EV22 / Mixité sociale contre ségrégation scolaire ... · laires a émergé au cours des années...

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Mixité sociale contre ségrégation scolaire Choukri Ben Ayed et la ville et la ville l’école l’école 22 12 février 2016 à rebours du mythe de l’école républicaine égalitaire, la question des ségrégations sco- laires a émergé au cours des années 1980 avant de faire l’objet d’une reconnaissance publique progressive. Néanmoins, le fait que cette question sociale prenne place dans le champ politique n’a pas suffi à la résoudre, faute que soit précisé juridiquement et politi- quement ce qui devrait être son pendant, la mixité sociale. Pour pallier cette ségrégation, deux options difficilement conciliables restent en tension : l’égalisation des conditions de scolarisation ou l’aménagement des condi- tions de circulation des élèves. Choukri Ben Ayed est sociologue, professeur à l’université de Limoges et co-directeur du Groupe de recherches et d’études sociologiques sur les sociétés contemporaines (Gresco) NOTA. Ce texte a été établi à partir de la retranscription de l’intervention orale de l’auteur le 12 février 2016.

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Mixité socialecontre ségrégation

scolaireChoukri Ben Ayed

et la villeet la villel’école l’école

2212 février 2016

à rebours du mythe de l’école républicaine

égalitaire, la question des ségrégations sco-

laires a émergé au cours des années 1980

avant de faire l’objet d’une reconnaissance

publique progressive. Néanmoins, le fait que

cette question sociale prenne place dans le

champ politique n’a pas suffi à la résoudre,

faute que soit précisé juridiquement et politi-

quement ce qui devrait être son pendant, la

mixité sociale. Pour pallier cette ségrégation,

deux options difficilement conciliables restent

en tension: l’égalisation des conditions de

scolarisation ou l’aménagement des condi-

tions de circulation des élèves.

Choukri Ben Ayed

est sociologue, professeur

à l’université de Limoges

et co-directeur du Groupe

de recherches et d’études

sociologiques sur les sociétés

contemporaines (Gresco)

NOTA. Ce texte a été établi à partirde la retranscription de l’interventionorale de l’auteur le 12 février 2016.

Il semble paradoxal de pro-mouvoir la mixité sociale àl’école aujourd’hui alors que lemodèle scolaire républicain est,à l’origine, celui du séparatisme:un système organisé en deuxordres d’enseignement, le pri-maire étant réservé aux classespopulaires, le secondaire àl’élite. Aujourd’hui, s’il sembleque les enfants des classes po-pulaires soient les bienvenusdans l’école de la République,on est loin d’un système offrantà tous les mêmes chances.Pierre Merle, sociologue spé-cialiste notamment de la dé-mocratisation de l’enseignementet de la ségrégation scolaire,parle de « démocratisation sé-grégative » : le système scolairese démocratise tout en conser-vant certaines distinctions; d’uncôté les grandes écoles, del’autre l’accès des étudiants aupremier cycle universitaire, parexemple.

Qu’attend-on réellement del’école républicaine? Veut-onqu’elle soit un vecteur d’ascen-sion sociale pour certains etde préservation de l’entre-soipour d’autres ? Ou souhaite- t-on sincèrement jouer le jeude l’école commune? Effectuantun retour historique, Patrick Du-bois, maître de conférences ensciences de l’éducation, atrouvé réponse à ces questions;depuis toujours, deux concep-tions s’opposent: « Si FerdinandBuisson paraît prêt, en son nom[celui du paradigme méritocra-tique], dès la fin de la décennie1880, à œuvrer pour la mixitésociale des premières classes,Gabriel Compayré refuse qu’ilserve de caution à la moindreremise en cause de la spécificitéde l’ordre secondaire classique.Quant à Henri Marion, il jugepourtant prudent de ne pas

heurter les aspirations ségré-gatives de la clientèle bour-geoise. Repoussant à plus tardtoute tentative de réforme, ilrejoint de facto le conservatismesocial de Gabriel Compayré1. »Les Républicains étaient pour-tant opposés à « l’afflux de pu-blics inappropriés » dans l’en-seignement secondaire. « Mêmequand il se veut rassurant, lediscours officiel laisse transpa-raître en creux l’inquiétude dudésordre social que pourraitengendrer un usage perverti dusavoir, conduisant des sujets àune revendication indue de mo-dification de leur état2. »

