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LA PROPRIÉTÉ ET SES MULTIPLES

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Sous la direction deMARIE-PIERRE BOUCHER

LA PROPRIÉTÉ ET SES MULTIPLES

Collection « Société »

ÉDITIONS NOTA BENE

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ISSN : 1195-8847

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SOMMAIRE

Présentation. Histoire et actualité du droit de propriété . . . . . . . . . . . . . . . . . 7Marie-Pierre Boucher

De la propriété . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27†Michel Freitag

Proprietas et Dominium au cœur de la réorganisation des relationsd’appropriation féodales :le débat entre Guillaume d’Ockham et Jean XXII . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51Frédérick Guillaume Dufour

La propriété comme rapport social fondateur de la sphère économique . . . . 77Manfred Bischoff

Compte-rendu : L’origine du capitalisme. Une étude approfondie (2009)d’Ellen Meiksins Wood . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107Caroline Joly

Trust, fonds et corporation. La scission de la propriétédans le cadre la financiarisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115Maxime Lefrançois

Le travailleur n’est pas une marchandise, le travailleur est un capital . . . . . . 153Marie-Pierre Boucher

Les droits de propriété intellectuelle sont-ils un écueilde la modernité industrielle ?Le cas des brevets dans l’industrie pharmaceutique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201Marc-André Gagnon

La propriété et le droit international : la politique de l’interprétation etl’interprétation de la politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251Rémi Bachand

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PRÉSENTATION.

HISTOIRE ET ACTUALITÉ DU DROIT DE PROPRIÉTÉ1

Marie-Pierre Boucher

Le droit de propriété se trouve constamment au cœur des mutations historiques ducapitalisme. Accompagnant l’avènement de la modernité politique, il stimule etstructure la révolution capitaliste, car il porte en lui une logique de libération :l’indifférenciation normative. Il forme ensuite la pierre angulaire de l’avènementdu capitalisme avancé, lorsque son expansion devient l’affaire des personnesmorales et de leur efficacité organisationnelle plutôt que des individus et de leurliberté. Aujourd’hui, il est lié aux nouvelles modalités d’accès caractérisant lecapitalisme financier et il est partie prenante, par le biais des droits de propriétéintellectuelle et des brevets, d’une mutation qui affecte notre conception du vivantet de la vie. Plus radicalement, il accomplit son processus d’abstraction dans lafoulée de la spéculation autoréférentielle de la valeur. Nous permet-il donc depenser réellement, comme au temps de Marx et des « origines du capitalisme »,les bouleversements majeurs touchant les rapports de disposition et d’appropria-tion, les dynamiques de valorisation et d’accumulation, et la domination qu’ilsentraînent ? Mais surtout, ces rapports continuent-ils d’être aussi structurantssociétalement qu’ils l’étaient alors ? Mikhaïl Xifaras, à qui l’on doit une étudedétaillée des premiers commentaires sur les droits de propriété reconnus par leCode Napoléon, écrit que « la doctrine juridique contemporaine s’accorde en gé-néral à reconnaître que le droit des biens est en crise, et qu’aucune définition dela propriété ne parvient à décrire correctement l’ensemble du droit actuel2 » ; et ilajoute que « nous ne savons plus avec exactitude ce que désigne le terme “pro-priété”3 ». Michel Freitag affirme quant à lui que si le droit de propriété reste ins-titutionnellement la condition d’appropriation des choses et des signes, il ne

1. Je remercie chaleureusement les personnes qui ont soutenu ce projet d’un ouvragesur l’histoire et l’actualité du droit de propriété et en particulier Michel Freitag, GillesGagné et Éric Pineault, de même que Manfred Bischoff, François L’Italien, AmélieDescheneau-Guay, Maxime Ouellet, Benoît Coutu, Éric Duhaime, Monique Fournier etHugo Hardy qui fut plus qu’un réviseur. Enfin, je remercie aussi les auteurs pour leurinfinie patience.

2. Mikhaïl XIFARAS, La propriété. Étude de philosophie du droit, Paris, Pressesuniversitaires de France, 2004, p. 8.

3. Ibid., p. 9.

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façonne pourtant plus l’expansion du capitalisme et du système qui l’accom-pagne : « Virtuellement, la propriété a déjà disparu en tant qu’institution de basedu capitalisme, puisqu’elle n’est plus au fondement du nouveau capitalismevirtuel. La nouvelle base de celui-ci, c’est l’accès à l’opérativité informatique quireprésente la nouvelle “matière première” de toute activité spéculative4. » Il jugepar ailleurs que ce capitalisme financier spéculatif abolit le droit de propriété,dans la mesure où, d’une part, les anticipations généralisées de surcroît de valeuret les véhicules qui leur servent de support n’ont plus de sujet et parce que,d’autre part, ce capitalisme participe d’une dynamique systémique, à contrario dela propriété, qui relève d’une logique politique.

Il n’empêche que s’interroger sur la propriété c’est, surtout pour ceux qui lefont ici, considérer que le capitalisme – et sa dynamique proprementsystémique – continue de structurer de manière fondamentale notre rapport à soi,à autrui et au monde. C’est donc à la compréhension de ce système et de la sociétéqui l’alimente que participe cet ouvrage. Reprendre le fil de l’histoire et del’actualité du droit de propriété consiste aussi à questionner les manifestations dela liberté. Conséquemment, par le biais de l’analyse des droits de propriété, il estpossible de se ressaisir du politique et de critiquer les impasses dans lesquelles ils’embourbe, alors que seule une véritable réaffirmation de ses capacités et de sesconditions de possibilité permettrait à nos contemporains de ne pas perdre cetteliberté.

Le droit de propriété est un héritage romain qui sanctionne une dispositionprivée des biens, échappant aux modes traditionnels de possession et de disposi-tion. C’est un droit qui concernait les étrangers, lesquels, en raison de leur statut –ni Romains, ni assujettis –, ne pouvaient pas légitimement disposer de leurs biens.Leur rapport aux choses tombait dans un vide normatif. Comme l’écrit alorsMichel Freitag, le droit de propriété autorisait « les rapports patrimoniaux entreles étrangers sujets de Rome, en tant qu’ils [échappaient], d’un côté, aux cadresnormatifs propres à la société romaine traditionnelle (ius quiritium), tout en étant,de l’autre, émancipés par la puissance romaine des formes d’assujettissement etde contrôle propres aux diverses communautés “nationales”5 ». Bref, en autori-sant un mode inédit de relations aux choses, ce droit d’exception reconnaissaitl’existence de personnes libérées de leur appartenance à des communautésparticulières, sanctionnait la possibilité d’un double statut normatif et, du mêmecoup, l’arbitraire par rapport à l’un – c’est-à-dire la possibilité que la disposition

4. Notes de Michel Freitag à Marie-Pierre Boucher.5. Michel FREITAG, « La métamorphose. Genèse et développement d’une société

postmoderne en Amérique », Société, nos 12-13, hiver 1994, p. 22.

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coutumière dont relevaient ces étrangers puisse ne pas s’appliquer – et la capacitéde surplomb de l’autre – c’est-à-dire la capacité du droit romain de s’exercernonobstant les limites rencontrées au départ en les surmontant. En ce sens, lanaissance du droit de propriété s’est accompagnée de trois caractéristiques qui ledéfinissent fondamentalement : l’indifférence normative quant au rapport auxbiens appropriés, la liberté négative des propriétaires et la sanction politique ;trois caractéristiques qui structurent aussi l’activité chrématistique (pardistinction avec l’activité économique). Le chapitre de Michel Freitag, qui porteprécisément sur ce moment, développe plus finement ce qui est en jeu.

