur qui est chargée de la formuler :«Commetapauvregrand-mèreeûtaimécettegrandeursisimple!medisaitmamanenmontrantlepalais ducal […]Comme ta grand-mère aurait aiméVenise, et quelle familiarité qui peut rivaliseraveccelledelanatureelleauraittrouvéedanstoutescesbeautéssipleinesdechosesqu’ellesn’ontbesoind’aucunarrangement[…]Tagrand-mèreauraiteuautantdeplaisiràvoirlesoleilsecouchersur lepalaisdesdogesque surunemontagne.»7EtpendantunepageencoreMarcel éprouvera la«partdevérité»contenuedanscetteprosopopéedeladisparue,toutaulongd’unGrandCanaldontlesdemeureslefontpenser«àdessitesdelanature»–avantderetrouverpourledîner,dansundecespalaistransforméenhôtel,ceparfaitsymboled’unCombraytransportéàVenise:MmeSazerat.

Lasimplicitépopulairedupaysagevénitiens’illustreencore,danslaversionAlbertinedisparuedenotrepage,d’unnouveaurapprochementdontl’incongruitén’estqu’apparente,bienquelemotifcommundescanauxn’ysoitnullement invoqué :celuideVeniseetde laHollande,autreemblèmeillustre,aumoinsdepuisHegel,d’uneesthétiquedelaviequotidienne.Cerapprochementanimelesquelqueslignesquej’aiomisestoutàl’heuredansmacitationdecettepage,etquevoici:

«Jem’étaisengagédansunréseaudepetitesruelles,decalli.Lesoir,avecleurshautescheminéesévaséesauxquelleslesoleildonnelesroseslesplusvifs,lesrougeslesplusclairs,c’esttoutunjardinquifleuritau-dessusdesmaisons,avecdesnuancessivariéesqu’oneûtdit,plantésur laville, le jardind’unamateurde tulipesdeDelftoudeHaarlem.Etd’ailleurs l’extrêmeproximitédesmaisonsfaisaitdechaquecroisée lecadreoùrêvassaitunecuisinièrequi regardaitpar lui,d’une jeunefillequi,assise, se faisaitpeigner les cheveuxparunevieille femmeà figure,devinéedans l’ombre,de sorcière,– faisait commeuneexpositiondecent tableauxhollandais juxtaposés,dechaquepauvremaisonsilencieuseet touteprocheàcausede l’extrêmeétroitessedecescalli.»

Lemotifanalogique,commeonvoit,enestdouble:lescheminéesévaséesévoquentdestulipes,etlacompacitédel’habitatévoqueàchaqueéchappéelescoursexiguësetlesétroitscorridorsd’unVermeeroud’unPieterdeHoogh.Maiscetteanalogie,pourdirectequ’ellesoit ici,nemanquepasd’évoquer, pour le lecteur attentif, un troisième terme, un troisième paysage urbain, qui est toutsimplementParis–leParisluiaussitoutàlafois(ettoutnaturellement)aristocratiqueetpopulaire,commeonsait,duquartierdel’hôteldeGuermantes.Carleslignesquejeviensdereproduiresontellesaussiundoublon,remploisansvergogned’unedesdernièrespagesduCôtédeGuermantes,aumomentoùMarcel,juchédansquelque«observatoire»pourguettersabellevoisine,se«divertitunmoment»àcontemplerunevedutaurbainequiluienévoqueaussitôtplusieursautres:

«Cen’estpasàVeniseseulementqu’onadecespointsdevuesurplusieursmaisonsàlafoisquionttentélespeintres,maisàParistoutaussibien.JenedispasVeniseauhasard.C’estàsesquartierspauvresquefontpensercertainsquartierspauvresdeParis, lematin, avec leurs hautes cheminées évasées auxquelles le soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plusclairs;c’esttoutunjardinquifleuritau-dessusdesmaisons,etquifleuritennuancessivariéesqu’ondirait,plantésurlaville,lejardind’unamateurdetulipesdeDelftoudeHaarlem.D’ailleursl’extrêmeproximitédesmaisonsauxfenêtresopposéessurunemêmecouryfaitdechaquecroiséelecadreoùunecuisinièrerêvasseenregardantàterre,oùplusloinunejeunefilleselaissepeigner lescheveuxparunevieilleà figure,àpeinedistinctedans l’ombre,desorcière ;ainsichaquecour faitpour le

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1.

2.3.4.

5.6.7.8.

I.

voisindelamaison,ensupprimantlebruitparsonintervalle,enlaissantvoirlesgestessilencieuxdansunrectangleplacésousverreparlaclôturedesfenêtres,uneexpositiondecenttableauxhollandaisjuxtaposés.»8

Iciencore,larelationgénétiqueetlerapportd’antérioritédesdeuxtextesnesontpasévidents;toutaupluspeut-onobserverquelaversionGuermantesestunpeuplusdéveloppée,etaussiunpeumoinsconfuse,que laversionAlbertinedisparue,quin’enestpeut-êtrequ’uneébauche imparfaite.Toujoursest-ilqu’auxtypesanaloguesvénitienethollandaisdegrâcepopulairedansledécorurbainvients’enadjoindreuntroisième,leparisien,quienconfirmelarelativeuniversalité.Leprincipedecette esthétique, qu’aurait sans doute illustré encore aux yeux de Proust, s’il l’avait connu, le typearabedelamédina,estévidemmentceluidel’entassement«sansarrangement»d’unebeauté«pleinedechoses»etbelledesaplénitudemême,desonencombrementnonconcerté,toutdeguingois,àlava-comme-je-te-pousse, moins démenti que rehaussé par la « distension » inattendue – pour lepromeneur qui erre sans le secours d’un plan, au hasard des calli – d’un « vaste et somptueuxcampo»offert,soudainsilencieux,àla«méditationprolongéeduclairdelune».Leméritesuprêmedela«belleplacenocturne»,onl’avu,estden’êtrepas«désignée»parlaperspectiveacadémiqueet redondante d’une vaste avenue, mais de se dissimuler dans le lacis désordonné des ruelles,participantainsiparsadiscrétion,etcommeparsacontingence,del’esthétiquetoutenaturelleet–lemots’imposeencontexteproustien– tout involontairedu«vieuxquartierpopuleuxetpauvre»aufondduquelellesecache.NousvoicidécidémentloindesVerdurin.

Maisnonloin,mesemble-t-il,delamanièredontProust,apparemment,enlèveàsonouvertured’UnamourdeSwannunepagebienoumalinspirée,puisemprunte(sansl’enlever)uneautrepageaufinaledeGuermantespourencomposer(sil’onpeutdire)cetépisodevénitienquiestsansaucundoute–aumoinsdansl’étatoùsamortnousl’alaissé–l’unedessectionslesplushétéroclitesdelaRecherche,manifestementfaitedebricetdebroc,depiècesetdemorceauxhâtivementreliésparlethème de l’oubli d’Albertine et des progrès de l’indifférence. La construction en patchwork, lebricolagetextuelsonticiàleurcomble,commesiProustavaitvouluyaccorderfidèlementl’écritureàsonobjet,etmimerparuntexteenpuzzleledésordrelabyrinthiqueetdélicieusementdéconcertantd’unevilleemblématique,entretoutes,desaprédilection.Pagespaysages,oujenem’yconnaispas.Maisj’aisansdoutebienfaitd’écrire«commesi…».Enfait,Proustn’asansdoute,ici,pasvoulugrand-chose.Ças’est faitcommeça,d’uncôtécommede l’autre,sansquepersonne l’aitvraimentdécidé.EntreVeniseetsontableau–plusieurstableauxjuxtaposés–,laressemblanceelle-mêmeestinvolontaire.

DouglasAlden,MarcelProust’sGrassetProofs, ChapelHill, UniversityofNorthCarolina,1978,p.267-268.Lamêmepagefigureà lanotedevariantedel’éditionPléiade,I, p.1193,àquelquesmenuesdifférencesdelectureprès.Àlarecherchedutempsperdu, Paris, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,1987-1989,IV, p.218.IV, p.229-230.J’empruntelaprécisionàunepageduTempsretrouvé, IV, 388,oùcetteimagevientàl’espritdunarrateurseperdantpeuàpeudansunautre«lacisderuesnoires»,celuideParispendantlaguerre.IV, p.206.IV, p.205-207.IV, p.208.II, p.860.Lasuiteorchestrependantdeuxpagesunenouvellecomparaisonentreles«plansobliques»destoituresprochesdel’hôteldeGuermantesetquelquepaysagealpestrepeintparTurner,oul’inévitableElstir.Territoiresdel’imaginaire.PourJean-PierreRichard, Paris, Éd.duSeuil, 1986.

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Combray-Venise-Combray

Dans la Recherche, un aspect capital(issime) de l’esthétique proustienne trouve sa premièrefigure dans l’église Saint-Hilaire de Combray, avec son vieux porche « noir, grêlé comme uneécumoire », « dévié et profondément creusé aux angles » par l’effleurement des mantes despaysannes1,etplusencoresonabside:

« Peut-on vraiment en parler ? Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique et même d’élan religieux. Du dehors,commelecroisementdesruessurlequelelledonnaitétaitencontrebas,sagrossièremurailles’exhaussaitd’unsoubassementenmoellonsnullementpolis,hérissésdecailloux,etquin’avaitriendeparticulièrementecclésiastique,lesverrièressemblaientpercéesàunehauteurexcessive,et le toutavaitplus l’aird’unmurdeprisonqued’église.Etcertes,plus tard,quand jemerappelaistouteslesglorieusesabsidesquej’aivues,ilnemeseraitjamaisvenuàlapenséederapprocherd’ellesl’absidedeCombray. Seulement, un jour, au détour d’une petite rue provinciale, j’aperçus, en face du croisement de trois ruelles, unemuraillefrusteetsurélevée,avecdesverrièrespercéesenhautetoffrantlemêmeaspectasymétriquequel’absidedeCombray.Alors jenemesuispasdemandécommeàChartresouàReimsavecquellepuissanceyétait exprimé le sentiment religieux,maisjemesuisinvolontairementécrié:“L’Église!”L’église!Familière;mitoyenne,rueSaint-Hilaire,oùétaitsaportenord,desesdeuxvoisines,lapharmaciedeM.RapinetlamaisondeMmeLoiseau,qu’elletouchaitsansaucuneséparation;simplecitoyennedeCombrayquiauraitpuavoirsonnumérodanslaruesilesruesdeCombrayavaienteudesnuméros,etoùilsemblequelefacteurauraitdûs’arrêterlematinquandilfaisaitsadistribution…»2

Le trait essentiel de cet édifice tient évidemment ici dans son caractère « familier », unefamiliaritéqu’illustrentenuneparonomasesoigneusementdisjointe,etparlàrendueplusdiscrèteetcommeeffacée,lesdeuxadjectifs«mitoyenne»et«citoyenne».L’églisedeCombraynechercheniàs’extraire,niàsedistinguerdelabourgadecampagnardequil’entoure,etdontelleestaucontrairespatialement et socialement solidaire, la mitoyenneté physique manifestant et symbolisant unecitoyennetémoralequi,faut-illepréciser,n’estnullementdel’ordredelaréductionàl’étatlaïque:Saint-Hilairen’estenriendésaffectée,elleresteuneéglise,etmême«L’Église»parexcellence;elleestseulement,maispleinement,l’églisedubourg,liéeàluiparunefonctionquinesemanifesteniparla«beautéartistique»niparl’«élanreligieux»,nimême–c’estuncomble–parlecaractère«ecclésiastique»d’uneabsideà l’allure touteprosaïque.Cette fonctionestévidemment religieuse,mais d’une religion sans « élan », de simple « pratique » quotidienne ou hebdomadaire, donttémoigne l’usure du porche et du bénitier, que l’« effleurement » immémorial des mantes despaysannesafinipar«entaillerdesillonscommeentracelarouedescarriolesdanslabornecontrelaquelleellebutetouslesjours».

Maisl’aspectleplusmarquantdeSaint-Hilairetientsansdouteàsonclocher,qui,«debienloin,inscrivant sa figure inoubliable à l’horizon où Combray n’apparaissait pas encore », signalel’approchedubourgauxvoyageursvenusdeParispourla«semainedePâques»,dontlasilhouetteélancéedonne«àtouteslesoccupations,àtouteslesheures,àtouslespointsdevuedelaville,leurfigure, leur couronnement, leur consécration », et dont les apparitions diversement orientées etcoloréesindiquentconstammentàsesconcitoyenslelieu,lemomentetlasaisonoùilssetrouvent.Saleçonproprementesthétique,ilsemblelaréserveràlapersonnelapluscapabledelarecevoir(oudelasusciter), lagrand-mèredunarrateur,chargée (dans laversion finalecommeapparemmentdanstous les avant-textes3) de la présenter et de l’expliciter à son petit-fils et à toute sa famille, qui lacontempleenquelquesorteparsesyeux.Cetteleçonestclairement,etindistinctement,desimplicité,denatureletdedistinction:«Sanstropsavoirpourquoi,magrand-mèretrouvaitauclocherdeSaint-

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Hilairecetteabsencedevulgarité,deprétention,demesquinerie,quiluifaisaitaimeretcroirerichesd’une influencebienfaisante, la nature, quand lamainde l’hommene l’avait pas, comme faisait lejardinierdemagrand-tante,rapetissée,et lesœuvresdugénie…Jecroissurtoutque,confusément,magrand-mèretrouvaitauclocherdeCombraycequipourelleavaitleplusdeprixaumonde,l’airnatureletl’airdistingué.Ignoranteenarchitecture,elledisait:“Mesenfants,moquez-vousdemoisivousvoulez,iln’estpeut-êtrepasbeaudanslesrègles,maissavieillefigurebizarremeplaît.Jesuissûreques’il jouaitdupiano, ilne joueraitpassec.”»L’unedespremièresscènesde laRecherchemontrelagrand-mèreparcourant,partouslestemps,«desonpetitpasenthousiasteetsaccadé»,lesallées du jardin de Combray, « trop symétriquement alignées à son gré par le nouveau jardinierdépourvudusentimentdelanature»4;cetamourdelanatures’accompagnecertes,chezelle,d’ungoûttrèsvifpourl’artetlalittérature,maisseulementquandilséchappentàlavulgaritéetprocèdentdes«grandssoufflesdugénie»5.Plustard,àBalbec,RobertdeSaint-Loupferasaconquêteparlenaturelqu’ilmetentouteschoses.«Or,lenaturel–sansdouteparceque,sousl’artdel’homme,illaissesentirlanature–étaitlaqualitéquemagrand-mèrepréféraitàtoutes,tantdanslesjardinsoùellen’aimaitpasqu’ilyeût,commedansceluideCombray,deplates-bandestroprégulières,qu’encuisineoùelledétestaitces“piècesmontées”danslesquellesonreconnaîtàpeinelesalimentsquiontserviàlesfaire,oudansl’interprétationpianistiquequ’ellenevoulaitpastropfignolée,tropléchée,ayantmêmeeupour lesnotesaccrochées,pour les faussesnotes,deRubinstein,unecomplaisanceparticulière.»6Danscetélogedugéniecommetracedunatureldansl’art,etdanslavalorisationqu’ilimpliquedu«beaunaturel»7,onentendcommeunéchode l’esthétiquekantienne,etdanscerefusdesalimentsdénaturés,uneanticipationducélèbremotd’ordredeCurnonsky:queleschosesaient« legoûtde cequ’elles sont» ; enfin, il n’estpasdifficiledepercevoirquelque rapport entre cesinterprétationsdeRubinsteinquiportentlatracedeleurspontanéitéetlejeunonsecprêtéauclocherdeSaint-Hilaire.

Le même mérite de proximité et de familiarité se retrouve, passant de l’architecture à lasculpture,ducôtédeMéséglise, sous leporchedeSaint-André-des-Champs,où, les joursdepluie,« nous allions nous abriter, pêle-mêle avec les Saints et les Patriarches de pierre »8. Par uneaccentuationsignificativeducaractèrepopulairedumessage,c’esticilaservanteFrançoisequisert,symboliquement (car elle n’accompagne pas la famille dans ses promenades), de médiatrice, lessaintspersonnagesetlesscènesrituellesétant«représentéscommeilspouvaientl’êtredansl’âmedeFrançoise»,paysanneaussi«médiévale(survivantauXIXesiècle)»quel’artiste,capabledeparlerdanssacuisine«desaintLouiscommesielle l’avaitpersonnellementconnu»;etc’est« le jeuneThéodore,legarçondechezCamus»,épicieràCombray,quel’onreconnaîtdanstelpetitangedubas-relief,etqui,si«mauvaissujet»soit-ilparailleurs,enretrouvespontanément«laminenaïveetzélée»lorsqu’ils’empresseauchevetdelatanteLéonie,«commesilesvisagesdepierresculptée,grisâtresetnus, ainsique sont lesboisenhiver,n’étaientqu’unensommeillement,qu’une réserve,prêteàrefleurirdanslavieeninnombrablesvisagespopulaires,révérendsetfutéscommeceluideThéodore,enluminésdelarougeurd’unepommemûre».Bref,«quecetteégliseétaitfrançaise!»,joignant comme elle le fait à la fidélité géographique et ethnographique celle d’une traditionhistorique«àlafoisantiqueetdirecte,ininterrompue,orale,déformée,méconnaissableetvivante».

Unetellevalorisationdesrelationsdecomplicitémétonymique9entreunédifice,peut-êtreuneœuvreengénéral,etsonenvironnementnaturelethumain,entraînelogiquementunrefusdetoutcequipeutlesrompreoulescorrompre,etdoncdetouteentreprisesusceptibledel’arracheràsonsitegéographique,delapriverdesafonctiond’origine,oud’effacerlesmarquesdesonâgehistorique.

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Le premier cas ne se pose guère, ou dumoins ne se posait guère au temps de Proust en faitd’œuvres architecturales, les transferts de cloîtres occitans vers Fort Tryon Park, au nord deManhattan, n’étant pas encore effectués, ni bien sûr celui du temple de Dendur au MetropolitanMuseum, après la construction du haut barrage d’Assouan, et autres déplacements plus ou moinsjustifiés par des visées de sauvegarde. Il ne me semble pas que Proust se soit exprimé,rétrospectivement,surlestransferts,évidemmentbeaucoupplusfréquentsaumoinsdepuislafinduXVIIIe siècle,d’œuvresdesculptureoudepeinture,maisonimagineassezbiencequ’ilpouvaitpenserdesprélèvementsdeLordElginsurl’Acropoleoudes«saisies»delaRévolution,duDirectoireetdel’Empiredanstoutel’Europe,etquelparti ilauraitadoptédanslesquerellessuscitéesautourdel’éphémère, mais mémorable Musée des monuments français organisé, à peu près à la mêmeépoque10,parAlexandreLenoir.Onsaitque la fonctiondecemusée(d’abordsimpledépôt)étaitàl’origine de protection contre le vandalisme révolutionnaire, mais aussi qu’il ne tarda pas àdégénérerdufaitdel’ambitiondévorantedesonconservateur,etqu’ilsouleva,entreautres,lesvivesprotestations de Quatremère de Quincy, qui s’était déjà courageusement élevé contre les saisiesrévolutionnaires en Italie.Dans les deux cas, le propos deQuatremère, en cela proustien avant lalettre,étaitdoncqu’onnedoitpasarracheruneœuvreplastiqueàsonsited’originepourl’exposerdansunmusée11.UnepagedesJeunesFillesenfleurs12,apparemmentcontraireàl’anti-elginismequeje prête à Proust par pure déduction, le confirme peut-être subtilement. Elle fait suite à undéveloppementsur(contre)lesvoyagesenvoiture,quiontpoureffet,parlaprogressivitéinsensibledesmodifications du paysage, d’effacer la spécificité irréductible de chaque lieu, que préserve aucontraire(selonProust)lecaractèreplusdiscontinuduvoyageentrain,degareengareetdoncdevilleenville,dontchacuneconserveson«individualitédistincte».Mais,ajoute-t-il,«entoutgenre,notretempsalamaniedevouloirnemontrerleschosesqu’aveccequilesentouredanslaréalité,etpar là de supprimer l’essentiel, l’acte de l’esprit qui les isola d’elle. On “présente” un tableau aumilieudemeubles, de bibelots, de tentures de lamême époque, fadedécor qu’excelle à composerdans leshôtelsd’aujourd’hui lamaîtressedemaison laplus ignorante laveille,passantmaintenantsesjournéesdanslesarchivesetlesbibliothèques,etaumilieuduquellechefd’œuvrequ’onregardetout endînantnenousdonnepas lamêmeenivrante joiequ’onnedoit luidemanderquedansunesalle de musée, laquelle symbolise bien mieux par sa nudité et son dépouillement de toutesparticularités, les espaces intérieurs où l’artiste s’est abstrait pour créer ». On imagineraitdifficilementuneapologieplusenthousiastedumusée,etplusprofondémentmotivée ;mais il fautobserverqu’ils’agitlàd’unmuséetoutàfaitopposéàcequeLenoircherchaitaucouventdesPetits-Augustins,dontlebric-à-brac«d’époque»etledécor«troubadour»13ressemblaientbiendavantageauxreconstitutionsartificiellesdelamaîtressedemaisonridiculiséeplushaut.Cemuséeidéal,parsanudité et son dépouillement, évoque plutôt les allures de lamuséographiemoderne, dont je doutequ’elle ait été déjà illustrée au début de ce siècle.Reste, bien sûr, l’accentmis ici sur le caractère« abstrait » et « isolant » de l’acte créateur, qui consonnemal avec l’éloge fait à Combray de lafamiliarité«mitoyenne»et«citoyenne»deséglisesdeSaint-HilaireetdeSaint-André-des-Champs.

Proustnedédaignepastoujoursdeplaidersuccessivementlepouretlecontreetdebroderadlibitum surun thèmedonné,ou rencontré ; on sait dumoinsqueceluide l’individualitédes lieux,qu’illustraitavec tantdeforce l’opposition initialedes«deuxcôtés»deCombray,serafinalementmis à mal, comme une croyance enfantine finalement réfutée, au cours du dernier séjour àTansonville,oùGilberterévèleaunarrateurqu’«alleràGuermantesenprenantparMéséglise,c’estla plus jolie façon »14. Mais je ne veux pas jouer les sophistes moi-même en attribuant àl’entraînement rhétorique les seuls développements qui contrediraient mon interprétation. Il me

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sembleplutôt,enl’occurrence,queProustestsensibleàlafois,etd’expériencepersonnelle,àl’effortd’« abstraction dans les espaces intérieurs » que suppose toute création artistique, et à la relationd’intelligencequetouteœuvreentretientavecsonsiteetsonmilieuoriginel–lepremierétantpeut-êtreuneconditionparadoxale,maisnécessaire,delaseconde.Toujoursest-ilquel’undesespointsd’accordmanifesteavecRuskin–sonprincipalinitiateurenfaitd’architecturegothique–tientaufaitquecelui-ci«neséparapaslescathédralesdecefondderivièresetdevalléesoùellesapparaissentauvoyageurquilesapproche,commedansuntableaudeprimitif»,qu’il«neséparaitpaslabeautéd’unecathédraleducharmedecespaysd’oùelles surgirent,etquechacundeceuxqui lesvisitentgoûteencoredanslapoésieparticulièredupaysetlesouvenirbrumeuxoudorédel’après-midiqu’ilyapassé.NonseulementlepremierchapitredeLaBibled’Amienss’appelle:Auborddescourantsd’eau vive, mais le livre que Ruskin projetait d’écrire sur la cathédrale de Chartres devait êtreintitulé : Les Sources de l’Eure… Et le charme individuel, qu’est le charme d’un pays, nous lesentirionsplusvivementsinousn’avionspasànotredispositioncesbottesdeseptlieuesquesontlesgrands express, et si, comme autrefois, pour arriver dans un coin de terre nous étions obligés detraverser des campagnes de plus en plus semblables à celle où nous tendons, comme des zonesd’harmoniegraduéequi,enlarendantmoinsaisémentpénétrableàcequiestdifférentd’elle,enlaprotégeant avec douceur et avec mystère de ressemblances fraternelles, ne l’enveloppent passeulement dans la nature, mais la préparent encore dans notre esprit »15. Du coup, nous voiciclairement aux antipodes de la page des Jeunes Filles à la louange du chemin de fer, et (faute decoursesàchevalouàbicyclette,réservéesàAlbertine,oud’endurancepiétonne)aubordd’unélogeinverse des promenades en voiture, promenades dont on sait combien Proust – toujours prêt àretourner voir sur place telle église romane ou telle cathédrale gothique, et aussi bien tel buissond’aubépines ou verger en fleurs – les pratiquait volontiers, avec ou sans Agostinelli, et quitte àmaintenir le « vitrage » hermétiquement fermé, pour cause d’asthme. Éloge qui ne manque pasd’apparaîtredansletextevoisin«Leséglisessauvées–Journéesenautomobile»16,etqu’onretrouvedansSodome etGomorrhe, oùAlbertine découvre ainsi « qu’il était facile d’aller dans unemêmeaprès-midi à Saint-Jean et à LaRaspelière.Douville etQuetteholme, Saint-Mars-le-Vieux et Saint-Mars-le-Vêtu,GourvilleetBalbec-le-Vieux,TourvilleetFéterne,prisonniersaussihermétiquementenfermés jusque-là dans la cellule de jours distincts que jadis Méséglise et Guermantes, et surlesquelslesmêmesyeuxnepouvaientpasseposerdansunseulaprès-midi,délivrésmaintenantparlegéantauxbottesdeseptlieues,vinrentassemblerautourdel’heuredenotregoûterleursclochersetleurs tours, leurs vieux jardins que le bois avoisinant s’empressait de découvrir »17. Et cettemodificationdel’espaceparlavitesse(«Lesdistancesnesontquelerapportdel’espaceautempsetvarientaveclui»)n’estévidemmentpassansconséquencesesthétiques:«L’artenestaussimodifié,puisqu’unvillagequisemblaitdansunautremondequetelautre,devientsonvoisindansunpaysagedont les dimensions sont changées. » Proust revient sur ce sujet quelques pages plus loin18, pourobserver que « l’automobile qui ne respecte aucun mystère » détruit le « privilège spéciald’exterritorialité»qui jadis isolaitchaquelieudanssaspécificitéesthétique.Évidemmentconscientdu changement de valeurs qu’implique cette conversion, il prête alors au narrateur une longuepalinodiejustificatrice,dontvoicil’essentiel:

« Il peut sembler que mon amour pour les féeriques voyages en chemin de fer aurait dû m’empêcher de partagerl’émerveillementd’Albertinedevantl’automobilequimène,mêmeunmalade,làoùilveut,etempêche–commejel’avaisfaitjusqu’ici–deconsidérerl’emplacementcommelamarqueindividuelle,l’essencesanssuccédanédesbeautésinamovibles.Etsansdoutecetemplacement,l’automobilen’enfaisaitpas,commejadislechemindefer,quandj’étaisvenudeParisàBalbec,unbutsoustraitauxcontingencesdelavieordinaire[…]Ilnousfaisaitentrerdanslacoulissedesrues,s’arrêtaitàdemanderun

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renseignement à un habitant. Mais comme compensation d’une progression si familière, on a les tâtonnements mêmes duchauffeurincertaindesarouteetrevenantsursespas,leschassés-croisésdelaperspectivefaisantjouerunchâteauauxquatrecoinsavecunecolline,uneégliseetlamer,pendantqu’onserapprochedelui,bienqu’ilseblottissevainementsoussafeuilléeséculaire ;cescerclesdeplusenplusrapprochésquedécrit l’automobileautourd’uneville fascinéequi fuyaitdans tous lessenspourluiéchapperetsurlaquelleilfoncetoutdroit,àpic,aufonddelavallée,oùellerestegisanteetàterre;desortequecet emplacement, point unique que l’automobile sembla avoir dépouillé du mystère des trains express, il donne par contrel’impression de le découvrir, de le déterminer nous-mêmes comme avec un compas, de nous aider à sentir d’unemain plusamoureusementexploratrice,avecuneplusfineprécision,lavéritablegéométrie,labelle“mesuredelaterre”.»19

OnditqueRuskinn’accepta jamaisdeprendre le train20, n’appréciant et nepratiquant que lesvoyagesencalèche.Peut-êtreaurait-il finipar tolérer,malgrésahainedumachinisme,cenouveautypedelocomotionparroutequ’offre l’automobile,etquifavorisecommeonvientdelevoiruneapproche«mitoyenne»et«citoyenne»desvillesetdeleursmonuments,approchemanifestementplus conforme à l’esthétique géographique et paysagiste, attachée aux liaisons in situ, que Proustpartage ici avec lui, jugeant peut-être, comme plus tardGiono en Italie, que « l’auto n’est qu’unefaçonpratiqued’alleràpied»21.

Après l’effet de destruction du contexte « territorial » qu’entraîne le transfert au musée desobjets transportables, la seconde forme de trahison consiste en l’arrachement des édifices à leurfonctiond’origine:c’estlàlethèmedes«églisesassassinées»etdela«mortdescathédrales»,qui,avant de se rapporter aux destructions de la guerre, concernait les laïcisations, ou menaces delaïcisation,impliquéesparle«projetBriand»,quiaboutiraendécembre1905àlaloideséparationdesÉglisesetdel’État.Danssonarticlede190422,Prousts’élèveavecvigueurcontrecesmenaces,cite une page antérieure d’André Hallays contre un projet de désaffectation de Vézelay(«L’anticléricalismeinspiredegrandessottises.Désaffectercettebasilique,c’estvouloirluiretirerlepeud’âmequiluireste.Lorsqu’onauraéteintlapetitelampequibrilleaufondduchœur,Vézelaynesera plus qu’une curiosité archéologique. On y respirera l’odeur sépulcrale des musées »), etenchaîneencestermes,partiellementreprisdelaPréfaceàsatraductiondeLaBibled’Amiens,paruelamêmeannée:«C’estencontinuantàremplirl’officeauquelellesfurentprimitivementdestinéesqueleschoses,dussent-elleslentementmouriràlatâche,gardentleurbeautéetleurvie.Croit-onquedans les musées de sculpture comparée, les moulages des célèbres stalles en bois sculpté de lacathédraled’Amienspeuventdonneruneidéedesstalleselles-mêmes,dansleurvieillesseaugusteettoujoursexerçante?Tandisqu’aumuséeungardiennousempêched’approcherdeleursmoulages,les stalles inestimablement précieuses, si vieilles, si illustres et si belles continuent à exercer àAmiensleursfonctionsmodestesdestalles[…]Cesfonctionsconsistent,avantmêmed’instruirelesâmes,àsupporterlescorps,etc’estàquoi,rabattuespendantchaqueofficeetprésentantleurenvers,elless’emploientmodestement.»23Les«moulages»icivitupéréssontparexempleceuxduMuséedesculpturecomparéecrééen1882–etdevenuen1937lenouveauMuséedesmonumentsfrançais.Lesdeuxmusées(successivement)homonymes,celuiquefondaLenoirpuisceluiqu’inspiraViollet-le-Duc24,ontainsil’unaprèsl’autreillustrédeuxpratiqueségalementcondamnablesauxyeuxdeProust,maislesecond,s’ilaenprincipeleméritedelaisserinsitulesœuvresauthentiques,comportedecefait la tare de ne présenter lui-même que des reproductions : c’est une forme de ce queMalrauxappellera,maisavecplusdesympathie,le«muséeimaginaire».AndréHallaysétait,commeRobertdelaSizeranne(l’undespremierstraducteursetcommentateursdeRuskin),unfaroucheadversairedesmusées;dansunbrouillonmanuscritdelaPréfaceàLaBibled’Amiens,Proustprenaitquelquedistance avec cette position (« Non pas que je veuille reprendre ici à mon compte la théorie deMM.delaSizeranneetHallayssurledépaysement25etlamortdesœuvresdanslesmusées…»),maisc’étaitpourajouteraussitôt:«Maisuneœuvreparlefaitqu’ellefaitàtoutjamaispartied’unlieude

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laterreindividueletquinesauraitêtrepossédéeparaucunautre(cardéracinéeellemourraitaussitôt)nousretientpardesliensplusfortsqueceuxdel’œuvred’artelle-même,parceslienscommeenontpournousgarderlespersonnesetlespays.»26Suivaituneantithèse,quiasubsistédansletextefinal,entreuntableaucommeLaJoconde,dontlelieudenaissance(«sansvouloirdéplaireàM.Hallays»)nous importe peu et qui n’est pas auLouvreune«déracinée», et la statue-trumeau, dite «Viergedorée », du portail sud d’Amiens : « Sortie sans doute des carrières voisines d’Amiens, n’ayantaccompli dans sa jeunesse qu’un voyage, pour venir au porche Saint-Honoré, n’ayant plus bougédepuis,s’étantpeuàpeuhâléeàceventhumidedelaVeniseduNord,quiau-dessusd’elleacourbélaflèche,regardantdepuistantdesièclesleshabitantsdecettevilledontelleestleplusancienetleplussédentairehabitant,elleestvraimentuneAmiénoise.»27

Il semble donc que, dans cette question délicate en théorie parce que souvent insoluble enpratique, le partage pertinent soit pour Proust entre, d’une part, la peinture, aumoins de chevalet,qu’on ne peut guère « désaffecter »28, et qui supporte sans trop de dommage le « dépaysement »(difficile,certes,d’apprécierpleinementCarpaccioailleursqu’àVenise,ouFransHalsailleursqu’àHaarlem, mais Proust ne dédaignera pas de retourner voir, en 1921, « le plus beau tableau dumonde », la Vue de Delft, dans le cadre d’une exposition au Jeu de Paume), et d’autre partl’architecture et la sculpture (au moins monumentale), qu’on ne peut « dépayser » sans les«déraciner», ni désaffecter sans les« assassiner».Voici en tout cas ledébutde la conclusiondel’articlede1904 :«Laprotectionmêmedesplusbellesœuvresde l’architectureetde la sculpturefrançaisequimourrontlejouroùellesneservirontplusaucultedesbesoinsduquelellessontnées,quiestleurfonctioncommeellessontsesorganes,quiestleurexplicationparcequ’ilestleurâme,fait un devoir au gouvernement d’exiger que le culte soit perpétuellement célébré dans lescathédrales,aulieuqueleprojetBriandl’autoriseàfairedescathédrales,auboutdequelquesannées,telsmuséesousallesdeconférences(àsupposerlemieux)qu’illuiplaira…»29Sévèreréquisitoirecontreunepratiquededésaffectationassimiléeàunactedevandalisme,maissurtoutardentplaidoyerpouruneesthétiquequ’onpeutdirefonctionnaliste,sil’onveutbienentendreparlàuneesthétiquequirefuse de séparer la relation esthétique de la fonction pratique ou rituelle, et qui juge, selon laformuledeMikelDufrenne,qu’«uneéglisepeutêtrebellesansêtredésaffectée»30–ouplutôt,diraitsansdouteplusradicalementProust,qu’uneéglisenepeutêtrevraimentbellequ’àconditionden’êtrepasdésaffectée,parcequesa«beauté»impliquesafonction.