« Je suis méritant, parce quej’ai franchi toutes les barrières »,entend-on souvent dans labouche de ceux qui ont réussi.Le célèbre ouvrage du philo-sophe et sociologue EdmondGlobot, La Barrière et le Niveau3,analyse cette compartimen -tation du système républicainfrançais, que nous déploronstous sauf quand nous en avonsl’usage… Les effets de barrièrejouent du reste un rôle importantdans la mythologie républicaineoù le fait d’être plus travailleur,plus méritant que les autres,est souvent érigé en vertu. LaFrance est éprise d’égalité maisa un fonctionnement institu-tionnel méritocratique, comme

aurait pu le dire Alexis de Toc-queville. Les enquêtes Pisa4

montrent que nous avons l’undes systèmes les plus fragmen-tés et hiérarchisés au monde,alors que nous sommes sansdoute le pays qui a fait la plusgrande promotion de l’égalité.Or on ne peut pas obtenir demixité sociale dans une écolefragmentée et hiérarchisée.

Les facteurs de fragmentationsont multiples en France. Offi-ciellement, par exemple, on nepeut pas choisir son école,contrairement à d’autres payscomme le Brésil, par exemple,où le marché scolaire est offi-cialisé, entre écoles étatiques,écoles municipales et écoles dumarché. En France, en dépit dela sectorisation, des mécanismespermettant à certaines classesde ne pas se mélanger à d’autresont toujours été maintenus. Lessociologues Michel Pinçon etMonique Pinçon-Charlot5, quiétudient particulièrement les comportements des élites so-ciales, parlent des logiques sé-cessionnistes des classesmoyennes et supérieures. Si, se-lon eux, il n’existe pas en Francede volonté de communautarismegénéralisé de la part des classespopulaires, les classes moyenneset supérieures tendent à éviterde côtoyer les autres et d’appar-tenir à un même monde commun,et s’en affranchissent souvent.

La manière dont la mixité so-ciale a été travaillée dans l’es-pace de la ville peut aider àmieux comprendre cet objetextrêmement complexe. Lestravaux de Jean-ClaudeChamboredon et MadeleineLemaire6 en 1970 et ceux,

plus récents, de Sylvie Tissot,spécialiste des questions deségrégation socio-spatiale etde gentrification, détaillent lamanière dont le credo de lamixité sociale est apparu dansles politiques urbaines desannées 1960-1970, au mo-

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Mixité sociale contre ségrégation scolaire•CHOUKRI BEN AYED

1 Patrick Dubois, « Figuresde l’école juste

et politique scolaire dansles années fondatrices

de la TroisièmeRépublique », Revue

française de pédagogie,vol. 2, n° 159, 2007,p. 168 ; consultable

en ligne :http://rfp.revues.org/646.

2 Ibid.3 Edmond Globot,

La Barrière et le Niveau.Étude sociologique

sur la bourgeoisiefrançaise moderne,

Puf, coll. « Le lien social »,2010.

4 Le programme Pisa(acronyme pour Programfor International Student

Assessment, en anglais, etpour Programme

international pour le suivides acquis des élèves,

en français) est un ensemble d’études

menées par l’Organisationde coopération

et de développementéconomiques (Ocde)

visant à la mesure des performances

des systèmes éducatifsdes pays membres

et non membres.L’enquête est triennale.

5 Lire, notamment, de ces auteurs :

Les Ghettos du Gotha :comment la bourgeoisie

défend ses espaces, Le Seuil, 2007. 6 Jean-Claude

Chamboredon et Madeleine Lemaire,

« Proximité spatiale,distance sociale.

Les grands ensembles et leur peuplement »,

Revue française de sociologie, vol. 11,n° 1, janv.-mars 1970,

p. 3-33.

La mixité sociale dans les politiques du logement

Une école républicaine égalitaire?

ment où elles s’orientaientvers les populations issuesde l’immigration. Le principede la mixité sociale est doncconcomitant de l’essor du dis-cours politique autour de l’in-tégration des populations im-migrées, voire de l’assimila-tion. Les sociologues urbainsappellent « logique de nor-malisation de la mixité so-ciale » le fait de faire cohabiterles étrangers avec des Fran-çais afin que les premiers seconforment au mode de vieconsidéré comme légitime. Lamixité sociale n’est donc pas,dans cette conception, la dé-couverte de l’autre, de sa ri-chesse, mais plutôt, selon Syl-vie Tissot, un fantasme de« la gestion des populations7 ».

