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Analyse n°16/2013 du RIEPP 1 EVEIL CULTUREL Partie 1 : La genèse de la culture : Le jeune enfant, réceptacle et acteur Sandrine de Borman, décembre 2013 L’éveil culturel ouvre différentes possibilités d’expressions, de mises en forme, de langages aux jeunes enfants. Le développement progressif des activités d’éveil culturel dans notre culture depuis quelques décennies va de pair avec une prise en compte du bébé comme une personne, et donc aussi comme un partenaire potentiel actif de la culture. Notre intérêt porte sur le lien entre l’éveil culturel et l’inclusion sociale ; l’éveil culturel accessible à tous permet de manière précoce à chaque enfant d’être récepteur d’autres langages créatifs que ceux de la maison et de les expérimenter, de considérer qu’il a une place dans la culture véhiculée. Cela renforce ses points d’appui personnels et sociaux et lui donne davantage de cartes en main pour développer son pouvoir d’agir et sa participation. Cela lui ouvre la possibilité de se poser comme acteur de la culture dans laquelle il vit. Avant de nous pencher plus avant sur l’éveil culturel et son lien avec l’inclusion sociale, il nous a paru important ici d’explorer les liens entre la culture et les bébés et jeunes enfants, par le biais du développement du jeune enfant et des mécanismes de transmissions entre les générations, et entre parents-enfants. Qu’est-ce que la culture pour le jeune enfant ? Le bébé n'est-il pas d'emblée éveillé à la culture dans son milieu familial ou d'autres lieux vont-ils aussi l'y éveiller ? Quels sont les ressorts de la transmission culturelle ? Nous mettrons l’accent sur la tension entre deux pôles présente dans la culture, et que nous retrouverons dans l’éveil culturel : la position de «réceptacle» du jeune enfant, la position réceptive, et celle d'explorateur actif, la position participative.

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Analyse n°16/2013 du RIEPP 1

EVEIL CULTURELPartie 1 : La genèse de la culture : Le jeune enfant, réceptacle et acteur

Sandrine de Borman, décembre 2013

L’éveil culturel ouvre différentes possibilités d’expressions, de mises en forme, de langages aux jeunes enfants. Le développement progressif des activités d’éveil culturel dans notre culture depuis quelques décennies va de pair avec une prise en compte du bébé comme une personne, et donc aussi comme un partenaire potentiel actif de la culture.Notre intérêt porte sur le lien entre l’éveil culturel et l’inclusion sociale ; l’éveil culturel accessible à tous permet de manière précoce à chaque enfant d’être récepteur d’autres langages créatifs que ceux de la maison et de les expérimenter, de considérer qu’il a une place dans la culture véhiculée. Cela renforce ses points d’appui personnels et sociaux et lui donne davantage de cartes en main pour développer son pouvoir d’agir et sa participation. Cela lui ouvre la possibilité de se poser comme acteur de la culture dans laquelle il vit.

Avant de nous pencher plus avant sur l’éveil culturel et son lien avec l’inclusion sociale, il nous a paru important ici d’explorer les liens entre la culture et les bébés et jeunes enfants, par le biais du développement du jeune enfant et des mécanismes de transmissions entre les générations, et entre parents-enfants. Qu’est-ce que la culture pour le jeune enfant ? Le bébé n'est-il pas d'emblée éveillé à la culture dans son milieu familial ou d'autres lieux vont-ils aussi l'y éveiller ? Quels sont les ressorts de la transmission culturelle ? Nous mettrons l’accent sur la tension entre deux pôles présente dans la culture, et que nous retrouverons dans l’éveil culturel : la position de «réceptacle» du jeune enfant, la position réceptive, et celle d'explorateur actif, la position participative.

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1. La culture ?