La reconnaissance juridique de la propriété sera ensuite mobilisée dansl’Europe médiévale à partir du XIe siècle. Le chapitre de Frédérick GuillaumeDufour présente justement un débat opposant, au XIVe siècle, le pape Jean XXIIet le franciscain Guillaume d’Ockham à propos de la disposition légitime desbiens. Selon l’auteur, ce débat révèle surtout les enjeux portant sur l’origine de lalégitimation, une question qui concerne aussi bien le pouvoir que les rapportssociaux qui se nouent autour des « relations sociales d’appropriation ». Par ail-leurs, ce débat rappelle aussi comment ont été reprises et reformulées les catégo-ries du droit romain, et notamment les notions de proprietas – qui correspond augouvernement du chef sur ses sujets – et de dominium – un droit privé qui sanc-tionne le pouvoir individuel sur les biens et la capacité de diriger les choses –,deux notions qui recoupent les distinctions entre ce dominium et l’imperium,c’est-à-dire le droit public, et qu’il faut aussi mettre en parallèle avec les droitsd’usus et de possessio. En débattant donc de la question de la souveraineté et deson origine, les protagonistes feront émerger les enjeux de la sécularisation dupouvoir, de l’individualisation, mais aussi l’utilité de la disposition des choses etleur limite, ou leur signification. Un débat qui aura des conséquences sur les pou-voirs féodaux et leur distribution, mais qui prendra tout son sens lorsque lesenjeux qu’il véhiculait s’épanouiront avec la modernité, parce que ces enjeux tou-chent justement la sanction politique du droit d’agir indépendamment des normestraditionnelles substantielles.

Cela est entendu, le droit de propriété met en rapport des individus dans leurrelation à la possession. Mais c’est un droit qu’il faut justement distinguer de lapossession, comme le rappelle Manfred Bischoff6 dans son chapitre – de mêmeque Michel Freitag –, et c’est en ce sens que la propriété accompagne la moder-nité politique et juridique. Le droit de propriété légitime une disposition exclusivedes choses, une façon de les approprier, de distinguer le mien du tien – une

6. Qui rend ici hommage à la sociologie de Michel Freitag et qui rappelle par le faitmême à quel point le droit de propriété est présent dans son œuvre.

Présentation. Histoire et actualité du droit de propriété 9

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distinction un peu particulière pour les droits de propriété intellectuelle7 –, maisil signifie beaucoup plus que cela. Parce qu’elles relèvent de rapports intersub-jectifs et de leurs médiations sociales-historiques, les relations d’appropriation oude disposition renvoient au mode de structuration de la société et, comme lerappelle Dufour, au pouvoir qui le sanctionne. Le droit de propriété institue, sousle regard d’un tiers légitime, un rapport social aux biens et aux personnes « entreétrangers » (ou entre personnes formellement libres) et ce sont les conditions etles possibilités de ce rapport, de même que ses expressions, qui intéressent l’his-toire du droit de propriété. Cette histoire – qui sera nécessairement dialectique etcritique – permettra de saisir les changements de significations du droit ou despouvoirs qui l’instituent et, alors, les mutations de la société. C’est donc cette dé-marche que je reprendrai brièvement ici, tout en présentant les textes des auteursqui ont accepté de l’accompagner.

Le droit de propriété ne se distingue pas simplement de la possession, maiss’y oppose, parce qu’il libère les individus des rapports communs qui sanction-nent, selon l’ordre traditionnel, l’usage des choses. En ce sens, la propriété est àl’universel8 ce que la possession est au particulier. En se définissant comme ususet abusus, le droit de propriété est institué comme un mode de disposition pouvantaussi aller à l’encontre des usages fixés par la coutume. En fonction des rapportscommuns aux choses définis par des usages culturellement sanctionnés, l’appar-tenance à la terre, par exemple, implique des manières usuelles de la cultiver encommun, dans le respect des cycles naturels, etc. ; et la distribution des fruits decette culture est déterminée par la place que chacun occupe dans cette commu-nauté (les statuts). C’est ainsi que ces rapports permettent la reproduction de cetordre social immuable. L’avènement de la propriété privée fait éclater cette syn-thèse, car elle dégage l’usage des choses de la culture commune, ce qui implique,comme le rappelle Bischoff, que le droit de propriété accompagne l’essor del’individualisme, c’est-à-dire l’affirmation de la liberté des sujets. C’est en cesens d’ailleurs que la liberté, qui est une condition et une manifestation de lapropriété, participe d’une révolution du mode de structuration et de reproductionde la société, passant de culturel-symbolique à politico-institutionnel9. Ainsi, la

7. X est l’auteur d’une œuvre qu’il vend à Y. X ne vend cependant pas à Y le droitd’user publiquement de l’œuvre, droit qu’il cède moyennant un nouveau paiement à Z.Sans être propriétaire de l’œuvre originale, Z dispose donc du droit de reproduction infiniede l’œuvre, ce qui peut impliquer de verser des droits d’auteur à X pour une œuvre dont iln’est pourtant plus le propriétaire.

8. Michel FREITAG, Dialectique et société, tome 1, Montréal, Éditions Saint-Martin,1986, p. 199.

9. Se reporter à ce sujet au tome 2 de Dialectique et société de Michel Freitag. Le livreest disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/contemporains/freitag_michel/dialectique_et_societe_2/dialectique_2.html

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plupart des philosophes de la modernité (Locke, Kant, jusqu’à Hegel)reconnaissent dans le droit de propriété un signe de la faculté de responsabilitédes individus, une manifestation de leur indépendance et une expression de leurvolonté, bref la marque de leur autonomie. Dans cet extrait, Daniel Dagenais enrésume l’esprit :

L’institution moderne de la propriété, comprise comme socle juridiquede la liberté de l’individu, comporte un versant public et un versantprivé. Le versant privé, c’est la jouissance de son bien par l’individu.Cela signifie, bien sûr, la consommation de celui-ci, mais surtout lajouissance des relations intérieures à la propriété qui se ramènentpratiquement à la vie de famille. Le versant public, c’est le moment oùle propriétaire s’apparaît à lui-même comme individu libre ayant enface de lui d’autres individus pareillement libres avec lesquels il entreen rapport sur cette base afin d’édifier un monde commun10.

Comme le rappelle HannahArendt à propos de la cité antique, cette propriétépermet d’asseoir sa place dans la société : « être propriétaire signifiait, ni plus nimoins, avoir sa place en un certain lieu du monde et donc appartenir à la citépolitique, c’est-à-dire, être le chef d’une des familles qui, ensemble, constituaientle domaine public11 ». En protégeant le privé, la propriété permet de marquer lesfrontières – celles des nécessités et de la subordination – qu’il convient de fran-chir pour prendre part aux affaires publiques. Avec l’avènement de l’économiemoderne, cette conception de la propriété entraîne une exacerbation de cette di-mension privative dans la sphère de la société civile. J’y reviendrai. Entre-tempset conformément à l’héritage antique, la propriété signale donc l’indépendancedes sujets à l’égard des nécessités et leur non-soumission à autrui12. Cetteindépendance manifeste leur capacité à agir politiquement dans la société.

