ETUDES DE LITTERATURE ETRANGERE ET COMPAREE MYTHES

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ETUDES DE LITTERATURE ETRANGERE ET COMPAREE MYTHES - IMAGES, REPRESENTATIONS Actes du XP/^ congr ès (LIMOGES, 1977) de la SOCIETE FRANÇAISE DE LITTERATURE GENERALE ET COMPAREE recueillis et présentés par Jean - Marie GRASSIN Publication de TRAMES Travaux et Mémoires de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Limoges Collection Littérature Comparée Diffusion : DIDIER ERUDITION - 40, riie du flija Moulin - 75005 PARIS TRAMES, Université de Limoges - 39,^î««^iûlle Guérin - 87036 LIMOGES

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E T U D E S DE L I T T E R A T U R E E T R A N G E R E ET C O M P A R E E

MYTHES -IMAGES, REPRESENTATIONS

Actes du X P / ^ congrès (LIMOGES, 1977) de la SOCIETE FRANÇAISE DE LITTERATURE GENERALE ET COMPAREE

recueillis et présentés par Jean - Marie GRASSIN

Pub l i ca t i on de T R A M E S Travaux et Mémoires de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Limoges

Collection Littérature Comparée

Diffusion : D I D I E R E R U D I T I O N - 40, riie du flija Moulin - 75005 PARIS

T R A M E S , Université de Limoges - 39 ,^ î««^ iû l l e Guérin - 87036 LIMOGES

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CONCLUSION DU SYMPOSIUM : « MYTHES : DOMAINE ET METHODES »

R. TROUSSON

Si l'on songe au discrédit dans lequel étaient tombées, voici quelque dix ans, les études de thèmes, mythes, personnages légendaires, etc. — en gros, ce que l'on nommait volontiers la Sîoffgeschichte, on est en droit de joindre à une certaine surprise, la joie de voir un Congrès de la Société Française de Littérature Générale et Comparée leur faire aujourd'hui une place aussi considérable.

Nous sommes donc loin de l'époque où ces études se voyaient intenter un procès, à la fois par les historiens, qui leur reprochaient de se fonder sur une continuité illusoire et des rapprochements gratuits, et par les partisans de r « œuvre en soi », qui ne consentaient à y voir que la survivance d'un posi­tivisme éculé et d'un historicisme myope. Après avoir bénéficié d'une concep­tion assouphe du comparatisme, où la notion de comparaison et de confluence s'est implantée à côté de celle d'influence et de relation de fait, nos études ont suscité, en un peu plus d'une décennie, nombre de travaux exemplaires et retenu l'attention des théoriciens, tandis que se multipliaient les discussions méthodologiques. Elles se sont enfin enrichies, nous venons de le constater, des apports récents de la critique formaliste, structuraliste, sociologique ou psychanalytique, qui en ont renouvelé les ressources, élargi les perspectives, diversifié les résultats.

Aussi bien ne me semble-t-il pas exagéré de dire que les trois jours qui viennent de s'écouler, fertiles en débats et discussions, constituent un signe capital de cette renaissance. Non seulement les exposés présentés attestent de la manière la plus éloquente un développement décisif dans un secteur parti­culièrement important des recherches littéraires en général et du comparatis­me en particulier, mais une telle rencontre pluridisciplinaire permet aussi d'apprécier, et la fécondité, et la diversité des travaux.

Diversité parfaitement perceptible d'ailleurs, puisqu'on a vu ces travaux s'articuler simultanément sur plusieurs plans.

Au rang des études « classiques », je rangerais volontiers celles de Mme Tuzet et de MM. Couffignal, Grassin, Renauld et Rousset. Ici, un

TRAMES, Mythes, Images, Représentations (Actes du Congrès de Littérature Générale et Comparée, Limoges 1977).

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personnage ou une situation exemplaires sont suivis dans leur devenir histo­rique, tout au long de leurs mutations successives, dans leur constante palin-génésie. A ces « travaux pratiques » illustrés par Adonis, Don Juan ou Thésée, la plupart des auteurs ont joint les considérations méthodologiques que leur ont inspirées leur expérience personnelle et les difficultés inhérentes à leur sujet.

