Fatima Avec la collaboration de Sophie...

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Transcript of Fatima Avec la collaboration de Sophie...

FatimaAveclacollaborationdeSophieBlandinières

Esclaveà11ans

Flammarion

Fatima

Esclaveà11ans

Flammarion

©Flammarion,2011Dépôtlégal:mai2011

ISBNe-pub:978-2-0812-6941-5N°d'éditione-pub:N.01ELKN000230.N001

ISBNPDFweb:978-2-0812-6942-2N°d'éditionPDFweb:N.01ELKN000231.N001

Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:978-2-0812-3680-6N°d'édition:L.01ELKN000277.N001

226283mots

OuvragecomposéetconvertiparMeta-systems(59100Roubaix)

Présentationdel'éditeur:Fatimaestnéebelle,peule,fine,dansunefamilletrèspauvreduNiger.D’unemèrerésignéeetd’unpèreflambeur.Avec,penchéesursonberceau,unesorcièredestempsmodernes:satante,unemèremaquerelleàlatêted’uncommercedejeunesfilles.Toutestprévudonc, pour Fatima. Elle sera vendue à un riche étranger.À onze ans.Mais avant, elle sera goûtée par des clients de la tante. C’estAhmedquilachoisit ,l’achèteetlaramènedanssaville.Pourlavioleràvolontéetluifairedesenfants:«Avecdesenfants,tunemequitteras jamais.»CarFatima,à ladifférencedes troisautres femmesdumaître,n’acceptepassaconditionde femme-objet.Fatimaveuts’échapperdupalaisoùon l’aenfermée.Toutestprévudanssa tête,malgré les troisenfants.Elles’évade.Et reviendramême,malgrélesrisquesimmenses,enleversafilleaînéedeonzeans,quesonpèrecomptemarier…

PortraitdeFatimaparMichèleConstantini©Flammarion

Fatima est puéricultrice en région parisienne. Elle a quarante ans. Engagée, Fatima veut que sontémoignageserveàmettreenlumièrelescandaledelatraitedesfemmesauXXIesiècle.

Esclaveà11ans

« L'ennemi vaincu par la vérité ne reviendra jamais ; l'ennemi vaincu par les armesreviendracertainement.»

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Jeunechair

ONL'APRÉPARÉEmalgréelle.Onluiamisdesbraceletsetonluiafaitenfilerunerobeàpeuprèsblanche, tropgrandepourelle.Ellen'a riendit.Sescheveux sont lisséset tirés enarrière.Ilsdécouvrentsonfrontetlenoirdesesprunelles.Elleadéjàvutrancherlagorged'unbœuf,elleaentendulerâledelabêteetaremarquéqueçan'avaitrienchangé,qu'ilétaitmortquandmême.Alorsellepréfèresetaireplutôtquedirequ'elleconsentouqu'elles'oppose.Detoutefaçon,savoixnecomptepas,çaatoujoursétécommeça,sesparolesrestentmuettes.

Derrièrelaportedelacase,malgrélachaleur,ellefrissonne.Elleapeur.Terrifiéeparcequivaseproduiredansquelquesheures,horrifiéeàl'idéedetouteslesheuresquivontsuivrecesquelquesheures.Devantelle,l'avenirn'apasdecouleur,ilressembleàungrandtrounoir,unravinau-dessusduquelsafamille,sonvillagelasuspendent.Avantdelalâcherbientôt.

Elle craint bien plus l'homme qui va venir qu'un troupeau de lions ou une horde decrocodiles.Delui,ellenesaitrienoupresque,seulementqu'ilestvieux.Elleacomprisaussiqu'ilallaitlaprendre,degréoudeforce,etl'emporterdanssonpaysauMoyen-Orient.Ellen'aaucuneidéedelàoùçasetrouve.Àquoiçaressemble?Desmontagnesfaitesenbillets?Desdésertsenparkingsde4×4?Ellenepeutpassefigurerl'endroitoùellevavivredemain.Ellen'ajamaisquittéleVillage,ellenelesouhaitepasd'ailleurs.

Depuis une semaine, dans le village, elle a remarqué qu'on la regardait autrement. Lesfemmesavecenvie,leshommesavecironie.Jusqu'àhier,ellenecomprenaitpaspourquoi.

Maintenant,ellen'ad'autrechoixquedecomprendre.Puisd'accepter.Sanssavoircequiestbienoumal.C'estcommeça,elleestmisedevantlefaitbientôtaccompli,elleattend.

Dans un essaim de poussière rose, une grosse voiture noire balaie sur la route lescharrettes tractéespar lesbœufs.Lespaysansenvoientpasserde tempsàautredesbolidesrutilantscommecelui-cietilspréfèrentnepassetrouversurleurtrajectoire.Ilssedemandentceque lesétrangersqui lesconduisentviennent faire ici.Puisqu'iln'ya riend'autrequedesgensquin'ontrien,desrurauxgrandsetmaigres,despauvresgensquinemangentpasbien.

Quelques-unsdeceuxquelavoitureécartenes'étonnentplus.Enfait,ilssavent.Peut-êtreparceque,hier,c'étaitpourleurfille,leursœurouleurnièce…Ouparcequemalgrélesilencequi,ici,commelesable,recouvretout,ilsontentendulesrumeurs.

De loin,elle regarde l'aciernoirenéclairet lesnuagesautour.Danssavieille robedemariéetropgrandepourelle,elletremble.EllecroyaitenDieu.Àpartirdecetteseconde,ellecroitaussiaudestin.

*Cettejeunemariéeeffrayée,c'estmoi.J'aigardédanslesyeux,lachairetlecœurchaque

minutedecesnoces.NocesdesangetdelarmesbrunescommelefleuveNiger.Jemerappellequ'à ce moment-là, sur le seuil de la maison, j'aurais voulu que la grosse voiture noiredisparaisse, que la poussière retombe ; j'aurais aimé retirerma robe, nepaspleurer, nepastrembler.Àcetteminute,j'éprouvecequim'attend.Monavenirmeparcourtenfrissons.

Je suis la jeunemariée, « lamariée jeune », devrais-je dire. J'ai onze ans. Je suis unepetitefille.Lui,ilpourraitêtremonpère,ilalatrentaine,plusdedeuxfoismonâge.Ilveutunequatrièmefemme.Moi,jenesuispasunefemme,pasencore,pastoutdesuite.

Jem'appelleFatima,jesuisuneenfant,etjeneveuxpasmemarier.Ils'appelleAhmedetnesouritjamais.Brunetbarbu,iln'estnibeaunilaidpourmoi.Justevieux.Quandjelevois,jemedisqu'ilal'aird'unhommeentrainderégleruneaffaire.Onmeditseulement:«C'esttonmari. »Cet étranger au visage grave, lui là, c'estmonmari. Simple comme une phrase.Bizarre, j'épouseun inconnu.Jepensequec'estabsurde, jesensquec'estdangereux.Jesuiscontre.

Cematin,quand les femmesm'ont enduitedehenné, il y avaituneautre fille avecmoi,Rama.Commemoi,ellesemarieavecunvieux,untypevenuduNigeria.Lamêmecérémoniepourtoutlemonde.Maiselle,ellerit.Heureusedesonsort.Ellem'aexpliquéqu'ellen'auraitplus à travailler, surtout qu'elle ne serait plus pauvre et que c'est ça qui comptait. Ses yeuxbrillaient alors qu'elle s'imaginait à haute voix, ce matin-là, dans le luxe et l'oisiveté. Jel'entendaismaisnelacomprenaispas.

Selonmoi,ilyad'autressolutions.Moi,jeveuxfairedesétudes,etpourcela,êtremoinspauvre. Je peux peut-être trouver un travail qui me permettra de payer l'école. Je suis unegamine,jenesaispasgrand-chose,maisjesuiscertainequejenesuispasforcéed'épouserunétrangersévèrepourm'ensortir.Quememarieraveclui,cen'estpasm'ensortir,aucontraire,c'estm'enfermer.Jesuismûre,instinctive,assezpourcomprendrequ'àpartird'aujourd'hui, jeseraiprisonnière.

Il y a eu une cérémonie, un vague dîner. Ce n'était pas vraiment une fête comme lesmariagesque j'aipuvoir jusqu'àprésentdans levillage.Nousne sommespasnombreux,unparentdeRama,unevoisine,monpèreetsasœur…Matante,c'estellequiatoutgoupillé,quiaeul'idéeetnégociémonprix.Àcaused'elle,mamèren'estpaslà.Matanteladétesteetelleahonte.EllecraintqueAhmednefassedemi-tourenvoyantmaman,elleneveutpasprendrelerisquedeperdrel'affaire.

Mamannefaitpaspeur.Entoutcaspasàmoi.Ellemerassure,maman,etmoi, jem'enfichequ'elleaitcettegrossecicatricesurlajoue.Jelatrouvebelleettendre.Jeneluienveuxpasde tout cela, de laisser le cauchemar se dérouler.Le sacrifice de sa fille qu'onvend enmariage.Ellen'yestpasconviée.Tantmieux.

Mamèren'aaucunpouvoirauvillage.Matante,Saba,lesatous.Etelleenabuseentouteimpunité. Elle sait museler les gens avec sa position et son argent. Puisque ce n'est pasnécessaire, ellene se cachepas.Ma tante exerceofficiellement lemétierdemaquerelle.Enbonne professionnelle. Apparemment, le trafic de femmes constitue un business prospère etfacile. La pauvreté et le manque d'éducation font le boulot de recrutement à sa place. Elleprofiteplusqu'ellene travaille.Elleestmaligneet, ici, soncommercemarche toutseul.Lesclients affluent, et de loin. Attirés par la perspective d'avoir à bas prix une belle et docilefemme,ilspassentdesaccordsavecmatante.

Onnousditjolies,lesfillesducoin.Danslevillage,nousnousressemblonstoutes.Noussommes peules. Grandes, la peau claire, le visage fin, nous sommes des marchandisesrecherchées.LaPeuleestprécieuse;etpaschère.Jecroisqu'unzébucoûtedavantagequ'unepetite fille de mon ethnie. Ces hommes nous épousent enfants, fraîches, et en généralobéissantes.Ilssechargerontdenousfairevieillir,denousmarquerlecorpsauferrouge,denousvoûtersousleshumiliations.

Samaison,typique,enbanco,n'ariend'extraordinaire:deuxchambres,unegrandepièce.Jelaconnaisbienetjeladéteste.Noussommeschezmatante,aubordel.C'estlàquejememarie,quenousdînons.Qu'ilsdînentcarmoi,jenepeuxrienavaler.Lesfemmess'empiffrent,mon pèreme regarde avec son air rusé et son sourire en coin. Ahmed aussi me fixe, maisautrement.Jelisdanssonœildel'arroganceetdelalubricité.Ilmepossèdemaintenantquejesuissafemme.Maisçaneluisuffitpas.Ilmeveutâmeetcorps.Pourquejeluiappartienneentotalité,illuifautconsommerlemariage.Mangerluiimporteaussipeuqu'àmoi.Ilestpresséquecesoitfinipourpasserauxchosessérieuses,cepourquoiilapayé.Sondû…moi.

Plustard,ilm'estarrivédemedemander:pourquoiceshommesépousentdesfemmesquinelesaimentpas?J'aifiniparcomprendrecequereprésentaitpoureuxlapossession.Enfait,ilsontl'impressionqu'ellesleurappartiennent.Lesfemmesqu'ilsontacquisessontvraimentàeux,leurpropriétéexclusive.

Depuisquecethommeestarrivéauvillage,j'aichangé.JesuistoujoursFatimamaisjenesuisplusquelqu'un, jene suisplus la fille demesparents, ou l'amiede…Désormais, jenem'appartiensplus,jesuislachosedeM.Ahmedetjecroisquejesuistenuedemecomportercommetelle.Nepasbouger,neriendire,etnepassebriserpournepasfiniraveclesdéchets.Jen'aiplusd'état civilmaintenantque je suisunobjet. J'ai juste ledroitd'avoirunprénom,pourqu'onpuissem'appeler.Onvientdemegommer,demenuméroter.Dememettreunelaisseinvisibleettrèscourte.

Jenesaispasencoretoutçacejour-là.Maiscequejesaissuffitàmeterrifier.Jeredoutela nuit que je vois s'abattre dehors, je crains le moment où je serai seule avec l'époux.J'observeAhmedquiparleàl'oreilledeSaba.Assisdel'autrecôtédelapiècesurlescoussins

quiserventdecanapés,ilparaîtagacé.Matante,àsadroite,réagitenfusillantduregardlesconvivesdecetteparodiedemariage.Cesontdesfemmes,desvoisines,desprostituéesàlasoldedematante.Ellesgloussentsurlescôtés,tropcontentesdebénéficier,pourunefois,desprodigalitésdelamaison.PournepasvexerAhmed,respectersonrangdericheétranger,unbonetcopieux repasaétépréparé.Les femmes ledévorentàmasanté.Apparemment, ellesconsidèrentmonmariage commeun cadeau. Pour elles et pourmoi. L'une d'ellesm'amêmeglisséàl'oreille:«Tuasdelachance,toi,tuvaspartir.»Sijepouvaisluilaissermaplace…

Matanteleurfaitcomprendrequelafêtesetermine,qu'ilfautquitterlamaison.Dehors,ça y est, la nuit bien noire règne surma peur qui s'intensifie. Les invitées s'en vont. Enfin,Ahmed sourit. Sur la plupart des visages, un sourire illumine, fait rayonner, envoie de lachaleuretdelajoie.Lesienrestefroid,presquemauvais,commel'expressiond'uneidéelaide.Ilimposeaussilavictoire.Pasarrachéedehautelutte,non,obtenueenpayant.Monmarin'estpas unvainqueur. Il est ungagnant. Il n'a pas à se battre, il se contente de négocier puis deprofiterdecequ'ilaacheté.

2

Jeudemassacre

DEHORS,LESBOURRASQUESfouettentlesbranchesdesarbresetroulentlapoussière.Lessilhouettes ont disparu dans l'obscurité. Lemari a tiré le rideau qui fait office de porte.Unmatelasetunechaiseenplastiquesontl'uniquemobilierdecettechambresordideéclairéeparunvieuxnéoncassé,quiclignote.Danslamaison,ilrestematante,lagrandeordonnatrice.Jel'entendsrangerderrièrelacloisonmince.Ahmeds'approchedemoi,sûrdelui.Iltendsamainpour la poser sur mes seins, mes débuts de seins. Je n'ai que onze ans, alors ma poitrinecommenceàpeinesacroissance.Untrèslégerarrondimontrequejeseraidansquelquetempsuneadolescente.Jenesuispasunefemme.Çasevoit.

Samainquivientversmoi,jenecomptepaslalaisserfaire,jereculeetparlebienfort,pouralerter,pourqu'onviennem'aider.Jeluidis,àlafoisparnaïvetéetparrouerie:«Nefaispasça,matanten'estpasd'accord.»Jen'aipourtantplusd'illusionssurelle,j'aidûadmettrequ'elle était dans la combine du mariage, contre moi. J'ai le réflexe, puéril, de mentir. Jemenace avec : « Ne fais pas ça,ma tante n'est pas d'accord », comme j'aurais pu dire : «Attention, je suis armée » ou « Mon père, il est policier et très fort » ou « Je connaispersonnellementdesespritsmaléfiques».Maphraseseperd,sanseffetsaufceluidefairerireAhmed.Ilsemoqueet,brefetsec,illâche:«Tuesmafemme.»

Ilaraison,jesuissafemme,saufquejenesuispasunefemme.Jesuisunepetitefillequidétestelevieilépouxauquelonvientdel'attacher.Uneenfantquirefusedeperdrecesoir,deforce, sa virginité.Un être humain, en somme, qui aimerait que son avis compte, une petitechose effrayée, prête à se défendre avec sesmoyens, ridicules peut-être.Mon père, ça faitlongtempsqu'ilestsortidelamaisonetquedelàoùilest,ilnepeutpasm'entendre.Etpuisluinonplus,ilnem'aideraitpas.Ilestfavorableàmesnocespuisqu'ellessontlucrativesetqu'ilen retire le fruit. Il n'a pas mauvaise conscience : en sacrifiant sa fille, il aide sa famille.L'argumentdunombreprimecheznousplusqu'ailleurs.

*

Ahmeds'obstine.Etmoi,jemedébats.Jesuismenuemaisgrandepourmonâgeetportéepar un instinct de conservation qui me donne une force disproportionnée. Il m'attrape unepremièrefoismaisjeluiéchappe,jesauteverslafenêtre.Ilnerigoleplusdutout,ilcommenceàs'énerver,sonvisagesecrispeetsesgestessefontplusbrutaux.Ilessaiedemeretenirenserrantmespoignets,entirantsurmescheveux.Etpuis,commejem'agitetoujours,ilchercheàme calmer d'unemanière plus radicale. Ilme gifle. D'abord, ses claques s'abattent surmesjoues,puissurmesoreilles,monnez…Unepluiedebaffess'abatsurmoi.

Iladéchirémarobeetafiniparmel'arracher.Ilmeresteunslipetunlambeaudetissuqui pend de mes épaules sur mes seins. Malgré ses tentatives de me contrôler, ma nuditéhumilianteetlescoupsgénéreusementdistribués,jenecapitulepas.Ilsemetalorsàhurler,ilappellematanteàl'aide.

Leschaisesontvolé,j'aicrié,Ahmeds'esténervé,ilagrogné.Depuistoutàl'heure,nousfaisons un bruit d'enfer.Maisma tante n'a pas bougé.Ni elle, ni les voisins. En face de lachambreoùj'essaied'échapperàmontristesortvitunvieilhommequimeconnaîtdepuisquejesuisnée.Iln'apasbougé.Nilui,nilesautresdanslespetitesmaisonsalentour.

Avecsonairnoir,sesyeuxquilancentdesflèches,ceuxqu'elleaquandellememetdupimentdanslabouchepourmefaireregretterd'avoirtropparléousurlesyeuxpourmepunird'avoirosélaregarder,matanteentredanslachambre.Elletientdanssamainunlongfoulardqu'ellemetd'habitudesursatête.

Ellemeparleet,précisément,memenacedemefairemangerdupimentsijenemelaissepasfaire.Ellesaisitmesbrasqu'elleattachederrièremondosaveclefoularddansunsilencequiveuttoutdire.Ilfautquejelecomprenne:jerisquegrosàm'obstiner.

Aumot«piment»,j'aiimmédiatementarrêtédesautiller.J'aipermisàmatantedemelierlespoignets,j'aibaissélesyeuxcommeelleaime,jen'aiplusbougé.Dansunpremiertemps…Enfait,j'aiseulementattenduqu'ellepasselaportepourreprendrelesarmes.

Tout à l'heure, j'aimismesmains de tellemanière qu'elle n'a pas serré le foulard, pasassez en tout cas. Tandis qu'un genou sur moi, Ahmed me fait mal, j'irrite mes poignetsnerveusement, jusqu'ausang,surmeslienset jesorsfinalementunemaindemesmenottesencoton.Quejeplaque,onglessortis,surlevisagedemonagresseurpourlepousserenarrièreetmedégagerdesonétreinte.Jebondisetcoursverslafenêtrequej'enjambe.Alorsquejesuisàmoitiénue,jetraverselejardinetéclairéparlesmaisonsetgrimpedansl'acacia.Àchevalsurune branche, je toise Ahmed. Fou de rage, il m'insulte si fort que ma tante ne tarde pas àréapparaître.

Ilsmesermonnentmaisjenelesécoutepas,biendécidéeàresterperchéedansmonarbre.À voir en bas mes deux geôliers, fous de colère, me promettant des punitions terribles, jepréfèrerester làoù jesuis.Lascèneduredepuisdixminutes.Levoisinquihabitede l'autrecôtédumuretserégale.Jelevoisàsafenêtre,soussalanterne,muetetsatisfait.Çal'amusequ'onmetraquecommeunanimal.Spectateurdelachasse.

Jesaisbienque jen'aiaucunechance.Qu'àunmoment, il faudrabienque jeremette lepiedausoletqu'alors,ilsmesaisirontparlespattescommeunpoulet,jenepourraiplusagir.Jemecontentede retardermadéfaite,de façonà la rendremoinsamère,moins terrible.Aumoins,jemeseraibattue,j'auraicouru,petitlapinstupéfaitdanslespharesd'unevoiture.

Ahmed refuse de patienter une minute de plus. Malgré sa tunique encombrante et sessandalesquiglissent,ilgrimpeàsontoursurletroncdel'acacia.Iln'apasbesoindesemettreàmonniveau,surlabranche.Illuisuffitdem'agripperparlesjambes.J'essaiedelesreleveretde les pliermais ilmonte alors plus haut et enm'attrapant, cette fois par le bras, ilme faittomber.

*Machutem'aabîmée.Toutmoncôtédroitestégratigné.Etmonépaulemefaitmalcomme

sielleétaitdéboîtée.Lesgiflesonteuletempsdemarquerlapeaudemonvisagequichauffemaintenant.Destonsderougeetbleusurmonfrontetmesjoues.Moncorpsmefaitmaldescheveuxauxchevilles.Jemedisquel'épouxnepeutpasfairepire,qu'iln'apasintérêtàfairedemoi une impotente, une débile ou unemoche. Il doit limiter les coups et blessures pourgarderunemarchandisevalable.D'autantqu'iln'yapasencoregoûté.

Parterre,commebrisée,jen'aipaslaforcedemerelever.Mesjambesnepeuventpasmeporter.Encoremoinspouralleràl'abattoir,retournerverslachambremoiteetsesmoustiquesquivolent,tonitruantes,complicesdesalessecrets.Commejerestelà,lenezdanslapoussière,cabossée,àquelquescentimètresdespiedsdematante,Ahmedsepenche.Jefermelesyeux,jeneveuxpasvoirsonvisagesuant,sesyeuxexorbités.Ilmesoulèveetmejettecommeunsacsur son épaule.Mon sang afflue dansma tête tandis que je vois défiler le sol noir, puis lecouloiràpeineéclairéetenfinlachambreavecsalampealternative.Lematelascrasseux,sondrapauréolédetouslesvices,lesmursvidessurlesquelsposersesyeuxmorts.

Ahmed.Ilestnu,ilmedégoûte.Ilditqu'ilestmonmari.Pourmoi,ilestunepiochequimelaboure,unelamequimedécoupe.Meséparedemoi-même.Déchiré,moncorpsenboutdetissuqu'onlacère.Monmarimeviole.Monmarimedéflore,mepourrit,m'abîme.Jevoudraisquemachairnesoitpasmachair,qu'ellesedétachedemoi, souffre touteseuledesoncôtéaveclesmilliersd'éclatsdeverrequilablessent.Jevoudraisquel'épouxs'enailleavecl'armequ'il porte entre les jambes. Mais il est là et moi, sous lui, en enclume. Sensation d'êtreéventrée,bientôtvidée.Monsang,chaud,serépandentremescuisses,suit lacourbedemesjambes.Litderivièrerouge.

*Ilafini.Lecalmeestrevenu.Mesyeux,toujoursfermés,craignentdecroiserlessienset

lescouléesdesangsur ledrap. Ilquitte lapièce,pourse lavercertainement.Et je l'entendsparleràvoixbasseavecmatante.Etelle,luirépondre.Qu'a-t-ilpuluidire?«C'estfait»?«C'estunefemmemaintenant»?«Maintenantqu'ellen'estplusvierge,quejel'aisalie.»Ildoitsedirequ'ilm'amatée.Ilm'aimposésaforce,sonpouvoirviril.Ilmepossèdetotalement.Ilestlepremieretcroitaussiêtreledernier.

Allongée,jesensmoncorpsparpetitsbouts.Jesuisuneecchymose.Chaquerespirationmetorture.Jebougelentement,jemefaisroulerpourtrouverlapositionquimepermettraitdeme lever sans trop souffrir. Les deux voix continuent leur conversation dans le salon.Finalement,jeparviensàmedépliersansmedisloquer.Surmesorteilsquejeposeparterredélicatement,dusangséché.Sansbruit,jemefaufiledanslapetitecourderrière,làoùonselaveetoùoncuisine, je remplisun seaud'eaupour retirerdemapeaupoisseuse les restes,l'odeurdemonmari.Lacalebassed'eaudans lamain, jem'apprêteànettoyer lebasdemon

corps quand ma tante se montre. Elle ne dit rien mais arrête mon geste et se saisit de lacoupelle.Visiblement,ellecomptemelaver.

Ellemouilleunboutdetissuqu'ellecommenceàmepassersurleventre.Çamedégoûtequ'ellemetouche.Ellel'adéjàfait.Metoucher,prétexterdemelaverpourmieuxmefairemal.Danslapénombredelacour,j'ailasensationd'êtreuninsectequ'onaécrabouillé.Deuxfoisplussalie,jemefrottelescuisses,leventre.Jepassedel'eaudansmescheveuxcartonnésparlapoussièreoùj'aiatterritoutàl'heure,ilyadesheures.Letempsduresouslatorture.Manuitdenoces,uneéternité.

Avant,j'avaisonzeans.

3

Lespetites

SABA, sur lepasde laporte,mefixedesonregarddesorcière.Elleseméfiedemoi.Ellerisquesaréputationsijenedonnepassatisfactionàmonmari.Sonbusinesspourraitpâtirdemonattitude.Payéerubissurl'ongle–jel'aientendudireparunedesfemmeshiersoir–,matantevoudrait qu'Ahmedn'ait plus à seplaindredemoi.Cettenuit, je leur ai donnédu fil àretordre.Jelaconnaisassezpourdevinerqu'elleadûgarantirqueçaneseproduiraitplus,qu'àl'avenirjeseraisdocile.Ellem'aparlétoutàl'heure.Jedevraisdire«menacer».Sijenesuispassage,monmarimerenverraicietjelepaierai,cher.Quandelleditça,moi,ilfautquejebaisselesyeux.Sij'oselaregarder,ellemeclaque.Àlafindesondiscours,jedoisdireoui,quej'aicompris.

Jemonte dans la voiture, sans bagage. Rien à emporter avecmoi. Je ne possède rien.Même ma peau n'est pas à moi. Je sens les yeux de Saba sur moi. Elle vérifie qu'elle sedébarrassebiendemoi,que jesuisen traind'embarquer, ficeléeparsesordres.Lesvoisinsassistent à mon départ. Les femmes, accroupies, en train de piler, ont levé les yeux et mesuiventduregard.

Assiseàl'arrièredelavoiture,jevoisdéfilerlesmaisons,lesmobylettes,lesenfantsquicourent,laville.Nousroulonsdoucementàcausedescharrettes.Bientôtnoussommesdanslarueoùse trouvelacasedemesparents.Mamère,devant,avecsesnattesqu'elles'apprêteàvendreaumarché.Elleporteunboubouvertetsurlatêtesonfichurose,monpréféré.Malgrésajouebalafrée,jelatrouvejolie,mamère.Sonregardestsiparlant.Onylitdeladouceur,delasouffrance,delabienveillance.

Ellea le tempsdemevoir,quelquessecondes, je leremarqueàsonexpression.Pasdelarmes, pas de cri. Stoïque, elle laisse la voiture la dépasser. Aucun son n'est sorti de sabouche.Elledemeurefigéedevantlamaison,jelavoisparlavitrearrière,jeregardelepluslongtempspossiblelestachesdecouleur.L'essentiel,mamère,Nafissa,letait.Onsepassedemotspourêtrecomplices.Onsecomprendtouteslesdeux,ellem'aime.Maisellenepeutpasempêchercequim'arrive.Ici,auVillage,ellen'apaslesarmesappropriéespourmedéfendreface à ma tante et son frère, mon père. Originaire du sud du pays, maman, ici, reste une

étrangère.Avantmonpère,elleaeuunautremari.Quandelleestarrivéedanslarégion,elleavaitavecelleunefilleetunpeudebien,troispouletsetquatrevaches.Aveccequ'elletisse,ces tapis locaux qu'elle propose au marché, elle gagne un peu d'argent. Elle se montrecourageuse,mamère.Sesjournéessontharassantestantellesechargedemilleetunechoses.C'estellequiestlevéelapremièrepourpuiserdel'eauetpilerlemildestinéàtoutelafamille.Ensuite,dansleschamps,ellelaboureavantdenourrirsesanimaux,lesvaches, lesmoutons,unechèvre,quelquespoules.Lesoir,ilfautencoretrairelesvachesetlachèvrepouréchangerlelaitcontredumil.Toutcelaenplusdutissageetdumarchéauquelelleserenddèsqu'ellepeut.Laviedemamèresecompareàcelled'unebêtedesomme,laborieuseetsoumise.

Faceà sonmari, et surtoutàma tante,elle se laissedominer.Commeondoit l'être ici,surtout lorsque l'on vient d'ailleurs et que l'on a déjà été mariée. Elle admet ce qu'on luiimpose,cequ'ellen'apaslepouvoirdecontrer.Ellesouffreensilence.Et jamaisnepleure.Quand la douleur devient insupportable à l'intérieur, elle prie, elle chante. Les sons coulentdansl'espacecommedeslarmesetvoilentsesyeuxd'unebrumesubtile.

*Quand,lejourdemesunan,ilaétédécidéquejepartaischezSaba,mamèren'apaseu

sonmotàdire.Onm'aarrachéeàsonsein,onaestiméquej'étaissevrée,quejen'avaisplusbesoin d'elle.Elle a dû, comme aujourd'hui, demeurer dans le silence, etme regarder partiraccrochéedansunpagneaudosdeSaba,lecœurgrosetl'inquiétudeimmense.Ilsn'ontpasditpourquoietj'étaistroppetitepourcomprendre.Çanem'apasplumaisj'aifaitcommemamère:j'aiobéi.Et,rapidement,j'aigrandi.

C'estmonpèrequim'avaitpromiseàsasœurquandelleasuqu'elleétaitstérile.Avantmêmemanaissance, je luiappartenaispuisqu'ellem'avaitréservée.Lejourdemonbaptême,septjoursaprèsquemamèreeutaccouché,monpèreauraitditàSaba:«Monenfantesttonenfant,mêmesi tu l'égorges, jenete lereprocheraipas.»Ellesouhaitait,depréférence,unefille,poursefaireaideretpourmieuxlalivrerenpâturecontredel'argent.Enfait,ellenem'apasadoptée,ellem'aprisedanssonélevage.Ellen'apasprévudem'éduquer,demenourrir,etdem'apprendreàêtreheureusemaisdemedresser,memater,meprépareràêtrevendue.Jenesuis qu'une parmi une dizaine de femelles dans sa maison close. Des plus âgées, déjàprostituées,etdespetitescommemoi.Matantenousdonnequandmêmeàmangercariln'estpasquestionquenoussoyonsdécharnées.Sinon,nousserionsinvendables.

Moi,chezelle,j'aicessédemanger.Lemenu,ilestvrai,n'étaitpastrèsappétissant.Duthéau laitavecdupain lematin,dessardinesavecdupain lemidiet, lesoir,de lapâtedemaniocavecquelquesmaigresmorceauxdeviande.Maislesalimentsnesontpasleproblème.Le problème, c'est de m'alimenter. Dès six ans, je n'ai plus voulu me nourrir. Je préféraismourir.Ça n'a pas échappé àSaba et ça l'a énervée.Elle a pris desmesures, radicales.Legavage.Commeuneoie.Elle s'asseyait surunechaise,mecoinçait la tête entre ses cuisses.D'unemain, elle ouvrait grandma bouche, de l'autre, elle y fourrait, par poignées, du paintrempédansduthéaulait.Jepleurais,magorgeseserrant,jedéglutissaisdeplusenplusmal.Jerecrachaisunepartie,enabsorbaisdifficilementuneautre.Etsij'osaisleverlesyeuxverselle pour l'implorer d'arrêter, elleme frappait. Je les fermais pour ne pas être tentée de laregarder. Mais j'avais alors l'impression de voir la bouillie blanche dans ma gorge, j'étais

d'autantplusconcentrée surcequi s'ypassait.C'étaitpire.Malgréces séancesde tortureoùSababrisaitviolemmentmesgrèvesdelafaim,jem'obstinaisànepasm'alimenter.

*Ellemereprocheden'êtrepascommeilfaut,denepasconveniràcequ'elleespéraitde

moi.Jesuisetjefaistoutmal.Ellemepunittrèsdurementpourtoutetn'importequoi.Siellem'ordonned'allerchercherde l'eauetdusavonetque,parmalheur, jemetsdeuxminutesdetrop à rapporter le seau, elle s'énerve, me l'arrache desmains enme bousculant et me faittomberenm'injuriant.Elleadoremetraiterde«squelettequiapassécentjourssousterre».Unefoisquejesuisàterre,elles'assiedsurmoietmefrappetantqu'ellepeut,jusqu'àcequesesmains lui fassentmal.Alorsellevacasser labranched'unarbrepourpouvoircontinuer.Ellemerouedecoups,d'autantplusdouloureuxqu'ilssontdistribuésaveclabaguette.Jemezèbrede rougeetpleure intensément.Mes larmesne l'amadouentpas, aucontraire,ondiraitqu'ellesl'excitent.

Ostensiblement,elleappréciedemevoir souffrir.Souvent, jem'abîme lesorteilsparcequejemarchepiedsnusetheurtedespierres.Unefois,pourmesoigner,j'ail'idéepuérilederecouvrir le doigt de piedmeurtri avec du sable et de lemettre au soleil. Or le sable quej'utilisesetrouvedevantlestoilettes,doncpleindebactériesentoutgenre.Alors,biensûr,lablessures'infecteet lorsquejefinisparallervoirmatantepourqu'ellerésolveleproblème,elle enprofite pour titillermaplaie.Elle verse dessus de l'eaubouillante avecdu sel et semoquedemeshurlements.Elleinsisteetmelance:«Demainaussi,fais-toilamêmeblessureetviensmevoir,çamefaitplaisir.»

*La haine de ma tante, je l'ai ressentie très fort, très vite. Souvent, elle m'appelle « la

bâtarde»etinsiste:«Tun'espaslafilledetonpère,onnesaitpasd'oùtusors!»Ellenelaprécisepasmaisladéductionparaîtévidente:ellen'estpasmatante.Enconséquence,elleneme doit rien, pas du bien en tout cas, pas ce qu'un lien de sang impliquerait normalement.Quandellemejettecesmotsméchantsàlafigure,jeresteimperturbable.Jenelacroispas.Jeressembletropàmonpèrepournepasêtresafille.«Bâtarde»estsonmotfavori,maiselledisposed'unepaletteétonnantede saloperiesàdire.Quand il s'agitdemoi,ellene taritpasd'insultes.Touslesjours,j'aidroitàmonlotdevilainsmotscensésmecolleràlapeau.Maissesmotsm'atteignentbienmoinsquesesgestes.Sescoups,sesgiflesmelaissentdes traces,continuentdemefairemalaprès.S'imprimentenmoicommedesnuméros,nondefabricationmaisdedestruction.