Positivement, la menace de désordre qui accompagne le droit a-coutumier depropriété a immédiatement impliqué que le droit soit sanctionné par une autoritépolitique qui pourrait en réhabiliter le sens pour l’ordre social, qui devait en pro-téger la détention et qui pourrait éventuellement en limiter la puissance. C’estd’ailleurs ce que rappellent Frison-Roche et Terré-Fornacciari :

L’article 544 du Code civil [français (le Code Napoléon)] disposedepuis 1804 : « la propriété est le droit de jouir et disposer des choses

10. Daniel DAGENAIS, La fin de la famille moderne. Signification des transformationscontemporaines de la famille, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2000, p. 183

11. Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Calmann-Lévy,« Agora Pocket », 1996, p. 102

12. En ce sens, l’assurance d’une propriété de consommation – réalisée sur le dos desesclaves, des femmes et des marchands – sert de condition à la liberté.

Présentation. Histoire et actualité du droit de propriété 11

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de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usageprohibé par les lois ou par les règlements ».13

Dans la mesure où le droit de propriété suppose l’universalisation des prin-cipes qui le légitiment, les principes d’autonomie, de liberté et de responsabilitéont pu être reconnus à tous sans qu’ils doivent nécessairement s’accompagner dela détention positive de la propriété, et servir de fondement légitime au déploie-ment des pratiques civiles et politiques. L’égale capacité de vouloir est uneexpression forte de la liberté moderne qui permet de légitimer l’égale liberté descitoyens. C’est en vertu de leur liberté que les individus peuvent jouir de leurpropriété comme ils l’entendent, qu’ils peuvent nouer des contrats, qu’ils peuventconsommer telle chose plutôt que telle autre ou qu’ils peuvent exercer telleprofession plutôt que telle autre. Et c’est aussi en raison de cette liberté qu’ilspeuvent débattre et décider des critères qui fondent la légitimité de leurs pratiqueset assurent leur reproduction.

Pourtant, dans l’ordre des faits sociohistoriques contingents, la propriétécontinuait de témoigner du sens des responsabilités des porteurs du droit ; ellerendait compte de leur capacité à préserver leurs intérêts et à s’engager dansl’avenir. À contrario, ceux qui n’étaient pas propriétaires étaient d’emblée soup-çonnés de manquer de ces qualités. C’est d’ailleurs ce qui explique que les non-propriétaires, les femmes et les assistés étaient considérés comme des citoyenspassifs et ne disposaient pas du droit de vote. En somme et malgré les prétentionsformellement universalistes de la structuration politico-institutionnelle de lasociété moderne, la propriété mettait en évidence les contradictions entre, d’unepart, les principes de légitimation de l’État de droit et, plus largement, de lasociété, et, d’autre part, la réalité sociale dans laquelle ils s’exerçaient, celle del’économie de marché émergente. Ainsi, la propriété, et notamment dans son rap-port antagonique au travail, est justement au cœur des contradictions de la moder-nité. Pour en exposer les conséquences, je recourrai à Hegel plutôt qu’à Locke14,ce qui me permettra d’insister sur les problèmes qu’allaient entraîner la liberténégative et l’excès de privé du droit de propriété. Mais j’aimerais auparavantrevenir brièvement sur ces contradictions en insistant sur leurs conséquences entermes d’aliénation.

13. Anne-Marie FRISON-ROCHE et Dominique TERRÉ-FORNACCIARI, « Quelquesremarques sur le droit de propriété », Archives de philosophie du droit, tome 35, Paris,Sirey, 1990, p. 233

14. On sait l’importance des Traités du gouvernement civil de Locke pour lalégitimation du droit de propriété. Manfred Bischoff aborde cet aspect dans son chapitre,de même que, de manière indirecte, Caroline Joly dans sa présentation du livre de EllenMEIKSINS WOOD, L’origine du capitalisme, récemment traduit en français par Jean-FrançoisFilion, Montréal, Lux, 2009.

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Tandis que la liberté fonde la structuration moderne de la société et qu’elleest au cœur de l’appartenance politique et de la participation à la société civile,les prolétaires n’en disposent pas également parce qu’ils sont sous la dépendancede leurs besoins, ne détenant pas les moyens de production. Pour l’un – le proprié-taire –, l’appropriation et la disposition des choses extérieures lui confèrent del’indépendance. Pour l’autre, l’absence de ces mêmes choses l’enferme dans ladépendance, entraînant une forme de déni de liberté et une fragilité de l’exis-tence ; une condition qui échoit à la majorité15. De plus, les propriétaires s’arro-gent les moyens collectifs de production, ce qui implique, d’une part, la capacitéde décider de l’avenir des sociétés et, d’autre part, l’aliénation.

Dépossédé de toute propriété, sauf de celle de son corps ou celle de sontemps, le prolétaire n’a pas d’autre liberté que celle de se vendre. Et c’est évidem-ment une contrainte structurelle dans la mesure où la seule propriété dont ildispose ne peut lui permettre de se reproduire dans le temps que par la médiationdu capital ; la force de travail ne se réalise qu’en devenant effectivement mise enmouvement dans le procès de production – c’est d’ailleurs de ce problème quepart le texte que je signe. C’est de cette contrainte structurelle que découle l’alié-nation, une aliénation qui a au moins trois dimensions. Elle suppose, premiè-rement, une négation de l’autonomie productive des travailleurs. Ceux-ci nedécident pas de ce qui est produit, de l’utilité de cette production ou des moyenspour la réaliser. Conséquemment, le travail implique, en deuxième lieu, que leproduit du travail soit une chose qui s’objective et qui s’impose aux travailleursbien qu’ils l’aient produite. De même, le procès de valorisation s’impose auxtravaux et à la société comme une contrainte historique objective. Conséquem-ment, et troisièmement, le travail aliéné rend l’être étranger à sa capacité de sevouloir et de vouloir un monde à son image.

Dans les Principes de la philosophie du droit (1821), Hegel enracine laliberté dans un procès de formation dialectique : par le biais du déploiement de

15. En somme, l’instauration de la société moderne repose historiquement sur ces deuxmanifestations de l’inégal rapport à la liberté. La première manifestation – le déni deliberté – signale la contradiction politique de la modernité, qui s’exprime par l’exclusiondu droit de vote sous le prétexte que les sans-propriété n’ont pas fait valoir leur sens desresponsabilités. La seconde manifestation – la fragilité de l’existence – renvoie quant à elleà la contradiction sociale d’une société articulée au déni du droit à la vie. Il existe unetroisième contradiction, qu’on peut qualifier de civile ; elle relève des conditions de laparticipation à la société civile. Sanctionnées par l’État, les activités qui s’y déploient nevalent que parce que les individus y consentent librement. Ainsi en est-il de l’échange, caril découle de la juridiction des contrats. Or, le contrat de travail, en particulier, n’est pastant le fruit du consentement du prolétaire qu’il ne répond à la contrainte de satisfactiondes besoins.Aussi, le prolétaire accomplit ce contrat en aliénant au propriétaire des moyensde production ou à ses délégués la capacité de diriger son travail.