"En utilisant le mot culture, je pense à la tradition dont on hérite. Je pense à quelque chose qui est le lot commun de l'humanité auquel des individus et des groupes peuvent contribuer et d'où chacun de nous pourra tirer quelque chose, si nous avons un lieu pour mettre ce que nous trouvons." Winnicott (1971, p.137)

La culture au niveau sociologique est ce qui soude un groupe, lisons-nous sur Wikipédia. Mais ce qui soude un groupe et se transmet à l’intérieur du groupe comme un patrimoine culturel n’est pas figé, c’est un lot commun mais aussi un réservoir mouvant dans le temps par et dans les formes des échanges, qui se constitue en manières d'être, de penser, d'agir et de communiquer (Wikipédia, 2013).Mais il y a souvent confusion entre la culture au sens général de ce qui lie un groupe, et une de ses applications que sont les pratiques et services culturels, particulièrement dans le domaine des arts et des lettres. Ici, nous partirons du sens général, en parlant de culture familiale, par exemple, tout en nous centrant progressivement sur les pratiques culturelles en crèche ou à l’école maternelle en lien avec l’inclusion sociale, dans les fiches suivantes. Et nous nous arrêterons aussi sur le lien entre la culture familiale et les pratiques culturelles auxquels ouvre l’éveil culturel dans les lieux collectifs.

Mais revenons à la définition du mot « culture ». Nous retrouvons les tensions entre patrimoine et mouvement dans l'étymologie de ce mot. Elle nous renvoie au latin cultura, culture, agriculture, dérivé du verbe colere, habiter, cultiver. Habiter, cultiver une terre; la culture est d'emblée liée à un verbe d'état et un verbe d'action ; à un ancrage dans un lieu, un enracinement, et un travail actif de domptage de la nature, d’un espace à vivre, physique, sensoriel, vivant...

Dans la citation de Winnicott en exergue, ce dernier parle de la culture comme d’une tradition héritée et de la contribution de chacun à cette tradition. La condition posée par Winnicott pour l'accès et la contribution à la culture commune est d'"avoir un lieu pour mettre ce que nous trouvons". La famille est bien souvent ce lieu primordial culturel. Mais ce sont aussi les échanges entre la famille et la société entre autres dans les lieux collectifs qui permettent de nourrir la culture familiale, de la confirmer, de la raviver, de l’élargir parfois. Et ces échanges permettent à la culture familiale de nourrir le tissu collectif, la société, de l’élargir aussi, pour peu qu’il soit porté attention à cela. Les espaces d’éveil culturel peuvent donc également être des lieux où poser ce que nous trouvons, des « espaces intermédiaires » entre la culture familiale et la culture de la société.

Mais analysons d’abord, du point de vue du jeune enfant, ce qu'il reçoit passivement, ce que d'autres lui transmettent, et ce qu'il prend activement, comment il s’approprie la culture.

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2. La transmission ?

Transmission-RéceptionLa transmission, c'est dire à l'enfant :"Tu n'es qu'un maillon de la chaîne, tu n'es qu'un moment de la vie", rappelle Luce Dupraz (1994, p.78). Cela comporte une part subie, « tu n'es que... ». C'est l'inscrire en lien avec un passé, une histoire et faire sentir que l'enfant appartient à un mouvement qui le dépasse et qui a commencé avant sa naissance et qui continuera probablement après sa mort.

D'emblée, dès sa naissance et même avant celle-ci, le bébé est pris dans la culture. La transmission familiale l'inscrit dans la durée. Les parents en sont les premiers passeurs, avec toute la famille élargie, fratrie, grands-parents, tatas et tontons... Une telle transmission familiale intergénérationnelle est souvent mise à mal actuellement.

Luce Dupraz (1994, p.78-79) nous précisait il y a déjà presque 20 ans trois éléments pouvant perturber cette transmission intergénérationnelle : l'exode rural, les injonctions du monde marchand, la fragilisation de la famille.

Les ruptures dans l’espace -exode rural, migrations, guerres...- rendent les savoirs et savoir-faire passés inutiles, voire honteux, à cacher pour survivre et s'adapter à d'autres conditions de vie. «Ce que je savais là-bas ne m'est d'aucune utilité ici, n'a aucune valeur et donc je n'ai pas à le transmettre»;

Les injonctions du monde marchand, de la pensée de l'ordinateur qui envahissent la famille avec l'importance de la performance, de ne pas perdre son temps à rêver, jouer... cet ère du visuel ultra-rapide où se diluent le sentiment d'étendue territoriale comme le sens vécu du réel. «Les légendes du village que me répétait ma grand-mère au coin du feu paraissent ridicules à mes enfants habitués à des films de Walt Disney où les actions s’enchaînent à toute allure.»

