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C O L L E C T I O N

A R C A D E S

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G A L L I M A R D

MARIO VARGAS LLOSA

D E S A B R E S

E T D’ U T O P I E S

Visions d’Amérique latine

Préface de Carlos Granés

Traduit de l’espagnol (Pérou)par Albert Bensoussan

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Titre originalþ:

S A B L E S Y U T O P Í A S

© Mario Vargas Llosa, 2009.

© Éditions Gallimard, 2011, pour la traduction française.

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Préface

Le combat instinctif pour la liberté

Lors d’un congrès sur la littérature péruvienne qui s’esttenu voilà peu, j’ai entendu un écrivain indigéniste assurerque si Mario Vargas Llosa avait remporté les électionsprésidentielles au Pérou, il aurait troqué l’emblème natio-nal pour la croix gammée. En d’autres circonstances, j’aientendu dire de lui qu’il était antipéruvien, homme dedroite, «þfachoþ», et naïf en matière politique. De VargasLlosa l’on a dit et l’on dit bien des choses, excepté quec’est un libéral, un libéral avec lequel certains serontd’accord et d’autres non, mais un libéral en fin de compte.Et s’agissant de l’intellectuel qui a le plus combattu lesstéréotypes et les déphasages qui entachent l’analyse de laréalité latino-américaine, en particulier celle que l’on faitdans les pays développés, il semble paradoxal de lui impu-ter des clichés et des étiquettes qui déforment constam-ment sa pensée.

Quels sont les postulats libéraux de Vargas Llosaþ?Quelle est sa position face à la réalité latino-américaineþ?Quels sont les dangers et les espoirs qu’il entrevoit pour lecontinentþ? Comment ses idées et ses engagements ont-ilspris formeþ? Le choix d’articles qui composent ce volumevise à éclairer ces questions. On y trouvera non seulementle parcours intellectuel de l’écrivain, mais aussi les analy-

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ses de tous les grands événements qui ont marqué l’his-toire récente de l’Amérique latine. Ils sont donnés non parordre chronologique mais par thèmes, illustrant les com-bats que Vargas Llosa a livrés pour la liberté, depuis sonopposition frontale aux dictatures, son espoir face auxrévolutions et son désenchantement postérieur, sa critiquedu nationalisme, du populisme, de l’indigénisme et de lacorruption — la plus grande menace pour la crédibilitédes démocraties —, jusqu’à la découverte des idées libéra-les, sa défense à tous crins du système démocratique et sapassion pour la littérature et l’art latino-américain. Àl’instar des personnages de ses romans, incarnation del’une de ces forces aveugles de la nature qui conduisentl’être humain à réaliser de grandes choses ou à causer deterribles cataclysmes, Vargas Llosa a été un défenseur ins-tinctif de la liberté, toujours attentif aux idées, aux systè-mes ou aux réformes sociales qui tentent de réduire lescontours de l’autonomie individuelle. Son critère pourmesurer le climat de liberté d’une société a toujours été lemêmeþ: l’espace que l’on donne à l’écrivain pour qu’ilexprime librement ses idées. Dans les années soixante, alorsque le roman latino-américain entrait en révolution et queVargas Llosa se voulait intellectuel engagé, ses premièresincursions dans des débats publics furent guidées moinspar des doctrines politiques que par des intuitions littérai-res. Encore que très influencé par les positions idéologi-ques de Sartre, ses idées juvéniles sur ce que devait êtreune société libre et juste partirent, dans une large mesure,de réflexions autour du métier de l’écriture et du rôlesocial de l’écrivain.