Ellememaltraiteetçamesemblepresquenormal.Saufqu'ilyauneautrepetitefilledanslamaison,plusjolie,plusgentille,qu'ontraiteautrement.Ellen'estnifrappée,nihumiliée.Elleestplutôt traitéecommeunepoupéeprécieuse,unemarchandise rarequ'ilne fautsurtoutpascasser.Biensûr,jesuisjalousedeRama.Danslacomparaison,jesuisperdante.Ellefaittoutmieuxquemoietcommeellenesubitpascequejesubis,ellerestegentille.Uncerclevertueuxen quelque sorte. Alors que moi, je me trouve dans l'autre cercle, le vicieux, celui quim'enchaîne au mauvais sort. Saba profite de Rama pour m'enfoncer un peu plus, m'infligerd'autrestorturespsychologiques.

Matante,parexemple,rapportedeuxrobesàlamaison,unebleueetunerouge.Commej'arrivelapremière,ellemelaissechoisir.Jem'étonnequ'ellesoitsibiendisposée,qu'ellemedonneunvêtementetqu'ellemelaisseprendremacouleurpréférée.Timidement,jemontredu

doigtlableue.Elledit:«Prends-la,d'accord.»Jesuissicontentequejeseraispresqueprêteà oublier tout le reste, ce que ma tante me fait de mal le reste du temps. On est simplefinalement quand on est enfant.Un peu de gentillesse, un petit cadeau suffisent à effacer lesempreintesfraîches.Onmettantdebonnevolontéàêtreaimé.

Alorsquejesuisentrainderegarder,decaresserlarobeavecpassion,j'entendsSabaquim'appelled'unevoix tonitruanteetagressive,cellequ'elleprendpourmegronderquandelleestime que j'ai fait une bêtise. Penaude, je me présente devantma tante. L'autre petite fillepleureàcôtéd'elleetmeregardeavecunairdepeste.Enfait,ellepréfère,elleaussi,lableue.Qu'ellen'apasvue.Et,puisqu'elleestprioritaireetqu'ellefaitcédermatanteàsoncaprice,jedois rendre la robe.MaintenantRamasourit, c'estmoiquipleure.Dansce revirement,Sabamanifesteencoreunefoissaperversitéàmonégard.Ellenemanquepasd'imaginationpourmebrutaliser.

*Mamèreme voit peumais elle le sait, le sent. Alors dès qu'elle peut, quand elle est

parvenueàéconomisersur larecettedumarché,elles'invitepolimentchezmatantepour luidonnerdel'argent.Elleespèreainsiamadouerunpeulasorcière,lamettredansdemeilleuresdispositions à mon égard. Quand ma maman apparaît, je saute de joie. Elle m'apporte dedélicieusesgalettesdemiletdesmorceauxdesucredecanne.Jesaisdéjàqu'elleneserapasautoriséeàresterlongtemps,maisçasuffitpourqu'elleconstatequejevaismal,quej'aidesbleus,desjaunes,descicatrices,leregardtristeetquejesuismaigrecommenoschèvres.Elleaune idéeprécisede ceque j'endure.Commeellenepeut pasme retirer desgriffesdemageôlière,elleluigraisselapattepourquecettepatteglissesurmoi,nes'arrêtepas,choisisseuneautre trajectoire.Alorselle sesacrifiepourque je souffremoins.Une fois,elleamêmevendudeuxvachespourendonnerleprixàmatante.

Mais Saba a la mémoire courte et remet du cœur à l'ouvrage de destruction dès lelendemain.L'argentgagnédurementparmamère estdéjàdilapidé, l'accord tacite rompu. Jesupposequematanteprenduncertainplaisiràm'infligerdeschâtimentscorporels.Perverse.

Commechezelle,c'estunbordel,desgensentrentetsortent.Sijem'avisederépondreàquiconque pose une question anodine comme«Vous n'avez pas vuUntel ? », elle fait venirl'hommeàlamachette.Deluiaussi,j'aitrèspeur.C'estunvoisinquimesembleimmenseàmoiquisuispetite,terrifiantaussiparcequ'ilentrechezmatantebrutalementetarméd'unelonguemachette.Avec,lesdeuxadultesmenacentdemecouperlalangueparcequejeparletrop.Sabame tient tandisque l'homme rapproche samachettedemonvisagepourme signifierqu'il neplaisantepas.Jeserrefortlabouchepouréviterquemalanguenes'échappeetpassesouslalamedubourreau.Aprèsquelquesminutesdesupplice,ilsmerelâchent.Effrayée,jenebougeplus,neparleplus.

Laréaliténecessedemeprouverquej'aiintérêtàgarderlesilence.J'aicommisl'erreurdeparleràunevoisine.Jemesuiscontentéededirelavérité,lesviolencesentousgenres.Surlemomentelleafaitminedemecomprendre,mêmedemeplaindreetmeconsoler.Enfait,ellegagnaitainsimaconfiance,m'incitaità laconfidencedans l'idéede toutrépéterensuiteàmatante.UnefaçonpourelledesefairebienvoirparSabalasorcière,genredecaïd local,deparrain en jupon. Cette voisine poussait même l'obligeance jusqu'à seconder ma tante aumomentoù,informéedemonbavardage,ellem'infligeaitlapunitiondue.Lesdeuxharpiesmebattaientcommeplâtre, jouissantdem'avoirprisedansleurpiège, tellesdeuxveuvesnoires.

J'en ressortais brisée, abîmée, et bien décidée, une bonne fois pour toutes, àme taire, pourtoujours.Juré,craché,sijemeurs…jesuisdéjàenenfer.

*AvantdemevendrecomplètementàAhmed,matantem'avendueparpetitsbouts.Avec

elle.Sabaestréputéepourêtreunetrèsbellefemmequ'onrechercheentantqueprostituée.Sabouchejolimentdessinée,sesyeuxdebiche,sonpetitnezpointu,etpuissatailledeguêpeetsesfessesbombéeslaclassentdanslacatégoriedestrèsbellesfemmes.Enplus,elleesttrèscoquetteetal'artdesemettreenvaleuravecdesuperbesetonéreuxpagnesWaxqu'elleserresurseshanches.Quandellemarchedanslarue,toutlemondeadmiresonallureimpérialeetlebalancement de son postérieur.Aussima tante ne compte plus les clients ni l'argent dont degénéreuxdonateurslagratifient.

Outre lesamantsde travail,elleaépousé,parsécurité,uncommerçantnantiquia troisautresfemmes.Pourchacundesesclients,elleadaptesatenue,ellechoisitdanssagarde-robele pagne le plus approprié à sa classe sociale, ses goûts et ses envies. Il lui arrive de sechanger dix fois par jour pour correspondre aux hommes variés auxquels elle se loue. Laplupart du temps, elle organise ses passes à la maison. Elle suit une sorte de rituel avantl'arrivéed'un client : elle se regardedans lemiroir sous lequel sont disposés ses crèmes etautresproduitsdebeauté,et separleensesouriant.Enfait,elles'entraîneàêtrecharmante,ellerépètelediscoursenchanteurqu'ellevatenird'unevoixsucréeaumâle.

Hormislecommerceàdomicile,ellepratiqueaussilalivraison.Etdanscescas-là,ellem'emmèneavecelle.Elleme faitporterune jolie robe jaunequ'ellegardedans sachambre,horsdemaportée,pourcesoccasions.Etpourelle,elleélaboreunetenuetrèssophistiquéeàlaquelleellecoordonnesonmaquillage.Àlafindesespréparatifs,elles'enrobedansunnuagedeparfum.

Cessoirs-là,Sabaetmoi,onressembleàdeuxpoupées.Généralement,unegrossevoiturenousattenddanslarue.Pendantletrajet,commejesuispetite,ilm'arrivedem'endormiretdenepasavoirenviedemeréveillerdevantlamaisoncossueduclient.Unefoisarrivées,nousnousséparons.Matantemelaisseaveclegardien,gardeducorpsduclient,etelles'enfermeaveclemaîtredemaison.Jedétestelemomentoùellemedit:«Àtoutàl'heure.»Jesaiscequivasepasserpourmoi.J'ail'habitudesaufquejenem'yfaispas.Legardienvaabuserdemoi,çafaitpartieduprogrammenégociéparmatante.Jesuisdonnéeaugardependantqu'ellese vend à son patron. Je l'ai entendue une fois faire ses recommandations à ces hommesauxquelsellemelivresansrougir.Elleinterditqu'onmedéflore,limitelepérimètred'action.

La première fois, çam'a surprise d'accompagnerma tante et deme retrouver dans unepetitemaisoninfestéedemoustiquesentêteàtêteavecuntype.Jen'aipascompristoutdesuitece que je faisais dans la chambre avec le monsieur et son sourire lubrique. Quand il m'aattrapéeetm'aforcéeà«êtrebiensage»,là,sesintentionsontparuclaires.Ilm'aexpliquéquejelepaieraistrèschersijenefaisaispasexactementcequ'ilvoulait.Etcequ'ilvoulaitétaitdégueulasse:metoucher,partout.

Ensuite,àlafin,l'odeurâcredelatranspirationdemonvioleurs'estrépanduesurmoi.Lasatisfactioninscritesursonvisagem'avaitsoulevélecœur.

J'étais une faveur que Saba offrait à ses bons clients, les plus fortunés, les plusintéressantspourelle,ceuxqu'ilfallaitcâliner.Ellemeprésentaitcommeungenredemagazineàdispositionpourlasalled'attenteoudefriandiseàvolonté.Lapremièrefoisavaitétélaplusdifficile.Ensuite, consciente de ce quim'attendait, je tentais de penser à autre chose. Jemerépétais que je me vengerais. L'idée m'apportait un peu de réconfort, j'imaginais ma tantedécoupéeenmorceaux,jemefiguraisémasculerceshommesquimeprenaientpourunjouet.Jemedisaisqu'un jour je seraisplus forte, j'aurais lesmoyensdeprendrema revanche,de lescorrigertouscesadultesquiabusaientdemoi.Etceuxquisetaisaient.Lesvoisinsquisavaientmaiscraignaientmatante,lesclients,mafamillequiétaitaucourant,lavilleentièreauxyeuxouvertsetauxbouchesfermées.Personnenemevientenaide.Jesuisunepetitefille,jenepeuxrienfairecontreunemaquerellesoutenueparsesrichesclientsàquiletraficdechairhumaineprofited'unemanièreoud'uneautre.Matantedétientlepouvoirdel'argent,avec,elleamuselélesgensquibaissentleregardquandilsmecroisent.Onlaissefairelasorcière,enfermerlesgamines,leslivrerenpâtureàdeshommes,lesvendre,lesfrapper…

Quandjesuistroptriste,quejen'yarriveplus,quetoutesttropnoirdansmatêteetmoncœur,j'attendsquelanuittombeetjesorsdéroulerunenattesurlaquellejem'allongefaceauciel.Jecontemplelesétoilesetlèvelamainpourcaresserlalune.D'uncoup,j'ail'impressionquel'universentiermeparleharmonieusement.Ilinterprètelachansondemamère:«Sitoutautourdetoi,lesgensnetevoientpas,moi,jetevois.S'ilsnet'aimentpas,moi,jet'aime.S'ilsnet'aimentpas,toiaime-les.S'ilsnetevoientpas,toivois-les.S'ilsnet'écoutentpas,écoute-les.S'ilsnetedonnentpas,toidonne-leur.Ets'ilsnetepardonnentpas,toipardonne-leur.»

*Trenteansplustard,rienn'achangé.Jesuisgrandeaujourd'hui,adulte.J'aiprié,appeléle

courageet je suis retournéevoirSaba.Dans lamaisonet ses souvenirsaugoûtdesang, j'aifilmécequej'aivu.Etcequej'aivum'adéplu.Desfemmesoisivesenattentedeclients,etunefillettedequatreansattachéecommeunchienparlacheville.Avecunelaissetropcourtepourqu'elle puisse se tenir debout. On aurait dit qu'elle n'était plus humaine. Elle m'est mêmeapparuecommeunechoserampanteettriste.Lelienentissuparaissaitsiserréqu'illuicoupaitlacirculationdelajambe.

J'aiprisàpartimatante,jel'aiinterrogée,j'aivoulusavoirpourquoiellel'avaitattachée.Ellem'adonnéuneréponsepeusatisfaisante,cellequejepouvaisprévoir.Soi-disant,lapetitefillen'étaitpassage.Ilvalaitmieuxl'enchaîner,c'étaitplusprudent.Matanteprétextaitqu'ellen'avaitpasletempsdeveillersurcettegossedissipée.N'est-cepaslepropred'unenfantqued'êtreagité?

L'imagemefaitmal,medonneenviedelatuer.Jemaîtrisemarageetjedélivreplutôtlapetite.Jedénoueletissu,frottelapetitechevilleetl'embrasse.Jedis:«C'estfini,c'estfini.»Pourtant,ellegrogne,elleneparaîtpascontented'êtrelibérée.Ellemedemandedeluiremettrela corde au pied, elle pleurniche. Je suis sidérée qu'elle ne veuille pas de sa liberté. À saplace,danscettemêmepièce,moijerêvaisdem'enaller,qu'onviennemedélivrer.Jepriaispourqu'onmekidnappeetqu'onmerendeensuitemaliberté.Maisjen'aipasétéexaucée.C'estAhmedquiestvenu.

4

Telpère,telhomme

MONMARIm'a emmenée avec lui. Pour que je puisse prendre l'avion, pour lui éviterd'avoiràprendrelaroute,matantes'estoccupéedemefairefaireunpasseport.Sesrelationsaveccertainespersonnesdelavilleontdûluipermettredel'avoirvite,àunprixraisonnable.Je l'ai entendue évoquer le sujet avantmonmariage et à cemoment-là, je n'ai pas comprispourquoiellecherchaitàm'obtenirdespapiersd'identité.AuVillage,jen'enavaispasbesoin,monprénométaitconnudetousetjenevoyageaispassicen'estentrechezmesparentsetmatante, sur de courtes distances donc. Là, c'est à l'étranger que j'allais, chezAhmed, dans saville.Loindechezmoi.Enscrutantlesnuagesàtraverslehublot,jetentaisdemeconsolerenme disant que le pire était déjà derrière moi, qu'Ahmed ne pourrait surpasser ma tante enmatièredetorturesdiverses,quej'avaisdéjàendurél'insupportable.Alors,maintenant,j'étaisapteaupire.

Unprofild'aigle,unvisagedur,unregardbiennoir,Ahmedn'inspirepasconfiance.Ilyaquelquechoseenluidemécanique,uneraideuretunefroideurquim'inquiètent.Ilrestemuet.Moiaussi.Danslesilencequinousunitpèsentlesimagesdelanuitdenocesetcellesàvenir,quiseront toutaussi laides.Jenemefaisaucuneillusion.Àmonâge,normalement,onnesenourrit que d'illusions, de rêves fous et romantiques. On chuchote le prénom du fiancé surlequelonfantasmeouondessinelatêtedugarçonidéal,celuiquiestfaitpournous.J'aionzeansetmessongesontdéjàséchésurlacordedelaréalité.

Pasdeprincecharmantvirtuelpourmoimaisunmariviolent, concret, armé.Et énervéd'avoir récupéré une bête sauvage alors qu'il avait commandé un animal domestique. J'airemarquéqu'ilmesurveillaitducoindel'œil.Ils'attendàmevoirm'échapperetgrimperdenouveaudansunarbre.Maismoi,jesuistropabattueetfourbue,atteinteparcequej'aisubilanuitdernière,pourtenterquoiquecesoit.Jem'efforced'obéir,jelesuissansbroncher.

Là où il vit, une grandemaison sur plusieurs étages, il a installé ses femmes.Chacunedispose d'un appartement, de sa partie à elle. En évitant la promiscuité, lemaître du haremlimite la rébellionet lesconflits.Lesépousesseconnaissentmaisse fréquententpeu.Quandj'arrive,ellessontaunombredetroisetsemblent,àpremièrevue,contentesdeleursort.

Jedoisavouerqu'ici, c'estbienplusconfortablequechezma tante, luxueuxmême.Unesalledebains,unechambreetungrandsalonavecdebellesfrisesdanslestonsdevertetbleu,et puis de larges canapés beiges avec des motifs, des banquettes orientales. Mais ce quim'émerveilleleplus,cesontlesrideaux,dorés.Jen'aijamaisvuça.Noussommesbienlogéesetbiennourriesaussi.Alorslesautresestimentquec'estsuffisant.Commemoi,ellesviennentdepaysaffamés.Chezelles,ellesontvéculamisère!Pournepasmanquer,ellessontprêtesàtout,n'importequellesituationplutôtquelapauvreté.Elless'estimentchanceusesd'apparteniràunseulhomme,àl'abridelarue.Ici,ellesnesontpasforcéesdetravailler,aucontraire,illeurestinterditdemeneruneactivitéquellequ'ellesoit.

Ahmedaétablilalistedesrèglesenvigueurdanssamaison.Écritesnullepart,àmoidelesretenirafindenepaslestransgresserbêtement,paroubli.Enfait,nousn'avonsaucundroitetsurtoutpasceluidesortir.Ilfautresteràl'intérieur,s'occupertoutelajournéecommeonpeutetattendre,lesoir,leretourdupatron.Moi,jenel'attendspas,jevoudraisaucontrairequ'ilnerentre pas ou fatigué, incapable de me faire du mal. Je croise les doigts pour qu'il ne mechoisisse pas, qu'il opte pour les femmes à côté qui, elles, se sont faites belles,s'enorgueillissentdelechérirquandmoijem'obstineàlehaïr.

*Entantquedernièrerecrue,j'aimalheureusementl'honneurd'êtrelafavorite.Larésistance

que je lui oppose, peut-être, l'excite. Le soir, Ahmed se montre souvent dans mon studio.Commej'essaiedemedéroberàsesenvies,ils'énerve.Ilcommenceparmemenacer,ensuite,ilpasseauxactes.Laviolencenel'effraiepas, ils'yengouffrenaturellement.Ilfinit toujoursparmedominer.Pourtant,jenecessedelutter.Àchaqueassaut,jemecabre,jeruepourquemonmarineme ligotepas.Saba luia indiqué la façondemecontrôler,de fairedemoiunegaminedocile:lesliens.Quandilm'attrape,réfugiéedansuncoindel'appartement,ilentravemespiedsetmesmainsavecdesfoulards.Ilfaitdesnœudsétroitsquinemelaissentaucunechancedemedégager.Unefoislesgarrotsposés,jesuisàsamerci.Pourm'empêcherderouleroudemecambrer,ilmebloqueavecsesgenouxqu'ilenfoncedansmescuissesjusqu'àmefairehurler.Aveclapointedesescoudesaussi,ilmefaitmalauventre,àlagorge,ilm'asphyxie.J'étouffesoussesprises.

Parfois,quandilpeineàmemettrelamaindessus,ilutiliseseschaussures.Ilm'enlanceune,danslevisageenpriorité,etprendl'autrepourmefrapper.Undesesjeuxdeprédilection,c'est celui du fil électrique. Ilme fouette avec, attachée ou pas. Si je suis loin, il s'en sertcommed'unlasso,etquandjesuissoumise,ilmetapeavec.Unjour,j'aientendudirequepourdresserlesanimaux,ilnefallaitpasutilisersamaindirectementmaisdesustensiles,baguettes,fouets,bâtons…pourgarderunedistance,leurenseignerlerespectdumaître.Instinctivement,Ahmedsuitcettetechnique.Pourmeréduire,m'apprendreàn'êtrerien,àobéiràsesdésirsquisontdesordres.Ilestl'hommedelamaison,ilestl'homme,l'autoritésuprême,presquel'égaldeDieu.D'ailleurs,ilalepouvoirdevieetdemortsurmoi.

*CommeAhmedaujourd'hui,hiermonpèreconsidéraitdétenircesdroitsabsolussurmoi.

Ilpensaitqu'étantmongéniteur, ilpouvait reprendres'ilvoulaitcequ'ilm'avaitdonné.Et laseulechosequ'ilm'aitjamaisdonnée,c'estlavie,uncadeauvicieux.Enmêmetemps,iln'avaitpasgrand-chosed'autreàm'offrir.

Monpèreestunpauvrehomme.Grand,beau,élégant,ilaétégâtéparlanature.Alorsilapris l'habitude de faire le joli cœur, d'user de ses charmes pour obtenir ce qu'il veut. Il afréquentélesfemmesquiluiétaientutiles.Commeça,ilaépousémamèreetsonbien,etasutirerprofitdel'ingéniositédesasœur.Ilnes'estillustrédansaucundomainesauflacupiditéetla paresse. Comme beaucoup d'hommes, il a fait plein d'enfants à sa femme. Pas pour lesnourrirmaisqu'ilsluirapportentunjourdequoinepastravailler.

En attendant que nous soyons rentables, Saba a trouvé un métier à mon père en luifournissant une voiture. Il peut faire le taxi.Quelques heures dans la journée, il conduit sonvéhicule.Ilfaitdespausesentrelesclients,souvent.Aveclerevenudesescourses,ilboitdescoupsetlaisseàmamèrelesoindegagnerl'argentdelamaison.

Petite,sonvisageenlamedecouteauetsonregardperçantmefaisaientpeur.J'évitaisdelui déplaire, je craignais les colères qui le rendaient mauvais, agressif. Parfois il setransformait en hommeméchant. Il lui arrivait de devenir teigneux comme ça, naturellement.ChezSaba,j'aivitenotélespointscommunsentrelasœuretlefrère,lafoliedanslesang,lecôtéimprévisibleetsombre.Unjour,alorsquej'habitaisdéjàchezmatante,onm'aenvoyéefaireunecourseenfind'après-midi.Surlaroute,j'aicroisépapadanssontaxi,auvolant.Danslalumièredusoleilcouchant,j'aisaisisonregard,bizarre,posésurmoi.Enm'apercevant,ilachangésatrajectoire,ils'estdirigéversmoi.D'abord,j'aicruqu'ilvenaitàmarencontre.Bienquelegestedevenirmeparlersoitinhabituel.Puis,danslessecondesquiontsuivi,quandsonintention est devenue évidente, me renverser comme une quille, je n'ai pas voulu y croire.J'avaisneufans,maisj'étaisbienassezmûre,tannéerapidementparmatante,poursavoirquelesadultesnesontpasgentils.J'avaisdéjàcomprisquenonseulementilsnemeprotégeaientpas,maisqu'ilss'avéraientsouventmalveillants.

Cejour-là,monpèreabiencherchéàm'écraser.Normalement,quandonrejointquelqu'unenvoiture,onralentitenl'approchant.Lui,ilaaccéléréetafoncédroitsurmoi.J'aiàpeineeule temps deme jeter sur le côté en roulant pour éviter le pare-chocs lancé à grande vitessecontremoi.

Lui, ilaralentietcontinuésaroutetranquillement.Moi, jesuisrestéeparterre,danslapoussière rose, enroulée dans un point d'interrogation. Pourquoi mon père avait-il voulum'écraser?Qu'avais-jefaitpourqu'ildécidedelapeinecapitale?J'avaisbeaumeremémorerles derniers jours, les derniersmois, je ne retrouvais pas l'erreur, la bêtise, la faute,mêmeminime,quiavaitmispapadanscetétat.Jenem'ensuisjamaissouvenue.Probablementparcequ'iln'yavaitrienàserappeler.Jen'avaisrienfait,cen'étaitpasuneraison.

Jen'aipaspueffacerlascènedemonesprit.Lesyeuxdemonpèrequimetranspercent,lavoiturequi arriveà touteblinde,mon incompréhension…Physiquement, je ressembleàmongéniteur.Maispourlereste,commentpuis-jeêtrelafilled'unhommecruel?Unefillequ'ilestcapable de tuer. En fait, mon père est sujet à des pulsions sauvages. Mieux vaut alorsdisparaîtrepoursemettreà l'abridesafureur.Avantcette tentatived'assassinat, j'avaisdéjàététémoindesafolieetdesacruauté.Etsurleborddecetteroute,desimagessanglantesmesontapparuesenécho.

5

Démons

CHEZMESPARENTS,quandj'avaisquatreoucinqans,nousavionsunchien.Unpetitchiennoir,maigreetattachant.Ilétaitenjouéetaffectueux,jel'adorais.Jelecaressaisetjouaisaveclui tout le temps.Il faisaitdesbêtisescommen'importequel jeuneanimalmais ilnemordaitpas leshommesnine tuait les autresbêtes. Il s'amusait seulement à courser les chèvresdesvoisins. Lesquels se sont plaints à mon père, arguant qu'il était mauvais pour leur lait destresserdeschèvres.Pourmapart,j'avaistendanceàtrouverlafuitedesbiquesplutôtdrôleàvoir.

Alorsquandmonpèrem'ademandédeprendrenotrechienetdelesuivreenbalade,jenemesuispasméfiée.J'étaismêmeenthousiasted'allermepromenerendehorsdelavilleavecmonpère et le chien.Papaportait une tuniquebleue, sonkeffieh autour du cou et une toqueblanche, il n'était pas bien rasé et ne souriait pas. Ilmarchait devantmoi avec son bâton etprojetaituneombretrèslonguesurlecôté.NousnoussommeséloignésduVillagesurlarouteprincipale.Ilétaittôtdanslajournée,àuneheureoùlesoleilbrûle.Ensueur,lespiedsgonflésetchauffésàblanc,auboutd'unmoment,j'aicommencéàtrouverlecheminlongetdifficile,labalade pas trèsmarrante. La langue pendante,mon chien, avec son pelage noir, souffrait luiaussi.Nousavonsquittélavoiedéserteetnousavonsencoreparcourudescentainesdemètresentre les arbustes, lespierres et les scorpions, jusqu'àun ravin.Monpère s'est arrêté sur lebordets'estretourné.Lechien,lui,s'estcouchéàmespieds,tropheureuxdesereposer.Papaavaitune tête étrange, il ne se ressemblaitplus.Onaurait dit qu'il était envahiparunespritdémoniaque.D'unpasdécidé,luietsonbâtonsesontavancésversnous.Papaaattrapénotrechiend'unemainetavecsonbâton,luiaassénéuncoupfatalsurlanuque.

J'ai crié. J'ai vu ses yeux exorbités et sa nuque qui pend. J'ai entendu son couinementquandmonpèrel'asoulevéetqu'instinctivement, ilasuqu'ilallaitmourir.Malgrél'étuvedudésert,d'uncoup, j'ai eu froid.Une foismonchienassommé,monpère l'a lâchécommeunepoubelledansleprécipice.Moi,j'aieuleréflexedecourirpourvoirmonpetitchientomber,serétrécirjusqu'àn'êtreplusqu'unpointnoircercléderougeenbas.J'airegardémonpère,j'aivuunmonstreetj'aieutrèspeur.Jesanglotais,maisilm'aordonnédemetaire.J'aiessayéde

ravalermes larmes, deme convaincre que rien ne s'était produit, que j'allais retrouvermonchien à lamaison. En vain. J'étais effondrée de l'avoir perdu… et d'avoir perdumon père.Intérieurement, je l'ai renié ce jour-là. S'il était capable d'abattre une bête inoffensive etadorabledecettemanière,devantmoi,sapetitefille,c'estqu'ilétaitleMal.Jenevoulaisplusêtresapetite fille.Jene l'étaisplus,d'ailleurs : jevenaisdevieillirenunéclair.Commesij'avaisrencontréleDiableetqu'ilm'avaiteffrayée.Définitivement.

*Avec mon père, ma mère est toujours restée prudente. Elle ne s'est jamais opposée

ouvertementà lui.Elle savaitqu'ilpouvait êtreundangerpourelleetpour sesenfants.Elleavaitpeur...

Quandàmonpère,enmeplaçantchezmatante,peut-êtrecherchait-ilàm'éloignerdecetteambiancemalsainepours'empêcherdemefairedumal.

En échappant à Adamou, j'étais finalement tombée dans les griffes de sa sœur. Unesolution empoisonnée. Et, comble de l'ironie, Saba m'avait trouvé un mari aussi peurecommandable que mon père. Seulement beaucoup plus riche pour être susceptible de «m'épouser»,l'expressionemployéeicipourdirehypocritement«m'acheter».

6

Fixée

JEDORSPROFONDÉMENT.Jedoisavouerquejemesuiscouchéeilyaàpeineuneheure.Ilfaisaitnoirmaislecoqchantaitdéjà.Confortablementallongéedanslelitdemaprisondorée,bercée par les rêves que le film regardé cette nuit m'a inspirés, je fuis momentanément ladouleur.Mais jesuis ramenéebrutalementàmasituationparAhmed. Ilaprisunechaussurepourmetaper.Iln'essaiepasdemeréveillerenm'appelant,ilmefrappedirectement,pourêtrebiensûrd'êtreentendu.Ilsouhaitequejeprie,quejesoisunebonnepratiquantequiselèveàl'aube. Avec ses coups de chaussure, il m'insulte, me traite de tous les noms d'oiseaux, demécréantesurtout.Selonlui,prierestessentiel.Peuimportecommentilagit,dumomentqu'ilprie,ilestunebonnepersonnequineserapaschâtiée.Pourtant,jemesenspluscroyantequelui.Dieu,moi,jen'aiqueluicommesauveur.

Bienquejetentedefairebarrageaveclesbras,ilatteintmonvisage.Jehurlepourqu'ilarrête. En vain. Mes cris ne sont jamais suivis d'aucun effet. Ni les autres femmes, ni lesvoisins–nonplusici–nilesserviteursnes'enmêlent.Commetoujours,jemeretrouveseuleavecmes appels au secours. Je sautehorsdu lit pour tenterd'esquiver l'offensivemaismonmari, tenace,mepoursuitde sahargne. Je suis touteprêteàobtempérer. Ilmedonneencorequelquescoupsdepied,pourleplaisir,puisquittemachambre.Danslefond,jecroisquetoutsert de prétexte : Ahmed me frappe de toute façon. Il éprouve un plaisir évident. Commed'autres courent pour se défouler,monmarime bat. Parmi les femmes du harem, je suis lamoins obéissante alors c'est sur moi que notre mari se fait les nerfs. Les autres donnentsatisfaction parce qu'elles sont dociles, des épouses patientes et attentionnées, des femmesdévouées à leur mari. Elles se félicitent de leur sort, affichent un bonheur mou que jecomprendsmaisquimedégoûte.Eneffet, ellesmangentà leur faim,ellesne fontmêmequecela,manger. Le luxe des appartements les conforte dans l'illusion d'une belle vie. En plus,maintenant, grâce à moi, elles ont obtenu de quoi occuper leur journée, autre que lespâtisseries.

J'aisuppliéAhmeddem'offrirunlecteurdecassettesetdesfilms.Pourarriveràmesfins,j'aisoulignél'effetlénifiantdesprojections,j'aipromisquejeseraispluscalmesijepouvais

medétendredevantunécran.Ilacédéàmesargumentsetarapportépourtoutlemondedestélés avec lecteurs HS. C'est comme ça que je suis devenue noctambule. Et complètementintoxiquéeauxfilmsBollywood.

Lesautresfemmess'organisentdesséancespendantlajournéemaismoi,jetrouvelanuitplus appropriée, plus douce, pour regarder des films romantiques.Le ciel étoilé et lesmotsd'amour que s'échangent les couples contrariés par des méchants (néanmoins plus gentilsqu'Ahmed)meremplissentdechaleur,metouchent,meredonnentfoienlavie.Jeviensd'avoirdouzeansetàmonâge,rienn'estnormal.Jenevaispasàl'école,jesuisenferméeàdomicileet jeveille lanuitdevant la télé. Jen'aipasencoreatteint l'adolescenceetpourtant jemènel'existenced'unefemme.Avecdesrestesd'immaturitédusàmonignorance…

*Enmecouchantcesoir, jemesuis renducompteque jesaignais.Mondrap,humide,se

montresanguinolentquandjerallume.Jepaniqueparcequejenesaispasd'oùvientlesang.Jenemesuispasblesséeaujourd'huietAhmednem'apas tapée.C'estentre les jambesque jesaignecommelapremièrefoisoùmonmarim'aprisedeforce.Effrayée, j'essaiedenettoyermonlitetdemettredesserviettesdebainsousmoi.Lelendemain,jevaisvoirlaseulecopineque j'ai. Aïssa habite dans la rue et quand je suis autorisée à sortir pour m'acheter desvêtements, je passe discuter avec elle. Plus âgéequemoi – je l'estime à ses seins déjà trèsproéminents alors que je n'ai que deux tétons pour l'instant –, elle a fait des études et restecélibatairecequiluivautd'êtrevuecommeunemarginale.Unefemme,ici,doitnécessairementse marier, sinon elle est rejetée. Gentille et intelligente, je respecte Aïssa et j'écoute sesconseils.Ellepeutcertainementmerenseigner,medirepourquoijeperdsdusang,m'emmenervoirundocteur.

L'inquiétudem'aempêchéededormir,j'aidescernesquandj'abordeAïssa.Elles'alarmeà son tour : pourquoi je fais cette tête tourmentée ? Je lui confie les raisons de mon airsoucieux.Ellemeposedeuxtroisquestionset,soudain,explosederire.Biensûr,jemevexe.Ellesemoquedemonproblèmequiàmoiparaîtgrave.Jemelèvepourpartir.Ellemeretientetm'expliquesérieusementquecesangn'estpas lesymptômed'unemaladie.Aucontraire, ilsignifiequejenesuispasstérile.Enfait,j'aimesrègles.Depuishier,jesuisunefemme.Prêteà enfanter… Je ne savais pas. Je ne sais rien.On nem'a rien appris hormis à supporter laviolenceensilence.Jenesaisnilireniécrire,àpeinecompter.Jeneconnaispasmoncorpsnilagéographie.Égayéeparlanouvelle,Aïssaessaiedem'entraînerdanssabonnehumeur.Maismoi, je suis triste. Elle me dit : « Tu as un mari et maintenant tu vas avoir des enfants. »Précisément,jenelesouhaitepas.Jeneveuxpasdeluienpère,jeneveuxpasdebébés,jeveuxm'enaller.

*Unmoisplus tard, je suis tombéeenceintemais jene suispasconscientede l'être. J'ai

bien remarqué avoir grossi. Mais je dévore de telles quantités de nourriture que matransformationnemechoquepas.Lesnausées,j'enaidepuisquejesuismariéeàAhmed.Messeins un peu maigres avant sont ronds et volumineux. Je me sens fatiguée alors que je netravaille pas, je dors beaucoup, le jour, et globalement je ne fais rien. Innocente commetoujours,jem'interrogesansplus.Jecontinuedemenerunevieinsignifiantequimêlelafictionlanuitetuneréalitésansespoirlejour.