Le concept de mixité socialea été introduit par Paul-HenryChombart de Lauwe, urbanistedes années 1950-1960, quipensait que les grands ensem-bles allaient enfanter une nou-velle classe sociale, la grandeclasse moyenne unifiée,consommatrice, à rebours del’approche marxiste de la villeque promouvait notamment lephilosophe Henri Lefebvre.

Or Chamboredon et Lemairemontrent que la proximité spa-tiale n’induit pas la proximitésociale. Ils observent aucontraire que la cohabitationentre les quelques classesmoyennes qui résident encoredans les logements sociaux etles classes populaires est trèsproblématique au quotidien –d’autant qu’elle n’est souhaitéepar personne – et engendreun sentiment d’humiliation, dehonte sociale pour ces der-nières, la proximité exacerbantles différences.

Quant à Sylvie Tissot, elle mon-tre comment le recours au prin-

cipe de mixité sociale dans lespolitiques urbaines autorise lesbailleurs sociaux et les muni-cipalités à pratiquer des caté-gorisations socio- ethniques,parfois avec les meilleures in-tentions du monde, alors quela loi les interdit. Ainsi, la « vi-trine » de la mixité sociale peutfavoriser la sélection de popu-lations européennes pour lapromotion de logements so-ciaux haut de gamme. En ter -

mes d’affichage politique, lequota de logements sociauxest atteint ; mais, sous couvertde mixité sociale, le contrôledes affectations de logements,qui exclut dans certains casl’accès de certaines popula-tions à certains types de loge-ments, est implicitement au-torisé. Sylvie Tissot nommecette résultante d’une politiquede mixité sociale « la discrimi-nation informelle ».

7 Lire notamment Sylvie Tissot, « Une« discriminationinformelle »? Usages du concept de mixitésociale dans la gestiondes attributions de logements Hlm »,Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 4, n° 159, 2005,p. 54-69. 8 « La mixité sociale à l’école et au collège »,rapport au ministre de l’Éducation nationale,présenté par JeanHébrard, mars 2002.Consultable en ligne :http://media.education.gouv.fr/file/75/2/2752.pdf.9 Lire notamment « Les signes et manifestationsd’appartenance religieusedans les établissementsscolaires », rapport de l’Inspection généralede l’Éducation nationaleau ministre de l’Éducationnationale, coordonné� par Jean-Pierre Obin,juin 2004. www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/074000509.pdf10 Voir Bruno Latour, Un monde pluriel mais commun, entretiens avec FrançoisEwald, Éditions de l’Aube ; et les entretiens diffuséspar Radio France sur France Culture au cours de l’émission « À voix nue », « Monde en cours. Intervention »,2003.

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CHOUKRI BEN AYED•Mixité sociale contre ségrégation scolaire

La question de la mixité socialeet, corrélativement, de la relé-gation, de la ségrégation, alongtemps été évitée par l’Édu-cation nationale ; car commentaborder ce sujet dans lecontexte républicain de l’indif-férence aux origines? Peu derapports officiels ont été pro-duits sur cette question, en de-hors de celui de Jean Hébrard,inspecteur général de l’Éduca-tion nationale, paru en 20028,puis, plus tard, de quelquesautres, dont celui de Jean-PierreObin9. Les termes de « mixitésociale » n’ont pas encore pourautant totalement fait leur entréedans l’espace scolaire.

Le concept est si flou qu’il peutenglober de nombreuses ac-ceptions : mixité sociale versusassimilation, mixité sociale ver-sus normalisation, mixité socialeversus intégration… L’étude dela littérature grise, scientifiqueou politique, permet de dégagersix acceptions, qui n’ont pasdu tout les mêmes propriétéset, surtout, pas les mêmesconséquences institutionnelles :

1. L’idéal de coexistence entregroupes sociaux. C’est cequi induit la construction de

la cité. Il s’agit de l’école deségales dignités, qui prône unesymétrie entre les élèves. Si,comme le dirait le sociologueBruno Latour10, il s’agit deconstruire un monde plurielmais commun, on peut ac-cepter de le construire dansla symétrie: les élèves sontdifférents au sens de leur his-toire et de leur condition, maiségaux au sens de leur valeur.