Vargas Llosa eut toujours clairement à l’esprit que laliberté, cette exigence sans laquelle le romancier ne pou-vait déployer ses intérêts et ses obsessions, était vitalepour que fleurisse un monde culturel riche, capable de

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nourrir un débat d’idées qui faciliterait le passage del’Amérique latine vers la modernité. Ce n’est qu’en jouis-sant d’une pleine liberté de critiquer, aimer ou détester legouvernement, la nation ou le système politique quil’accueillerait, que l’écrivain pouvait donner forme à ceproduit personnel qu’est le roman, dans une grandemesure irrationnel, et toujours soutenu par des passions,des désirs, des attirances et des phobies individuelles. Seplier docilement à des pouvoirs externes ou à des causespolitiques ne pouvait qu’entraîner une allégeance servileau tyran en place, ou le poids artificiel de l’engagement.Dans «þLe rôle de l’intellectuel dans les mouvements delibération nationaleþ», article publié en 1966, il exposaitles tensions qui affectent le romancier que l’engagementconscient lie à une cause politique. Si les démons person-nels et les causes publiques coïncidaient, heureux hasardpour le créateur. Dans le cas contraire, le romancierdevait assumer le déchirement interne et rester fidèle à savocation littéraire.

Dans les années cinquante, décennie où le flirt juvénilede Vargas Llosa avec la littérature allait se transformer enpacte matrimonial, le symbole de l’oppression de l’esprit etdes entraves à la liberté fut le dictateur. Le seul Pérou, aulong du XXeþsiècle, avait vu surgir cinq gouvernements dic-tatoriaux qui, ajoutés aux six autres qui, dans les décen-nies suivantes, allaient empoisonner la vie politique dupays, jusqu’à la fuite intempestive d’Alberto Fujimori,totaliserait presque soixante années de régimes autoritaires.Cette atmosphère viciée et sordide, lourde de frustrations,de scepticisme et d’aboulie morale, fut abondamment pré-sente dans les trois premiers romans de Vargas Llosa. Laville et les chiens, La maison verte et Conversation à «þLaCathédraleþ», publiés respectivement en 1963, 1966 et1969, furent de vastes constructions fictives présentant

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une analyse minutieuse des sociétés péruviennes, révélantles conséquences du militarisme, du machisme, du dogma-tisme religieux ou de toute autre forme de pouvoir atrabi-laire sur les personnes. Que ce soit dans les écolesmilitaires, les bordels, les missions religieuses, la forêtamazonienne ou les milieux bourgeois, les personnages deVargas Llosa finissaient toujours malþ: spirituellementminés, plongés dans la médiocrité la plus abjecte ilsétaient devenus ce qu’ils ne voulaient pas être.

Bien que ces romans aient été de grandes créationsimaginatives, inspirées plus par un idéal formel et litté-raire que par un engagement idéologique, on y observe cetunivers mental et moral par lequel Vargas Llosa interpré-tait la réalité latino-américaine des années soixante. Lesessais écrits pendant ces années-là furent un écho cons-cient des aspirations révolutionnaires qui bouillonnaientdans ses œuvres narratives. Si dans «þPrise de positionþ»,manifeste de 1965, il exprimait son appui aux mouvementsde libération nationale, dans ses romans il laissait entre-voir que seul l’effondrement du système capitaliste et de labourgeoisie corrompue pouvait briser le cercle vicieux quientravait la progression du Pérou vers la modernité.

Cela explique l’euphorie avec laquelle il accueillit laRévolution cubaine, première tentative de fonder une sociétésous le signe socialiste. Mais l’illusion ne dura guère. Lors-que le rêve commença à devenir réalité, et Fidel Castro, legéant inoxydable qui avait impressionné Vargas Llosa parsa réceptivité vis-à-vis des critiques des intellectuels (voirplus bas «þChronique de Cuba 1þ», p.þ117), et que ce der-nier adopta le même type de censure qui avait eu courssous les dictatures, l’illusion commença à se fendiller. Lefait crucial qui marqua la rupture de Vargas Llosa avec laRévolution intervint au début des années soixante-dix. En1971, le poète cubain Heberto Padilla fut accusé d’«þacti-

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vités subversivesþ» après la publication d’un recueil depoèmes, Hors jeu, où les autorités de son pays devinèrentdes critiques contre-révolutionnaires. Padilla fut obligé dese rétracter et de faire une autocritique qui raviva les pra-tiques les plus bornées du stalinisme. Cette farce ne passapas inaperçue. Vargas Llosa, qui connaissait Padilla etvoyait bien que ce spectacle avait été orchestré par leshautes sphères de l’île, mobilisa les intellectuels de gau-che les plus prestigieux pour manifester, au moyen d’unelettre pétitionnaire adressée à Fidel Castro, sa réproba-tion du traitement infligé à Padilla et à d’autres écrivainscubains (voir plus bas «þLettre à Fidel Castroþ», p.þ137 et«þLettre à Haydée Santamaríaþ», p.þ141).

