Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant...

22
Extrait de la publication

Transcript of Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant...

Page 1: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

Extrait de la publication

Page 2: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

C O L L E C T I O N F O L I O

Extrait de la publication

Page 3: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

Gallimard

Raphaël Confiant

Le gouverneurdes dés

Traduit du créole (Martinique)par Gerry L’Étang

Extrait de la publication

Page 4: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

Cet ouvrage a paru initialement aux Éditions Stock en 1995.

Titre originalþ:

K ÔD Y AN M

© Éditions Gallimard, 2013, pour l’auteuret pour la traduction française.

Extrait de la publication

Page 5: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

Raphaël Confiant est né à la Martinique. Auteur de nombreuxromans en créole, il a été révélé en France par Le nègre et l’amiral(Grasset, 1988) et a obtenu le prix Novembre pour Eau de café(Grasset, 1991). Il est également coauteur d’Éloge de la créolité avecPatrick Chamoiseau et Jean Bernabé (Gallimard, 1989). Ses romansLe meurtre du Samedi-Gloria (Mercure de France, 1997) et L’Hôtel duBon Plaisir (Mercure de France, 2009) ont obtenu respectivementles prix RFO et de l’AFD.

Extrait de la publication

Page 6: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

Extrait de la publication

Page 7: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

À Marie-Line Peteret Joël Nankin

Extrait de la publication

Page 8: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre
Page 9: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

11

1

Il les fixait tous au beau mitan des yeux. Samain virevoltait sur le tray, happait les dés d’os,les retournait trente-douze mille fois entre lesdoigts et les envoyait courir sur le bois. Lesnègres scrutaient la valdingue des dés. Inten-sément. Les regards s’efforçaient d’anticiper lerésultat de leur course folle. Les lueurs destorches vacillaient. Étourdissantes. Soudain,l’homme hurlaÞ:

— Onze, j’ai ditÞ! Onze, tonnerre de DieuÞ!Et les dés venaient mourir sur les planches.

Aussitôt, l’homme varait l’argent des mains desjoueurs, chiffonnait les billets de mille francsplus épais qu’hosties de carême, les serrait sousson chapeau-bakoua. Son chien à ses côtés lais-sait pendre une langue humide et longuecomme un jour d’hivernage.

Surgit un nègre du Marigot. Se frappantl’estomac, il annonçaÞ:

— Je suis Chérubin DorsivalÞ! Combien joue-t-on iciÞ?

Page 10: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

12

— Tout ce que tu voudrasÞ! lui répondit lejoueur, calant sa cigarette entre deux dents.

Les tables de jeu de la salle du marché deFond Grand-Anse s’arrêtèrent de bruire. Lesjoueurs abandonnaient leurs dés pour rejoindrele tray des deux majors. Vingt-cinq mille francsÞ!Rarement tant d’argent avait gonflé les pochesdes nègres de mornes. Jamais telle sommen’avait été misée au sèbi. Seuls les gros békés1

dans les gallodromes pariaient si fort. Dehors, latouffeur de la nuit enserrait le bourg. Les ulti-mes feux du dernier soir de fête paroissiale n’enfinissaient pas de mourir. Depuis longtempsdéjà, les gens-de-bien chevauchaient leurs rêves.À cette heure, seuls des nègres aux mœurs dou-teuses, gorgés de tafia, harcelaient les dés.

L’homme du Marigot secoua longuement lesdés, déclara qu’il n’en voulait pas. Un joueurd’une autre table lui porta immédiatement lessiens. Il les prit sans remerciement, leur souffladessus, les embrassa, leur chuchota quelqueprière et ditÞ:

— Ils sont parfaits, compère, pouvons-nousjouer avec ces grains d’osÞ?

— BienÞ! répondit l’autre.— Mais d’abord, fais sortir ton chien… Il me

gêne.

1. Blancs créoles, grands propriétaires terriens. (Toutesles notes sont du traducteur.)

Page 11: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

13

— Ah bonÞ! Nous autres, les nègres de FondGrand-Anse, nous n’avons pas peur des chiens…Dehors KakoÞ!