Présentation. Histoire et actualité du droit de propriété 13

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son activité, l’individu fait l’expérience des moments par lesquels chemine laliberté pour être pleinement consciente d’elle-même et, ce faisant, elle (il) créedes objets sociaux qui sont autant de manifestations de ce cheminement. Cesobjets agissent comme des médiations qui accueillent l’expérience de la liberté etils se déploient au sein d’une tripartition des espaces/moments où se réalise leprocès de ce devenir libre de la volonté : la famille, la société civile et l’État.Ainsi, contrairement à l’approche lockéenne, où la volonté préexiste à sa manifes-tation dans le cours de l’appropriation de l’objet, celle de Hegel, dialectique,suppose que la volonté se connaisse en faisant l’expérience de la liberté. Lapropriété est un moment important de ce procès et son examen permet d’identifierles pratiques qui se déploient dans la société civile. Hegel présente cette dernièrecomme un système de satisfaction des besoins et comme le domaine des pratiqueséconomiques – ce que rappelle Bischoff dans son chapitre. Ces pratiquessupposent la propriété juridiquement sanctionnée par un État de droit, c’est-à-direla disposition exclusive des choses, et la liberté comprise comme « propriété » desoi-même et comme condition de la propriété16. Pour s’attarder au procès deformation de la volonté par le biais de la propriété, il faut rappeler que, selonHegel, le « droit » d’appropriation – immédiat – découle du fait que la personnepeut et doit placer sa volonté dans la chose qu’elle veut et qu’alors la chosedevient la destination de sa volonté. « C’est le droit d’appropriation de l’hommesur toutes choses17 ». Et, pour la première fois, le moi acquiert un caractère objec-tif. En d’autres mots, avec la possession, la volonté subjective s’objective par lefait qu’elle se fond entièrement dans la chose qu’elle s’approprie. Dans la mesureoù la visée de la dialectique hégélienne est la réalisation de la liberté, pour que lemoi, qui vient de s’apparaître, poursuive le procès de son devenir-Sujet, il doitexister non pas seulement par la chose qu’il s’approprie, mais pour autrui. C’esten ce sens qu’il doit faire reconnaître juridiquement l’objet dont il a pris posses-sion, et ce faisant, il accède lui aussi à l’existence juridique18. C’est donc avec lareconnaissance du droit de propriété que l’existence de la personne est reconnueen tant que personne morale19 et qu’elle pourra librement s’engager auprès d’au-

16. On pourra se référer à l’article de Mikhaïl XIFARAS, « L’individualisme possessif,spéculatif (et néanmoins romain) de Hegel. Quelques remarques sur la théorie hégéliennede la propriété », dans Jean-François KERVÉGAN et Gilles MARMASSE (dir.), Hegel penseurdu droit, Paris, Éditions CNRS, 2004, p. 63-79.

17. Georg Wilhem Friedrich HEGEL, Principes de la philosophie du droit (1821), trad.André Kaan, Paris, Gallimard, « Tel », 1989, p. 84 ; je souligne.

18. Cela donne une idée du problème qu’il y a à faire de la « force de production » unepropriété du sujet, d’autant plus que ce sera pour abandonner sa disposition à celui qui laloue.

19. Attention, ce n’est pas la propriété qui fait juridiquement le sujet. La libertéindividuelle et la capacité juridique sont logiquement antérieures à la reconnaissance dedroits particuliers.

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trui (contrat). Cette reconnaissance peut donc servir de fondement universel àl’association (l’État) des propriétaires (les bourgeois).

Par ailleurs, ce qui, aux yeux de Hegel, particularise la société économiquecomme sphère dynamique permettant l’apprentissage historique – et plussubstantiel – de la liberté, ce sont les rapports mutuels qui s’y nouent. Et si ladépendance, ou la coopération, caractérise ces derniers, c’est bien parce que lesindividus y sont différents, notamment du point de vue de leurs talents, de leursintérêts et de leurs propriétés. La distinction entre le travail et la propriété est ainsiune caractéristique fondamentale de la société civile. Le travailleur est celui quine jouit pas de la capacité de satisfaire ses besoins dans son milieu « naturel »,c’est-à-dire dans sa famille, et qui doit donc participer aux rapports sociaux quise nouent au sein de la société civile pour se maintenir en vie. Ce faisant, parcontre, il fait aussi l’apprentissage de la liberté particularisée, par le biais de sonintégration à une corporation. Chez Hegel, cette entreprise dite corporative (cettecompagnie) ne désigne ni la corporation médiévale des artisans, ni ne réfère austatut juridique de la grande entreprise capitaliste née à la fin du XIXe siècle, maiselle peut représenter une synthèse critique de ces deux réalités historiques. C’estjustement cette synthèse qu’il est intéressant de considérer. Comprises commerelais de la famille, les corporations devaient prendre en charge les besoins desindividus menacés dans leur existence et les former à la civilité, de même qu’à lacitoyenneté. De plus et du point de vue de la structuration d’ensemble de lasociété et de l’accomplissement de son destin substantiel-formel, Hegel préconiseune organisation corporatiste des entreprises en se référant au statut public descorporations médiévales et pour éviter d’enchaîner la société aux intérêts stricte-ment privés. Conséquemment, ces corporations devaient être représentées au seinde l’État – plutôt que simplement les individus – afin que leurs intérêts parti-culiers se traduisent dans un intérêt général.

Or, contrairement à cette approche républicaine, corporatiste, dialectique etsubstantielle de la société civile, l’approche libérale qui s’est historiquementimposée suppose une acception restreinte de la liberté comme capacité àcontracter, ce qui éclaire la dynamique contradictoire du développement de lamodernité, c’est-à-dire les apories d’une société fondée sur la liberté formelle (ounégative). Ainsi, la situation des prolétaires-sans-propriété est restée aliénée et dumême coup, celle de la société. Car les solutions réformistes ou organisationnelles(c’est-à-dire privées20) apportées aux contradictions de la modernité n’ont pas

20. Je fais ici référence aux deux voies de transition à la postmodernité dont parleabondamment Michel FREITAG dans les textes où il analyse le capitalisme et la politique quil’encadre, par exemple dans « L’identité, l’altérité et le politique. Essai exploratoire de

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permis de favoriser le dépassement des intérêts privés par l’intérêt général. Aucontraire, les intérêts privés – surtout ceux, comme on va le voir, des grandescompagnies – se sont imposés à l’ensemble de la société, tout en abolissant lesfrontières qui séparaient chacun des domaines de la pratique et en soumettant lasociété, dans son ensemble, à une dynamique non plus politique, mais tendan-ciellement systémique, un systémisme qui découle précisément de l’a-socialité,de l’a-normativité et de l’a-politisme du privé économique21.

Pourtant, la première phase de développement du capitalisme, celle del’industrialisation, demeure typique du dominium, c’est-à-dire de cette dimensionindividuelle du droit de propriété qui tire sa légitimité de la capacité de la per-sonne à s’engager dans une activité industrieuse et à la réaliser. En étant rattachéau sujet universaliste, à la figure du petit producteur indépendant ou à celle del’entrepreneur industriel maître de ses initiatives économiques, en s’incarnantdans un individu responsable, une personne réelle sujet de droit, le droit de pro-priété s’accomplissait comme un dominium légitime. Il l’était d’autant plusqu’existait une limite « charnelle » au droit d’exploiter et à l’accumulation –même si, dans les faits, le patrimoine se léguait de génération en génération,conformément à la conception moderne de la famille.