La troisième trahison consiste en l’effacement des marques temporelles, qu’entraîne larestaurationexcessivedesœuvres anciennes.LorsqueSwannqualifiede«déjectionsdeViollet-le-Duc»lechâteaudePierrefonds,ilfautévidemmentfairelapartdelajalousieàl’égardd’unvoyagequ’Odettefaitsanslui(etoùilseraitbienviteprêtàlarejoindresousleprétextehypocritede«sefaire une idée plus précise des travaux de Viollet-le-Duc »31), mais on sait que Proust partageaitl’hostilitéàcetypede«travaux»d’unhistoriencommeÉmileMâle,dontils’inspirepourdiversesdescriptionsdans laRecherche32, etàqui il écrit, enaoût1907 :«Lesmonuments restaurésnemedonnentpaslamêmeimpressionquelespierresmortesdepuis leXIIe siècleparexemple,etquiensont restéesà laReineMathilde.»33Deuxmoisplus tard,à l’adressedeMmeStrausetàproposduDictionnaire raisonné, où il admire pourtant le « génie de l’architecture », il ajoute : « C’estmalheureuxqueViollet-le-DucaitabîmélaFranceenrestaurantavecsciencemaissansflamme,tantd’églisesdontlesruinesseraientplustouchantesqueleurrafistolagearchéologiqueavecdespierresneuves qui ne nous parlent pas, et des moulages qui sont identiques à l’original et n’en ont riengardé. »34 Dans Sodome et Gomorrhe, il raille le « petit commerçant » qui s’en va le dimancheéprouver«lasensationduMoyenÂge»devantdesvoûtesqui«ontété,pardesélèvesdeViollet-le-

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Duc,peintesenbleuetseméesd’étoilesd’or»35,etprêteàAlbertine,devantl’église(fictionnelle)deMarcouville-l’Orgueilleuse, «moitié neuve, moitié restaurée » – ce qui ne laisse pas beaucoup àl’original –, cette phrase révélatrice de l’influence d’Elstir, qui est son Ruskin à elle, et qui lui aenseigné«laprécieuse,l’inimitablebeautédesvieillespierres»,maisaussi,auxyeuxdunarrateur,témoignage«delasûretédegoûtqu’elleavaitdéjàenarchitecture»:«Ellenemeplaîtpas,elleestrestaurée. »36 Marcel observe toutefois que le « fétichisme attaché à la valeur architecturaleobjective » met ici le peintre impressionniste « en contradiction avec lui-même »37, puisqu’il nedevraittenircomptequedelamanièredontlesoleilcouchantilluminecettefaçade,restauréeounon:selonlaleçondeRembrandt(quiétaitdéjà,enfait,celledeChardin),«labeautén’estpasdanslesobjets,carsansdoutealorselleneseraitsiprofondeetsimystérieuse»38.LerespectduTemps,quiexigequ’onlaisselesobjetsdansl’étatqu’ilsontacquispeuàpeu(«dansleurjus»,commedisentgracieusement lesantiquaires)pour les laisser«nousparler»depuis leurépoqueetà travers« larumeur des distances traversées »39, n’est en somme qu’une étape vers le subjectivisme, dontl’impressionnismeoffreuneillustrationsymbolique,etquicomprendquelabeautéesttoutentière,selon la formule anglaise, in the eye of the beholder. De ce point de vue, « qu’importe qu’unmonumentsoitneufs’ilparaîtvieux ;etmêmes’ilne leparaîtpas !»40,pourvuque l’œil sacheyposerle«rayonspécial»41d’unevisionesthétique.

Lagradation,plutôtqu’opposition,deChardinàRembrandt,esquisséedanslacélèbreébauched’articleapparemmentabandonnéeen189542,revientencore,maispouravorterdenouveau,dansunepagedumanuscritdes«Journéesdepèlerinage»43.«Chardinvousaapprisànepasbâillerd’ennuietdedédaindevotremodestesalleàmangerenrêvantdesplendeursinconnues.Envousrévélantlaviedelanaturemorte,envousapprenantàadmirercommeunedesplusbelleschosesquisoientaumondelerayondesoleilquifaitbrillervotreverred’eau,oulereliefdevotrecouteausurlesplisdelanappe, il vous adécouvert labeautéde laviede tous les jours.EtRembrandt a achevédevousémanciperdecettefaussecroyancequelabeautéestattachéeàtelsoutelsobjetsenvousattachantàtrouver la beauté dans la seule lumière et dans l’ombre. » Ce double abandon tient peut-être aucaractèreinsuffisammentcontrastédecesdeuxleçonsdesubjectivisme,quidefaitn’enfontqu’une:labeautén’estpasdansleschoses,maisdanslalumièreetdansl’ombre,quifigurentévidemmentlepouvoiresthétiquedel’esprit,cepouvoirquipermetàChardinetàRembrandtde«découvrir» labeautédespectaclesjusque-làdédaignés.Maissil’oncomprendquecettebeautéestdesourcetoutesubjective,ils’ensuitévidemmentqueleprivilègeaccordéjusqu’ici(depuisl’absidedeSaint-Hilaire)aux objets les plus humbles et les plus familiers n’est qu’une expression trop simple, ou tropprimaire,decesubjectivisme,quin’apasplusderaisonsdenégligerlesobjetsordinairementtenuspourprécieux.Uneautregradations’esquissealors,danslemêmebrouillon,avecuntroisièmetermedontlaréférenceesticiGustaveMoreau:«Maissilabeautéhabitedansleschoseslesplushumbles,il ne faut pas dédaigner les choses rares et penser qu’elles ne peuvent pas avoir aussi leur beauté.GustaveMoreauarriveàpointpourrestaurerenvousl’amourdesbijouxetdesbellesétoffes.»DansuneesquissedesJeunesFilles, àproposde la leçond’Elstir,Proust reprendcettedésormais triplegradation, et ajoute à l’exemple de Moreau celui d’un autre peintre, plus couramment (et enparticulierchezProustlui-même)emblématiqued’unartvouéauluxeetàl’éclat:Véronèse.«Quandonesttropsousl’influencedeLaRaiedeChardinquinousmontrequelesplussimplesloisdureliefetdelaconsistancesuffisentàrendreinestimablementprécieuxlesplusmodestesobjets,ouduBonSamaritaindeRembrandtquifaitconsistertoutleprixdelamatièredansunéclairagequirenddivinelacordedupuitset l’ombrede laporte, lavuedesNocesdeCana oude certainsGustaveMoreaun’estpasinutilepournousmontrerquesileschoseslespluscommunessontaussibellesquelesplus

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opulentes,lesplusopulentesnesontpourtantpasexceptéesetontleurbeautéaussi.»44Cemorceaunepasse apparemment pas dans le texte final,mais on verra plus loin le sculpteurSki s’amuser à unrapprochementimpliciteetparadoxalentreleVéronèsedesNocesetunenaturemortequiauraitpuinspirer Chardin : « Vous remplirez tous nos verres [“de château-margaux, de château-lafite, deporto”],onapporterademerveilleusespêches,d’énormesbrugnons,làenfacedusoleilcouché;çaseraluxuriantcommeunbeauVéronèse.»45

Ce nom nous emporte inévitablement à Venise, même si les Noces de Cana, transférées auLouvredepuisNapoléon,yfontcruellementdéfaut(pour lesraisonssusdites,onpeutsedemanderquel parti prendrait Proust dans certaine campagne actuelle pour leur retour au réfectoire de SanGiorgioMaggiore),etdoncauxpagesd’Albertinedisparuequiévoquentleséjourdunarrateurdanslacitédesdogesencompagniedesamère.C’estlàques’expliciteenfinl’oppositioncardinaleautourde laquelle tournaient depuis longtemps les pages avortées ou abandonnées que nous venons derencontrer : «…nobles surfaces de degrés demarbre éclaboussées à toutmoment d’un éclair desoleilglauque,etquiàl’utileleçondeChardin,reçueautrefois,ajoutaientcelledeVéronèse.»46Onne peut dire que la vision de marches de marbre éclaboussées de soleil glauque évoque le plusnaturellementcedernierartiste,maiscetteévocationestdéjà(aumoins)dansdeuxavant-textes:«…vastessurfacesdemarbre,mouilléesd’unrapidesoleil,d’unescaliercommedansVéronèseetquiajoutaientàlaleçondeChardin–quelespluspauvreschosespeuventdevenirbellesaurefletdelalumière – cette autre leçon que les choses les plus somptueuses le peuvent aussi et ne sont pasexemptéesdelabeauté»,et :«…descourantsd’airmarinetdusoleil, lustrantd’ombredevastesétenduesdemarbrecommedansVéronèse,donnantainsilaleçoncontrairedeChardinquemêmeleschosesopulentespeuventavoirdelabeauté.»47Larelationlapluspertinenteestdoncclairementpourlui,on l’avu,entre lepeintredeLaRaie et celuidesNoces.On lavoit ici qualifiée en termesquihésitententrelecomplémentaire(«ajouter»)etlecontradictoire(«contraire»);elleillustreenfaitcequej’appelleraientermespseudo-hégéliens,etdoncpeuindigènes,unedialectiquedel’humbleetdu luxueux (ou « luxuriant », comme dit Ski), où l’attachement aux objets humbles constitue unpremier degré naïf, puis l’acceptation, malgré leur prix, des objets précieux, un deuxième degréantithétique (« seconde simplicité », dirait Yves Bonnefoy48), en vue de ce dépassement final quireconnaîtl’indifférencedel’objet49,etlasubjectivitéradicaledel’appréciationesthétique.

Mais lorsduséjouràVenise,cette relationprend la formeplusneutred’unparallèleà la foisanalogiqueetcontrastif,ouplusprécisémentd’uneanalogieavectransposition,entrecesdeuxpôlessymboliquesquesontCombrayetVenise(dontChardinetVéronèseoffrentévidemmentuneversionpicturale).Lemotifdeceparallèle,quenouscommençonsàbienconnaître,estclairement indiquédèsledébutdecechapitre50:«Commeilpeutyavoirdelabeauté,aussibienquedansleschoseslesplushumbles,danslesplusprécieuses[jegoûtaisàVenise]desimpressionsanaloguesàcellesquej’avais ressenties autrefois à Combray, mais transposées selon un mode [on pourrait dire, plusfidèlementà lamétaphoremusicale,“dansunetonalité”]entièrementdifférentetplusriche.»Cettetransposition se développe donc sur deux ou trois pages, dont le procédé constant consiste, avecdiversesvariations,enun«commeàCombray…»aussitôtcorrigéparun«maisàVenise…»:lesoleildumatinnefrappepaslesardoisesdeSaint-Hilaire,maisl’anged’orducampaniledeSaint-Marc;larueenfêtedudimancheestici«touteenuneeaudesaphir»;lesmaisonsalignéessonticidespalaisdeporphyreetdejaspe;lesstoressontici«tendusentrelesquadrilobesetlesrinceauxdefenêtresgothiques»;les«humblesparticularités»et«asymétries»quirendaientsi«éloquente»lafaçadedonnantsur la ruede l’Oiseauont ici leur«équivalent»,mais leurmessageestdévolu«àl’ogiveencoreàdemiarabed’unefaçadequiestreproduitedanstouslesmuséesdemoulageettous

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leslivresd’artillustrés,commeundeschefsd’œuvredel’architecturedomestiqueauMoyenÂge»,etc.Cethèmecomplaisammentexploitéimpliquenécessairementqu’onabandonneleparticonsistantà ne présenter de Venise que les aspects les plus humbles, voire « misérables », puisqu’une telleprésentationréduitànéantlecontrastesurlequelilrepose,endonnantàVenise,pourlarendre«plusintimeetplusvraie…delaressemblanceavecAubervilliers»,alorsqu’ici,pour lenarrateur,«cesont desœuvres d’art, les chosesmagnifiques, qui sont chargées de nous donner les impressionsfamilièresdelavie».

Pour le narrateur,mais aussi, par procuration51 et demanière tout à fait symbolique, pour sagrand-mère, intraitable gardienne et interprète de l’esthétique combracienne. « Comme ta pauvregrand-mèreeûtaiméunegrandeursisimple!»,s’exclamesafilledevantlepalaisdesDoges.«Elleauraitmêmeaiméladouceurdecesteintesroses,parcequ’elleestsansmièvrerie.Commetagrand-mère aurait aiméVenise, et quelle familiarité qui peut rivaliser avec celle de la nature elle auraittrouvé dans toutes ces beautés si pleines de choses qu’elles n’ont besoin d’aucun arrangement,qu’elles se présentent telles quelles…Ta grand-mère aurait eu autant de plaisir à voir le soleil secouchersurlepalaisdesdogesquesurunemontagne.»Lemaître-motestlà:nature.Lagrand-mère,bien sûr, est déjàmorte à cemoment, sans jamais être allée àVenise.MaisProust avait songé, untemps, à réaliser cette confrontation symbolique. C’est dans l’Esquisse XXVII deDu côté de chezSwann, déjà citée, et précisément un des avant-textes de la description du clocher deSaint-Hilaire,encoreàl’étatdeclochersdeChartres:«L’annéeoùellemourutd’unmalqu’elleconnaissaitetdontellesavaitl’échéance,ellevitpourlapremièrefoisVeniseoùellen’aimavraimentquelepalaisdesDoges.»52Laboucle était ainsiboucléed’avance, et l’oncroit entendre l’absentemurmurer sur laPiazzetta,commejadissurlaplacedeCombray:«Mesenfants,moquez-vousdemoisivousvoulez,iln’estpeut-êtrepasbeaudanslesrègles,maissavieillefigurebizarre53meplaît.Jesuissûreques’iljouaitdupiano,ilnejoueraitpassec.»

Àlarecherchedutempsperdu, Paris, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,1987-1989,I, p.58.P.61-62.Voir l’EsquisseXXVIII, ibid. p. 738-743, et l’EsquisseXXVII, p. 736-738, apparemment antérieure, où le rôle du clocher deCombray est encore tenu par lesclochersdeChartres,quidéjàne«joueraientpassec».P.11.P.39.II, p.93.Ils’agit, biensûr,d’AntonRubinstein.LestémoignagesderelationesthétiqueauxobjetsetspectaclesnaturelssonttropfréquentschezProustpourqu’onentreprenned’endresserlaliste;jerappelleseulementqu’ilattribueàBergotte,devantplusieurstableauxd’uneexpositionhollandaiseetavantderetrouverlaVuedeDelft, «l’impressiondelasécheresseetdel’inutilitéd’unartsifactice,etquinevalaitpaslescourantsd’airetdesoleil[sic]d’unpalazzodeVenise,oud’unesimplemaisonauborddelamer»(III, p.692)–impressionquifaitévidemmentdelanatureunétalonde«valeur»auquell’artnesemesurepastoujourssansdommage.I, p.149-150.Sur l’effet de contagion que ces relations exercent sur la descriptionmétaphorique, en particulier de divers clochers, voir «Métonymie chez Proust », inFiguresIII, Paris, Seuil, 1972.Rappelonsaupassagequelarelationintimeentreunêtreetle«sol»dontilestle«produit»etdont«ongoûteenluilecharmeparticulier»,animeautantl’érotiquedeProustquesonesthétique:voyezlapaysannedeRoussainville(I, p.150,155),lamarchandedecaféaulaitlelongdutraindeBalbec(II, p.16),oulaMaria«chosedeHollande»del’EsquisseLXXdesJeunesFilles(II, p.1005).Onsaitaussilaforceetladuréedesliensquirattachentselonluiuneœuvrelittéraireauxlieux,auxcirconstancesetausupportdesapremièrelecture(ContreSainte-Beuve, Paris, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,1971,p.172;RechercheIV, 465:«Jerechercheraisleséditionsoriginales,jeveuxdirecellesoùj’eusdecelivreuneimpressionoriginale»).Entreoctobre1795,datedesonouvertureaupublic,etavril1816,datedesafermeturepardécret(voirFrancisHaskell, L’Historienetlesimages(1993),trad.fr., Gallimard,1995,ch. IX ;DominiquePoulot, «AlexandreLenoiret lesMuséesdesMonumentsfrançais», inPierreNoraéd., LesLieuxdemémoire, II,LaNation, Paris, Gallimard,1986,p.497-531,etMusée,nation,patrimoine,1789-1815,Gallimard,1997,sp.ch.10-12).OnsaitqueMicheletyavait, danssonenfance,«reçud’abordlaviveimpressiondel’histoire.Jeremplissaiscestombeauxdemonimagination,jesentaiscesmortsàtraverslesmarbres,etcen’étaitpassansquelqueterreurquej’entraissouslesvoûtesbassesoùdormaientDagobert, ChilpéricetFrédégonde…»(DédicaceàEdgarQuinetduPeuple,1846;cf.CoursauCollègedeFrance, 1843,Paris, Gallimard,1995,t.I.)VoirAntoineQuatremère deQuincy,Lettres àMiranda sur le déplacement desmonuments de l’art de l’Italie (1796), Paris, Macula, 1989, rééd. 1996, etConsidérationsmoralessurladestinationdesouvragesdel’art(1815),Paris, Fayard,1989.II, p.5-6.VoirlaplancheXVIIIdel’AlbumLenoir, reproduiteparHaskellp.328.IV, p.268.ContreSainte-Beuve, p.120,122;ladernièrephraseestunpeuobscureàpremièrelecture,maisjepensequ’ilfautentendre,par«protégerderessemblances»:protégeraumoyenderessemblances.Ibid., p.63-69.

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17.18.19.20.

21.22.

23.24.

25.

26.

27.28.29.

30.31.32.33.34.35.36.37.38.39.40.41.42.43.

44.45.46.47.48.49.

50.

51.

52.

53.

III, p.385-386.Onvoitqueles«bottesdeseptlieues»sontmaintenantpasséesd’unversantàl’autredel’antithèsechemindefer/automobile.P.393.P.394.Proustdonneicià«automobile»legenremasculin.Ilévoquebien,maissarcastiquement,l’arrivéeduvoyageurengared’Amiens(citéCSBp.73)etdeVenise(LesPierresdeVenise, éd.abrégéede1881,trad.fr.parMathildeCrémieux(1906),Paris, Hermann,1986,p.35-36).JeanGiono,VoyageenItalie(1953),inJournal,poèmes,essais, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,1995,p.643.«Lamortdescathédrales»,LeFigaro, 16août1904,partiellementreprisen1919danslerecueilPastichesetmélanges ;maintenantdanslevolumeContreSainte-Beuve de la Pléiade, qui donne en note les passages supprimés en 1919.Tout l’ensemble relatif à ce thème, et/ou à l’œuvre deRuskin, constitue unlabyrinthebibliographiqueassezéprouvant.ContreSainte-Beuve, p.777.Et queLenoir envisageait déjà, commepis-aller, en 1816, lorsque commençait à se profiler le retour insitu desœuvres conservées dans sonmusée, et lafermeturedecelui-ci(voirPoulot, op.cit., p.296).LemotestdéjàchezQuatremère,dontl’oppositionaumuséeétaitd’ailleurs,commecelledeLaSizeranneetdeHallays,beaucoupplusstrictequecelledeProust:«C’esttuerl’artpourenfairedel’histoire;cen’estpointenfairel’histoire,maisenfairel’épitaphe»(Considérations, op.cit., p.48).Sil’onvoulaitpousserplusloinlacomparaison,ilfaudraitajouterqueQuatremère,enrevanche,nesemblepashostileauxrestaurations(ilapprouveentoutcascellesdesantiquairesromains),etaussique,maîtred’œuvre,entre1791et1793,dela«panthéonisation»deSainte-Geneviève,ilpeutpasserpourunprécurseur(virtuel)desdésaffectationsredoutéesparProust.ContreSainte-Beuve, p.735(jerespectelasyntaxecahoteusedecetavant-texte:ilfautsansdoutecomprendre:«…etqu’ellenesaurait…».Dansl’articleduFigaro, ProustsembleexhorterlemêmeHallaysàchoisirentrelemoindremaldelarestaurationetlemalabsoludelalaïcisation(ibid., p.774).Ibid., p.85.SonallurefamilièreamêmevaluàcetteViergelesurnomde«soubrettepicarde».Untableaud’autel(parexemple)transportéaumuséeperdbienunedesesfonctions,maisilluiresteaumoinscelledereprésentercequ’ilreprésente.Ibid., p.780(jesupposequeProustveutplutôtdire:auxbesoinsduculte);cetteconclusionfutelleaussisuppriméedanslerecueilde1919,sansdoutepourcausedemoindrenécessité politique : le fait est que ledangerde laïcisationmassivene s’était guère réalisé (la révolution jacobine en avait jadis fait biend’autres),etquelesdestructionsmatériellesduesàlaguerrefaisaientrétrospectivementparaîtreunpeuexcessivescertainesdecesprophéties.Esthétiqueetphilosophie, t.I, Paris, Klincksieck,1980,p.29.I, p.288.Ainsipourcelledel’églisedeBalbec,II,p.196-198.Correspondance,éd.Ph.Kolb,Paris, Plon,VII, 1981,p.250.8oct.1907,ibid., p.288;c’estpendantcetété1907queProustvisiteenvoiturequelqueséglisesetchâteauxdeNormandie,entreCabourgetParis.III, p.275.Cetypededécor,jelerappelle,sévissaitdéjàchezLenoir.Ibid., p.402.Mêmeremarque,dansuneautreconversationpédagogiqueavecAlbertine,p.673.ContreSainte-Beuve, p.380.I, p.77,àproposdelaréminiscencedelamadeleine;ils’agitbiensûrdesdistancestemporelles.III, p.673.IV, p.474.ContreSainte-Beuve, p.372-382.ParuesenarticledansLeMercuredeFranced’avril1900,puisdans laPréfaceàLaBibled’Amiens, puisdans lesPastiches etmélanges de 1919– toutesreprisesaccompagnéesdediversesmodifications.Cetavant-textemanuscritestdonnédansContreSainte-Beuve, p.724-725.II, p.975.III, p.330.IV, p.205.EsquisseXV-1,IV, p.693,EsquisseXV-3,p.694.C’estletitred’unessaisurlebaroque,dansUnrêvefaitàMantoue, Mercure,1967.Jedis«indifférencede»,etnonàl’objet, parcequelarelationesthétiquen’estcertespasunerelationd’indifférence,maisqu’elleinvestitàsaguise,etaussipassionnémentqu’onvoudra,unobjetdontl’élection,etla«beauté»,dépendentd’elle.Ils’agitdu«chapitreIII, SéjouràVenise»d’Albertinedisparue, IV, p.202-235,oùleparallèleoccupel’essentieldesp.202-209.Diversavant-textesensontprésentés,sousletitred’EsquisseXV, p.689-698.Laprocurationest icidouble,ouplutôt triple : lagrand-mèreexprimepar labouchede sa filleuneesthétiquequepartage sonpetit-fils lenarrateur, et leur«père»àtous,l’auteurMarcelProust, quil’asouventdéfendueenmargedesonroman.I, p.737.Ondoitserappelerquelesdeuxpersonnagesdelamèreetdelagrand-mèresesontdistinguésparscissiparitéàpartird’unefigurecommune,etqueProustabien,en1900,visitéVeniseencompagniedesamère.Proustn’ignorecertainementpaslescommentairesdeRuskinsurl’asymétriedelagrandefaçadedupalaisdesDoges(LesPierresdeVenise, éd.cit., p.108).

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«Undemesécrivainspréférés»

Dans son dernier livre1, qui semble témoigner d’une conversion enthousiaste aux pratiquesd’hypothèse à tout hasard et d’interprétation à tous crins de la psychanalyse littéraire, MichaelRiffaterrefait(entreautres)àunepagedeCombrayunsortquilaisseperplexeslesproustiensmêmelesmoins avertis. Il s’agit dupaysagedeGuermantes et des rêveries auxquelles il est associé.Lesdeuxphrasespartiellementcitéessontlessuivantes:

«…Ilmesemblaitavoirsouslesyeuxunfragmentdecetterégionfluviatilequejedésiraisconnaîtredepuisquejel’avaisvuedécriteparundemesécrivainspréférés.Etce futavecelle,avecsonsol imaginaire traversédecoursd’eauxbouillonnants,queGuermantes,changeantd’aspectdansmapensée,s’identifia…»2

Ce fragment contientunementionallusive («undemesécrivainspréférés»)quinepeutquesusciter la curiosité du lecteur : quel peut être cet écrivain, l’un de ses préférés, chez qui le jeuneNarrateur a « vu décrite » la région fluviatile que lui évoque le paysage de Guermantes ? (Et,accessoirement, quelle est cette région ?) Pour Riffaterre, la réponse ne fait aucun doute, et cettecertitudea priori lui permet d’enchaîner aussitôt : « “Un de mes écrivains préférés” est, en fait,Virgilelui-même.»

Pourdesraisonsdansledétaildesquellesjen’entreraipas,laréférencesupposéeàVirgilefaiticipartied’unréseauinterprétatifd’inspirationfreudienne,dontl’autrepointd’appuiestunemention,effective celle-là, à propos des relationsmondaines de Swann, du récit de la IVeGéorgique sur lavisited’AristéeauroyaumeaquatiquedesamèreCyréné3.MaisRiffaterrevoitenoutredanscerécitle « subtexte » du fameux épisode de la soirée à l’Opéra4 où les membres de l’aristocratieapparaissent au Narrateur, dans leurs baignoires, comme des divinités dans leurs cavernes sous-marines.Cen’estpasimpossible,maisriennel’indique,etjecontinuedejugerpluspertinenteetplusmotivée une autre hypothèse (accessoirement plus riffaterrienne ancienne manière) : toute cettemétaphoreôcombienfiléeneseraitqu’undéveloppementdumotàdoubleententequi,textuellement,la déclenche :baignoire5.Quant à la valeur, non plus psychologique (séparation de lamère)maissociologique(exclusiondessimplesspectateurs),duthèmedelaparoid’aquarium,ilestcurieuxqueRiffaterrenesongepasàlaconforterd’unrapprochementaveclanonmoinscélèbrepagedesJeunesFilles6 sur la salle à manger-aquarium du Grand Hôtel, illuminée le soir pour la contemplationfrustréedupetitpeupledeBalbec.

Mais revenons à Guermantes, et à l’« un des écrivains préférés » du Narrateur. La seulejustification textuelle alléguée pour son identification à Virgile est la « forme hyperlatine » del’adjectif fluviatile, dont Riffaterre connaît et mentionne un autre emploi proustien, apparemmentsans allusion virgilienne ni connotation œdipienne7. Fluviatile ne me semble nullement«hyperlatin»:c’estunadjectifdontlaformelatinefluviatilissetrouve,sij’encroismonGaffiot,chezCicéron etTite-Live (mais non chezVirgile, qui n’emploie que fluvialis), et dont l’acceptionclassiqueest,àproposdevégétauxetd’animaux:«quivitdansouàproximitéd’uncoursd’eau».Proust le détourne par deux fois au profit de lieux ou de paysages agrémentés de cours d’eaumodestes:ruisseaux,torrentsoupetitesrivièrescommeleCouesnonoula«Vivonne»;ils’opposeévidemmentencesensàfluvial,quiévoqueunepluslargerivière,commeunvéritablediminutif.Saseule présence ne peut donc en aucun cas suffire à suggérer un subtexte virgilien, avec les

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associationspseudo-freudiennesqu’y trouve complaisammentRiffaterre8.Et ced’autantmoinsquel’emploidumotécrivainpourdésignerl’auteurdesGéorgiquesseraitfortpeuidiomatique:pourunauteurdudébutdecesiècle,etdelaculturedeMarcelProust,Virgile,mesemble-t-il,n’estpasunécrivain, mais un poète. Le sentiment linguistique s’oppose donc de toutes ses forces à une telleidentification9.