Ce fut un charivari de dés lancés avec fureur.Les billets s’amoncelaient près du nègre duMarigot. Six milleÞ! Dix milleÞ! Dix-sept millefrancsÞ! Rosalien Saint-Victor, le major de lacommune, se faisait assurément plumer. Il endevenait blême comme une christophine sur saliane. Des gouttes de sueur perlaient sur sonfront, s’écrasaient sur les planches. Il s’efforçaitpourtant de rester impassible, tâchant de com-prendre ce qui arrivait, essayant de trouver uneéchappatoire. Quand ce fut son tour de lancer,il soupesa chaque déÞ: étaient-ils pipésÞ? Il lesvérifia avec tant de célérité que personne ne vitla manœuvre, si ce n’est le nègre du Marigot.Mais aucun grain n’était anormalement lourd.

— Pas possible que ce bougre me résisteainsiÞ! se répétait-il.

Et avant même qu’il ne trouvât la prière pouraccorer le bougre, il ne lui restait plus de quoimiser. Totalement débanqué. Déjà, autour delui, des voix montaient, pleines de reprochesÞ:

— Alors quoi, Rosalien, tu laisses un nègreétranger venir ici nous dérespecterÞ?

Il retrouva l’incantation, la récita. En vain. Ilétait nu. Les billets avaient déserté son bakoua,aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse demanger après le passage d’un agoulou-vorace.

Page 12: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

14

Le nègre du Marigot, qui n’avait jusqu’alorspas cessé de sourire, déclaraÞ:

— Je m’appelle Chérubin Dorsival. Retiensce nom, compère. Je conduis les tombereauxde l’habitation Morne-Café. Et je ne suis pas icipour te dépouiller. Tiens, je te prête cinq centsfrancs, recommençons à jouer.

Rosalien reçut ces paroles comme la morsured’une liane-balata sur l’écale de son dos. Accep-ter était déshonorant. Refuser, c’était perdre àjamais le titre de gouverneur des dés. Autourde la table, tous détournaient leurs regards.Aucune aide, nulle part. Certains même s’enretournaient à leur propre jeu. Avec dédain. Lagrand salle se remettait à s’animer. Les mar-chandes de chèlou1 invitaient à se restaurer,harcelant la foule de leurs louches grasses. Lescris des joueurs montaient de nouveau de toutesparts, faisant vibrer les tôlesÞ: «ÞOnze, onzeÞ!Þ»Le boulvari de l’ultime nuit de fête reprenaitcomme s’il ne s’était rien passé. Rosalien com-prit à quel point il était emmêlé. Il lâchaÞ:

— Envoie l’argent, Dorsival… Si tu osesÞ!

Le sourire de Chérubin s’accentua, exposantune dent d’or à la lumière des torches. Il plon-gea la main dans son pantalon, extirpa uneliasse de dessous ses génitoiresÞ:

— C’est de l’argent de froc que je te prête,

1. Plat à base d’abats, préparé avec une sauce au cur-cuma et servi avec du riz.

Page 13: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

15

ahÞ! ahÞ! ahÞ!… Il paraît que l’argent n’a pasd’odeur. Celui-là en a une, assurémentÞ!

Les rires fusèrent de toutes parts. Avec insis-tance. Le nègre du Marigot arborait des maniè-res d’audace et de provocation. Des manièresde brigand. L’affaire redevenait intéressante.Le fier-à-bras avait été humilié, il se devait deréagir. Sous peine de perdre son titre de major,son droit de représenter Grand-Anse et d’êtrela risée de tous. Il prit rageusement les billetsdes mains de son rival, empoigna les grainsd’os. En les caressant, il réalisa que sa seuleissue était de changer un des dés. L’espaced’un cillement, il délogea le grain caché aufond de son oreille, le substitua à un autre. Etquand il déposa les trois dés sur le bois, per-sonne ne broncha. Aucun n’avait suivi sonmouvement. Rosalien reprit courage.

— Chérubin Dorsival, attentionÞ! Tu regret-teras ton arrogance. J’ai déjà coupé la cannesur l’habitation Morne-Café. Les nègres de là-bas sont vides et prétentieux. Ils n’ont pour euxque de belles paroles. Attention à toi, compère,me voilàÞ!

— Envoie les os, chabin1, répondit Dorsival,ce soir, c’est toi qui les dis, les paroles inutiles.