Alorsquejesuisàsixmoisdegrossesseetdedéni, jemelèveunmatinavecdevivesdouleurs auventre.Mongeôlierqui entre commed'habitudepourme sortir du lit neme faitaucun effet. Jeme sens si lasse, je suis si tordue de douleur que jeme fiche bien qu'ilmemaltraite,c'estsecondaire.Ils'enrendcompteetmoninertiel'inquiète.Aprèsquelquesminutesàmevoiramorphe,ilfinitparm'emmeneràl'hôpital.

Là,unmédecinveutm'ausculter…Jerefusecatégoriquement.Ilesthorsdequestionquelegynécologuemetoucheàcetendroit-là.Maréactionl'énerveetils'enplaintàAhmedquinepeutriendire.C'esttoutàmonhonneurderefuserqu'unemaind'hommeautrequelasienneseposesurmoiàdesendroitsintimes.Alorsnousquittonsl'hôpitalensilenceet,unefoisarrivésàlamaison,jel'entendstéléphoner.Ilinviteunefemme,ungenrededoctoressequisoignelesgensduquartier.

Uneheureplustard,lafemmesemontreàmaportepouruneconsultation.Ellemesalue,s'approcheetmedemandedemedéshabiller.Commejesensque jepeuxavoirconfianceenelle, je m'exécute. Elle m'explique ensuite qu'elle va me toucher, me palper, pour essayerd'établirundiagnostic.Làencore,jelalaissefaire.Jen'aipaspeur.Ellen'estpasmatante,sonsourireprouvesabienveillance,sacharité.Etelleneconnaîtpaspersonnellementmonmari,ellenepeutpasêtreunedesesespionnes.Ellemetouchepartoutconsciencieusementet,aprèsunmoment,elledéclaresimplement:«Vousn'êtespasmalade.Vousêtesenceinte,deseptmois!»Jen'ycroispas.Maiselleneparaîtpasplaisanter.Àvoirmatêteincrédule,ellerépètesondiagnostic.Jesuissidéréemaisilmefautbienentendrelanouvelle,l'intégrer.Jedevraisêtreraviemaisjesuisseulementangoissée.Laguérisseuseobserveattentivementleseffetsdesonannonce.Elledoitpenser:«Pourtantjeneluiaipasditqu'elleétaitmalade!Pourquoiréagiraussimal?»Jeprendsmall'informationàcaused'Ahmed.Ellenesaitpasquiilest,combienilestnocif.Ellenepeutsefigurercombienl'idéed'êtreliéeàcethomme,departagerquoiquecesoitavecluimerévolte.Jeveuxbienavoirunenfantmaissurtoutpasdelui.

Pourtant… Je n'ai plus d'autre alternative, il est déjà trop tard, pas question d'avorter.Aprèsavoirraccompagnéladoctoresseàlaporte,monmariestrevenudansmachambre.Unsourire lui fend le visage et ses yeux brillent comme jamais. Elle a dû lui parler. Il sait. Ilcommenceparmereprocherd'être«unesacréeidiote»,d'être«assezbêtepourignorerunegrossesse»,d'avoirfaitvenirunmédecinpourrien,d'avoirdépensésonargentpourrien.Jenerépondspas.Chezmatante,jemesuishabituéeàl'insulte,àcequ'onmerabaissepourmieuxmedominer.Àlalongue,j'aiacquislesmoyensderesterstoïquequandonmejettelespiresméchancetés à la figure. Ahmed m'écrase et mon silence ne le déboute pas. Il me tient undiscoursde sadique,desmotsavec lesquels il exultedeme fairemal. Ilme reditque je luiappartiensetque,dorénavant,jeluisuistotalementsoumise.Avecunaircruel,ilmetoiseetmebalance:«Maintenant,tuvasavoirunenfant,tunepourrasplusjamaispartir,tuesattachéeàmoipourtoujours.Toiquivoulaist'enaller,c'estdommage,n'est-cepas?»Ilritensetapantlapoitrinedelamain.

À cet instant, je le déteste si fort que je sensmon cœur éclater de fureur. Je voudraispouvoir lepulvériserd'unregard.Jecroiscequ'ilénonceetpourtant, jevoudrais luidonnertort, lemettre au défi. Cette idée que lesmeilleuresmenottes – sans clés – à passer à desfemmes, c'est la maternité, me fait horreur. Ahmed, comme la plupart des hommes de sonespèce,consommateurdefemmespauvres,usedemoyenslamentables.Leplusironiqueétantquemêmesansenfants,ungrandnombredecesfemmesachetéesneserévoltentpas.Maisau

casoùellesauraientuninstantdeluciditéetunequelconqueenviedepartir,ellesdeviennentmères. Et, au rythme où les époux jouissent de leurs biens, ceux-ci portent fréquemment lavie…

Alourdie,jelesuisincontestablement.Maisàaucunmoment,jenemesensclouéeparcequ'enceinte. J'essaie de profiter de mon état pour éviter les coups, me faire oubliersexuellement, me faire admettre par les autres femmes. Étant la plus jeune et la moinsexpérimentée, je compte dans un premier temps sur elles pour m'initier. Mais, à les voirm'adresserdesregardsméchantsquandellesmecroisentdanslehall,j'abandonneensuitetoutespoir de sympathiser. Heureusement, pour les trucs de femme, j'ai ma copine Aïssa quicompatit.Ellem'encourageàvivrelesderniersmoisavantl'accouchementdanslapaix,voiredans le bonheur. Quand elle m'entend me plaindre, elle cherche à me rendre optimiste, medécrit les joiesdelamaternité,soulignecequejenevoisplus.Elledit :«C'estformidabled'êtremère, pense à ton enfant, c'est ça le plus important. » J'essaie, oui, de penser àmonenfant,demeconcentrersurlui,deleconsidérercommeunespoiràl'inversedecequ'Ahmedvoudraitquejepense.Jemeprépareaussiàaccoucheravecunesage-femme.

Monmari ne tient pas à ce que j'aille à l'hôpital. Peut-être craint-il que je parle ? Jepourraisdireàdesmédecinsoudesinfirmièresquejesuisretenueprisonnière.Quediraient-ils?Essaieraient-ilsdem'aider?Ouferaient-ils,commetoujours,lessourds-muets?Danslaville,d'autresfemmes,pleind'autresfemmes,doiventendurerunesituationsimilaire.

AuVillage, je n'étais pas la seule à être vendue. Et j'ai entendu parler dumois d'aoûtcommedelasaisondesmariagesforcés.Venusdepaysétrangers,destypesrichesdébarquentauVillage, entre autres, s'installent dans les hôtels et demandent où ils peuvent trouver desfillesàmarier.Avecleurpeauclaire,leurstraitsfins,leurtaillefineetleursilhouetteélancée,les Peules comme moi sont les plus recherchées. Il est rare que les visiteurs étrangers netrouventpas leurbonheur. Ilsne repartentpasseuls.En réalité, les filles lesattendent.Ellessontpréparées,dansl'optiquedumoisd'août,àêtrefourguées.Ledealparfoisamêmeétédéjàconcluàdistance.Alors,non,jenesuiscertainementpasuncasuniqueetici,d'autresjeunesfillessontcaptives,leventrerondetleregardbrumeux.

*Une petite fille, Hané, est venue aumonde. Je la tiens délicatement dansmes bras et,

comme toutes les jeunesmamansdumonde, je la trouvemagnifique. J'aibeauhaïr sonpère,j'aimeentièrementlebébé.Pourmoi,elleestMAfille.Lui,lepère,detoutefaçon,ilestdéçu.Ilauraitpréféréungarçonpourrenforcersonpouvoir.Avecsacollectiondefemmes,ilespèresurtout engendrerdeshéritiers.Parcequ'une fille, si onne lui trouvepasdemari, ellevousrestesurlesbras.Paslongtemps,parcequelepèremetrapidementlesfillesinutiles,c'est-à-direincasables,àlaporte.Laplupartdutemps,ellesfinissentparsedébrouillerpourgagnerleurvie.Ellesn'ontpasd'autresmoyens,ellesnesontpasformées.

Jeregardelafragilitédemonenfantetjepriepourqu'elleaitunbelavenir,plusrosequemonpassé.Jeconjurepourellelesort,j'imploreDieudelaprotéger.Ahmedaraison,ilauraitétépréférablequ'ellesoitungarçon.Elleseraitplusforte,elleaurait laloidesoncôtéet ledroitàlaparole.Ellepourraitdéciderdesavie,fairerespecterseschoix,êtreindépendante.Ellepourraitalleràl'école,exercerensuiteunmétierquiluiplaît.Ellepourraitmarcherlatêtehautedanslarue,sansvoile,libre.

Hanédevra faire face à la vie, commemoi,maintenant, je lutte pour nepasme laissermourir.J'enaiconscience,parcequ'elleestnéefille,illuifaudraducourageetdelavolonté.J'essaieraide luimontrercommentonsupporteetbientôt,un jour, je lesouhaitede toutmoncœur,jeluiindiqueraicommentongagne.D'icilà,jevaislaprotéger,lanourrir,lachoyer,luioffrir toute ladouceurpossibleavantqu'iln'yenaitplus. Jen'aique treizeansmais je suiscapable d'être une maman, une bonne mère, comme la mienne qui m'a enseigné les vraiesvaleurs,lapatience,lepardon,letravail,lecourage.Mamère,quimemanque.Ahmedabeausemoquerdemoi,demesgestes,medirequ'ilmepréfèreenfemme,qu'ila l'impressiondevoirunevache,jesuissereine.Jememoquedecequ'ilpeutbienmedire.Ilesténervéparcequ'ildoitsetenirloindemoi.Jesuisréfugiéedansmabulleavecmafille.

7

Lescadeaux

AHMEDN'ESTPASRESTÉ longtempssansme toucher.DèsqueHanéaeudeuxmois, ilareprisseshabitudesdemariagressif.Laprésencedubébédansmachambrenel'empêchepasdemeforcer,demefairepleurer.Ilarecommencéàmevioleràlamoindreoccasionetàmetaper,lematin.Monquotidienaveclui,faitdecoups,debrimadesetd'amertume,s'estremisenmarchetroppeudetempsaprèsl'accouchement.Àsonenfant,Ahmedaccordepeud'attention.Quandilentredanslachambre,iljetteàpeineuncoupd'œilducôtéduberceau.Ensoi,lesenfants,etsurtoutpaslesbébés,nel'intéressentpas.Pourlui, lesenfantssontunconcept.Ilssontdésincarnés,n'existentpasindividuellement.Ilssontuneentitéquis'appelle«dynastie».Lefaitquemonmaricollectionnelesgaminstrahitlerapportfroidqu'ilentretientaveceux.Entout, il en aura trente-trois de plus d'une dizaine de femmes différentes. Il est un géniteurexceptionnel,ilserépandpartoutmaissansamour.Ilélargitsatributantqu'ilpeut.Aucunedesesfemmes,etjenelesconnaispastoutes,n'utilisedemoyensdecontraception.Tantqu'ellessontenâgedefairedesenfants,illeshonoredegréoudeforce.Etellestombentenceintes.

Moiaussi.Toutletemps!AprèsHané,arriventsuccessivementKoulouaetMoussa,àdixmois d'intervalle chacun. Les pauvres, ils ne gardent pas longtemps le privilège d'être ledernier-né!Cesnaissancesrapprochéesmedistraient,medétournentdemonproblème.Monespritoccupéparlagestiondetouslesjoursaoublié,momentanément,l'évasion.Bienquejesoisaidéepourlestâchesdomestiques,monemploidutempsestinfernal.Jelesallaitetouslestrois et n'ai pasdenourricepourm'aider. Je suis fièredemes trois enfantsmaisobligéedereconnaître qu'être mère requiert beaucoup de sacrifices. Mes journées se surchargent dedétails essentiels, et mes nuits n'en sont plus. Ahmed, lui, se préoccupe davantage de maprogénituredepuisquej'aidonnénaissanceàunfils.IladmireMoussaqu'ilcompareàlui.«Aussi beau, aussi noble », dit-il sans deuxième degré en lui souriant. La modestie necaractérisepasmonmari.Sonintérêtpoursonfilsrestefurtif,cinqminutesenvironetpastouslesjours.

Ahmed est un homme très occupé. Il possède un immeuble dans lequel il loue deschambres, comme un hôtel. Son business, à l'entendre parler au téléphone, semble juteux.Àplusieursreprisesdansl'année,beaucoupdepersonnesaffluenticietdoiventseloger.Ahmedprofite de ce besoin, honteusement. Les chambres qu'il propose moyennant des sommesastronomiquessontsordides.Salesetmalentretenues,certainesn'ontpasmêmel'eaucourante,sontpourriesparlesmoisissuresethabitéesparlesrats.C'estlaplusvieillefemmed'Ahmed,Rakia,quimel'adit.

Quandlapériodedesfestivitésapproche,notremarisemontreparticulièrementallègre.Ilsavoureàl'avanceleprofit,imaginelestasdebilletsdonnéspardepauvresclientsnaïfs.Dansle salonde sonappartementoùnousallonsdans la journée, ledésordreprouvequ'onest enhautesaison.Despasseportss'empilentsurunbureau.Letenancierlesgardecommegaranties.Jenepeuxdétachermonœildecespasseports.Ilsmefontenvie.Jelesdésire,jelesvoudraispourpouvoirm'enaller.

Moi aussi, j'aime bien ces périodes de l'année parce qu'alors Ahmed disparaît. Uneatmosphèredelibertés'installedanslamaison,onentendlesfemmeschanter,lesgaminsjouer,hurler en se courant après. L'absence du maître me libère momentanément. Il a tendance àdisparaîtredeplusenplussouvent,deplusenpluslongtemps.Tranquilleavecmesenfants,jepeux faire venir Aïssa chezmoi, nous buvons le thé, prenons un repas ensemble. Le tempss'étire en coton dans lequel jeme repose.Ma copineme tient au courant des histoires d'unquartierauqueljenemesenspasappartenirparcequejesuisrecluse.NousbavardonstandisquejesurveilleHané,MoussaetKouloua.JemerappellecedontAhmedm'amenacée,ilyatroisans,neplusjamaispartir,m'arrimeràjamais.Pourl'instant,l'histoireluidonneraison:j'ai trois enfants et je ne suis pas prête à fuir. Je ne le conçois même pas. Il n'y a aucunepossibilité,mêmeenrêve,etmaintenant,enplus,j'aiunefamille.Jemesuisrésignée.

Aïssaessaiedemefairerireenmeracontantdesanecdotes.Ellemerassureavecsonrireclairetsesparolesoptimistes.

Les absences d'Ahmed ne comportent pas que des avantages. Avant de partir, il al'habitudedenousdonneràtoutesdel'argentpourquenousachetionsàmanger.Lespremierstemps,lesbilletsqu'ilnouslaissesuffisentlargementànousnourrir.Maissesséjourshorsdelamaisons'allongentetilneprévoitplus.Moi,jenesuispasdouéeavecl'argent.Jesaisunpeucomptermaismalalorsjenegèrepas.Jedépensetoutesmeséconomiesenunesemaine.Jesuisgourmandeetundestraiteursdelaruecuisineunplatdélicieux:durizavecdesmorceauxdemouton. D'autres vendent du couscous ou du poulet mariné. J'envoie la servante acheteraussidespâtisseries.Mangerestunedesraresoccupationspossiblesici.

Alors, à cause de la négligence d'Ahmed et demon sens déplorable de l'argent, jemeretrouve avecmes enfants dans une situation désagréable. Plus de quoimanger. La servantevientmevoirpourprendrelacommande,maisjesuiscontraintedelarenvoyerchezelle.Lespetitssemettentàpleurer,etmoiaveceux.Monorgueildansmapoche,jedemandedel'aideauxautresfemmes.Maisellesmerépondent,accablées,qu'ellesn'ontplusriennonplus.Ellesviennentde terminer leurs réservesdenourriture, elles s'inquiètentaussipour leurs rejetons.Bref,lamaisonentièrecriefamine.J'enveuxànotreépouxquis'envaetnouslaissesansse

soucierdenous.J'enveuxàcesfemmesquisontdansl'incapacitédemerendreservicedepuisquejesuisarrivée.J'enveuxàlavie.

Motivéeparmafaimetcelledemesenfants, jesorstrouverAïssapourluiconfiermonmalheur.Ellemeprépareimmédiatementunpanierderizetdepouletàrapporter.AucasoùAhmedtarderait,ellevaparleràundesépiciersdelarue,unami:«Net'inquiètepas,Fatima,jevaisluidirequetonmariestunhommericheetqu'ilviendralepayer,ilmeconnaît, jeteconnais,ilteferacrédit.»Monamiemesauveencoreunefois.

*Ahmedestrevenucinqjoursplustard.Ilasemblésurprisparnosremarquescommes'il

s'étonnaitquenousayonseufaim.Iln'auraitpasreconnusestortsdirectement.Parcontre,ilarapportédescadeauxpournous,sesfemmes,commes'ilsavaitqu'ilavaitfaituneerreur.D'unbeausacdevoyageencuir,ilsortdesbracelets,descolliersetdesbouclesd'oreillesenor,ilnous les tend sans un mot. Il joue au prince, je le vois bien. J'accepte ses présents, je leremercie.

AuNigeriaoùilfaitaussidesaffaires,ilprendl'habitudedem'emmeneraveclesenfants.Nousrésidonsdansunemaisonspacieuse,àKara-Karaàquelquescentainesdekilomètresàl'estdeLagos,lacapitale.Unbarbeléentourelapropriétégardéeparuncouplecharmantquivitdansunepetitemaisonàl'entrée:MoumounietZoulaham'aidentàm'occuperdesenfantsquandjeséjournelà.Àpartlesdeuxgardiens,jedécouvred'autresfemmes.ElleshabitentdanslamaisonetsontofficiellementuniesàAhmed.

Après moi, dans son pays, il en a épousé deux de plus, transgressant ainsi la loi quil'autoriseàn'avoirquequatrefemmes.Ici,encoredeuxsupplémentaires,cequiluifait,entout,unharemdehuittêtes!Insatiablemari.DanslamaisondeKara-Kara,ilm'abandonne,commeil le fait dans la résidence principale, avec trop peud'argent de pochepour subvenir àmesbesoins. L'une de ses épouses locales répète sans cesse : « Il est parti parce qu'il fait dubusiness. » Elle savoure le terme « business », le prononce comme s'il était magique etmystérieux. En tout cas, il donne tous les droits à Ahmed. Ici non plus, les femmes ne serebellent pas.Avec quelques grammes d'or, l'époux neutralise toute velléité demutinerie.ÀKara-Kara,ilmetdessemainesàregagnerlenid.Alors,lesbijouxpourcompenserdébordentdesonsacetlesfemmeshurlentdejoie.

Lesenfants,jelevoisbien,préfèrentêtreicidanslejardinaveclesgardiensquilesfontjouerquedanslavilled'Ahmed,oùilssontconfinés.Encequimeconcerne,lesdeuxendroitssevalent,appartiennentàAhmed,sontsynonymesd'enfermement.Jenelesupporteplusluietsesviolences.L'enviedelequittermonteenmoicommeunvolcan.Lesondelafuitesefaitassourdissant,pressant.Jenepeuxplusl'étouffer.

Etilexploselorsque,rentréechezlui,jevisionneunfilmindiendontl'histoireproduitenmoiunerévélation.Ils'agitd'unejeunefemmequ'onamariéedeforce.Elleéprouvehaineetméprispoursonvieilépouxquiluifaitsubirtoutessortesdeviolences.D'abordeffondrée,auborddusuicide,ellerencontreparlasuiteunsagequilaconvaincdes'évader.Cequ'ellefait.Sonmarilapoursuitmaiselleparvientàlesemeretàsemettresouslaprotectiond'unhommebeau et riche dont elle tombe amoureuse. Le sauveur se bat avec leméchantmari, gagne etépousel'héroïne.Jesuisbouleverséeparlesimagesdelajeunefemmequiréussitàs'échapper.

Sonmalheurrésonneenmoietsoncouragem'exalte.Alorsqu'elleestcoincée,sansespoirdedéviersondestin,ellebravelaloi.Bienque,faceàsonmari,ellesoitfaible,sansressources,ellesortvictorieuseducombat.Moncœurs'agite,jesuisenvahieparuneénergiefulgurantequiatteint mon cerveau. Il ne s'agit certes que d'un film, d'une fiction, mais qui matérialise lapossibilité de fuir. Il est concevable d'échapper à sa situation, aussi désespérée soit-elle.Bollywoodvientdediffuserenmoiunebrise,unventchauddeliberté,quinecesseraplusdem'agiter,derenverseràl'intérieurlesderniersobstaclesàmonémancipation.

Àpartirdecemoment, jenecessederéfléchiràlamanièredem'échapperdecetenferdoré.J'essaied'inventerunmoded'évasionquisoitleplussûrpossible.Entroisansdefilmsbollywoodiens, j'ai gagné en ruse, en prudence et en audace. Au contact d'Ahmed, dans lacontinuitédematante,j'aiapprisaussi.Àmetaire,àêtresournoise,àêtrerouée.Etsurtout,jegardemoncalme,jerésisteàlapanique,jemeforceàêtrerationnelle,logique.

D'abord,jepensequ'ilmefauttrouverunpasseportpoursortirdupaysetvoyageràmaguise.Étantdonnélepeudecontactsquej'aiaveclesgens,j'abandonnel'idéed'enacheterun.Parcontre,jepeuxlevoler.Régulièrement,àlamaison,Ahmedentassedespasseportssursonbureau et dans ses tiroirs. Ilme suffit deme servir…Et pour que çamarche, il faut que jedénichelebonpasseport,celuioùlaphotomeressemblera,oùlafilleauraàpeuprèsmonâgeetmonvisage.Çapeutprendredutemps.Maisêtrepatiente,jen'aiqueçaàfaire,alors…

ChezAhmed,dèsquejelepeux,dèsquelamaisons'estvidée,jemefaufiledanslesalonetj'examinetrèsvitelespasseportsunparun.Jemetsdesmoisàmettrelamainsuruneperle.Cettefois,c'estbon,surlaphoto,lafillepourraitêtremacousineoumasœur.Enfin,jevaispouvoirm'enaller.Jedérobelepasseportquejecachedansmesvêtements.Jesuissiexcitéequejenedorspluslanuitetmemontreextrêmementgaie.Lesenfantsserendentcomptequeleurmamanestcontenteetlesautresfemmesm'observent,sceptiques.J'aidécidédesoumettremesplansàAïssapourqu'ellepuissefacilitermonenvol.

MaisAhmedme fait savoir que nous retournons, pour la cinquième fois en sixmois, àKara-Kara.«Desaffairesimportantes»,explique-t-ilpourjustifierquenouspartionslesoirmême.Peut-être,pourmoi,sera-t-ilplusfaciledefuirduNigeria,quiestplusprocheduNigerqueleMoyen-Orient.Etpuis,auNigéria,ilyalesgardiensquipourrontprendresoindemestrois enfants, alors qu'ici les femmes d'Ahmed n'en ont cure. Je prépare les bagages danslesquels je dissimule tous les bijoux offerts et le passeport volé. Le changement soudain deprogrammenegâtepasmonenthousiasme.Jesuissûredemoi:jevaispartir.Peuimported'oùetoù.

8

Contretemps

MALGRÉMESPLANS,l'imminencedemondépart,jemesenstrèsfatiguéeenarrivantauNigeria.Peut-êtrelaperspectivedequittermesenfants…J'aibeaumerassurer,mejurerquejereviendrai plus tard les prendre, je suis profondément triste à l'idée de les laisser là. Jepourraism'évaderavecundemesgamins,maisavectrois,jesuissûrequenousnousferionsprendre.Etiln'estpasquestionquejechoisissel'undestrois.Alorsjesuisrésolueàdécamperseule,malgrélemalquejeressens,moncœurquisepincequandjelesregarde,qu'ilsmefontdegrandssouriresinnocents.

Jeme traîne tant que je commence àme demander si j'ai les forces nécessaires àmonprojet.Ladernièrefoisquej'aiéprouvéuntelépuisement,c'était…quandj'étaisenceintedeKouloua!

Obnubiléeparmonavenir,jen'aipasperçumonprésent.Eneffet,jesuisenceinte.Jenesaispasàquelstadedegrossessejemesituemais,apparemment,j'attendsunquatrièmeenfant.Cetteprisedeconsciencemetransperceetm'alourditd'uncoup.Pasmaintenant,paspossible,pasunautre,pasattendre.Lessignauxsebousculentdansmonesprit.J'aidéjàtroisenfantsd'unhommequejen'aimepas.Etilfaudraitmaintenantenattendreunautrequejelaisseraisaussi?Reportermafuite?Perturbéeparl'information,jetentedem'apaiser,devoirclair.

Je ne peux pas garder cet enfant. Il me faut trouver un moyen de m'en débarrasser ensecret.Depeurquelanouvelleneserépande,j'évitedefairevenirunmédecinquimediraitàcombien de mois je suis. Je discute le plus souvent possible avec Zoulaha, la femme dugardien, et j'amène dans la conversation, subrepticement, des histoires de maternité etd'avortementpourlafaireparler.Commeelleestbavarde,ellemelâchedansunflotdeparolesdesinformationsprécieuses.Jesuisaucourant,grâceàsesindiscrétions,delavieintimed'unedizainede femmesaumoins !Ellemeconfiequ'une telles'est faitavorterparceque l'enfantn'étaitpasdesonmari–aveclequelellen'avaitpascouchédepuisunan–,qu'uneautredeses

amiesaeurecoursàlafaiseused'angespournepasmettresasantéendangeravecunénièmeenfant…TouslescasdefiguresmesontprésentéssoigneusementparZoulaha.

Sauflemien.Danstoussesrécits,iln'ajamaisétéquestiond'unefemmevoulantéchapperàsonmari.ÀKara-Kara,çanese faitpasplusquechezAhmed.Quandonaunmari,on legarde.Aupire,onluiment,onsedébrouillepournepasluifaired'enfants,maisonresteaveclui.C'estlaloi,l'usage.Ycontrevenirpeutdéclencherlafoudre.Maismoi,jem'enficheparcequejesuismorteilyalongtemps.

J'aidéjàquinzeans,jenepeuxpasresterdansunsarcophage,jeveuxreprendremavie.Danstouteslesfemmesqu'ellemecite,elleinsistesurunequiauraiteurecoursàl'avortementplusieursfois,etquiestdevenuetristementcélèbrepourça.Jeretienscenomdansl'intentionderencontrerladameàlamauvaiseréputationdèsquepossible.

*En fait, Rabi vautmieux que sa réputation. Souriante et accueillantemalgré la honte à

laquelleon l'a condamnée, elleme fait le récitde savie.Commeellen'estpasmariée, ellesubvientà sesbesoinsencouchantàdroiteàgaucheavec l'épicier, lechauffeurdebus…ettombe naturellement tout le temps enceinte. Elle voudrait pouvoir utiliser des contraceptifsmaisellen'entrouvepas,c'estinterdit.Àdéfaut,elleditutiliser«lapiluledulendemain»quin'en est pas une. C'est samanière humoristique de désigner un truc qui ne la fait plus rire,l'avortement.Ellevam'aider.Jeveuxsavoircommentellefaitça,avecqui.Jesuispressée.

C'estledocteurSambaquisechargedetout.Iltravailleofficiellementàl'hôpitalcentraletRabiatoujoursétécontentedesontravail.Ilrespecteladiscrétionet,enplus,dit-elle,«ilesttrèshumain».Sonuniquedéfaut,ajoute-t-elle,c'estde«prendrecher».Moi,l'argent, jem'enmoque,cen'estpasunproblème.Ahmedm'endonneetpuis,aupire,j'aiavecmoil'ordesbijoux.EllemeparledudocteurSambacommed'unphilanthropequiprenddesontemps,enplusdesontravailàl'hôpitalcentral,pouraiderdesfemmesendétresse.Ainsiilarronditsesfins demois, il lemérite. Il officie chez lui, dans sa baignoire, explique Rabi. À l'hôpital,comptetenudel'illégalitédel'activité,c'estimpossible.

Parcequejesuisdansl'urgence,jemesouciepeudesconditionsdel'avortement.Jemedouteque,pourcela, iln'yapasdeconfortpuisqu'iln'yapasd'autorisation. Jedemande leminimum,resterenviepourpouvoirm'enaller.LapauvreRabi,elleaussi,doit retournersefaireavorteralorselleproposedem'emmener.Nousironsd'abordàl'hôpitalpourunesimpleconsultationavecledocteurSamba.Etensuite,l'opérationelle-mêmeseferadanssamaison.Rabivas'occuperdeprendrerendez-vousaveclebondocteur.

Ahmedétantabsent,jesuislibred'entreretsortir.Etdepuisquelquessemaines,envuedemondépartdéfinitif, je luidonne l'habitudedesortirplussouvent,sousprétextedefairedescourses,etjetarde,exprès,àrentreràlamaison.J'espèreainsiretarderl'alertelejourJ.Sij'aicoutumedeprendremontemps,personnenes'alarmeraennemevoyantpasrevenir.JepassechercherRabietnousnousrendons,entaxi,àl'hôpitaloùnousattendlegynécologue.

Lequelme fait trèsmauvaise impression.Nonqu'il soit impolioudésagréable. Il seraitplutôtmielleux.Maisilestsale,débraillé,dégoûtant.Lecoldesachemiseblanchequidépassedesablouses'estcolorésousl'effetdelacrasseetsonpantalongrisestparsemédetaches.Cequime rebute le plus, ce sont ses cheveux sales et emmêlés, sa barbiche qui pendouille etl'ongledupetitdoigtdesamaindroite,exceptionnellementlong,aveclequelilsecurel'oreilletoutens'adressantànous.Ilmefaitallongersurlatableetm'auscultependantquejeréprime

manausée.Aprèsquelquesminutes, ilm'autoriseàmerhabilleretmefaitasseoirenfacedelui.«Vousavezatteintlescinqmoisdegrossesse,commence-t-il,maisjepeuxencorequelquechosepourvous,moyennantfinances.»J'acquiesceetrelèvemesmanchespourluimontrerlesgrosbraceletsdorésquejeporteauxpoignets.Jeremarquelalueurdanssesyeuxetmesenssoulagée.Jem'estimetiréed'affaire,jesuissûredepouvoirmefaireavorter.Cettefois,j'ailesmoyensderésoudremonproblème,j'ailemédecinetl'argentpourlepayer.JeserrelamaindeSamba,nousvenonsdepasserunaccord.Nousavonsprisdate,leweek-endquisuit.

*Nonseulementjenem'inquiétaispas,maisj'avaishâtequecesoitfait.Alorslejourdit,

avecRabi, jen'aipashésitéà traverser lavilleetàmerendredansunezonedéfavoriséeetdangereuse.Lesenfantsjouentnusdanslarueaumilieudeschienserrantsetdesboutsdetôle.Lesmaisons, rudimentaires,précaires, endisent longsur leniveaudevieduquartier.Parmicetteexpositiondelogisdemisère,unemaisonpropre,fraîchementrepeinteenroseetvert,sedressefièrement.Ondiraitpresquequ'ellenarguelesautresbaraques,n'existequepourfaireressortirleurpauvreté.Lespectacletientàlafoisducomiqueetdutragique.

Le«palais»–commel'appellentleshabitants–appartientjustementaudocteurSamba.Jesuisunpeuchoquéedevoircombienilestriche.Cen'estpastantqu'ilsoitsinantiquimetroublemaislamanièredontilyestparvenu,enavortantàlachaîneàunprixélevé.Cesontlesventresdefemmesmalheureusesquiluirapportentautant.Ilexploiteleursouffrance,entireunprofitimmensequ'ilnerougitpasd'exhiber,enplus.

Quandj'émetscesdoutessurlefaiseurd'anges,Rabis'énerve.Ellemerépondsèchementquesij'aiuneautreidéequeSamba,jenemeprivepasdeluienfairepart.Ellearaison.Jenesuispasensituationdefaireladifficileoud'avoirdesproblèmesdeconscience.Alorsjeluidemande pardon et lui dis, enjouée : « Allons-y, entrons dans la belle maison. » En fait,maintenant,jenesuisplusdutoutdynamique.J'aitroppeurpourcela.Jen'aiplusconfiance.Remettremonventreentrelesmainssalesd'unhommecupideetmalhonnêtemefaitfroiddansle dos. Rabi, moins sentimentale que moi, habituée à cette adresse lugubre qui m'effraye,m'entraînedanssonsillage.

Entout,danslamaisondel'humaniste,nousvoyonsunequinzainedefemmesdetouslesâges.Troisd'entreellesattendent,commenous,dansl'entrée.Lesautressontallongéesdanslesquatrechambresquedessert lecouloir.Unegrosse femmeenboubouclinquant,quidoitêtrel'épousedugynécologue,nousfaitpatienterdansuncoin.Tandisquenousattendonssagement,unefemmepassesurunchariotpousséparunmédecin.Ellepleurededouleuretlesdrapssousellesontensanglantés.L'imagenemeplaîtpasdutout.Mapeurnefaitques'intensifier.

C'estRabi qui entre la première dans la salle de tortures. Je l'embrasse aumoment oùSambal'appelle,jeluisouhaitebonnechance.Etjetrouveletempslongpendantqu'elleestlà-dedansentraindesefairecharcuter.J'essaiedecomprendrecommentilpeutenleverlebébédu ventre. J'ai entendu plus jeune des histoires horribles là-dessus. Les avorteurscommenceraient par démembrer le bébé pour le sortir plus facilement. Les récits les plusterrifiants circulaient sur lesméthodesd'avortement, certainementpourdissuader les femmesdelessuivre.Pourtrompermonangoisse,jediscuteavecunejeunefemmeàcôtédemoiqui,commeRabi,estdéjàpasséeparlà.Elleenparlecommed'unactebanal,insignifiant.Ellemedit,etçamefrappe:«Onoublievitejusqu'auprochain.»

Jedécouvreaujourd'huiàquelpointlesfemmes,poursurvivre,sontforcéesdepercevoircommeanodinsdesévénements épouvantables.En fait, qu'on soit sinombreusesàdevoir se

faire avorter et que certaines d'entre nous le subissent plusieurs fois neme rassure pas.Aucontraire,çameterrifie.Àunmoment, lafillesemetàchuchoter,ellemeconfiequeSambaparfoisdemandeplusquedel'argent.Siunepatientealemalheurdeluiplaire,ilexigequ'ellecoucheavecluisinonilnel'avortepas.Lafillemedécritparlemenucequ'ilafaitàl'unedesescopinesetconclutque,depuis,ellen'aplusjamaislaisséunhommel'effleurer.JecroiselesdoigtspourqueSambanemetrouvepasàsongoût.