Sans pour autant quitter idéologiquement cette référence, la propriété va sefondre au capital. « Le capitalisme industriel a bouleversé la significationpolitique de la propriété et le principe de la liberté qui en découlait22 ». Cela veutdire que l’expression politique de la liberté n’est plus tant signifiée par lapropriété et par l’indépendance qu’elle confère qu’elle n’est accaparée par ce quidétient le capital. Et alors, la liberté politique s’éloigne d’autant plus de salégitimation dans la raison que l’arbitraire23 du porteur des droits de valorisationest reconnu à une entité juridique incorporée (plutôt qu’à un individu). C’est ceque figure la reconnaissance, par la Cour suprême des États-Unis, de la

reconstruction conceptuelle-historique », Société, no 9, hiver 1992, p. 1-55 ; http://www.er.uqam.ca/nobel/societe07/archives/revuesociete09.pdf ; repris dans L’oubli de lasociété, Presses universitaires de Rennes, 2002.

21. Pour une définition de l’économique, voir Manfred BISCHOFF dans le Marxphilosophe, sous la direction de Olivier Clain, paru chez Nota bene, Québec, 2009.

22. Michel FREITAG, « La globalisation contre les sociétés » dans Michel FREITAG etÉric PINEAULT (dir.), Le monde enchaîné : Perspectives sur l’AMI et le capitalismeglobalisé, Québec, Nota bene, 1999, p. 261.

23. J’utilise cette notion à défaut d’un terme qui puisse faire comprendre de manièresynthétique la différence entre la liberté politique et substantielle et la liberté formelle,égoïste et économique du plus fort.

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personnalité morale aux entités corporatives à la fin du XIXe siècle24. Ce faisant,la propriété devient un fait juridique opérationnel. Et alors que les droits depropriété peuvent être détenus par des entités économiques, celles-ci, en vertu dela capacité à valoriser le capital, vont imposer leur logique organisationnelleémancipée de toute dimension normative.

Le fait d’accorder la personnalité juridique à des corporations de droitprivé était non seulement contraire à l’idée éthique et existentielle quetoute accumulation privée de richesse et de puissance trouve sa limitenaturelle dans la mort de l’individu, mais encore à toute la conception« transcendantale » de la personne humaine et de sa liberté qui avaitanimé le procès de formation du droit civil et du droit commercialmodernes, fondés essentiellement sur l’expression contractuelle de lavolonté individuelle. Cette reconnaissance allait bouleverser lesfondements philosophiques, éthiques et juridiques de la dynamiquelégislative et juridictionnelle de la modernité, et ouvrir tout grand lechemin de la postmodernité25.

Ainsi, en s’érigeant « au-dessus de la tête des individus », la personne moraleallait imposer son mode d’être à l’ensemble de la société et notamment boule-verser la signification des institutions politiques.

Le chapitre de Rémi Bachand en fournit notamment un indice. À partir de laquestion de l’indétermination du droit, ce chapitre montre la tension fondamen-tale qui existe entre les puissances organisationnelles (puis leur autoréférentialitésystémique) et leur limitation politique.

Bachand s’est en effet attardé sur les éléments d’arbitraire d’une des dimen-sions du pouvoir – l’une des plus fondamentales –, celle du droit proprement dit.Par arbitraire, j’entends ici ce que Bachand appelle l’interprétation et ce quis’appelle aussi l’errance du droit26. En se réclamant d’une branche critique du

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24. Notamment dans l’affaire Santa Clara County v. Southern Pacific Railway (1886),qui permet à la Cour de reconnaître à la compagnie les mêmes droits civils qu’auxpersonnes physiques en vertu du XIVe amendement.

25. Michel FREITAG, « L’économie et les mutations de la société », L’oubli de la société,Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 227.

26. À ce propos, on pouvait lire dans L’actualité du mois d’août 2009 que la peine pourfraude financière imposée au PDG de Norbour (une entreprise administrant des fonds deplacement) a été réduite parce que le juge de première instance aurait commis une erreurd’interprétation en permettant le cumul des peines. Sur la demande de l’avocat de l’accusé,la Cour d’appel devait revoir le jugement parce que le droit aurait erré. Chaque juge étant« libre » d’utiliser ce droit qui erre comme il l’entend, on en oublie qu’il faut être assezaudacieux pour évoquer des points de droit lorsque le bon goût politique aurait dû obligerquiconque à ne pas en user.

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réalisme juridique27, l’auteur insiste sur l’indétermination du droit, c’est-à-direson incapacité à résoudre unilatéralement un problème « juridique », dans l’ordrejuridique international. Lui aussi reprend la distinction entre dominium etimperium qu’il actualise de telle sorte qu’elle lui permet d’interroger les limiteset les conséquences sociétales et politiques de la libre disposition de la propriétéet en particulier des moyens de production. Bachand expose sa problématique àl’aide, dans un premier temps, du droit des peuples à l’autodétermination garantipar la Charte des Nations Unies, le Pacte international relatif aux droits civils etpolitiques (PIDCP) et le Pacte des droits économiques, sociaux et culturels(PIDESC). L’argument du juriste est que la démocratie ne peut être vivante pourchacun des peuples que si elle s’accompagne d’un véritable pouvoir économique.Or, la jurisprudence analysée par l’auteur ne reconnaît pas cette conditionéconomique de la participation politique, une négation sanctionnée par lelibéralisme depuis au moins deux siècles, et qui aboutit aux positions critiquesadoptées par les auteurs de ce livre. Dans un deuxième temps, Bachand s’attardesur le droit de l’investissement, ardemment défendu par les traités de libre-échange, le GATT, l’OMC et le défunt projet de l’AMI28. Cet exemple lui permetde mettre en évidence non seulement la privatisation des mécanismes de décisionconcernant la production et la distribution des richesses, de même que le contextesociopolitique dans lequel elle se déploie, mais aussi les limites de la capacité destribunaux à renverser ce processus. L’auteur conclut que le droit international etson contexte idéologique et politique sont favorables à la protection de lapropriété privée, ce qui n’augure rien de bon quant à la capacité des peuples àdécider de l’avenir de leur société et de la vie.

Plus fondamentalement, l’enjeu de l’indétermination du droit nous ramène àl’arbitraire de la liberté négative et de ses puissances d’agir, comme l’illustre fortbien Michel Freitag dans son chapitre en insistant sur le fait que la genèse du droitde propriété accompagne juridiquement et historiquement la question fonda-mentale de l’abstraction normative des choses à l’occasion des litiges. Ces der-niers révèlent en effet que ces choses échappaient à un cadre normatif qui allaitde soi. En statuant, le droit réglait en principe cette indétermination, mais pasquant à son essence pour ce qui est du droit de propriété et de ses développementsà venir. Plus précisément, tant que le droit de propriété s’appuyait sur le même

27. Le réalisme juridique relève d’abord d’une perspective américaine et il est doncpropre au contexte états-unien de la juridicisation. Le réalisme juridique et ses théoriesconnexes (les théories critiques, la théorie féministe et la théorie socialiste du droit)s’intéressent aux réalités empiriques de l’élaboration et de l’application de la règle de droitcomme caractéristiques de la société ; par exemple, comment le droit servirait certainsintérêts, liés notamment à l’appartenance ethnoculturelle, au sexe ou à la classe sociale.

28. Voir Michel FREITAG et Éric PINEAULT (dir.), Le monde enchaîné, op. cit.

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socle transcendantal que la structuration politique de la société moderne, lacapacité d’interprétation du droit ne tombait jamais dans le vide. Il faut alors pré-sumer que l’indétermination du droit est devenue un problème social fondamentallorsqu’il a commencé à s’appliquer dans un cadre purement pragmatique29, cequ’inaugure la reconnaissance de la personne morale aux compagnies. C’est cemême cadre qui va favoriser, par exemple, le déploiement financier des trusts (ci-bas).