— C’est vrai, acquiesça un vieux-corps, jouedonc au lieu de tergiverserÞ!

1. Type de métis à la peau claire et aux cheveux bou-clés ou crépus tirant sur le blond ou le roux.

Page 14: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

16

Rosalien voltigea les dés. Sous l’effet du bal-lant imprimé par le joueur, ils pivotèrent et,bientôt, on ne distingua plus que de petits cer-cles concentriques blancs tournant à grandevitesse et semblant ne jamais devoir s’arrêter.Les regardeurs demeuraient interdits, commedes bœufs surpris par l’eau froide. Aucun dé nevoulait marquer le chiffre espéré. Pour la pre-mière fois de sa vie de maître des dés, le cœurde Rosalien était un galop de cheval. Il y a unjour pour tout, songea-t-il. Subitement, deuxdés s’arrêtèrent, attendant le dernier dont lemouvement de toupie commençait à s’alentir.

— J’ai gagnéÞ! lâcha Rosalien dans un souffle.Sitôt qu’il perçut la voix de son maître, Kako

accourut, aboyant, la queue fouettant l’air.Quelqu’un lui cria après. Il s’enfuit, honteux.Le regard de Rosalien détailla la foule. Quiosait s’en prendre à son chien, c’est-à-dire à lui-même, le fier-à-bras de Fond Grand-AnseÞ? Maisce n’était que le vieux père Firmin. Alors, sanss’énerver, Rosalien répétaÞ:

— J’ai gagnéÞ!— Qu’as-tu gagné, compèreÞ? répliqua Dorsi-

val. Je ne te dois rien, c’est moi qui t’ai prêté tamiseÞ!

— Je n’ai rien dit, admit Rosalien, tu conti-nues ou tu arrêtesÞ?

Dorsival réalisait qu’un des trois grains avaitété escamoté. Il lui fallait trouver le dé lesté deplomb et l’échanger. ViteÞ! Mais tous, mainte-

Extrait de la publication

Page 15: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

17

nant, surveillaient ses manches, ses bras, sesmains. Car tous savaient que les commandeursdes dés étaient de prodigieux tricheurs. Il n’yavait dans leurs yeux aucune once d’amicalité.Ceux-là mêmes qui à l’instant raillaient Rosa-lien se rappelaient, maintenant que le ventavait tourné, que Chérubin n’était pas un nègred’ici. À force de palper les dés du bout desdoigts, il découvrit le grain pesant.

— Tonnerre de sortÞ! pensa-t-il.— Mais joue donc, BondieuÞ! À t’attendre,

tu nous feras surprendre par le devant-jourÞ!Il se risqua à sonder une de ses poches. Mais

il ne sentit pas le dé serré au cas où. La pocheétait attachée et sa chemise la recouvrait. Cettefois-ci, il hurlaÞ:

— Tonnerre de sortÞ!— Envoie les osÞ! le pressa la foule.Alors il joua. À la grâce de Dieu. Sans vrai-

ment lancer, sans trop y croire. Les dés en tom-bant résonnèrent d’un bruit mat sur lesplanches. Et la peau de Dorsival frissonna aupassage d’une brise de terre venue des confinsde la nuit.

— Perdu, compèreÞ! s’écria Rosalien.— Jouons, jouons encoreÞ! reprit Dorsival.Il fallait continuer. Malgré la déveine, malgré

le dé lourd, et peut-être… Mais déjà les nègresde Fond Grand-Anse flattaient Rosalien, lui tapo-taient l’épauleÞ:

— Bien, fils, bienÞ! C’est ainsi qu’il faut trai-ter les nègres étrangersÞ!

Extrait de la publication

Page 16: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

18

Rosalien gagna tout l’argent de son adver-saire. Celui-ci voulut se refaire, emprunter vingt-cinq mille francs. Le fier-à-bras refusa. Les ma-jors étaient sans pitié pour les merles ayant duplomb dans l’aile.

— Il ne me reste plus qu’à partir, gémit Ché-rubin, épuisé.

— Pas du toutÞ! lui opposa quelqu’un. TurestesÞ! À défaut d’argent, joue ta force de tra-vailÞ!