Ce n’était pas la première fois que Vargas Llosa s’éle-vait contre la censure. En 1966 les autorités de l’Unionsoviétique avaient condamné deux écrivains russes, YouliDaniel et Andreï Siniavski, pour des raisons similaires, etle Péruvien avait réagi vertement en publiant Une insur-rection permanente, un essai où il critiquait sans réserveles atteintes à la liberté d’expression en Union soviétique.La grande vertu que Vargas Llosa décelait dans la Révo-lution cubaine était, précisément, celle d’avoir harmoniséla justice et la liberté. Bien que Castro eût justifié l’inva-sion soviétique de la Tchécoslovaquie, son pouvoir à Cubasemblait «þexemplaire dans son respect de l’être humain etdans sa lutte pour la libérationþ». Mais l’affaire Padillaôtait son voile au fantôme et mettait à nu la face cachée dece «þmodèle à l’intérieur du socialismeþ» que Vargas Llosaavait vu — ou voulu voir — dans les voyages préalablesqu’il avait faits dans l’île. La société utopique que propo-sait Castro venait de se payer sa première victime, laliberté d’expression, et avec elle la littérature, le journa-lisme et toute espèce d’activité intellectuelle entraient enquarantaine. Après dix années d’enthousiasme les deux

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maximes qui régissaient jusque-là la vie de Vargas Llosa,la littérature et le socialisme, se retrouvaient affrontées.Et face à cette mise en demeure de choisir entre sa voca-tion et l’engagement politique, Vargas Llosa opta finale-ment pour la première.

Il devenait évident à ses yeux que Cuba n’incarnait pasla réalisation d’une utopie, mais devenait un grand piègepour les écrivains et les opposants au régimeþ; VargasLlosa fut donc contraint de réviser ses idées sur la révolu-tion et la démocratie (voir plus bas «þGagner des batailles,pas la guerreþ», p.þ293). Son univers mental, cependant,resta le mêmeþ: son échelle de valeurs demeura immuableet le diagnostic des maux du Pérou inchangé. Il n’y eut enaucun cas cette transformation politique d’un DocteurVargas en Mister Llosa ainsi qu’on le caricatura. L’écri-vain continua à penser que la priorité pour l’Amériquelatine était de parcourir le même chemin que les paysoccidentaux et de se moderniser — ce qu’il avait suggérépour la première fois en 1958, après un voyage dans laforêt amazonienne du Pérou qui lui avait révélé un mondede violence et d’excès, étranger à la civilité occidentale, etqui lui inspirerait La maison verte, Pantaleón et les visi-teuses et L’homme qui parle —, de corriger ses inégalitéset de réparer les injustices subies par les populations mino-ritaires du Pérou. Ce qui changea ce furent les méthodes,non les buts, et cela se refléta dans les essais qu’il com-mença à publier dans la seconde moitié des annéessoixante-dix.

Lors d’une conférence donnée au siège d’Action popu-laire en 1978, il affirmait que le spectacle de la pauvretéet de l’exploitation régnant dans son pays l’horrifiait toutautant qu’auparavant, mais que maintenant il se méfiaitfortement du marxisme comme méthode susceptible decorriger les inégalités et les injustices. Plus efficaces lui

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apparaissaient les doctrines libérales et démocratiques,«þc’est-à-dire celles qui ne sacrifiaient pas la liberté aunom de la justiceþ», qui dans des pays comme la Suède etIsraël étaient parvenues à un équilibre entre la libertéindividuelle et les systèmes de justice sociale. Ce change-ment de position était le résultat de nouvelles explorationsintellectuelles. L’effondrement de sa foi dans le socialismeavait forcé Vargas Llosa à laisser Sartre de côté et à cher-cher de nouveaux référents aptes à juger des événementsmondiaux. Cette recherche l’avait amené à revoir sesinterprétations initiales de Camus, et à lire passionnémentles ouvrages de Jean-François Revel et d’Isaiah Berlin,deux auteurs fort différents mais habités par un objectifcommunþ: la défense du système démocratique et de laliberté comme garants du pluralisme et de la tolérance.