Parailleursetsurtout,lapisteinterprétativeestbeaucoupplusencombréequenesemblecroireRiffaterre.Eneffet,lamentionfaiteicid’un«écrivainpréféré»descripteurd’unpaysfluviatilen’estquelerappeld’uneoudeuxautresoccurrencesantérieures,danslerécitdesaprès-mididelectureaujardin.Onconnaîtlethème:lejeunelecteurvitplusintensémentdanslepaysageévoquéparlelivrequedansceluioùilsetrouvelorsdesalecture.Voicil’illustrationspécifiquedecethème:

« C’est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, j’ai eu, à cause du livre que je lisais alors, lanostalgied’unpaysmontueuxetfluviatile,oùjeverraisbeaucoupdescieriesetoù,aufonddel’eauclaire,desmorceauxdebois pourrissaient sous des touffes de cresson ; non loinmontaient le long demurs bas, des grappes de fleurs violettes etrougeâtres.Etcommelerêved’unefemmequim’auraitaiméétaittoujoursprésentàmapensée,cesétés-làcerêvefutimprégnéde la fraîcheurdeseauxcourantes ;etquellequefût la femmeque j’évoquais,desgrappesdefleursvioletteset rougeâtress’élevaientaussitôtdechaquecôtéd’ellecommedescouleurscomplémentaires.»10

C’estévidemmentàcesrêveriesérotico-paysagistesindéterminées(«unefemme»)quevientseraccorder, au cours des promenades du côté de Guermantes, le fantasme plus précis d’amoursfluviatilesetpoétiquesavecladuchesse:

«JerêvaisqueMmedeGuermantesm’yfaisaitvenir,éprisepourmoid’unsoudaincaprice:toutlejourelleypêchaitlatruiteavecmoi.Et le soir,me tenantpar lamain,enpassantdevant lespetits jardinsdesesvassaux,ellememontrait, le longdesmursbas,lesfleursquiyappuyaientleursquenouillesviolettesetrougesetm’apprenaitleursnoms.»11

Lepaysageestdumêmetype,àceciprèsquelarêverieinitialeportaitsurunerégionmontueuseetpeupléedescieries,dontleparcdeGuermantesn’estqu’unerépliquetrèsassagie.Legoûtpourlespaysagesagrémentésdecoursd’eaufraisetrapidesestuneconstantedelasensibilitéproustienne,etl’évocationdesfleursviolettesetrougeâtres(ailleurs,jaunesoubleues)engrappesetenquenouillesestunvéritabletic,dontlaconnotation«phallique»n’échapperaàpersonne,etdontlafréquenceaétérelevée,àmaconnaissancepourlapremièrefois,parJeanMillydanssonétudedesPastiches12.Ilcitelesdeuxpagesquiviennentdenousretenir,etunephraseduCôtédeGuermantesquirappelle

«…cetteterretorrentueuseoùladuchessem’apprenaitàpêcherlatruiteetàconnaîtrelenomdesfleursauxgrappesviolettesetrougeâtresquidécoraientlesmursbasdesenclosenvironnants.»13

Ces mentions (et d’autres, auxquelles je viens tout de suite) sont évidemment justifiées dansl’étude deMilly par la présence d’une autre occurrence (la première publiée), dans le pastiche deFlaubert:

« Et ils finissaient par ne plus voir que deux grappes de fleurs violettes, descendant jusqu’à l’eau rapide qu’elles touchentpresque,danslalumièrecrued’unaprès-midisanssoleil,lelongd’unmurrougeâtrequis’effritait.»14

Àpartirdecemicro-corpusplutôtinsistant,lacuriositénepeutques’orienterversdeuxpistesd’enquête:celledes«sources»livresquesetautres«subtextes»,etcelledesbrouillons,ouavant-textes. Milly s’engageait sur ces deux pistes avec les moyens dont on disposait alors. Côté

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«subtexte»,lepastichedeFlaubertmontrelui-mêmelavoie,quimèneàcettepagedeL’Éducationsentimentale:

«Destouffesderoseauxetdesjoncslabordentinégalement;toutessortesdeplantesvenueslàs’épanouissaientenboutonsd’or, laissaient pendre des grappes jaunes, dressaient des quenouilles de fleurs amarante, faisaient au hasard des fuséesvertes.»15

Onpourraitconsidérerquecettecitationclôtl’enquêteetdonnelaclédel’allusion:«undemesécrivainspréférés»seraittoutbonnementettoutunimentFlaubert,etplusieurscommentateurs16s’ensonttenuslà.MaiscetteévocationdesbordsdelaSeineàNogentnesuffitvraisemblablementpasàdéclencherlavisiond’unpaysmontueux,etdetoutefaçonMillycitaitdeuxfragmentsd’avant-textes,dontl’uncontribueàbrouillerlescartes:

«D’autrepartcertains romansque je lisaisalors,peut-êtreLeLysdans lavallée,mais jen’en suispas sûr,medonnaientungrandamourpourcertainesfleursenquenouille,dépassantverticalementdeleurgrappeauxsombrescouleursuncheminfleuri.Que de fois je les cherchai du côté de Guermantes, m’arrêtant devant quelque digitale, laissant mes parents me dépasser,disparaîtreàuncoudedelaVivettepourqueriennetroublemapensée,meredisantlaphraseaimée,medemandantsic’étaitbiencelaqu’avaitdépeintleromancier,cherchantàidentifieraupaysagelulepaysagecontemplépourluidonnerladignitéquedéjàlalittératureconféraitpourmoiàlaréalitéenmemanifestantsonessenceetenm’enseignantsabeauté.»17

VoicidoncFlaubertenconcurrenceavecBalzac,maisl’IndreduLysn’estpasplusmontueusenipourvuedescieriesque laSeinedeL’Éducation,et iln’yanigrappesniquenouillesdans la florebalzacienne.Lesnouveauxavant-textes récemmentpubliés, tantdesaprès-midide lecturequede lapromenadeàGuermantes18,nousendirontpeut-êtreunpeuplus.

Beaucoupplus,àvraidire,maisrien,jelecrains,quinousrapprochedeVirgileetdesonpénisgéniteur–auxquenouillesprès,biensûr.JesuiscettetraceenremontantladispositiondesEsquissesde la Pléiade, qui semble à peu près chronologique, dans la mesure où l’on peut établir lachronologie de l’avant-texte proustien19. Celui de l’Esquisse LV (cahier 26) est le même que citaitMillyetquejeviensdereproduire,jen’yrevienspas.L’EsquisseXXVI(cahier14)traiteencoredesjournéesdelecture.J’enextraislesphrasesquiconcernentleplusdirectementnotresujet:

«Lelivrefournissaitaussilepaysagequiétaitceluidecettejournéeoùjelisais,etlelivrequejelisaisalorsélevaitdehautescollinesbossuées,toutesmouilléesdetorrentsécumeuxetcouvertesdelentillesvertes,quifontmarcherdesscieriesetduhautdesquellesonaperçoitdanslavalléelebouillond’argentd’unerivièreprofondémentencaissée[…].Aussijenedésiraisvoirqu’un pays où il y eût des scieries, des sources naturelles, une rivière d’argent aperçue d’une hauteur. Je m’informais desrégionsdelaFranceoùjeverraiscesprécieuseschosesetjedemandaisàmesparentsdem’envoyer,plutôtencorequ’àReims,àLaonetàChartres,passerquelquesjoursdansl’AvallonnaisappeléPetiteSuisse,oudanslesVosges.LelivrequiintroduisaitdansmesjournéesdeCombraycessitesimaginairesetenprojetaitledésirsurtoutmonavenir,n’est-ilpasceluiquejemefiguretantd’aprèslelieuoùilsepassa,etd’aprèsl’année[que]j’aiinscritesurlacouverture?Oubiensedégagea-t-ild’unedecespagesparuneassociationd’idées[parce]quejemefisreconstitueruneimagequ’ellenecontenaitpas?Toujoursest-ilquedece paysage d’eaux vives et d’industries aquatiques que je désirais tant visiter était inséparable pourmoi le nom de quelqueenclosaupiedduquelpoussaientdesépisrougeâtres,desgrappesdefleursviolettesetjaunes…»20

Revoicidonclepaysagemontueux,lestorrentsetlesscieries,etvoiciunenouvellelocalisationréférentielle : Vosges ou Avallonnais.Mais ces lieux désirés ne constituent pas nécessairement le«paysage»dulivrequiencommuniqueledésir,ouplutôtilsneleconstituentcertainementpas:s’ils’agissaitdevisitercepaysagelui-même,iln’yauraitpascechoixentredeuxsitesaussidistinctsquelesVosgeset l’Avallonnais. Ilnes’agitdoncquedepaysagessemblablesàceluidu livre,quinousresteapparemmentinaccessible.

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L’EsquisseXXXI(cahier29)estprobablementlaplusancienne.Elleestaussilaplusrévélatrice.Envoicil’essentiel:

«TandisquejelisaisunlivredeBergottequisepassaitdansleJura[…]lepaysageduromans’élevaitaumilieudupaysageréel,etlesimagesqu’ilévoquaitperpétuellementd’eaubouillante,derivièresàtruitescommedesrubansd’argentvusduhautdescollinesboisées,descieriesmécaniquesmarchantparl’eau,deplantesvertespoussantdanslesméandresdecesbordssifrais,desourcesnaturelles,debateauxdescendantlesrapides,quimedonnaientenviededemanderàmesparentsdemelaisserallerpasserunétédanstelleoutellevilled’eauxoùjesavaisqu’ilyavaitdesscieriesmécaniques,deshauteursboisées,dessourcesàgoûtfraisetsalubre,oùsurtoutoncanotaitetpêchaitlatruitedansdescoursagités.Enreprenantaujourd’huicelivredeBergottejenepeuxtrouvernullepartunephraseoùilsoitquestiond’épisrougeâtres,degrappes de fleurs violettes et jaunes, retombant le long d’un mur suintant d’eau. Cependant cette idée d’eau courante, debouillonnementsd’eau,deruisseauxd’argentaperçusduhautdecollinesboisées,deboisd’unescierieàdemipourriparl’eau,que j’avais tout le tempsdevant lesyeux,endînant,enmepromenantdans le jardin,quipendantunan,dumoinsàcertainesheures,caràd’autresjepensaisplutôtauxcathédralesetàTheBibleofAmiens,étaitliéeàdesépisrougeâtres,desgrappesdefleurs violettes ou jaunes, que j’aurais voulu connaître et que pourtant jeme figurais très bien, dont l’image est évidemmentvenue d’un livre, venait toujours colorermon paysagemontagneux et d’eaux vives. Jeméprisais les fleurs du jardin, et nem’arrêtaisavecespérancequedansuncheminoùlelongd’unmurhumidej’apercevaisquelquechosequipouvaitvaguementressembleràmesgrappesviolettesetjaunes.Quandj’eusentendulecurédirequeGuermantesétaitunepetiteSuisse,j’yvislesruisseaux d’argent, les bois pourris par l’eau, les grappes violettes et jaunes au ras d’unmur tacheté d’humidité.MaintenantMmedeGuermantesn’étaitplusseulementpourmoilafilledesonnom,néedesasonoritéetdesalégende.Parfoisjelavoyaistirantàlacarabinedestruiteslelongdeschutesd’eau,regardantd’enhautd’unecollinedesfleuvesquisihautn’étaientqu’unbouillond’argent,etverslesoirallantàpaslentregarderlespetitsenclosdesesfermesoùsurlesmurshumidessecollaientdesépisrougeâtresdesgrappesdefleursjaunesetviolettes.»21

De cette page fascinante par son ressassement compulsif, les révélations sont multiples. Lapremièreportesurlesitedulivre,origineapparentedetouteslesrêveriesultérieures,identifiécettefois sans hésitation au Jura. Le qualificatif montueux et l’évocation des scieries s’appliquentévidemment sans difficulté à cette région. La seconde porte sur l’auteur, le fameux et mystérieux« écrivain préféré » : il s’agit ici tout simplement de Bergotte.Mais cette identification n’est queprovisoire, elle disparaîtra bien avant la version finale ; et, bien entendu, elle ne fournit aucune«clé»référentielle,puisqueBergotteestunécrivainfictif.Maisilyaplusàdiresurchacundecesdeuxpoints.

IlsemblequeProustaitrenoncétrèsviteàattribuerle«roman»(puisqueromanilyadanscetteversion)àBergotte;unenotederégieenregarddecettepageindique:«IlvautmieuxquecelivrenesoitpasdeBergottepourquel’associationdesfleursnesefassepasavecMlleSwann.»Noteenattented’unenouvellerédactionquieneffetnetarderapas,etquiretireraàBergottelapaternitéduromanau«paysagemontueuxetfluviatile»pourluienattribueruneautre.ProustdécideeneffetqueBergotteseraliéàMlleSwann,commeamidelafamille,etassociéàdesimagesplusartistiquesdevisites de cathédrales en compagnie de Gilberte. Il n’y aura donc plus un exemple d’influencelivresquesur les rêveriesdeMarcel,maisdeux, successifs :celuidupaysagefluviatileetceluidesvisitesdecathédrales–etBergotteneseraplusattachéqu’ausecond,dansunesubstitutiontemporellenettementmarquéepar le textefinaldéjàcité22.Lepaysagefluviatilereviendranéanmoinsaucoursdes promenades à Guermantes, en unmoment évidemment contemporain de la première série delectures, ce qu’autorise la disposition anachronique deCombray. Nous avons donc à partir de cemoment (nonprécisément daté dans la chronologie génétique) deux« écrivains préférés » dont lepremiern’estplusBergotte,maisunauteurimaginaireounon,etanonyme.Dansl’EsquisseXXXI,ilyen avait pourtant déjà deux, mais qui venaient conjoindre leurs influences dans la même rêveriesynthétique : le pays montueux venait de « Bergotte » et les fleurs en quenouilles venaient« évidemment d’un livre », c’est-à-dire à coup sûr d’un autre livre. Celui-ci, pour le coup, nous

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connaissonsson«modèle»extradiégétiquedepuis lepasticheFlaubertde1908:c’estL’Éducationsentimentale.

Resteraitàidentifierl’autre,dontl’action«sepassaitdansleJura»,àmoinsqu’iln’yaitaucunmodèleàcequiseraituneinventionexnihilo.Maisilsemblequetelnesoitpaslecas.UnenotedeJoYoshidasurcetteesquisseindiqueeneffet:

«Proustpensepeut-êtreauxSeptLampesdel’architecturedeRuskin,dontunpassage,extraitparRobertdeLaSizerannedanssesPages choisies, porte le titre : “Printemps dans le Jura”. Ruskin y dépeint un paysage crépusculaire qu’il a vu sur lescollinesdominantlecoursdel’Ain,au-dessusduvillagedeChampagnole.LadescriptiondupaysageévoquéparlelivredeBergotteoffreuneressemblancefrappanteavecletextedeRuskin.Nonseulementles“collinesboisées”etles“plantesvertespoussant dans lesméandres de ces bords si frais” se trouvent presque telles quelles dans ce passage du livre de l’écrivainanglais,maisladescriptiondes“grappesdefleurs”enoccupeunepageentière.»23

Uneautrenote,autextefinal,confirmecettehypothèseenlarelativisant,puisqu’ellementionneégalement lepastichedeFlaubert,etceluideRenanpoursesévocationsd’eaux transparentesetdepêcheàlatruite.Maiscettepagedupseudo-Renan24,consacréeàunpaysagefluviatileduNorddelaFrance,renvoieelle-mêmeexplicitementàRuskin,quiavanté(dansLaBibled’Amiens traduiteparProusten1901)«lagrâcedesespeupliers,lafraîcheurglacéedesessources».Nousrestonsdoncavecdeux«sources»,c’est lemotou jamais :FlaubertetRuskinpour les fleursengrappesetenquenouilles,etRuskinderechefetluiseul(?)pourlepaysagemontueux,originairementjurassien,etautresévocationsdesites fluviatiles,dont legoûtchez lui sembleaussiconstantquechezProust–étantentenduicicommeailleursqu’une«influence»n’estsubiequelorsqu’elleestappelée,c’est-à-dire lorsqu’elle rencontre et confirme une tendance autonome : un lecteur indifférent à ce type depaysagesneferaitaucuncasdecesdescriptions,quelqu’enfûtl’auteur.

Undétaildel’EsquisseXXXImesembleconfirmerl’hypothèseRuskin–c’est-à-diredeRuskincommemodèle, ici, deBergotte.Alors que la dissociation entre les deux auteurs n’est pas encoreopérée, lamention d’une rêverie sur les cathédrales, qui plus tard se référera seule àBergotte, seréfèreelleaussi,et(elleseule)explicitementàRuskin:«àd’autres[moments]jepensaisplutôtauxcathédralesetàTheBibleofAmiens».Ce«plutôt»etcettementionexplicitemesemblentétabliruneopposition entredeuxRuskin, celui d’Amiens et des cathédrales et celui desSept Lampes et (entreautres)dupaysage jurassien.Encecas (simplehypothèse,maisque lesméandres et les accentsdutexterendenttrèsplausible),lesdeuxBergotte–dontlepremier,pourlesraisonssusdites,deviendraun«écrivainpréféré»anonyme–auraientpourmodèlecommunleseulRuskin,maisconsidérépardeux«côtés»différentsdesonœuvrefoisonnanteetmultiforme.

Ruskinesttenudepuislongtempspourl’undesmodèlesdeBergotte.Letraitlepluspertinentdece rapprochementestaumoinsqueRuskinaexercé sur l’esthétiqueet sur l’écrituredeProustuneinfluence25homologueàcelledeBergottesurMarcel–etdonttémoignepeut-êtrel’évolutionentreJeanSanteuiletlaRecherche.Maislepetitparcoursgénétiquequenousvenonsdesuivreàl’enversenestpeut-êtrel’illustrationlaplusprécise,etlaplusfrappante26.

Mais, bien entendu, un parcours génétique n’est rien de plus qu’un parcours génétique. Il nes’agitpasdetirerdecelui-ciunehypothèsepéremptoiredugenre«L’“écrivainpréféré”duNarrateuràCombrayest,enfait,Ruskin+Flaubert»–lecturesd’ailleurspeuplausiblespourunjeunegarçonquienestplutôtàFrançoisleChampi.DansDucôtédechezSwanntelquel’avouluetarrêtéProusten 1913, cet écrivain est anonyme et imaginaire, et sur le point d’être supplanté, en relation avecGilberte,parlenonmoinsimaginaireBergotte.Cequenousfournitl’étudegénétiquen’estpasune

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clépourcequin’estpasunromanàclé,maisseulementunetraceduprocessusdetransformationparlequeldiversélémentsdelaréalitésontdevenusdesélémentsdelafiction.Lesmatériauxfournisparlaréaliténedisentenaucuncasla«vérité»d’unefictionquiestexactementcequ’elleprétendêtre–c’est sonprivilège, et d’ailleurs sadéfinition.En revanche, ils peuvent nousdire unepart (fût-elleinfime)devéritésurl’élaborationprogressivedecettefiction,carcetteélaboration,elle,appartientàlaréalité:uneréalitéquipeuts’appeler,enl’occurrence,lebricolageproustien.

Ledébat,ouplutôt lepartage, entregenèseet structurem’évoque toujours la célèbrepageoùSaussure27comparel’évolutiondelalangueaudéroulementd’unepartied’échecs:àn’importequelmoment du jeu, le système synchronique des positions est « affranchi de ses antécédents ; il esttotalement indifférentqu’ony soit arrivéparunevoieouparuneautre ; celuiqui a suivi toute lapartie n’a pas le plus léger avantage sur le curieux qui vient inspecter l’état du jeu au momentcritique;pourdécrirecetteposition,ilestparfaitementinutilederappelercequivientdesepasserdixsecondesauparavant».Cetteremarquevautnonseulementpourl’«inspection»del’étatdujeu,maisaussipourl’éventuellecontinuationdelapartiepourdeuxjoueursquiviendraientàcemomentprendrelerelaisdesdeuxprécédents:l’étatdujeuesttel,etonpeutlepoursuivresansteniraucuncompte de ses antécédents. En revanche, si l’on veut connaître et apprécier la technique des deuxpremiersjoueurs,ildevienttrèsutiledesavoir«commentonenestarrivélà».L’«étatdelapartie»estunsystèmefictionnelautonome,qu’ondoitprendretelqu’ilestsil’onveutyentreretyparticiper,mais le talent de chaque joueur est un élément de la réalité (hors jeu), dont la compréhensioncomplète nous échappe sans doute, mais dont la connaissance partielle suppose une observationdiachroniqueaussiattentivequepossibledesétapesdesonjeu.

On m’a devancé sans peine : la lecture d’un texte, et spécialement d’un texte de fiction, nesuppose rien d’autre qu’une considération de l’« état du jeu » et que la compétence linguistique(connaîtrelesensdefluviatile,oud’écrivain)etencyclopédique(savoiroùl’ontrouvedestorrents)qui permet de le déchiffrer et de l’interpréter ; la connaissance et la compréhension du travail del’écrivain sont d’un autre ordre, pour lequel aucune information sur la série diachronique des« antécédents » ou ce qu’un esthéticien appelle le « cheminement heuristique »28 de l’œuvre n’estnégligeable.

Ces deux pointsme semblent raisonnables, et l’exploration de notre corpus les illustre assezbien:l’interprétationimmanentedel’objet«écrivainpréféré–paysagefluviatile»n’exigeaucuneconnaissance du parcours génétique, et sa seule condition de validité est la prise en compte etl’intégrationducontexte:parexemple,rapprocherlapage170deSwanndelapage85,àquoiellerenvoiemanifestement,etdelapage313deGuermantes,quiluifaitmanifestementécho,eteninférerque l’écrivain en question est celui que lisait le Narrateur avant de découvrir Bergotte et que lepaysage évoqué n’est pas seulement fluviatile, mais montueux et torrentueux. En revanche, lacompréhension du travail de Proust exige une mise en perspective diachronique (quand elle estpossible)detousleséléments,livresquesetautres,dontledossiergénétiqueportelatrace.

Ilconvientdoncdedistingueraprioriaussinettementquepossiblecesdeuxactivitéscritiques.Maiscelanesignifiepasqu’ellesn’entretiennentaucunerelation:aprèstout,l’œuvrelittérairen’estpasunepratiqueaussiautonome,etexhaustivementdéfinieparses«règlesconstitutives»,quelejeud’échecs (ou autre). D’abord, il va de soi que la lecture d’un avant-texte suppose les mêmesopérations intellectuelles, et se prête aux mêmes appréciations esthétiques, que celle d’un texte«final»pourcetteraisonsimplequ’unavant-texteestaussiuntexte.Ensuite,ilarrivequecertainesanomaliesd’untexte,commeilyenatantdanslaRecherche,soientexpliquéesparlaconsultationdesesavant-textes,s’ilyena,etdanscecas lagenèsecontribuebienàéclairer lastructure.Dans les

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situationsd’inachèvement(commecelledelaRechercheaprèsLaPrisonnière), ladistinctionmêmeentretextefinaletavant-textedevientproblématique,etnoussavonsaumoinsdepuisValérycequ’ilyadehasardeuxdans lanotionmêmed’achèvement.Enfin, entre l’appréciationpurement esthétique(dugenre«Cetableauestflou»)d’uneœuvrecommeobjetautonomeetsonappréciationartistique(« Ce tableau est impressionniste »), qui suppose une considération de son contexte historique, etdoncdeson«cheminementheuristique»,ilnepeutyavoirdecloisonétanche,lesinteractionssontmultiples29.Ouplutôt,horsdesituationsartificiellesàlaCondillac,etspécialementenlittérature,artdes significations par excellence, il ne peut exister d’appréciation purement esthétique (lecturetotalement innocente d’un texte absolument nu), à laquelle ne se mêlerait aucune donnée extra-textuelle.Mais si l’on commence à intégrer ce genre de données (par exemple : le fait queProustavaitluVirgile),ilvautsansdoutemieuxenintégrerlepluspossible(parexemple:tenircomptedece que Proust avait également lu Flaubert et Ruskin), car rien n’est plus fourvoyant qu’uneinformationincomplète,outronquée.

Et,surtout,ilmeparaîtindispensableàchaqueinstantdesavoir(etdedire)dequoil’onparle.Tropsouventl’interprétationometdediresielleeststructuraleougénétique,sielleportesurletextebrutousursonprocèsd’élaboration,seréservantlafacilitédesautersurunterraindèsquel’autrerésiste, et par exemple d’invoquer une lecture de Virgile en se gardant de préciser si le lecteurs’appelleProust,Marcel–ouRiffaterre.Jesaisbienquelanuitdel’Inconscient,oùtouteslesvachessontfolles–surtoutdepuisquenousl’avonscollectiviséen«Inconscientdutexte»ou«Inconscientde la fiction » –, légitime tous les dogmatismes et toutes les désinvoltures, et, à chaque objectionl’imparable réplique : « Raison de plus » ; mais, on l’aura compris, c’est un peu ce que je luireproche.

FictionalTruth, Baltimore,TheJohnsHopkinsUniversityPress,1990.Àlarecherchedu tempsperdu, Paris, Gallimard,«Bibliothèquede laPléiade»,1987-1989, I, p. 170.CitéparRiffaterre, p. 102dans la traductionScottMoncrieffetenfrançaisennote24.I, p.17.ParunebévuedéjàprésentedansJeanSanteuil, Pléiade,1971,p.171,ProustsubstitueàCyrénélamèred’Achille,Thétys.II, p.336-358.Cf.FiguresIII, Paris, Éd.duSeuil, 1972,p.54.II, p.41.«Questembert, Pontorson…lieuxfluviatilesetpoétiques»(I, p.382).«Peneigenitorisadundam, où lenomdu fleuvePénée augénitif, Peneigenitoris, est presque identique au terme latin qui désigne le pénis géniteur (penisgenitoris)»(p.103).Onapprécieraaussi, ibid., laconvocationd’un«subtextepasse/passer/passé»,quipermetd’associer,trèslibrement,toutepassanteàunemaisondepasse.IlestvraiquedanscettemêmepageleNarrateurévoquelespoèmesqu’il rêvedecomposeretenchaînesur :«Etcesrêvesm’avertissaientque,puisquejevoulaisêtreunjourunécrivain…»Maisunechoseestd’entamer,selonlacoutumedel’époque,unecarrièred’écrivainparlacompositiondepoèmesjuvéniles,uneautreestdequalifierd’écrivainunpoèteàpartentièrecommeVirgile.Marceldistingued’ailleursnettementcesdeuxnotionsenparlantunpeuplusloin(p.176)de«l’espérancequ’[il]avai[t]perduedepouvoirêtreunjourécrivainetpoète».I, p.85.Quatrepagesplusloinintervientunenouvellemention,négative,decemotif:«Maisl’interruptionetlecommentairequifurentapportésunefoisparunevisitedeSwannàlalecturequej’étaisentraindefairedulivred’unauteurtoutnouveaupourmoi,Bergotte,eutcetteconséquenceque,pourlongtemps,cenefutplussurunmurdécorédefleursviolettesenquenouille,maissurunfondtoutautre,devantleportaild’unecathédralegothique,quesedétachadésormaisl’imaged’unedesfemmesdontjerêvais.»Jereviendraisurcettesubstitution.I, p.170.LesPastichesdeProust.Éditioncritiqueetcommentée, Paris, Colin,1970,p.83-91.II, p.313.Pastichesetmélanges, inContreSainte-Beuve, Pléiade,1971,p.15.Cepastichefutpubliéenmars1908dansLeFigaro.Éd.P.M.Wetherill, Paris, ClassiquesGarnier,1984,p.250Voirlanote88del’éditionGarnier-Flammarion(1987)deDucôtédechezSwann.Millycitaitcepassaged’aprèsunepublicationfaitedansLaTableronded’avril1945sousletitre«UndespremiersétatsdeSwann».L’autreavant-textecitéparMillyprovientduContreSainte-BeuveéditéparFallois(Gallimard,1954,p.84):«Ainsichacundemesétéseutlevisage,laformed’unêtreetlaformed’unpays,plutôtlaformed’unmêmerêvequiétaitledésird’unêtreetd’unpaysquejemêlaisvite;desquenouillesdefleursrougesetbleuesdépassantd’unmurensoleillé,aveclesfeuillesluisantesd’humidité,étaientlasignatureàquoiétaientreconnaissablestousmesdésirsdenature,uneannée…»IlnesemblepasavoirétéreprisdanslesEsquissesdelaPléiade.Jen’insistepassurle«manuscritdemiseaunet»ducahier11,publiécommeEsquisseXVII, quicontientp.878uneversiontrèsprochedutextefinal.ToutescesEsquissesappartiennentàlasériequeFlorenceCallunommele«romande1909-1911»,entreleContreSainte-BeuveetlarédactionfinaledeSwann(v.PléiadeI, p.CXVIsq.).I, p.761-762;voiraussilanotep.1454.L’Avallonnaisdit«PetiteSuisse»doitêtrelavalléeduCousin,ausud-ouestd’Avallon,oùl’onvoitàvraidireplusdemoulinsquedescieries.

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21.22.23.

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27.28.29.

I, p.753-754.Voirn.ci-dessus,p.285,n. 10.I, p.1451.L’anthologiedeLaSizeranneparaîten1909,etProustl’atrèscertainementlue,etmêmeletexteoriginaldesSeptLampes(1849)ousatraductionparG. Elwall(1900),oùcettepageouvrelechapitreVI, «Lalampedusouvenir».LadescriptionfaiteparYoshidadecesquelquespagesestfidèle,maisondoitremarquerqu’ellesnementionnentaucunescierie.Pastichesetmélanges, Pléiade,p.32.Cette influence est trop connuepourqu’ony insiste ici, mais il faut observerunedoublemention (IV, p. 224 et 411) de ce que leNarrateur travaille à unetraductiondeSésameetleslys, mentionquifaitdugoûtactifpourRuskin,communàProustetàMarcel, l’undestraitsautobiographiquesdelaRecherche(voirIV, notep.1121).Je m’en suis d’ailleurs tenu aux données fournies par les spécialistes aux simples lecteurs, dont je suis. Le fonds de la BN contient sans doute d’autres«versions»etnousréservepeut-êtred’autressurprises.J’avouemadéconvenueden’avoirtrouvéaucunetraceduMoulinsurlaFloss, undes«livrescultes»deProust, etdontj’ailongtempsimaginéqu’ilavaitcontribuépourunepartaupaysagedeGuermantes.Coursdelinguistiquegénérale, Paris, Payot,1955,p.125-127.«Heuristicpath»:voirGregoryCurrie,AnOntologyofArt, NewYork,Macmillan,1989.Voirlescommentairesfaitslorsdelaventeauprintemps1990delaversionWhitneyduMoulindelaGalette, quitournaientautourdel’idée:«Cetableauestplusflouqueceluidumuséed’Orsay,doncenunsensplusimpressionniste.»Ondiraitaussibien,ensensinverseetaumêmeniveau,quelaversiond’Orsayn’estpastrèsfloue«pouruntableauimpressionniste».Surcesinteractionsentrel’esthétiqueetl’historique,etdoncenunsensentrestructureetgenèse,voirKendallL.Walton,«Catégoriesdel’art»(1970),trad.fr.inG.Genetteéd., Esthétiqueetpoétique, Paris, Éd.duSeuil, 1992.

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Lesdeuxabstractions

Onopposeassezcourammentdeuxtypesextrêmesdepeinturenonfigurative:legéométrique,qu’illustre typiquement Mondrian, et l’informel, ou expressionniste, ou lyrique, qu’illustre parexemplePollock,entrelesquelss’étendraittoutelagammedesstylesexistants.Cetterépartitionpècheau moins par les qualificatifs employés, puisque tout tableau, sauf peut-être les monochromesabsolus,présenteàl’œiluneforme,ouunensemble,fût-ildesplusconfus,deformesàpercevoir,etqu’aucune forme n’est à proprement parler plus « géométrique » qu’une autre : la géométrie doitévidemmentpouvoirrendrecomptedetouterépartition,surunplan(celuidelatoile),delignesetdetaches.Undrippingn’estpasmoins«géométrique»qu’undamier,ilestseulementd’unegéométriepluscomplexe.Ladescriptiondesurfaced’untableaunonfiguratifrelèveàtoutcoupdelagéométrieplane, comme au reste celle d’un tableau figuratif, qui simplement ne saurait s’y réduire, puisquel’ensembledesformesquis’yprésententrenvoieàdesobjetsdontonconsidèrequ’illesreprésente,avec (plusoumoins)ousanseffetdeprofondeuretdeperspective.Cequ’onappelle«abstractiongéométrique»sedistingueseulementpardessurfacesapparemmentplussimples,délimitéespardeslignesdroites(Mondrian)oupardescourbesfacilesàdéfinir(lescerclesdeDelaunay),etrempliespardescouleurspures,éventuellementprimaires,maislefaitqu’onpuisse,voirequ’onnepuissepasnepasidentifiercessurfacesluidonneunesortedecapacitéfigurative;jem’explique,enprenantlerisquemanifestededébarquer,surceterrain,entoutenaïveté.