Rosalien faisait mine de ne pas entendre. Ilnettoyait l’oreille de son chien, de nouveaucouché à ses pieds. Il lui semblait à présentqu’il connaissait l’homme. Son allure, ses ma-nières, ses paroles lui rappelaient quelqu’un.Mais quiÞ?

— Joue deux semaines de travail sur un chan-tier que je dirige à Sainte-Marie. Si tu perds, tucommenceras à travailler dès ce lundi.

— Où, à Sainte-MarieÞ? demanda Dorsivalpour gagner du temps.

Risquer quinze jours de travail lui paraissaiténorme. Comment tenir tout ce temps sansargentÞ?

— Vers Morne-des-Esses, près de la case dufossoyeur.

Chérubin pensa un temps à s’escamper. Maistant de regards l’assiégeaient. Déjà, d’aucunsdiscutaient à voix basse, supputant les chancesd’un dénouement tragique. Il était pris comme

Extrait de la publication

Page 17: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

un merle dans un piège de glu. Alors il joua. Etperdit. Les gens, de nouveau, félicitèrent Rosa-lienÞ:

— Bravo, bravo, Saint-VictorÞ! Jamais plus lesnègres du Marigot ne dérespecteront ceux deFond Grand-AnseÞ!

Mais Rosalien respectait ses adversaires. Ils’était toujours refusé à piétiner l’ennemi con-vulsant à terre. Cette pratique de major-profi-teur n’était pas sienne.

— Allons, jouons une dernière fois. Si tugagnes, j’enlève une semaine.

C’est au moment précis où il lança les désque Rosalien se rappela la fois où sa route avaitcroisé celle de compère Chérubin Dorsival.

Extrait de la publication

Page 18: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

20

2

C’est au Carabin que Rosalien avait fait sa mai-son. Il l’avait posée tout là-haut, sur la tête de cemorne qui domine le bourg de Fond Grand-Anse, éléphant assoupi face au bleu de la mer.En temps d’esclavage, les békés arrivaient diffici-lement à y tenir des habitations. Leurs nègresmarronnaient dans les grands bois de Morne-L’Étoile, et même, quand ils avaient le cœurvaillant, ils montaient plus haut encore, jusqu’auMorne-Jacob où ils devaient alors affronter labête-longue1. Pour ça, et pour bien d’autres cho-ses encore, il se disait que les nègres du Carabinétaient d’une race d’insoumis, de rebelles.

Chaque fois qu’il rentrait à la maison, Saint-Victor déposait des billets dans une petite boîtesur le buffet de la cuisine. Il veillait ainsi à ce

1. Ou encore «ÞlavallièreÞ»Þ; expressions utilisées plutôtque le terme «ÞserpentÞ» dont l’énonciation serait denature à favoriser l’apparition du reptile en question.

Extrait de la publication

Page 19: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

21

que sa femme ait toujours de quoi faire faceaux dépenses que nécessitaient les sept enfantsqu’ils avaient eus ensemble. Et il serrait le restesous son lit, entre deux planches disjointes. Lesoir, avant de s’endormir, il soulevait les plan-ches pour vérifier qu’aucun malfaiteur n’avaitpris le large avec son bien. Mais cette préven-tion ne signifiait pas qu’il accordât à l’argentgrande importance. En fait, il avait toujourspensé que c’était là quelque chose de sale, quipassait par toutes qualités de mains.

Le jour où il avait terrassé le nègre du Mari-got et qu’il rentrait chez lui sur son âne, il ren-contra Malandru qui revenait de couper del’herbe pour ses bœufs à Savane Pois-Doux. Ledevant-jour était finissant et le soleil tardait àmontrer sa calebasse jaune au-delà des mornes.Malandru l’interpellaÞ:

— Quoi de neuf, compère RosalienÞ?Le major passa sans répondre, donnant même

un coup de genou à son âne pour qu’il ailleplus vite. Sans un regard pour le bougre quicharroyait sur sa tête un énorme paquet d’her-bes-Guinée. Malandru insistaÞ:

— Alors quoi, compère, tu ne veux pas demon bonjourÞ?

— Tu dois m’appelerÞ: Monsieur Saint-VictorÞ!Je ne suis pas ton compère. Nous n’avons pas vécudans la même case ni mangé dans le même coui1Þ!