Mais il est clair que, très vite, les travaux ont débordé le cadre strict de ces perspectives diachroniques pour déboucher sur une interrogation à propos des rapports entre le mythe et la littérature. A cet égard, le très riche exposé de M. Sellier nous a montré comment on pouvait passer de l'un à l'autre et comment dépister les vestiges du mythe dans les productions littéraires. Tentant de le définir aux frontières de la saga, de la légende et du conte, présentant le mythe dans sa fonction essentielle de catalyseur, il ouvrait ainsi diverses directions de recherche qu'aOaieut fructueusement emprunter d'autres conférenciers.

C'est ainsi qu'à son tour M. Mûnch nous invitait à découvrir dans le mythe et la littérature deux langages parallèles, sinon entièrement superpo-sables : alors que le mythe est naturellement transcendance, métalangage, la littérature est une mimesis disposant de ressources aptes à transcender la réahté. Alors que le mythe dévoile une vérité, la littérature la crée. Que le mythe ancien subisse d'ailleurs, en passant à la littérature, des adaptations plus ou moins profondes, c'est ce qu'on fait voir les exposés de M. Keller e1 M. Vitanovic. Pour le premier. Racine modifie la portée de Phèdre paj r « effet d'inéalité », qui permet à la parole, à l'intérieur même de l'œuvre de transformer l'histoire en mythe ; pour le second, l'intervention du drama turge se marque par l'intériorisation de la fatalité dans l'expérience person nelle de la triste fille de Minos et de Pasiphaé.

Nous éloignant toujours davantage de la diachronie au profit de 1; synchronie, Mme Mathieu-Castellani a mis en évidence le fonctionnemen d'une véritable rhétorique du mythe dans la poésie baroque, et Mme Borde l'usage du mythe platonicien dans l'œuvre de François de Sales. Avec Mmi Jechovâ, nous avons vu encore ce mythe résulter de procédés stylistiques des images impressionnistes et sensualistes issues d'une doctrine mystiqui transcendent une perception subjective du monde en représentation mythj que. La notion de vision du monde était présente aussi dans l'analyse d M. Vareille, fondée sur les méthodes goldmanniennes. Avec lui, une littératur du constat objectif s'est vue en réahté investie par un mythe du labyrinthe qui porte simultanément témoignage d'une quête et d'un échec. .

On pourrait poursuivre cette enfilade de résumés, qui tous feraient 1 preuve de cette multipHcité des préoccupations que j'évoquais tout à l 'heur Mais il suffit.

Je n'ai pas prétendu, dans ce rappel coupablement eUiptique, rendre u compte exact des communications que nous avons entendues, ni surtout leu rendre justice. Les auteurs auront-Es reconnu, dans ces schémas réducteur leur pensée ainsi privée de ses nuances, de ses prolongements ou de s< « ancrages » ? Hélas, toute traduction, ici comme ailleurs, ne va pas sar trahison, pour laquelle Je me bornerai à plaider les circonstances atténuante

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Pour mettre à nu l'enchevêtrement des analyses les fils conducteurs, pour unifier des perspectives si diverses ou concilier des présupposés si variés, il eût fallu sans doute une ingéniosité qui m'a fait défaut. Car si elles furent variées, quelquefois complémentaires, les unes et les autres riches de leur spécificité conceptuelle et méthodologique, les communications, tout en s'inscrivant certes dans la problématique générale de notre Congrès, témoi­gnent aussi - qui s'en plaindrait ? - de l'excentrisme individualiste qui caractérise volontiers nos études. C'est pourquoi, loin de prétendre à embras­ser l'ensemble des problèmes soulevés ici, je souhaiterais m'en tenir à deux ordres de réflexion que m'ont suggérés, a moi qui n'ai rien fait, les propos de ceux qui ont œuvré à la réussite de cette rencontre : le premier conceme la terminologie, le second se rapportera à la méthodologie.

Vous aurez reconnu les deux voies semées d'embûches dans lesquelles P. Brunei, dans son exposé introductif, nous invitait - lucidement et perfi­dement peut-être — à nous engager. L'une et l'autre questions, souvent abor­dées au cours de nos séances, auront en tout cas manifesté la diversité fruc­tueuse à la fois et redoutable de ces entretiens.