2. Un enjeu de socialisation.Dans cette acception de lamixité sociale, les rapportsentre élèves sont penséscomme des rapports d’altérité.On retrouve là l’idée qu’il estbon que les élèves des classespopulaires fréquentent lesélèves des classes moyennesen vue de produire une élé-vation culturelle, une élévationdes ambitions, sous-entendantpar là que la culture desclasses populaires est pauvreet leurs ambitions au rabais.Une partie de la littérature,notamment des recherchesanglo-saxonnes, alimentecette idée. Mais de quoi parle-t-on finalement ici? De mixitésociale? de mixité scolaire?de niveau scolaire? de mixitéethnique? Car, lorsque des

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La mixité sociale dans l’espace scolaire

élèves d’origine maghrébine,par exemple, concentrés pour-tant dans les mêmes établis-sements, obtiennent 18 demoyenne au bac, aucun pro-blème de mixité sociale ouscolaire n’est plus évoqué,leur milieu n’apparaît plus dutout alors comme patholo-gique… L’école doit absolu-ment se soucier de son rap-port aux cultures et clarifiersa position. Il y a dans l’école,comme dans l’espace urbain,des visions post-colonialesde la mixité sociale qui doiventêtre exprimées clairement ettravaillées en commun.

3. Un principe de justice sco-laire. Sous cet angle, la mixitésociale est abordée commeun principe de justice, dont lependant serait la ségrégationcomme entrave à l’égalité.Luc Boltanski parlerait d’une« vision industrielle11 » dumonde scolaire, selon laquellel’école se doit de rendre unservice performant que la sé-grégation vient contrarier.Cette vision libérale de l’écoleest souvent celle des paysanglo-saxons; on la retrouveégalement dans les rapportsinternationaux. Quand le rap-port Pisa préconise de luttercontre la ségrégation scolaire,ce n’est pas parce qu’il s’in-digne du sort des élèves sé-grégués, mais parce que laségrégation nuit à la perfor-mance – car la mixité socialefavorise dans l’ensemble laréussite scolaire.

4. La qualité de l’éducationreçue. Cette acception rejointla précédente. Si l’on consi-dère, en forçant le trait, quele mode de gouvernance despolitiques publiques revientà une « démarche qualité »,alors la ségrégation ne relèvepas de la qualité.

5. Une injonction institution-nelle. Dans ce contexte, lamixité sociale revient à uncommandement de politiquepublique et devient un outilde management public, sanstoutefois qu’elle soit définieet que soit décrite la manièred’y parvenir. Les circulairesde Claude Allègre à la fin desannées 199012, qui enjoi-gnaient les chefs d’établis-sement à « faire de la mixitésociale », sont un bon exem-ple de cette conception.

6. Un déterminant des par-cours scolaires. Dans cetteacception, on considère lamixité sociale comme l’undes vecteurs de la lutte contreles inégalités, car ayant uneinfluence sur les conditionsde scolarisation des élèves,donc sur leurs acquisitionset parcours scolaires.

Ces différentes acceptions re-lèvent d’autant de pôles sé-mantiques ; dans l’ordre : unpôle humaniste (idéal de coexistence) ; un pôle moraliste(socialisation) ; un pôle distri-butif (libéral) ; un pôle moder-niste (la qualité) ; un pôle bu-reaucratique gestionnaire (l’in-jonction) ; enfin, un pôle égali-tariste-cognitiviste (parcours).

Selon Agnès Van Zanten13, lamixité sociale n’est en tout caspas une question d’« arithmé-tique », en ce sens qu’il nes’agit pas de s’arrêter à la seule

composition des établisse-ments, mais qu’il faut s’inter-roger sur ce qu’on cherche àobtenir : la mixité sociale est-elle un moyen de parvenir à unmonde d’égale dignité ou sert-elle, encore une fois, à conforterla méritocratie et la performancescolaire? Octroyer un « bonusmixité » aux établissements quiparviennent à être à la fois at-tractifs et mixtes – faisant ainside la mixité sociale un objetd’attractivité – revient à utiliserla mixité sociale comme levierde la concurrence scolaire entreétablissements. D’autant quel’on peut toujours s’arrangeravec les chiffres : si un établis-sement comptant cent élèvesen fait entrer dix venant declasses populaires, il fait unbond de 10 % en matière demixité sociale. C’est une lecturequasi comptable, bureaucra-tique, de la mixité sociale.

C’est ce que l’on constate dureste dans l’ouvrage SciencesPo – De La Courneuve à Shan-ghai14, dans lequel Richard Des-coings, ancien directeur deSciences Po, évoque les proposouvertement racistes qu’il a dûaffronter de la part des élèves,de leurs parents et de certainsenseignants de Sciences Polors de la mise en place desconventions Zep-Sciences Po.Les indicateurs de mixité ontcertes progressé au sein del’institution, mais il a fallu enpasser par un travail importantà l’intérieur de l’école.