Mêmesij’enignoreletitre,jenepuismanquerd’observerqueleCarrénoirsurfondblancdeMalevitch(1913)comporte (j’emploiepour l’instant leverbe leplusneutrepossible)uncarrénoircontrastantaveclecadreblancquil’entoure,etquidonneàpenserquelecarrénoirsedétached’un«fond»blanc–d’oùlesentimentquecetableaureprésenteuncarrénoir.Uneautre interprétationfigurativeseraitd’ailleurs,presqueaussibien,quoiquerefouléeparletitre,queletableaureprésenteun cadreblanc sur fondnoir : riendans la notionde« fond»n’implique absolument que le fondentoure la figure ;cepeutêtreaussibien l’inverse,et jepenseque la relationdunoir (marqué)aublanc(neutre)contribuefortementàconféreraucarrécentrallafonctiondefigure,laissantaucadreblanccellede«fond»–d’oùle titre :uncarréblancentouréd’uncadrenoir inverseraitpeut-êtreplusfacilementlerapport:Cadrenoirsurfondblanc.Leblancfonctionneiciunpeucommesicetteportiondelatoileétaitrestéevierge,etquele«tableau»commesurfacepeinteseréduisaitaucarrénoirinscrit.Commeonlesait,lemêmeMalevitch,quelquetempsplustard,échapperadefaitàcettehésitationenexposant(1918)sonCarréblancsurfondblanc,oùlatoileestplusvisiblementcouverted’unblancpluspainterly,nonstrictementmonochromemaisanimédelégèresmarbrures(commeleserontplustardlesblancsdeRyman,oulesnoirsdeReinhardt),etoùlecarréintérieuroccupeunepositiondebiais,basculéeverslagauche,tangentparl’undesesanglesàlalimitegauchedutableau,ce qui exclut dumême coup, ou plutôt empêche d’introduire, comme je le faisais pour la toile de1913,lanotionparasitede«cadre».Maisvoyez:l’absencedecontrastechromatiqueetl’absencedefonctionde«cadre»rendentmaintenantplusprégnantelanotiondefond;cettefois,plusd’hésitationoudeconcurrencepossible,pour le rôlede figure, entrecentreet entour : le carrébasculé, etquin’est plus central, apparaît indubitablement comme la figure, et la surface qui l’entoure (presque)commelefond,perceptionqueletitrenefaiticiqueconfirmer.Malgrésoncaractèremonochrome,letableaude1918accentuedoncdavantagequeceluide1913lerapportfigure/fond,cequiexpliquesansdoutesaplusgrandecélébrité,etsonrôleemblématiquedeprécurseur:ilyaeneffetquelque

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chose de minimaliste, voire de « conceptuel »1 avant la lettre (et l’on sait l’importance, en cedomaine,despositionsd’antériorité)danslefaitdefonderuntelrapportsuruneabsencedecontraste– le plus subtil tenant au fait que le carré inscrit, quoique surtout démarqué par un léger effet decontour,semblebienpeintpour lui-mêmeetnonpasseulementdessiné sur lasurfacedesonfond,c’est-à-diredel’ensembledutableau,untableaudontlaforme,elleaussicarrée(80×80),n’aplusicilamêmepertinencequ’en1913,sicen’estquel’effetdebiaisestplussensiblequ’ilneleseraitparrapportàunformatd’ensembleplushorizontal.

Maisenfin,quejesache,quidit«figure»(etfond)ditfiguration,etriennepeutempêcher,denouveau,quel’onconsidèrecetableaucommefigurant,oureprésentant,uncarréblanc,commeLaJoconde figureunejeunefemmeassiseoulaVuedeDelftunpaysageurbain.Unedescription telleque « Ce tableau représente un carré blanc de biais sur fond blanc » n’est pas dépourvue depertinence, et c’est bien cette description qu’énonce le titre apparemment choisi par le peintre lui-même.Onpourraitévidemmentesquivertoutecettediscussionenévacuantenbloctoutelanotionde«peintureabstraite»,ou«nonfigurative»,eteneffaçantcommenonpertinenteladistinctionjadisproposéeparÉtienneSouriau entre arts représentatifs etprésentatifs,mais ce serait une opérationlourdementcontraireàl’usageetàl’intuition,etceseraitsupprimerdumêmecouplanuancequejecherche à (re)définir à l’intérieur du champ de ce qu’on appelle couramment la peinture nonfigurative. Cette nuance est presque identique (coextensive) à l’opposition courante, rappelée plushaut,entreabstraction«géométrique»etabstraction«expressionniste»:c’estàpeuprèslamêmeopposition,maisinterprétée(enintension)nonplusentermesdeforme,maisdefonction.Ilvaudraitsans doute mieux dire qu’il s’agit ici d’une opposition fonctionnelle qui trouve une illustration,approximativemaiséloquente,dans l’opposition formelleentre lesdeuxstyles fondamentauxde lapeinture non figurative : il est plus tentant de trouver chez Mondrian, chez Van Doesburg, chezDelaunay,chezMalevitchdonc,chezBarnettNewmanpeut-être,chezEllsworthKellysûrement,chezVasarelysansaucundoute,quechezPollock,KlineouGuston,cequej’appelleraisvolontiers,parunoxymorequia,jecrois,déjàservi(peut-êtreàautrechose),uneabstractionfigurative.

J’entendsparlàunfaitpicturalpluslargequecequerecouvrelanotioncouranted’abstractiongéométrique(quidéjànes’appliquepasordinairementàDelaunayniàNewman,nimême,d’ailleurs,àMalevitch,protégéparl’appellationofficielledusuprématisme2) ;assezlarge,parexemple,pourembrasserunegrandepartdel’œuvre,enprincipeetparexcellence«nonfigurative»,deKandinskyaprès 1910. Soit une œuvre, disons, presque au hasard, commeCourbe dominante3, une des plusexquisesqu’onpuisseciterdansuneproductionquiencomportebeaucoup,jeveuxdiredanscelledela période « parisienne » des années 34-44, qui n’est pas généralement la plus appréciée desspécialistes.Letitresouligne,commeceuxdeMalevitchdéjàcités,uneformeprésentesur la toile,mais ladésignationenestbeaucoupmoinsévidemmentprescrite :onpourrait luiensubstitueruneautre,ouaucune(Sanstitre,Composition,etc.),etladescriptiondecettetoilepeutfortbienl’ignorer,oulacontourner.Elleprésenteunensembledeformes,courbes(pourlaplupart)ourectilignes,dontcertainesrelèventd’unegéométriesimple(cerclesisolésouemboîtés),etdontchacunecomportesacouleur propre (très propre) et séparée, presque comme s’il s’agissait d’un collage de papiersdécoupés.Pastoutàfait,quandmême:certainseffetsderecouvrementetdetransparencesontnonmoinssoigneusementménagés,etcertainessurfacesmonochromessontaniméesdefigurestracées,quasilinéaires–letoutdansunetonalitéquiévoqueplusl’aquarellequelapeintureàl’huile;onsaitd’ailleursqueKandinskyabeaucoupcultivélapremièredecestechniques,qui,mesemble-t-il,laisse

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quelquestracessursapratiquedelaseconde.Aucunedecesformesn’évoqueunobjetréel,sicen’estuneesquissed’escalierdanslecoinbas-droit,dontlaperspectiveestclairement,quoiquelégèrement,faussée, et dont on voit bien qu’il n’est ici qu’à titre de figure comme les autres. Rien donc quisuggèrelareprésentationd’unmondeextérieuràcettetoile,commeonenvoitencoredanscertaines(Lyrique,ImpressionIII«Concert»)postérieuresàlaPremièreœuvreabstraitede1910(aquarelle,MNAM).Pourtant,toutsuggèrel’impression(jeneveuxpasvérifierpourl’instantcetteimpressionpardesdonnéesgénétiques)quel’artisteapeint,onpeutdiresoigneusement,cetensemblecomplexede formes – évidemment beaucoup plus complexe que ceux deMalevitch, et à propos de quoi onévoqueraitdifficilementunquelconqueminimalisme:qu’il l’apeintausensleplusclassiquedeceverbe,denouveaucommeLéonardouVermeerpeignaientleurobjet–àlaréférenceextérieureprès.Cette clause peut sembler désinvolte, qui présente comme secondaire une différence évidemmentcapitaleeuégardàcequefuttoutel’histoiredelapeinture,etlarupturequ’yopéralanaissancedelapeinture«abstraite».Cequejeveuxdire,pourtant,c’estqueletableaudeKandinskydonne,departenpart,l’impressionquelepeintreadécidéd’yplacer,iciuncerclebleu,làuncercleorange,enhautà gauche une sorte de cartouche rectangulaire horizontal vert habité par une figure filiforme etdégingandée,enhautàdroitetroisfigurestoriquesnoiresrigoureusementalignées,etc.,etquel’actedepeindre(topaint),ausensde«poserdelapeinturesurlatoile»,n’aconstituéquel’exécutiondecedessein(dessin)préconçu,commechezunpeintrefiguratifdontlegestepictural(lasuitedegestespicturaux) est gouverné par le souci de « dépeindre » (to depict) fidèlement sonmodèle – toutesdifférences de style mises à part, mais le souci de finition et de propreté (certains parleraient de«léché»),simanifestedanscettetoilecommedanstoutescellesdecettepériode,suggèredavantagede parenté avec la peinture classique qu’avec celle, impressionniste et post-impressionniste, dutournantdusiècle. JediraisvolontiersqueKandinsky, ici,peintdes figurescomme lespeintresdupassépeignaientdesobjets,ensubordonnantsonexécutionau«rendu»decesfiguresaussi(souventplus)scrupuleusementquelesclassiquessubordonnaientlaleuràceluideleursmodèles.Le«mondesansobjet»(GegenstandsloseWelt4)delapremièreabstractionn’estpasunmondesansfigures,nimême un monde sans modèles : les toiles de Kandinsky, tout comme celles de Malevitch ou deMondrian,s’attachent–seconforment–àdesmodèles,abstraitssil’onveut,maisquin’ensontpasmoins desmodèles à exécuter, quelles que soient, par rapport auxdeux autres, la complexité et lasubtilitédessiens.Onpourrait lesqualifierde«nonobjectifs»,pourresterfidèleà laformuledeMalevitch5,maisjenesuispassûrqu’uneformeconçueouinventéesoitautrechosequ’unobjetidéal(unobjetdepensée);quantauxformesgéométriquesuniverselles,tellesquecarré,triangle,cercle,spirale,etc.,etqueKandinsky,onlevoitici,neseprivepasd’emprunteraurépertoire,jenecroispasque leur « idéalité », pour parler comme Husserl, les empêche d’être des objets. La peinture«abstraite»,danscetteversion,estdoncbienabstraiteencesens,etsil’onveut,maisnonpasnonobjective,etencoremoinsnonfigurative:ellepeint(danslesdeuxacceptionsduverbe,dontl’unedénoteunactedereprésentation)desfigures,quisontdesobjetsabstraits,ouidéaux.

Avant de considérer l’autre version – l’autre versant – de l’abstraction, je voudrais d’abordévoquer un autre type de peinture, également…disonsmaladroitement « non réaliste » : celui quiconsisteà«représenter»desobjetsimaginaires,c’est-à-direàproduirecequeGoodmanappelledesimagesàdénotationnulle(toutcomme,d’ailleurs, lesmotsquis’appliquentauxmêmesobjets).Lecasemblématique,dansune tradition fort ancienne, est celuide la licorne, etd’autresmonstresouêtresfabuleux,quel’onreprésentebienqu’ilsn’existentpas,etquel’onpeutreprésentersansaucunedifficultéontologiqueparcequ’ils«consistent»enunecompositiondetraitsempruntésàplusieursêtresdistincts (chimère), ou en traits déplacés (la licornen’ade fabuleuxque laplacede sa corne

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uniqueaumilieudufront).Lespersonnagesmythologiques,ycomprisceuxdelareligionchrétienne,ontunstatutassezproche,quedésigneassezbienlefaitde«représenter»unêtrefictif(Hercule,laVierge Marie) sous les traits d’un modèle réel qui « pose » pour lui, ou à partir d’une imagegénérique(athlète,jeunefemme).Commeonlesait,lagammedecesêtresdefictionestfortétendue,desplusfantastiques(disons,lesmonstresdeJérômeBosch)àceuxquin’ontdefictionnelqueleurréférence officielle, c’est-à-dire le paratexte titulaire, le modèle réel pouvant être dépeint de lamanière la plus fidèle et la plus réaliste, commeon peut le supposer deHendrijkeStoffels posantpourlaBethsabéedeRembrandt,quisanssontitrenesedistinguepasd’unebaigneusedeRenoiroud’unefemmeàsatoiletteparDegas.Laplupartdescaspertinentssetrouventsansdoutequelquepartentrecesdeuxextrêmes,maissil’ons’entientàl’étatlepluséloignédelaréalitécommune,onpeutdirequeletableauencausefigureunêtreinexistant,etquecetteinexistencenediminueenriensoncaractèrefiguratif–voiresoncaractère«objectif»,sil’onadmet,commeilmesembledifficiledene pas admettre, qu’un objet imaginaire ne laisse pas pour autant d’être un objet. Ce n’est pass’éloigner beaucoup de la référence à JérômeBosch que d’évoquer ici la peinture surréaliste, quiprésente certes, elle-même, une gamme des plus larges et des plus variées, mais dont desreprésentantsaussitypiquesqu’ErnstouTanguypeuventbienêtredécritscommefigurant,dansleurstableaux, des êtres imaginaires (assez imaginaires pour que leur appartenance à un règne resteindéterminée) ou, mieux peut-être, des paysages ou univers fantastiques – on dit volontiers«oniriques»,commesi lespaysagesde rêveétaientnécessairement,ou typiquement,différentsdeceuxquenousoffrelaréalité.Nul,jepense,necontesteàdetellesœuvres(ni,afortiori,àcellesdeDalíoudeMagritte,dontlerapportàlaréalitéestbienplusmanifeste)lestatutdepeinturefigurative,bienquelemondequ’elles«figurent»n’existepasendehorsd’elles.Maisonrangeaussi,pourdesraisons d’appartenance plus ou moins officielle au groupe, parmi les surréalistes – et donc, à samanière, parmi les « figuratifs » – un peintre comme Miró, dont les figures sont souvent aussiéloignéesquecellesdeKandinskydetoutereprésentationd’ununiversfantastique.Lafrontière,s’ilyenaune,etquipasseencecasàl’intérieurdelacatégorie«peinturesurréaliste»,tientsansdouteaufaitqu’un tableaucommeceuxd’ErnstoudeTanguydonneencore l’impressionde représenterunensemble d’objets, certes sans répondants dans la réalité, mais disposés dans un espace à troisdimensions,etsouventmême,chezTanguy,àuneassezgrandedistancedel’observateursupposé,etqueceuxdeMiró,commeceuxdeKandinsky,présententleplussouventdesformesinséparablesduplan du tableau lui-même. Pour le dire de façon un peu naïve, on pourrait imaginer Tanguycommençantparproduire,parvoiedesculpture,unensembled’objetsfictionnelsqu’ildisposeraitàunecertainedistancedesonpointd’observation,etpeignantensuite,fidèlement,cebric-à-bracsursatoile;etréciproquement,onpourrait,àpartird’unedecestoiles,composerentroisdimensionsunesortedescènefidèleàl’imagequ’elleprésente.Cettehypothèsen’estd’ailleurspeut-êtrepassinaïve,puisqu’elleestvenue(nonsans,chezlui,d’inévitablesconnotationspéjoratives)àl’espritdeClementGreenberg : « Il est possible de réaliser des duplicata fidèles en cire, en papier mâché ou encaoutchoucdelaplupartdespeinturesrécentesd’Ernst,DalíetTanguy.Leur“contenu”neselaisseque tropaisément concevoir endes termes autresque ceuxde lapeinture. »6Riende tel, bien sûr,pourlesfigurationsabstraitesdeKandinskyoudeMiró–afortioripourcellesdeMondrianoudeMalevitch,quisontinséparables(duplan)delatoilesurlaquelleellesfigurent,etcetestpermetassezbiendeséparercetteformed’abstractiondelareprésentationd’objetsfictionnelsou«impossibles»quidéfinit leplusproprede lapeinture surréaliste.Cettedistinction, soitdit enpassant, s’appliqueplusdifficilementàlasculptureelle-même,oùriennepeutdifférencierl’abstractiondelafigurationimaginaire,toutesdeuxopérantdansl’espaceàtroisdimensions.

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Un autre test imaginaire, en revanche, les placerait toutes deux du même côté d’une autrefrontière–sitantestqu’onpuisseentracerdesolidesdanslagradationcontinuequis’étend,disons,de Poussin à Pollock. Ce test consiste en la possibilité, ou plutôt en la validité d’une opérationcomparableàcellequejeviensd’évoquer,maisconfinéeàl’espaceàdeuxdimensionsquen’excèdegénéralement pas notre abstraction figurative. Il s’agirait en somme, enprenant une toile telle queCourbedominante comme canevas, et en recourant éventuellement auxmoyens de la numérisationpar scanner, de produire une série, non plus d’objets tridimensionnels, mais de surfaces et dedispositionsconformesàcellesqu’elleprésente–parexemple,commejedisaisplushautqu’ellelesuggère un peu, sous forme de papiers découpés. Ce propos revient à dire qu’une telle toile« représente » elle aussi une série d’objets reconstituables à partir d’elle, dont la seule différence(pour ce qui concernemon propos) avec ceux que représente un tableau surréaliste est d’être desobjets endeuxdimensions– cequi signifie évidemment, puisquede telsobjetsn’existentpasdansnotreunivers,d’êtredesobjetsdontlatroisièmedimensionestnégligée,oumiseentreparenthèses.Commetoutàl’heurepourlecasdeTanguyoudeMaxErnst,onpeutimaginerl’opérationinverse:Kandinsky construit effectivement un tel assemblage d’objets, le prend pour modèle, et le« représente » fidèlement sur sa toile. Une opération assez proche, et bien sûr moins oiseuse, aapparemment présidé à la genèse de cette toile, sous la forme d’une conception mentale, donttémoigneaumoinsuneétudepréparatoireconservéeauFondsKandinskyduMNAM(nº609,minedeplomb13×21),qu’uncatalogue7qualifiejustementde«miseenplacedesélémentsdefond»decetableau.LemêmeFonds conserve d’autres études préparatoires dumême type, en particulier pourMilieuaccompagnéde1937,dontl’une(nº626)estdécritecomme«étudeplusélaboréeavecmiseaucarreau,indicationsommaireducolorisenrusse»8.Difficiled’imaginertraceplusparlante,etplusprobante,d’unegenèsesoigneusementconcertéeparvoiedepréconceptionetd’exécutionfidèle, la«miseaucarreau»constituant en sommeune formeencoreartisanale,mais aussi rigoureusequepossibledansseslimites,denotrepassageauscanner–quilui-même…

J’ai dit qu’un tel test (pas tout à fait imaginaire, en somme) placerait ce type de tableaux dumêmecôtéd’unefrontièrequelesaccomplissementsdelapeinturesurréaliste.Restebiensûràdirecequisetrouvedel’autrecôté,etsurtoutpourquellesraisons.Ils’agitévidemmentdetoutcequi,delapeinture«abstraite»,sedérobe,sinonabsolument,dumoinsdavantage,àl’idéedefigurationausensoù je l’aipris. Ilvade soi, encoreune fois,qu’aucun tableau (nidavantageuneaquarelle,undessin,etc.)nepeutmanquerdeprésenteràl’œilunefigure,simpleoucomplexe.Cequej’appelleici«figuration»,c’estlefaitdeprésenterunefiguretellequ’ellesuggère,delamanièrequej’aiditeàproposdeCourbedominante,saproprereprésentation–qu’ellesuggère,serait-ilpeut-êtreplusjustede dire, être sa propre représentation. Ou, pour le dire encore plus simplement, qu’on aitl’impression, non pas que telle forme figure dans ce tableau,mais qu’elle y est figurée. Une telleformulation, je pense, ne pourrait guère venir à l’esprit à propos d’un dripping de Pollock, ni àproposd’unbrushstrokedeDeKooningdansunedesestoilesabstraites(nimême,sansdoutedansunedesestoilesfiguratives,commecellesdelasériedesWomen,maisjereviendraiplusloinsurceparadoxequin’enestpasun).C’estsansdouteàcetyped’abstraction-làquepensaitMeyerShapiroparlanten1957del’«aptitudedelamaindel’artisteàproduiredel’aléatoire,commel’ondit,oudel’accidentel », ajoutant que « la peinture moderne est le premier style de l’histoire qui procèded’éléments qui ne sont pas préordonnés en formes closes et articulées », et qu’« aucun autre artaujourd’hui ne témoigne à un tel degré de la présence, dans le produit final d’un individu, de sa

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spontanéité, etde lamatérialitéde laprocédurequ’il amiseenœuvre» ;désignant, selonmoi, lemême effet sous un autre angle, l’historien dit encore, en 1959 : « La peinture abstraite n’a plusgrand-choseàfaireaujourd’huiavecl’abstractionlogiqueoulesmathématiques.Elleestpleinementconcrète,sanspourautantviseràimiterunmonded’objetsoudeconceptssituésendehorsducadre.Engénéral,cequenousvoyonssur la toileasaplacedansle tableauetnullepartailleurs.»9Cesdeux exemples (entre autres) de Pollock et de De Kooning ont en commun, historiquement,d’apparteniràlacatégoriedecequ’onappelledepuisHaroldRosenbergl’actionpainting,quifutenquelque sorte la marque de fabrique de l’expressionnisme abstrait américain, mais aussi bien del’« abstraction lyrique » qui en est la version européenne, même si le dripping appartient plusspécifiquement à Pollock – mais après tout, les effets de coulure ne manquent pas dans diversesformesdepeintureeuropéenne,ycompris,denouveau,chezdespeintresaussifiguratifsquePicassolui-même, et bien d’autres. Ce qui nous importe ici n’est pas vraiment d’ordre historique, maistechnique (si l’on ne répugne pas à qualifier ainsi une pratique – spontanée ou non – aussirudimentaire,voirebrutale)et,ensomme,d’ordregénétique.

Cequi retient eneffetdeconsidérerundripping ouuncoupdebrossecommeune figuration(commeunefigurefigurée),c’estlefaitqu’ilrenvoie–qu’ilapparaîtauspectateurcommerenvoyant–toujoursdavantageàsacause(ungeste,voireunaccident)qu’àsafin(laproductiond’unefigure),au point d’éliminer souvent toute idée d’une finalité quelconque, et en particulier d’une finalitéfigurative. Aussi la peinture abstraite de ce type, ou plutôt (car il ne manque certes pas de casintermédiaires)prochedecepôle,cellequ’onqualifiecourammentd’expressionniste,delyriqueoud’informelle,a-t-elleétéassezvite(dèslafindesannées40)considéréecommepeintureabstraiteparexcellence,aupointderejeterdanslesténèbresextérieures,oudanslapréhistoire,l’essentieldecelledesdeuxprécédentesdécennies : sinonMondrianetMalevitch,protégéspar lecaractère radicaldeleurdémarche,dumoinsetprécisémentleKandinskyfinaldelapériodeparisiennequinousoccupaitàl’instant10,souventjugétropraffinéettropconcertépourlesraisonsmêmesquej’indiquais–etquinesontpourmoinullementdépréciatives,maisquipouvaientl’êtredansleclimatd’intolérance,oupour le moins de partialité militante, qui accompagne chaque changement de paradigme : on nepouvaitàlafoismiliterpourl’informeloul’actionpaintingetapprécierlesimages,sisubtilementdécoratives,decettesérie.Nousn’ensommescertespluslà,aujourd’huioùKandinskyetPollocksesontdepuisbelleluretterejoints,avecMatisseetPicasso,dansleclassicismedel’art«moderne»,etoù il est loisible de les considérer ensemble avec l’équanimité qui nous fait aussi bien apprécierensemble Ingres et Delacroix, Caravage et Poussin, Vermeer et Rubens, David et… Goya, dansl’œcuménismed’unmusée imaginaire (celuide la«postérité»)qui accepte lesdifférences sansyvoir des incompatibilités11.Mais une différence acceptée n’est pas pour autant effacée : passer deCourbedominanteàl’AutumnRhythmdePollock12–ilsuffitdedescendredequelquesblocsdanslaCinquièmeAvenue–,c’estvraimentchangerd’univers.

Cetteabstraction-làs’estaussitôtimposéecomme«expressionniste»pourdesraisonsévidentes,quitiennentàsafougue,pournepasdireàsarage,maisilseraittoutàfaitabsurdedelajugerplusexpressive que l’autre : au sens goodmanien, lesKandinsky parisiens « expriment » autant, disonspresqueauhasard,lasérénitéélégantequelesdrippingsd’EastHamptonexprimentlapassion–toutehypothèse mise à part sur les sentiments éprouvés par ces deux artistes au moment de leurproduction:exprimer,c’estexemplifiermétaphoriquement,etlechoixdesprédicatsmétaphoriquesrevient au récepteur. Ce qui est moins absurde, à mon sens, c’est de dire – toujours en termesgoodmaniens–queletableaudeKandinskydénotesesfigures,etqueceluidePollocknedénoterien,

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mais se borne à « exemplifier », c’est-à-dire à exhiber les caractères formels et matériels (j’yreviens)quisontlessiens,parfaiteillustrationdecetyped’artqueSouriauqualifiaitdeprésentatif.

J’ai dit qu’entre ces deux pôles extrêmes que représentent les toiles abstraites du Kandinsky«parisien»etcellesdePollocks’étendaittouteunegammed’étatsintermédiaires.LesKandinskydelapremièremanièreabstraitedesannées10et20,commel’ArcnoirduMNAMou l’ImprovisationXXVIII du Guggenheim (tous deux de 1912), quelle qu’en ait été la genèse réelle, donnent uneimpressiondelibertédanslegesteproducteurquilesrapprochevisuellementdel’actionpainting,etque la présence fréquente d’études préparatoires ne dément qu’aux yeux, ou plutôt au savoir desspécialistes :pour lesimpleamateur, iln’yapas très loindeces toilesàcellesd’unGorky,ouduPollock d’avant le dripping, et l’on sait l’admiration que leur portait effectivement ce dernier13.L’essentielducorpusdel’abstraction,européenneetaméricaine,entre1910et1960,ressortitàcetterégionquebalisetantbienquemaluntriangleMondrian-Kandinsky(toutesmanièresconfondues)–Pollock, et où l’onpeut répartir à saguise, et trèsvariablement selon leursdiverses«périodes»,Klee,DeKooning,Rothko,Newman,Still,Kline,Motherwell,Staël,Poliakoff,Soulages,Hartung,Dubuffet, Tàpies, Twombly et tant d’autres, chez qui l’accent se porte tantôt sur davantage de« représentation » (au sens de dénotation de la figure comme figurée), tantôt sur davantage de«présentation»,ausensdepureexemplification,etdetraceindicielledel’acteproducteur.

Cesdeuxtendances,ondoitlecomprendre,nes’opposentpascommes’opposentlespratiquesdereprésenterounonunobjetdumondeextérieur.J’aidéjàmentionnélaparentédefacturequiunit,trèsétroitement,parexemple, les toilesabstraitesdeDeKooningetsesWomen ;cetteparenté tientévidemmentàl’égaleprégnance,surcesdeuxversants,duvigoureuxcoupdebrossequimetdanslesdeux cas l’accent principal sur la picturalité, au sens que désigne l’adjectif anglais painterly –j’ignoresil’onemploieiciledérivépainterliness,maisonledevraitbien–,lapâtepicturaleprisepourelle-même,danssonépaisseuretdanslemouvementdontelleconstituelatrace(maisleseffetsdetransparenceetdelégèretéd’unel’aquarellepeuventaussibiencapterl’attentionaudétrimentdeson « sujet »). Un tel accent, on le sait, n’est nullement absent de la peinture traditionnellement«figurative»:onlevoitbienchezRubens,Hals,Fragonard,Goya,Delacroixetbiend’autres,etsaprésencedansl’impressionnismeetlepost-impressionnismeexpliquesansdouteengrandepartielaséductionpersistantede cemouvement,plusd’un siècle après sanaissance,y compris (quoiqu’endisentsesdétracteurs)surdesamateursexigeantsetpeusensiblesàsathématiquecanotièreouàsesprocédéschromatiques:«Lecoupdepinceau,ditjustementArthurDanto,devintuntraitsaillantdansla peinture impressionniste, sans qu’il s’agît là d’un trait intentionnel de ce mouvement.L’impressionnismemisait sur lemélange optique plutôt que physique et juxtaposait des taches decouleur pour obtenir une intensité chromatique, mais ces taches ne fusionnaient pas : elles’imposaient de manière violente, comme elles pourraient le faire sur une esquisse de peinture àl’huile exposée comme tableau achevé, alors qu’à l’époque la notion d’achèvement impliquait ledéguisementducoupdepinceau.»14Simplement,latensionquis’établit,enpeinturefigurative,entrela matière picturale étalée (voire maçonnée au couteau ou à la truelle) sur la toile et l’objet, lepaysage ou le personnage qu’elle contribue à figurer, cette tension disparaît ou s’affaiblit dans lapeinture«abstraite»parceque–ouplutôtdanslamesureoù–disparaîtous’affaiblitleproposdefiguration : les empâtements et autres coulures de l’action painting n’entrent plus en concurrenceavec lerenvoifiguratif,etsedonnentàapprécierpoureux-mêmes,dansunplaisir«matériel»ausensbachelardienquinedoitplusrienàl’artdelareprésentation.AussiRauschenbergetLichtensteinmesemblent-ilsavoirassezbienviséens’enprenant,chacunàsamanière,àce trait typiquede lapeinture moderne : le premier en produisant en 1957, de son propre combine-painting gestuel

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Factum, une « réplique »méticuleusement conformequi en abandonne, et par làmême semble enréfutersubtilementtoutelaspontanéitéphysique15,lesecondenappliquantàplusieursreprises(1965-1967) sa technique bien connue d’agrandissement pseudo-typographique au fameux brushstrokeexpressionniste:deuxfaçonsde«reproduire»,oude«représenter»,etdoncderéfuter,lemoyenpar lequel la peinture avait, le plus efficacement peut-être, rompu avec sa propre fonction dereproductionoudereprésentationduréel.Enfigurantdelasorte,sarcastiquement,lanon-figuration,cesdeuxgestesiconoclastesmettaientfin–aumoinssymboliquement16–àunelonguehistoire,cellequiavait,aucoursdessiècles,conduitlapeintureàsaproprelimite.Maisaussivoit-onbienquecetteexécution,danstouslessensdumot,nepouvaitouvrirlavoiequ’àuneèrederégressionironique,oùl’ironien’effacepaslarégression.

L’ambiguïtépropre à l’abstractionqui estmonpropos icine se confonddoncnullement aveccetteautreambiguïté,plussouventremarquée,quitientàl’existence,toutaulongdesonhistoireettoutau large,si jepuisdire,desagamme,de toilesdontonnesait tropsiellesseveulentounonfiguratives, au sens ordinaire du terme. Cette frange d’incertitude est présente chezKandinsky, aumoins dans les années 10, dans des toiles comme La Vache ou Bataille navale, dont la portéefigurativetientpourbeaucoupautitre,sanslequelpeudespectateurssongeraientàunsujet,etdontonpourraitimaginersansabsurdité(mêmesilesdonnéesgénétiquesindiquentlecontraire)queleditsujetenaétéconçuaprèscoup,auvud’uneffetvisuelinvolontaire.Denouveau,ilmesemblequel’effetdefiguration(ausensquejepréconise)estplusfaibledansBataillenavale,malgrélesformesdevoilequ’onnemanquepasd’ypercevoir une fois« affranchi» sur le titre, quedans les toilesofficiellementabstraitesdesannéesparisiennes,etquecetaffaiblissementtientàl’accentmissursamatière picturale, et à la – peut-être trompeuse – allure « gestuelle » et négligente de ses formes,apparemmentplusprochesde la« tache» improviséequede l’exécutionsoigneused’unestructurepréconçue.