Revel, philosophe de formation mais journaliste parvocation, fut avec Raymond Aron une des rares voix quien France s’élevèrent contre le marxisme et le sillage pro-soviétique laissé par Sartre. Plus que les théories, ce sontles faits qui importaient à Revel, aussi n’hésita-t-il pas àcritiquer les intellectuels qui, sous prétexte de défendrel’idéologie, justifiaient les écarts du totalitarisme stalinien.Cet aveuglement idéologique empêchait de voir quec’étaient non pas les pays socialistes qui avaient pris latête des grandes révolutions sociales, mais les démocratiescapitalistes où la femme, les jeunes et les minorités sexuel-les et culturelles se révoltaient pour remettre en causel’orthodoxie des institutions, faire valoir leurs droits etimprimer des changements dans la vie des sociétés. Lesréformes démocratiques démontraient que c’était la voiela plus courte et la plus efficace pour améliorer les condi-tions de vie, ce que ne pouvaient réaliser les révolutionstotalitaristes qui prétendaient rebâtir la société pierre parpierre. Le grand paradoxe du XXeþsiècle fut de démontrer

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que, alors que les dictatures socialistes s’ankylosaient, lemécanisme interne du capitalisme impulsait, pour survi-vre, la révolution constante des modes, des mœurs, desgoûts, des tendances, des désirs et des vies.

La pensée d’Isaiah Berlin fut également fondamentale.Bien qu’en tant qu’écrivain et intellectuel public VargasLlosa se sentît plus proche du polémique Revel que du cir-conspect Berlin, les idées de ce dernier furent vitales pourlui et lui permirent de comprendre pourquoi, alors quedans l’art et la littérature l’ambition absolue et le rêve dela perfection humaine étaient louables, dans la réalité ilsconduisaient généralement à des hécatombes collectives.La déchirante leçon de Berlin, c’est que les mondes par-faits n’existent pas. Le rêve des Lumières, selon lequel lessociétés suivraient la route ascendante du progrès guidéespar la science et la raison, partait d’un postulat erroné. Nila science ni la raison ne proposent de réponses uniques etdéfinitives aux questions fondamentales de l’être humain.Comment vivre, comment évaluer ou que désirer sont lesquestions qui n’attendent aucune réponse précise, du moinsaucune réponse mesurable à l’aune des vérités scientifi-ques. Celui qui se hausse au-dessus de ses pairs et assureavoir une connaissance supérieure, avoir découvert lanature humaine et par conséquent la véritable façon devivre et de résoudre tous les problèmes, finit en généralpar soumettre ses congénères à la tyrannie de sa raison.Les solutions intégrales qui enthousiasmèrent les philoso-phes du XVIIIeþsiècle n’existent pas, et tout être qui dira lesposséder doit être craintþ: ce qu’il propose est une fiction,un modèle idéal qui avive les antiques fantaisies d’unparadis perdu, mais qui en réalité nie l’ambiguïté et lesdifférences humaines. Les buts en vue desquels les indivi-dus et les cultures organisent leur existence ne sont pasréductibles à un seul projet. La vie se nourrit de valeurs et

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d’idéaux divers et, malheureusement, il est impossible quetous s’harmonisent sans frictions. Si l’on veut éviterl’oppression, il n’y a pas d’autre moyen que d’établir lepluralisme, la tolérance et la liberté, ou plus exactementce que Berlin appelle la liberté négativeþ: une sphère de lavie où aucun pouvoir externe ne peut entraver l’actionhumaine.