J’en reviens donc maintenant à la dynamique organisationnelle sanctionnéepar la reconnaissance de la personnalité morale aux compagnies, aux États-Unis,à la fin du XIXe siècle. À la suite de Tawney30 et de Berle et Means31, MaximeLefrançois rappelle quels sont les enjeux liés à la reconnaissance de la corporationcomme acteur civil et il analyse ses conséquences sur la signification du droit depropriété. Le mode d’être même de la corporation implique que le droit depropriété soit divisé entre, d’un côté, la jouissance patrimoniale (le droit à lajouissance tiré de la possession juridique effective) et, de l’autre, la propriétéproductive (le droit de contrôle qui découle de la disposition réelle de la puissanced’action que confère le droit). Ainsi, d’un côté, la jouissance du droit de propriétéabsorbé par la corporation est externalisée sous la forme de titres financiers,tandis que, de l’autre côté, l’organisation de la corporation est confiée à desemployés spécialisés dans la gestion des fonctions de direction et de valorisationdu capital. Comme le signale alors François L’Italien, la corporation marque « lepassage de l’institution de la propriété bourgeoise à l’organisation systématiqued’un flux de droits de propriété32 ». Sanctionnée en raison de son efficacitétechno-scientifique et économique, la capacité d’organisation s’émancipe desprincipes de l’institution de la propriété. Comme le rappellent aussi Frison-Rocheet Terré-Fornacciari, la scission du droit de propriété indique un déplacement dulieu du pouvoir exercé sous couvert de propriété quant au développement dusystème capitalisme ; la propriété « se détourne de la personne, ne participe plusde l’autonomie de cette dernière, et, dans un mouvement de mauvaise abstraction,tombe dans la contingence des faits socio-économiques »33, donc, des rapports depouvoir directs, alors que l’activité de production devient un processus

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29. Ce cadre dé-transcendantalisé ne pose pas le même problème que celui de savoir sil’indétermination du droit n’est pas concomitante de l’ordre international manquant d’unÉtat « universel ». Cet État serait pris avec le même défaut de légitimité principielle, enautant que les principes reconnus ne soient pas ceux du marché.

30. The Acquisitive Society, 1921.31. The Modern Corporation and Private Property, 1932.32. Il s’agit d’une phrase tirée de son projet de thèse doctorale. Je le remercie vivement

de m’avoir permis d’en prendre connaissance, en attendant de pouvoir le lire plusprofondément.

33. FRISON-ROCHE et TERRÉ-FORNACCIARI, op. cit., p. 242.

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impersonnel et objectif. La corporation se caractérise par son « autonomieopératoire », assurant le contrôle de sa reproduction sans plus passer par la figurede l’entrepreneur. Encore une fois, c’est Freitag qui en résume le mieux la portée :

Dans les mains des managers, la puissance et l’autorité directes que ledroit de propriété conférait au propriétaire-entrepreneur se convertis-sent, du même coup, en capacité de contrôle, de planification et de dé-cision fondée sur le savoir-faire technique et la maîtrise del’« information ». Mais, en même temps, le concept même d’« organi-sation » change de sens. Il ne désigne plus tellement une forme del’action subjective qu’une nouvelle réalité objective à caractèresynthétique34.

Par ailleurs, c’est l’organisation qui réalise la production, plutôt que le travailet le capital, et cette capacité productive passe aussi, comme le rappelle Marc-André Gagnon dans son chapitre, par l’accaparement des connaissances, destechniques et des technologies. Plus largement, la grande entreprise s’appropriel’espace du marché où se réalise le sens de son activité. Ces appropriations semanifestent comme réseaux d’approvisionnement et de ventes, comme marques,comme conventions collectives et comme intégration des fonctions financières,des crédits et des assurances de toute sorte. D’extérieur et légitimant, le marchédevient un espace opéré qu’il s’agit de maîtriser et surtout de façonner. Mais ilimplique aussi l’absorption des réserves de sens qui subsistaient à l’extérieur desa dynamique. À partir de la fabrication consumériste des besoins, cela aboutit,comme je le montre dans mon chapitre sur le capital humain, au calcul comptablede l’ensemble des décisions existentielles et leur rabattement sur des calculs dechoix différentiels d’investissements.

Conséquemment, enfin, ce n’est plus tant la liberté ou la justice qui allaientorienter le développement des sociétés capitalistes que l’efficacité et la capacitéd’organiser l’ensemble des biens désormais assimilés à des facteurs de produc-tion. Ainsi, tandis que la valeur « poursuivait » sa propre expansion indéfinie, ladynamique organisationnelle qui la contrôle allait s’imposer à l’ensemble des dé-cisions sociales, sur la base d’une dissolution de ses dimensions contradictoires.

C’est l’autonomisation35 de la dimension opérationnelle de la compagnie quicaractérise la phase actuelle du capitalisme, et on devrait alors plutôt évoquer unesystématicité approfondie qu’une autonomisation. Les chapitres de Gagnon, de

34. Michel FREITAG, « La globalisation contre les sociétés », dans Le monde enchaîné,op. cit., p. 255-256.

35. Mais cette autonomie, encore une fois, n’implique ni normes ni idéaux, elle estpurement fonctionnelle.

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Lefrançois, de Bachand et de moi-même traitent justement des enjeux de lapropriété, ou du « travail » et du « capital », au cours de cette phase, mais sansqu’ils ne permettent réellement de saisir ce qui s’y joue de cette systématisationdes droits de propriété et du capitalisme. C’est donc sur cet aspect que je concluraicette présentation.

C’est encore de l’univers anglo-saxon que nous vient la phase actuelle ducapitalisme, celle de la financiarisation. En reprenant le vocabulaire que j’aimobilisé dans mon chapitre, on peut signaler que le régime d’accumulationcontemporain résulte de l’activation des titres de propriété. La financiarisation ducapitalisme se caractérise, depuis les années 1980 surtout, par un « activisme » desfonds qui «marque la fin de l’indépendance des managers des corporations »36.Ces titres sont constitués en grande partie de l’épargne salariale, mais ils sontconcentrés dans les mains d’un petit nombre d’investisseurs institutionnels. Cesderniers font de la « valeur actionnariale » ou de la « conception boursière del’entreprise » la règle de rentabilité qui s’impose à la gestion interne des corpo-rations ainsi qu’aux détenteurs des titres37.

Le chapitre de Maxime Lefrançois permet justement de saisir le rôle de cesinvestisseurs qui, par le biais des trusts – comme organisations-types de lapropriété des actifs financiers délégués –, contrôlent les fonds. En repartant destravaux de Berle et Means, l’auteur analyse un nouveau dédoublement quisurmonte celui qui avait déjà été analysé relativement au contrôle managérial et àla possession actionnariale : « c’est avant tout un dédoublement juridique du droitde propriété qui permet aux gestionnaires de fonds de jouir, [avec le trust], del’autonomie nécessaire pour déployer, à partir de l’épargne de masse, la puissancefinancière sur la gestion corporative ». Le trust correspond à un mode de gestiondes droits de propriété d’une personne (trustor) pour le bien d’un bénéficiairegénéralement considéré inapte et qui permet à son administrateur (trustee) d’avoirles coudées franches pour le faire fructifier. Ce dernier a gagné en « liberté »opérationnelle, parce que la libéralisation des fonds a permis de multiplier leurnombre et de fractionner leurs responsabilités, comme le rappelle aussi l’auteur38.C’est donc par le biais d’une brève histoire du trust, aux États-Unis, que le jeunesociologue explique la popularité de ce mode de détention et son rôle dans lafinanciarisation du capitalisme. Par ailleurs, en insistant sur l’irresponsabilitéstatutaire des bénéficiaires du trust, Lefrançois court-circuite clairement les vel-léités de démocratisation qui pourraient être attendues du « capitalisme

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36. Extrait du chapitre de Maxime Lefrançois.37. Et c’est ainsi que les salariés vivent à leur manière une situation schizophrénique

entre leurs intérêts de salariés et leurs intérêts de détenteurs de promesses de revenus.38. Voir aussi Frédéric LORDON, Jusqu’à quand ?, Paris, Raisons d’agir, 2008.