Avecdesmoyensgénéralementplussobres,c’estuneffetassezprochequenoustrouvonschezNicolas de Staël, dont l’œuvre – avec, peut-être, celle de Villon, dont l’origine (le cubismeanalytique), restée jusqu’au bout perceptible, est sensiblement différente – me semble la pluscaractéristiquedecettecapacitéqu’eutunecertainepeinture«moderne»d’effacer,oudumoinsderelativiser la frontière entre figuration et non-figuration.Mais lemouvement de relativisationmesemble chez lui plutôt (ce ne sont que des nuances, et d’ailleurs hypothétiques, ou plutôt de pureimpression) inversedeceluique jeviensd’indiqueràproposdeKandinsky : làoùcelui-cisembleparfoisdécouvriraprèscoup,etsoulignerparvoiede titre,unecapacité figurativenonpréconçue,Staëlsembleleplussouvent–aprèsunepremièrepérioded’apparence(etdeproclamation)purementabstraite,etdanscequi reste sansdoute leplus typiquedesonœuvre– travailler sur la figurationjusqu’à lui donner l’allure d’une « composition » non figurative, à force de simplification, ou deréduction,desformesreprésentées,etd’approfondissementdelacouchepicturale.ParquoiceRusseacclimatéprolongeunetraditiontypiquementfrançaisequivientdeChardin,parCézanneetBraque–maiscettefoisplutôtleBraquesynthétiqueetpost-cubiste.AntoineTudalattested’ailleursquemêmesestoilesabstraitesdesannées40avaientleplussouventuneoriginefigurative,qu’ilentreprenaitdesubmergerpeuàpeu:«Ildessine[desobjets]d’abordavecunegrandeprécisionpuisunesuccessiond’étapes l’amènent à un dépouillement qui lui permet de rester face à face avec la peinture et laforme.»17Ladifférenceaveclasuitetiendraitdoncaufaitqu’àpartirde1951-1952letravaildecequej’appelleraisvolontiers«dé-figuration»seraitpoussémoinsloin,etlasourceobjective,plusoumoins reconnaissable selon les cas, désignée, comme chez Kandinsky, par un titre souvent biensecourable:voyezcertainsFootballeurs18,oulesFiguresauborddelamer19,etbiend’autres.Dans

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lesdeuxphases,etàl’intensitéprès,lemouvementvadelafigurationàl’abstraction,cequ’exprimeassezbien(volontairementounon)lecélèbrecalembourparlequelStaëlremerciaitBernardDorivaldel’avoir«écartédu“gangdel’abstractionavant”»20;danssagenèseréelle,l’abstractionchezStaëln’esteffectivementpas«avant»,maisbien,ici,aprèslecontactaveclaréalitéextérieure,etpeuàpeuréduiteauminimumnécessaire:justecequ’ilfautdedé-figurationpouropérersurleréelcequi,onle sait, fut depuis toujours, et de toutesmanières, le propos des peintres : sa transfiguration – satransmutationenpeinture,cequeCézanne,jecrois,appelait«prendreunobjetetlerendrepeintureabsolument».

Delà,sansdoute,lesentimentparadoxaldontonnepeutsedéfaire,quemêmelestoilessemi-abstraites de Staël sont plus proches d’une véritable abstraction que les toiles parisiennes deKandinsky : les objets fictifs (« virtuels ») qui figurent sur ces dernières attirent et retiennentinévitablementl’attention,soitparlaprégnancedeleurforme«géométrique»,soitparleuralluremanifestement fictionnelle, voire « onirique » : d’où l’évidente proximité, par-delà les querellesd’écoles,entrecestoilesetcellesdelapeinturesurréaliste;aucontraire,lesobjets(naturesmortes,paysages, voire personnages) que Staël « rend peinture » sont assez courants et familiers pour seprêter sans résistance à leur propre transfiguration picturale – c’est-à-dire, pour que leuridentification sur la toile comme objets du monde ne fasse pas obstacle (pas plus que celle des«sujets»d’unChardinoud’unCézanne),auxyeuxduspectateur,àcettetransfiguration.Ilyalàuncontrasteassezproche,mesemble-t-il,deceluiquioppose,àl’époqueclassiqueou«pré-moderne»,lapeinturedescriptiveetnarrativedesgrandsgenres,toujoursspectaculaireparsessujetsmêmes,etcelle,denouveau,d’unChardinoud’unCézanne : l’undessecretsde l’attraitqu’exercentcelles-citient justementà labanalité,àcette«médiocrité»domestiquede leursobjets,qu’a sibien relevéeProustàproposdupremier.Quellequesoitl’évolutiondustylequilessépare,lacruchedeChardin,celledeCézanne,celledeBraqueetcelledeStaëlontencommundeseprêtermieux,oudumoinsplusfacilement,quedesobjetsplus«magnifiques»àlatransfigurationpicturale.Unecapacité,enunsens toute simple, qui est celle de lamatière peinte à devenir cette autrematière qu’est après tout(avant tout) la peinture elle-même. Revenant il y a peu sur le travail deGreenberg,ArthurDantoproposeunenouvelle formule, quime semble finalement laplus juste, pour l’oppositionqui nousoccupaitici,auseindelapeinturediteabstraite:opposition,dit-il,entrel’abstractionformelle,quiestcelledunéo-plasticisme(maisaussi,selonmoi,duKandinskyparisien),etl’abstractionmatérielle–celle,biensûr,dePollock,maisaussi(entrebiend’autresettoujoursselonmoi)deNicolasdeStaël,«oùlespropriétésphysiquesdelapeinture…deviennentl’essenceinévitabledelapeinturecommeart»21.Maissansdoutefaut-ilélargirlaconsidérationdes«propriétésphysiques»àcesmatériauxpara-picturauxouquasipicturauxqueprocurelatechniqueducollage,des«papierscollés»cubistesaux«Merz»deSchwittersouauxcombine deRauschenberg.La«matière»picturalene sortpasnécessairementd’untubeoud’unpot:sable(voyezMasson,ouTàpies),ticketsdemétro,couponsdetissu et autres « détritus » en font également partie, comme d’ailleurs aussi, paradoxalement, lesupportlui-même,dumoinsquandilrestevisible,commelestoilesdeGauguin,justementcélébréesparRenaudCamus:

«Rienn’estbeaucommelestoilesdeGauguin,ausensétroit:trèsgrossestoilesrugueusesauxmaillesépaissesdontlepinceaun’atteintpas lesprofondeurs.Portéesurcettesurface inégale, lacouleurn’imprègneque lessommets. Ilen résulte,dans lesplusbeauxverts,danslesjauneslespluséclatants,iciceuxdescitrons,aupremierplan,danslesbleuslesplusprofonds,ceuxde l’admirable bouteille, à mes yeux le punctum même du tableau, la présence, si j’ose dire, d’un vide : or ce vide,paradoxalement, c’est la matière ; ce sont les redans du tissu grossier, minuscules et innombrables cavernes, réservesd’obscuritéd’oùsepuisetoutelasubtilitédelalumière.Mêmeaucœurdesplusvifschatoiements,commeparmilesfeuillages

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etlesfleursfauvesdupremierplan,danslePaysagedumuséePicasso,c’esttoujoursdansl’épaisseurtextilequelegénieducoloris trouve sa pleine poésie.Comme si souvent dans l’artmoderne, qui va suivre, c’est lamatière qui est songe, vertige,jouissance… l’un des traits essentiels de l’art duXXe siècle, son intérêt passionné pour son propre matériau, passé du rôled’instrumentàceluid’artefact.»22

Ilseraitsansdoutemaladroit,tantlesmotssonticipiégés,desedemanderlaquelle,decesdeux«abstractions»,estlaplus«abstraite»;maisonvoitpeut-êtreassezbienlaquelle–etenquelsens–estdécidémentlapluspeinture;mêmesila«peinturecommeart»futdepuistoujoursfortcapabledetranscendertoutefonctionfigurative,fût-celaplusinsistante,etde«rendrepeinture»sesobjets,sesmatériauxetses«instruments»,cen’estpaslemoindreméritedelanon-figurationquedenousyavoir rendusplus sensibles :Pollock, paradoxalement, et si j’ose cette énormité, nous faitPoussinpluspeintre.

Lecasdelasculpturepeutapportericiunesortedecontre-épreuveconfirmatrice.Lasculptureclassique,onlesait,bornaitàpeuprèssonrépertoireàdesêtresvivants,humainsouautres,etàdesdivinitéslargementanthropomorphes,zoomorphes,oumixtes.Auxraisonsévidentesdecechoix,quitenaientàlafonctionplusoumoinsfortementcélébrativedecetart,onpeutenajouteruneautre,quel’époque moderne, quoique ironiquement, a bien contribué à mettre en lumière. La nature mortepicturalepeut tendre,voire atteindre,depuis les raisinsdeZeuxis et le rideaudeParrhasios, àunereprésentation rigoureusement fidèle, jusqu’au trompe-l’œil, sans compromettre une distancefigurative – une différence entre figurant et figuré – qui tient évidemment au caractèrebidimensionnel du tableau ; au contraire, la représentation en trois dimensions d’un objet inanimérisqueàlalimitedeseconfondreabsolumentaveccetobjetlui-même–confusiondontonsaitquelleexploitation«conceptuelle»ontsufaire lepopartetsesalentours,dugodetàpinceauxdeJasperJohns23àlaboîteBrillod’AndyWarhol24,devancésàvraidireparlesready-madedeDuchamp,quise contenta plusieurs fois d’exposer… le «modèle » lui-même, tenu de ce fait pour sa propre, etcertes insurpassable, représentation. Les « déformations » expressives qui pourraient, à l’époquemoderne,affectercesfigurationsd’objetsn’exercentapparemmentpasgrandattrait,nisurlepublic,ni sur les créateurs. Tout au plus peut-on relever quelques exemples de sculptures « cubistes »d’objets inanimés, comme Mandoline et clarinette de Picasso25, qui est plus exactement une« construction » (assemblage) en bois, et dont le caractère indéniablement « cubiste » tient à unehabiletranspositiondansl’espacetridimensionneldescaractèresthématiquesetformelspropresàcestylepictural.Lasculpturecubistes’estdonc,elleaussi,portéeleplussouventsurlareprésentationd’êtreshumains–oud’animaux,dontleChevaldeDuchamp-Villon26restel’accomplissementleplusexemplaire.Mais cet infléchissement expressif n’est certes pas limité à ce style : il caractérise, aumoins depuis Rodin, presque toute la sculpture moderne, qui a très généralement exercé soninventivité formelle sur la figuration d’êtres vivants : voyez entre autres Brancusi, Ernst, Richier,Moore, ou Giacometti. On peut donc dire que la sculpture tout entière, toutes cultures et toutesépoquesconfondues,aeuàpeuprèspourseulproposcetypedefiguration,dontellen’estsortie,auXXe siècle et très partiellement, qu’en abandonnant la figuration elle-même, dans le champ, certesassez vaste, de la sculpture officiellement abstraite – un autre champnonmoins vaste, sans doute,étant occupé par des productions intermédiaires dont l’intention figurative n’est guère assumée, etassurée,queparleurtitre,commeleRecliningNudewithGuitardeLipschitz27.

Poursimplifiersansdouteunpeuabusivement,onpeutdoncdirequelasculpturen’auraconnu,àcetégardetjusqu’ici,quedeuxrégimes:celuidelafigurationd’êtresoudepartiesd’êtresvivants,

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àproposdelaquelleaucundouteniaucuneillusionn’estpossible28,etceluidelanon-figuration.Orce dernier, du fait encore une fois de la tridimensionalité de son espace, se caractérise par une«littéralité»,uneauto-référentialitéabsoluedel’objetcréé,quinerenvoie–considérezunmobile,ou un stabile, de Calder ou, dans un tout autre style, le Carved Form (Bryher II) de BarbaraHepworth29–àrigoureusementriend’autrequelui-même–saufindication,ouévidenceperceptive,duprocessusproducteur,commedanslescompressionsdeCésar,qui,sanspourtantrienfigurer,nelaissentpasd’évoquerpar,sij’osedire,métonymiegénétiquel’objetdontellesprocèdent,ouplutôtqu’elles étaient avant cettebrutale transformation30.Dans ce champ, la distinction faite plus haut, àproposdepeinture,entreuneabstractionpure(Pollock)etuneabstractionparfigurationdeformesfictionnelles(Kandinsky),n’aenprincipepluslieud’être,nonplussansdoutequecelle,selonDanto,entreabstraction«formelle»et«matérielle»:ensculpture,formeetmatièresontindiscernables,etl’onnepeutimagineraucune«projection»dansunetroisièmedimensionquiestprésented’emblée.C’estpeut-êtreàquoipensaitGreenbergendisantquesi«lasculptureabstraiterencontremoinsderésistances que la peinture abstraite, c’est parce qu’elle n’a pas eu à modifier son langage aussiradicalement.Abstrait ou figuratif, il reste tridimensionnel – littéral », ou encore que la sculpture«gagneplusà la “réduction”modernisteque lapeinture»31.Onpourrait dire aussi bienqu’elleyperdmoins,puisqu’ellepeutrenonceràlafigurationsansavoiràs’amputerd’unedimension:celledont la peinture doit « réduire » – jusqu’à la supprimer – la présence, ou plutôt l’illusion, pourdevenir«littérale»,etparlà(maisilyasansdouted’autresvoies)«absolumentmoderne».Maisleplus juste serait sans doute de dire qu’elle est moins menacée par un retour indésiré de cettedimension(laprofondeur),dontla«réduction»est,danssoncas,horsdequestion,etd’ailleurshorsdepropos:c’estensimulantlaplanéité32qu’elledeviendrait«illusionniste»,etc’estengardantsestrois dimensions qu’elle reste « littérale », et qu’elle peut se protéger, tant bien quemal, de toutefonctionfigurative.

Tantbienquemal,certes,carrienn’échappeàcoupsûràl’interprétationprojectivequifaitaussibien«reconnaître»unpersonnageouunanimaldansunsimplerocher«sculpté»parl’érosion.Etjusquedanslesvolumessimpleset«hardedge»deminimalistescommeCarlAndre,DonaldJudd,Daniel Buren, Barnett Newman à ses heures33, on trouvera au moins la trace évidente d’unepréconception, qu’impose, comme dans les toiles de Mondrian ou d’Albers, leur caractère plus«géométrique»,c’est-à-direplusimmédiatementidentifiableàtelleformeconnue:parallélépipède,colonne,pyramide inversée–préconceptionque l’onévitedifficilementde référer àune intentionfigurative,commesil’onnepouvaitproduireuncubesansvouloir«représenter»uncube.LecasdesformesenLdeRobertMorrisest,àcetégard,toutàfaitillustratif:malgréleurabsencedetitre(Untitled)etleurspositionsdiverses,nulnepeutsedéfendredeleslirecommeautantdefigurationsencontreplaquépeintdeladouzièmelettredenotrealphabets’ébrouantlourdementsurlesold’unegalerie. Ici, denouveau, la prégnanced’une forme reconnaissable impose à l’œuvre abstraite,malgréqu’elleenait,une fonction,aumoinsattentionnelle,de représentation.Commesi,pour lediretrèsnaïvement, la formeétaitdavantage,ouplusdirectementque lamatière, exposéeà lapressiontyranniquedusens.

Le plus conceptuel, en cette affaire, est d’ailleurs, comme souvent, dans le titre, qu’il suffit d’énoncer en l’absence du tableau pour produire un effet (desurprise,deprovocation,d’amusement,etc.) :ondit«Malevitchapeintuncarréblancsurfondblanc»commeondit«Duchampaexposéunégouttoiràbouteilles».Elleestbienbonne,maisletableauconsidérénaïvementenlui-mêmeneprêtenullementàsourire–sitantestqu’onpuisseaujourd’huiconsidérer«naïvementenelle-même»uneœuvreaussitympanisée.Àvraidire,chacunoupresquedecesartistesdisposedesonappellationdéposée,tellequenéo-plasticismepourMondrianetVanDoesburgouorphismepour(les) Delaunay, et je ne crois pas que Mondrian lui-même se soit jamais appliqué le terme d’« abstrait géométrique » ; son œuvre n’en reste pas moinsemblématiquedecequ’ildésigne.1936,muséeGuggenheim,NewYork(planche5).

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Titredel’éditionoriginaleenallemand,Munich,1927,del’œuvrethéoriquefondamentaledeMalevitch,publiéeparlessoinsduBauhaus,auquelappartenaitKandinsky.Le titre de la traduction anglaise (Chicago, 1959) de son livre estNon-objectiveWorld, et ilme semble qu’on appelle parfois « non objective » la peintureabstraite.ClementGreenberg,«SurrealistPainting»,inTheCollectedEssaysandCriticism, vol.I, TheUniversityofChicagoPress,1986,p.231.Albumdel’expositionKandinsky, CentrePompidou,novembre1984-janvier1985,p.83.CollectionAdrienMaeght,Paris;ibid., p.87.MeyerShapiro,L’Artabstrait(1937,1957,1960),trad.fr., «Artsetesthétique»,1996,p.70,72,84.Ladernièrephrase,quejesouligne,meparaîthautementpertinenteànotrepropos.Surcemomentdela«fortunecritique»deKandinsky,voirChristianDerouet,«Partiesdiverses, enattentedecommentaire»,Albumcit., p.94-100.L’Albumdéjàcitécomported’ailleursuntextedeFrankStella,«CommentairedutableauComplexitésimple-Ambiguïté»,quiévoquePollockàproposdecettetoilede1939.1950,MetropolitanMuseum,NewYork(planche6).Il s’agit évidemmentdes toiles (ouaquarelles)du«début», seulesprésentesàNewYorkdans lesannées30et40,etdont l’accueildutalorsbeaucoupàl’enseignementd’HansHoffman.ArthurDanto,AftertheEndofArt.ContemporaryArtandthePaleofHistory, PrincetonUniversityPress,1997,p.75;trad.françaiseàparaîtreauxÉditionsduSeuil:L’Artcontemporainetlaclôturedel’histoire.JemepermetsderenvoyericiàL’Œuvredel’artI, Paris, Éd.duSeuil, 1994,p.192-193,etsurtoutaucommentaire,quej’yrapporte,d’IrvingSandlerdansLeTriomphedel’artaméricain, t.III, L’ÉcoledeNewYork(1978),trad.fr., Paris, Éd.Carré,1991,p.154-155.Rauschenberg,en toutcas,n’anullementcessé,après1957,depratiquer lamanièrequ’il semblait ici subvertir ; luiet JasperJohnsmesemblent largementperpétuer,enpleinepériodedupopart, latechnique(sinonlepropos)del’expressionnismeabstrait, etc’estlui, sij’encroisSandler(ibid., p.156),quidisait,commen’avaitcessédediretoutelapeinture«moderne»depuisMauriceDenis:«Jeneveuxpasqu’untableauressembleàautrechosequecequ’ilest.»CitéinNicolasdeStaël.Rétrospectivedel’œuvrepeint, Saint-Paul,FondationMaeght,1991,p.104.65×81,1952,MNAM(planche 7).161,5×128,5,1952,KunstsammlungNordrein-Westfalen,Düsseldorf.Lettredeseptembre1950,citéeibid., p.56.Danto,op.cit., p.72.Journalromain, Paris, POL,1987,p.33.Ils’agitdelaNaturemorteavecgravured’aprèsDelacroix(muséedesBeaux-ArtsdeStrasbourg),etd’unPaysagedelacollectionPicasso.Bronzepeint, 1960,coll.del’artiste.Boispeint, 1964,coll.part.Automne1913,muséePicasso,Paris(planche8).1914,coll.Guggenheim,Venise.1928, coll. Hirschborn, NewYork. Ici comme en peinture, l’appréciation du degré de figurativité de chaqueœuvre est, cela va de soi, largement affaired’interprétationattentionnelle.Cetteillusionentrompe-l’œilnepeutavoirlieuensculpturequed’unemanièretrèsmomentanée,etpurementvisuelle,commeaveclespersonnagesdeGeorgeSegal,etautres,lorsqu’onlesplaceàdesseindansunepositionetunenvironnementfavorablesàlaméprise:parexemple,assissurunbancpublic.1961-1962,BarbaraHepworthMuseumandSculptureGarden,St. Ives(plancheIX).Cetteréférencegénétiqueesttoutaussi, voiredavantage,présentedanslessculpturesfigurativesproduitesparassemblaged’objetsmanufacturéspréexistants,comme la célèbreTête de taureau de Picasso (selle et guidon de bicyclette, 1942,musée Picasso, Paris), mais elle y est en concurrence avec la référencefigurativeelle-même.«Abstraction,figuration,etainsidesuite»(1954)et«Chroniqueartistique»(1952),trad.fr.inArtetculture, Paris, Macula,1988,p.132et155.IlyaunpeudeceladanslaMandolinedePicassocitéeplushaut,etautres«constructions»del’époque(oudestyle)cubiste,etdansbiendes«reliefsplats»qui peuvent donner, à coups dematériaux tridimensionnels, l’illusion paradoxale d’une toile abstraite : voyez leFruit of aLongExperience deMax Ernst(1919),MNAM (planche10).Mais il est sans doute plus raisonnable (plus « littéral » en tout cas) de ranger ce dernier type d’œuvres dans une catégorieintermédiaireentrepeintureetsculpture,quicommenceaveclespremierscollages.VoyezsonObélisquebrisé(1963-1967),FondationMénil, Houston.

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LapartdesmotsI

Qu’ya-t-ildecommunentre:unproverbemalgachetelque«lebœufmortneseprotègepasdesmouches»;undecesclichésquelarhétoriquerecommandeetquelaTerreurcondamne,comme« siècle d’or » ou « langueur mystérieuse » ; la méprise qui fit accueillir, en 1817, les Poésiesd’André Chénier comme une œuvre romantique ; l’illusion dont furent victimes, naguère, tantd’explorateurs naïfs et d’ethnologues prévenus (ou l’inverse), selon laquelle les langues«primitives»seraientmoinsaptesàl’abstractionqueles«civilisées»;labévuedutraducteurquiaggravetelleinsultearabe,ouélisabéthaine,entranscrivantlittéralement«vabaisertasœur!»làoùquelquechosecomme«salaud!»eûtamplementsuffi,oul’erreursymétriqueduKikouyouprenantpourunpoètelepremierFrançaisquiluiparlaitdela«Voielactée»;lesophismequiaffirmelerôlecivilisateurduchristianismeparl’originelatinesupposéedumot«religion»(religare, lier),ouceprospectus publicitaire qui nous fait entendre dans le nom de La Bourboule un écho de la « viebouillonnantedessources»;cettechansonenfantine:

Connaissez-vouscefruitqu’avecplaisironmangeEtqu’àjusteraisononappelleuneorange,Puisqu’ilenal’aspect,laformeetlacouleur,Etmêmelasaveur?

enfin,cette«histoiredrôle»:

–Tuvois,Michel,cemanteaudevison:jel’aieupourdeuxcentsfrancs.–Cen’estpasvrai,Micheline.–Cen’estpasvrai,maisavouequecen’estpascher.

Quoi de commun, donc, entre ces divers accidents linguistiques, parmi d’autres, familiers –jusqu’àl’obsession–dufolklorepaulhanien?Ceci,aumoins,quetousilsconstituentouprovoquent,chacun à sa manière, autant de ces embarras de langage dont notre auteur remarque que c’estseulementàleuroccasionquesemanifestent«ladifférence,etl’écartdesmotsauxpensées»,écartetdifférencelourdsdeconséquencepourqui«n’arrêtepasdeseposerdesquestionssurlelangage,etderépondreàcesquestions».Quechacundecesaccidents,commePaulhanl’écritdelarhétoriqueelle-même,ébranleet«faitvacillerlelangage».

Cequis’yrévèle,eneffet,d’unemanièreàlafoistrèsdiverseettrèsconstante,c’estsacapacitéd’être, d’un côté, assez transparent pour s’effacerdevant la penséequ’il « exprime», et de l’autreassezopaquepourarrêterleregardetsedésignersoi-mêmeenunesorted’obtusetautologie.Ainsi,le même proverbe, le même juron, le même cliché, qui apparaît tout verbal, emphase, excès delangage,psittacisme,à l’auditeur,étaitpenséebanaleetvraiepour le locuteur ; lavoie lactéen’estpourunFrançaisnivoienilait,oubienlalangueurmystérieusen’estqu’unevariétédelangueur;les«audaces»poétiquesdeChéniernesontquedesébauches,desratures, les«brouillonsdudernierrhétoriqueur»;lesophisteétymologistesupposeuneparentédesenslàoùiln’yaqu’unefiliationdeforme;lechantredeLaBourbouleattribueàlaformed’unnomunemotivationparlesensquineluiappartientpas ; levisondeMicheline tireun illusoirebonmarchéd’être le«référent»réeld’unehistoirefausse; l’orangedelachansonestàlafoislefruitet lemot,quel’onprétendjustifierpar

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quelqueressemblanceentrelachoseet…lachose.Autantdesignesàdeuxententes,quiformentàeuxtous«unelangueétrange,etcommedouble,quenouspossédonstoutàlafoisetnepossédonspas».

Cedécalageàchaquefois,cette«rupturedesrapportsquijouentdanslelangageentrelemotetlesens»,et,àlafaveurdecetterupture,lechassé-croisévertigineuxquis’yinstaure,lesignifiantdel’undevenantpourl’autresignifié,etréciproquement,toutcelaestàl’originedemillemalentendus,entresauvagesetmissionnaires(ouethnologues),classiquesetromantiques,RhétoriqueetTerreur,etlereste.

Maiscesmalentendus,quePaulhanneselassepasd’entendre,offrentl’avantageinestimabledenous arracher à cet « état d’innocence heureuse où les pensées et les mots nous viennent toutconfondus,passentd’uneseulebouchée» : ilsnouscontraignentà l’analyseetà ladissociation,etnousfontvoirquelelangagen’estpas,commeleveutl’angélismedelaTerreur,«unmilieuinerteettransparent»,unvéhiculecommodeetsansdanger,toujoursprêtàfairepasserlesidées,«maisbienunmilieuspécifique,possédantses loispropresderéfraction».Aussi lavraie libertén’est-ellepasd’ignorercettecontrainte,detraverserlesmots,lesyeuxfermés,pourallersejeterauxchoses,maisbiend’apprendreàfaire,entouteschoses,lapartdesmots.Cen’estpaslaTerreur,cetteRhétoriqueaveugle,quinousdélivredu«pouvoirdesmots»,c’estlaRhétorique,cetteTerreurlucide:«Fuyezlangage,ilvoussuit;suivezlangage,ilvousfuit.»

Ilyaplusencore,peut-être:l’étudepatientedulangageestnotreseulechancedeconnaîtreunjourcettepartdenotreespritquisedérobeàtouteobservationetquenousnepouvonssaisirquesurcetteprojectionqu’estlediscours:«Lapenséeasafaceobscure,commelalune:c’estaffaireauxmotsdel’éclairer,etjenevoispasd’observationsurlelangagequinepuisserépondreàcettevieillequestion:quepensons-nousquandnousnepensonsàrien?»

Onsouffred’avoiràbrutaliserainsi,pourrésumercequi,paressence,neserésumepas,unerechercheaussipatiente,«parfoiscrispanteàforcedepatience»,quecellequemèneJeanPaulhandepuis plus d’un demi-siècle, et dont les deuxième et troisième tomes desŒuvres complètes nousrévèlent–deslointainesétudessurlesHainTenysmalgachesjusqu’àceDondeslanguesachevécetteannée même – le mouvement véritable, dissimulé jusqu’ici par une publication fragmentaire,dispersée,chaotique.Mouvementd’incessanterepriseetd’approfondissementjamaissatisfait,jamaisabandonné, desmêmes embarras dont jamais elle ne consent tout à fait à se débarrasser, toujoursrelancéesursesproprestracesparsonirréductibleambiguïté,parsoninfatigableperplexité.

En ces temps (qui passeront vite) où « le langage » et « la linguistique » apparaissent sifurieusementdanslevent,multipliantçàetlàlesvocationstardivesetlesconversionsprécoces,onvoudra bien rendre à Paulhan cette justice qu’il est l’un de ceux qui ouvrirent la voie, et qu’il asommetoute,àsamanièreartisanale, faussementnaïveetméthodiquement ingénue,plutôtprécédé,ouaccompagné,oudeviné,quesuivi,commenous lefaisons tous, les travauxde la linguistiquelaplusactuelle:jepenseenparticulierauxétudesd’unJakobsonsurlesstructuresdoublesoùcodeetmessage renvoient l’un à l’autre ou chacun à soi-même, et à celles d’un Benveniste sur les cas(énoncés performatifs, verbes délocutifs, pronoms personnels) où la langue se retourne sur lediscours et trouve paradoxalement la signification d’un mot dans l’acte même de parler. Onrencontre,mesemble-t-il,quelquechosecommel’intuitiondetoutcela,parexempledanslasurprisedePaulhandevantcecherAytréqui,n’yétantditqu’unefois,setrouveagirdeuxfoisdanssalettre:l’unecommemots,l’autrecommepersonne.Devantce«défaut»vertigineuxdulangage,quinesaitdistinguer«entrelapersonneetlenomdelapersonne,entrelachoseetlemotquiladésigne:ilnesedénoncepaslui-même,iln’yapasdesignedusigne».

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I.

On reprochera peut-être à Paulhan de cultiver le paradoxe (mais ilme semble plutôt qu’il lepourchasse, et ne s’y enferme qu’en désespoir de cause), ou encore de n’être qu’un linguisteamateur :cequ’ilest,maisausens leplusresponsableet lepluscontraignantdu terme,étant,plusencorequelinguiste,écrivain,c’est-à-direhommequi«n’apas,encesmatières,toutàfaitledroitdesetromper»,parcequ’ilest,devantchaquequestiondelangage,«l’hommequisevoitdéterminéparsaréponse»:l’hommequi,àproprementparler,estsaréponse.

LeMonde, novembre1967.

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UnelogiquedelalittératureI

Voici donc enfin accessible en traduction française l’un des plus célèbres monuments de lapoétique moderne, et sans doute, depuis sa première publication en 1957, le plus largementcommenté,etleplusardemmentdiscuté.Sadémarcheradicaleet,volontairementounon,quelquepeuprovocante,luiavalucetaccueiltumultueux,maisilmesemblequelacontroverse1asurtoutportésurdespointsdedétail,conséquenceslogiquesd’unchoixfondamentalqui,fortcurieusement,apourlui-même suscité moins de réactions. Ces points de détail sont, entre autres : l’exclusion hors duchampde la fictiondu romanà lapremièrepersonne, la caractérisationdupoème lyriquecommeénoncéderéalité,noncertesaumêmetitre,maisaumêmedegréquelesénoncésordinairesdelaviequotidienne, l’absence de narrateur dans le récit de fiction, la valeur atemporelle du « prétéritépique»et,plusgénéralement,destempsgrammaticauxenrégimedefiction.

Outre qu’il ne serait pas de la fonction d’une brève préface de revenir sur ces objets decontroverse,jecroisplusutiled’insisterici,quitteàenhasarderuneinterprétationtoutepersonnelle,surlesmotifsdupartid’ensemble.

S’il fallait ancrer dans la tradition séculaire de la poétique occidentale une thèse aussiaudacieusement novatrice, on pourrait en trouver le point de départ idéal dans une observation deHegeletdansungested’Aristote,tousdeuxeffectivementinvoquésaudébutdecelivre.Laremarquede Hegel, c’est que la « poésie » (au sens très large que l’auteur de l’Esthétique donne au motDichtung, extensif à notre concept de littérature) est un art « où l’art commence à se dissoudre ettouche,dupointdevuedelaconnaissancephilosophique,àsonpointdetransition[…]verslaprosedelapenséescientifique»2.Pourinterpréterlibrement:lalittératuren’estpas,commelapeintureoulamusique,unartdéfinissableentantqueteletimmédiatementidentifiableàl’emploid’unmatériauspécifique;sonmédiumestleplustrivialquisoit:lelangage,etrienn’estaprioriplusdifficilequede tracer une frontière nette entre l’usage littéraire du langage et son usage courant, dès lors quel’existence évidente d’une littérature en prose interdit le recours au critère de la versification. Cecritèremêmenesemblaitpaspertinent,oupasassezrigoureux,àAristote,puisquedanssaPoétiqueilexclutduchampdelapoièsis toutdiscoursenversdetypelyriqueoudidactique,nonappliquéàlamimèsis d’actions humaines, autrement dit, comme Käte Hamburger propose brutalement maissainementde traduirece terme,à la fictiondramatiqueounarrative.L’usagenon«mimétique»duversn’estpasdel’ordredelapoièsis,parcequ’ilconsistesimplementàornerparlevers,etquelquesautres traits formels et sémantiques qui lui sont liés, un discours qui reste un simple discours(Hamburgerdiraun«énoncéderéalité»),tenupourcommuniquersesconnaissances,sesopinions,sessentiments,sansqu’intervienneaucunementcefaitdecréationquidéfinitlapoièsiset luidonnesonstatutd’art.