11 Lire notamment Luc Boltanski

et Laurent Thévenot, De la justification.

Les économies de la grandeur,

Gallimard, 1991.12 Circulaire n° 98-263

du 29 décembre 1998, de Claude Allègre,

proposant de « mieuxéquilibrer » la cartescolaire afin d’éviter une « hiérarchisation

excessive » des établissements

scolaires.13 Lire notamment

Agnès Van Zanten, Choisir son école.

Stratégies familiales et médiations locales,

Puf, 2009.14 Richard Descoings,

Sciences Po – De La Courneuve

à Shanghai, Presses de Sciences Po, 2007.

15 De la justification. Les économies

de la grandeur, op. cit

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Mixité sociale contre ségrégation scolaire•CHOUKRI BEN AYED

Aujourd’hui, la mixité socialeest en passe de devenir la« sphère de légitimité », commedirait Luc Boltanski15, de toutesles politiques éducatives. Il s’agitnotamment d’articuler mixité etattractivité, ce qui revient im-

plicitement à stimuler une formede hiérarchie éducative qui pré-cisément est à l’origine des pro-cessus ségrégatifs.

Ne faudrait-il pas plutôt revenirà une égalité d’offre scolaire et,

Mixité sociale et attractivité

de manière générale, à une éga-lité de traitement des citoyens?

Ce qui se passe dans l’écolese produit également dans l’hô-pital. Les institutions publiquesdemandent aux hôpitaux de tra-

vailler à des indicateurs d’at-tractivité et de qualité. Désor-mais, il faut consulter le palma-rès des hôpitaux dans la pressehebdomadaire pour être prévenudes risques qu’on encourt enallant dans tel hôpital plutôt que

dans tel autre. Notre histoireest celle de l’égalité républicainesur tout le territoire. Le critèred’attractivité soumet les élèvesfrançais à l’aléa de leur affecta-tion et pèse nécessairement surleur destin scolaire.

.16 Lire notammentGwénaële Calvès,La Discrimination positive,Puf, 2010.17 Les politiques de discrimination positivefont l’objet de débats vifset récurrents aux États-Unis, et de requêtespoussant la Cour suprêmeà trancher. Lire, à titred’exemples : Gilles Paris,« La discriminationpositive à nouveau en débat aux États-Unis »,Le Monde,12 décembre 2015 ; « La Cour suprêmeaméricaine interdit la discrimination positiveà l’école », Le Monde.fr,avec Afp et Ap, 28 juin2007.18 Lire notamment Daniel Sabbagh, « Les discriminationspositives », Critiqueinternationale, vol. 4,n° 17, 2002, p. 128-130.

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CHOUKRI BEN AYED•Mixité sociale contre ségrégation scolaire

Il est important de différenciermixité sociale et déségrégation,terme peu usité en France. Sila mixité sociale est une poli-tique d’affectation des élèvesdans les établissements sco-laires, elle est avant tout unepolitique de droit commun. Au-jourd’hui, on affecte les élèvesdans les établissements enfonction d’une carte scolairecomportant comme principauxcritères le domicile et la démo-graphie de la commune ; lamixité sociale n’en fait pas par-tie. Il s’agirait de penser deszonages de la carte scolaire fa-vorisant davantage la mixité so-ciale, où l’affectation des élèvesdans les établissements sco-laires se ferait en fonction deleur lieu de résidence et d’indi-cateurs de l’origine sociale,voire de l’origine ethnique.

La politique de déségrégation,quant à elle, a notamment étémise en place aux États-Uniset en Afrique du Sud pour luttercontre des situations de ségré-gation très lourdes, résultantdu passé de ségrégation racialeofficielle de ces pays. Il s’agitd’une politique d’exception,s’émancipant du droit commun:elle permet par exemple de ci-bler un enfant noir parce qu’ilest noir et de lui proposer desavantages auxquels un enfantblanc n’aura pas droit. Cettepolitique consiste donc à au-toriser des ciblages différenciéset une discrimination positive.

Dans ses travaux sur le sujet,Gwénaële Calvès16, professeurede droit public à l’université deCergy-Pontoise, qui a menédes travaux sur les politiquesde quotas, s’interroge sur labase juridique qui permettraitd’appliquer une politique dediscrimination positive enFrance, alors que l’actuelleConstitution ne l’autorise pas.