La fragilisation de la famille avec la légitimité, au nom de la liberté individuelle, de rompre les liens, de s'éloigner des générations antérieures, voire de sa progéniture, physiquement comme affectivement ; ce qui diminue les espaces-temps partagés entre générations. «Nous n'allons voir mes parents qu'une fois par an, ils habitent loin et nous n'avons plus rien à nous dire.»

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Nous ajouterons deux éléments qui fragilisent la transmission intergénérationnelle, liés aux précédents mais en même temps spécifiques, que développe Diane Drory (2011): la mise en question de ce qui fait autorité et la culture d'immédiateté.

En lien avec le dernier élément de Dupraz, la mise en question de ce qui fait autorité part, selon Drory, de la crainte de l'homme moderne face à tout ce qui se réfère à l'emprise d'une appartenance, à l'impact d'une transmission, « oubliant que la Culture humanise et apprivoise notre barbarie intérieure en la civilisant. »(Drory, 2011, p.151). «Ce qui vient de la génération précédente ne m'intéresse pas, je me suis fait tout seul.»

La culture de l'immédiateté, du « tout, tout de suite, donc maintenant », met à mal la transmission de sens, et de la culture. «Toute culture est un dispositif à « habiter le temps » afin de réduire la fuite continuelle du présent » (Drory, 2011, p.106). La transmission culturelle exige une perspective temporelle. « Quand une culture n'a comme projet que le bien-être immédiat, le sens n'a pas le temps de naître dans l'âme des sujets qui habitent cette culture.» Boris Cyrulnik, (cité par Drory, 2011, p.108). Ce tout-tout de suite est encouragé par les injonctions du monde marchand qui ne visent qu'à ce que nous devenions des consommateurs ici et maintenant, mais aussi, plus généralement par un modèle économique de croissance perpétuelle où «il faut bien faire tourner l'économie».

Ces fragilisations des transmissions intergénérationnelles ne sont pas anodines. Pour les familles qui ont connu des ruptures familiales importantes ; mais aussi pour les enfants dont les parents ont peu de disponibilités physiques et/ou psychiques de passer du temps avec eux pour de multiples raisons. Pour « avoir un lieu où mettre ce que nous trouvons », il faut aussi avoir du temps pour le faire. Et les outils pour le faire. Or ces outils de transmission ont changés, se sont fabuleusement enrichis et diversifiés ; il suffit de voir la richesse de la littérature de jeunesse aujourd’hui, qui était quasi inexistante il y a deux à trois générations, pour s’en rendre compte.

D'où l'importance de ces espaces-temps d’éveil culturel qui peuvent aussi devenir des points d'appui pour une transmission culturelle vivante au sein des familles. Nous pensons à ces stages jeunes enfants-parents où sont activés ou réactivés berceuses, jeux de doigts, jeux de balancements… que le parent peut expérimenter avec son enfant en collectivité pour l’utiliser ensuite dans leur quotidien à la maison. Ou les séances de lectures jeunes enfants-parents en bibliothèques.Et cela, que le parent ait lui-même été bénéficiaire ou non comme enfant de telles pratiques culturelles. Rien que le fait de proposer ces moments permet souvent de valider des pratiques que les parents pensaient désuètes. Cela ouvre la possibilité de proposer aux parents de demander à leurs propres parents les paroles des chansons, des jeux de la petite enfance, de réactiver une transmission intergénérationnelle. Ces pratiques collectives d’éveil culturel ne seraient-elles pas une nouvelle forme de transmission, à côté ou en remplacement de la transmission intergénérationnelle ?

Revenons à la participation active à la culture, possible dans un second temps, quand une certaine transmission a pu avoir lieu.

Transmission-Appropriation

La transmission de la culture familiale donne à l'enfant une part active pour l'avenir, lui permet de s’approprier le passé et de devenir acteur de l'avenir. De réceptacle de la culture familiale, il pourra devenir acteur d’une culture créée, dans l’espace et le temps qui est le sien, différent mais dans le meilleur des cas, en lien de continuité avec la culture familiale. Mais cet espace-temps de la culture créée est d’autant plus différent si la famille a changé de lieu de vie, ce qui ne va pas sans heurts et/ou créativité.