Les idées d’Isaiah Berlin ont eu un puissant effet sur lapensée de Vargas Llosa. Si en 1975 il gardait encorel’espoir que la dictature socialiste de Juan Velasco Alva-rado puisse combattre l’horreur et la barbarie du sous-développement, en 1976, avec la révolte de palais du géné-ral Francisco Morales Bermúdez, ses illusions s’étaienttotalement évanouies. Des révolutions il n’était resté qu’un«þbruit de sabresþ», et une fois de plus, au lieu d’égalité etde justice, le peuple péruvien avait connu de nouvellesentraves à la liberté d’expression (voir plus bas «þLettreouverte au général Juan Velasco Alvaradoþ», p.þ51).

Ni la révolution des gauches ni le putsch des droitesþ; nil’utopie ni la société parfaiteþ: à partir de 1976 VargasLlosa va défendre la voie des urnes comme seul moyenlégitime d’accéder au pouvoir. Seul le système démocrati-que tolère les vérités contradictoiresþ; aussi est-ce celuiqui représente le moins de risques pour la coexistence,celui qui tolère le choix entre différents modes de vie, etcelui qui non seulement permet mais aussi réclame ledébat et la libre circulation des idées (voir plus bas «þLesbuts et les méthodesþ», p.þ331). Vue sous cet angle nou-veau la révolution n’est plus considérée comme remèdeaux problèmes, mais comme leur symptôme. Il y a un malprofond, enkysté dans les entrailles de l’Amérique latine,qui n’a rien à voir avec l’injustice ou l’inégalité. Révolu-tionnaires de gauche, militaires de droite, visionnairesreligieux, nationalistes fougueux et racistes de tout poil

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ont tous un dénominateur communþ: le mépris pour lesrègles du jeu démocratique, le particularisme et le secta-risme. Les idées de chaque groupe se sont repliées surelles-mêmes jusqu’à dégénérer en fanatismes fratricides.C’est aussi l’histoire du continent. Toutes les idéologiescollectivistes, de la foi catholique au socialisme, en pas-sant par les différentes formes d’indigénisme, de popu-lisme et de nationalisme, ont jeté de robustes racines et étédéfendues l’arme au poing et un bandeau sur les yeux.

Vargas Llosa a clairement vu cette problématique nonseulement grâce à Isaiah Berlin et à Karl Popper, l’autrephilosophe libéral, critique des sociétés fermées et dudéterminisme historique, qu’il lut judicieusement à la findes années quatre-vingt, mais aussi grâce à Euclides daCunha, journaliste et sociologue brésilien qui assista àl’une des boucheries latino-américaines les plus absurdeset les plus tragiques, la guerre de Canudos. Os Sertões(Hautes terres), le livre où da Cunha explique commentl’aveuglement idéologique déforma la réalité et conduisitl’armée brésilienne à liquider un soulèvement paysan —derrière lequel on s’obstina à voir la main de l’Empirebritannique —, non seulement inspira l’œuvre la plusambitieuse de Vargas Llosa, La guerre de la fin du monde,mais lui montra aussi que les grandes tragédies latino-américaines sont nées de l’incommunication, de la mécon-naissance mutuelle et des circonstances temporelles quiséparent et engendrent la méfiance entre les divers sec-teurs de la population.

Vargas Llosa commença à écrire La guerre de la fin dumonde à la fin des années soixante-dix, sans se douterqu’au détour du chemin, le 17þmai 1980, le Sentier lumi-neux allait brûler les urnes électorales dans le village deChuschi, dans la province d’Ayacucho, et déclarer une desguerres révolutionnaires les plus sanglantes et fondamen-

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talistes de l’histoire moderne de l’Amérique latine. La réa-lité sembla se confondre avec la fiction. Tandis quel’écrivain recréait des épisodes de fanatiques religieux quivoyaient dans la république brésilienne naissante l’œuvrede Satan, des révolutionnaires maoïstes pendaient deschiens aux lampadaires de Lima pour dénoncer la trahi-son de la révolution culturelle chinoise par le «þchienþ»Deng Xiaoping.