Autre caractéristique de la dé -ségrégation : elle n’est jamaismassive. Elle ne pourrait pasconsister à décider par exempleque tous les enfants de tel quar-tier de Chicago soient scolarisésà tel endroit ; mais elle peutprévoir plutôt d’inciter les en-fants de minorités ethniques àcandidater à tel établissementdans lequel il n’y a que desBlancs en leur ouvrant plus dechances d’y accéder qu’un en-fant blanc. Par ce mécanisme,on « déségrègue » progressi-vement. Toutes les politiquesde déségrégation scolaire, sansexception, se font par le biaisde candidatures individuellesdes élèves. Parce que déplacerautoritairement des enfants noirsdes ghettos de Chicago dansdes établissements qu’ils n’ontpas choisis n’est en revanchejuridiquement pas concevable.

En France, un courant existequi prône le ciblage ethnique,alors que, dans le même temps,la discrimination positive a étéabrogée par la Cour suprême

américaine17, les Blancs portantplainte pour discrimination, etles Noirs, une fois promus dansun établissement, souhaitantêtre reconnus pour la qualitéde leurs études et non pourleur couleur de peau. Par ail-leurs, ces politiques pâtissaientde biais, comme ce que la lit-térature américaine nomme la« falsification ethnique », pro-cessus qui consiste à falsifierson appartenance ethnique pourbénéficier des politiques dedéségrégation, l’appartenanceethnique étant en effet auto-déclarative aux États-Unis.

Abandonnant ces politiques dedéségrégation, les États-Unisse tournent désormais davan-tage vers ce que Daniel Sab-bagh appelle des « équivalentsfonctionnels18 ». Pour aider lesplus pauvres ou les minoritésethniques, des politiques pu-bliques territoriales sont au-jourd’hui mises en œuvre: telquartier est par exemple sec-torisé avec telle université, au-torisant tous les élèves à y avoiraccès sans être catégorisés in-dividuellement ni avoir besoinde postuler. Le territoire est uti-lisé comme un équivalent fonc-tionnel du critère de « race ».

Avec ces nouvelles politiquespubliques, les pays différentia-listes se rapprochent donc au-jourd’hui du modèle françaisd’organisation des institutions ;tandis que la France tend au-jourd’hui à se rapprocher dece système qu’ils ont aban-

Mixité sociale versus déségrégation

19 Lire notamment« Pourquoi pas

un « bonus mixitésociale »? », Le Parisien,

15 juin 2015. 20 Article 2 de la loi

n° 2013-595 du 8 juillet 2013

d’orientation et de programmationpour la refondation

de l’École de la République (qui

confie notamment au service public

de l’éducation la missionde veiller à « la mixité

sociale des publicsscolarisés au sein

des établissementsd’enseignement »),

modifiant l’article L. 111-1du code de l’éducation ;

article L. 213-1 du même code,

modifié par l’article 20 de la loi

du 8 juillet 2013(prévoyant dorénavant

que « lorsque celafavorise la mixité sociale,

un même secteur de recrutement peut être

partagé par plusieurscollèges publics situés à l’intérieur d’un mêmepérimètre de transports

urbains »).21 Circulaire n° 2014-181du 7 janvier 2015 relative

à l’amélioration de la mixité sociale

au sein des établissements

publics du second degré.

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donné, en envisageant d’oc-troyer des bonus mixité19.

Le débat autour de ces modesd’organisation des politiquespubliques mérite d’être ouvert

bien au-delà de la mixité sociale,car le pacte républicain et notreprojet de société y sont inter-rogés. La vertu des politiquesde peuplement collectives estde donner aux élèves un droit

juridique d’accès à l’établisse-ment dont dépend leur lieu derésidence, droit qui n’existe pasdans les politiques de hiérar-chisation des candidatures in-dividuelles.

Mixité sociale contre ségrégation scolaire•CHOUKRI BEN AYED

Depuis 2013, la mixité socialeest inscrite dans le code del’éducation20, devenant ainsiune mission du service publicd’éducation. Un premier décretd’application ainsi qu’une cir-culaire21 précisent les modalitésde la loi. Celle-ci s’avère toute-fois très complexe à mettre enœuvre car, d’une part, la loifrançaise interdit la catégorisa-tion ethnique, et, d’autre part,le ministère ne contrôle pasl’ensemble de sa mise en œu-vre. Dans le premier degré, lacarte scolaire dépend intégra-lement des municipalités – selonle principe constitutionnel dela libre administration des col-lectivités locales. C’est ainsiqu’une ville comme Limoges(130 000 habitants intra-muros)a tout à fait le droit de ne pasavoir de sectorisation du premierdegré. Dans le second degré,la responsabilité de la sectori-sation relève depuis 2004 desconseils départementaux, l’Édu-cation nationale conservant lapolitique d’affectation et d’at-tribution-dérogation. Il existeainsi au moins deux opérateurssur un territoire qui n’ont ni lesmêmes fonctions ni les mêmesenjeux – auxquels s’ajoutentparfois des enjeux électoraux.