Totalement comateuse, Rabi vient de sortir de l'antre et elle est amenée dans une deschambres où les femmes opérées sont entassées. Ilm'est impossible de lui parler parce queSambam'emmène,iln'apasdetempsàperdre,ildoitrentabilisersonsamedi.Lapièce,unegrandesalledebainsquiremplacelasalled'opération,estuncapharnaüm.Destissussouillésjonchentlesol,desinstrumentsenferblancetrouges'enchevêtrentdanslelavabo;etdanslabaignoire,c'estpire,destraînéescerisedonnentl'impressionqu'unfilmd'horreuraététournéici.Dusangpartout,jusquesurleboutdelabarbedeSamba.Etdanssesyeuxaussi,enreflet.Peut-êtrequejevaismourirdanscettebaignoire.Dieuseulsait…Jeprie, jem'enremetsausort,jemeraisonnepournepasmemettrehorsdeportéedecetteseringueanesthésiantequetientlevilaindocteur.

*Quand je me suis réveillée, j'étais couchée sur un matelas à côté de Rabi. À moitié

endormie,ellemurmuraitdesparolesincompréhensibles.Ellesemblaittrèsnerveusedanssondemi-sommeiletdesgouttesdesueurperlaientàsonfront.Pourluiparler,j'aicherchéàfaireunmouvement sur le côté.Une douleur aiguë dans le ventrem'en a dissuadée. Je crois êtrerestée quelques heures comme ça, à côté de Rabi. Et puis, quand je me suis sentie plusvaillante, j'aiaidémonamieetnoussommesrepartiescommenousétionsvenues.Seulementpluslégèresd'unenfantetdequelquesbillets.

Dans la voiture, Rabi ne paraissait pas avoir repris complètement ses esprits. Ellecontinuait de divaguer, de me tenir des propos obscurs. J'ai mis son état sur le compte del'anesthésiant qui devait toujours agir.Mais aumoment de l'embrasser, devant chez elle, j'aisenti la chaleur de ses joues. Elle avait de la fièvre, voilà pourquoi elle délirait. Je lui aiconseillé de se reposer et de faire venir un médecin si la fièvre ne passait pas. Elle m'aregardée bizarrement,m'a ditmerci et a disparu derrière la porte. Je suis rentrée chezmoi,immensémentlasseetvaguementsoucieuse.Ahmedn'étaitpaslà,j'aipudormir.

Deuxjoursplustard,j'aiapprisparZoulahaqueRabiétaitdécédée.Toutlemondeétaitau courant qu'elle n'avait pas survécu à un avortement.Lagardienne, ignorante demes liensavec lamorte,me livrait desdétails que jenevoulais pas connaître.Rabi avait étévictimed'une infection qui s'était généralisée. Je la revoyais amorphe sur le matelas immonde deSamba. J'avais enviedepleurerde rage.Son regard endescendantdu taxim'avait prévenuequ'elleallaitmourir.Maismoi, jen'avaispascomprisqu'elleétaitendanger.Jen'avais rienfaitpourelle.Çaauraitpuêtremoi.

9

Aurevoir,mesenfants

FINALEMENT,ilafallurentrerauMoyen-Orient.Outresonbusinessquil'appelait,AhmedestimaitquejeprenaisunpeutropdelibertéàKara-Kara.J'étaismoinssurveillée.Ilavaitprisdesappartementsàl'autreboutdelavillepoursesdeuxautresfemmesetilconnaissaitassezles deux gardiens pour s'apercevoir qu'ils m'aimaient bien et ne me dénonceraient pas. EnquittantleNigeria,ilm'afaitcomprendrequenousnereviendrionspastoutdesuite.Commemoi,ilpréféraityvivremaissesaffairesetlaprudencevoulaientquenousrestionsdanssonpays.Ilmefallaitencoremodifiermesplans.Là-bas,pourm'aideràm'enfuir,j'auraiAïssa,unvéritablejoker,unealliéeprécieuse.Mesenfantsregrettaientdequitterlecoupledegardiensmaisj'essayaisdelesconsolerenleurdisantqu'ilslesreverraientbientôt.J'enétaiscertaine.Dèsquejequitteraislamaison,AhmeddéposeraitnosenfantsauNigeria.

Ilssontpetits,ilsontbesoinqu'ons'occuped'eux,qu'onlesaimequotidiennement.Jesuisanéantieàl'idéedelesquitter.L'aînée,Hané,montredéjàunsacrécaractère.Têtue,ellen'obéitpas facilementetprovoque lesadultesqui essaientd'avoir autorité surelle.Elleadebeauxyeux et le nez fin de son père.Kouloua est plus facile, plus rêveuse aussi. Contrairement àHané, elle ne parle pasmais explore tous les espaces qui s'offrent à elle. Le petit dernier,Moussa, est le bébé le plus souriant que j'ai eu. Si gracieux que les épouses d'Ahmed mel'envient. Depuis sa naissance, il n'a presque jamais pleuré. Il vous regarde et rit. MêmeAhmed, qui a l'habitude d'ignorer ses filles, se laisse toucher par les risettes deMoussa, lebébéstar.Jemesuisposélaquestionmillefoisdelesabandonner.J'aipleurédansmonlit,lanuit,enimaginantlesenfantsdemanderoùestleurmère.Maismadécisionestirrévocable.Jel'ai longuement mûrie, au fil des souffrances administrées, des viols, des humiliations. Leschaînesposéesautourdemoncou,meschevilles,etmespoignéesserontbientôtdéfaites.

Ici,j'aicontinuédesortiretderentrertard,defairebougerlecadrepourm'évaporerplusdiscrètement.AvecAïssa,nousavonstoutorganisé.Parcequ'ellevitenmarginale,elleconnaîtdestypesunpeulouches,susceptiblesdem'accompagneràl'aéroportetdemetrouverlà-bas

unbilletd'avionrapidement.Toutestprêtpourmondépart.J'aiprévud'atterrirauNigeriapouratteindreleNigerparlaroute.Après,jeverrai…

*Cematin,jemeréveilletroptôt.J'essaiedenepasquittermonlitpournepassusciterdes

soupçonschezAhmedquiconnaîtmeshabitudes.J'écoutelesoiseauxet,dansmatête,jeleurréponds.Bientôt, jevais être librecommeeux. Il faitbeau, le soleil semontreà travers lespersiennes.Le jourm'attend pourme sauver.Hier soir, alors queAhmed dormait déjà avecl'unedesesconcubines, j'airassemblémesbijouxet jesuisalléedanssonbureauemprunterquelquesdollarsenliasses,quejeneluirendraijamais.J'airangétoutçasousunetablettedemaquillage,dansunvanity-caseaveclequelj'ai l'habitudedevoyager.J'aipréparéunepetitevalise qu'à 23 heures j'ai déposée devant la porte de lamaison.Aïssam'y attendait pour larécupéreretlagarderchezelleaujourd'hui.

J'aiditàAhmedquematanteestenvilleetquejevaislarejoindredanslecentre.Jesaispertinemmentqu'ilnetenterarienpourm'enempêcher.IlcraintSaba.C'estunefemmedetêteque les hommes respectent ici. Elle connaît leurs vices, leur passé, elle peut les faire taire.AlorslasimpleévocationdematantesuffitàfairepeuràAhmed.Depuisquej'aicomprisça,j'enprofite.J'inventedescoupsdefilavecelleetdesavisqu'elleauraitsurtelleoutellechosepour influencermon époux.Ahmedpense que je serai avec elle cet après-midi alors que jeseraientraindem'échapper.J'appréciel'ironiedemonmensonge.

Jemesuishabilléeennoir, j'aide longuesbouclesd'oreillesenor, et le restem'attenddansmonvanity-casequej'aidissimulédansleplacarddel'entréepourleprendreauderniermoment,avantdefermerlaporte.J'aiprismonpetitdéjeuneraveclesenfants,commetouslesmatins.Ilsontbonappétit,çamerassuresurleursanté.Jelesregardefixement, jeveuxleurimageavecmoi,vivante,alorsjelacapturemaintenant.Jemefaisbelle,jeneveuxpasraterma sortie. Je téléphone à Aïssa pour qu'elle passe le message à mon escorte. Ça y est, jetraverse l'entrée, d'un pas souple, aussi légèrement que si j'allais revenir tout à l'heure.Bizarrement,Moussa semet àpleurer enme suivant. Je ris et lui faisdesbaisers. Je répètemécaniquement:«Nepleurepas,monange,mamanrevient.»Mesparoles,troppeusincères,nel'apaisentpas.Ils'accrocheàmesjambesencriant.Jenedoissurtoutpascraquer,nepaspleurer avec lui, ne pas changer d'avis. Ahmed qui travaillait tranquillement dans le salonapparaît dans l'entrée, attiré par les hurlements de Moussa. Il fronce les sourcils en nousregardant. Je tremble. Il s'approche lentement, je baisse les yeux vers mon fils. Ahmed sepencheetleprenddanssesbras.Illuicaresselatêteetluiparlepourlecalmer.Ilss'envontcommeçavers lesalon.Jerestedeuxsecondesseuledansl'entrée,émue, transie, lavoixdemon fils dans l'oreille. Puis je reprendsmes esprits, je réagis, je récupère le vanity-case etclaquelaportederrièremoi.

ChezAïssa,deuxtypesm'attendentavecunevoitureetdesarmesdanslapocheaucasoùma fuite tournerait mal. Ma copine me sert un thé tout en me faisant une multitude derecommandations.Enpassant saporte, jeme suis effondrée. Jepleuraisde laissermes troisenfantsmaisaussidesoulagement.Enfin,jesuisdehors.Tantquejen'auraipasquittécepays,jeneseraipasensécurité.Jemehâte,serreAïssachaleureusementdansmesbras,laremerciepourtoutcequ'elleafaitpourmoietgrimpedanslavoituredemesacolytes.

Ils ont comme consigne de se dépêcher. Je dois quitter le territoire, c'est urgent. Je lespaye grassement pour leur rapidité. Ils ont des mines patibulaires et si Aïssa n'avait pas

confianceeneux,jenelessuivraispas.Ilsconduisentvite,enslalomantdansletrafic.Jemesuisallongéeàl'arrièreduvéhicule.Jepréfèrenepasprendrelerisquequel'onmevoie.Jerestecachée,jeportedeslunettesdesoleilquejenecomptepasôtertoutdesuite.Quandnousarrivonsàl'aéroport,jenesorspasdelavoiture.J'attendspatiemmentquelesdeuxhommesseprocurentpourmoiunbilletd'avion.Ilsontmonpasseportetdescontactsétroitsavecdesgensauxguichets.Enfilantunbillet,ilspeuventobtenirn'importequoi,oupresque.

Ils ne tardent pas à revenir avec le billet à la main.Mon vol est annoncé dans trenteminutes,j'aijusteletempspourl'enregistrement.Noussommesconvenusaveclestypesqu'ilsnequitterontl'aéroportquequandmonavionseradansleciel,pasavant.Onnesaitjamais.J'aipeur queSaba appelle à lamaisonouquequelqu'unm'ait vuemonter dans la voiture tout àl'heure.Jenesuispasencorerassurée.

Enm'approchantduguichet,jejettedescoupsd'œilfurtifstoutautourdemoi.Jeveuxêtrecertaineden'êtrepassuivie.Jedonnediscrètementquelquesbilletsàmescompagnonspourlesservicesrendusetjemarchesurletarmacjusqu'àlapasserelle.Quandl'hôtessemesalue,jeluisouris, encore crispée. Par le hublot, jem'attends à voir débarquer des policiersmenés parAhmed.Mais rien ne se produit. Le pilote nous souhaite la bienvenue, sa voix est douce etconfiante.Ilditquelecielestclair,quelavoieestdégagée,ilannonceunbonvol.Jeveuxlecroire. Jememordille les lèvres, encore. Je bouclema ceinture et je ferme les yeux.Nousallonsdécoller.Jerespire.

10

Monor

MALGRÉLAFATIGUEdemesémotions,jen'aipaspudormirdansl'avion.Jepenseàmesenfants,abandonnés,quiseréveillerontdemainmatinsansleurmère.Etjeréfléchisàlasuitedesopérations.Jenesaispasencorequoifaire.Jeserremonvanity-caseentremespieds.Ilyamonavenirdedans.L'arrivéeàl'aéroportdeLagossepassebien.Onmecontrôle,onmelaissepasseravecmonvraifauxpasseport.Bizarrement,jenemesenspascoupablepourlafilledontj'aipiqué lespapiersd'identité,nipourAhmedquiapeut-êtreeudesproblèmesétantdonnéqu'iln'apaspurestituer lepasseportàsacliente.Maisquandonn'apas lechoix,onoublied'êtrefautive.Seull'objectifimporte,laliberté.

J'ai intérêtàquitterLagoset leNigeriaengénéral.Lesfemmesseulesysontendanger.C'est le territoire de trafiquants en tout genre, qui n'ont pas grand-chose à perdre et tout àgagner.Etce,par laviolencequiconstitue laseule règleàsuivre.Àchaquecoinderue,onpeutsefaireégorgerpourundollar.Danslacapitale,certainsadultessontdéfoncésàl'alcooletàl'héroïnequandlesenfants,eux,sniffentdessolvants.Lespectaclen'estpasréjouissantetnedonnepasenviedes'attarder.Heureusement,jeconnaisunpeuleNigeriapouryêtrevenueavecAhmedetj'ailebonheurd'êtreunefemmenoire;unechance,donc,deresterenvie.

Avant de laisser cette ville derrière moi, je me fais faire dans ce quartier derrièrel'aéroportunnouveaupasseporttoutneuf,avecmonvraiprénom,Fatima,maisunfauxnom.

Ensuite, je cherche un bus collectif, pas trop cher, qui puissem'emmener à la frontièrenigérienne. Il y en a qui partent toutes les dixminutes.Une fois dedans, jeme sentirai plustranquille,sûrederegagnermonpays.Jem'installeaufonddubusetdemandeauchauffeurdemeréveillerquandnousauronsgagnélafrontière.Endeuxminutes,jem'endors.Jerêvedemesenfants, je vois Ahmed avec ses sourcils froncés et le docteur Samba avec sa barbichediabolique,jepleuredansunechambrechezmatanteetdisaurevoiràmamèrepourlaénièmefois. Nous brinquebalons sur la mauvaise route mais les cahots ne m'extraient pas de monsommeil profond. C'est la douane nigériane, dans un village à cinquante kilomètres de la

frontière,quimesortviolemmentdemessonges.Ilsvérifient les identitéset lesbagages.Ilssont censés contrôler cequi sort dupays,disent-ils ennous faisantdescendredubus. Il faitchaudsurlaroutesablonneuseetleurcontrôleprendtropdetemps.Quandc'estàmontourdemontrermonpasseportetmesvalises,jenefrémispas.Pourmoi,jesuisenrèglealorsjenerisquerien.

Deuxhommesdontl'unalesyeuxinjectésdesangregardentattentivementmonpasseport,puis mon visage. Ils vont de l'un à l'autre plusieurs fois, au point de m'inquiéter de laressemblance entre la fille etmoi. Finalement, ils referment le passeport etm'ordonnent desortir toutes les affaires de ma maigre valise. Je m'exécute sans dire un mot. Ils saisissentensuite le vanity-case etmedemandent de l'ouvrir.Avec la clé que j'ai accrochée autourdemon cou, je retire le cadenas. Sur l'étage supérieur, j'ai rangé des cosmétiques, des fards àpaupière,desrougesàlèvres,descrayons…Maislesdouaniersnesecontententpasdecetteexpositiond'ustensilesdemaquillage.Ilsveulentexaminerl'étageinférieur.

J'aiconsciencequelaclénemerendpasserviceenl'occurrence.Ilspeuventlégitimements'interrogersur le faitque je fermeavecuncadenasmamallettedemaquillage.Le tempsderéfléchir,jejouedeuxminutesl'idiotequinecomprendpascequ'onluidit.Etpuis,jesuisbienobligéederetirerlecasieretleurmontrerlesbijoux.Àleurvue,ilssepétrifient.Autantd'oraumillimètrecarré !Jeperçoisun léger tremblementchez lesdeux.Etpuis ilsse regardent.C'estlàquejedéchiffreleursintentions.

Dupaysd'Ahmed,onm'alaisséesortiravecdel'or.Là-bas,c'estnormaletautorisé.Lesfemmescirculent souvent avecdeskilosd'or sur elle.Mais ici, auNigeria, les femmes sontpauvres, leshommesaussi,et l'ordemeureunmétalextraordinaireetpeufréquent.Alors lesdeuxtypesleconfisquent,sousprétextequ'ilnem'estpaspermisdevoyageravecautantd'or.Jem'insurgecontreleurdécision,jedemandeàparleràleurchef,jeperdsmoncalme.Maisilsm'opposent un sourire narquois, me répondent que ce sont eux les chefs, et exigent que jeremonteavecmesvalisesdanslebus.Jerefuse.Ilsm'ontprismonbienmaismoi,jenepartiraipassans.Impossible.Etjesuislibredemesmouvements.Jen'aipeut-êtrepasledroitdemepromener avec de l'or mais j'ai le droit de me promener, ou pas. Au bout d'unmoment derésistance,ilss'envontavecmesbijouxjetésdansunvieuxsacenplastique,melaissantlà,enpaniqueetencolère.Jesuischoquée,jeviensd'êtrevolée.Etjenepeuxpascorrompremesvoleurssansl'orqu'ilsm'ontpris.Écraséeparl'événementetlesoleil,jenebougepaspendantquelquesminutes.Puisjevaismemettreàl'ombreetprendreunthéàunepetiteéchoppe.Lafemmequilatientn'apasvulascèneaveclesdouaniers.Alorsjeluiraconteetluidemandeoùjepourraistrouverdel'aidepourrécupérermesbijoux.Compatissante,ladamemeconseilledemerendreàl'ambassadeduNigeretellem'expliqueoùellesetrouve.

Là-bas,onmefaitattendreunboutdetempsdansuncouloirinhospitalieroùlesmouchesbourdonnent et le ventilateur n'en finit pas demourir.Au début, je suis seule surmon banc.Maisaprès,unhomme,propre,avecuncostumebeige,rasédeprès,vients'asseoiràcôtédemoi.Aprèsdixminutesde silence, ilm'adresse laparole et seprésente. Il s'appelleHarunaMokti,ilestjournaliste,entreautres,pourlagazettelocale.Trèssympathique,ilmanifestesacuriositéetaveccourtoisiemedemandel'objetdemavisite.Jedoisavoirl'aircontrariée.Jesuis totalement affolée parma situation. J'essaie d'expliquer clairement àHaruna ce quim'aamenée à l'ambassade. Je taisma fuite d'Orient, évidemment, j'amorce le récit dans le bus.Pendantquejeluinarremonaventuremalheureuse,ilmeregardetristement.Ilparaîtpeinépar

l'anecdote.Enfait,cegenredefaitsseproduitsouventdanssonpays.Lacorruption,selonlui,gangrène tout et il ne sait pasquoi faire àpart des articlespour lutter contre lephénomène.C'estsonimpuissanceàchangerleschosesquileremplitdechagrin.Pourmoi,parcontre,etc'est labonnenouvelledansunesériedeconstatsnoirssur lasociété, ilpeutagir. Ilconnaîttoutlemondedanscevillageetsurtoutlesgensimportantsaveclesquelsiltravaille.

Il me fait immédiatement entrer dans le bureau du bras droit de l'ambassadeur et luiexpose mon problème. Le bonhomme en habit officiel opine du bonnet et assène d'un tonsolennel : « Nous allons régler ça très vite. » Je n'ai qu'à attendre dans son bureau, on vam'apporter des fruits et des boissons, il va s'occuper de tout. Comme je fais confianceintuitivementaujournaliste,jenemetspasendouteleurefficacité.Jevaispeut-êtrerevoirmesbijoux!

Pourtuerletemps,nousdiscutonsavecHaruna.Jeluiraconteunpeudemonhistoire.J'aihontede tropendire.Etpuis jeresteméfiante, toujoursunpeu.Lejournalistebienadorablepourrait être un bavard ou un macho… On ne sait jamais. J'en dis juste assez pour qu'ilcomprennequejemetrouvedansuncontextecompliqué.

Surlebureau,jeregardedepuistoutàl'heureuntéléphone.JefinisparneplusécoutercequemeditHarunatellementjesuisobsédéeparcetéléphone.AppelerAïssa,savoirsiAhmedadécouvertmafuite.Moninterlocuteur,conscientdemoninattention,arrêtesoudainsonflotdeparoles.Alors,j'enprofite,jemelance:puis-jemeservirdutéléphone?C'esttrèsimportant.J'y suis autorisée, oui, et onme fait même la politesse deme laisser seule. Je compose lenumérodemonamie.CommeAïssanes'attendpasàentendremavoix,ellenemereconnaîtpas immédiatement.Elleexplosede joiedans lecombiné. Je suisvivanteet loinduMoyen-Orient, c'est ce qui compte pour elle.Maintenant, dit-elle, je suis sauvée, je n'ai plus qu'àsuivremonchemin.Jedemande:«EtAhmed?»

Mon mari a vite su que j'avais menti, que je m'étais enfuie, parce que Saba a eu lamauvaiseidéed'appelerdeuxheuresaprèsmondépartpourmeparler.IladébarquéchezAïssadanslaminute.Ill'adéjàvueetsaitoùellehabite.Ilacomprisqu'elleétaitlaseulefemmeàlaquellejefaisaisdesconfidences.Aïssan'arienavoué.Elleaseulementmentionnéquej'étaispasséechezellelematinavantderejoindrematante.Bienqu'Ahmednesemblepaslacroire,monamieapersistédanssafable.Usédel'entendrementir,monmariafiniparleverlecampenlamenaçant.Etenmemaudissant:«Dis-luibiensituasl'occasiondeluiparler,qu'ellelepaiera,qu'ellenereverrajamaissesenfants.Elleaintérêtàrevenir.»

Le récit d'Aïssamedonne des frissons dans le dos.Mondiable d'époux, j'aurais pu ledeviner, fera tout pour me retrouver et se venger. Comme dans mon film bollywoodien. Jeregrettaispresqued'avoirtéléphonéàmacopine.Maintenant,j'étaistourmentéeparlesparolesd'Ahmed,parsonfieletsacolère,alorsqu'ilyacinqminutesjemeréjouissaisd'êtreàl'abridansuneambassadeetdebientôtreprendremonor.

QuandHarunarevient, ils'étonnedemonexpression.Lapeurselitsurmonvisageet ilm'estdifficilede lecacher. Il tentedeme réconforter sansm'interroger sur lesmotifsdemacrainte.Jevaisrécupérermoncapital,c'estleprincipal,çameprotégeraitdetout…Ildéploitdes arguments pour que je retrouve mes couleurs. Il essaie ensuite de me distraire en medécrivant lesmœursdesonvillage.Harunaade l'humouretducœur, je suisheureusede le

connaître.Nousavonstoutloisirdenousdécouvrircarnousrestonsquatreheurestouslesdeuxàattendrelemiracle,laréapparitiondemesbijoux.

Lefonctionnairegradéaunsacenplastiqueàlamainquandilpasselepasdelaporte.Ils'excuse,avecbeaucoupdedélicatesse,d'avoirtardé.L'opération,selonsesdires,n'apasétésimple.L'identificationdesdouaniersn'apasposédeproblèmemaisleurrechercheaprisdutemps.Leplussouvent,lesdeuxcompèresnaviguaientlelongdelafrontièreens'arrêtantchezlesunsetlesautres,sansqu'onsachetrèsbienoùilsétaientexactement.Deplus,ilsn'étaientpasjoignablescarlaradiodansleurvoitureétaitcasséeetnonremplacéepourcausededéficitbudgétaire.Ilsétaiententraindefêterleurbutinexceptionnelquandilsontétésurprispardesconfrères policiers très en colère. Peut-être n'était-ce pas une question de morale mais departage?Lesdeuxlascarsn'avaientpasprévudereverserunpeudeleurpriseàleurscopainsqui,àentendrelerécitdeleurarrestation,n'étaientpasprèsdeleurpardonner.Lescoupabless'étaient défendus avec des excuses minables qu'un enfant de trois ans n'aurait pas gobées.Penauds,ilsavaientconfiéleprécieuxsacàleursgardiens.

Cette fois, j'avais eu de la chance. Onm'avait voléemais onm'avait rendu. Je devaisimpérativementmettremontrésorensécurité,monsalutendépendait.CommesiHarunaavaitludansmespensées,ilmesuppliedeneplusmebaladeravecdel'or,maisdeledéposeràunendroitsûr.J'enconnaisun,d'endroitsûr,del'autrecôtédelafrontière.Uneétendueavecdesdizaines de greniers à mil et quelques lézards pour les garder. Le journaliste accepte dem'emmenerenvoitureetdemeprotéger,letempsdemedébarrasserdecequiattirel'attentionsurmoi.

11

Lemythedel'hommeblanc

QUANDJESÉJOURNAISauNigeriaavecAhmed,ilm'arrivaitdesortirlesoir.Biensouventoccupéàl'extérieur,ilmelaissaitseuleàlamaisonaveclesenfants.Or,justeaprèslamortdeRabi,jemesuisfaituneautrecopineinfréquentable,Aïchatou.Lesgardiensm'avaientrépétéce qu'on disait d'elle en ville. On l'accusait d'être une pute. Mais c'était faux. Elle aimaits'amuseret,pourça,ellesortaitenboîtedenuitetsefaisaitsouventpayerdesverres.Ellenefaisaitpascommercedesoncorps,elleavaitunvraimétier,elleaidaitundentiste.Mais lesgenslavoyaientheureuse,aubrasd'hommesdifférents,alorsilsnepouvaientquemédire.Sonsensdelafêteetsamanièredesedébrouillerdanslaviepourêtresouriantemefascinaient.Jelui avais demandé dem'emmener avec elle dans les discothèques pour que je découvre cemondequiluiapportaittant.J'espéraisquemoiaussiilmerendeheureuse.Ellem'avaitprêtéuneroberougesexy,m'avaitmaquilléeetm'avaitemmenéedanser.Pendantletrajet,elleavaitthéorisésurlebonheur.Selonelle, iln'yavaitpasplusieurscheminspouryaccéder.Leseulpraticableétait l'hommeblanc, l'Européen. Ilavaitpourelle toutes lesvertus : il était riche,beau,etsurtouttrèsgentil.Ilnebattaitpaslesfemmes,nelesattachaitpas,nelesviolaitpas,maisleurfaisaitdescadeauxraffinésetbienl'amour.L'hommeblancerraitparfoisdanslecoinetquandl'occasionseprésentait,àlafemmenoiredesavoiryfaire.Aïchatouavaitajoutéquele meilleur moyen de le harponner restait le silence et les compliments. D'après elle, lesEuropéensavaientunpenchantpour les femmesmystérieusesetmuettes.Etplusencorepourcellescapablesdelesflatter,delesrassurersurleurvirilité,leurbeauté,leurintelligence.Macopine de mauvaise vie m'avait offert là des conseils très avisés, j'avais pris soin de lesmémoriser. À l'époque, je projetais déjà de me sortir des griffes d'un homme violent et jem'étaisditquelarencontreavecunhommeblancmefaciliteraitl'avenir…

Avecmonor,machanceestrevenue.DanslacamionnettequimeramèneauVillage,unEuropéenvientd'ôtersonchapeau.Ilestblond,lescheveuxlongs,etlesyeuxclairs.Unvraiclichédeblanc. Il porteuneveste en jeandélavé et endessousune chemiseblanchequ'il a

déboutonnée jusqu'à sa poitrine. Il transpire à grosses gouttes et me regarde fixement. Aumomentdelapause,ildescendduvéhiculeetjel'observeàmontour.Ilestdedos,entraindefumerune cigarette. Son jean luimoule les fesses et son attitudeprouvequ'il est à l'aise enAfrique.J'aimebiensonairdécontracté,sesmèchesblondesetsesbasketsàlamode.

Puisque nous sommes dehors, je profite de l'occasion pour lier contact avec lui. Je luidemandeunecigarette.Etilrigole.Ilmeditquesurlecontinent, lesfemmesquifumentsontmalvues.Ilmedemandesijen'aipaspeurqu'ilaitunemauvaiseopiniondemoi.Ilauntrèsfortaccentallemand.Jerisàmontour.Jemefichedel'avisdesautres.Etdetoutefaçon,jenefumepas.C'étaitunprétextepourluiparler.Ilneritplus.Ilmedemandecequejeveux.Jeluiexplique que j'ai besoin d'aller en Europe avec lui, en Allemagne. Il rit de plus belle.Visiblement, ma requête manque cruellement d'originalité. Plusieurs fois, de belles femmesnoiresluiontfaitlamêmeproposition.Jerétorquequ'àladifférencedecelles-ci,moi,j'aidubien. J'ai de quoi payer, je ne demandepas qu'onm'emmènegratuitement.À cette phrase, ilchangeradicalementd'attitude.Ilnesemoqueplus,ildevienttrèssérieux.Ilvoitbienquemoi,jeneplaisantepas.Je luiparled'urgence, il faitdesyeuxronds. Ilestsurprisque jesoissipressée.Àluinonplus,jen'avouepasmasituation.Ilvoudraitbienvoirmonor,maisjerévèlequ'ilestdissimuléquelquepartauNiger,àl'abridesmainsmalhonnêtes…SijeveuxallerenAllemagneaveclui,ilfaudraitenpremierlieurécupérerlesbijouxpuisallerauNigeriapourfairefaireunvisapuisqu'iln'yapasd'ambassaded'AllemagneauNiger.Jesuisd'accordsurtout,dumomentqu'ilmeprendavecluidansunavionpourl'Europe…

Quandnous remontonsdans la camionnette, après lapause cigarette, jeme sens légère,enfinsurlepointdem'envoler.L'Allemand,lui,mescrutetoujoursmaisavecunairrêveur.Ilvient s'asseoir à côtédemoipourquenousmettions aupointnosplans. J'enprofitepour lequestionner sur lui, sur sa vie. Il s'appelle Olaf, il vient faire du tourisme au Niger. Sanspréciserdequellesorte.Ilsemblegentil,Olaf,pas legenredetypeàmefaireunsalecoup.Mêmesi,maintenant,jesuisprudente.Toutpeutm'arriver,enparticulieravecleshommes.

À l'arrêt d'après, nous louons une voiture pour faire marche arrière. Les bijoux nousattendentdansungrenieràmil.Depuisquenoussommesenroute,Olafparaîteuphorique. Ilconduitavecunlargesourireetchantonneunairinconnu.Plustard,danslegrenier,ilcaresselesbijouxavecunesensualitédontjenelecroispascapableaveclesfemmes.Sousprétextedefêterlafaussedécouvertedel'or,onchanteencoreplusfort!

Nouspassonslanuitensemble.Olafsoupiredebonheur, jesourisdepitié.Etpuisc'esttout,nousrepartonsendirectionduNigeriaaveclesbijouxrevenusàmoncouetmespoignets.Jemesensmieuxavec.Dansmonpays,ilssontcommeunvêtement,ilsparentetprotègentparlestatutqu'ilsindiquent.

*JenesuispasrassuréederegagnerleNigeria.Parsuperstitionpeut-être,revenirsurmes

pasm'estdésagréable.Encoreune fois, iln'yapasd'autrealternative.Si jeveuxmesauverdurablement,jedoisrepasserparlacaseLagos.Nousdemeuronsquelquesjoursdanslaville,letempspourOlafdedemanderdespapierspourmoi.Àunmomentoùmonfiancéallemands'estabsenté,j'appelleauMoyen-Orient.Paschezmacopinemaischezmonmari.Jeveuxluidire moi-même que je suis partie et que je ne reviendrai pas. Je veux le supplier de biens'occuperdenosenfants,mieuxqu'ilnes'estoccupédemoi.Jeressenslebesoindeluiparler,de vider mon sac avant de partir en Allemagne. Il hurle tellement que je suis contrainte

d'éloignerlecombinédemonoreille.Ilm'insulte,mesommederevenir.Avecuntonagressif,ilmejurequejenereverraispasmespetitssijen'obtempèrepas.Jenesuisqu'une«saleputequivalepayer».

Ilme blessemais c'est la dernière fois. Sa colère retomberamaisma douleur, elle, nepartira pas.En fait, il ne veut pas comprendre qu'il a perdu, quoi qu'il fassemaintenant.Lanouvelle dema fuite a dû faire le tour de la ville etAhmed a dû être l'objet demoqueriesdiverses.Enm'évadant,j'aiprouvésonpeud'autoritésurmoietl'airemisenquestionentantqu'homme.C'estgrave.J'aicommisunactesacrilège.Lesfemmesnefontpasça.D'ordinaire,ellesobéissentàleurmaître.J'avaisdésavouémonépoux.Jesuisconvaincuequ'ilmetueraitsanshésiters'ilmetrouvait.Làoùjevais,iln'aaucunechancedem'atteindre.

*L'arrivée à Düsseldorf me réserve quelques surprises amères. La première est la

découverte de la ville. Triste, industrielle et grise, la cité allemande contraste avec lespaysages que j'ai connus jusqu'à présent. Les étendues roses et jaunes de mon pays memanquentsoudain.Ilfaitfroid.Jesuishabilléelégèrement,avecunetuniquerose.J'ailagorgenueetdessandalesauxpieds.Àl'aéroport,Olafm'achèteunepairedechaussettesquejeporteavecmestongs.Outrelafraîcheurinhabituellepourmoi,jesuistrèsperturbéeparlalangue.Jenesaisispasunmot.Toutcequiestécritetditmesemblebizarre,étranger.Lejourmêmedenotre arrivée, mon nouveau compagnon passe des coups de fil pour revendre l'or. Et, lelendemain,nousouvronsuncompteensembledanssabanque.Lecompteestcommun,cequisignifiesijecomprendsbienquenousyavonsaccèstouslesdeux.Pourlapremièrefoisdemavie,même si c'est en commun avec un homme, j'ai un compte en banque et dans dix jours,j'auraiunecartebleue!Pourmanouvelleindépendance,jesuiscontente.Pourlereste,jesuistristeetdenouveaudésespérée.

Olafn'estpas riche : iln'habitepasdans lecentre-ville.Sonappartement,minusculeetmoche,setrouvedansunebanlieuegrisedeDüsseldorf.LequartieroùnousvivonsregroupequelquesHLMetcommercesaustèresdanslesquelsjenetrouveriendecorrectàmanger.Etcontrairementàcequej'aicru,iln'estpaschefd'entreprisemaischauffeurdetaxi.Ilmèneunevietrèsmodesteiciquinemeconvientpasdutout.Sadistractionfavoriteestd'allerboiredespintes de bières avec ses potes dont les femmes, pendant ce temps-là, cuisinent d'affreuxgâteauxà lacrème immangeables. Jen'aiaucune idéedessujetsde leursconversationsmaiselles ont l'air de bien s'amuser.Moi qui voulais aller à l'école, ici, je suis découragée. Jen'arrivepasàapprendrelalangue.Olafn'estpasunméchantgarçonmaiscequ'ilmeproposenecorrespondpasaufuturquejem'imaginais.