C’étaient les années quatre-vingt, le mur de Berlin secraquelait, cette grande alliance démocratique entre lesÉtats de l’Union européenne se tissait, et l’Amérique latinese débattait encore entre le fanatisme, l’autoritarisme et larévolution. Au Chili le poing oppresseur d’Augusto Pino-chet restait dresséþ; l’Argentine avait cédé le pouvoir à lajunte militaire de Videla, Massera et Agostiþ; le Brésil res-tait sous des gouvernements militairesþ; la Bolivie avaitconnu le même sort entreþ1964 etþ1982þ; le Paraguay étaitle fief d’Alfredo Stroessnerþ; l’Équateur, après deux dicta-tures militaires, se lançait en 1981 dans un différend terri-torial avec le Pérouþ; la Colombie, bien que sansescarmouches dictatoriales, connaissait une lutte interneavec plusieurs mouvements de guérilla, parmi lesquels, leM-19, le EPL, le ELN et les Farcþ; le Venezuela jouissaitdes bases démocratiques établies par Rómulo Betancourt,mais affrontait en 1989 le soulèvement de Caracas et en1992 le putsch — manqué — d’Hugo Chávezþ; au Panamárégnait Noriegaþ; au Nicaragua la révolution sandinisterenversait Somozaþ; le Honduras sortait de la dictature dePaz Garcíaþ; au Salvador commençait une guerre civileentre les militaires et les guérilleros du Front FarabundoMartí pour la libération nationaleþ; le Guatemala sedébattait dans un atroce conflit arméþ; le Mexique demeu-rait sous la «þdictature parfaiteþ» du PRIþ; à Haïti régnaitBaby Docþ; et à Cuba se maintenait inexorablement Fidel

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Castro. Le panorama était loin d’être encourageant. Entrecoups d’État et révolutions, la démocratie fut une espècerare qui put difficilement s’adapter à un habitat dominépar des chefs populistes, des hommes forts, des politicienscorrompus, des révolutionnaires fanatiques et des tyransaux décorations et épaulettes chamarrées.

Au Pérou, pourtant, et malgré la menace représentéepar le Sentier lumineux et le Mouvement révolutionnaireTupac Amaru (MRTA), le système démocratique semblaitse reconsolider avec le gouvernement de Belaúnde Terryet celui d’Alan García qui suivit. Sept années de stabilitéconstitutionnelle rendaient la foi dans les institutions,jusqu’à ce que le 28þjuillet 1987, dans un discours devantle Congrès, García menaçât de nationaliser les banques,les assurances et les compagnies financières. Cette mesureprétendait assurer au gouvernement le contrôle des cré-dits, en laissant le secteur industriel, y compris les médias,à la merci du président et de l’Alliance populaire révolu-tionnaire américaine (Apra). Le pouvoir légitime que lesurnes avaient accordé à García se serait vu débordé, etl’autoritarisme serait revenu faire de l’ombre à la fragiledémocratie péruvienne (voir plus bas «þVers le Pérou tota-litaireþ», p.þ65).

Si García ne put s’emparer de la banque, c’est parceque Vargas Llosa et un groupe de chefs d’entreprise pri-rent la tête des protestations et que des milliers decitoyens descendus manifester sur la place San Martínfirent finalement capoter cette loi. Cette mobilisation fitnaître le Mouvement Liberté, une organisation de citoyensqui resterait politiquement active et qui, alliée à Actionpopulaire et au Parti populaire chrétien, porterait VargasLlosa à la candidature aux élections présidentielles de1990. Cela représenta un grand changement — et aussi unegrande aventure — pour l’écrivain. Il n’allait plus désor-

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mais se limiter à écrire des articles d’opinion, débattred’idées et affronter des abstractionsþ; il allait devoir semesurer aux camps adverses sur la place publique, fairedes propositions électorales et se battre sur les problèmesdu quotidien.