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Et même dans la famille qui n’a pas vécu de ruptures de lieux de vie, la transmission se fait rarement sans sentiments de trahison ou de perte.

L'étymologie de transmission ouvre elle aussi à deux mouvements différents: traverser mais aussi trahir, relève Drory (2011, p.146) car «dans toute transmission il y a aussi déperdition». Chaque génération remet en cause certaines habitudes familiales et se réapproprie le passé, se le raconte à sa sauce. «L'héritier, grâce à un travail personnel, devra conjuguer l'originalité avec l'origine.» (Drory, 2011, p.147).

Arrêtons-nous un instant sur deux moyens de transmission culturelle : le jeu et la narration, moyens privilégiés de la petite enfance.

3. Un premier ressort de la transmission culturelle : le jeu

Jeu-appropriationCar ce travail actif d'appropriation culturelle par le jeu, l'enfant le commence très tôt.

Comme l'ont montré Winnicott, puis Stern et Marcelli entre autres, le bébé n’est pas qu’un réceptacle mais il est un partenaire actif de l'interaction parents-bébés et du jeu qui s'instaure entre eux.Il est actif parce qu’il « crée » lui aussi les parents : «Il contribue à l'émergence du paternel et du maternel dans les adultes qui l'entourent, le portent, le nourrissent, lui procurent du plaisir dans un échange d'actes et d'affects qui caractérise les tout premiers moments de la vie de l'enfant» (Moro, 2004, p.118). Mais il est aussi actif parce qu’il va participer, voire initier des jeux symboliques. Pour peu que puisse se créer entre lui et l’adulte un « espace potentiel », lieu de l’expérience culturelle.

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L’espace potentiel, entre intérieur et extérieur"La place où se situe l'expérience culturelle est l'espace potentiel entre l'individu et son environnement" ; Winnicott décrit à côté de la réalité psychique intérieure et de la réalité du monde, un espace potentiel qui se construit entre n'importe quel bébé et la figure maternelle humaine, lieu des phénomènes transitionnels. La figure maternelle "suffisamment bonne" s'adapte aux besoins du jeune enfant et lui donne l'illusion que c'est lui qui crée ce dont il a besoin, par exemple le sein. L'usage de l'objet transitionnel, comme le doudou par exemple, correspond au premier usage du symbole chez l'enfant et à la première expérience du jeu. Le bébé joue avec l'absence de la figure maternelle en manipulant le doudou qui, selon son illusion, est un objet "trouvé-créé" par lui. Cela lui donne un sentiment de continuité dans le temps entre séparations et retrouvailles; et cela lui procure la satisfaction de participer activement à ce qui lui arrive : il peut continuer à sentir la présence de la figure maternelle. Cette aire intermédiaire d'expérience est la base de l'expérience culturelle qui dérive du jeu. C'est ce travail d'ouverture de ce premier espace de jeu par ses figures parentales qui va donner à l'enfant une première expérience positive qu'il aura envie de répéter, de prolonger, ouvrant ainsi à l'éveil culturel qui pourra être proposé par d'autres personnes. L'enfant -et l'adulte- accède alors à un espace où il se transforme en transformant le monde qui l'entoure, où il reçoit et devient acteur de ce qui s'y passe. Cette proto-expérience culturelle peut se produire de façon très précoce, à quelques semaines de vie, comme l’a montré Pickler. Le développement de l'acteur culturel, avec le développement du pouvoir d’agir, commencerait là, de manière encore fort archaïque...

Le jeu libre spontané Dans l’institution communément appelée « Loczy »( www.pickler.fr) qu’elle a créée pour accueillir des enfants abandonnés ou placés, Emmi Pikler a observé que des bébés de quelques semaines se saisissent des objets placés à leur portée, maladroitement, mais spontanément. Ils les portent à la bouche, les retournent, semblent les regarder, les sucent, les lâchent, les reprennent etc. Pikler remarque que tout semble se passer comme si les bébés « jouaient » à la tétée, comme s'il commençait à symboliser dans le jeu, l'expérience du nourrissage. Pikler s’émerveille devant ce qui lui paraît comme la première activité de « symbolisation » de l'expérience et nomme ces moments, l'« activité libre spontanée des nourrissons ». Elle en décrit les conditions : Il faut que le bébé n'ait ni faim ni sommeil, qu'il y ait la présence d'un adulte connu par l’enfant, et surtout que cet adulte investisse l'activité du bébé sans intervenir. Plus tard, après avoir inclus régulièrement des séances d' « activité libre spontanée » dans l’horaire des bébés, elle découvre que ces bébés sont beaucoup plus résilients aux dépressions qui ne manquent pas de se manifester dans ce genre d'établissement.Dès tout-petit donc, si nous avons nos besoins primaires assouvis et un « lieu pour mettre ce que nous trouvons » assorti d’une présence bienveillante, nous sommes capables de