Jemesuistropbattuepourmerésignermaintenant.AvecOlaf,jen'auraisjamaislaforcederetournercherchermesenfants,jen'iraisjamaisapprendreàlireetécrire,jenem'élèveraispas.

Jem'ennuieterriblementdanscepetitappartement.Moncopainm'aconfiécommemissiondetenirlamaison.J'ensuisincapable.Jen'aipasapprisàfairelacuisine,ànettoyerunlino,àfaire tourner des machines à laver… Quand je me vois dans le miroir du salon avec unaspirateuràlamain,jemefaishorreur.Pouréchapperàlatyrannied'Ahmed,jesuisdevenuelaboniched'unEuropéen.

Ilpleutdescordes,Olafritgrassementdevantlatélé,etmoi,j'aienviedemourir.Jesuispasséed'unsarcophageàunautre.J'étouffe.Resterici,c'estmecondamner,mereplongerdanslevideetl'enfermement.Jedécide,aprèsseulementdeuxmoisenAllemagne,derentrer.Jenesaispasoùexactement.JenepeuxplusmettrelespiedsenOrient,Ahmedpeutm'attendreauNigeretjen'aipasdefamille,pasd'attachesauNigeria.C'estlàpourtantquejesuisenmesurederentrer.Noussommespartisdelà-bas,avecpourmoi,unvisaàduréedéterminéeetunbilletretour.MonannonceneperturbepasOlaf.Ilresteavachisursoncanapéenfauxcuirmarronetme pose une seule question qui n'en est pas une : « Évidemment, on ferme le compte. »J'acquiesce,jesuislasse.Sijeveuxpartirtranquille,jesuisobligéedefairelapaixavecmonami.

Dansmavalise,jedéposelesvêtementsd'hiverquej'aiachetésmaisquinemeservirontplusàrien,mestroisrobesafricaines,matroussedetoiletteetcelledemaquillage.Parcequejeneveuxplusdemonvanity-case,jel'aitroquécontreunsacàmaindansunmagasin.Surlepaillasson,jefaisdeuxbisesàOlafquinesaitpasquoidire.Jem'envaisensilencedanslecouloirorange.Ilpleutencorequandjegrimpedansletaxi.Etjen'aipasdechaussettes.

12

Décadence

MAJOIES'ESTÉVANOUIEdanslesnuages.Monregardseperdàtraverslehublotetpercemonrefletpâle.Lesentimentderentrernue,d'avoiréchoué.Retouraupointmort.Lasolutionprodigieuse, l'Européen, je viens de l'expérimenter. Le rêve ne fonctionne pas. Rien n'estpossible pourmoi ni enAfrique ni en Europe. Jeme suis enfoncée enAllemagne dans uneprofonde dépression. J'ai perdu le goût de vivre. Débarquée à Lagos, je suis sortie del'aéroport sans but si ce n'est celui de me perdre. De finir de me perdre. Punie de m'êtreéchappée,rattrapéeparlesortquim'aramenéeironiquementdanslacapitalenigériane.

Jetraînedanslarue.Jenepleuremêmeplus,jen'enaipaslaforce.Jen'aipaspeurparcequej'aitoutsubi.Onpeutmevioler,metaper,mevoler,metrahir,jenedirairien.Jenevousdénonceraipas,neporteraipasplainte,etsurtoutnecrieraipoint.J'aiperdumesbijoux,monmanteau,etmalangue.J'aiperdumesenfants.Jeveuxmourir.

Unmec,genrevoyouducoin,m'accoste.Etjelelaissemeparler,medraguer.Grandetcostaud,ilmontresesmusclesavecunmarcelblanc.Aumoinscinqchaînesenorsemélangentautour de son cou. Il prend des grands airs qui veulent dire qu'ici, dans cette zone, il estimportant. Ilm'inviteet je le suisdansunbistrotqui ressembleàunbarclandestin. Je fumeaveclui.Ontrinqueaussi,pleindefois,jenesaispourtantpasàquoijebois.Ilmeproposeunevirée,ilestinvitéàunesoiréeàl'autreboutdeLagos.Commetoutcaïdquiserespecte,ilpossèdeunebellebagnole,genrePorsche.Çam'estégalenfait.Jedisouiàtout,j'acceptetout,jem'enfous.

Letypeessaiedemeséduireetpourça,ilmemontresonpognonetsapuissance.Ilroulevite,çam'arrange.Jeviensdedéciderque j'allaisenfinir. Jecroise lesdoigtspourappelerl'accident,maisçan'arrivepas.J'ouvrelaportièreetmelaissetomber.Jeroulesurplusieursmètres, indéfiniment, j'entendsma tête qui cogne contre des pierres etmes vêtements qui sedéchirent.Etjeglissedansunsommeilétrange,lesommeildessuicidés.

Jemesuisréveilléeàl'hôpital,endolorie.Parchance,m'aditl'infirmière,monvisagen'apassouffert.Moncorps,parcontre,aétégravementéraflé.Jesuisbrûléesurlesjambes,lesbras et le cou. Ils ont enduit mes plaies d'une pommade fraîche qui ne me soulage pasentièrement.J'aimal,j'aihonte.J'aicherchéàmetuer.C'estinterdit.Mavie,c'estDieuquimel'adonnéeetquia,seul,lespouvoirsdemelareprendre.Jen'avaispasledroitdemejeterdecettevoiture.Jepenseàmamère,àsesprièresetàseschansonsdedouleur.Nepaspleurer,nepasdésespérer,chanter,prier.Jepenseàmesenfantsquejenereverraisjamaissijemeurs.

Surmon litd'hôpital, je réfléchisà lavaleurdemavie.Onm'avenduepetitepourunebouchée de pain.Néanmoins, je vauxmieuxque les quelques billets donnés àma tante. J'aisouhaitémourirmaisledestinachoisi.Etcegestedudestin,jel'interprète.Jevaisvivre,mebattre,trouverunancrageetramenermesenfants.L'espoir,enmêmetempsquemapeau,s'estreconstitué.Jesuispleined'unenouvelleénergie,presquedivine.J'airetrouvélafoi,jesenslavie,ànouveau.Encoreunefoissurmonchemin,jen'aipaslechoix,c'estsimple.Jenesuispasmorte, alors je suis en vie. Je n'ai que ça. Mais ce « ça » prime, il est immense. La vies'accrocheàmoialorsjel'accepte,jelaprendsavecmoiplutôtquedelalaissermesuivre.

Bien que dans une sorte d'exaltation religieuse, je suis lucide. Concrètement, je suisdémunie. Mais je compte aller au Niger, retrouver ma mère qui, elle, m'aidera. Après,j'aviserai.Pourmerendre lefutursupportableàconcevoir, je le limiteauplusprès.Etpouratténuerlatristesse,jechassemesenfantsdemonesprit.Mesortirdecettemauvaisepasseetypenseraprès.

*Dans lebusquimeconduitvers leVillage, jesuispensive.Je regardepar la fenêtreet

travailleàchasserlamélancolie.Jenelesaipasremarquésjusqu'àprésent,malgréleurvisagepâle.Ilssontdeux,plutôtmignons,maisarrogants.Ilsplaisantent,parlentfortetposent leurspiedssurunebanquetteoùdeuxfemmessontassises.Surlemoment,leurattitudenemechoquepas, elle attire seulementmon attention.Comme ils remarquent je les regarde, l'un d'eux, unbrun,medemandemonprénometmeprendàtémoind'uneremarquemoqueusequ'ilfaitsursonami.Ladiscussions'engagecommeçaetnes'arrêteplus.

CesontdeuxFrançais,BrunoetJacques,quivoyagentversleTogovialeBénin.Ilsfontdu tourisme, etunpeudebusinessmeprécisent-ils.Comme tous lesBlancsdans le coin, jepense.Ilssonttrèssympasmesdeuxcompagnonsdevoyage,etparticulièrementJacquesaveclequeljeparleentêteàtêtependantqueBrunodort.Poursesvingt-cinqans,ilmeparaîtassezmatureetsaressemblanceavecRichardGeremeséduit. Ils'intéressesincèrementàmoi,meposeunmillierdequestionsetmeregardecommesij'étaisuneapparition.Àlui,jenecrainspasderaconter,tout,etdemeplaindredemonsort.Jeluiexpliquequ'ilfautquejetrouveunesolution,quejedoisrécupérermesenfantsetaidermafamilleiciauNiger.Ilnecomprendpasquejeveuilleportersecoursàmafamille,avectoutcequ'ilsm'ontfait,oupasfait.Biensûr,pourunEuropéen,l'attachement,enversetcontretout,àsafamille,sonvillage,sonethnie,peutparaîtreobscur.Pourquoidonnerdel'argentàmonpèrequiestunhommemauvais?Pourquoiàmamère qui n'a pas empêché qu'onme brime ? Parce que les enfants doivent nourrir leursparents,quiqu'ilssoient,bonsoumauvais,dignesouindignes,respectablesouméprisables.EnAllemagne,Olafn'auraitpaspuêtreunsoutienfinancierpourmesparents.Deplus,jen'avais

pas lapossibilitéd'étudierpour travaillerensuiteet subvenirà leursbesoinsetceuxdemesenfants. J'explique tout cela à Jacques, je me livre entièrement. Et, à la fin de mondéveloppement, je me mets à pleurer. Il me prend dans ses bras et, pour me consoler,m'embrassepassionnément.Cinqminutesplustard,ilmeproposedeveniravecluiàLomé,auTogo.Ilpossède,dit-il,unhôtellà-basdanslequeljepourraisresterletempsdemesentirplusforte.

Moi,commeuneidiote,commeunefilledequinzeans,jesuistombéesouslecharmedesa petite gueule de baroudeur, de ses épaules larges, de son regard vert et de ses parolessirupeuses. Je dis oui, je suis sauvée par l'amour, Dieu m'est clément. Et puis, je suisconvaincue que je n'ai plus rien à perdre.Mais c'est faux, il reste toujours quelque chose àperdre.L'Allemand,jenel'aimaispas,maislui,Jacques,pourlui,j'aiunvraicoupdefoudre.Alors, à six cents kilomètres duVillage, je descendsdubus avec euxpourmonter dansuneJeepquidoitnousemmeneràLomé.Danslavoiture,deuxcopainsdesFrançaislesattendaientdepuisuneheure.

Ilssontquatrehommes,jenelesconnaispas,jeviensdelesrencontrer.Commeilssontblancs,jelespensehonnêtes.Cevieilaprioriqu'Olafn'apascontredit.Jen'aipaspeurd'êtreunefemmecernéed'étrangers.Jen'aipaspeur.

Jacques,àl'arrièreavecmoi,faitlefierdevantsesamis.Àmoi,ilveutmontrerqu'ilestun homme, qu'il est fort, alors à unmoment, il sort de la voiture et pieds nus nous suit encourant sur cinq kilomètres. En fin d'après-midi, nous nous arrêtons dans un hôtel, nous nesommespaspressés,m'explique Jacques, nous avonsplusieurs haltes à faire auBénin avantd'atteindreleTogo.Moinonplus,jenesuispaspressée.Personne,rien,nem'attend.Jacquessemontregentil,attentionné,presqueamoureux.Audîner,ilm'offreunebagueenargentqu'ilaachetée dans une échoppe à côté. Ses copains se marrent, imitent le cri du loup, font desréflexionssalaces.Jeleremercie,unpeuémue,unpeuincrédule.LarapiditéaveclaquelleleFrançaismetémoignesonamourm'inquiète.Biensûr,lesoirmême,nousrestonsensembleetlematin,ilseréveillelesourireauxlèvres.Ilmedit:«Aujourd'hui,jevaisteprésentermafille.»

Deuxheuresaprès,nousarrivonsdansunorphelinatquelquepartaumilieud'unvillageperdu.Desdizainesdepetitesfillesadorablesenuniformebleumarinedéfilentdanslacour.Jacques me parle de la gamine qu'il a adoptée l'année dernière avec une voix douce. Elles'appelleKanan, elle est âgée de onze ans. Elle a été recueillie à la naissance. Il n'est pasencoreenmesuredel'emmeneravecluimaisildonnedel'argentàl'orphelinatetluirendvisiteaussisouventquepossible.Légalement,ilaunrôledetuteurdepuistroisans.Sesyeuxbrillentquand il évoqueKanan. Passer vingt-quatre heures avec elle représente pour lui une grandejoie.Safillenousrejoindratoutàl'heureaprèsl'écoleetnousdîneronsensemble.

Danslecouloirdel'hôtel,jesuisJacquesquientredansunechambre.Jeposemonbagageàcôtédusien.Maisilleprendetmeletend.Ilm'expliquequejenepartagepassachambrecettenuit.Kananpourraitmal leprendred'autantqu'elleaimedormiravecsonpapa. Je suisstupéfaite.Lalueurqu'iladansleregardenmedisantcelameglace.Jemetais,retirelabagueoffertelaveilleetfaisminedelajeterparlafenêtre.Puis,jereprendsmavaliseetm'installedanslachambred'àcôté.

Jemange avec eux le soirmais ne dis rien.Bruno et les deux acolytes essaient demedétendre, font de l'humour, mais je ne sors pas de mon mutisme et suis bien incapable desourire. Jacques, lui, fait le jolicœuravecsa fille. Il reproduit l'attitudequ'ilavait laveilleavecmoi,avecKanancettefois.Jevaismecoucheravantledessertmaisjenefermepasl'œildelanuit.Derrièrelacloison,j'entendsdesbruitssuspectsetl'imagedeJacquesmielleuxavecsafillem'obsède.Commentpeut-ilcoucheravecunegamine?Comment?Jesuisrévoltéeetmeretournesanscessedansmonlit.J'aicomprisaujourd'huiquiestmonfiancéfrançais:unsalaud.

Lepetitdéjeunersedérouledansuneambianceplussinistrequelaveille.LestroisamisdeJacquessemblentgênés, lapetitebaisse lesyeuxetJacquesafficheunsouriresatisfait. Ilpropose alors de rester un peu plus longtemps dans le village pour qu'il puisse profiter deKanan.Lesautressontd'accordetmoi,jen'aipasmonmotàdire.

Aprèslecafé,Jacquesmeprendàpart.Ilsemontreagressif.J'ail'aird'avoirunproblèmeaveclui,c'estquoimonproblème?Avectoutcequ'ilmedonne,jemepermetsdefairelatête,jesuisunegarcequineserendpascomptedelachancequ'ellea.Jedisseulement:«Maisjesais ce que tu fais. Comment oses-tu ? » Il me dévisage, semble ne pas comprendre et merépondparunequestion:«Oùas-tumislabaguequejet'aiofferte?Ellen'estpasàtondoigt.»Afinde leprovoquer, je lui fais croireque je l'ai jetée.En réalité, elle est soigneusementcachéedansmavalise.Jacquessedécompose,meregardeavecunmélangedepaniqueetdehaineets'enva.

Uneheureaprès,unevoituredepolicesegaredevantl'hôtel.Onestvenum'arrêter.Lespoliciersdemandent«Fatima»danslehalletressortentsurlesindicationsduréceptionniste.Jemetrouvedehorsentraindediscuteravecunevillageoise.Ilsnemedisentpaspourquoiilsm'emmènentauposteetaucundesFrançaisn'estpaslàpourempêcherlesflicsdesecomporterdemanièreaussiarbitraire. Ilsveulentmemettreenprisonalorsque jenesuiscoupablederien. Sur le chemin vers le poste de police, nous croisons Jacques, Kanan et Bruno quim'aperçoit et se retourne vivement vers son ami. De loin, je vois ce dernier gesticuler ets'énerver.PourquoiBrunoenmevoyants'enprend-ilàJacques?

Jesuisaccuséed'avoirvoléunebague.Interloquéeàl'énoncédumotifdemonarrestation,j'aileréflexedenierenbloc.Aprèsavoirtentédemefaireavouerlevolpendantunevingtainedeminutes,lespoliciers,découragés,memettentencellule.Ilyalàunvieilivrognesansdentsquiéructeetuneprostituéedéfoncéequiseremaquilledansuncoin.Lapièce,auxmurssales,puetouteslespartiesducorpshumain.Lebruitassourdissantd'unearméedemouchesmegênepour réfléchir. Je dois comprendre ce que je fais ici, passé le choc de l'arrestation et del'interrogatoire. J'aurais pu éclaircir plus tôt le mystère si mon cerveau concevait plusfacilementlemal.Labaguequejesuiscenséeavoirdérobée,c'estcelledeJacques,cellequejeluiaiditavoirjetéemaisquej'aicachée.Jenelecroyaispascapabledemedénoncer,demecalomnierainsi.Jacquesdoitimaginerquej'airevendulabagueparcequ'ilnel'apasvuesurmoi.Ilmeprêtedemauvaisesactionsparcequesonespritestmauvais.Jesuisatterréedemadécouverte.Unsaletype.J'appellelesgardienspourleurdemanderdemelibérer.Jeleurracontemonhistoiresansespoirqu'ilsmecroientmaisjesouligne,pourlesconvaincre,queleplusimportantestquelabagueressurgisse.Jeproposed'alleràl'hôtelpourlaleurremettre.

Lorsquenousarrivons,ilfaitnuit,etlapetitebandedesFrançaisestentraindedîner.Ilsrestent bouche bée en me voyant faire irruption dans la salle à manger escortée de deux

policiers.Bruno,trèsmalàl'aise,piquedunezdanssonassiette,Jacquessegrattelatêteetlesdeuxautressegaventmécaniquementenfixantlemuropposé.Lapetite,elle,aumilieu,ouvredesyeuxdebicheapeurée.Jeneparlepas,unpoliciers'encharge.IldemandeàJacquesdevenirrécupérerlabagueaveceuxdansmachambre.Celui-ciselèveetnoussuitsansmotdire.Aumomentoùjeluitendslebijouavecunairdégoûté,ils'exclame:«Tuauraisdûmedireque tu l'avais toujours ! » Je ne réponds pas. J'ai prismon parti, j'ai décidé d'exploiter samauvaiseconscience.Jedoisabsolumentéviterqu'ilm'abandonneici,auBénin,danscetrou,sans argent. Mon objectif est de continuer la route avec eux, quoi que j'aie à supporter.Maintenantjesaisquiilest.

Il retire saplainte et libère lapolice.Gênédepasserpouruneordure auxyeuxde sescopains et des gens de l'hôtel, il se montre avenant, me fait asseoir à table près de lui etdemandequ'onme serveundîner.Labague, il la serredans samainet je saisbienqu'il nel'ouvrirapluspourmoi.Jepeuxprédirequ'ilva ladonneràKanandont ilestmanifestementamoureux.J'évitedeparler,jemangeetréfléchis.Tandisquejelesregardeunàunpourgâcherunpeudeleurplaisir,jepensequ'ilssontpitoyables.Jetransformemacolèreenpitié.Etjemesens arrivée une nouvelle fois, telle la bête sauvage entourée de chasseurs, au moment desurvivre.

Le lendemainmatin,nous reprenons la routecommesi rienne s'étaitpassé. Jacques, lepremier à vouloir oublier,me serre contre lui dans la voiture,m'embrasse,memurmuredesmots dégueulasses. Moi, je voudrais pouvoir le rejeter, lui dire d'aller au diable, qu'il merépugne.Au lieu de ça, je le laisse faire. Et ce soir, quand nous arriverons à Lomé, jemelaisseraifaire.J'ail'habitudedecoucheravecdeshommesquejehais.Uneenviedepleurermemonteauxyeuxetjelaréprime.Leshommesdétestentlespleurnichardes.Çalesamusedeuxminutes, au début, quand il s'agit de montrer leur pouvoir de protection, ensuite, ça leshorripile.Jedoismerendreagréable,attrayante.Ilestessentielquejeneperdepassondésir,sinonjevaismeretrouveràlarue…

13

Souslecarton

SONFAMEUXHÔTELàLomén'estpasmalmaisn'estpasà lui.Jem'enrendscompteencinqminutesmaisjenesuisplussurprisemaintenant.Affranchie.

Jacquesjouelesfiancésmodèles,portemavaliseetm'offredesbiscuitsfrançais.Etmoi,jejouelafemme(africaine)type,jesourispourqu'ilcroiequejesuisheureuseetjesourisdemonhypocrisie. Je suisune femmeeten tantque telle, commemamère, jedoisaccepterensurface,metaire,donnerraisonenapparenceauxhommes.Mais,aufond,envrai,enréalité,jemebatspouracquérirmaliberté.Jelapayecher,unmontantbienau-dessusdemesmoyens.Pourtantjesuislà,toujoursenvie,sortiedeprisonetj'aiuntoit,c'estcequicompte.Jeverraiaprès.J'accueillelafausseaffectiondeJacquesavecmatête.

Le lendemainmatin, en traînant dans le jardin de l'hôtel appartenant à unmonsieur quin'est pas Jacques, je rencontre unhommed'une cinquantaine d'années qui travaille là depuislongtemps.Ilestmaître-nageur.Nousparlonsdetoutetderienjusqu'àcequ'ilveuillesavoiravecquijesuisvenue.Maréponsesemblelecontrarier,ils'arrêtedeparler.Etpuisilselance:«Voussavez,madameFatima,faitesattentionàcemonsieur-là.Ilvientsouventicietilamèneunepetitegossequidoitavoirmaximumonzeans.Ilditquec'estsafille,elledortdanssonlitetmoijesais,parcequejel'aivu,qu'ilnefaitpasquedormiravecelle.Ilscouchentensemble.Vousvousrendezcompte,sicen'estpasmalheureux!Alors,soyezvigilante,madameFatima,craignezcethomme!»Jeleremerciepourl'avertissementetj'ajoutequ'ilvientdeconfirmercequej'avaisplusoumoinsdécouvert.Jecroisquej'essayaisdenepluspenseràKananpournepasm'alourdird'unepeinesupplémentaire.

Le soir, dans la chambre, je parle à Jacques. Je ne peux lutter contre ma répugnance.Alors,jeluimetslenezsursonvice,sursonproblème.Jeletraitedementeur,jeluidisqu'ilabusedecettegamine.Jerépèteplusieursfoispourqu'ill'entende:«Onzeans.»Jelerouledanssafange.Mondiscourssemble l'effleurer.Etaumomentoùje luibalance:«Rends-toicompte, tuesunmalade, tuasdes relationssexuellesavecunepetite fille», il s'effondre. Ilpleure et s'excuse. Il nepeut pas faire autrement, cen'est pasde sa faute, il est sincèrementamoureuxdeKanan,ilveutsonbien.Etjerépondsqu'ilfaitlemalquandmêmeenvoulantson

bien.J'essaiedeluifairepromettred'arrêterdéfinitivementdetoucherKanan.Ilestpathétique.Jem'endorsenlelaissantpleurer.Moi,jesuissoulagée.

Mais le week-end arrive et le vendredi soir Jacques vient m'annoncer une mauvaisenouvelle. Il fautque jequitte la chambrepour laisser laplaceà sa fillequi arrive.Endeuxjours,ilaeffacénotreconversationdesamémoire.NonseulementilréitèreavecKananmais,pourça,ilmefichedehors.Jecomprendsqu'iln'apaslouéunedeuxièmechambrepourmoietqu'ilestsimplemententraindemechasserdel'hôtel.Ilmedit:«Tudégages,toi,maintenant.»Soncadeaud'anniversaireprobablement.Parceque jeviensdemelerappeler, j'aiseizeansaujourd'hui.

Jen'attendspasqueleFrançaisserépètepourprendremavaliseetclaquerlaporte.Jesuisàlafoissidérée,soulagéeetdésespérée.Dansunétatbizarre,jesorsdanscetteruequejeneconnaispas.Etcommejenesaispasoùaller,jen'aijamaisvuLomé,jedécidederesteràproximitédel'hôtel.Jerepèreunpetitmarchéenfaceetdesgaminsabandonnésquiviventlàentre des cartons et des bouteilles de solvants. Je prends des cartons libres, et je vaism'installersurletrottoirdel'hôtel,seule.Jemetsmesmursdefortunesousetsurmoi.J'essaiededormirtantquemonventren'estpasvide.J'yparvienssansmal,jesuissifatiguée.

Quandjemeréveille,lafaimmetitilledéjà.Jedoislarepousser,lacontrôler,l'empêcherde me saper entièrement. Ici, tout le monde est pauvre, personne n'a les moyens d'êtrecharitable. Cette ordure de Jacques a fait demoi unemendiante dans une ville démunie. Jerepenseau luxeque j'aiautrefoisconnuet rigole. Jene regrettepaspourtantd'êtrepartie, jeregrettemesenfants.Cetteseulepenséeabatmondernierrempartdecourage.Jesuisenlarmessurmoncartonet,del'autrecôtédelarue,lesenfantsmeregardent,étonnés.EnAfrique,onnepleurepas.Maismoi,jecraque,jen'enpeuxplus.Surletrottoir,miséreuse,abandonnéeparunsalaud, loin demes enfants, sans solution d'avenir, c'est ainsi que jeme vois d'un coup, eninstantané.Calmée, je pose la tête surma petite valise et je regarde défiler les jambes despassants.

*Jerestecommeçaquatrejours,dévoréeparlafaimetlatristesse.Pourmangerunpetit

trucminuscule, jedonneraisn'importequoi.Jen'aimêmepaslaforcedetrouverquelqu'unàquivendrelestroisvêtementsdemonbagageetlapetitevendeusedepainetdethé,elle,neveutpaséchanger.Elleexigedel'argentsonnantettrébuchant.Lafaimmetorturetellementquejene sais plusdansquelle positionmemettre pour calmermonventredangereux commeungrandtrououvert,avecdesdentsquim'aspire,moi,àdéfautd'autrechose.Personnenem'arienlancé,niunos,niuneépluchure. J'espèrechaque jourque lemonsieurde l'hôtelquiconnaîtJacques,levraiJacques,vaarpenterletrottoir,meremarqueretm'aider.Maisçaneseproduitpas.De toute façon, jenesuismêmepassûrequ'il feraitquelquechosepourmoi. Ildépendd'unhôteldontJacquesestclient,unbonclient.

Auboutduquatrièmejour,jecommenceàpenserquejevaismourirlàsouslafenêtredubonclientavantqu'onmeporteassistance.Parcequepersonnenevameporterassistance,celase serait déjà produit. Au contraire, onm'a volé ce quime restait, ma petite valise etmesquelques frusques. Il fait nuit, la rue presque déserte résonne. Des bruits de plastique, desenfantsquiricanentenfaceetleschiensdeLoméquiaboientaufonddescoursetsemblentmedire:«Tuvasmourirparcequetuesinsignifiante.»Moncorpss'estamaigrietmonvisageaprislatracedemadisparition.«Disparition»,unmotunpeutroplongpourmoietmaviede

rien.Etmortde rien.Merci. Jedélire sousmoncartonet lesétoilesmuettes, lesbraset lespiedsquidépassentcommeunefemme-sandwichsanstête.Perchéedanslafièvredemafaim,jesuisramenéebrutalementsurlebitumeparunedouleuraiguë.Untalonvientdemeperforerl'avant-brasetmabouchecolléeden'avoirniparlénimangénibus'estdéchiréedansuncri.Sousmoncarton,j'entendsunevoixdefemmequis'excuseplusieursfoisetmedemande:«Çava?»Surprisequ'unêtrehumainmeportedel'intérêtaupointdem'adresserlaparole,jetiensàvoirsatêtealorsjedécouvrelamienne.Aucasoùelles'eniraitvite, jerépondsviteàsaquestion. Non, pas très bien, je ne vais pas très bien, j'ai faim. Et je lui montre la petitevendeusequineveutpas fairede troc.Elle sedirige toutde suitevers l'échoppeque je luiindiqueetrevientavecdeuxpetitspainsetduthébienchaud.Tandisquej'engloutiscequ'ellem'aacheté, je remarquequ'ellemedévisage.Lesilencedure le tempsdesdeuxpetitspains.Puisellesemetàdiscuteravecmoi.Elles'interrogesurmaprésencelàdanslarue,affamée.Elledit:«Commentc'estpossible,unesuperbefillecommetoi,quetusoisdanslamerde,là?»

Elle, elle n'est pasmal non plus. Et plus appétissante quemoi. Elle a la trentaine, lesformesqu'aimentleshommesetdubagou.Sonmaquillageetsarobevertemoulantelarendenttrèssexy.EllesenommeAngéliqueetexercelemétierdeprostituée.J'aimetoutdesuitecettefemmequim'apparaîtcommeuneféemepiquantdesabaguettepourmieuxmesauver.Dupain,del'eau,unebouchequimeparle,desoreillesquim'écoutent,Angéliqueincarnelagénérosité.Pendant le récit demon histoire, elle pleure avecmoi dans les moments terribles et rit desoulagementàchaqueéchappée.Ellesedésolequ'ilyaitautantdeméchantsdanscettehistoireet comptebien équilibrer cette triste disproportion.Ellem'embrasse enmeprenant dans sesbraset enmeserrant.Alorselle s'esclaffeetmedit :«Oh, toi,maFatima, il fautque tu telaves,tusensl'animalmaistunet'enrendspascompteparcequecommeditleproverbe:leputois ne sent pas l'odeur de ses aisselles. »Angéliquem'invite chez elle, dans samodestedemeure,commeelledit,pourquejereprenneformeetodeurhumaines.

Sa chambre, certes, est petite mais elle est accueillante. Pour moi, c'est le paradis.Angéliquemepasseunseaud'eaupourquejemenettoiedefondencombleetunerobeproprequiseracertainementtropgrandepourmoiquisuisdevenueunchatécorché.Ellemedonnedumanioc et du ragoût de mouton qui me font un bien fou. De nouveau, je me sens entière,reconstituée et je témoigne encore une fois à ma sauveuse toute ma reconnaissance. Nousparlonstoutelanuitentrefemmes,buvantduthéetfumantdescigarettesbonmarché.Angéliqueestunefemmeformidable:sincère,juste,fidèle.Sonmétiersulfureux,ellelerevendique.Pourelle,faire«boutiquedesoncul»,c'estfairedel'humanitaire.Ellelesaimeleshommesqu'elleprenddanssesbrasetcaresse.Parfoisellelesplaint,d'autresfoisellelesadmireetquandellelesméprise,ellefinittoujoursparleurtrouveruneexcuse.Mêmelesautresputes,ellelesaimeetserefuseàlesvoircommedesconcurrentes.Ellepousselevicejusqu'àéteindrelesconflitsquibrûlentlesrueschaudesdeLomé,enréunissantchezelledesennemies.Elletientlerôledepacificatricechef.Grâceàsonespritpositif,sonsensdel'humouretsagénérosité,ellecomptebeaucoupd'amisenville.

À l'aube, quand les cernes commencent à nousmanger le visage,Angéliqueme dit : «Écoute-moibienmaFatima,tuvasresterici,jetedonnerai1000CFAparmoiset,enéchange,

tuferasleménage,lavaisselle,unpeulacuisine,tut'occuperasdelamaison.Tuesd'accord,mafille?»Malgrélafatiguedelarueetdelanuit,jesautedejoie,jedanseenchantant.Etjelaprendsdansmesbrasavecunmercichargéd'amour.

Cematin-là,enm'endormantàcôtéd'elle,jesuisheureuse.J'aiétépousséedanslevideparlediableetsauvéedansmachuteparDieu.Machanceatourné,mespasmemènentoùleBienm'attend.

14

Femmesde…

JECONSIDÈREANGÉLIQUEcommeunesecondemère.Jen'aitoujourspasrevulamienneetses silences expressifs mais j'ai celle-ci, accordée par le sort, qui m'enveloppe de paroleslumineuses.Ellemefaitrireavecsesanecdoteshallucinantesetlesdescriptionssavoureusesdesesclients.Danssonsac,elleaplusd'unrécitgénial.Angéliqueatendanceàphilosophersouvent,paradorationdesproverbesetdesdiscussionsinterminables.Ellem'expliquelavieets'étonnedemes réactions.Elle fait allusion à des choses que j'ai vécues, que je connais deprès. Alors elle commentemamaturité et s'en plaint. Je ne devrais pas savoir tout ça, êtreblaséequandelleévoquelesbassessesdel'âmehumaine.Angélique,obsédéeparlaviolence,medittouslesjoursunpoèmequilouelesfemmesetlespriedesedéfendredansladouceuretd'imposer le respect par l'intelligence. « Une fille a intérêt à se montrer plus rusée qu'unhomme. Et surtout, tu le sais toi, cela, une fille n'a pas intérêt à croire ce qu'un homme luipromet.»Enrigolant,elleessaiedemepersuaderqu'aveccesdeuxadages,unefemmeatteintle bonheur. Dans mon esprit, elle vient de corriger l'image de la prostituée. Ma référencejusqu'à elle, c'était Saba, ma tante malfaisante. Mon Angélique, elle, est une bien gentilleprostituée.Commelasorcière,étantstérile,ellen'apasd'enfants.Pourtant,elleest lafemmechezquij'aivulepluséblouissantinstinctmaternel…

Sescopinespassentleursaprès-midicheznous.Àmoitiéallongées,débraillées,ellesseconfient,échangent,semarrent,sefontdesmanucuresoudescoiffures,ellesboiventduthéoude l'alcool.Elles tuent le temps entre collègues. Il y aMaïmouna, Fatou,Céleste,Emma, legang des quatre. Des postérieurs encombrants, des seins débordants, elles fréquententessentiellementlesclientsafricainsquiapprécientcegenredecalibrage.Ellesn'hésitentpasàfairedescommentairescoquinssurleshommesnoirsetfinissentparregretterdegoûteraussipeuau«petitpouletblanc».Àchaquefois,ellessetournentversmoienriantetmesupplientdeleurdécriredeshommesblancs,moiquienaivu.Lespremièresfois,jefaisaismaprude,n'osaispas répondreou répondais : «Cen'est pasdrôle, franchement. »Etpuis, jeme suisdétendue, j'ai accepté de rire de ce qui me fait mal. J'ai appris l'humour, l'ange gardiend'Angélique.