Du fait même que son saut dans cette arène avait étémotivé par la politique économique de García, il était évi-dent que son plan de gouvernement allait devoir se diffé-rencier du sien dans les mêmes termes. Une position solideen matière économique réclamait la consultation d’expertsen la matière, des intellectuels dont les idées correspon-draient à la notion de société ouverte qu’il défendait tantil était persuadé de son bien-fondé, mais dont l’argumenta-tion se formulerait en termes spécialisés. Le libéralisme deBerlin et de Popper pouvait donner des idées généralessur l’organisation de la vie productive d’un pays, mais dif-ficilement se traduire en propositions concrètes pour sou-lager le poids inflationniste ou réactiver le secteur del’entreprise. En revanche, les idées de l’économiste Frie-drich August von Hayek, le critique le plus acerbe deséconomies centralisées, se révélaient d’une grande utilitépour contrebalancer les dégâts de décennies d’étatisme,de mercantilisme et de laisser-aller bureaucratique.

Si dans les années soixante Sartre, Camus et Batailleavaient représenté les référents à la lumière desquels Var-gas Llosa échafaudait ses idées, à la fin des années qua-tre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix, c’étaientBerlin, Popper et Hayek. Tandis que les deux premiers four-nissaient de sérieux arguments pour combattre le nationa-lisme, le fascisme, le marxisme, le populisme, l’indigénismeet toutes les idéologies qui prétendaient enfermer l’individuen une entité plus grande, que ce soit la nation, le parti, larace, l’histoire ou toute autre forme de carcan proposépar des caudillos, visionnaires ou révolutionnaires, Hayek

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affirmait que la planification étatique de l’économie, enaugmentation pendant les années où il publiait La route dela servitude (1944), concentrait le pouvoir économique enl’État, réduisait l’espace de participation citoyenne et, parconséquent, établissait un rapport de dépendance quisapait la liberté individuelle. Si le fascisme et le commu-nisme se ressemblaient, c’était bien sur ce pointþ: les deuxsystèmes concentraient les forces productives dans lesmains de l’État, minant ainsi non seulement l’initiativeindividuelle et les libertés économiques, mais étendant lestentacules du pouvoir étatique jusqu’au cercle privé.

Après avoir lu Hayek, Vargas Llosa fut persuadé que ladéfense de la liberté individuelle passait par la défense dela libre entreprise et du marché. La liberté était une etindivisible. On ne pouvait différencier les libertés politi-ques et les libertés économiques, car les unes dépendaientdes autres. L’étatisme prôné par Perón dans les annéesquarante, par Castro et le général Velasco dans les annéessoixante, par Alan García dans les années quatre-vingt,par Hugo Chávez et Evo Morales en 2000 et par le PRImexicain au long de toutes les années de son histoire,reproduisait le système mercantiliste qui accordait au gou-vernement un pouvoir démesuré, mettait les libertés entreparenthèses, ouvrait la porte au clientélisme et à la corrup-tion, modelait une mentalité de profit, endormait l’initiativeet le dynamisme économique et mettait en place le centra-lisme, mal endémique de la vie publique latino-américaine.

Pendant sa campagne présidentielle, Vargas Llosa pri-vilégia les privatisations, l’ordre fiscal, l’investissementétranger, et réussit à convaincre une grande partie del’électorat péruvien que la voie pour surmonter la pau-vreté à court terme passait par l’exemple de pays qui,comme le Japon, Taïwan, la Corée du Sud, Singapour oul’Espagne, s’étaient insérés dans les marchés mondiaux et

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avaient tiré profit de la globalisation. Mais dans la lignedroite finale, quand tout laissait prévoir son triomphedans les urnes, ressurgirent les vieux démons que VargasLlosa avait tenté d’exorciser de la vie politique, et l’ingé-nieur Alberto Fujimori, en faisant siennes les armes dupopulisme et de la démagogie — et ensuite du racisme —,le contraignit à un second tour électoral qui signaitd’avance la défaite de l’écrivain.