Le partage aristotélicien constitue donc, à samanière, une réponse anticipée à la question deHegel–questiondont la formule lapluscourante,quesabanaliténesuffitmalheureusementpasàcongédier,estévidemment:«Qu’est-cequelalittérature?»EnforçantunpeulamainduStagirite,onpourrait expliciter la relationences termes :«Dans le champsimaldéterminédeceque l’onappelle ordinairement, et confusément, la littérature, le seul lopin auquel on puisse à coup sûrassignerunstatutd’art,c’est-à-diredecréation,c’est lafiction,danssesdeuxmodesdramatiqueetnarratif. Tout le reste, orné ou non par le vers, n’est que discours, susceptible, selon les aléas

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fluctuantsdesaréception,decommuniquerounonunsentimentesthétique,maisnondéterminéparuncritèreindiscutableetobjectif.»

Ce partage peut donc être décrit comme résultant du refus d’un critère purement esthétique,c’est-à-diresoumisàunjugementdevaleurdutype:«cetexteestlittéraireparcequ’ilestbeau»,cequisignifietoujoursinévitablement:«cetexteestpourmoilittéraireparcequejeletrouvebeau».Enélargissant à la prose le champ de la fiction, il va de soi que l’évolution de la littérature, depuisAristote,n’afaitquerenforcerlajustificationd’unetelleattitude,en«dissolvant»davantage,c’est-à-direenrendantplussubjectif,lecritèreesthétique,puisqu’elleledépossèdedelamarque,pertinenteou non mais formellement indiscutable, qu’y imprimait l’usage du vers. Depuis l’apparition duroman et du théâtre en prose, et a fortiori depuis l’invention du « vers libre » et du « poème enprose»,c’est-à-direla«dissolution»dupartageentreversetprose,lechoixdéjàrefuséparAristote(« J’appelle littérature tout et seulement ce qui est écrit en vers ») est devenu tout simplementinsoutenable – ce qui prouve aumoins qu’Aristote avait du flair. Et dumême coup le recours aucritère esthétique est devenu plus hasardeux que jamais, puisqu’il laisse des textes, voire des«genres»,entreretsortirduchamplittéraireaugrédesappréciationsindividuellesoucollectives:selon les lecteurs, selon les époques, selon les cultures, tel texte (disons au hasard l’Essai sur lesmœursoul’AdressedeGettysburg),telgenre(l’autobiographie,l’éloquence)relèveradulittéraireoudelaproseinformativeoupersuasive.C’estsansdouteuneattitudejustifiable,c’estpeut-êtremêmelaseule raisonnable, et c’estmanifestement celle qui commande, quoique le plus souvent demanièreimplicite,toutnotrediscourscritiquedepuisleXIXesiècle,maisc’estuneattitudequidoitaumoinspercevoir et assumer, comme le faisait par exemple Roland Barthes, le caractère subjectif de sonfondement,réfractaireàtoutegénéralisation,voireàtouterationalisation.

Àcetteattitude,qu’ellequalifiejustementd’«esthétiquelittéraire»,KäteHamburgerenopposeuneautre,qu’ellenomme«logiquedela littérature»,etquiconsisteàprendreausérieuxsinonlepartage aristotélicien en lui-même, dumoins son principe, qui est de dresser une liste des genres(autrementdit,destypesdeproductionsverbales)dontl’appartenanceàlalittératurecommeartsoitincontestableetindépendantedetouteévaluation.Ceprincipe,ilfautl’observer,doitêtreconsidérénon seulement dans ce qu’il exclut (promotion de textes à la « dignité » littéraire au nom d’unjugementdegoût,voired’unsentimentdeplaisir),maisaussidanscequ’ils’interditd’exclure–ou,sil’onpréfère,s’obligeàinclure.Eneffet,legrandavantagethéoriqued’unartcommelapeintureou la musique est qu’un « mauvais » tableau ou une « mauvaise » partition n’en sont pas moinsindiscutablementpeintureoumusique,etdoncd’unstatutontologiqueàl’abridetoutefluctuationdugoût,ouplusgénéralementdel’attitudeesthétique:«Ilyatroissortesdemusique,dituneboutadecélèbre:labonne,lamauvaise,etcelled’AmbroiseThomas.»Delamêmefaçon,ilyasansdouteenlittérature des genres pour lesquels l’évaluation esthétique n’a pas de pertinence ontologique : unemauvaisetragédie,unemauvaiseépopée,unmauvaisroman,unmauvaissonnetn’ensontpasmoinstragédie,épopée,romanousonnet,etaucuneévaluationnepeutlesdestituerd’untelstatut,quin’estpas de l’ordre de la valeur,mais de l’ordre du fait. Ce n’est pas trop solliciter la pensée deKäteHamburgerquededireque,pourelle,lalittératureausensfortseréduitàunensembledegenresoùfonctionneuntelétatdefait.C’estpourquoi,sansdoute,salogiquedelalittératureestunelogiquedesgenreslittéraires.

Logique : le terme peut surprendre par le choix qu’il implique, et qui autorise un partagedifférent(enl’occurrence,pluslarge)deceluid’Aristote.Àuneesthétiquedelalittérature,celui-ciopposait d’avance unepoétique au sens fort : « J’appelle poésie tout ce qui simule [mimeitai] desactions humaines par voie de dialogue ou de récit. » Le choix de Hamburger est celui d’une

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« logique », en ce sens que son critère est fondé sur une différenciation des types d’usage, ou defonction,dulangage.L’usagecourant(nonlittéraire)consisteàproduiredes«énoncésderéalité»où se manifeste une polarité entre l’objet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. Hamburger endistingue trois types, selon le type de sujet d’énonciation qu’ils impliquent : dans l’énoncé dit« historique » (dans un sens bien particulier de cet adjectif), le sujet d’énonciation estpersonnellementencause,commedanslaphrase:«Jesuisprofesseur»,ou:«Quelavieestdure!»(ces exemples, synonymes ou non, sont de Hamburger) ; dans l’énoncé dit « théorique » (« Lesparallèlesserejoignentàl’infini»,maisaussibien:«NapoléonvainquitàIénaen1806»),ilnel’estpas en principe, il ne fait qu’énoncer un fait indépendant de sa propre existence ; l’énoncé dit«pragmatique»,enfin,estorientéversl’action,parexemplesurlemodedelaquestion,del’ordreoudusouhait.

L’usage littéraire de la langue sedéfinit au contraire par le fait quen’y sont pasproduits desénoncésderéalitéàfonctiond’interventiondanslemonde,maisquelalangueysert,soitàconstituerde toutes pièces des réalités fictives, et, très spécifiquement, des personnages fonctionnant noncommeobjetsd’énoncés,maiscommesujetsdouésd’autonomie(c’estlecasdelafictionnarrativeoudramatique), soit à produiredes énoncésde réalité dont la fonctionn’est pasde communiquer,mais de constituer une expérience vécue inséparable de son énonciation, et dont l’origine resteessentiellementindécidable,c’est-à-direimpossibleàassigneràunsujetréel(lepoète)oufictif(unlocuteur imaginaire) : c’est le cas de la poésie lyrique. Ainsi se déterminent les deux grands«genres»proprementlittérairesquesontlafictionetlapoésielyrique(enversouenprose).Onvoitqueletermedegenre(Gattung)estprisicidansunsensbeaucoupplusvastequ’àl’ordinaire,puisquelepremieràluiseulenglobetouslesgenresnarratifsetdramatiquesordinairementdistinguésparlathéorielittéraire.

D’unecertainemanière,onpeutdirequelechamplittéraireainsidessinéconsiste,d’abord,enuneextensiontoutenaturelleduchamparistotéliciendelafictionauxformesultérieuresdelafictionenprose;ensuite,enuneadjonctionàcechampdelapoésielyrique.Cetteadjonctionestévidemmentplus audacieuse, etmanifeste bien le changement de critère, car elle ne consiste pas en l’annexionfacilequi reviendrait,commeon leproposeparfois,à fairedusujetd’énonciation lyriqueunsujetpurement fictif :un«personnage»,déterminéounon,qui tiendraitune sortedemonologue.KäteHamburgerserefuseaucontraireàtouteannexiondecegenre,saufbiensûrdanslescasdepoèmesattribués, commedansWilhelmMeister, à despersonnagesde fiction.L’énonciation lyrique abienpourelleunstatutentièrementspécifique,mêmesisadifférenceaveclesénoncésdecommunicationdulangagecourant(etdel’écriturenonlittéraire)estbeaucoupplussubtilequecellequiendistinguelelangagedefiction.

J’aiditquejen’entreraispasdansladiscussionsuscitéeparlesdétailsdecesystème,maisilmefautaumoins insistersur l’und’eux,d’ailleursplutôtmassif,pourdonnerune idéepluscomplète,quoiqueinévitablementsommaire,del’ensemble:c’estl’exclusion,déjàmentionnée,duromanàlapremièrepersonne,horsduchamp,noncertesdelalittérature,maisdelafiction.PourHamburger,un roman à la première personne, qu’il soit conduit sous forme continûment rétrospective(autobiographique)ouennarrationintercalée,àune(journal)ouplusieursvoix(romanparlettres),procèdetoujoursd’unesuited’énoncésderéalitéquerien,formellement,nepermetdedistinguerdela suite d’énoncés constitutifs d’une autobiographie, d’un journal ou d’une correspondanceauthentiques.Àpreuve,selonelle,cetteViedeSinouhédudeuxièmemillénaireavantJ.-C.,dont leségyptologues ne peuvent décider s’il s’agit de Mémoires authentiques ou d’un texte de fiction.Témoinencore,ajouterai-je,ceLazarillodeTormes, textefondateurdugenrepicaresque,queseule

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une sorte de présomption générique nous détourne, sans aucune certitude de fait, de considérercomme la véritable autobiographie d’un authentique picaro. C’est en effet qu’une autobiographiefictive,commeGilBlasouFélixKrull(pourneciterquedeuxexemplespeususpectsd’authenticité),s’interdit en principe tout recours aux procédés typiquement fictionnels du roman à la troisièmepersonne, comme lemonologue intérieur, le discours indirect libre ou le récit de pensées, qui luipermettraientdeconstituerensujetslespersonnagesautresqueleprotagoniste(outémoin)narrateur.Abstention à vrai dire fluctuante et fort inégale, comme lemontrent par exemple les nombreusesinfractions à cette norme dans laRecherche du temps perdu, où l’on voit le romancier oublier detemps en temps le propos homodiégétique de son récit, et glisser par là subrepticement dans lerégimepropreà la fiction.KäteHamburgerneméconnaîtnullementcesexceptions,maisellen’enmaintientpasmoinset,mesemble-t-il,àbondroit,qu’unromanrigoureusementhomodiégétiquenesedistingueenrien,parlui-mêmeethorsdetoutcritèreexterne,d’unevéritableautobiographie.Lerécitàlapremièrepersonnenerelèvedoncpaspourelledelafiction,maisdelafeintise,c’est-à-dired’une simulation, en quelque sorte apocryphe, d’autobiographie authentique. Par le biais de cettesimulation,ils’introduitenintrusdansunchamp–celuidelafiction–auqueliln’appartientpasdanssonprincipe,quil’apparenteraitplutôtàl’énonciationlyrique.

Cepropos,deprimeaborddéconcertant,mesembleàlaréflexion,etsurleplanoùilsesitue,fort peu récusable. Il procède bien évidemment d’une définition très rigoureuse de la fiction, quibousculenoshabitudesavecuneagressivitépeut-êtresalutaire.Inversement,Hamburgermontre,danslaballade(ausensromantiqueduterme)etdanslepoèmemonodramatique,desintrusionsenquelquesorte symétriquesde la fictiondans lechampdupoème lyrique, l’ensembledeceschassés-croisésconstituantl’ordredecequ’ellenommedesformes«mixtes»,ou«spéciales».

On décèlera peut-être dans cette rubrique finale une sorte de repentir, ou de correction aprèscoupàunsystèmed’ensembletroprigide,etquiappellerait,pourfonctionner,commelacosmologieptoléméenne, des aménagements plus onéreux qu’une refonte totale. Le détail fort argumenté desanalysesengagepourlemoinsàsuspendreunteljugement.Lepartiprisleplusmarquémesemblesurtoutrésiderdanslapromotion,trèsévidenteetd’ailleursexplicite,delafictionnarrativeaurangdeceque les classificationsnaturalistes appellentun type,paroppositionauxvariétés, c’est-à-direunecatégorieplusessentiellementcaractéristiquequelesautres.Parcequ’elledérogeplusfortementauxfonctionsordinairesdulangage,lafictionnarrativeestmanifestement,pourKäteHamburger–unpeucomme,pourAristoteetpourdesraisonsd’untoutautreordre,latragédie–,lalittératureparexcellence.Lafictiondramatiqueenestuneformequelquepeudérivée,par«prélèvement»,c’est-à-direparévictiondessegmentsnarratifset réductionaupurdialogue,cequi laprivede lacapacitéd’évocationdirectedelavieintérieured’autrui,monopoledelafictionnarrativeetaccomplissementsuprême de la création littéraire. La fiction cinématographique, dont la présence dans un systèmeaussirestrictifpeutsurprendreapriori,maisquin’yestpassansjustificationstrèsfortes,estdécritecommeàbiendeségards,parlavertudel’imageanimée,plusprochedelafictionnarrativequedeladramatique.Lapoésielyriquenes’ylaissepasréduire,maisonvoitbienquesonstatutdeDichtungtientàdestraitsplusténus,quoiquepurementtextuels(internes);leromanàlapremièrepersonne,jel’aidit,s’yglissecommepareffraction;ettoutleresten’estpaslittérature.

Ce privilège, au moins d’attention, accordé à la fiction narrative, a donné lieu à diversmalentendus,quitiennentàunecollisionapparemmentinévitableavecladiscipline,baptiséedepuis«narratologie»,quiétudielesprocédésdurécitengénéral,etenparticulierdurécitdefiction.FranzStanzel amontré récemment3 que la thèse deHamburger sur (entre autres) l’absence de narrateurdans le récit de fiction devient compatible avec les catégories de la narratologie (qui se fondent

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presque toujours, au contraire, sur la considération des diverses positions de ce narrateur, et desdivers typesde«médiation»qui en résultent), à conditionde situer chacunedecesdémarches auniveau qui est le sien : celle de la narratologie au niveau des structures narratives de surface (le«discoursdurécit»),cellesdeHamburgerauniveaudesstructuresprofondesdelaproductiond’ununiversfictif.Pluslargement,ilmesemblequeletravaildelanarratologiefictionnelle,toujoursplusou moins lié à une comparaison entre récit et histoire, suppose que l’on prenne au sérieux,provisoirement et par décision deméthode, la prétention non sérieuse de la fiction à raconter unehistoirequiauraiteffectivementeulieu.CeluideHamburgerconsisteaucontraireàprendrelafictioncommetelle,etàyétudierlafaçondontelleconstituedetoutespièces(sansaucuneplace,surceplan,pour la moindre notion de médiation) une diégèse purement fictive, avec ses personnages et sesactions imaginaires. Ces deux attitudes sont légitimes, chacune à son niveau, et donc compatibles,maisàproprementparlerincommunicables,caronnepeutétudierlerécitdefictionàlafoiscommerécitetcommefiction:le«commerécit»delanarratologieimpliquepardéfinitionquel’onfeigned’accepterl’existence(lafiction),«avant»lerécit,d’unehistoireàraconter;le«commefiction»deKäteHamburgerimpliqueaucontrairequel’onrefusecettehypothèse(cettefiction)deméthode–etavecellelanotionmêmederécit,puisque,sanshistoire,ilnepeutyavoirderécit,etqu’ainsilerécitdefictionn’estqu’unefictionderécit.

Incommunicables,donc,cesdeuxattitudes,maisbienlégitimeschacunedanssonordre,puisquechacuneliéeàl’undesversantsduparadoxedelafiction,quiexigeconstammentdesonlecteuràlafoiscréance(«Jevaisvousraconterunehistoire…»)etlucidité(«…quin’estjamaisarrivée»).Lemême partage,me semble-t-il, vaudrait pour la fiction dramatique, qui elle aussi, par sesmoyenspropres,«représente»uneactionquin’ajamaiseulieu.Devantcesartsdefiction,troisattitudessonten somme concevables : l’une, évidemment naïve (et non fondée), est celle du réalisme infantile :«croirequec’estarrivé».Uneautre,méthodologiquementlégitime,estcelledelanarratologieoudela«dramatologie»:fairecommesic’étaitarrivépourétudierlesrelationsentrecequiestcenséarriveretlamanièredontonle«représente».LatroisièmeestcelledeKäteHamburger:iln’estrienarrivédu tout, il n’y a devant nousni histoire ni narrateur, rienqu’une« fonctionnarrative» (oudramatique) qui constitue à mesure ce qu’elle prétend représenter. Cette position radicalementformaliste est ontologiquement légitime, car si la fiction de la fiction est de n’être pas fiction, savéritéestd’êtrefiction.C’estcettevéritéqueditetreditobstinémentHamburger,etqu’ellemontreenétudiantnondes techniquesnarratives,mais–monologue intérieur,discours indirect libre,prétéritépique,etc.–desprocédésdefictionalisation.

On voit que cette « logique » s’apparente de très près à une linguistique élargie, et plusprécisémentàcettelinguistiquedel’énonciationàlaquellelapragmatiquenousa,depuis,largementintroduits,maisqu’elleaeulemérited’anticiper,surunebasecommunefournieparWittgensteinetlaphilosophiedulangage.Onvoitaussiquelecritèreadoptélaissehorsduchampdelalittératuretoutcequinerelèvenid’unefictionnid’unlyrismedéfinisdemanièrefortstricte,c’est-à-diretoutcequi,d’unemanièreoud’uneautre,ressortitàl’énoncéderéalitécommunicationnel:l’éloquence,l’Histoire,l’essai,l’autobiographie,parexemple,dontHamburger,fidèleàlarigueurdesonpropos,ne se soucie pasmême de signaler l’exclusion, ou plutôt la muette absence.Mais il est clair quel’éventuelleconsidérationdesconditionsd’accèsàlalittéraritédecesgenres,ouplutôtdestextesquiyressortissent,nepourraitàsesyeuxreleverqued’uneesthétique,quin’estsimplementpasdesonpropos.La littérarité – car c’est biende cela qu’il s’agit – ne se sépare pas pour elle d’un certainemploidulangage,ouplutôt(commedisaitàpeuprèsSartre,dansunetoutautreperspective,delaseulepoésie)d’uncertainrefusd’employerlelangage,etdeladécisiondeconstituergrâceàluiun

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univers fictif, ou une expérience imaginaire inséparable de ses ressources propres. Quel que soitl’accomplissementesthétiqued’uneœuvred’historien,d’orateuroud’essayiste,ilestdesonproposconstitutifd’employer le langageàcommuniqueruneconnaissanceouuneopinion,etcela l’exclutdurégimedelaDichtung.

La violence d’un tel parti peut choquer (je ne suis pas sûr qu’elle le veuille : pour KäteHamburger,iln’yadanstoutcelaquefidélitéàl’évidenced’unprincipe);ilseraitmême,sansdoute,un peu dommage de l’accueillir sans résistance et sans scandale, car c’est à ce prix qu’il donne,commeondisaitjadis,«furieusement»àpenser,peut-êtremêmeàpenserfurieusement.Maisjedoisenavertirlelecteur,carlaprésentationquej’endonneseborneàl’énoncésommaired’unethèsesanspouvoirentrerdansl’exposédesonargumentation:celivren’estpasseulementparadoxal,ausensétymologique,etdoncbanalementdérangeant.Ilestaussidansledétailetlepasàpasdesesanalyses,terriblementconvaincant.Onpeutsansdoutelerepoussersanslelire,ouenfaisantsemblant.Maisonnepeut le liresérieusement–c’est-à-direenécoutantsesargumentsetenentrantdanssesmotifs–sansensortirpourlemoinsébranlé.J’aidittoutàl’heurequeladéfinitioncourante(esthétique)delalittérarité,quinousvientàpeuprèsduromantisme,étaitpeut-êtrelaplus«raisonnable».Jevoulaisdire,biensûr, laplusprudente,oulapluscommode.Celle-cienestauxantipodes,dansl’inconfortd’une rationalité intrépide,maisnullementdélirante, etqui imposeau lecteur sincèrecette irritantequestion:etsielleavait,toutsimplement,raison?

Autrementdit:etsinousnedisposionsd’aucunfondementrationnelpouraccorder,disons,auDenaturarerum,auxEssais,auxConfessions,auNeveudeRameau,àlaViedeRancé,àLaSorcière,àL’Amourfou,leurstatutd’œuvreslittéraires?L’adhésionauxthèsesdeKäteHamburgerestbienàceprix,quenulsansdoutenevoudrapayer.Maisquiparled’adhésion?Ils’agitplutôt,àmesyeuxdumoins, d’inquiéter nos évidences, et de les relativiser, par exemple en reconnaissant que notredéfinitionimplicitedelalittératureestboiteuse,c’est-à-direincohérente,puisqu’elleenglobeàlafoisdesgenres,commelatragédieouleroman,oùlalittéraritéestindépendantedetouteévaluation,etd’autres, comme l’essai, l’Histoireou l’autobiographie,oùelle endépendpresqueentièrement.Enrefusant ou, pour lemoins, en révélant cette incohérence,KäteHamburger a certainement raison,commeon dit aujourd’hui, « quelque part ».Allez-y voir vous-mêmes, vous ne regretterez pas levoyage.

On trouve quelques échos de ces réactions, positives, négatives ou perplexes, dans (entre autres) Franz Stanzel, « Episches Präteritum, erlebte Rede,historischesPräsens»,DeutscheVierteljahrschrift33(1959);RoyPascal, «TenseandNovel»,ModernLanguageReview, janvier1962 ;HaraldWeinrich,Tempus(1964),trad.fr.LeTemps, Paris, Éd.duSeuil, 1973;RenéWellek,«GenreTheory,theLyric,andErlebnis»(1967),inDiscriminations, NewHaven,Yale University Press, 1970 ; Roy Pascal, The Dual Voice, Manchester University Press, 1977 ; Dorrit Cohn, Transparent Minds (1978), trad. fr. LaTransparenceintérieure, Paris, Éd.duSeuil, 1981;FranzStanzel,TheoriedesErzählens, Göttingen,Vandenhoek&Ruprecht,1979,trad.angl.ATheoryofNarrative, CambridgeUniversityPress,1984;AnnBanfield,UnspeakableSentences(1982),trad.fr.Phrasessansparoles, Paris, Éd.duSeuil, 1995.Jenesaisplustropdansquelletraductionfrançaisej’avaistrouvécetteformulation.CelledeS.Jankélévitchdonne:«…lapoésieapparaîtcommeceluidesartsparticuliersquimarquelecommencementdeladissolutiondel’artetreprésente,pourlaconnaissancephilosophique,l’étapedetransitionquiconduitàlareprésentationreligieuse,d’unepart, àlaprosedelapenséescientifique,del’autre»(Hegel,Esthétique, Paris, Aubier-Montaigne,1965,t.8-1,p.22).ATheoryofNarrative, op.cit., p.14sq.PréfaceàKäteHamburger,Logiquedesgenreslittéraires, trad.fr.dePierreCadiot, Paris, Éd.duSeuil, 1986.

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Lejournal,l’antijournalI

L’un des derniers textes publiés de Roland Barthes est cette « Délibération » sur le journal(«intime»)quiparutdansTelQuelennovembre19791.Ilneseveutpasuneréflexionsurlegenre(«Ilyadeslivreslà-dessus»),maisseulement«unedélibérationpersonnelle,destinéeàpermettreunedécisionpratique : dois-je tenir un journalen vue de le publier ? Puis-je faire du journal une“œuvre”?»

Plus encore que son dernier livre, La Chambre claire – mais non sans relation, au moinsthématique,aveclui–,cetexterestepourmoiinséparabledesadisparitionsiprocheetdeceque,trèspersonnellement, j’en éprouve. La raison la plus immédiate en est que, lors de notre dernièrerencontre,quieut lieudébutdécembre1979,nousavionsparlédecetarticle.Ilfaudraitplutôtdire,sansdoute,quej’enmarmonnaiquelquesphrasesqu’ilécoutaavecpatienceetauxquellesilréponditparquelquesmotsévasifs,ayantpoursapartépuisélesujetdanscetextemême,ettournélapage.Jenetenteraipasdereconstituericicette«conversation»,maisd’articulermonsentimentunpeumieuxque jene le fis ce jour-là–c’étaitune find’après-midiplutôt cafardeuse,dans l’arrière-salle sanschaleurd’uncafédelaplaceSaint-Sulpice.

La première phrase de cette délibération s’enroule sur une anomalie de discours, légère etpresqueinsaisissable:«Jen’aijamaistenudejournalouplutôtjen’aijamaissusijedevaisentenirun. » L’anomalie est évidemment dans le correctif ou plutôt, qui relie deux propositions dont lerapportn’estpasdel’ordredelacorrection:onattendrait«plutôt»uncarexplicatif,ouunetmêmederenforcement,ouencoreuncorrectifd’énonciationdugenrequedis-je?–c’est lafiguremêmedelacorrectionrhétorique,quiintroduittoujours,elleaussi,unrenforcementsémantique–,ouenfin(mais il faudrait dans ce cas que la seconde proposition, tout en désignant la même situation depensée, fût formulée surunmodenonplusnégatifmaispositif) une liaisonadversative commeetpourtant:«Jen’aijamaistenudejournal,etpourtantjemesuissouventdemandésijenedevraispasentenirun.»Parrapportàtoutescesformuleshypothétiques,celledeRolandBarthesprésentecetteparticularitéqueleouplutôtyrétractelapremièrepropositionnoncommeinsuffisante,maiscommeinexacte.

Unetelleformed’énoncén’arienensoid’anormal(«Jen’aijamaisvuPierre,ouplutôtjenel’ai vu qu’une fois, et de loin »), mais celui-ci l’est évidemment parce que la rétractationimplicitementintroduiteparlalocutionconjonctiveestcontradictoireaveclasecondeproposition:en«bonnelogique»,ouensagessepopulaire(«Dansledoute,abstiens-toi»),lorsqu’onnesaitpassil’ondoitfaireunechose,onnelafaitpas;ilyadoncillogismeapparentàdireouàsuggérer:«Jen’ai jamais tenudejournal,ouplusexactement jen’ai jamaissusi jedevaisentenirun.»Onremarque toutefois que cette dernière phrase devient plus « acceptable » si l’on développe sonimplicationsousuneformetelleque:«Jen’aijamaistenudejournal,ouplusexactementj’aibientenuun journal,mais jen’ai jamaissusi jedevais le faire.»Plusacceptable, sansdoute,grâceaumais qui avoue, et donc assume l’illogisme ou le paradoxe, comme dans toutes les phrasesexplicitementconcessives:«Bienquen’ayantjamaissusijedevaistenirunjournal,ilm’estarrivéd’entenirun»,ou«Jen’aijamaissusijedevaistenirunjournal,etcependantilm’estarrivéd’entenirun»(sous-entendu:«Oui,jesaisquec’estillogique,maisc’estunfait,jesuiscommeça,cesontdeschosesquiarrivent,etc.»).

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Maiscesrédactionsnormalisantessontévidemmentinfidèlesàl’énonciationbarthésienne,dontle trait est ici précisément, non d’évacuer la contradiction en la déclarant,mais au contraire de lamaintenir en la voilant – le (très léger) voile étant l’emploi de l’équivoque ou plutôt. Car enfin,Barthesécritbien, etnon sans raison,qu’iln’a jamais tenude journal, et jusqu’àmaintenantnotreseule raison d’en douter est le plus exactement que nous croyons devoir lire sous son plutôt. Laquestionrestedoncposéedesavoirs’ilaounontenuunjournal,etfautedepouvoir tirerd’autresindicesdecettepremièrephraseenelle-même,forcenousestderecouriràsoncontexte,c’est-à-direàlasuite.

Laphrasesuivante,enfait,suffitànouséclairer,etpeut-être,d’unecertainemanière,àleverlacontradiction : « Parfois, je commence, et puis très vite je lâche – et cependant, plus tard, jerecommence.»RolandBarthesadoncplusieursfoisentrepris,et(mais)àchaquefoistrèsvitecessé,de tenir son journal. Cela peut ou non, selon les définitions, s’appeler « tenir un journal ». PourBarthes, la réponse est négative, mais, plus ou moins sourdement, il sent que selon d’autres ellepourrait être positive.D’où le compromis que l’on sait, et que je gloseraimaintenant lourdementmais, jecrois,fidèlement,ainsi :«Jen’ai jamaistenudejournal,dumoinsausensquejedonneàcette locution, car à chaque fois que je commence, je cesse très vite, faute de savoir si je doiscontinuer.»

Cette pratique intermittente (la troisième phrase commence ainsi : « C’est une envie légère,intermittente… »), on pourrait la comparer, entre autres, à l’un de ces systèmes automatiquementrégulés par le moyen d’un thermostat, ou d’un flotteur à niveau : le désir (l’« envie ») diaristedéclenchel’écriturediariste,qui,trèsvite,ledécourageouledémotive,d’oùarrêtdel’écriture,d’oùà terme remontée du désir, etc. Dans l’absolu (c’est-à-dire en l’absence de toute usure interne ouintervention extérieure), un tel système pourrait fonctionner indéfiniment sur le mode d’uneintermittence assumée, voire revendiquée : « Je tiensmon journal quand çame plaît, c’est-à-dire,pourêtreprécis,detempsentemps.»Celas’appelle-t-iltenirunjournal?

Au sens strict, ou du moins étymologique, évidemment non, à moins que le rythmed’intermittencenesoitprécisémentjournalier–cequin’estmanifestementpaslecasici : tenirsonjournal,c’estnoterchaque jourceque l’onavécuetpensé.Maisbiendesdiaristess’exemptentdecettedisciplinequotidienne,qui lesconduirait tropsouvent,peut-être,àundérisoireRAS,audegrézéro«existentialiste»deRoquentin :«Mardi :Rien.Existé»,ouàceminimumauto-référentiel :«Aujourd’hui,écritcettephrase.»Onpeutdoncassezbientenirsonjournalselonunrythmemoinsque quotidien (ou, inversement, plus que quotidien), hebdomadaire oumensuel, ou sous la forme,commeauCNRS,d’unbilan(«rapport»)annuel(ceneseraitdéjàpassimal),ou,bienentendu,sansfréquenceoupériodicitédéterminée.Cettehypothèsenerespectepastroplesensfortduverbetenir,quin’impliquepas,sipeuquecesoit,qu’on«lâche»,maisàcesens-làaucuneautrenerendnonplusjustice, si ce n’est celle, sternienne ou borgésienne, d’une écriture rigoureusement constante etininterrompue;mêmesil’onmetdecôtélesdifficultésphysiques,l’impossibilitélogiqued’unetellepratiquesauteimmédiatementauxyeux:undiaristequipasseraitrigoureusementdevant,ouderrièreson journal tout le temps que lui laisserait le besoin de sommeil et de subsistance (sansmême lelâcherpendantcesintermèdes)n’auraitpasgrand-choseàyconsigner,saufàydétaillersesrêves,sesrepas, etc., et devrait vite s’évader vers quelque forme de fiction ou de méditation quelque peuextérieureauxnormesthématiquesdugenre.