Cesfemmesmeréconfortent,m'apportentl'amourd'unefamillecomplète.Ainsientourée,je reprendsgoûtà lavie, jem'épanouisetarrivemêmeàmesentir jolie.Depuisque jesuispetitefille,jemetrouvevilaine.Monnez,gamine,étaitépaté,unpeugros,cequim'avaluàl'époqued'hériterd'unsurnom:Centalirou.Lemotdésigneuneespècedetubeenplastiqueaudiamètre très largequ'onemploiedansles travauxdomestiques.Outremonnez,mescheveuxsontplantésdanstouslessens,etmoncorps,beaucouptropmaigre,faitpluspitiéqu'envie.Jemetrouvecreuséeetuséeparlesbossesdemonexistencehorspiste.Lescopinesd'Angéliquemedisentsanscessequejesuisunetrèsbellefille,quemondestinn'estpasàmahauteur.Jelescroisparcequ'ellessontsincères,passeulementencourageantes.

Jelesvoisvivre,etmalgréladouceurqu'ellesgrappillentens'amusantetensesoutenant,jene lesenviepas.Dans la journée,ellesdormentet se réunissent.Quand le soirapproche,elles sepréparentet leur transformationm'hypnotise.Négligéesencoreà19h30, à20h30elles réapparaissent en pin-up. Je ris de leurs collants, purement décoratifs, et de leurschaussuresauxtalonsdedixcentimètres.Ellesneseressemblentplustantleurvisageestpeintetleursyeuxsubitementscintillants.Desdécolletéscoloréslaissentleursseinssepromeneràlavuedetous.Ondiraitunbataillondetigressessurlepointd'allerchasserlerepasdusoir.Ellesmesemblentredoutables.Elleslesont,certainesnuits.Danscecas,ellesreviennentauleverdujour,épuiséesmaislestéesdequelquesbillets.Parfois,ellesreviennentivresd'avoirusé leursbelleschaussuressur le trottoirenvain.Lesnuitsdechômage lesrendent tristesetlasses.Ondiraitdesfleursquis'étiolent.

*Angélique s'estime heureuse demes services. Elleme demande demoins enmoins de

corvées,lespartageantavecmoi.Ellepensequ'ainsi,c'estplusjuste.Ellenevoudraitpasfairede moi une esclave personnelle, elle craint de m'exploiter. Elle culpabiliserait presque dem'aider!Labandedesfemmeslibéréesaunautreavissurlaquestionetce,depuisqu'ellem'arencontrée.Ellesdisent àmabienfaitrice :«Taboniche, là, tudevrais l'habillerunpeu, luiacheterdes tenuescorrectes, tusaisqu'ellepourrait terapporter.Tudevraisenfairequelquechose ! » Leur proposition n'a rien de blessant, étant elles-mêmes des prostituées. Ellestrahissentseulementunréflexedemèremaquerelle.Angéliques'énervequandelle lesentendvouloirm'emmenerdansleursillage.«Taisez-vous,c'estuneenfant,ilesthorsdequestiond'enfaireunepute,vousêtesfolles!»leurcrie-t-elleavantdemesupplierdenepasécoutercesbêtises.

Jeneveuxpasdevenirunepute, jeneveuxpasdecettevievagabondeetmalsainequi,souvent,s'achèvelamentablement.Maisjerêvedegagnerdel'argent–plusquecetargentdepoche qu'Angéliquem'accorde généreusement – pourmes parents etmes enfants.Dans leurscommérages, j'entends les femmesévoquer lesboîtesdenuitoùcertainesde leurs consœurscapturent des hommes blancs. Elles mentionnent les goûts de ces derniers pour des fillesminces,grandes,etpastropfardées,enajoutant:«CommeFatima.»

Àforce, leursplaisanteriesmedonnentdes idées.Commed'allerdanscesdiscothèquesdont elles parlent trouver un nouveaumari, un blanc gentil. Je ne sais rien faire d'autre qued'épouserunhommepourvivre.Sabam'aprogramméepourcela.Onmecertifieque je suisjolie et conformeauxpenchants esthétiquesdesEuropéens.Alors jedécidede sortir,d'allertraîner, de faire la belle dans des endroits appropriés pour rencontrer l'époux idéal.

Néanmoins,j'aiunproblème,lescopinesd'Angéliqueontraison:jesuismalfagotée.Ilmefautdestenuesplusseyantes,moinsvulgairesquelesleurs,plusmodernesaussi.

Pourcela,jevaisaumarchéetjedénichecequ'ilmefautdanslesrayonsd'occasion.Enfait, tout ce qui est en vente ici a déjà servi aumoins une fois, souvent beaucoup plus. Lesvêtements, loind'être intacts, sontenoutre imprimésd'unehorribleodeurdemoisiqu'il fautdesmoispouréradiquer.Maisilsnesontpaschersdutoutetlechoixestvaste.Jejettemondévolusuruntee-shirtvertrayésansmanches,unjeanetunepairedebasketspouravoirl'aircool.Àpeinerentréeàlamaison,avantmêmed'avoirlavélesfrusquesdouteuses,jelesessaieetme regardedans lemiroir casséqu'Angéliqueaposédansuncoin.Commeça, jem'aimebien. Les yeux légèrement noircis, les lèvres subtilement teintées et les cheveux coiffés,défrisésettirés,jesuispasmal,jedoisl'avouer!Jemeplais.

Pour entrer dans cette boîte que je convoite, il faut payer une somme importante,l'équivalentdemonsalaire,1000CFA.Jenelesaipasévidemment,j'aidépensémesmaigreséconomiesdansl'achatdesvêtements,ainsiquechezlacoiffeuseduquartier.AlorsjefaispartdemadifficultéàAngéliqueetl'imploredemeprêterl'argentnécessaire.Jejurequejeleluirendrai,etj'espèreaucentuple!Ellemevoitsipleined'entrainetd'espérancequ'ellenerésistepasàl'enviedemetendrelamain,encoreunefois.Ellemeconsidèrecommesafille,aupointdem'avoirprésentétoutesafamille.Ellem'adoreetsouhaitemefaireplaisir.Biensûr,ellemepasselessous,avecplaisir,etelleespèrebienqu'ilsferontdespetits!Elledésiredetoutsoncœurquejerencontrelabonnepersonne,l'hommesusceptibledem'aimeretdemeprotéger.

Ellem'aideàmepréparer.Ilfautquejesoislaplusbellecesoir.Angéliqueetsesamiessaventmerendrejolieetmedonnerlebeausourirequiattire.Dansmatenuebranchée,jesuisprêteàrencontrerl'hommedemavie.Etdorénavant,jesuisdéterminéeaubonheuraprèsavoirétéconditionnéeparlemalheur.

15

Lebon

J'ENTRE,fièrecommeuneimpératrice,sûredemoi.Lesfillesm'ontmotivéetoutàl'heure,ellesm'ontinjectéladosesuffisantedeconfiancepourmelanceràl'abordagedeshommes.Jem'installe,commeellesme l'ontsuggéréavantdepartir,enfacede l'entrée.Ellesm'ontbienexpliquéquelepointd'observationserévèlebiensouventprimordial.Delàoùjem'assieds,jepeuxvoirtoutcequisepasse.Mais,trèsvite,auboutd'unedizainedeminutes,jemelève,nerésistantpasàl'appeldelamusique.J'adoredanseretaujourd'huiencore,jesuiscertainequesi j'étais née en Europe, en France par exemple, je serais devenue une professionnelle, uneétoile.J'auraisdansésurlascènedesplusgrandsthéâtresetopéras.Onm'auraitapplaudieetsaluéepourmagrâce,montalent.Iln'enapasétéainsi.Alors,jecomblel'écartentremavieetmon rêve comme je peux.Ce soir, justement, je peux. Jeme lance à l'assaut de la piste dedanse.Jebougemoncorpsdansunetransequimevientdecettejoieinfiniequej'aiàêtrelà,àme libérerpardesgestes,despas, etdes regardsquimevalorisent. Je faismon showet jem'éclate.Rapidement,jesuisl'étoiledudancefloor.Lepatron,untypeaimabledel'âgedemonpère,vientmetrouveretm'offredesverresenéchangedel'animationquejemets.Parfois,jemerassieds,toujoursàlaplaceélueaudébut,pourreprendremonsouffle.

Jetranspire,jesuisépuiséed'avoirtantdansé,jemereposequandilentre.Jesuisaffaléedansmonfauteuil,lesourireauxlèvresmaislasueuraufront.Ildoitmesurerenviron1m75,aunetrentained'années,sescheveuxchâtainstirentversleblondetsabouche,magnifiquementdessinée,donneenviequ'onydéposedesbaisers.Ilaletypeitalien,untypequimevabien.Habilléavecélégance, ildégageunecertainedistinction. Ila tout justeposéunpieddans leclubqu'ilmevoitetnedécrocheplussonregarddumien.Ilm'aracontéaprèsqu'ilapercevaitauloindesyeuxnoirsperçantsquilecaptivaient.Sansattendre,ils'estdirigéversmoi,m'aditbonsoiretnousavonscommencéuneconversationquin'apasexpirédepuis.

Il s'appelle Henry, il est français mais habite le Niger. Il connaît bien l'Afrique et sebaladedepuisquelquesannéesdéjààtraverslecontinent.Ilbossedansladistribution,cequi

l'aamenéàbeaucoupbourlinguer. Ilmeposedesquestionsaussimais je suis réticenteà luiapporterdesréponses.Jecrainstropqu'onmetrahisse,j'aisanscessepeurqueleshommesquim'approchentsoientmandatésparAhmedpourvenirmekidnapperoumetuer.Alorsquandjedaigne livrerune informationsurmoi,elleest fausse.Je lui raconten'importequoi,àHenry.QuejesuistogolaiseetquejemenommeMinou.Iltrouvemêmequec'estunjoliprénom,jesourisdemaliceetl'entraînedanser.Jedoisconfesserquejesuisbiencontentedeluifaireunedémonstration demon agilité, demon savoir-faire de danseuse.Nous enchaînons les dansesautantqueleDJlesdisques.Épuisésparnotreagitationeffrénée,nousnousabandonnonssurlepremier canapé libre près de la piste. Soit il n'y pense pas, soit il évite de le faire pardélicatesseàmonégard,maisHenrynem'offrepasdeverre.Commej'aisoif,quejesuisfièreetquejechercheàfairelapreuvequejenesuispasuneprostituée,jecommandedeuxverresquejen'aipaslesmoyensderégler.J'essaiedenepasm'angoisser, jesavouremonverreencompagnie de cet homme. J'oublie que je suis pauvre. Je profite d'un moment où Henrys'absentecinqminutespourappelerleserveur.Jeproposedelaissermacarted'identitéetderevenirpayerplustard.Commeilavuquelepatronm'avaitàlabonne,ilestd'accord.Jesuisrassurée,temporairement.

À trois heures du matin, nous décidons qu'il est temps de lever le camp. Je me sensexténuéepar toutescesdansesetpar l'émotiondecetterencontre. IlmeraccompagneentaxichezAngélique,s'excusedenepasresterpluslongtempsenmacompagniemaisilaunavionàprendre tôt le lendemainmatinpour leNiger. Il est prévuqu'il revienne, alors, avant demesaluer,ilmedonnerendez-vouscinqjoursaprès.

Quand je ferme la porte métallique de la maison, je suis aux anges, je serais presquetentéederéveillerAngéliquepourluiparlerdemonbonheur.Jenelefaispascarjemedisquesi elle dort à trois heures et demie dumatin, c'est qu'elle n'a pas eu de clients, qu'elle estrentrée tôt et est attaquée par l'alcool. Je dois la laisser dormir. Je résous ma frustrationquelquesheuresplustard,jeluiracontemasoiréemagique–cequimepermetdelarevivre–etjeluidécrisdixfoisHenry.Jeluiparled'évidence,d'enchantementetd'unavenirensoleilléaveclui.JeluiaffirmequejevaispartirenEuropeaveclui.Elleritdebonheurpourmoi.Maisquand j'évoquemonpetit problème financier, elle fait une autre tête, fâchée.Ellemegrondesévèrement,me rappelle quelques règles élémentaires à suivre lorsqu'on se trouve dansmasituation.Ellemefaitlamorale:«Mais,Fifi,tuesstupideouquoi?Jet'aiditmillefoisquequandtutetrouves,commeça,avecunhommeblanc,tulelaissespayer,voiretulefaispayer.Tu n'es surtout pas là pour débourser un centime. C'est le monde à l'envers ! Tu n'as riencomprisdecequ'ont'expliquedepuisdesmoisaveclescopines.Situcontinuescommeça,tunet'ensortirasjamais!»J'aihontedemabêtiseet,enmêmetemps,jeneregrettepasd'avoirpayé les verres etmontré àHenri que j'achète plutôt qu'onm'achète. Je faismonmea culpadevantAngélique.Elleselèveetvachercherdanssaboîteencoquillageslesquelquesbilletsdontj'aibesoinpourpayermadetteaubardeladiscothèque.Ellemeprécisebienquec'estladernièrefoisqu'ellemerenflouepourcegenredebêtise.Etconclue,tranchante,d'un:«Ettafiertémalplacéedefemmenoirequiseratoujoursnoire,tutelametsoùjepense.Lafierté,tusais,peutaussiêtreunmauvaisguide…»

AvecHenry,aurendez-voussuivant,lacomplicitéentrenousesttoujourslà,plusgrandeencore.Nousnousapprécions, il faudraitêtreaveuglepour l'ignorer.Cette fois, je luiparle,j'oseluidirelavéritésurmoi.Monvraiprénometpuismonexistence,sordideetviolente,etsurtout,mestroisenfantsquelquepartentreleNigeriaetl'Orient.Ilmeplaintcommed'autresavant lui. Je luiparledemesparents aussi,demon inquiétudeà les avoir laissés tomber. Ilcomprend toutcela. Ilparaît sensibleaumalheurdesautres, ilparaîtgentil.Commed'autresavantlui…Saufquecettefois,jeveuxycroiremieuxqu'àuneplanchedesalut.Etj'airaison,ilmedit :«Voilà, jesuissûrdemoi, jeveux t'épousermais je teprévienspourque toutsepassebienentrenous:jeneveuxpasdetesparentschezmoi.QuandonépouseuneAfricaine,onépousesafamille.Encequimeconcerne,ilenesthorsdequestion.»Commeilvientdeposer ses conditions, jeme sensautorisée àposer lesmiennes. Jepeuxcomprendrequ'il neveuillepascohabiteravecmafamilleparcontreilestimpensablequejememarieavecluis'ilrefusedel'aiderfinancièrement.Deplus,jetiensàfairedesétudespourapprendreunmétierettravailler honnêtement alors je veux qu'il s'engage àm'aider,me soutenir dans cette voie. Ilcomprend,ilestd'accord.Unpactevientd'êtresignéoralement.

IlsuggèredevenirmechercherdanstroisjourspourmerameneravecluiauNiger.Bienentendu,jedis«oui»mais,làaussi,j'émetsdesréserves,jemetsdesclausesdanslecontrat.Jerestetraumatiséedecequed'autreshommesontpumefaire.Alors,malheureusement,ilmefautunpeuplusde tempsetdepreuvespouraccordermaconfiance.PousséedanscedouteperpétuelparAngéliqueetsatribu,jedemeuresceptique.J'exigequeHenryprennepourmoiunbilletaller-retourquejepuisserentrer,lecaséchéant,auTogooùj'aiuntoit.Etj'ajouteàmesrevendicationsunpeud'argentàmeconfieraudépart,àl'aéroportdeLomé.Avecça,jepourrais me débrouiller si, par hasard, le cours de notre amour naissant se polluaitsoudainement…Jeprendsmesprécautions, jedemandedesgaranties, jenesupporteraispasd'êtreencoreflouée.Lesdéceptionsnepeuventsecumulerindéfiniment.Souspeined'écraserceluiquilessubit.Jesuisheureusementsurprisedeconstaterquemonfuturépouxneprendpasmalmesrequêtes.Illesacceptecommesiellesétaienttoutàfaitnaturelles.Cesoir,ilestleplusconciliantdeshommesetmoi,laplusheureusedesfemmes.MarencontreavecHenryétaitinespérée.Lehasardneratepastoujourssoncoup.C'estparcequeJacquesm'atraînéeauTogoquej'aipucroiserlaroutedeHenry.Lemalneconduitpasfatalementaupire.

Pour être adorable, mon fiancé tout neuf n'en demeure pas moins homme. Après notredîner de pseudo-fiançailles, nos promesses, nos projections, nos déclarations mutuelles etréciproques, Henry me guide jusqu'à son lit. Pas un homme ne résiste bien longtemps à latentationd'alleraulitavecmoietmoidemelaisserfaire,parhabitude,parlassitude.Jeprendsconscience,avecunpeudetristesse,jel'avoue,quetousleshommesrencontréscouchentavecmoi.Moi,c'est toutceque jesais.Toutceque j'aià fairepourmemontrergentille,c'estdem'allongeretdeleslaissermemonterdessus.C'estsimpleettellementbanalpourmoi.Jenepeuxcompterlenombredefoisoùilm'afallu,pourfaireplaisir,pouradmettremaservilité,écarter lescuisses.Maisavec lui,c'estdifférent.Quand ilseréveille lematin, jevoisàsesyeuxqu'ilnementpas,qu'ilm'aimeetqu'ilestprêtàm'aimerplusencore.

*Noustrinquonsavecmescopines.Lanouvelledemonmariageprochainafaitletourdu

quartieretembellipourquelquesheuresunquotidiensansmiracles.Angélique,spécialementfièred'êtremamèreadoptiveetd'avoirfavorisécetteunionenm'ouvrantlesportesdelaboîte

denuit,acriésurtouslestoitsquej'épousaisunhommerichissime,superbeau,trèsgentil,quinavigueentresesdifférentespropriétésd'Afriqueetd'Europe.Danslesruesadjacentesàcellede notre maison, des dizaines de personnes se sont mises à fantasmer et à se passerl'informationcommeonraconteunefable.Çam'émeutquemajoiesoitsicontagieuse,quemonavenir fasse rêver les autres, moi qui ai cauchemardé mon passé. Mes amies prostituéespourraient être jalouses de cette chance qui m'est offerte à moi. Mais non, elles se disent,puisquecelam'arrive,quec'estpossible.Ilestpermisàunefillesanslesouetpasviergedesetrouver un bon mari. J'ouvre de nouveaux horizons avec mon cas et mes copines ont tropl'instinctdesurviepourrefuserdelescontempler.Ellesseréjouissentetmefêtenttantqu'ellespeuvent.Ellesregrettentseulementdemeperdre.Ellesaimeraientqu'enplusjenem'enaillepas.

En un an, nous nous sommes attachées, elles et moi. Je n'oublie rien. Surtout pas leurgentillesse, leuraide.Nicequ'ellessont,bellesparcequegénéreuses.Jelesportehautdansmoncœuralorsmoiaussi,jesuistristedelesquitter.

Aprèsunedernièrenuitensembleàserappelerlesbonsmomentsetàimaginerceuxquenousvivronsaprès,chacunedenotrecôté, je lesai toutesembrassées.Etpuis, jesuisrestéelongtemps collée à Angélique, en pleurant. Depuis la veille déjà, elle faisait une têted'enterrement et là, elle est totalement effondrée de me dire au revoir. Pour elle, c'estinsupportabledeseséparerdemoiquisuis,d'unecertainemanière,safille.Jenepeuxquelecomprendre, j'ai dûme séparermoi aussi demes enfants. Je connais l'immense douleur quivousaccableenblocsdegranit,ladéchirurequel'onressentsanstrouverdepansementpourlacalmer.Neserait-cequ'unpetitpeu…J'essuielespleursd'Angéliqueetluifaislesermentqueje reviendrai la voir, qu'elle ne s'inquiète pas. Je pars en plaisantant : «MamanAngélique,n'oubliepasquemoiaussijesuistogolaise.Onrevienttoujoursdanssonpaysnatal…»

16

Enfantdesrues

CHEZANGÉLIQUE, j'ai tentéd'avoirdesnouvellesdemesenfants.Pourcela, j'aiappeléAïssaquinesavaitpasgrand-chose,àpartqu'AhmedlesavaitemmenésvivreauNigériaavecles gardiens. Et que mon prénom était tabou. Pour sa part, ma copine s'ennuyait de moi etdésespérait deme voir revenir un jour. Une fois l'information prise, j'aurais pu appeler lesgardiensouleurvoisined'enfaceetdemanderàleurparler.Maisjemedoutaisqu'ilsavaientreçu des instructions et, par ailleurs, préférais de ne pas attirer l'attention sur moi entéléphonant.Ilétaitplusprudentquej'aiel'aird'avoirdisparu.Jeregrettaiscruellementdenepaslesentendre,denepaslesvoir,denepasmêmeprofiterdurécitdequelqu'unquipasseraitdutempsaveceux.Paruncontactd'Angélique,j'airéussiàleurfairepasservialavoisined'enface des cadeaux achetés avec mon maigre salaire. Mais ils ne savent pas que ces petiteschosesleursontoffertesparleurmaman.C'estmieuxainsi.Ahmedpourraits'enprendreàeux.Jeredoutelafaçondontleurpèrelestraitedepuismondépart.

Dansl'avionquinousemmèneàNiamey,nousparlonsavecHenrydemesenfantsetdemapeur.Ilvoudraitdesbébésavecmoietredoutequej'attendederécupérerlesmienspourluienfaireàlui.Jenesaispas,j'adorelesenfants,jeveuxbienenavoird'autresavecHenry.Maisjen'aipaslatêteàça,jevoudraisêtresûredéjàquemespetitsvontbien.Jetéléphoneraiquandnousauronsatterri.

Jemesensfortedepuisquejesuisavecmonfiancé.Ilestlà,avecmoi,etm'apromisdem'épauler. Alors je suis plus impatiente de régler mes problèmes. Il semble touché parmasouffrancedemère.Etpuis,medit-il, « J'aimeraisbien les connaîtremoiHané,Kouloua etMoussa!»

EnarrivantchezHenry,jedécidedepasseruncoupdefilauxgardiens,d'essayer.Peut-êtrenemeraccrocheront-ilspasaunez.Pourmedonnerducourage,monfiancésetientàcôtédemoietmeserre lamain.Plusieurssonneriesquimesemblentdurer l'éternitéavantqu'unevoixde femmese fasseentendredans lecombiné.Je reconnaisZoulaha.Elle,parcontre,ne

m'identifiepastoutdesuite.Elledemandequijesuis.Avantderépondre,jelaquestionne:«MonsieurAhmedest-ilprésent?»Jefaiscommesijevoulaisluiparler.Ellemerépondparlanégative,alorsjeluiavouequejesuisFatima.Unblanc.Jeretiensmarespiration,j'aisipeurqu'elleraccroche.Jebriselesilenced'un:«Zoulaha,écoute-moi,jesuistoujourslamèredemesenfants,jeveuxquetumedisescommentilsvont.»Re-blanc.Enfin,ellesusurrequ'ellen'estpascenséediscuteravecmoietdonnerdesnouvellesdespetits.J'essaiedelarassurer.Ahmed n'est pas là, il n'en saura rien. Si Ahmed n'est pas là, dit Zoulaha, il y a toute unetripotéedenouvellesfemmes,enplusdecellesqu'ilaramenéesdesonpays.

Eneffet,danslamaisonauNigeria,lasituationaévolué.Monex-mariaencoreagrandisonharemetinstallemaintenantsesfemmesdanslamaisonplutôtquedansdesappartementsséparés.Unecoloniedefemmesetdegaminsvitdonc là,cequineréjouitpas lagardienne.Ellemeconfiequ'Ahmedn'a jamaisdécolérédepuismondépart.Et,hélas,ellemeconfirmequ'ilsevengesurmesenfants.Pouratténuermonpincement,elleajoutequ'elleveillebiensureuxavecsonmarietqu'ilscompensentcommeçalemanqued'affection.L'amourdesgardienspourmesenfantsm'atoujoursbeaucoupréconfortée.Jesaisqu'ilslesappellentpapaetmaman.Lespetitsnevontpasmalmaisnesemblentpasheureuxnonplus.Jeveuxsavoirs'ilssontdanslamaison, si je peux leur parler.Zoulaha redevientmuette.Cen'est paspossible, les autresfemmesrépéteraienttoutàAhmed.Etpuis,detoutefaçon,Moussan'estpaslà.

Et là, elle me relate des faits qui me glacent. Elle m'explique qu'Ahmed a estiménécessaire de faire de son fils un dur. Dans la tradition, les pères ont la responsabilité detransformer leurs enfants en hommes. En leur infligeant des pénitences sévères, ils font ladémonstrationdeleurcouragedepère.Maislespénitencesneressemblentpasd'habitudeàdessuppliceset surtout, ce sont les jeunesadolescentsqui sont supposéspasserparcegenrederitesinitiatiques.Or,Moussan'amêmepasseptans.Ahmedl'aenvoyédansunpetitvillagetoutseulpourqu'ilsedébrouille,mendie,senourrissecommeilpeut.Luiapprendreàêtrepauvre,telestlemotifinvoquéparsonpère.Zoulaham'avouequ'elles'inquiètecarelleimaginecequemon fils endure. Tu sais, ajoute-t-elle, il est très mûr pour son âge, Moussa, il réfléchitbeaucoup. Il a quelque chose de triste en lui, comme s'il avait compris ce qui est réservé àl'intelligencedesadultes.Jepenseàmonfils,levoisdanslarue,commemoiilyaunan,enhaillons, la faim qui l'étreint, et l'imageme rendmalade. J'interroge Zoulaha sur le village.Spontanément, ellemedonnesonnom,avantde se reprendre :«Tunevaspasaller là-bas,Fatima?»Si,jevaisallerlà-basretrouvermonfilset,s'illeveut,l'emmeneravecmoi.

J'enparleàHenrydèsque j'ai raccroché. Ilnepeutpasveniravecmoiàcausedesontravail,maisilm'attendraàNiameyetdèsquejeserairevenue,nouspourronsnousinstallerauSénégal.JenotelacompassiondeHenry,sonindulgenceavecmoi:jem'envaisalorsquenousvenonsdenousrencontrer.JesuissûredenepasutiliserlebilletretourpourLoméquej'aiprisengarantie.Jenemesuispastrompéed'hommecettefois.

*Ils'agitd'untoutpetitvillageposéaumilieud'uneétenduedésertiqueplantéeçàetlàde

quelques arbustes. Tout au plus, il y a une quinzaine de maisons en torchis mais beaucoupd'habitantsetd'animauxquisetraînentdanslapoussièredeschemins.Çasentlamisèreicietmoncœurseserrequandjem'approchedehordesd'enfantsmendiants.Parmieux,jecherchemonfilsduregard.Iladûgrandirmaisjepeuxreconnaîtremonfils.Troisanssanslevoir,sansl'embrasser,et le retrouver icidansunepoubelleoùsonpèrea fait l'effortde lemettre !La

hordedegaminsbruyantes'approcheetm'entoure.Ilstendenttousleurtasseenlaitonqu'ilsfonttintinnabuler comme si elles étaient gorgées de pièces. Je fais l'aumône pour mieux lesobserverunparun.Monfilsn'estpaslà.Jedemandeàl'undesgaminss'ilconnaîtMoussa.Saréponseestnonmaisunpluspetitquelui,justederrière,saitquiestMoussa.Sijeluidonnedel'argent,ilmeconduitàmonfils.JesuistellementpresséederevoirMoussaquej'accepteledeal.L'enfantmeprendpar lamainet semetàcourir.Nouspassons,aupasdechargedeuxrues, puis une troisième et enfin, sur la droite, perché sur unmuret en pierres, j'aperçois unpetit,latêtepenchéesurleboutdeboisqu'ilestentraindetailler.Sesguenillesdégoulinentsursesjambesetsesbrassales,etseschaussurespercéespendentdesespieds.Ilfaitpeineàvoir.Ilsembletrèsconcentrésursonouvragealorsjerestelààl'examiner.J'attendslemomentoùilvareleverlatête,oùjevaisvoirsesgrandsyeuxmélancoliques.J'attendscemoment…depuissilongtemps.Jecèdeàmoncorpsquiréclamedelepressercontreluietj'appellemonfils.Moussa!Moussa!

Sonpetitvisages'esttellementcreuséquesesyeuxl'inondent.Sursonperchoir,ilmefixelonguement,commeunsongedontilattendraitl'éclipse,ébahietincrédule.Enfinilmevoitetmereconnaîtenmêmetemps.Mavoixl'atteintlàoùils'estréfugié,horsdumonde.Ilentombepourmesauteraucou.Je leprendsdansmesbrasetpressemoncorpsentiercontre lesien.Nous demeurons ainsi de longues et délicieuses minutes qui me font oublier l'absence, lemanque,lesdouleursdemonévasion.Etpuisjevaisluiacheter,commeAngéliquel'afaitpourmoi, despetits pains avecun thé au lait.En les savourant, labouchepleine, ilmeparle, nes'arrêteplusdemeparler.Demestroisenfants,Moussaestpourtantleplussilencieux,leplusintroverti.Àsalogorrhée,jeluiouvremesoreillesetn'eninterrompspaslecours.Ilracontelatristessequandjesuispartie,etlacolèreaussi.Etl'habitudequiréaménageaumilieuduvide.Etmon prénom, comme unmot demagie noire, qui peut brûler les lèvres, les pensées. Lesgardiens aussi,Moussa leur rend grâce etme décrit sa vie avec eux.Enfin, ici, la rue avecd'autresenfantsvraimentpauvreseux,toutletemps.Plusquedesapropredifficultéàsurvivredansuncontextesauvage,ilsouffredecelledesescompagnonsdemendicité.Enl'écoutant,jesuisprised'undésirpuissantdel'emmener.Jeluiproposedes'enalleravecmoi.Ilrefuse:iln'apasachevésonexpérienceicietilneveutpasdécevoirsonpère.Desurcroît,ilnepourraitpasabandonnersessœursdontilesttrèsproche.

Àdéfautdelesauverdel'emprisedesonpèreetdesasituationdésagréable,jevoudraisluifairedescadeaux.Luiacheterunvélo,delanourriture,denouveauxhabits…Cedontilabesoin.Sesvêtementscrasseuxet saminededéterréme révoltent.Pourtant,Moussadéclinemonoffre.Ilneveutrienpourlui-même.Si,d'uncoup,ilétaitricheaumilieudecesenfants,ilrisqueraitd'attirer laconvoitiseet l'agressivité.Ilrefusedesedifférencierenaméliorantsonconfort. Il n'est pas non plus question pour lui de redistribuer de l'argent que je lui auraisdonné. « Ce serait malsain », remarque-t-il d'un ton docte.Mon filsm'impressionne par sasagesse.

Aprèsavoirrejetémestentativespourluivenirenaide,ilmedemandeunefaveur.Plutôtque de l'aider lui, ilme prie de secourir les enfants pauvres et abandonnés qui croisentmaroute. Je luiprometsque jem'occuperai autantquepossibledesgaminsen souffrance.Nousdialoguonsquelquesheures.Je leréconforteet luiexpliquepourquoi je lesaiquittéscommeça,luietsessœurs.Jeveuxmettreleschosesauclairetéviterquel'endoctrinementd'Ahmedagisse sur lui. Je veux être sûre qu'il ne doute pas que je les aime. Moussa m'affirmecomprendreetpardonner.Parcontre,dit-il,ilesttrèsblesséd'avoirapprisquesamèrenel'a

pas allaité, contrairement à Hané et Kouloua. C'est faux, complètement faux. Ce sont desmensongesdontsonpèreessaiedeleconvaincrepourqu'ilmedéteste.Jenieetchercheàluimanifesterma sincérité. J'enpleurede rage.Ahmedsaitoù toucher l'adversaire, comment ledébouter.Moussameconsole,ilmecroitetsaitquejel'aime.Ilmedemandedepartir.Jenedois pas rester dans ce village collée à lui trop longtemps. On risquerait de lui poser desquestionssursesorigines.Etildevraitavouerqu'ilestunfilsderichelarguéicipourluitannerlecuir.Cen'estpassouhaitablealorsjerespectelevœudemonfilsetm'apprêteàlelaisserunenouvellefois.Lechagrinquimesubmergeaumomentdel'embrasserégaleceluiquej'aiéprouvé le jour demon départ d'Orient dans l'entrée, tandis qu'il s'accrochait àma robe etm'empêchaitdesortir.Jeluiprometsquenousallonsnousrevoirviteetquejen'oublieraipasmonsermentausujetdesenfantsendétresse.Enfin,jelelaissederrièremoi,aupieddumuret,résignéetréfléchi.Ilpleuredemevoirm'éloigneretdem'entendrehoqueterdedouleur.Maisilaconfiance.Moi,jenesaisplussijedoisavoirconfiance.

17

Êtremère

HENRYSAITTROUVER lesmotspourmerassurer.JevoudraisêtrerevenueavecMoussamaismon fiancéme fait remarquerqu'il adécidé, qu'il avoulu rester là-bas. «Ton fils tireprofitde l'expériencequesonpère lui impose,c'estbiennon?»meraisonne-t-il.Retrouverquelqu'unquej'aimem'apaise.Jesuissicombléed'avoirrencontréHenry.S'iln'étaitpaslà,jeserais dévastée par la tristesse d'avoir revumon fils sans pouvoir le ramener. Avec lui, jedistinguedes solutions,unepossibilitéde changement,unespoir commeune ligned'horizon.Nous nous sommes quittés deux jours et c'était déjà trop. Nos retrouvailles festives nousconfortentdansnotrelien.

Au Sénégal, à Dakar, Henry loge dans une belle et grandemaison entourée d'un vastejardin.Jesuisémerveilléecommeuneenfantquinecroitpasquetous lescadeauxsontpourelle.Jefaisletourdupropriétaire,surprisedetout,gourmandedetout.Moninstallationsefaitrapidementcomptetenudelalégèretédemavalise.Etjevisiteànouveaumademeure.C'estunemaisondefonctionquicomportecinqchambresavecterrasseprivativeet troissallesdebains.Quantausalon,ilestdelatailled'ungymnase.Enm'embrassant,Henrymemurmure:«Bienvenuemadame lamaîtresse demaison, nous nousmarions demain ! »Dans une longueboîtem'attendunesublimerobedemariée.Jesuisémue.

Lelendemain,entouteintimité,àdeux,noussommesallésàlamairiedeDakarpournousdireoui.Unvraioui.Jesuismariée,cettefoisdegré,pasdeforce.

Jem'habitue vite au confort quemonmarime procure. J'y suis à l'aise, je rattrape cesdernièresannéesdepauvretéetj'essaied'effacerlaviolencedesautreshommes.Unquotidienpaisible semet enplace et jeme coule dedans sans résistance.Lui travaille beaucoupmaisrentrelesoir.Moi,jenefaisrien.Aveclamaison,onluiamisàdispositionuneaide.Jenemecharge donc d'aucune tâche domestique. Jeme repose, je rêvasse, j'élabore des stratagèmescompliqués pour enlever mes enfants. Et puis, surtout, je fais les boutiques. À Dakar, lespremierstemps,j'achètedesquantitésindustriellesd'habits.Jeremplislesrangéesdeplacards

dudressing.Après,jecalmemaboulimie.AuboutdequelquesmoisàattendreHenry,àvoirlesheuresdéfiler,jemeréveille.Jememetsàfréquenterl'alliancefrançaisepourapprendreàlireetàécrire.Etpuisjepassedeplusenplusdetempsàm'occuperdesautres.