Penser la mixité sociale à l’écolesuppose de rebâtir en profon-deur l’organisation de nos poli-tiques éducatives. Le ministère

de l’Éducation nationale a consi-déré qu’imposer la mixité socialepar décret ne fonctionnerait pas.Non pas parce qu’il n’a pastoutes les prérogatives pour lamettre en œuvre, mais parcequ’il estime qu’une solutionunique, qui ne tiendrait pascompte des spécificités territo-riales, serait vouée à l’échec.

Une expérimentation, encadréepar un comité scientifique, aété lancée avec des départe-ments volontaires (encadré pageci-contre). Dans ce cadre, leministère a publié un vade- mecum qui propose différentsscénarios de mise en œuvre,allant de la sectorisation auxpolitiques d’affectation diffé-renciées en fonction des can-didatures individuelles. Certainsdépartements se sont donnécomme échéance la rentrée2017, d’autres, envisageant desactions plus complexes, se lais-sent davantage de temps.

Quelle suite aura cette expéri-mentation commençant dansle contexte particulier de l’élec-tion présidentielle de 2017 ?La question reste ouverte. �

Ouvrages de Choukri Ben Ayed sur les questions de mixité sociale et de ségrégation scolaire

• Carte scolaire et marché sco-laire, Du temps, 2009.

• « La mixité sociale dans l’es-pace scolaire, une non-poli-tique publique », in ChoukriBen Ayed et Franck Poupeau(dirs), « École ségrégative,école reproductive », Actesde la recherche en sciencessociales, vol. 5, n° 180, 2009.

• Le Nouvel Ordre éducatif local.Mixité, disparités, luttes lo-cales, Puf, « Éducation et so-ciété », 2009.

• École: les pièges de la concur-rence. Comprendre le déclinde l’école française, avec Syl-vain Broccolichi, Danièle Tran-cart et al., La Découverte,« Cahiers libres », 2010.

• L’École démocratique. Versun renoncement politique?,Armand Colin, 2010.

• La Mixité sociale à l’école.Tensions, enjeux, perspectives,Armand Colin, 2015.

Une démarche engagée par le ministère de l’Éducation nationale pour renforcerla mixité sociale

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CHOUKRI BEN AYED•Mixité sociale contre ségrégation scolaire

EXPÉRIMENTATION POUR UNE MIXITÉ SOCIALE SCOLAIRE

Lancée le 9 novembre 2015 par le ministère de l’Éducation nationale,

cette expérimentation souhaite encourager une « troisième voie » pour atteindre

la mixité sociale à l’école, entre les solutions classiques de suppression pure et simple

de la carte scolaire (voie empruntée en 2007, dont la Cour des comptes a vite perçu

les effets « ghettoïsants ») et, au contraire, une « rigidification » de la carte scolaire.

17 départements pilotes volontaires se sont lancés dans cette expérimentation :

Bas-Rhin, Charente-Maritime, Doubs, Eure-et-Loir, Haute-Garonne, Haute-Loire,

Haute-Savoie, Hérault, Ille-et-Vilaine, Indre-et-Loire, Loire, Maine-et-Loire,

Meurthe-et-Moselle, Paris, Puy-de-Dôme, Seine-Saint-Denis et Tarn.

Le 13 décembre 2016, une journée était organisée par le ministère pour faire le point

sur les premiers retours d’expériences, un an après le lancement de la démarche.

Néanmoins, ces expérimentations en matière de mixité ne passent pas toujours

très bien auprès des classes sociales plus favorisées, comme le relate un article d’Aurélie Collas

paru dans le journal Le Monde en décembre 2016 (voir ci-dessous).