Posons donc que la pratique diariste est par définition intermittente, et que nul ne peut sanscuistrerie en déterminer la fréquence optimale, ni même minimale. Qu’est-ce donc qui exclut duchampdecettepratiquelaconduite,detypebarthésien,quiconsiste,detempsentemps,àcommencer,

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puisà«lâcher»unjournal?Del’extérieur,probablementrien,etàsupposerqueRolandBarthesaitconservéetlaisséenordrelatotalitédestracesécritesdesestentativessuccessives,rienn’interdiraitenprincipedelespubliersousletitredeJournal,ouafortiorietselonunecoutumeattestée:Pagesdejournal.L’exclusionestévidemmenttoutintérieure,etellenetientpasàunedécisionpratiquetelleque détruire un cahier ou interdire sa publication : elle tient au fait que le diariste intermittent(entendonsparlà,saufpléonasme,nonpasceluiquinetientsonjournalqueparintermittence–c’estlefaitdetoutdiariste–maisceluiquin’assumequeparintermittenceleprojetdiariste),àchaquefoisqu’il«lâche»sonjournal,croitlefairedéfinitivementetparcequ’ils’est(denouveau)persuadéparune(nouvelle)tentativediaristedelavanité–pourcequileconcerne–decettepratique.Posantlaplume après quelques pages (quelques jours), il n’est pas un diariste qui s’interrompt(provisoirement),maisundiaristequirenonce(définitivement),et,parlà,nonseulementcesse,maisnie,peut-êtrelégitimement,avoirjamaisétédiariste:«Jen’aijamaistenudejournal.»Cequidéfinitlediariste,c’estmoinslaconstancedesapratiquequecelledesonprojet.

J’ai écrit « peut-être légitimement », parce qu’il subsiste ici un doute, et une difficulté : unhommequiauraittenusonjournalpendantdixouvingtansetquil’abandonneraitunjoursansespritderetour(ilyadececas,jesuppose,biendesexemples)s’exclurait-ilparlàmêmedelaclassedesdiaristes?Pourêtrediariste, faut-il en somme,nonplus tenir son journal sans intermittence,maissansinterruptionfinaleautrequelamort?Conditionsansdouteaussiabsurdequelaprécédente,oupour lemoins aussi exorbitante : onnecessepasd’avoir étédiaristepour cesserde l’être, et l’onn’est pas diariste par essence intemporelle, même si certains – c’est à peu près, je crois, le casd’Amiel–n’ontpresquerienécritd’autre,touteleurvie,queleurjournal.Etbiendesécrivainsontétéàlafoisdiaristeset,parexemple,romanciers(Gide,biensûr);etd’autresontalternélapratiquedu journal et celle d’autres genres, ou types d’écriture : parfois, donc, diaristes occasionnels. Lafrontièreentrelediaristeetlenon-diaristen’estdoncpassifacileàtracer,etlapremièreproposition–aussitôtrétractée,maispourtanténoncéeparRolandBarthes–,«Jen’aijamaistenudejournal»,n’estdoncpasencoretoutàfaitjustifiée.

Elleledevientparfaitement,mesemble-t-il,sil’ontientcompte,denouveau,delaseconde,quiplacelafrontièreailleursquesurdepurscritèresfactuelsdefréquenceoudedurée,etqu’ilfautliremaintenantcommeuneglosedelapremière:«Jen’aijamaistenudejournalencesensquejen’aijamaissusijedevaisentenirun.»Cettesecondeproposition,oucesecondétatdelapremière,n’estnullement rétractée, elle, par la suite – et pas même par les mots « c’est une envie légère,intermittente…»L’envien’estpasun sentimentdudevoiroude la justification : jepuis avoiruneenvie,puis–etspécialementaprèsl’avoirsatisfaite–m’endonnertort,ousimplementconstaterquecetteenvien’étaitpasuneraison.Cen’étaitpasrienpourautant,maisj’yreviendrai.Levéritabletraitdistinctif du diariste serait ainsi qu’il ne met pas en doute la légitimité de la pratique diariste engénéral, à tout le moins de la sienne en particulier. Il peut cesser provisoirement, voiredéfinitivement,detenirsonjournal,maisilnecessepaspourautantdetenirrétrospectivementpourjustifiéecettepratiquepassée.Bref,lediaristeestmoinsceluiquitientunjournalqueceluiquicroitàlavertu du journal.Onpourrait, allantplus loin– trop loin, sansdoute–,définir lediarisme, noncommeuneactivité,maiscommeuneopinion(unecertitude):cellequiconsisteànepasdouterdelavertudu journal.On seraitdiariste commeonestbaptisteou taoïste– sans forcémentpratiquer, etéventuellementsansjamaispratiquer.

Or,RolandBarthesn’ajamaiscessédedouterdujournal,oudumoinsdesonjournal.Douter,biensûr,dénoteicinonunecertitudenégative(uneincroyancepositive),maisunesimpleincertitude:commeill’écritbien,ils’agitd’un«douteinsoluble».Maiscetteincertitudeneportepassurceque

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j’aiappeléexprès,pourdifférerlesdistinctionsnécessaires,lavertudujournal,maisseulementsurl’unedesesvertuspossibles:«lavaleurdecequ’onyécrit»;etlasuiteprécisesansambiguïté(etnousl’avonsdéjàvu)l’ordredevaleurdontils’agitici:c’estlavaleurlittéraire,lavaleurdujournalcomme«œuvre».LesguillemetssontdeBarthes,ilsconnotentlamodestie,ouplusexactement(ouplutôt)quelquechosecommeunmélangedepudeuretd’ironieàl’égarddesapropreambition,ounostalgie, et du systèmede valeurs, peut-être condamnable, ou ridicule, qu’elle implique ;mais lanaturedecetteambition,ouplutôtdecetteexigence,estclaire:c’estuneexigenceesthétique.CedontBarthes doutait, c’était la valeur littéraire de son éventuel journal comme « œuvre », et ce quipériodiquement le renforçait, si j’ose dire, dans ce doute, c’était la lecture (la « relecture ») desquelquespagesissuesdecestentativesavortéesdejournal.

Lavaleurlittéraire(esthétique)n’est,disais-je,qu’unedes«vertus»possiblesdujournal,etjesupposequenombredediaristes,etdesplus illustres,n’ysongeaientguère ;ceux-làmêmes,peut-être,queciteBarthes,etdontilmédite,ouruminel’exemple:Tolstoï,Gide,Kafka.Lejournalpeut(proche ici desMémoires) remplir une fonctiondocumentaire pour autrui, pour unepostérité nond’admirateursmaisdecurieux:«n’ai-jepasunvifplaisiràliredanslejournaldeTolstoïlavied’unseigneurrusseauXIXesiècle»,oudansceluidePepyslavied’unbourgeoisanglaisduXVIIe?–maisBarthes ne se considérait certes pas comme un personnage représentatif, ni même spécialementintéressant,desonépoqueetdesonmilieu.Oucathartique,poursoi-même:«parexemple,Kafkaatenuunjournalpour“extirpersonanxiété”,ou,sil’onpréfère,“trouversonsalut”.Cemotifnemeseraitpasnaturel,oudumoinsconstant.Demêmepourlesfinsqu’onattribuetraditionnellementaujournal intime : ellesnemeparaissentpluspertinentes.On les rattachait toutesauxbienfaitset auxprestigesdela“sincérité”(sedire,s’éclairer,sejuger);maislapsychanalyse,lacritiquesartriennedelamauvaisefoi,celle,marxiste,desidéologies,ontrenduvainelaconfession: lasincéritén’estqu’unimaginaireauseconddegré».Voilàfait,pourRolandBarthes,letourdesfonctionspratiquespossiblesdu journal,qu’il récusedonc successivement, engénéral (mythede la« sincérité»etdel’examen de conscience) ou en particulier : je ne suis pas assez angoissé, ma vie n’est pas assezintéressante.Etd’enchaîner:«Non,lajustificationd’unJournalintime(commeœuvre)nepourraitêtrequelittéraire,ausensabsolu,mêmesinostalgique,dumot.»

On note ici l’omission très surprenante d’une des fonctions les plus manifestes, et les plusreconnues,dujournal,quiestsonrôled’aide-mémoire.D’autantplussurprenantequeBarthes,sansd’ailleurs véritablement s’en plaindre, qualifiait souvent sa propre mémoire de faible et de«brumeuse».C’estuneinfirmitéquenouspartagions,jedoisleprécisericipouréclairermaproprelanterne.Ilm’estarrivéjadis,ounaguère,deuxoutroischosesquim’ontimporté,etquim’importentencore:maisc’estàpeinesijepourraislesdésignerd’uneformulevagueoupourlemoinsabstraite.D’un intense effort de reconstitution volontaire, je ne pourrais tirer qu’un scénario indigent etpassablement suspect, péniblement illustré de quelques images erratiques, hasardeuses etcontingentes. Et pour ce qui est de la mémoire « involontaire », tout le monde n’a pas les donsmiraculeux du narrateur proustien. Quand il m’arrive d’évoquer ces choses, j’éprouve trèsintensément,etdouloureusement,lapauvretédemesarchives(lettresjetées,photosperduesoujamaisprises), et le manque absolu de ce qu’un journal, ne fût-ce qu’une demi-page par jour (quellemultiplication !), me fournirait en détails, aujourd’hui irrémédiablement engloutis, et quin’intéresseraient,heureusement,quemoi–c’est-à-direautantdetémoignages,peut-êtrefaut-ildiredepreuvesd’existence.Incidemment,maisfortement,Barthesévoquece«défautdusujet»,quin’estniplusnimoinsqu’un«défautd’existence»:«Cequelejournalpose,cen’estpaslaquestionduFou,“Qui suis-je ?”, mais la question comique, la question de l’Ahuri : “Suis-je ?” » L’homme sans

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mémoire est cet ahuri comique. L’amnésique, comme le sourd ou lemyope, est un rôle comique(alorsquel’aveugleest,commel’avaitunpeucomprisSophocle,unrôletragique),et l’amnésiquesansarchivesestcommeleProfesseurTournesolsansappareil,Mr.Magoosanslunettes.Lejournalest une prothèse,mais c’est une prothèse préventive, dont la nécessité ne se révèle qu’après coup,c’est-à-diretroptard,pourquin’enapasprislesoin(oulegoût)àtemps.Orilsepourraitquelesoindujournal,parunedecesironiesdontleréeln’estpasavare,fûtleplusprésentchezceuxquienontlemoinsbesoin(lesnon-amnésiques),commel’argentvatoujoursauxrichesetl’eauàlarivière– à moins que l’exercice diariste ne soit en lui-même à la fois un substitut et un adjuvant : unsupplément de mémoire, le fait de noter chaque soir l’événement de la journée le fixant nonseulement sur le papier,mais dans le souvenir. Bref, en toute hypothèse et à toutes fins utiles, ondevraitdressertrèsjeunechaqueenfantàtenirsonjournal,etpourvoir,autantquefairesepeut,àcequ’iln’enperdeplus jamais l’habitude.Nulladiessinelinea :cepréceptedepoètedevraitêtreunemaximeuniverselle.CarlejournalnesebornepasàposerlaquestionSuis-je? Ily répond,etparl’affirmative.

Autantquejem’ensouvienne(!),c’estsurcepointquej’avaistenté,encedécembredoublementcrépusculaire,d’ébranler l’incertitudedeRolandBarthes,prêchant lacausediaristeencroyantnonpratiquant,surlethème:peuimportelavaleurlittéraire,tenirunjournalestunexercicesalutaireetunenécessité,peut-êtreuneconditiond’existence.Vaguemententraînéparletoposvolontariste(ilyavaitchezluiunesortedefascinationsemi-nostalgiqueàl’égarddetouteascèse–cen’estpaspourrienqu’ilavaitécritsurlesExercicesspirituels–etilébauchaitvolontiersdetempsàautrequelqueréformemorale,vitanova,nouveaurégime,nouvelhorairede travail,etc.), il jouaun instantaveccette suggestion, le temps de « réaliser » que d’abord elle venait un peu tard – aucun de nous,j’espère,nesoupçonnaitàquelpoint–,puisqu’ellenerépondaitnullementàsaquestion:«Dois-jetenir(maintenant)unjournalenvuedelepublier?Puis-jefairedujournaluneœuvre?»

Carc’étaitbien,jelepensaisetjelepensetoujours,unevraiequestion,jeveuxdireunequestionqu’il posait par ce texte à ses lecteurs, et pas seulement à lui-même. À preuve le ton dialogique,mettantenscèneuneimageintérieured’autrui,decettephrase:«Laquestionquejemepose:Dois-jetenirunjournal?est immédiatementpourvue,dansma tête,d’uneréponsedésobligeante :Ons’enfout,oupluspsychanalytiquement:C’estvotreproblème.»Etsidéplacée(àcôtédelaquestion)qu’aitété ma réponse, je crois – j’espère – qu’elle lui aura au moins manifesté que quelqu’un, parmid’autres,pouvaitluirépondreautrechose.

Mais enfin, « son problème » n’était pas celui que je tentais ingénument de lui refiler – et ilrestaitentier.Lejournalnel’attiraitvraiment,poursapart,nicommedocument(Tolstoï)nicommeinstrument(Kafka),maisbiencomme«œuvre»,c’est-à-direcommemonument,etilsevoyaitcettemonumentalisationdujournalinterditepartroisvicesrédhibitoires:lacontingencesubjective(«Jenepuisinvestirdansunjournalcommedansuneœuvreuniqueetmonumentalequimeseraitdictéepar un désir fou »), l’inessentialité objective – aucune page du journal n’est indispensable à sonensemble, le journal est donc un texte « suppressible à l’infini » –, et enfin, et surtout peut-être,l’inauthenticité : l’écriturediariste (phrasesnominales,abréviations,etc.)est,nonpassansdoute lapluscodée,maislapluscontradictoirementcodée:«rapporterunehumeurdanslelangagecodéduRelevé d’Humeurs… » Pratique intenable, qui vous renvoie constamment, comme un miroirindiscret, l’image blafarde et vaguement obscène d’une écriturenue – ce n’est pas par hasard quej’emploieiciunvocabulairesartrien:lemalaiserétrospectifdeBarthesdevantsonproprejournalestuneversion atténuéedeLaNausée, et ce dégoût de la contingence s’appuie chez lui, comme chez

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Roquentin,surunevalorisationdel’Artcommeempiredelanécessité,etdoncdelajustification(sonSomeofTheseDays,c’était,parexcellence,l’œuvredeSchumann).

L’aspectesthétiquementnégatifdujournal(sonanti-valeurlittéraire)étantpourRolandBarthessidissuasifetsavertupratiquesinégligeable,onpeutdèslorssedemanderpourquoilafascination,ouplutôtlatentationenrestaitchezluisivive–peut-êtresiconstantedepuissonpremiertextepublié,«NotessurAndréGideetsonjournal»,paruen1942dansExistences2,etapparemmentcroissantedanslesdernièresannées,marquéescommeonlesaitpardesœuvres(RolandBarthesparlui-même,Fragmentsd’undiscoursamoureux,etdéjàd’unecertainemanièreLePlaisirdutexte, sanscompterles chroniques du Nouvel Observateur, qu’il interrompit dans un mouvement manifestement trèssemblableàceluique retrace«Délibération») trèsprochesdumodèlediariste, formellement (parl’écriturefragmentaire)etthématiquement:parl’égotismedéclaré–mais,enchaîne-t-iljustementici,«del’égotisme,j’enaiunpeuassez».

Une raison immédiate en est indiquée ici, dont il ne faut pas méconnaître le poids chez unécrivain perpétuellement tourmenté par la question rhétorique de l’inventio : « Dans un premiertemps,lorsquej’écrislanote(quotidienne),j’éprouveuncertainplaisir:c’estsimple,facile.Paslapeinedesouffrirpourtrouverquoidire : lematériauest là, toutdesuite ;c’estcommeunemineàcielouvert;jen’aiqu’àmebaisser…»Maislarançondecette«facilité»estapparemmentlefaibleplaisirdelecture:ilyauraitlàcommeuneloid’airaindel’économie(libidinale)textuelle.Pourtant,ilnes’agissaitpasseulementdefacilitéd’écritureoudesubstitutàune«inspiration»défaillante ;maisplutôtd’unemanière(laseulepeut-être)d’évacuerlaquestionmêmedel’invention,c’est-à-diredu«sujet»,etd’effectuer lafameuse(etproblématique)«intransitivité»del’écriturelittéraire, lejournalétanticilaformelaplusprochedulivresurrien.

Jecroistoutefoispercevoiruneautreraisonplusobscure,etplusemblématique,àtraverslefaitmême,àpremièrevueparadoxal,depublierici,encadréesdansladélibérationquel’onsait,quelquespages,performancestypiquesd’unepratiqued’écrituredontlapubliabilitéestl’objetmêmedecettedélibération–decetteincertitude.Àlaquestionpubliquementposée:«Puis-jepubliercela?»,uneréponseagacée,etpeut-êtreplusdésobligeanteencorequele«ons’enfout»prévu–etprévenu–,auraitpuêtrequelquechosecomme:«Questiontardiveetbienhypocrite,puisquevousvenezdelefaire. »Cette réponse aurait été elle-même sophistique, feignantdeprendre à la lettreun«Puis-jepubliercela?»quisignifiaitévidemment«Puis-jecontinuerdepubliercegenredetextes?»Àquoila réponse cruellement salutaire que Roland Barthes attendait peut-être aurait été, par exemple :« Passe pour une fois,mais n’y revenez pas. » C’est sans doute celle qu’il se faisait à lui-même,envisageant in fine comme seule issue (par le haut) à cette impasse un nouveau type d’œuvre (unnouveaugenrelittéraire?)quejeneveuxpasdécrireend’autrestermesquelessiens:«IlfaudraitsansdouteconclurequejepuissauverleJournalàlaseuleconditiondeletravailleràmort,jusqu’auboutdel’extrêmefatigue,commeunTexteàpeuprèsimpossibleautermeduquelilestbienpossibleque le Journal ainsi tenu ne ressemble plus du tout à un Journal. » Si l’on définit entre autres lejournalparlafacilitédutout-venantquotidien,ceTexte(respectonslamajuscule)presqueimpossibleet travailléàmort n’est en effet plus tout à fait un journal (bien que sans doute il en conserve lamatière, ou l’absence de matière), mais une sorte d’inversion du modèle générique peut-êtrecomparable à ce que visait Malraux baptisant ses Mémoires Antimémoires. Ce journal presqueimpossibleetmortellementdifficileauraitétécommeunantijournal.Lepresqueest-ildetrop?Necédons pas à la tentation facile d’ériger l’accident en symbole, et rêvons à notre tour sur ce rêveinterrompu.Et interprétonsàsa lumière(car lesrêves,et lamortmême,ontaussi leur lumière) ledesseinparadoxaldecetteultimedélibération.Revenonsàl’énigmatiquepremièrephrased’oùnous

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1.2.I.

sommespartis,etrelisons-launpeucommeàl’envers:«Jetiensunjournalpoursavoirsijedoistenirunjournal–c’est-à-diresijepuisenfaireunantijournal.»Modulationtoutesingulièredecettequestion caractéristique d’une certaine littérature moderne (Flaubert, Proust, Kafka), qu’il n’auracessé,anxieusement,d’interroger:«J’écrispoursavoirsijepuis,sijedoisécrire.»

Œuvrescomplètes, Paris, Éd.duSeuil, 1993-1995,t.III, p.1004-1014.Ibid., t.I, p.23-33.RolandBarthes, numérospécial, Poétique47,septembre1981.

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Troistraitementsdetextes

[Le principe de ces productions pseudo-génétiques consiste, comme on le devine aisément, àtraitercestroispagescélèbres,avecleursdiversavant-textes,commeautantdebrouillonsoùl’auteurauraitomisdebifferlesbribesabandonnéesouremplacées,ainsiquel’imagineVladimirNabokovauxdépensdesonhérosSebastianKnight,«…sibienque,parexemple,laphrasesurlaquellej’étaistombé se déroulait comme suit : “Comme il avait le sommeil. Ayant le sommeil profond, RogerRogerson, levieuxRogersonacheta, levieuxRogersacheta,craignant tellementAyant lesommeilprofond,levieuxRogerscraignaittellementdemanquerlelendemain.Ilavaitlesommeilprofond.Ilcraignaitmortellementdemanquerl’événementdulendemainlasplendeurundespremierstrainslasplendeuraussicequ’ilfitfutd’acheteretderapporterchezluiund’achetercesoirlàetderapporterchezluinonunmaishuitréveilsdifférentsparlatailleetlavigueurdutictacneufhuitonzeréveilsdedifférentestailleslesquelsréveilsneufréveilsqu’ilplaçaquifitressemblersachambreplutôtà.”Jeregrettaiqu’iln’yeneûtpaspluslong.»1

Envoicidoncunpeuplus long,de troisautressources,cette foisnonfictionnelles– jen’osedireauthentiques.Lepremiertextemixelestroisouquatreversionsrecueilliesdansl’Essaisur lesrévolutions,dansleGénieduchristianismeetdanslesMémoiresd’outre-tombe,delafameuse«Nuitdans les déserts dunouveaumonde», comme fit, d’une autrepage américaine,MichelButor dans6810000litresd’eauparseconde.Ledeuxièmerésulteplusoumoinsdessixversionssubsistantesd’unpassageduchapitreIII-5deMadameBovary.Letroisième,deshuitpremiersétatsdel’incipitdelaRecherchetelsqueClaudineQuémarlesatranscrits2;lamanièredont,aprèstantdetâtonnementsbégayants, la«bonne forme» surgit à l’improviste, illustrepeut-être ceproposdumêmeauteur :«Onafrappéàtouteslesportesquinedonnentsurrien,et laseuleparoùonpeutentreretqu’onauraitcherchéeenvainpendantcentans,onyheurtesanslesavoir,etelles’ouvre.»3

Comme,saufbévuedemapart,chacundesmotsdechacundecestextes«sortdelaplume»del’auteurainsimalmené,jenesaistropnonplussil’ondoitlesqualifierd’apocryphes;cequil’estàcoup sûr, c’est le déplacement historique qui résulte de cettemanipulation hypertextuelle, pourtantminimale etmêmeprochedudegré zéro, puisque la règledu jeu stipule évidemmentde tricher lemoinspossible.Celas’appelleraitdoncfaireduneufavecduvieux,sil’onsavaitvraimentoùestleneuf,etoùlevieux.]

1–Nuitsaméricaines

La lune était au plus haut point du ciel, on voyait ça et là, dans de grands intervalles épurés,scintillermilleétoiles,lalunemontapeuàpeuauzénithduciel,tantôtlalune,tantôtellereposaitsurun groupe de nuages qui ressemblait à la cime de hautes montagnes, des hautes montagnescouronnées de neige, tantôt elle s’enveloppait dans ces mêmes nues qui peu à peu ces nuess’allongeaient,sedéroulaientenzonesdiaphanesetonduleuses,enzonesdiaphanesdesatinblancouse transformaient en légers flocons d’écume, en innombrables troupeaux errants dans les plainesbleuesdu firmament.L’astresolitairemontapeuàpeudans leciel, tantôt il suivaitpaisiblementsa

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course azurée, tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime des hautesmontagnescouronnéesdeneige,tantôtelles’enveloppaitdanscesmêmesnuesployantetdéployantleursvoiles,quisedéroulaientenzonesdiaphanesdesatinblancousedispersaientenlégersfloconsd’écume.Une autre fois la voûte aérienne paraissait changée en une grève où l’on distinguait lescoucheshorizontales, lesridesparallèles tracéescommepar lefluxet lerefluxrégulierde lamer.Quelquefois un voile uniforme s’étendait sur la voûte azurée, une bouffée de vent venait encoredéchirerlevoileetpartoutseformaientdanslescieuxdegrandsbancsd’uneouateéblouissantedeblancheur, sidouxà l’œilqu’oncroyait ressentir leurmollesseet leurélasticitémais soudain,unebouffée de vent déchirant ce rideau, on voyait se former dans les cieux des bancs d’une ouateéblouissante de blancheur, si doux à l’œil qu’on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité.L’astre solitaire gravit peu à peu dans le ciel, tantôt il suivait sa course, tantôt il franchissait desgroupesdenuesquiressemblaientausommetd’unechaînedemontagnescouronnéesdeneige.Cesnuesployantetdéployantleursvoilessedéroulaientenzonesdiaphanesdesatinblanc,sedispersaientenlégersfloconsd’écumeouformaientdanslescieuxdesbancsd’uneouateéblouissante,sidouxàl’œilqu’oncroyaitressentirleurmollesseetleurélasticité,leurmollesseetleurélasticité.

Lascènesurlaterren’étaitpasmoinsravissante;lejourcéruléenetveloutédelaluneflottaitsilencieusementsurlacimedesforêtset,descendantdanslesintervallesdesarbres,lejourbleuâtreetveloutédelalunedescendaitdanslesintervallesdesarbresetpoussaitdesgerbesdelumièrejusquedansl’épaisseurdesgerbesdelumièrejusquedansl’épaisseurdesplusprofondesténèbres.L’étroitruisseauquicoulaitàmespieds,s’enfonçanttouràtoursousdesfourrésdechênes-saulesetd’arbresàsucre,unerivièrequicoulaitdevantnoshuttes,tantôtseperdaitdansleboistantôts’enfonçaitsousdes fourrés de chênes-saules et d’arbres à sucre, reparaissant un peu plus loin dans des clairièrestoute brillante des constellations de la nuit, ressemblait à un ruban de moire et d’azur semé decrachats de diamants et coupé transversalement de bandes noires, tantôt reparaissait dans desclairièresdechênes-saulesetd’arbresàsucre,brillantedesconstellationsdelanuitqu’ellerépétaitdans son sein, semée de crachats de diamants qu’elle répétait transversalement dans son sein. Larivièrequicoulaitàmespieds tourà tourseperdaitdans lebois, tourà tour reparaissaitdansdesclairièresbrillantesdescrachatsdelanuitqu’ellerépétaitdanssonsein.Del’autrecôtédelarivière,dansunevasteprairienaturelle,laclartédelalunedormaitsansmouvementsurlesgazonsoùelleétait étendue comme des toiles.Dans une savane, de l’autre côté de la rivière, la clarté de la lunedormaitsansmouvementsurunevasteprairienaturelleoùelleétaitétenduesansmouvementsurlesgazons comme des toiles ; des bouleaux dispersés çà et là dans la savane, agités par les brises etdispersés dans la savane, tantôt selon le caprice des brises se confondaient avec le sol ens’enveloppant de gazes pâles, tantôt se détachaient du fond de craie en se couvrant d’obscurité et,dispersésçàetlà,formaientdanslasavanecommedesîlesd’ombresflottantesenveloppéesdegazespâles en se couvrant d’obscurité, sur une mer immobile de lumière, sur cette mer immobile delumière, immobiledelumière.Auprèstoutétaitsilenceetrepos,hors lachutedequelquesfeuilles,toutauraitétésilenceetrepossanslachutedequelquesfeuilles,lepassagebrusqued’unventsubit,toutétaitsilenceetrepossans lachuted’unventsubit, lesgémissementsrareset interrompusde lahulotte, silence et lumière sans les gémissements subits de la hulotte, les gémissements sans reposd’unvent subit, lepassage rareet interrompude lahulotte, silenceet reposde lahulotte ;maisauloin, par intervalles, on entendait les roulements solennels de la cataracte de Niagara qui dans lecalmedelanuitseprolongeaientdedésertendésertetexpiraient,silenceetrepos,àtraverslesforêtssolitaires ;au loinpar intervalles,onentendait lessourdsmugissementsde lacataractedeNiagaraqui dans le calme de la nuit se prolongeaient comme des toiles de désert en désert et expiraient

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comme des îles d’ombres flottantes à travers les forêts solitaires. Et au loin du fond de craie, onentendaitlessourdsmugissementssolennelsdelacataractedeNiagaraquidanslecalmedelanuitseprolongeaient selon le caprice des brises, comme une mer immobile de lumière, et expiraient àtravers lesforêtssolitaires.Auloin,onentendait lessourdsmugissementsde lahulottequidans lanuitseprolongeaientàtraverslesforêtssolitaires.Auloin,onentendaitlacataractedeNiagaraquiseprolongeait à travers les forêts solitaires et dans le calme de la nuit expirait de désert en désert àtraverslesforêtssolitaires.Auloinonentendaitlesmugissementsdesforêtssolitairesauplushautpointduciel,maislascènesurlaterren’étaitpasmoinsravissante,l’astresolitaireexpiraitdedésertendésertà travers lesforêtssolitaires,sidouxà l’œilqu’oncroyaitressentir leurmollesseet leurélasticité.