Lespetitsmendiantsduquartierviennentnaturellementàmoi.Unpremier,quej'inviteàmanger àma table, un vendredi. Et les autres, tous les autres, armée de gamins affamés quiafflue chez moi. Je peux gérer au début. Après, comme ils se passent le mot, ils sont sinombreuxquel'intendancesecomplique.Siunevilleentièred'enfantsveutdéjeunerchezmoi,comment je fais?Mais jenepeuxrefuser,àaucun.Voir leursyeuxbrillantsmeremplitd'unbonheurbonetinépuisable.Danscettebandedegosses,j'airemarqué,ilyadeuxchefsdefile,Ladi et Ousmane. Ils doivent avoir huit ans, pas plus, et ils semblent détenir une espèced'autoritéquifaitquelesautresleurtémoignentdesmarquesderespect.Ilssontétonnants,cesenfants, par cemélange de gravité et de puérilité qu'il y a chez eux.Ce sont deminusculeshommesouplutôtdescorpsd'enfantscondamnésàunespritadulte.Leplussouvent,ilssontfilsetfillesdevillageoisindigentsquilesontenvoyés,nesachantpascommentlesnourrir,chezlemaraboutdemaruepourqu'ilsapprennent leCoran.Ilssontbienunmillierdansunegrandemaisonquinepeutquandmêmepaslescontenir.Lemarabout,unvieilhomme,faitcommeilpeutavecsesmaigresmoyens.Lespetitsdemandentlacharitépourmanger.Silesgensoffrentde la nourriture, elle est immédiatement ingurgitée par les petits pauvres. S'il s'agit d'argentliquide,ilestremisaupèrespirituel.J'aipitiédecesenfants.Etj'aipromisàmonfils.

*De Henry aussi, je dois m'occuper. Alors que notre vie se déroule sereinement et

amoureusement, il est tombé dans un état dépressif dont je ne parviens pas à l'arracher.Unmédecinpsychiatreestvenul'examiner,luiparler,tenterdecomprendre.Jesuisinquiète.Pourlui, parce que sonmal-êtreme touche, pourmoi, parce que j'ai besoin d'être protégée, j'aibesoinqu'ilsoitfort.Lepsymeprendàpartaprèslaconsultation.IlveutsavoirsijeconnaisHenrydepuis longtemps.Je luiavouequenon,quenousvenonsdenousconnaîtreetdenousmarierdanslafoulée.Ilmelanceunregardsombre.Madame,commence-t-il,vousdevriezlequitter,prendrevos jambesàvotrecou. Jepensequevotremari seradépressif toute savie,vous risquez d'êtremalheureuse. Choquée par ses paroles, je lui réponds que j'aimeHenry,qu'il a fait preuve àmon égardd'unegrandegénérosité et qu'il n'est pas questionque jememontreingrateetlelaissetomberquandlui,àsontour,abesoindemoi.Lemédecinm'adresseunregardàlafoissceptiqueetméprisantavantdes'enaller.Enfait,Henryatoutentenduparceque la fenêtre était ouverte et que la voix du psy était trop volumineuse. Il est ému demaréponse, il s'excuse,medemandede lui pardonner. J'essaie de dialoguer avec lui pour qu'ilaillemieux.Lechocdenotrerencontrel'apeut-êtreaussidéstabilisé.Jel'aimeetsuisprêteàm'occuperdeluimaisjesuisaffectéeparlasituation.J'aiépouséunhommegentiletsouriant,jedînemaintenantavecunhommesilencieuxettriste.

Quandjeluiannoncequejesuisenceinte,ilabandonnemomentanémentsonuniverstropsombre.Ilespéraitsiprofondémentquejeluidonneunenfantqu'ilycroitàpeine.Nousfêtonsla nouvelle dans un bon restaurant deDakar.Nous retrouvons la joie des premiers jours, lachaleurdouce,leséclatsderiresurmesblaguesidiotes.Nousgoûtonsànouveautoutessortesdeplaisirs.Jebaignedanslagrâce.Cettegrossesse-làneressemblepasauxprécédentescarelle est volontaire et vécue sans appréhension.Mes trois premiers enfants, je les ai conçus

malgrémoi,danslapeurdeleurpère.Jesuiscontentedesavoirquejevaispouvoirprendresoindecebébéalorsquejenepeuxpasm'occuperdemesautresenfants.

J'accouched'unpetitGaspard.Sonpèreversedeslacsdelarmesenlevoyant.DeuxansaprèsarrivesonpetitfrèreJulien.Unjour,quandilmefaitpartd'uneoffrequ'onluiasoumisepourunposteenCôte-d'Ivoire,jeluisuggèred'accepter.Jesuisd'accordpourdéménageraveclesdeuxenfantssiçapeutaidermonmari.

18

Orphelinsoupas

JENELESAISPASencoremaisledestins'amuseavecmoi.Alorsquejesuismèrepourlaquatrièmefois,mesenfantsrestésauNigeria,eux,mecroientmorte.Avecsongoûtbienconnudes légendes,Ahmeda confectionné sonmensonge leplusvicieux, leplusmémorablede sacarrièredesalaud.IladûentendreparlerdemaconversationavecZoulaha,certainement.Jeconnais trop le fonctionnement du village pour ne pas me douter qu'elle a confessé sadiscussionavecFatimalamauditeàunecommèrequil'aditàuneautrecommère…jusqu'auxoreillesdemonex-mari.Etpuis,connaissantl'honnêtetéconfinantàlasaintetédemonfils,jesuiscertainequ'ilaracontémavisiteàAhmed.Quinel'apassupporté.

Pour la première fois dans son existence de mâle dominant, une femme, moi enl'occurrence,luiatenutête.Jel'aidéfiéàmaintesreprisesquandjevivaissoussontoitetj'aieu l'audace de le quitter, plutôt de m'échapper. Non contente de cela, je me permets dereprendre contact avec les gardiens et, pire, d'aller voir mon fils qu'il a voulu mettre enisolement. Jepeuxsanspeinemefigurer lacolèred'Ahmedenapprenantque j'aieu leculotd'allervoirMoussa.Iladûruminersahainependantquelquesjours,secreuserlatêtejusqu'àinventerunecomédiedemauvaisgoûtpourmechâtier.

Il a emmenénos trois enfants chezmesparents auxquels il a demandéde réunir tout lemonde, toute la famille et les amis. Ma mère a dû le regarder avec méfiance mais s'estexécutée. Une fois l'assemblée silencieuse devant lui, il a, d'un ton solennel, annoncé mondécès. Il avait à lamainun journaldans lequelun faitdiversétait couvert. Il a transmis sescondoléancesàmesparentsavantd'expliquercommentj'étaismorte.J'avaisétéabattuepardesbrigands sur un chemin où j'errais. Il a dû jouir de l'effet produit sur son public naïf.Mesenfantssesontmisàpleurer,monpèreabaissélatêteavecunairdésolé.Seulemamèren'apasréagi.Ellemel'aavouéaprès:ellen'yapascru.Soninstinctdemèrecriaitquej'étaisenvie quand Ahmed affirmait que j'étais froide et sous terre. Elle s'est aussi souvenue d'uneconversationavecmoidanslaquellejeluidisais:«Necroisjamaiscequ'onpeutteracontersur moi tant que tu ne l'as pas vu de tes propres yeux. » Ce jour-là, nous avions eu unediscussiondefemmes.Jeluiavaisconfiéqu'Ahmedétaitunhommeméchantetviolent,queje

voulaislequitter.Elle,elleprenaitexemplesursoncasetm'encourageaitàsupportermonmarimalgrétout.Elledisait:«Tuvoistonpèrem'enfaitbaver,maisjesuistoujourslà.»J'essayaisde lui fairecomprendreenquoimasituationdifféraitde la sienne,enquoiAhmedn'étaitdetoutefaçonpasàtermeunesolution:«Tusaiscequ'ilfaitmonmariquandtudeviensvieille,quetapeausefripeetquetesseinschutent,quandiln'aplusenviedetoi?Iltedemandedepartircommetuesvenue,presquenue.Tulaisseslàlesquatreoucinqenfantsquetuasponduspour lui et tu t'en vas. Tu n'as pas le choix parce qu'il te chasse à coups de bâton. Tu voismaman,aveclui,lapatience,demeurersoussonjoug,supportersaviolence,çanesertàrien.À la fin, tu es vieille, pauvre, sans toit et sans enfants. »Maman s'était tue. Après un brefsilence,elleavaitconclud'un«jetecomprends,faiscequetucroisêtrebon,va-t'ens'illefaut».

Pendantquejem'occupedeGaspardetJulien,ettented'encouragerHenryàêtreheureux,mestroisenfantsseretrouventorphelins!Etcenouveaustatutlesaffligedoublement.Enplusdelapeinequ'ilsressententdem'avoirperdue,ilsdoiventsubirtoutessortesbrimadesdelapart des enfants et des adultes avec lesquels ils habitent.Tant que j'étais vivante, ils étaientprotégés par ma réputation de tigresse. Tout le monde était au courant de ce dont j'étaiscapable. Personne n'aurait touché un cheveu de mes enfants. Mais maintenant qu'ils mepensaienttousmorte,ilsvoyaientmaprogéniturecommeaffaiblie,sansdéfense,parfaitsdanslerôledeboucsémissaires.Ilsontcommencéparlesspolierenserépartissantmonhéritage,desmeubles,desvêtements…Ilsontcontinuéenpersécutantmesenfants.

Hané,mafilleaînéesetrouveenpremièrelignepoursubirl'agressivitédesonentourage.Sescousins,sesdemi-frèresnelarespectentpas.Ilslatripotentpourrigoler,luiordonnentdenepasêtrefaroucheetfinissentparlabattre.Ilslaconsidèrentcommeunedomestique,commeleurpropriété,lachoseaveclaquelleilspeuventjouer,qu'ilspeuventcasser.C'estcelaquejevoulaisempêcher.Quemafillevivecequemoi,j'aivécu.Parfois,ilsenvoientHanéfairedescoursesmais lui interdisentdemangercequ'ellearapporté.D'autresfois, ils lui intimentdechangerderobealorsqu'elleestsurlepasdelaporte,entraindesortir.Lesdeuxplusjeunes,eux,onlestape,onlesprivedejouetsquandlesenfantsdesautresportéesensontcouverts,onlesrationnequandilsdînent.Onleurmènelaviedure.Lesliensentrelestroisseresserrenttoujoursdansl'adversité.Ilsontperduleurmèremaispasencorelecombat,sedisent-ilspours'encourager, ne pas sombrer dans le désespoir. Ma fausse mort bouleverse la vie de mesenfants.

*Aucontraire,maviesuitsoncoursenCôte-d'Ivoire.Iciaussi,jem'occuped'enfantsquien

ontbesoin.Jedoisavouerquejelefaisentreautresparcequejem'ennuie.EnCôte-d'Ivoire,nousavonsunemaisonencoreplusbellequecelleduSénégal,dansunquartierhuppé.Jesuisaidéepardu«personneldemaison»alors,encoreunefois,j'échappeàtouteslescorvées.Desnounous s'occupent deGaspard et Julienme laissant du temps libre dont je ne sais pas quefaire.Jefaislagrassematinéetouslesjoursetquandjemeréveille,jemetrouvedésœuvrée.Dansunerueadjacentesetrouveuneégliseoùj'aiprisl'habituded'allerrencontrerlesenfantsdes rues. Comme notre quartier est bordé de bidonvilles, toute une faune traîne du côté deSaint-Jean.Parmielle,unefouled'enfantssouventdroguésetprostituésquiviennentseréfugieràl'églisepourdormir.Jemerapproched'eux,essaiedeleurparler,lesautoriseàvenirselaverchezmoi, je leur donne àmanger et parfois un peu d'argent. Je les plains et les chéris. Je

voudraispouvoir lessauver, lesextrairedecettebouedans laquelle ils sontnésetoù ils sesontenlisés.

D'autresgaminsontattirémonattentionetmabienveillance.Jesuispasséeunjourdevantune prison dans la ville. En longeant les grilles, j'ai remarqué que dans la population desdétenusse trouvaientdesenfants.J'étaischoquéealors j'aisonnéà laportedupénitencieretdemandépourquoi ces enfants se trouvaient enprison.Onm'a réponduqu'ils avaient fraudé,qu'ils étaientmontésdans lebus sans ticketparceque leurmèren'avaitpas lesmoyensd'enacheter.Ilsétaientenfermésdepuisquelquessemaines.Jemesuismiseàpleurer.J'aisortidel'argentdemonsacquej'aiposésurlatable.Enremboursantlestickets,j'aiexigéqu'ilssoientlibérés.

Je montre exprès que je suis riche et bien habillée, ce qui me confère un pouvoirincroyableici,dontj'abuseàdenoblesfins.Envoyantsortirlesgamins,jemepermetsdeleurdonnerunconseil:«Nefraudezplus.»Jetraîneunpeudanslaprison,histoired'enobserverlesconditionsdevie.Aprèsexamen,ellessontabominablesetjemesenscoupabledenerienfaire. Tout est très sale et délabré et surtout les condamnés souffrent de la privation denourriture.Alorsjeprendsl'habitudedevenirtouslesvendredisfaireunedistributiondepaindemieàtoutlemonde.Jeresteunpeu,jeprendslamaindesdétenusetjelesencouraged'un«tu vas t'en sortir ».Quand j'arrive dansmavoiture imposante, ils se collent auxbarbelés etcrient des « hourra ».Les gardiens, eux, semarrent du contraste entre les prisonniers sales,vêtus de frusques déchirées et dégoûtantes, et moi, propre, classe. Ils m'ont surnomméeaffectueusement«lavieillemère».

Maismonaideauxenfantsdesruesetauxprisonniersnesuffitpasàcomblerlevidequeje ressens. J'ajouteuneautrecauseàma listehumanitaire.Enallantdansunvillageéloigné,perdudanslaforêt,j'aidécouvertdeslépreux.Audébut,jemesuiscontentéedevenirlesvoircomme ça pour parler avec eux. Ensuite, jeme suis investie totalement d'unemission : j'aidécidédeleurporterunsecoursactifetcomplet.J'aisollicitéuncopaindouanierquidétenaitdesstocksdevêtementsneufsqu'ilaacceptédemecédergratuitementetj'aidemandéàHenry,quitravaillaitalorsdanslecommerceduriz,dem'endonnerdessacs.Dequois'habilleretdequoi manger, j'étais contente d'avoir trouvé des systèmes pour assister les lépreux. Etreconnaissanted'être en situationdepouvoir aider les autres.Henry semontre trèsgénéreuxavecmoi.Ilmedonnetouslesmoisunesommeimportanted'argentdontjepeuxfairecequejeveux.Alorsj'enprofitepourenredistribuerlepluspossible.Notammentàmesparentsquimecroientmorte et s'étonnent de recevoir des sous dema part. Ils évitent de se poser trop dequestions,imaginentquemondernierbienfaiteurveutmefaireplaisirpostmortemenlesgâtanteux…Henrytientsaparole.Aumomentdelafêtedumouton,ilsaitqu'ilfautdegrosmoyensàmes parents parce qu'unmouton, ça coûte cher.En conséquence, il double l'argent de pochequ'ilm'accorde.

*Mon mari n'a pas complètement vaincu la dépression mais, ensemble, nous l'avons

apprivoisée. Je m'efforce d'être à son écoute en permanence et surtout de lui donner del'oxygène et de la fraîcheur pour combattre ce trucmorbide qu'il promène avec lui dans lesmauvais jours.Depuis que je pratique la philanthropie au quotidien, personnellement, jemesens mieux, utile. L'ennui dans lequel je me liquéfiais a disparu au profit d'une énergieimmense.J'aiassezpeud'amiesaveclesquellessortirmaisj'aimesprotégés,etj'aimesdeuxfilsquimedonnentdutravail.Jen'aipasvraimentdenouvellesdemestroispremiersenfants.

La gardienne m'a interdit de rappeler la fois où nous nous sommes parlé. J'ai une seule etuniquesource,trèsindirecteenplus:unecopined'unecopinedelavoisined'enface.Quandj'essaie de savoir, onme répond que tout estOK et je ne parviens jamais à glaner plus dedétails que ça. Souvent, alors que je berce Julien, je suis prise d'une envie irrépressible depleurer. J'imaginemes enfants sans leurmère, que personne ne berce, seuls sous un ciel deplomb.

19

Kidnapping

UNJOUR,enactivantmontuyaunigérian,j'apprendsunefortmauvaisenouvelle.AhmedadécidédemarierHanéquivientd'atteindresesonzeans. Jem'écrouleenentendantça.Pourmoi, laperspectivedumariagedemafilleàl'âgeoùl'onm'amariéedeforcecorrespondaucombledel'atroce.Jerefusequ'oninfligecettebarbarieàHané.Jesuissidésoléequejenesaispastoutdesuitequoifaire.Mais,pendantlanuit, jerêvedemafilleet,dansmonrêve,elleestassiseàcôtédemoidansunavion.

Àmonréveil, j'aichoisid'aller lachercherauNigeria,d'organisersonenlèvement.J'endiscuteavecHenryquin'essaiemêmepasdemedissuadermais,àl'inverse,mesoutientdansma décision. Nous réfléchissons au mode opératoire et convenons qu'il est préférable quej'agisse seule, sans lui à mes côtés. Il a le défaut, dans un cadre pareil, d'être blanc doncvoyant. Il risqueraitdenousfaireremarqueretd'attirer lesennuis.Pourêtreefficace, ilvautmieuxêtrediscret.Henrymedemandecomment jevaismedébrouiller surplace. Jene saispas,jeverraibien.Jeneconnaispersonnepourm'aiderlà-basmaisjecompteimproviser.Lepirec'estquejen'aipaspeur.Mesmalheursm'ontrendueforteparcequ'ilsm'ontôtélapeur.Commeditleproverbeivoirien:cabriégorgénecraintpaslecouteau.

JeprendsunvolpourLagosmaisendescendantdel'avion,perduedansl'aéroport,jememetsàpleurer. Jene saispascomment fairepourallerkidnapperma fille. Je suispartiedeCôte-d'Ivoireenhâteetjesuisarrivéerapidementmaismaintenant,jesuisdésorientée.Jesuisassise en train de pleurer quand j'entends : «Bonjour,madameFatima !Qu'est-ce que vousfaites là ? » En relevant la tête, en vision floutée par les pleurs, j'aperçois une vieilleconnaissance,Oga,quitravailledansl'aéroport.Ilveutsavoircequimebouleverseàcepoint.Jeluiexposemonproblème.Jen'aipasdepapierd'identité,depasseportpourquitterlepaysavecmafille.C'estpourcelaquejesuisdésespérée.Mêmesij'arriveàlarécupérerdanslamaison,jeseraibloquéeavecelleici.Ogamesourit.Ilsaitcommentrésoudrecettedifficulté.Ilmedit:«Situramènestafillejusqu'ici,nousonsedémerdepourlafairesortir.»Quandil

emploiele«nous»,jecomprendsqu'ilfaitréférenceàunebandedelascarsgentilsetmoinsgentilsquisévissentdansl'aéroportetsesalentours.Jen'aipasoubliéquejesuisàLagos,lavilledescrapules,desvoleurs,destueurs,oùtoutsevendettouts'achète.J'acceptelemarchéavecmonamiOga.Jemechargederevenirjusqu'iciavecHanéetaprès,jem'enremetsàlui.

Dansl'avionpourKara-Karaoùsesituelamaisond'Ahmed,ànouveaujemelaisseallerauxlarmes.Jesuistrèsangoisséeàl'idéed'échouer.Jevoudraisêtresûrequejevaisramenermafillesaineetsauve,sansproblème.Àlasortiedel'aéroportdeKara-Kara,jetrouveuntaxiquimeconduitchez lavoisined'enface, la femmeduchefduquartier.Jem'invitechezelle.Ellesembletrèssurprisedemevoirpuisquejesuisdécédéemaiselles'assiedavecmoietmeproposeunthé.Jeluiraconten'importequoi.Jeluidisquejesuisrevenued'Europeparcequejecomptem'installeravecmesenfants,quejemesuislasséedemavieenFranceetennuyéedemesgosses.Jefaisexprès,dèsledébutdenotreconversation,deluimontrerquejesuispleineauxas.Jeconnaiscettefemmeetsacupidité,j'enjoue.Nousbavardonsgentimentetfinalementje luidemandesiellepeutme faire lamonnaieensortantdemapocheunegrosse liassedebillets.Àlavuedetantd'argent,ellefrétilleetsemetàmefairedegrandssourires.J'insistesur le fait qu'il est préférable quemoi, on nemevoie pas en ville.Mais je n'ai pas besoind'insister,Rakiaestdéjàdebout,lebrastendu,etellesortrapidementpourmesatisfaire.Sesenfants,quiontl'âgedesmiens,jouentdanslarueendessous.Dèsqueleurmères'estéloignée,jelesappelle.J'aibesoinqu'ilsmerendentunservice,jevoudraisqu'ilsaillentchercherleurscopainsd'enface,Hané,KoulouaetMoussa.Lesgaminsquitrouventlamissionplutôtfacileetdistrayantesemettentàcourir.Delafenêtred'oùjesurveillel'opération,jedistinguemestroisenfantsquisortentdelamaisond'Ahmed.Ilss'approchentetçameretournelestripes.Jen'aijamaisrevumesfillesdepuismafuiteetj'aiàpeineaperçuMoussaensixans.

Je les attends dans la pièce principale. Je me suis allongée et un voile recouvre monvisage.Quandilsentrent,cen'estpasmoiqu'ilsvoientmaisuneombrenoire.Etjesoulèvelevoile.Ilsmeregardentsanspouvoirmereconnaître.Onleuraditilyalongtempsquejesuismorte. Je ne peux donc pas me tenir devant leurs yeux. Et pourtant… Et puis Hané medémasque,elleditd'unevoixfaible«maman».Alors lesdeuxautrescomprennentquec'estbienmoi,Fatima,leurmère.Lestroisseruentdansmesbras,jelesenserreetleurdisdesmotsd'amour. Mais il faut agir vite, nous n'avons hélas pas le temps pour les retrouvailles. Jem'adresse àHané.Elle paraîtmalade, ses yeux sont jaunes, je voudrais savoir ce qu'elle a.Maiselleestmutique.Alorsjen'insistepasetmecontentedeluiexpliquerpourquoijesuislà.Ellevaêtredonnéeenmariageàuninconnualorsqu'elleestencoretoutepetite.Alorssielleveut, ellepeutaussinepas semarieret s'enfuiravecmoi.C'est àellededécider.Elleveutpartir, elle s'est exclamée : « Neme laisse pas. » Son cri du cœur vient dem'insuffler uncourageinfini.Sijedoismefairedécouperpourlaprotéger…IlmefautmaintenantexpliqueràMoussaetKoulouapourquoieuxjenelesprendspasavecmoi.Ilslecomprennentparcequecesontdegentilsenfants.Jeleurconfiedel'argentetdescadeauxpoureuxetlesgardiensetleur dis que nous partons avec Hané faire de la monnaie. Si on leur demandait… Je lesembrasse,lagorgeserrée,déchiréedelesabandonneruneautrefois.

Nousmontons,Hanéetmoi,dansuntaxipourl'aéroport.Là,j'achètedesbilletsallerpourLagos.Jecommenceàmieuxrespirer,quanduntypequimeconnaîtpasseàproximité.Jemefige.S'ilmevoit,onestmortes.J'aileréflexedemeleveretd'allerlevoir,imaginantainsinepaséveillersessoupçons.Jelesalue,discutedeuxminutesavecluiet,pourmedébarrasserde

lui,luiconfieunemission:fairel'aller-retourenvilleafindechangerdel'argentpourmoi.Lavuedel'argent,commepourlaplupartdesgensici,leconvainc.Ilseferaunplaisirdefairecegestepourmoi.Ils'évanouitdevantmoiavecunpaquetdebilletsaussiprestementqueRakiatoutàl'heure.Avecmafille,nousprofitonsdesonabsencepourembarquer.

ÀLagos,enatteignantl'aéroportlocal,jeloueunechambredansunhôtelvoisin.Puisnousgagnonsl'aéroportinternationalpourretrouverOga.Aprèsavoirmarchédeskilomètres,nousluimettonslamaindessusetjeluipropose,pourêtrediscret,denoussuivreàl'hôtel.Ilasaluéma fille qui, décidément, est enfermée dans une tour de silence. ÀOga, je demande de luiprocurerdespapiers,jeluidisquejesuisdenationaliténigériane.Ilnevoitpasd'inconvénientàtrouverdespapiersdumomentquejelepaye,luietsescopains.Ilprésentelaméthodequiconsiste à se faire faire d'abordun extrait de naissance. Il a une copine infirmière quenousallonsvoiràl'hôpitalpourqu'ellenousledélivre.Ellefaitcommesimafillevenaitdenaître!

Avec l'extrait de naissance, ilm'est désormais possible de prendre au nomdeHanéunbilletd'avionpourlaCôte-d'Ivoire.Maisilmefautencoredébourserbeaucoupd'argentpouracheteraussiunpasseport,dansundélaicourtquifaitgrimperleprix.Endeuxheures,j'obtiensunfauxpasseportquifaitparfaitementillusion.Unefoisarmésdupapierd'identité,nousnousbaladons avecOga dans l'aéroport. En fait, il nous présente ses copains à chaque étape del'embarquementpourque,toutàl'heure,nousn'ayonspasdeproblèmeàpasserlescontrôles.Ilresteuneheureavant levol,uneheuredepaniquetotalepourmoi.Jem'attendsàvoirsurgirAhmedousessbiresetqu'ilsm'arrachentmafille.Jenesuispastranquille,j'aimeraisêtredéjàdansleciel.

Je reste vigilante et Oga, à mes côtés, guette avec moi d'éventuels problèmes. Rienn'arriveheureusement.Àl'heuredite,nousprenonslecouloirquinousmèneàl'avion.Chaquecontrôleestl'occasiondevérifierqueOgaabientravaillé.Etmoi,jesuisdéterminée,àcettephasedel'expédition, jesuisprêteàmebattrepourcontinuer.Jelancedesregardsnoirsquiexprimentmonimpatience.Certainsdouaniersnousfixentmais ilsfinissent toujoursparnouslaisser passer. Nous grimpons dans l'avion et attachons nos ceintures. Ça y est, nous avonsdécollé,noussommeshorsdeportéedes représaillesd'Ahmed.Jepleuredesoulagement, jeremercieDieud'avoirétélà.Hané,elle,n'atoujourspasditmot.

Àl'arrivée,àl'aéroport,HenrynousattendavecGaspardetJulien.Ilmesouritquandilaperçoitmafille.Gaspard,curieux,courtversnous.Aujourd'hui,jesuisheureuse.Mafilleestlà,Ahmednelareprendraplus.Ellen'épouserapersonnedeforce.

20

Laboucle

MAFILLE ne parle pas et celame trouble, neme paraît pas normal.Depuis que nousavons atterri, elle a pu se soigner de cette espèce de jaunisse qu'elle avait quand je l'airetrouvée.Lacouleurdesesyeuxetdesapeaum'inquiétaitet,àLagosdéjà,surlecheminduretour, je l'avais emmenée voir lemédecin de l'aéroport pour qu'il l'examine. Il n'avait pasvraiment établi de diagnosticmais lui avait fait une piqûre pour qu'elle puissemonter dansl'avion avecmoi. J'avais alors remarqué qu'elle ne réagissait pas à la douleur de la piqûre,contrairementàlaplupartdesenfants.Elleétaitrestéestoïque.

Depuis, Hané est toujours ainsi. Elle n'exprime rien, ne manifeste aucune émotion. Saprésenceendevientétrangeparcequ'elleestlàsansl'être.Leschosescoulentsurelle…Quandelleadécouvertlajoliechambrequenousluiavionspréparéedanslamaison,ellen'amontrénijoienirien.Onnepeutpassavoircequ'ellepense,àquoiellepense.

Lespremiersjours,enCôte-d'Ivoire,jeluiaiposémillequestions.Jevoulaisqu'ellemeraconteendétail leurvieàKara-Karaetqu'elle se soulagede sacolèrecontremoi. Je suisconvaincue,etsonsilencemeconfortedanscettethéorie,qu'ellem'enveutd'êtrepartie,delesavoirquittéselle,sonfrèreetsasœur.Après,jen'étaispluslàpourlesprotéger.Or,Hané,çasevoit,onluiafaitdumal.Jen'arrivepasàsavoircomment.Enferméedanssonsilenceépais,ma fille neme laisse pas réparer, rattraper ce que je n'ai pas fait pour elle. Je voudrais laréconforter aujourd'hui pour ce que je n'ai pu empêcher qu'on lui fasse. Je comprends lemalheur,jesaisl'écouterparcequejel'aicôtoyéintimement.Jemesureledegrédesouffrancedesautresaubaromètredelamienne.Jeseraiscapabled'aidermafillesiellemelaissaitfaire.Je l'ai inscrite à l'école et pour cela, j'ai dû repayer des papiers d'identité. Ceux qui nousavaient servis auNigeria ne pouvaient pas bien vieillir.Alors, par unoncle bienplacé, j'aiessayélavoieofficiellepourfairefaireunepièced'identitéàHané.Maisçan'apasmarchéparcequejenepouvaispasprouversanationalitéalorsj'aieurecoursaucommerceparallèle.Quandjelavoispartirlematinàl'école,jesuissifière.Mafillevadevenirtrèsintelligenteetpourra exercer un métier intéressant. Ma fille pourra gagner sa vie d'une façon honnête etrespectable.Mafillepourrafairecequ'onm'ainterdit.

Moi,jen'aipasrevumamère,jenesuispasretournéeauVillage.Alorsjedécided'allerrendrevisiteàmafamilleauNigeretd'yemmenerHané.Jenecrainsrienpournousdeux.Jeconnais si bien Saba que je peux prévoir ses gestes. Elle n'appellerait pas Ahmed pour leprévenirquejesuisauVillageavecsafillequej'aikidnappée.Simplementparcequ'ellen'yaaucunintérêt.Enplus,ellepréfèreluifaireoublierqu'elleestmatante.JevoudraisprésenterHenryàmamèremaisjetrouveplusconvenablederentrerauVillagelapremièrefoissansmanouvellevie,monmarietmesdeuxenfantsenbasâge.

Nous roulons très tôt le matin sur la route en direction du Village. Le sable rose seréfléchitsurl'aubedevantnous.L'airfraisentreparlafenêtreouverteetsoufflesurlacigaretteduchauffeur.Jenepeuxm'empêcherdepenserquecechemin,jel'aisurtoutmauditparcequ'ilme conduisait vers l'enfer. Aujourd'hui, c'est différent. J'en aime la poussière fine, l'odeurminéraleetbrûlée,etlebout,monvillage.

Iln'yapersonneàlamaisonquandnousarrivons.Maismoi,àcetteheurematinale,jesaisoù trouvermamère.Dans le champderrière.De loin, nous percevonsune silhouette unpeuvoûtée,rougeetbleue.Acharnéedanssontravail,mamères'usetropvite.Ellemefaitungestecomme si elle m'avait reconnue de loin. Elle doit me confondre avec quelqu'un d'autre. Jerigole. Je réponds à son salut et, au contraire du duel et des pas qui se séparent, nous nousrejoignons enparcourant chacune lamêmedistance.Àquelquesmètres, jememets à couriravecma fille à la suite.Ma petitemamanm'offre les plus beaux sourires dumonde. Elle avieilli un peu sous tous les soucis, mais elle me semble toujours aussi magnifique. Elleembrassebienfortsapetite-filleetritauxéclatsenmetraitantdecoquine.J'aieuleculotdem'en aller et, enplus, de revenir chercherma fille. J'ai réalisé cequemamèren'a pas fait.Nous restons de longuesminutes dans le champ à se câliner et se parler et, quand le soleilcommenceàsemontrertropvif,nousrevenonsverslamaison.

Ellen'ajamaiscru,commejelesupposais,quej'étaismorte.Ellemeracontequelesgenss'étonnaient de sonmanque de réaction devant lamort de sa fille. Secrètement, elle riait etpriaitqu'ilnem'arriverien,quelemensonged'Ahmedneprennepasunedimensionréelle.Elleaurait voulu pouvoir dire la vérité àmes enfants.Mais comme rien ne prouvait que j'allaisréapparaître, elle évitait, en se taisant, de leur donner de fausses joies.Et puis elle redouteAhmed et avoue m'admirer de lui avoir échappé, de l'avoir affronté. Grâce à ma mère,j'apprends qu'il est venu ici quelques semaines aprèsmon évasion. Il cherchait à glaner desinformationssurmoietmecroyaitassezidiotepourmeréfugierauVillage.Ilétaithorsdeluiet terrorisait tout lemonde avec ses questions surmoi.Ce qui avait frappémaman, c'est lafaçondontilparlaitdemoi,avecméprisetgrossièreté.Illuidisait:«Votrefilleestunesalepute, mais ne vous inquiétez pas, elle paiera ce qu'elle a fait. Allah est grand estmiséricordieux,pasmoi.»

«Sache,meditmamère,quetuasfaitbeaucoupdetortàMoumounietZoulaha.Ahmedacruqu'ilst'avaientintroduitedanssamaisonpourvolerHané.Illesaaccusésd'êtredemècheavectoi.Àcausedeça, ilsontétéprivésdesalaireetMoumouniaétéfouetté.»Ilsavaienttentédesedisculper,ycomprisenrejetantlafautesurlavoisined'enface,maismonex-marin'avaitrienvouluentendre.Il luifallaitdesresponsablesàchâtier.Ç'aété lesgardiens.Mesdeux autres enfants aussi ont été punis d'avoir été complices de l'opération. Ahmed leurreprochaitdenepasm'avoirdénoncéeenmevoyant.VexéquejeluiaieprisHanésouslenez,ill'étaitaussidepasserpourunmenteur.N'avait-ilpascriésurtouslestoitsquej'étaismorte

etenterrée?Certainssemoquaientdeluidepuis,luiparlaientdesa«revenantedefemme».Nonseulementçanelefaisaitpasrire,maisilauraitbienétranglé,s'ilavaitpu,lesplaisantinsquiosaientlamoquerie.

Entrefemmes,noussavourionslavictoire.Toutescesannées,mamèren'avaitpasgagnégrand-chosesaufdutravailenplusetdesennuisavecmonpère.Sonexistencepliaitsouslescontraintesetlatristesseàoublier.Elleasupportélescomportementsécœurantsd'Adamou,lesjournéesécrasantes,lapersécutiondematante,lesmaternitésàrépétition,etlamortdetroisdesesenfants.