Pour en savoir plus, lire :

• Valérie Liquet, « Mixité au collège : premiers retours d’expériences des territoires pilotes », Localtis, 14 décembre2016.www.localtis.info/cs/ContentServer?pagename=Localtis/LOCActu/ArticleActualite&jid=1250271915874&cid=1250271915019&nl=1

• Le dossier de presse « Agir pour la mixité sociale et scolaire au collège : retours d’expériences et projets desterritoires pilotes », ministère de l’Éducation nationale.www.education.gouv.fr/cid110766/agir-pour-la-mixite-sociale-et-scolaire-au-college-retours-d-experiences-et-projets-des-territoires-pilotes.html/

• Le vade-mecum « Agir sur une mixité sociale et scolaire dans les collèges », février 2015, élaboré par le ministèrepour appuyer les démarches d’expérimentation et proposant divers scénarios pour avancer vers la mixité socialeà l’école.https ://fr.scribd.com/doc/297666868/Agir-pour-la-mixite-sociale-et-scolaire/

• Aurélie Collas, « Collège : à Paris, un effort de mixité qui passe mal », Le Monde, 10 décembre 2016. www.lemonde.fr/education/article/2016/12/10/college-a-paris-un-effort-de-mixite-qui-passe-mal_5046794_1473685.html/

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Les publications de Profession Banlieue

� 2015 – Renouvellement urbain, mixité sociale et attribution des logements sociaux, DRIANT Jean-Claude (Dir.), Collection: Groupe de travail.

� 2012 – Politique de peuplement, lutte contre la ségrégation et mixité sociale. Les logiques, lesenjeux et les risques pour la Seine-Saint-Denis, BADIA Benjamin, BARONNET Juliette, GOUBINAgnès, VANONI Didier, Collection: Les Ateliers.

� 2005 – Mixité sociale, un concept opératoire?, GENEST Sigrine, KIRSZBAUM Thomas, LELÉVRIERChristine, VIEILLARD-BARON Hervé, Collection: Les Cahiers.

� 2004 – Des écoles, des familles, des stratégies…, ESTERLE Maryse, MARTINE Paul, OBERTIMarco, RHEIN Catherine, RINGARD Jean-Charles, ROCHEX Jean-Yves, Collection: Les Cahiers.

Autres éditions

� 2016 – Mixité sociale, et après?, BACQUÉ Marie-Hélène (Coord.), CHARMES Éric (Coord.),Collection: La vie des idées, Presses universitaires de France.

� 2013 – Changeons de regard sur les quartiers. Vers de nouvelles exigences pour la rénovationurbaine, PEIGNEY Fabrice, Comité d’évaluation et de suivi de l’Anru, La Documentation fran-çaise.

� 2012 – La rénovation urbaine: pour qui? Contributions à l’analyse des mobilités résidentielles?,BOURDON Daniel, FAYMAN Sonia, LELÉVRIER Christine, NOYÉ Christophe, Comité d’évaluationet de suivi de l’Anru, La Documentation française.

� 2008 – La carte scolaire, OBIN Jean-Pierre, VAN ZANTEN Agnès, Collection: Que sais-je?,Presses universitaires de France.

� 2007 – L’école dans la ville. Ségrégation, mixité, carte scolaire, OBERTI Marco, Collection:Sociétés en mouvement, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.

� 2006 – Les inégalités socio-spatiales d’éducation. Processus ségrégatifs, capital social et politiquesterritoriales, BEN-AYED Choukri (Coord.), BROCCOLICHI Sylvain (Coord.), TRANCART Danièle(Coord.), Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale, ministère de l’Environ-nement, ministère de la Recherche.

� 2005 – L’apartheid scolaire. Enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges, FELOUZISGeorges, LIOT Françoise, PERROTON Joëlle, Éditions du Seuil.

� 2004 – Quel est l’impact des politiques éducatives? Les effets de la ségrégation sociale de l’envi-ronnement scolaire : l’éclairage de la recherche, DURU-BELLAT Marie, Commission du débatnational sur l’avenir de l’école.

� 2003 – Ségrégation urbaine et intégration sociale, FITOUSSIJean-Paul, LAURENT Éloi, MAURICE Joël, Conseil d’analyseéconomique, La Documentation française.� 2002 – École, ville, ségrégation. La polarisation sociale etethnique des collèges dans l’académie de Bordeaux, FELOUZISGeorges, LIOT Françoise, PERROTON Joëlle, Université Victor-Segalen, II2.� 2001 – L’école de la périphérie : scolarité et ségrégation en ban-lieue, VAN ZANTEN Agnès, Collection : Le Lien social, Pressesuniversitaires de France.

Revue

� 2015 – « L’école, entre national et local », Diversité, n°181, sep-tembre. �

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