1. Demi-calebasse utilisée comme contenant pour lanourriture.

Extrait de la publication

Page 20: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

22

— Bonjour, monsieur Saint-Victor.— Ouais-ais-aisÞ! Tu veux jouer au couillon

avec moi de si bon matinÞ? hurla Rosalien avecaigreur.

Il fit mine d’avancer sur Malandru, semblantprêt à se battre.

Bien qu’il eût son coutelas sous le bras,Malandru se méfiait du fier-à-bras. Depuis soncombat avec le commandeur de l’habitationMoulin-L’Étang, on prétendait qu’il bénéficiaitd’une protection occulteÞ: les balles qui luiavaient traversé le ventre étaient ressorties sansque goutte son sang. Alors Malandru referma labouche et continua son chemin en fixant sesgros orteils jusqu’à ce que l’âne de Rosalien dis-paraisse derrière un gliricidia.

La femme du fier-à-bras dormait encore quandil pénétra dans la maison. Sans réveiller per-sonne, il prit un verre, une bouteille de tafia etse mit à boire, plongé dans ses pensées. Il en étaittant à ses ruminations qu’il ne vit pas son épousese lever pour lui griller quelques patates douces.Elle lui présenta un bol d’eau de café et ditÞ:

— Tiro, mon homme, tu n’es pas trop fati-guéÞ? Tu sembles venir de loin. Je t’ai repasséune chemise blanche. Ne m’as-tu pas dit que tudevais voir Monsieur le maireÞ?

Rosalien avala son café sans répondre. Iln’avait pas pour habitude de discuter avec sa

Extrait de la publication

Page 21: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

LA DERNIÈRE JAVA DE MAMA JOSEPHA, récit, Les Mille et

Une Nuits, 1999.

LA VERSION CRÉOLE, Ibis Rouge, 2001.

MORNE-PICHEVIN, roman, Bibliophane, 2002.

LA DISSIDENCE, Écriture, roman, 2002.

LE BARBARE ENCHANTÉ, roman, Écriture, 2003.

LA LESSIVE DU DIABLE, roman, Le Serpent à Plumes, 2003.

LE GRAND LIVRE DES PROVERBES CRÉOLESÞ : TI

PAWOL, Presses du Châtelet, 2004.

DICTIONNAIRE CRÉOLE MARTINIQUAIS-FRANÇAIS, Ibis

Rouge, 2007.

BLACK IS BLACK, roman, Alphée, 2008.

LES TÉNÈBRES EXTÉRIEURES, roman, Écriture, 2008.

L’ÉMERVEILLABLE CHUTE DE LOUIS AUGUSTIN ET

AUTRES NOUVELLES, nouvelles, Écriture, 2010.

CITOYENS AU-DESSUS DE TOUT SOUPÇON…, roman,

Caraïbéditions, 2010.

Traductions

UN VOLEUR DANS LE VILLAGE de James Berry, récit traduit de

l’anglais, Gallimard Jeunes, coll. «ÞPage BlancheÞ», 1993. Prix de

l’International Books for Young People 1993.

AVENTURES SUR LA PLANÈTE KNOS d’Evans Jones, récit tra-

duit de l’anglais, Éditions Dapper, 1997.

Travaux universitaires

DICTIONNAIRE DES TITIM ET SIRANDANES. Devinettes

et jeux de mots du monde créole, ethnolinguistique, Ibis Rouge,

1998.

KRÉYÔL PALÉ, KRÉYÔL MATJÉ…. Analyse des significations

attachées aux aspects littéraires, linguistiques et socio-historiques de

l’écrit créolophone de 1750 à 1995 aux Petites Antilles, en Guyane et

en Haïti, thèse de doctorat ès-lettres, Éditions du Septentrion, 1998.

Extrait de la publication

Page 22: Extrait de la publication… · Les billets avaient déserté son bakoua, aussi vide maintenant qu’une demi-calebasse de manger après le passage d’un agoulou-vorace. 14 Le nègre

Le gouverneur des dés Raphaël Confiant

Cette édition électronique du livre Le gouverneur des dés de Raphaël Confiant

a été réalisée le 03 juillet 2013 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070452040 - Numéro d’édition : 250144).

Code Sodis : N54878 - ISBN : 9782072485794 Numéro d’édition : 250146.

Extrait de la publication