Aprèsmoi,elleaélevéquatreenfants,desfils.Leplusgrandd'entreeuxestdépressif,ledeuxièmea été lui aussivenduparma tante et le troisième s'est révélé êtremalhonnête.Mamèreaétédéçueparcertainsdesesenfantsetmalheureusepourd'autres.Aujourd'hui,iln'yaquepourmoiquemamèreseréjouitparcequesesautresenfants,dit-elle,nepeuventpasêtreheureuxici.Secrètement,elleespèrequej'installerailafratrieunjourenEurope.

Pour aller aumarché, avecmaman et Hané, nous traversons une place sur laquelle devieuxsagesconversenttranquillement.Jeremarquemonpèreparmieuxetvaislesaluer.Sonvisages'estencoreémaciéetsesyeuxontrapetissé.Ilportetoujourssonkeffiehet,aujourd'hui,ilesthabillédeblanccommepourunegrandeoccasion.Sonattitudenetrahitaucunesurprisedemevoir.Monapparitionsemblenaturelle,attendue. Ilmesaluesans tropdechaleurmaisprendmafilledanssesbras.Malàl'aisedevantsescompères,monpèreprendunairpincéetbaisselenez.

*Revoirmamèrem'a fait dubien.En rentrant cheznous, je serre fortGaspard et Julien

dansmesbras.Et je pense àKouloua etMoussa,mespauvres bébésmaltraités parAhmed.DepuisquejemetrouveenCôte-d'Ivoire,jedemandebeaucoupàDieu.Jesuisrentréedansungroupe de soutien. Nous nous réunissons régulièrement pour parler des enfants des rues. Àforcedenousrencontrer,nousdevenonsdesamistoutcourt.Noussavonstoutlesunsdesautreset essayons de nous entraider si possible. Cette convivialité m'est douce parce qu'ils medonnentde l'amour.Henrym'est trèsprécieux.Hané,elle, résiste toujoursà laparoleetmesdeuxautresenfantssonttroppetitsencorepourm'apportercedontj'aibesoin.ÀSaint-Jean,jetrouvedu réconfortàm'occuperdesautres.Mavie,certes, s'estarrangéemaisellen'estpasguérie.

21

L'innommable

QUAND ON A ÉTÉ, commemoi, la proie d'un sort peu accommodant, on imagine qu'onconnaît le pire. Objectivement, après avoir été violée, frappée, mariée de force, torturée,enfermée,clochardisée,jen'imaginaispasconnaîtreplushorrible.Jemecroyaisblaséeaveclasouffrance,jemepensaisunedure,jeluidisais:«C'estçaviensmetrouver,jeteconnais,tune m'auras plus. » Je trouvais miraculeux d'avoir réchappé de cette série de malheurs etremerciaisDieutouslesjours.J'étaispersuadéed'avoirdéjàgravilepicdestortures.Maisilyatoujoursplus.Alors,jemetrompais,jefaisaisfausseroutedansmonorgueildeladouleur.Peut-êtremefallait-iluneleçon?Fallait-ilqu'ellesoitaussicruelle?

Ce jour-là, je suis dans la cuisine chez moi. Assise sur le rebord de la fenêtre, unmagazine sur les genoux, je discute avec mon frère Ousmane qui est venu du Village encompagniedeBallaké,unautredemesfrères.Onvientdeprendreensemblelepetitdéjeuner.Letéléphoneretentitetinterromptnotreconversation.C'estHadjara,unedesfemmesnigérianesd'Ahmed.Depuisquej'aienlevéHané, j'ai repriscontactaveclesgardienset lesfemmesdemonancienmariquimelaissentdanssondosjeterunœilsurmesenfants.Aumoinsunefoisparmois, je leur téléphone et si lemaître n'est pas là, ilsme répondent etme donnent desnouvellesdeMoussaetKouloua.Sinon,ilsmefontcomprendre,enmedisantquejemesuistrompéedenuméro,qu'ilestprésent.Alorsjeraccrocheetjerappelleplustard.J'aiacquis,enréapparaissant,lerespect.Depuisqu'ilsmesaventbienvivanteetbienprésente–jel'aiprouvéen venant chercherHané –, ils font attention. Je crois que les femmesm'admirent dem'êtrerévoltéeetd'avoirchoisimaroute.Etpuis,enAfrique lesmèressontsacrées,surtoutcellesqui,commemoi,ontcombattupourleursenfants.

Hadjaraaunedrôledevoixcommesielleétaittrèsloin.Ellemedit:«Ilyaeuunaccident.»Jeréponds:«Mesenfants?—Oui.

—Monfils?—Oui,ilestmort.—Etmafille?—Presque.—Ahbon.»Jeraccroche.J'éclate de rire. D'un rire caverneux qui dévale sans s'arrêter dans ma gorge qui s'est

escarpée.Jenecomprendsrienàcequem'aditHadjara.C'estçaquimefaitmarrer.Commesiellevenaitdemeraconterunehistoireabsurde,jelaprendsaudeuxièmedegré.Elleplaisante,Hadjara.Quelhumour.Jesuispartiedansunfourire,unrirenerveux.Etmesmainstremblent.Mesfrères,lesyeuxécarquillés,medemandentpourquoijerisautant.Jeleurrépètecequem'aditHadjara.N'importequoi.Et reparsdeplusbelledansmonhystérie.OusmaneetBallaké,eux,semettentàpleurer.Ilsmeregardent,navrés.Ilsdisent:«Fatima,tusaissielleteditça,c'est que c'est vrai. » Mais pour moi, ils ont bien fait croire que j'étais morte alors ilspourraientrecommencercettefoisavecmonMoussa.Elleestnullecetteblague.Jem'accroupisdansuncoindelacuisineetjerépèteenriant:«Ilestmort,n'importequoi!Maisçaveutdirequoi ? »Anéantis,mes frèresdemeurent impuissants devantma folie passagère. Ils espèrentqueHenryvarentrertôtaujourd'huidubureau.

Quandilrevient,commemesfrères,ilnesaitquoimedirepourmecalmer.Maintenant,leriredinguealaisséplaceàdestorrentsdelarmes.Henrynesaitpasquoimedireparcequ'iln'yarienàdire.Lamortd'unenfantsepassedecommentaire.Etladouleurquil'accompagneneportepasdenom,jenepeuxmêmepasêtrelaveuveoul'orphelinedemonfils.Jesuissamère,morteaveclui,sanscenomquilarattacheraitàlavie.Jenesuisplusmoi,jesuisfolled'unfilsmortetretiré.Moussa,partiedemoi.Surlemuretquimeregardetristement.Moussa,quandjesuispartie.ToutpetitMoussa,sansmoi.Etmaintenant,moisanslui.Impossible.Jedoispouvoirlerattraper,déplierletempsetmecoucherdessusaveclui.IlreviendraMoussadechez lespetitsmendiantsqu'il est allé embrasser, desnuagesoù il s'est consolé.Samortdépècemonâme.

*Ilyaquelquesjours,enregardantMarie,unevoisinequiaperdusonfilstragiquement,je

mesuismiseàpleurer.Cejour-là,jen'aipascomprispourquoij'étaissitriste,j'aimêmecruquej'étaisdingue.Maisc'étaituneprémonition.JeregardaisMariequiaperdusonfils.

Jem'envolepourleNigerparcequej'aibesoindevoirmamère.J'iraiensuiteavecelleàKara-Kara,parcequ'ilyaKouloua.Mamanneparlepas,meprendcontreellelonguementetmeberce.Ellemechanteunairdouxavecdesmotsapaisants.Onrestecommeça,çameva.Soudain,j'aitantbesoindecalme.

À Kara-Kara, quand nous arrivons, tout le monde se presse pour me dire sescondoléances.Rakia,devantlamaisond'Ahmed,m'accueilleenpleurant.Etquandlesgardienssortent,unsanglotmutueletimmensesefaitentendredanslarue.Maplusjeunefille,Koulouavient vers moi, m'embrasse et repart rapidement. Elle est tout abîmée. Des contusions, descicatrices,unplâtre,desbandages,maKoulouafaitpeineàvoir.Jelavoisreveniravecdesvêtementssanguinolents.Ellemetendlepaquetpleindesang.EtjecomprendsquecesontlesvêtementsdeMoussa,ceuxdanslesquelsilestmort.Commejeneveuxpaslesprendre,ellelesplaquesurmoi,m'obligeàlestenir.DanslamaisondeMoumounietZoulaha,Kouloualesposeparterreetsecouchedessus.Mapetitefilleesttraumatisée.

Autour d'un thé, un peu plus tard,Moumouni rentre chez lui et enme voyant semet àpleurer. Il adoraitmon fils, le traitait comme si c'était le sien etmaudissait la seconde quil'avaitvumourir.Jeveuxsavoircequis'estpassé,jeveuxcomprendrepourquoimaintenantj'aiàtraverserça.Moumounimeraconte.

*Les jeunes fils d'Ahmeddans leurs 4x4puissants ont débarquéduMoyen-Orient. Ils se

sont installés dans lamaison deKara-Kara. Ils viennent auNigéria dans l'idée de tester lapuissanceetlarésistancedeleursvéhiculesdansunpayspluspermissifqueleleuretquis'yprête,parsesvastesétenduesdesable.Ilsconduisentmaletvite,ilss'amusentbêtementavecleursjouetspourenfantsriches.Dansleursexpéditionsidiotes,ilsveulententraînermonfils.MaisMoussaneveutpasetlejouroùilsdoiventl'emmeneraveceuxpique-niquer,ilpartsecachersouslelitdeZoulaha.Quandcettedernièreletrouvelà,elleluiconseilled'obéirauxordresdesesfrèrespournepasqu'ilslebattentoud'allersecacherenvillequelquepart,cequ'ilfait.Parmalchance,àcaused'unproblèmetechnique,sesfrèresn'ontpaspupartiretontdûrepousseraulendemain.AlorsquandMoussaréapparaît,certaindetrouverlechamplibreetd'avoiréchappéauraid,ilsetrouvenezànezavecsesfrèresquiluidisentenriantqu'ilpeutsepréparerdare-dareparceque,finalement,ilpartaveceux.IlsemmènentaussiKouloua.

Cesontdesadolescentsarrogantsetincultes,ilsnesaventpluscomments'amuser.Alors,sanssavoircequ'ilsontentrelesmains,ilsdéfientlemonde,lesgens,ledestin.Ilsroulentviteparce que les tonnes de poussière qu'ils chassent comme ça les émerveillent. Ilsmettent lamusiquedeleurlecteurCDàfondparcequelebruitfaitoublierlesilencedeleurcerveau.Ilssontpartisàdeuxvoituresetjouentàfairelacourse.MoussaetKoulouasontblancsdepeuràl'arrièreduvéhiculequiaprislatête.Ilestlancécommeunefuséesuruneroutepierreuseetcirculaire.Uncamionsurgitdederrièreunedune.Luiaussi,ilrouleviteparcequeledésertluiappartient,qu'iln'acroisépersonnedepuisuneheure.Luiaussi,ilécoutedelamusiquefort.

Quandil lesvoitdébouleràgrandevitesse, ilveutralentirmais lesfreinsnerépondentplus.Ilnepeutpass'arrêter.Ilnepeutrienfairesaufselaisserallerenaccélérécontrele4x4et lepercutersi fortqu'il le fait sauteren l'air. Ilapeut-êtrevumonfilsvoler,éjectépar lechoc, et se briser enmillemorceaux contreune rambarde. Il a certainement entendu le bruitaffreuxde laferrailleencompressionsurdescorpsquisecassent. Ilasurvécumaisn'apastémoigné.Deuxjeunessontmorts,mafilles'estfaitécrabouilleretmonfilsaexplosécommeunegrenade.

Ças'estproduitilyatroissemaines.Ilsnem'ontpasprévenueavantparcequ'Ahmednevoulaitpasquej'assisteàl'enterrementdeMoussa.Detoutefaçon,iln'yavaitrienàenterrer,pasdecorps.Quedesbouts.Monfilsenpetitsmorceaux.Etmoienpoussière.

22

Impuissante

ONAPROPOSÉàHenryderentrerenFrance,àParis.Ilesttrèstentéparl'offre,d'autantplusqu'ilveutquejechanged'air.Etmoi,jen'aipasabandonnémonvieuxrêvedefairedesétudes.Enfin,onseditquepourlesenfants,cepeutêtreenrichissantdegrandirenmétropole.Nous décidons donc d'émigrer. Mais, en arrivant à Paris où mon mari a trouvé un grandappartementpournouslogertouslescinq,jeressenslamêmechosequedesannéesplustôtàDüsseldorf.Nousdébarquonsenhiveretlegrisducielmegèle.Lesruessontdésertesetleshabitantstoujoursemmitouflésettoujoursentreeux.J'aifaimdecouleurs,defruitspartoutetdegensquichantentàmoitiénussurleschemins.

Trèsvite,lesenfantss'adaptentàleurnouveaucadre,sansregretterl'ancien.Ilssefontdescopains à l'école. Ils les fréquentent les week-ends et les mercredis. Henry, lui, n'a pas às'habituer puisqu'il est ici chez lui. Son retour au pays semble lui réussir.Moi, je traînemapeine.

Lematin,quandmesenfantsetmonmariselèvent,ilssaventpourquoi.Ilsontdeschosesàfaire,unemploidutempsàtenir.Pasmoi.Jesuisinactivemaismesjournéeserrentavecmoi,perdueaumilieu.Jen'aiplusenviedemelever.Tous les jours, je fais lagrassematinée, jeparessedansl'appartementsanssortir.Jesuisdéprimée,inutile.

C'estalorsqu'onmeprévientquele tourdeKoulouaestvenud'êtremariée.Exactementcomme pourHané, je suis catastrophée d'apprendre la nouvelle. Je retrouve d'un coupmonénergieetprendsunbilletd'avionpour leNigeria. Jedois sauverma fille et la ramener iciavecnous,safamille.Elleaététrèschoquéeparl'accidentdevoiturequiaemportésonfrère.Elle en garde toutes sortes de séquelles. Physiquement, elle s'est cabossée. Etpsychologiquement,elleestmaintenantextrêmementfragile.QuandjeretrouveKouloua,jelatrouveconfuse,maigreet triste. Jedois avouerque lavie s'estdéfoulée sur elle.Commesasœuraînée,elleadûfairefaceauxméchancetésdesautresenfantsd'Ahmedetàl'indifférencedeleurpère.Etmonabsencequil'arenduefaible.Etlessévicesquesesfrèresetsescousins,commeHané,luiontinfligés.Enfin,ledécèsdesonfrèrechéri.

Elle est restée toute seule ici après ledépartde sa sœur suivide lamortde son frère.J'aurais dû alors la prendre avecmoi.Mais j'étais trop perdue, trop douloureuse pour êtrecapabledesbons réflexes.Maismaintenant, je suis là, je suis venue l'extraire à son tour aupouvoirpaternel.J'évoquesonmariageprochainetledéclareimpossible.Jeluiexpliquequ'iln'estpassouhaitablequ'ellesemarieparcequ'elleesttropjeuneetquecesnocesforcéessontarchaïques.Elle épousera l'hommequ'elle aime. Son père ne devrait pas décider de qui estdanssonlit.Jesuisrévoltée.Fatiguéeaussidevoirlamêmehistoireindéfiniment,lesmêmesabus,lesmêmesviolences.

Koulouasemetàmeparlerdesonmari.Elleleconnaîtetelleestsûrequ'ellel'aime.Jerigoleet je lafroissemais jem'enmoque.Lepèredugarçonpossèdeplusieurs immeublesàKara-KaraalorsAhmed,enfait,troquesafillecontredesparts.Elle,Kouloua,elleestsipetitequ'ellese racontedes trucs, se faitun filmsur le fiancé. Jesuisà la fois touchéeeténervéed'entendre ma fille me vanter les mérites d'un garçon qu'on la force, quoi qu'il en soit, àépouser.J'essaiedeluifairecomprendrequ'ellesetrompe,qu'ellenepeutpasêtreamoureused'ungarçonqu'elleneconnaîtpasetqui,detoutefaçon,laferasouffrirparcequ'ilconsidéreraavoirsurellelepouvoir.

Si elle vient avec moi, elle en trouvera plein des fiancés formidables qui, eux, ne lafrapperontpas,nelaviolerontpas,larespecteront,latraiterontcommedû,enêtrehumain,pasenchienne.JepeuxlaramenerenFranceavecmoi.Elleaunpasseportnigérienquidevraitluipermettredevoyageretd'entrerenEurope.Maisellerefuse.Elleestbienici,c'estsonpays,elleneveutpaspartir.Elleme regardebizarrementcommepourmedire :« Jeneveuxpasfairecommetoi,jeneveuxpasfuir.»Ellesaitquesijenelesaipasrécupéréssonfrère,sasœuretelle,c'estparcequemavienemelepermettaitpas.Ellesaitaussiquej'aibeaucoupsouffert,beaucoupvoyagéavantdetrouverunéquilibre.Ellecompteresterchezelle.J'insiste,affligéequ'elleveuilledemeurerlàoùonnel'aimepas.Maisellecampesursespositions.Ilestinutilequejemerépèteetluiproposelalune.Elleneviendrapas.

*DeretouràParis,jetraverseunephasetrèsnégative.Jesuistoujoursaussioisivemais,

enplus,jemesuismiseàsortirenboîte.Jefaisn'importequoi.J'airencontrédesAfricainsdeParisànepasfréquenter,destypeslouches.Maiscesontdesgensdelanuitetmoi,j'aienviedem'amuser. J'aimedanser. Jen'aipasdansédepuissi longtemps,depuismarencontreavecHenry.Etcommemesnouveauxamisboiventbeaucoup, jeprends l'habitudede fairecommeeux. Ça me détend, ça me libère. Je ne pense plus à rien. J'arrête de tout décortiquer, deregretter,deculpabiliser.Jesorsdecetteganguedanslaquellej'ail'impressiond'êtreprise.Jerejoinsdeplusenplussouventmabandeinterlope.Ellem'estfamilière,jesuisdanslesbas-fonds.Etjerentredeplusenplustardàlamaison,deplusenplustôt,ilfaitjouretlesodeursderepasdumidis'échappentdéjàdesrestaurants.

Je ne suis bonne à rien et je me sens trop vieille pour faire des études. Ma fille, jel'espère, va bientôt en faire, des études. Alors je noie mon existence et tous mes chagrinspassésdanslesnuitsparisiano-africaines.Henryessaiedemeconvaincred'arrêterdesortir,dem'expliquerquejevauxmieuxquecettevie-là.Commeilestlucide,ilcomprendpourquoijemecomportecommecela.Nousnoussommesisolésdumonde.EtenarrivantenFrance,nousavonsprisl'habitudederesterenfamille,auchaud.QuandHenrymesoumetdesinvitationsàdesdînersprofessionnels, jerefuse.Il invoquedesexcusesbidon:«Fatimaestmalade»,«Fatiman'estpas làmaisenAfrique»etpuisarrêtedes'y rendre.Demoncôté,audébut, je

l'emmèneavecmoiquandjesors.Maisils'assieddansuncoin,faitlatête,nedansepas.Alorsauboutd'unmoment, je fais le choixde sortir seulepouréviterque l'ennuideHenrynemegâchelasoirée.

Biensûr,lefaitd'êtreseulemedébrideetjemelâche.Ilfautdirepourm'excuserquejen'aipaseud'adolescence.Jenesuispasalléeendiscothèquedanser,rigoleraveclescopines.À l'âge où justement on fait n'importe quoi, moi j'étais une esclave pour laquelle il n'étaitquestion ni de s'amuser ni de liberté. Je ne partage pas avec les femmes de mon âge lessouvenirs enchantés des premiers émois et des premières danses. Mes souvenirs à mois'écrasentdanslenoirderrièreunelourdeporte.Cedontonm'aamputée,majeunesse,criesarevanchesurlesdancefloorsdeboîteschic.

Henrym'empêchededéraper,dem'enfoncerdanslechaos.Ilcontinuedemeregarderetdemesoutenir.J'aimequ'ilmedisecombienjemedétruisàfaireça,combienjevauxmieuxquecela.Ilm'engueule,meparledegâchisetm'obligeàmebougerautrepartquesurunepistededanse.

Ma fille ne fait pas mieux que moi. Elle se rebelle à l'école. Et quand j'essaie de lasermonner,ellemerétorquequej'aiappristardivementàlireetàécrire,quejenesuisdoncpasbienplacéepourlagronder.Ellecommenceàpeinedesétudesqu'elleabandonnepourunecarrière,éphémère,demannequinat.Hané,engrandissant,unefoisremisedesesproblèmesdesanté,estdevenueunefemmesplendide.Jesuisaccabléeparl'attitudedeHané.Moiquisuisallée lakidnapper,aupérildemavie,pour luiépargner laservilité,pourqu'ellepuisseêtreautonome, faire des études et ne dépendre que d'elle-même. Moi qui rêvais qu'elle ait lechoix…

23

Résurrection

NOUSSOMMESENSEMBLE àStrasbourg-Saint-Denis,dansunsalondecoiffure,quand ledestinmeprendenmains.Dans le fauteuil,àcôtédeceluidemafille,une femmese révèlevraiment intéressante. Nous discutons et elleme raconte qu'elle est aide-soignante. Elle estaccompagnée de sa sœur qui, elle, suit des études d'avocat. Cette femme me parle de sonmétier,dubonheurqu'elleaàl'exercer.Ellesembleparfaitementheureuse.Grâceàl'argentmisdecôté,ellevientd'acquérirunpavillonenbanlieueparisienne.Moi,jesuisfascinée.J'ouvredegrandsyeuxcommesijerêvais.Alorsc'estpossibled'êtreunefemmenoireicienFrance,defairedesétudes,d'avoirunmétieretmêmededevenirpropriétaire?Jesuissidéréeparcequej'entendsetvois.Bouleverséeaussicommesijevenaisd'avoirunerévélation.J'aidécidéquecommecettefemme,j'allaisêtreaide-soignante.C'estçalemétierquejeveuxfaire.Jevaisapprendre. Je demande àmonmodèle dem'aider àm'inscrire dans une école pour ça. Ellepassedescoupsdefilpourmoimaisonluirépondque,n'ayantpaslebaccalauréat,jenepeuxpasprétendresuivreuncursusd'aide-soignante.Eneffet,jesuistrèsloind'avoirmonbac.Jesuisdéçuemaispasvaincue.

Alors on me conseille d'aller à l'ANPE et là, j'ai la chance de tomber sur une dameadorablequicompatit.Ellemeconfirmequ'enl'étatactueldeschoses,jenepeuxpasêtreaide-soignante.Surunelisteellememontrepleindemétiersquejepeuxfairesansdiplôme.Maisj'insiste, je lui répèteque jeveuxvraimentdeveniraide-soignante.Devantmadétermination,ellesegratte la tête,réfléchitetfinitparmeproposerdesuivreuneremiseàniveau.Jesuisravie d'aller à l'école. Je fais du français et des mathématiques avec un super professeurd'originealgérienne.Ilm'expliquelecalculenmedessinantdesbouteillesdelait.Jem'amusebien et je suismotivée, alors je progresse vite. Au bout de troismois de stage, j'ai apprisbeaucoup.Leformateurm'aencouragéeenremarquantmescapacitésdecompréhension.

Mais ça ne suffit toujours pas pour faire le métier que j'ai choisi. Ma bienfaitrice del'ANPEmedirigeversunCAPpetiteenfancedanslequeljepartagemontempsentredescoursetunstagepratique.Je travailledansunemaisonde retraite.Et j'adoreça. J'y rencontredespersonnes âgées charmantes qui s'ennuient, m'aiment bien, et me dispensent des leçons de

français,demathsetd'histoiresupplémentaires.Jesuistrèsattentionnéeenretouravecelles.Jesaism'en occuper, leur apporter les soins, le confort et le seulmédicament qui semble êtreefficace : la joie. J'aime profondément mes petites vieilles et je m'applique à les rendreheureuses.Jenecomptepasmeseffortsnimesheures.J'arrivetôtetreparstard.Encoreunefois,jemanifestemonenviederéussiretd'atteindrelebutquejemesuisfinalementfixé.

Après cette étape, toujours sur les conseils de ma copine de l'ANPE, j'ai suivi uneformationd'auxiliairepuéricultrice.J'étaiscontentedegravirleséchelonsunparun,avecmaseule volonté. Depuis l'Afrique, le Sénégal et surtout la Côte-d'Ivoire, il m'est arrivé dem'imaginerinfirmière.Jeprenaistrèsbiensoindeslépreux,jeréconfortaislesprisonniers,jenourrissaisetsoignaisquelquefoislesenfantsdesrues.Jesuissûred'avoirlafibre,d'êtrefaitepour ça. Je serai auxiliaire de puériculture. S'occuper d'enfants, justement je sais très bienfaire. J'en ai cinq. Enfin quatre. Et puis, j'ai cette expérience avec des cas difficiles. On atellementdéchiquetémonenfancequejesuisprêteàchériretcouvrircelledesautres.

Maintenant, je suis titulaire demon poste. Jeme rends tous les jours à la crèche avecplaisir.J'yretrouvelesenfantsavecquij'échangebeaucoup,toutcommeavecmescollèguesetles parents quim'ont toujours soutenue. Ce travailm'apporte un bien-être, une confiance enmoi…etuneindépendancequejefantasmais.Jesuisfièredepouvoirparticiperàlaviedelamaison. J'ai réussi à valoir quelque chose. Si ma tante me vendait aujourd'hui, il faudraitqu'Ahmedpossèdel'universpouravoirlesmoyensdem'acquérir.Jesuisformée,j'aiunmétier.Jeneseraiplus jamaisréduiteàmangerdans leporte-monnaied'unhomme.Jeneseraiplusjamais debout ou allongée sur un trottoir. Et puis, j'ai le droit d'être jolie pour moi. Jem'habille,me fais belle, roule des fesses, faisma star. Je le peux, puisque je ne suis pas àvendre.

J'arrivemêmeàaimersanstraumatisme.J'aienfinconnuleplaisirdansunlit,ouailleurs.Je supportemieux l'autre alors j'aimemieuxHenry.Et avecmes enfants,monnouveau statutfavorisedeséchangesplusriches.Depuisquejetravaille,jelescomprendsmieux.Maintenant,commeeux,jemelèvetouslesjoursparcequedanscesjoursj'aipleindechosesàfaire.Àaccomplir. Avec Hané, souvent il y a des tensions. Mais je sais combien le passé, lessouffrancesd'uneséparationfontlongfeu.QuantàKouloua,nousnousparlonsleplussouventpossible.Mesenfantsmedonnentdegrandesjoies,assezpourquejen'enfassepasd'autres.

J'aidécidédefondermonONGquivientenaideauxfemmesetauxenfantsvictimesdemaltraitancesoud'abandon.JeretournepourmonorganisationtrèssouventauNigeroùjevoismesparents.Jevoisaussimatantequepersonnen'aencoreosédénoncer.Sabaneseprostitueplusmaisprostituetoujourslesautres,surtoutlestrèsjeunesfilles.Elleacontinuésonactivité.Parcequ'ilyauncréneaupourça,desbesoinsetpleindedemandes.AuVillage,leshommesrichesenprovenancede toute l'AfriqueetduMoyen-Orientatterrissent toujourspour trouverdes gamines à marier bon marché. Ils regrettent probablement qu'on n'y organise pas desexpositions de chair fraîche avec enchères, comme à l'époque du trafic d'esclaves. Commemaintenantdonc.Lesenfantsmonteraientsuruneestradedansl'ordre–parâgeparexemple–etexhiberaientleurscharmes,leurstalents,leurcaractère.Leshommes,eux,gueuleraientdesprix,monteraientlesenchères.

*

Certains hommes seront toujours vils. Ceux qui osent frapper, violer, brimer, harceler,dominerlesfemmes.Ceuxquisepayentdespetitesfillesetdespetitsgarçonsoumêmepas,lesprennentsansdemander.Ceuxquiregardentlesenfantsd'unecertainefaçon.Ceuxquiabusentdeleurspropresenfants.

Etlesenfants,fatalement,subirontceshommes,ensouffriront,enmourront.Ensurvivrontpeut-être.

Etlesfemmes,fatalement,accepterontleursortsi leursrêvesneleurmontrentpasautrechose.Ellesserésigneront,courberonttristementl'échine,puisqu'ellessontdéterminéesàêtredes esclaves, conditionnées à la servilité. Elles rougiront de leurs malheurs et tairont lessévicesqu'onleurinflige,parcequ'onleuraapprisquelesilenceestd'oralorsqu'il lestue.Elles pleureront la nuit en espérant le jour.Elles attendront lamort en souffrant trop la vie.Ellessetuerontàlatâcheparcequec'estleurdestinetferontdesenfantsparcequec'estleurobligation.Ellesselaisserontcreversouslepoidsdeleursexepourêtrebiensûresqu'onnesevengepasd'elles.Ellesselaisserontopprimer,degénérationengénération.

Évidemment,l'aveniresttouttracé.Pourmoiaussi,ill'étaitmaisj'enaidéviéletrait.D'abordenpointillésetpuisencontinu.

J'airestaurémavie.Maintenant,jesuisunefemme.

KoulouavittoujoursàKara-Karaoùelleaeudeuxenfantsdesonpromis.HanévitàParis.Elleestmèrededeuxenfants.GaspardetJuliensontdesadolescentssérieuxetsansproblèmes.Nafissa,mamère,vittoujoursauVillageavecAdamou.Ellenesereposetoujourspas.SabanevitpasmaissévittoujoursauVillage.Ellefaittravaillerplusieursfillesdanssa

maisonclose.Angéliqueexercetoujoursavecbonheuretsagessesonmétierdeprostituée.MoumounietZoulahasontmorts.Et Ahmed, le méchant patriarche, a fait une attaque l'année dernière qui l'a beaucoup

affaibli.Ilestaujourd'hui,d'aprèslesrumeurs,atteintdedémencesénile.

Épilogue

J'aiécrit,j'airacontémaviepourquecelaneseproduiseplus.J'aiparlé,j'aiosédirelemalpourqued'autresfemmes,quisubissentlamêmechose,sesententmoinsseules.Pourquecesfemmesquisouffrentdansleurchairetleurespritneperdentpasl'espoird'échapperàleurtristecondition.

J'aiprislerisqued'écriremonhistoiresincèrement,difficilement,àlamesuredecequej'aienduré,pourque l'onsachequellesviolencessont faitesauxfemmesetce,dès leurplusjeuneâge.

Aujourd'hui, j'agispourprotéger les femmeset lesenfantsdansmonpays. J'ai crééuneONGdontlamissionestambitieusemaisréaliste.

Aujourd'hui,trente-cinqfemmesviennenttoutelasemainedanslecentreapprendreàlireetàécrire.Ellesapprennentunmétier(couturière,teinturière…),ellesapprennentl'autonomie.

Jeremerciel'Étatnigérienpourtoutletravailqu'ilfournit,chaquejour,poursensibiliserlapopulation.

Notabene1

ON DÉFINIT LA TRAITE DES PERSONNES comme le recrutement, le déplacement etl'hébergementdepersonnessouslamenaceetlerecoursàlaforceàdesfinsd'exploitation.Lesvictimessontrecrutéespardestrafiquantsquiusentderuseoudeviolencepourlesemmener.Soit on leur promet demeilleures conditions de vie ailleurs pour les amadouer, soit on lescontraintaudépart.Àpeinerecrutée,ellessontalorsprivéesdelibertéetsubissentdemauvaistraitements, tantphysiquesquepsychologiques.Onlesmaintientdans lapeurpour lesrendredociles.L'exploitationsexuelledemeureledébouchéprincipaldutraficdefemmesetd'enfants.

39MILLIARDSDEDOLLARSUSsontgénérésparletrafic.

LES FEMMES ET LES ENFANTS des pays en développement sont les proies les plusvulnérables. La pauvreté de la famille et de l'environnement social, le niveau faibled'éducation, les abus sexuels, la violencedomestique, lemanquedeperspectives enmatièred'emploi et d'argent constituent les traits caractéristiquesdesvictimes.Laprédominancedesschémas traditionnelsdanscertaines sociétésquivouent les femmesaumariage, auxdevoirsconjugauxetauxtravauxdomestiques,joueunrôledéterminantdansleprocessus.

LETRAFICD'ÊTRESHUMAINSestconsidéréparledroitinternationalcommeuncrime.

2,6MILLIONSDEVICTIMESdanslemondedontlamoitiésontdesenfants.Les statistiques sont difficiles à établir parce que les victimes peinent à se libérer et

surtoutparcequ'ellesneportentpasplainte.Ellessecontententdedisparaître.

ENAFRIQUE,selon lesrapports, lesvictimessontenvoyéesdansd'autrespaysAfricains(laCôted'Ivoire,leNigériaetl'AfriqueduSud),enEuropedel'Ouest(l'Angleterre,l'Italie,laFrance,laBelgiqueetlaHollande),ouenArabieSaoudite.

LAMONDIALISATIONfavoriselepartagedesinformationsetlacoordinationinternationale.DesprogrammesdeluttecontreletraficontétémisenplaceparINTERPOLoul'ONUquia

faitsignerauxpaysunechartelesengageantàcréerchezeuxunepolicechargéedeluttercontreletrafic.Hélas,troppeuontàcejourrespectéleurpromesse…

1 Sources:Interpol,ILANUD,UNODC(OfficedesNationsUniescontrelaDrogueetlecrime),GenderViolenceandHealthCenter,AnaPaulaPortella(ChercheuseensociologiePhDàl'UniversitéfédéraledePernambouc,Brésil).

JevoudraisremercierSophieBlandinièresquiasum'écouteravecsympathieetdouceur,SophieCharnavel et LucileGasseau qui ont sum'accompagner, ThierryBillard qui a été lepremieràm'avoirfaitconfiance,ainsiquemafamilleettouteslespersonnesquisebattentpourquelaviolences'arrête.

Merciàmonfrère.

Flammarion

Table

IdentitéCopyrightCouverture

Esclaveà11ansExergue1.Jeunechair2.Jeudemassacre3.Lespetites4.Telpère,telhomme5.Démons6.Fixée7.Lescadeaux8.Contretemps9.Aurevoir,mesenfants10.Monor11.Lemythedel'hommeblanc12.Décadence13.Souslecarton14.Femmesde…15.Lebon16.Enfantdesrues17.Êtremère18.Orphelinsoupas19.Kidnapping20.Laboucle21.L'innommable22.Impuissante23.RésurrectionKoulouavittoujours...ÉpilogueNotabeneRemerciements