2–VuesdeRouen

Toutelavilleapparaissait,onlongeaitungrandmur,etlavilleentièreapparaissait,enfin,d’unseulcoup,lavilleapparaissait,d’unseulcoupd’œil,lavilleapparaissait.Ellelongeaitunmuretlavilleentièreapparaissait,puis,d’unseulcoupd’œil,lavilleapparaissait.Descendantenamphithéâtre,noyée dans le brouillard entre deux lacs, le champ de Mars lac blanc à gauche et la prairie deBapaumeàdroite,tandisqueducôtédeGuivellylesmaisonsallaientindéfinimentjusqu’aumôle,àl’horizonquiremontait.Descendanttoutenamphithéâtrejusqu’aufleuveetperduedanslebrouillard,elle semblait resserrée entre deux lacs, le champ deMars à gauche qui était blanc et la prairie deBapaume à droite qui était verte, tandis qu’elle s’étalait, s’élargissait au-dessous et peu à peus’éparpillait inégalement, elle se répandait en filets comme de grandes rainures jusqu’à l’horizon,traverséeparunebarred’un lividesombre, la forêtdessapins :descendant toutenamphithéâtreetnoyée dans le brouillard elle s’élargissait au-delà des ponts confusément, qui allaient ens’interrompant çà et là. La campagne prolongeait inégalement ses constructions blanches jusqu’aurenflementdel’horizon,jusqu’àl’extrémitédupaysagequeterminaitcommeunelonguebarrevertelaforêtdessapins.Descendanttoutenamphithéâtreetnoyéedanslebrouillardelles’élargissaitau-delàdesponts confusémentpuis elle rayait lesprairies, lapleine campagne, avec leprolongementmultiplié de ses constructions plus blanches qui s’arrêtaient à la fois inégalement éparpillées, etensuite une large surface verte que coupait comme une barre sombre la forêt de sapins montaittoujours d’unmouvement égal etmonotone jusqu’à toucher au loin la base indécise du ciel pâle.Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard, elle s’élargissait au-delà des ponts,confusément. La pleine campagne que traversait comme une ligne sombre la forêt des sapinsremontaitensuited’unmouvementmonotone jusqu’à toucherau loin la ligne indéciseducielpâle.Descendant tout en amphithéâtre et noyée dans le brouillard elle s’élargissait au-delà des pontsconfusément.Lapleine campagne remontait ensuited’unmouvementmonotone jusqu’à toucher auloinlabaseindéciseducielpâle,larivièrepleinejusqu’aubord,sacourbe,lesbateauxdessus,forêtde mâts rayant le ciel gris dans hauteur de bord, aplatis, étant vus à vol d’oiseau et avec uneimmobilitéd’estampe,lesîlessansfeuillescommedegrandspoissonsnoirsarrêtés.Ainsivued’enhaut et presque à vol d’oiseau d’horizon, la Seine pleine jusqu’au bord, arrondissant sa courbe,semblaitnepascouler.Lesnavires tasséscontre lesmaisonsavaient l’airaplatissur l’eau,et leursmâtscommeuneforêtd’aiguillesperçaientlecielgrisavecuneimmobilitéd’estampe,etleslongues

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îlessansfeuillessemblaientçàetlàdegrandspoissonsnoirsarrêtés.Ainsivud’enhautetpresqueàvol d’oiseau, le paysage tout entier avait l’air immobile comme une peinture : la Seine pleinejusqu’auxbordsarrondissait,allongeaitsacourbeaupieddescoteauxverts,lesnaviresduporttasséstousensembleàl’ancre,aplatissurl’eaurestaientavecuneimmobilitéd’estampe,lesîlesdeformeovalesemblaientdegrandspoissonsnoirsarrêtés.Ainsivud’enhautetpresqueperpendiculairementlepaysagetoutentieravaitl’airimmobilecommeunepeinture.Lesnaviresduportquel’oneûtcrusaplatis sur l’eau se tassaient dans un coin amarrés contre lesmaisons avec leursmâts plus serrésqu’un bataillon d’aiguilles. Le fleuve plein jusqu’au bord s’arrondissait largement au pied descoteaux,descollinesverteset les îlesde formeovale semblaientdegrandspoissonsnoirsarrêtés.Ainsi vu presque perpendiculairement, le paysage tout entier avait l’air immobile comme unepeinture,lesnaviresancrésavecleursmâtstassaientleursmâtscommeuneforêtd’aiguilles,lefleuveplein jusqu’aux bords s’arrondissait largement au pied des collines vertes, et les îles de formeoblonguesemblaientêtresur l’eaudegrandspoissonsnoirsarrêtés.Ainsivud’enhaut, lepaysagetoutentieravaitl’airimmobilecommeunepeinture:lesnaviresàl’ancresetassaientdansuncoin,lefleuvearrondissaitsacourbeaupieddescollinesvertes,etlesîlesdeformeoblonguesemblaientsurl’eaudegrandspoissonsnoirsarrêtés.Lesflotsblanchissantsauxpilesdespontsoùlesparapluies,tortues.Des tachesblanchesse roulaientcontre lespilesdespontsoù l’oncroyaitvoiràcausedesparapluiesdestortuesquisetraînaientsurlepavé.Lafuméedesusinespousséeparleventsortaitengros flocons décrivant de grands panaches qui s’effaçaient par le bout, tourbillonnaient et secourbaientcommedespanachesaveclesfuméesplusmincesfiletsdesmaisons,lafuméedesusinespoussait, sortait àgros floconsdes longs tuyauxdebrique, faisait déchirait degrandsd’immensespanachesnoirsquiseperdaientparlebout,leshautescheminéesdesusinespoussaientàgrosfloconsd’immenses panaches qui se perdaient s’envolaient par le bout, les hautes cheminées des usinespoussaientàgrosfloconsd’immensespanachesbrunsquis’envolaientparlebout,lescheminéesdesusines poussaient à gros flocons d’immenses panaches bruns qui s’envolaient par le bout, lescheminéesdesusinespoussaientd’immensespanachesbrunsqui s’envolaientpar lebout.Les toitsd’ardoisenoirstrempésdepluieluisantssurdesplansinégaux,selonlesquartierslestoitsd’ardoisetoutreluisantsdepluiebrillaientchatoyaient inégalementselon lahauteurdiversedesquartiers, leséglises, les flèchesdes églises et lesmâts comme les lancesd’une armée.Onentendait vaguementmonter le ronflement des fonderies avec le carillon éparpillé vague des églises, dont les clocherspiquaient perçaient la brume grise.On entendaitmonter le ronflement des fonderies et le carillonéparpillé clair des églises, dont les clochers se dressaient dans la brume on entendait monter leronflement des fonderies, avec le carillon clair des églises qui se dressaient dans la brume onentendait le ronflement des fonderies avec le carillon clair des églises qui se dressaient dans labrume.Lecerclejauneouvioletdesboulevards,commeunecouronnebriséeenmaintsendroitslesboulevardssansfeuillesdessinaientuncercle,faisaientdeplaceenplacedesbouquetsvioletsentrelesmaisonsdontlestoitsd’ardoisetoutreluisantsdepluiechatoyaientàl’œilinégalement,suivantlahauteur diverse des quartiers. La courbe des boulevards sans feuilles défeuillés dont les arbresn’avaient plus de feuilles faisaient des bouquets d’un violet foncé aumilieu desmaisons, faisaientcommedesbroussaillesviolettesaumilieudesmaisonsetlestoitsd’ardoises,toutreluisantsdepluie,chatoyaient diversement selon la hauteur des quartiers. Les arbres des boulevards sans feuillesinterrompusparfoisfaisaientcommedesbroussaillesviolettesaumilieudesmaisons,etlestoitstoutreluisantsdepluiechatoyaientdiversement.Selonlahauteurdesquartierslesarbresdesboulevardssans feuilles faisaientdesbroussaillesviolettesaumilieudesmaisonset les toits tout reluisantsdepluie miroitaient inégalement selon la hauteur des quartiers. Quelquefois un grand coup de vent

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d’ouestchassaitlesbrumescontrelacôteblanchedeSainte-Catherine,commedesflotslégersquisebrisaient silencieusement contre la falaise, la côte Sainte-Catherine se dressait à gauche etquelquefois,quandungrandcoupdeventd’ouestsoufflait,lesbrumesvenaientsebrisercontreelle,comme lesgrands flotsqui sebrisaientensilencecontreune falaise,quelquefois,uncoupdeventchassait les brumes de la ville, emportait d’un seul souffle les vapeurs éparpillées qui allaient setasser contre la côte Sainte-Catherine. Comme de grands flots aériens qui venaient se brisersilencieusementcontrecettefalaisepâle,parfoisungrandcoupdeventbalayaitd’unseulsoufflelesvapeurséparpillées,etquandilvenaitdel’orient,lespoussaitverslacôteSainte-Catherine,commedesflotsaériensquisebrisaientensilence,contreunefalaise,parfoisuncoupdeventemportaitlesnuagesvers lacôteSainte-Catherinecommedesflotsaériensquisebrisaientensilencecontreunefalaise,quisebrisaientensilencecontreunefalaise,ensilencecontreunefalaise,contreunefalaise,unefalaise,falaise.

3–Unepommeaufondd’unearmoire

Autrefois j’avaiscommetout lemondeladouceurdem’éveilleruninstantdansl’obscuritéaumilieu de la nuit, et de sentir goûter un instant le noir l’obscurité le silence, quelque sourdcraquement,commepourraitlefaireunepommeaufondd’unearmoire,unepommeappeléepouruninstantàunefaibleconsciencedesasituation.Àcetteépoque,j’avaisétaisdéjàprisl’habitudemaladeetnepouvaisplusmecoucheretdedormirque le jour.Mais jepouvaismesouvenircommed’untemps,bienlointainaujourd’hui,trèsrapprochéilest,oùsijemeréveillaisaumilieudelanuit,cen’était pas pour bien longtemps et seulement pour prendre conscience un instant. À cette époque,j’étaisdéjàmaladeetnepouvaisplusmeêtrecouchéetdormir,que le jour.Mais jemesouvenaiscommed’untempsassezvoisinetquej’avaisalorsl’illusiondevoirrevenirletempsn’étaitpasbienlointainencore–etjenourrissaisl’illusiondelevoirbientôtrevenir–oùjedormaistoutelanuitnefaisantqu’unavecmonlitetmachambreetnem’éveillaisqueletempsdeprendreconsciencejusteletemps juste le temps de prendre conscience de l’obscurité de la chambre, de son silence et de sessourdscraquements,commepourraitauraitpulefaireunpotdeconfituresouunepommeappeléepour un instant à une vague conscience, au fond de l’armoire où elle repose sur une planche. Àl’époquedont jevaisveuxparler, jenepouvaisdéjàplusdormir, aujourd’hui j’étaismalade, etnimêmeêtrecouché,quelejour.Maisletempsn’étaitpasencorelointaintrèsloin,oùjem’endormaislesoir(etchaquejourj’espérais,jepouvaisencoreespérerqu’ilreviendrait)oùj’entraisdansmonlitàdixheuresdusoir,etavecquelquescourtsréveilsdormaisjusqu’aulendemainmatin.Autempsde cette matinée dont je veux fixer je ne sais pourquoi le souvenir, j’étais déjàmalade, j’étais jerestaislevétoutelanuit,etnedormaismecouchaislematinetdormaislejour.Maisletempsn’étaitpasencoretrès,maisalorsétaitencoretrèsprèsdemoiuntempsquej’espéraisvoirreveniretquiaujourd’huimesembleavoirétévécuparuneautrepersonneoùj’entraisdansmonlitàdixheuresdusoir, et avecquelques courts réveils dormais jusqu’au lendemainmatin.Au tempsde cettematinéedont je veux, je ne sais pourquoi voudrais fixer le souvenir, j’étais déjàmalade, j’étais obligé depasserresterdeboutpassertoutelanuitdeboutlevé,etn’étaiscouchéquelejour.Maisalorsletempsn’était pas encore très lointain très lointain et j’espérais encore qu’il reviendrait, où j’entrais dansmon lit à dix heures du soir et, avec quelques réveils plus ou moins brefs, dormais jusqu’au

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1.2.3.

lendemainmatin.Autempsàl’époquedecettematinéedontjevoudraisfixerlesouvenir,j’étaisdéjàmalade,j’étaisobligédepassertoutelanuitdeboutlevé,etn’étaiscouchéquelejour.Maisalorsletempsn’étaitpastrèslointainetj’espéraisencorequ’ilpourraitrevenir,oùj’entraisdansmonlitjemecouchaisàdixheuresdusoirtouslessoirset,avecquelquesréveilsplusoumoinslongs,dormaisjusqu’aulendemainmatinmatin.Àl’époquedecettematinéedontjevoudraisfixerlesouvenirj’étaisdéjàmalade ; j’étaisobligédepasser toute lanuit levéetn’étaiscouchéque le jour.Maisalors letempsn’étaitpas très lointainet j’espéraisencorequ’ilpourrait reveniroù jemecouchais tous lessoirs de bonne heure et, avec quelques réveils plus ou moins longs, dormais jusqu’au matin.Longtempsjemesuiscouchédebonneheure.

LaVraieViedeSebastianKnight, trad.YvonneDavet,Paris, Gallimard,1962,p.55.Bulletind’informationsproustiennes, automne1978.Àlarecherchedutempsperdu, Paris, Gallimard,«BibliothèquedelaPléiade»,t.IV, 1989,p.445.

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Capriccio

[Venise,pourlevisiteur,surtoutnovice,c’estleplandeVenise.Onmarcheunecarteouunguideà lamain, passant et repassant du plan à la ville, du dédale graphique au labyrinthe de pierre (debrique)etd’eau,va-et-vientperpétuelentrele«réel»etsareprésentation.Étapeobligéeduparcours– ou plutôt du circuit, constamment répétitif et ambigu (ne suis-je pas déjà passé par ici ?) –, lapeinturevénitienne,j’entendslaplustypique,n’advientqu’àredoublercevertigemétaleptique:delaville«réelle»,un,deux,plusieursfragmentsnesontqu’autantd’imagesfacticesdelavillemême.D’oùlatentationdes’enfoncerdansunedecesvedute,desemêleràcettefouleanachronique,etdes’yperdre.Auretour,siretourilya,onpeutencore,pendantdesmoisoudesannées,rêversurunplan,s’yenfoncer,et s’yperdre.Cetteparticularitémotive le textequisuit,etqu’onpeut lireaussicommeunpastichenostalgique–ondevineraaisémentdequoi.]

Les volets sont baissés, la lumière du jour pénètre à peine. Sur la table de chêne sombre, lalampeestallumée.Lepiedestfaitd’unegrossebouteilledeverreglauque,irrégulièrementsoufflé,oùsontrestéesparendroitsdessortesdebullesd’air.Labouteilleestremplied’eaujusqu’augoulot,où la douille s’enfonce commeunbouchon.La lumière sedéformeet s’irise dans la transparencetroubleduverre,desbullesd’airetdel’eau.Desrefletsglauquesauxfrangesdoréess’allongentsurle bois sombre de la table, puis sur une sorte de cartemulticolore qui en occupe presque toute lasurface.Derrièrelesvoletsbaissés, lafenêtreestouverteet laissepénétrerlesbruitsdudehors.Auloin,unerumeurcontinuedecirculationautomobile,qu’accentueparmomentslavibrationplusforted’uncamion,oud’unautobus.Plusprès,danslacour,unefemmechantesansparolesdistinctes,oupeut-êtreunhommeavecuneétrangevoixdetête.Lamélodie,presqueinforme,s’étire,s’arrête,etreprendsansraison,sansnécessitéperceptible.Chaquesecousse,mêmelégère,impriméeàlatable,fait tremblerdesrefletsglauquesauxfrangesdoréessurlechênesombre,puissurunecarteouunplan de ville entouré d’une grande marge blanche. Dans cette marge sont portés des chiffrescorrespondant auquadrillageduplan.Sur le fondde la bouteille, unmincedépôt calcaire, éclairéperpendiculairement, figure une minuscule plage sous-marine, au sable lisse et brillant, sansvégétationd’aucunesorte.

Unesortedechanson informe, sansparolesdistinctes,entrepar la fenêtre. Jemesuis levé, jesuisalléà la tableet j’aialluméla lampe.Leplans’estéclairé, iriséderefletsmobiles,coloriéenblanc,ocre,vertetbistre.Lavilledessineàpeuprèsleprofild’unebête,peut-êtreunelionne,dresséesursespattesarrière,quisontdansl’angleinférieurdroit,latêtedansl’angleopposé,avecunanimalpluspetitappuyécontreelle,latêtedanslecreuxdelagorge,entrelemufledelalionneetsespattesavant,qui s’enfoncentà leur tourdans lecreuxqui sépare la têteet lespattesavantdu lionceau, sic’est un lionceau, dont l’arrière ne figure pas sur la carte. Tout en bas, une bande plus étroite,horizontaleetincurvée,soulignelesdeuxcorpsembrassés.L’espacerestévideentrelesdeuxcorpsetau-dessusdelabandeincurvée,ettoutl’espacequientourel’ensembledelaville,estcoloriéenvertémeraude.Lavilleelle-mêmeestd’unocrepresquerose,avecdelargestachesblanches,destachesbistrepluspetites,etd’étroitesbandesblanchesouvertes.Dansl’anglesupérieurdroit,unrectangleblanc porte l’inscription : Planimetria di Venezia. Tout le reste est quadrillé de fins traits noirspresqueimperceptibles,correspondantauxchiffresportésenmarge.

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Lavilleestreprésentéeenroseocrepourlesmaisons,enbistrepourlespalaisetlesmonumentspublics,avecdestachesetdesbandesblanchesquisontdesplacesetdesrues,oudesruelles,oudesimpasses. Entre les deux animaux, peut-être une lionne et son lionceau, serpente le collier vertémeraudeduGrandCanal,iriséderefletsmouvants,coupéseulementparleRialtoaucentre,lepontdesScalzi en haut à gauche, le pont de l’Académie en bas à droite.À intervalles irréguliers, on afiguré par une petite excroissance blanche enY quimord sur l’eau verte du canal, tantôt à droitetantôtàgauche,lesstationsduvaporettoquifaitletrajetPiazzaleRoma–Lidoetretour.Unpointillénoir circule d’un embarcadère à l’autre. Entre le Rialto et l’Académie, l’un de ces embarcadèresprolongedesesdeuxbrancheslabandeétroited’uneruellequis’enfonceperpendiculairementàlarive,avantdeseperdredansundédalesilencieuxderuellesetdeplacettes.Devantleponton,l’eauducanalestd’unvertglauqueetprofond,d’une transparence lumineuse,commeéclairéd’endessous,avec des reflets dorés à la crête des vaguelettes. Dans la perspective des façades irrégulières, aumilieu des gondoles et des chalands en désordre, le vaporetto arrive droit, suivant son tracé enpointillé,puisralentitendéviantlégèrementets’immobiliseàfaibledistance.L’employéàcasquettelancelagrossecordegriseet,d’unnœudsommaire,ilamarrelebateauquivientsecollerauponton.L’employé fait glisser la barrière métallique en criant le nom de la station. Plusieurs personnesdescendentduvaporetto.Ladernièreestunejeunefemme.

Lescheveuxsontblondset tombentsur lesépaulesavecunefaibleondulation.Desmèchesendésordrevoilentlégèrementlefront.Levisageestlarge,presquemassif,lesyeuxetlabouched’unehorizontalitéparfaite, surprenante.Le regardest lointain,presquedurmalgré lespaupièresàdemibaissées.Lesyeuxsontclairs,d’unecouleur indistincte.Lacourbure légèredunezet lasailliedeslèvres, pourtant minces, composent un profil étrangement animal. Le corsage est droit, taillé enchasuble,avecuneencoluresévère,horizontaleelleaussi,àlabaseducou.Leclichés’arrêteàmi-corps.Àl’arrière-plan,lesstructuresindistinctesd’unestationdevaporetto,etlasurfaceglauque,latransparence lumineuse du canal, avec quelques taches de soleil répondant aux faibles ondulationscrééesparlemouvementdesvapeursetdesgondoles,ouparlessecoussesimpriméesàlatable.Lecliché est posé sur le plan, à peu près au centre, à l’intérieur de la dernière courbe du canal. Lalumièretrembloteenrefletsglauques,enirisationsdorées,surlatable,lacarte,lesmaisonsocreetlespalaisbistre,lalaguneetlecanalémeraude,lesstructuresindistinctesduponton,levisagefermeau regard lointain.Toutprès,unevoixde tête chanteunemélodiepresque informe, au fondd’unecoursombre,audétourd’uneplace,auboutdelaruelleoùs’avancela jeunefemme.Àdroiteetàgauche s’élèvent deux murs aveugles, en brique d’un ocre noirci. Derrière ces murs, des coursétroites, des pièces obscures et humides comme des caves, peut-être un minuscule jardin. Maisl’entréedujardindonnesurunquaidevantuncanal.Étroitcanalàl’eaupresquenoire,oùlesoleilnevientjamais.Auboutdelaruellesombres’ouvreunepetiteplace,ornéeensoncentred’unancienpuitsoùpoussemaintenantunarbuste.Àdroitelaplaces’élargitenretour,suruncampo,devantuneéglise,peut-être.Àgauche,unponttraversel’étroitcanal,quelongesurladroiteunesortedequai.Après le pont, la ruelle continue toute droite, entre deux murs presque aveugles. Sur le mur debriquesnoircies,uneplaqueblancheportel’inscription:FondamentaSanCosmo.Surl’autreangle,àgaucheuneautreinscription,plusgrossière,àmêmelemurdecrépirosenoirci:Alvaporetto.Uneflècheindique,sansdoute,ladirectiond’oùvientlajeunefemme.

Elletientàlamainunesortedelivreoblongetétroitàcouvertureverte,unguide,certainement.Lelivres’ouvresurunplanquioccupetoutelasurfaced’unedoublepage.Laville,d’unocrerose,dessinegrossièrementleprofild’unelionneavecsonlionceau.Lesprincipauxpalaissontreprésentésenbistre,lesplacesetlesruesenblanc.Entrelesdeuxcorpsserpentel’eauverteducanal.Lajeune

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femmeestarrêtéeaumilieuducarrefour.Surladroite,unesortedeplaceauxcontoursirréguliers,devantuneéglisecoloriéedebistre.Àgauche,lecanal,quesuitpendantquelquesdizainesdemètresunquaisansissue.Laruellecontinuetoutedroiteentredeuxtachesd’unocrerose,iriséederefletsglauquestremblotants.

Danslacouràdroite,lamélodies’estarrêtéesansraison,brusquement,lesilencesefigeentrelesmursets’étaledanslachambre,surlatabledeboissombre,surl’ocredesmaisonsetl’étroitlacisdes ruelles. Le doigt suit unemince bande blanche, tourne sur la droite, hésite revient en arrière,tournesurlagauche,s’arrête.Lamainquitientleplansefermebrusquement,sansraisonapparente.Ledoigt reste pris au creuxde la pliure, le livre tenumaintenant entre le pouce et les trois autresdoigts,auboutdubrasquiretombeetbalance,lepoignetmarquéd’unmincebraceletdecorail.Lajeunefemmes’engagedansuneruellesombre,bordéedemursocredesdeuxcôtés.Auboutdecetterue,àquelquesdizainesdemètres,ondevineunespaceplusvaste,pluséclairé,laruelledonnesansdoute suruneplace.La jeune femmepresse lepas, tenant toujours leplandans samaindroite,undoigt glissé entre deuxpages.Uneporte s’ouvredans lemurdedroite.Un enfant sort, regarde lajeunefemmequipassesanshésiter.Ilcrie:Aqua,aqua,etpartencourantdansl’autredirection.Lajeune femme est arrivée au point où la ruelle s’élargit et découvre, à droite et à gauche, un quaidevantuncanalviolemmentéclairéparlesoleil.Àquelquespassurlagauche,lequais’interromptsans issue. À droite, une autre interruption semble correspondre au débouché d’une autre ruelle,perpendiculaire au canal, et doncparallèle à celleque la jeune femmevientd’emprunter.La jeunefemmehésite,lèvelesyeux,cherchesurlemur.Aucuneplaqueblanche,aucuneinscription.Lamainqui tient le plan remonte, le plan s’ouvre sur un dédale de rectangles ocre et bistre cernés pard’étroites bandes blanches ou vertes. Le regard hésite, se fixe, suit une bande blanche et s’arrêtedevantunebandevertepluslarge,éclairéeparunesortederefletiriséquitrembleàpeine.Dansunecourtouteproche,lamélodiereprendsoudain,sansraisonperceptible.

Lamaindroite s’estplacéeverticalement,auboutdubras replié sur lapoitrine.Elle s’avanceperpendiculairementaucorps,faitunangledroitverslagauche,reprendsadirectioninitiale,tourneencoresurlagauche,puisencoresurlagauche,puissurladroite,s’arrêteetrevientàl’horizontale,dans un geste plus vague et sans valeur informative.Le sourire s’accentue, dans une interrogationcordiale:Capito?–Si,grazietante.Lajeunefemmes’éloigned’unpasdécidé,s’engagedansuneruelleplussombre,bordéedehautsmursocre,marchedroitdevantelle,sanshésiter.Uneautreruelleprendsurlagauche,entredeuxrectanglescoloriés,tourneencoresurlagauche,àangledroit,mincebande blanche entre deux surfaces ocre, puis le regard rencontre une autre bande blanche,perpendiculaire,bordéed’unebandevertepluslarge.

Devantlajeunefemmes’ouvreunepetiteplacerosedontlecôtégaucheestbordéparuncanalmaintenant très large. Sur la rive opposée, juste devant la place, s’amorce un autre canal aussiimportant,dontonpeutsuivreassezloinlaperspective,malgréleschalandsdontlesvoilesblanchessontàdemiouvertes.L’intersectiondesdeuxcanauxformeunepointeassezaiguë,dontl’extrémitéest occupée par un curieux édifice en rotonde irrégulière surmonté d’une boule.Une constructionbasse percée d’ouvertures régulières suit l’élargissement de la pointe vers la droite, le long dupremiercanal,etdisparaîtderrièrelafaçadedelamaisonquioccupelefonddelaplace.Onaperçoitencore, au-dessus de la construction basse, le campanile d’une église dont la coupole est presqueentièrement cachée par lamaison. Il suffirait de se déplacer de quelques pas vers la gauche pourdécouvrirl’ensembledel’église.Maislajeunefemmeresteimmobile,tenantdanssamaindroitelelivre fermé, lebrasaupoignetmarquéd’unmincefiletdecorail tombantverticalement le longducorps.Elleconsidèreavecattentionlafaçadequisetrouvedevantelle,aufonddelaplace.

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C’estunédificetrèssimple,necomportantqu’unseulétage,etcouvertdetuilesrougessombres,presquebrunes.Lepremierétageestpercédedeuxfenêtreshautesetétroites,enarcdepleincintre,rejetées presque aux deux extrémités de la façade, dont le centre est occupé par une inscriptionillisibleàcettedistance.Unecornichetrèsrudimentaire,simplesailliedepierrehorizontale,marquela limite de l’étage et du rez-de-chaussée, qui n’a qu’une petite fenêtre, carrée, sur la droite, et àgauche une large porte en arcade précédée d’un escalier qui descend vers la place en longeant lecanal.L’ensembledubâtimentdonneuneimpressionderudessepresquecampagnarde,quicontrasteavec les architectures voisines, plus ornées et sans doute plus récentes. La lumière du soleil vientexactementdeladroite,etlesmaisonsquibordentcecôtédelaplaceprojettentleurombresurunepartiedelafaçade.Unefemmevientdesortirparlagrandeporteenarcadeetcommenceàdescendrel’escalier. Son ombre fuit vers la gauche, en direction du canal. Elle est habillée selon unemodeplutôt ancienne,maisdifficile à situerdans le temps, comme les autrespassantsqui se trouvent encontrebas, sur la place. La plupart des hommes ont des turbans rouges. Sur la droite, une autrefemme,dedos,porteunerobeouunejuperouge,etunvastefichubleucouvresatête,sesépaulesetsonbuste.Unhommesetientàcôtéd’elle,tournéverslecanal,maisonnepourraitaffirmerqu’ilssont ensemble.À l’extrêmedroite, une sorte de voile ou de cerf-volant blanc pourrait être le daisd’une chaise à porteurs. Deux personnages, aumilieu de la place, de part et d’autre de l’escalier,semblenttendrelebrasdanscettedirection.C’estpeut-êtrelemêmeobjetquirequiertl’attentiond’unautre homme à turban rouge, vraisemblablement debout sur une barque, dans le canal, dont seulsdépassent le buste et la tête. Mais peut-être la scène n’est-elle pas aussi focalisée, l’impressiongénéraleestplutôtindifférente,paisible,dumoins,danslalumièremaintenantroussedel’après-midi.

La toile suivante est éclairée du même côté, mais l’orientation doit être différente, car lacolorationacidede l’ensembleparaît indiqueruneheureplusmatinale.Lecielmêmeestd’unbleupresquevert,traversédenuagesd’unjaunetrèsléger.Ici,l’artistes’estplacéaufondd’unesortedebassinencul-de-sac,dontonnevoitquelecôtégauche,aveclesbarquesetlesgondolesaccostéesaulongdespieuxdebois,lequaitrèslargeetlesmaisonsquilebordent.Quelquesbarquesévoluentsurl’eaudubassin,dontlaperspective,aufonddutableau,seperddansunhorizonportuaireferméparla ligne des premières montagnes, au nord. Mais toute l’animation est concentrée sur le quai degauche, qui remonte en oblique jusqu’au centre du tableau.Une dizaine demaisons jaunes, roses,blanches,s’alignentsurcequai.Devantl’uned’elles,ungrouped’hommesenhabitsbleussemblentoccupésàdessalutationscérémonieusesetprolongées.Ilsontdesbasrougesettiennentàlamaindeschapeauxàtricornedelamêmecouleur.Deuxoutroisautresdanslemêmeéquipagevontsansdoutelesrejoindre,maisilssontencoredansunegondoleaccostéedevantlegroupe.Au-dessusdelaporte,unesortedebouclierovaledoitporteruneenseigne,dontonnedistinguerien.

En s’avançant àpartir dupoint où lepeintre adû fixer son chevalet, il faudrait contourner lebassin sur sa gauche et passer devant un petit caniche blanc, puis derrière un homme en habit etmanteaubrun.Plusloin,unautrehommeenpourpointetculotteporteunpaquetsoussonbras.Oncontinuerait en suivant les façades en direction du groupe d’habits bleus à chapeaux rouges. Cespersonnagessontsiabsorbésparleuroccupationprotocolairequ’ilsneprêtentaucuneattentionauxéventuelspromeneurs.Les retardatairesn’ontpas encorequitté leur embarcation.Peut-être sont-ilsles plus importants du groupe, ceux que les autres, sur le quai, attendent, figés dans une attituderespectueuse.

Quelques mètres plus loin, après une étroite maison dont la fenêtre principale, où pend unegrandeétoffe jaune,estprotégéeparunstoreà rayuresblanchesetbleues,unportiqueàcolonnesprécèdeunehauteporteenarcade.Unhommevêtud’unechemiseblancheetd’unesortedeculotteou

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dejupebleue,etcoifféd’unchapeaurougeâtre,sepencheenavant,portantsursonépauledroiteunesortedegauleoudefléau.Àsagauche,unhommedeboutetunautreàgenouxsemblentsedisputer,oupeut-êtreplaisanterensemble.Unquaiprendenretoursurladroite,longeantuneautresectiondecanal.Aprèsavoirfaitquelquespasdanscettedirection,lajeunefemmes’arrêtecommesielleavaitoubliéquelquechose :peut-êtred’examinerdeplusprèscetteenseigne,ouarmoiriesuspendue,debiais, au-dessus de la porte, devant le groupe immobilisé sur le quai. Elle hésite un instant, puisreprendsamarche.L’eauducanal,d’unvertglauque,estmaintenantdansuneombrecomplète.Lequai faitunemincebandeblanchequisepoursuitsur ladroite,entre labandeverteducanalet lesrectangles roses desmaisons.Un peu plus loin reprennent les reflets irisés, agités d’un très légertremblement.

Sur un côté de la bande verte plus large figurant le Grand Canal se découpe une petiteexcroissanceblanchequi représente la stationduvaporetto.Autourduminuscule embarcadère, lesrefletsglauquess’agitentdansunclapotisincessant.Lajeunefemmesetientdeboutsurlepontonetconsidèreattentivementleplanqu’elletientouvertdevantelle.Levaporettoralentitenarrivantàsahauteuret s’immobiliseàquelquedistance.D’unnœudsommaire, l’employéàcasquetteamarre lebateau.La jeunefemmemonte,etpresqueaussitôt levaporetto repartdansunbruitdemachine,ensuivant le tracé presque imperceptible qui circule, en larges diagonales, d’une rive à l’autre. Lepoignetcoupéd’unmincebraceletdecorailhésite,puisledoigtsuit letracéenzigzagjusqu’àunepetiteexcroissanceenYquimordsurlabandeverteduGrandCanal,justeau-dessousd’unpont,sansdouteleRialto,oulepontdel’Académie.Levaporettos’immobilise,lajeunefemmedescendetsedirigesanshésiterversune terrassedecafé,aubordducanal,en retraitdupont.Elle s’assoità laseule table libre, où elle pose le livre ouvert à la page du plan. Un garçon s’approche, l’aircordialementinterrogatif.UnCapriccio,perpiacere,commandelajeunefemme.Desonsacposéàterre,ellesortuneenveloppeblanche,de l’enveloppeunecartepostale, sansdoute la reproductiond’untableau,qu’elleconsidèreavecattention.

Lepeintre s’estplacéau fondd’unesortedebassinencul-de-sac,dontonnevoitque lecôtégauche,aveclesbarquesetlesgondolesaccostéeslelongdespieuxdebois,lequaiassezlargeetlesmaisonsquilebordent.Desrefletsglauquesauxbordsiriséstremblotentsurl’eaudubassin,surlesgondoles,lequaietlesmaisons,etsurtoutelasurfacedelatable.Àcôtédelareproduction,lajeunefemmeposeunmincebraceletdecorail,etseredresseenfrottantdelamaingauchesonpoignetdroitàpeinemarquéparl’empreintedubracelet.Leminceserpentdecorails’incurvesurleplan,quelquepartentreleRialtoetlaplaceSanMarco.

Legarçonrevientavecunplateau,etposeunverresurlatable,àcôtéduplan.Ecco,signora.Lajeune femme boit aussitôt une gorgée, et considère un instant le plan ouvert sur la table de chênesombre,quidessineàpeuprèsleprofild’unelionneetdesonlionceauembrassésfaceàface.Desreflets glauques aux bords irisés tremblent légèrement sur toute sa surface, plus fortement parinstants,sansdouteaupassaged’uncamionoud’unautobus,dontonentendaumêmemoment,parlafenêtre, la vibration plus accentuée. Au fond de la bouteille, un mince dépôt calcaire figure uneminusculeplagesous-marine,ausablelisseetbrillant,sansautrevégétation,sil’onpeutdire,qu’unminceserpentdecorailquionduletrèslentement.