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symboliser nos expériences. Un autre espace de jeu précoce, qui passe souvent comme anodin, mais qui permet aussi pourtant d’ouvrir un espace potentiel, ce sont les jeux interactifs bébés-adultes.

Le jeu interactif Les jeux sont souvent fort présents dans les interactions parents-bébés: les jeux de chatouilles, le « à vélo-vélo-vélo » au-dessus de la planche à langer, les dialogues gazouillants, le « coucou-me voilà »…Daniel Marcelli, auteur du livre « La Surprise, chatouille de l’âme », explique les besoins paradoxaux du bébé, affectivement et cognitivement.Affectivement, d’un côté le bébé a besoin de sécurité, d’être apaisé ; de l’autre, il a besoin d’être excité, d’être aux prises avec la surprise, la nouveauté. Cela s’observe dans ces jeux de chatouilles ou de « la petite bêbête qui monte, qui monte, qui monte.. . » qui se répètent avec des variantes surprenantes pour l’enfant, surprises qui le font alors souvent éclater de rire.Cognitivement, d’une part la répétition des stimuli permet au bébé de développer une mémorisation de base ; d’autre part, le processus d’attention lui permet d’intégrer la nouveauté.La vie serait donc l’équilibre moyen entre deux principes : le principe de récurrence, du côté de la répétition et des retrouvailles de l’identique ; et le principe de surprise. « Ce qui me semble important dans ces jeux avec les tout-petits- au regard des processus d’humanisation qui ne cessent pas avec l’enfance- c’est, au-delà de cette dimension mémoire et attention, la capacité à la fois de se souvenir de son passé et à être attentif et intéressé par le nouveau. »(Marcelli, 2013, p.18). La capacité d’accueil de la nouveauté et de la différence comme quelque chose d’intéressant prend forme entre autres sur cette base culturelle-là.

Au cours du développement psychique du bébé, Reine Vander Linden (2010, p.30) relève deux besoins coexistant en tension l'un avec l'autre, qui rejoignent les besoins de récurrence et de surprise de Marcelli : -le besoin d'être attaché à ceux qui composent son environnement, qui est une position plus réceptive ;-et le besoin d'explorer, qui est une position plus active.Si le sentiment de sécurité est présent chez l'enfant, l'enfant pourra explorer, jouer, être curieux, aller vers l'autre, apprendre...Le jeu est donc un ressort essentiel de la transmission culturelle, par le biais tant de la proto-symbolisation que de l’ouverture vers l’extérieur que le jeu permet.

4. Un deuxième ressort de la transmission culturelle : la narration

La narration en est un autre ressort. Nous retrouvons là aussi les deux positions de réceptacle et d’acteur adoptées par l’enfant. « Tu me racontes les histoires familiales, je les écoute ; moi-même je pourrais alors me raconter mon histoire et ensuite raconter les histoires familiales à mes enfants, selon ma sensibilité, mon point de vue. »

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Cette transmission familiale suppose des espaces-temps partagés entre parents et enfants, avec les autres générations, avec des commémorations des moments "héroïques" de la famille...

Nidation culturelle ou narration comme origine de l'expérience culturelleDans le conte de Peter Pan, on apprend que les hirondelles font leur nid sous le toit des maisons pour que leurs petits entendent les histoires que les mamans racontent le soir à leurs enfants. Ainsi ils seront plus forts pour entreprendre leurs grandes migrations. «C’est à partir de cet exemple que Tony Lainé a parlé de nidation culturelle: «Les histoires peuvent être les plumes du nid qui permettent aux enfants de mieux grandir… »» (Feinstein, 2009, p. 162-163)Les plumes du nid sont des histoires, mais aussi des chansons, des comptines...et ce nid est d'abord tissé avec le matériel amené par les figures parentales, et ensuite avec les trouvailles de l'enfant, et les apports des pairs et des autres adultes entourant l’enfant.