Le triomphe de Fujimori ne représenta pas seulementun faux pas dans l’effort personnel et collectif pour trans-former la réalité à travers les idées libérales. Deux annéesplus tard, en 1992, Fujimori allait suspendre le Congrès,la Cour suprême et le Tribunal constitutionnel et se mettreà gouverner au moyen de décrets, en opérant un «þauto-coupþ» d’État et s’adjugeant le contrôle de la justice, de lalégislation, de l’économie et des forces militaires (voirplus bas «þRetour à la barbarieþ?þ», p.þ79). La plaie del’autoritarisme, apparemment purgée de la vie publiquedepuis douze ans, revenait corrompre le système démocra-tique péruvien. En outre, cela constituait un précédent quiallait s’imposer dans les années suivantes comme modenocive en Amérique latineþ: celle de couper les branchesdu pouvoir à partir de la légalité, en accédant à l’exécutifpar des moyens démocratiques pour ensuite trahir lesrègles du jeu, réformer la Constitution, infiltrer le pouvoirjudiciaire, s’assurer des majorités parlementaires et inti-mider les opposants et les moyens de communication.Rompant la promesse de ne plus intervenir dans la viepolitique du Pérou, Vargas Llosa protesta vertement etréclama une condamnation de la part de la communautéinternationale. Ses efforts furent vains. Aux attentats duSentier lumineux et du MRTA s’ajoutait maintenant l’auto-ritarisme, et le Pérou, une fois de plus, se débattait entrela dictature et la révolution.

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Bien que le régime de Fujimori se chargeât de salir sonimage et de le discréditer auprès des couches populairesdu pays, Vargas Llosa finalement remporta cette bataille.Les scandales de corruption provoqués par les vladivi-deos, ces bandes vidéo où l’on voyait l’homme fort durégime, l’ex-capitaine Vladimiro Montesinos, distribuerdes pots-de-vin à droite et à gauche, causèrent un grandmalaise auprès de l’opinion publique. En novembreþ2000,profitant d’un voyage au Japon, Fujimori prépara son ter-rier où purger sa gueule de bois dictatoriale, et envoya salettre de démission au Congrès.

La démocratie revenait au Pérou, mais non pour autantla stabilité politique. Une vague de populisme révolution-naire comme on n’en avait pas connu depuis plusieursannées ni depuis le triomphe électoral de l’ex-putschisteHugo Chávez au Venezuela, entraînait des milliers de per-sonnes vers de nouvelles formes d’autoritarisme (voir plusbas «þDehors le fouþ!þ», p.þ249). Réactivant le mythe deSimon Bolivar et de Fidel Castro, de la lutte anti-impéria-liste et de l’unité bolivarienne, Chávez avait entrepris unprocessus de prise de pouvoir et de renversement des ins-titutions démocratiques vénézuéliennes, en adoptant lestactiques de Fujimori pour contrôler le tribunal suprême,gouverner par décrets, s’emparer des entreprises les plusrentables (le pétrole, surtout), former des milices boliva-riennes, juguler les médias et créer un climat de confron-tation sociale. Cette réplique du guévarisme à l’intérieurdu système démocratique ne tarda pas à devenir un projetd’exportation. Chávez tenta d’enraciner sa révolution boli-varienne dans plusieurs pays d’Amérique latine, et parmieux le Pérou, en appuyant la candidature à la présidencede l’ex-militaire Ollanta Humala.

La dynastie des Humala, avec à sa tête le patriarcheIsaac Humala, use d’un discours nationaliste et xéno-

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94. John Dos Passos Devant la chaise électrique (Sacco etVanzetti : histoire de l’américanisationde deux travailleurs étrangers)

95. Mario Vargas Llosa Voyage vers la fiction (Le monde de JuanCarlos Onetti)

96. Silvia Baron Supervielle Journal d’une saison sans mémoire97. Javier Marías Littérature et fantôme98. George Steiner Lectures (Chroniques du «New Yorker»)99. Franz Kafka Les aphorismes de Zürau100. Annie Le brun Ailleurs et autrement101. Mario Vargas Llosa De sabres et d’utopies

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De sabres et d'utopies Mario Vargas Llosa

Cette édition électronique du livre De sabres et d'utopies de Mario Vargas Llosa

a été réalisée le 15 novembre 2011 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070131457 - Numéro d’édition : 178650).

Code Sodis : N49805 - ISBN : 9782072448690 Numéro d’édition : 232792.

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