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patrimonial ». Ce ne sont pas les collectifs de salariés ou de pensionnés quidevraient se battre pour regagner un pouvoir d’orientation sur les fonds – surtoutque leur intérêt à cet égard serait celui de leur croissance –, mais bien le pouvoirpolitique, par exemple en abolissant cette forme juridique cautionnant toutes lesirresponsabilités. De ce point de vue, au Canada par exemple, on a plutôt droit àune valse qui oscille entre laxisme et resserrement, mais qui favorise en fin decompte la fiscalité perverse du trust qui n’intervient, à taux réduit, que sur lamarge qui n’est pas versée aux bénéficiaires. En somme, en montrant comment lemode de détention des actifs financiers implique une irresponsabilité légale,Lefrançois signale à quel mécanisme formel on a affaire. Mais, il ne dit rien del’autoréférentialité qui se déploie à partir de là. Et c’est ce sur quoi je voudraisinsister.

Ce qui est en jeu dans la financiarisation du capitalisme, ou dans le régimed’accumulation à dominante financière, ce sont encore des droits de propriété –des actifs financiers –, dont la caractéristique principale découle de la possibilitéde conversion rapide en liquidité, ce qui induit une quête incessante deplacements à rendements élevés. Serfati écrit :

Élever le degré de liquidité d’un actif financier, c’est proposer à sonpropriétaire une sécurité proche de celle de la monnaie, tout en lui per-mettant en même temps de valoriser cet actif. Cette situation a toujoursété un objectif recherché par les détenteurs de capital financierpuisqu’il semble doter celui-ci d’une capacité de produire des revenuspar la simple magie de la propriété d’un titre (intérêt, dividendes) ougrâce à sa circulation39.

La financiarisation traduit l’assujettissement des grandes entreprises à ladynamique du capital financier qui opère selon un jeu sans règles et sans autrefinalité que celle du différentiel de valeur dans l’instant. Plus précisément, lecontrôle par les flux apparaît comme une contrainte objective et dont il s’agit derévéler la dimension systémique. Encore une fois, celle-ci a été rendue possiblepar l’a-normativité radicale de ses conventions. Comme l’écrit L’Italien :

Les conventions qui régissent la finance capitaliste représententl’idéaltype de l’opérativité caractérisant la régulation systémique de lapratique, puisque l’objectivité de la règle qui en émane est produite parla rétroaction polycentrée des opérations les unes sur les autres, dans

39. Claude SERFATI, « L’économie de la finance globale », dans Michèle RIOUX (dir.),Globalisation et pouvoir des entreprises, Outremont, Centre Études internationales etMondialisation, Athéna, 2005, p. 105. Lefrançois ne dit pas autrement lorsque, dans sonchapitre, il mentionne que les marchés financiers servent de moins en moins à financer lesactivités productives des compagnies et qu’ils ne servent plus qu’à entretenir la liquidité.

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une sorte de boucle autoréférentielle définalisée où la « règle » ne sefonde et ne renvoie plus qu’à l’arbitraire du processus par lequel elleest constamment modifiée40.

Ainsi, l’opérativité impose encore plus systématiquement sa dominationobjective sur la société qui n’a plus que le fantôme du capitalisme comme épou-vantail, et c’est d’ailleurs en ce sens que Michel Freitag affirmait (ci-haut) que ledroit de propriété n’est plus une institution structurante du régime contemporaind’accumulation. En somme, la domination la plus à craindre dans cette manifes-tation du capitalisme avancé n’est pas tant sa perversité fiscale, voire mêmel’appauvrissement des travailleurs ou les crises financières41, que son autoré-férentialité, car elle ne nous permettrait même plus de disposer d’arguments pourimposer des limites, par exemple, à la spéculation sur les denrées alimentaires42

ou sur la manipulation du vivant. Sans pour autant cesser d’insister sur cettedimension centrale qui résulte de la libéralisation politique et sociale du moded’être asocial et organisationnel de la compagnie tel qu’on pouvait déjà l’anticiperdans le capitalisme industriel et qui s’est poursuivie avec le capitalismecorporatif-managérial à l’américaine43, je vais m’attarder sur les divers méca-nismes de ponction que continuent d’opérer les droits de propriété.

Je voudrais, en retombant à ce niveau, énoncer que la dynamique autoréféren-tielle de l’accumulation et de la liquéfaction financière continue d’être alimentéepar des modes d’exploitation, ce qui implique structurellement de doubler lesvieilles stratégies de nouvelles formes de prédation, de réduction des coûts, demobilisation de la main-d’œuvre, etc., et qui peuvent impliquer, à leur tour, unfonctionnement cybernétique. Pour maximiser la valeur financière, ces formesd’exploitation sont converties en signes encore rattachés aux objets d’où elles ontété tirées, ce qui donne un vernis de crédibilité au délire des actifs qui s’en éman-cipent. De plus, grâce à ces stratégies, c’est aussi cette dynamique systémique etautoréférentielle qui est étendue à tous les sous-systèmes sociaux à traverslesquels elle se déploie, celui de l’éducation et du salariat – comme je l’évoquedans mon chapitre sur le capital humain –, celui de la santé et de la cybernétiquecommunicationnelle des soins, celui des droits et des ressources – comme lemontre à son tour Bachand. Je me contenterai toutefois, pour en faire

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40. Il s’agit encore une fois d’un extrait tiré de son projet de thèse doctorale.41. À moins justement qu’une méga crise ne nous oblige à nous ressaisir politiquement

des finalités de l’économique.42. Ce fait fut révélé au grand public à l’occasion des crises alimentaires du début de

l’année 2008.43. Voir Rolande PINARD, La révolution du travail. De l’artisan au manager, Rennes,

Presses Universitaires de Rennes, « Le sens social », 2000.

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l’illustration, de résumer brièvement le propos de Marc-André Gagnon, puisqueson chapitre en constitue un exemple probant.