Tout comme les jeux symboliques précoces dans les activités libres spontanées à Loczy, les histoires auraient donc un effet de résilience. Cela permettra à l’enfant d’acquérir une sécurité de base, un nid bien fourni, qui lui donnera la possibilité de voler plus loin, d’explorer son environnement, de s’ouvrir à la nouveauté.

Dans ce cas, ce sont les histoires racontées à l’enfant qui nourrissent son « nid ». L’enfant est donc le réceptacle de ce que d’autres lui transmettent. Mais ici encore, l’enfant va prendre une part active : il s’approprie ce qui lui arrive, à lui, sa famille, ses proches, par la narration.La continuité dans la vie, selon l’écrivain Gallo, n'est que l'effet d'un effort culturel qui, par une réappropriation par les mots, met en lien des événements passés qui sans cela n'auraient aucun sens, seraient chaos. La culture, la pensée, construit un objet de raison qui s'appelle histoire ; histoire d'une vie, d'une famille, d'une région...«Le récit fait exister quelqu'un. Sans «histoire», la communauté n'existe pas» (Drory, 2011, p.147). Sans récit, pas de singularité, je suis comme un animal pensant, indifférencié des autres. D'où l'importance, souligne Drory rejoignant en cela Dupraz, d'entendre les histoires familiales et de les raconter.

Narration-appropriationL'enfant -et l'adulte devenu- s’appropriera donc les éléments culturels familiaux et collectifs pour donner sens à son vécu, et se le réappropriera souvent plusieurs fois sur une vie. "L'enfant fait un travail considérable d’'historien de sa propre histoire", disait Tony Lainé (cité par Depraz, 1994, p.78).

Ces appropriations culturelles de la narration comme du jeu ne sont possibles pour le jeune

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enfant que si des adultes autour de lui s’en soucient, se préoccupent de rendre disponible un espace-temps « où mettre ce que l’enfant trouve ». C’est là que commence l’éveil culturel…

Conclusions

La culture est ce qui se transmet au jeune enfant comme allant de soi, ce qui l’insère dans une collectivité comme dans une chaîne des générations. L’enfant est alors réceptacle d’un patrimoine qui lui vient des générations précédentes. La transmission intergénérationnelle est cependant de plus en plus mise à mal par des ruptures dans l’espace-temps familial, mais aussi par de nouveaux rapports à l’autorité, à la famille, au temps, au travail, à la consommation…Les lieux d’éveil culturel qui rassemblent enfants et parents pourraient être des nouveaux lieux de transmissions culturelles.Mais la culture n’est pas qu’un patrimoine à recevoir, elle est aussi vivante et l’enfant, dès sa plus tendre enfance, en est un acteur. Cette posture lui ouvre des possibilités de participer au renouvellement de la culture.Par le jeu interactif avec l’adulte, par la narration, se crée un espace potentiel entre l’intérieur et l’extérieur du jeune enfant, dans un rythme alternant récurrence et sécurité avec surprise et

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envie de découverte de l’autre, du monde…Cette genèse de la culture est une prémisse de tout acte à portée culturelle, origine du pouvoir d’agir de l’enfant.

Une prochaine analyse développe davantage les enjeux de l’éveil culturel en lien avec l’inclusion sociale1.

Références

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1 Voir de Borman, S., Eveil culturel. Partie 2 : Définitions, enjeux, acteurs et liens avec l'inclusion sociale , Analyse 1/2014 du RIEPP, à paraître en janvier 2014 sur www.riepp.be/publications .

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Tout dans ce texte peut être cité ou mentionné librement, à condition d’en citer la source de la façon suivante :

de Borman, S., Eveil culturel. Partie 1 : La genèse de la culture : Le jeune enfant, réceptacle et acteur , Analyse n°16/2013 du RIEPP, Bruxelles-Louvain-la-Neuve, avril 2013.

Ce texte est téléchargeable sur www.riepp.be

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