L’objet du chapitre de Gagnon est la propriété intellectuelle44, qu’il traquedans le secteur chimique et pharmaceutique et qui a pris une ampleur sans précé-dent depuis quelques décennies. Les brevets et la propriété intellectuelle cor-respondent à une privatisation des connaissances, alors que ces dernières sontréduites aux innovations technologiques. À cet égard, les enjeux qui sont articulésaux droits de propriété intellectuelle et leurs accointances avec les biotech-nologies rappellent qu’à partir de la seconde moitié du XXe siècle, il ne s’agit plusseulement de s’approprier des biens ou des personnes pour en faire des marchan-dises que de les produire directement. C’est ainsi que l’essor des entreprises phar-maceutiques, des brevets, la manipulation génétique, etc., est lié à la conquête desmarchés et à la fabrication des consommateurs de masse, c’est-à-dire à laproduction de la réalité sociale, tout comme à celle de la réalité naturelle. Parailleurs, les enjeux liés à la propriété intellectuelle, qu’il s’agisse des brevets oude l’appropriation des réseaux de communication, peuvent être considéréscomme un exemple des luttes que mènent entre eux les capitalistes et qui oppo-seraient capitalisme financier et capitalisme productif pour le contrôle desinstitutions, des sous-systèmes, des zones qui échappent encore à leur dynamique.À cet égard, Gagnon montre bien comment les brevets, sous couvert de R&D,permettent aux corporations d’accroître leur rente monopolistique : « Le rôle dubrevet n’est plus de rapporter des profits, mais de coûter cher à tout nouveauconcurrent. » Ainsi, l’extension des droits de propriété intellectuelle favorisesurtout l’accroissement de puissance des compagnies pharmaceutiques. Par lebiais de la consolidation de réseaux de diffusion ou des recherches en laboratoirecommandité, cette captation sert les intérêts exclusifs des multinationales et agitcomme autant de promesses de rendements et de retours sur investissements. Cesderniers sont alors les signes d’un succès, d’une efficacité, d’une grande capacitéde contrôle, puis de la valorisation des actifs.

L’industrie des brevets pharmaceutiques est donc aussi, à sa manière, unepuissance qui agit de façon cybernétique. L’absence d’innovation est facilement

44. Dans la sphère « industrielle », le droit de propriété intellectuelle concerne, d’uncôté, la marque et l’image de marque (les signes et symboles), de même que les indicationsgéographiques. Selon l’OMC, leur défense permet de protéger les consommateurs etd’assurer une saine concurrence. L’autre domaine visé est celui du droit des inventions etdes procédés. Toujours selon l’OMC, le droit industriel de propriété intellectuelle vise àencourager l’innovation ; « l’objectif social est de protéger les résultats des investissementsréalisés dans la mise au point de technologies nouvelles, de façon à encourager les activitésde recherche-développement dans ce domaine et à donner les moyens de les financer. »www.wto.org/french/tratop_f/trips_f/intel1_f.htm, consulté le 25 août 2009.

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compensée par l’extension de la promotion et du contrôle sur le savoir médical.La promotion pharmaceutique s’étant immiscée dans l’ensemble de la pratiquemédicale, le médecin est amené à prescrire des produits au rendement thérapeu-tique douteux, mais offrant un meilleur rendement financier pour l’entreprise. Lesbrevets ne sont pas les seuls responsables de cette dynamique, mais ils sont leciment de ce modèle d’affaires axé sur la cybernétique communicationnelle45

plutôt que sur l’efficacité et la pertinence thérapeutiques. Bref, c’est à coups decommunication publicitaire que le bien breveté va être connu, puis prescrit, etsuivre ainsi le modèle de la saucisse Hygrade : plus les médecins en prescrivent,mieux se porte la rente cybernétique du produit, alors que le système de santédevient chroniquement dysfonctionnel en raison de ses surcoûts.

Dans les pages précédentes, j’ai fait référence à quelques reprises au chapitrede Michel Freitag, mais j’ai voulu en garder la présentation pour la fin. MichelFreitag est mort le 13 novembre 2009, alors qu’il venait de terminer ce texte. C’estun grand honneur pour moi de le publier. Je souhaitais cette contribution del’homme qui est l’instigateur du Groupe interuniversitaire d’études de la postmo-dernité et de la revue Société. Je la souhaitais parce que Freitag a sans cesseréfléchi et écrit sur le droit de propriété, comme il le rappelle justement dans sonchapitre et comme j’ai voulu le souligner ici. Et je le souhaite d’autant plusmaintenant qu’il voulait que ce chapitre soit un véritable dialogue avec les autreschapitres de ce livre. Avec ce dialogue et son exigence, il désirait rappeler demanière claire et ferme ce que la sociologie et sa démarche ont à dire des objetsdont elles se saisissent. Il l’affirme d’ailleurs explicitement dans son texte sur ledroit de propriété.

Pour comprendre comment le capitalisme a entraîné la réalité sociale dansune mutation systémique, Michel Freitag revient sur l’origine de la propriété et deson droit. Il insiste alors sur la pratique juridique romaine au IVe siècle av. J.-C.,puis sur la distinction aristotélicienne entre les deux logiques économiques quesont l’économie proprement dite, qui concerne la maisonnée et le dominium quis’y exerce, et la chrématistique, puisque la propriété, par opposition à la posses-sion, relève essentiellement de l’économie de marché. Annonçant trois parties, cechapitre n’en comporte finalement qu’une seule qui présente cette genèse. Ildevait ensuite suivre le développement du droit de propriété de concert avec lagénéralisation de l’économie marchande, puis du capitalisme jusqu’à, dans latroisième partie, cette mutation du droit réel de propriété en droit virtuel, unemutation permettant de saisir comment l’objet de ce droit est lui aussi devenuvirtuel. Alors, le droit de propriété aura, d’un côté, été dissous et absorbé par la

45. Céline LAFONTAINE, L’empire cybernétique, Paris, Seuil, 2004.

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puissance immédiate conférée aux fonctions systémiques et il aura, de l’autre, étélui-même abstrait du réel.

Michel Freitag rappelle que le droit de propriété va de pair avec le déve-loppement de l’économie de marché, de l’individualisation et de la constitutiondu pouvoir. Il insiste pour dire que la même conception de la liberté négative estexprimée dans le droit d’user et d’abuser de la propriété, c’est-à-dire indépendam-ment des coutumes et des relations patrimoniales, et dans la conceptionaristotélicienne de la chrématistique, c’est-à-dire de l’activité économique servantl’intérêt individuel indépendamment de l’ordre symbolique et normatif concret –voire ontologique – dans lequel elle s’exerçait jusqu’alors. Cette négativité estune condition du capitalisme, à partir de laquelle le droit de propriété crée « l’es-pace de la pure circulation de la valeur, animée par son accroissement. » Et c’estd’abord en en explorant la première expression dans le droit romain que cetteidentité se révèle.

Partant de là, Michel Freitag décompose les subtilités de la cohabitation dela possession et de la propriété jusque dans la conception de Locke. Mais ils’attache surtout à caractériser sociologiquement les rapports au réel et entre lesindividus que médiatise la propriété : la science moderne et les relations entreétrangers mus par leurs intérêts individualistes, sanctionnées par le droit.

En insistant sur la contradiction entre les termes de la définition juridique dela propriété romaine, usus et abusus, Michel Freitag termine ce qui devait être lapremière partie de son chapitre par une synthèse. La possession marque les rap-ports sociaux dans lesquels l’attribution collective de la valeur des choses do-mine, par opposition à la propriété qui est essentiellement a-normative. Cettesynthèse annonce aussi les développements à venir et qui devaient mettre enévidence les conséquences sociohistoriques et ontologiques de cette a-normativitéaujourd’hui dangereusement totalisante.

L’autoréférentialisté systémique par laquelle se déploie le capitalisme finan-cier est assurément l’aboutissement de la dynamique a-sociale du droit de disposi-tion absolue de la propriété, puis de sa puissance organisationnelle, mais il est toutaussi bien le fruit de la défection politique à son égard. Il me semble alors quepour garder vivante l’œuvre et la personnalité de Michel Freitag, il faudrait juste-ment non pas seulement s’engager sociologiquement à saisir ces objets, maisaussi le faire en affirmant la portée politique de notre pratique.

Bonne lecture.

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