En effet, quiconque serait venu ici avec l'espoir de s'initier aux arcanes d'une discipline monolithique ou de recueillir les prescriptions d'une sorte de droit canon, se trouverait sans doute bien décontenancé. L'appellation d'en­semble — Mythes, domaine et méthodes — pouvait paraître rassurante dans sa généralité. Et pourtant... Quels liens étabUr entre l'étude diachronique des mythes d'Adonis et de Don Juan pour laquelle Mme Tuzet et M. Rousset nous ont proposé de parfaites leçons de méthode, et la lecture métaphorique et symbolique que suggère Mme Nouhaud des mythes précolombiens affleurant dans l'œuvre d'Asturias ? En quoi le mythe de l'Eden, thème de situation caractéristique, dont M. Couffignal a évoqué le devenir, suscite-t-U la même approche et la même compréhension que le mythe du labyrinthe dans le roman contemporain, à la dimension à la fois sociale et existentielle ? Ne soupçonne-t-on pas enfin un abîme entre la mythocritique dont Mme Vieme a si bien développé les principes et, par exemple, l'hisLcire séculaire de < Thomas Becket esquissée par M. Grassin ? Ici, on cherche comment les structures permanentes de l'imaginaire se retrouvent dans l'œuvre, comment des images archétypales informent et imprègnent la littérature ; là, on se pro­pose l'étude de la réception d'un personnage et d'une situation au long d'un itinéraire culturel et historique. Dans tous ces cas, pourtant, nous avons parlé, uniformément, de mythes.

A l'auditeur attentif que je me suis efforcé d'être, il est apparu que nos études souffraient peut-être aujourd'hui d'une surabondance de biens - le mal est du reste plutôt sympathique - mais aussi, et c'est plus gênant, d'une cer­taine confusion au niveau de la terminologie : parlant tous de mythes, sommes-nous bien assurés de parler tous de la même chose ? Sommes-nous certains que nos propos éveillent, dans l'esprit de nos interlocuteurs, les mêmes échos que dans le nôtre ?

Amené, dans ses Confessions, à définir la notion de temps, saint Augustin s'effare soudain de se trouver démuni devant ce qui lui avait paru évident : « Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande

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et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. » Pour ma modeste part, j'avoue être tenté, sur ce point, de me convertir à l'augustinisme.

Car enfin, qu'est-ce qu'un mythe, et à quelle autorité suis-je censé me référer ? Me tournant vers l'histoire des religions, j'apprends de M. Delcourt qu'il s'agit d'un « essai d'explication d'une réalité sentie comme mystérieuse», explication souvent caractérisée par une persormalisation et reçue par le consensus coOectif ; pour M. Eliade, c'est « une histoire sacrée » située dans le temps fabuleux des commencements. Du côté de la psychanalyse, il désigné avec Ch. Mauron une sorte de focalisation des métaphores obsédantes qui le conduit au contraire à devenir strictement « personnel ». Du côté de la socio­logie, le mythe sera pour G. Sorel l'expression des convictions d'une collecti­vité, plus ou moins synonyme d'idéologie et dépourvu de toute persormalisa­tion comme de toute fonction étiologique, et il représentera pom R. Barthes un système de valeurs truquées. A moins encore qu'il ne soit, avec Etiemble, synonyme d'image déformée, d'interprétation erronée, ou encore, dans le vocabulaire de la littérature comparée, assimilable à « mirage », dans le sens où M. Maume nous a entretenus ce matin du mythe de l'Arabe dans le roman français. Et si j'admets encore avec R. Barthes que la tragédie racinienne consacre « le mythe de l'échec du mythe », reconnaissons que j'aurai du mal à décider à quel saint me vouer.

Le regretté P. Albouy a naguère tenté de nous préserver de ce que P. Brunei nommait un « signifiant flottant » en suggérant l'appellation de « mythe littéraire », lequel, disait-il, implique un récit, que l'auteur traite et modifie avec une grande liberté et auquel il prête une signification nouvelle. Sommes-nous cette fois tirés d'affaire et ferons-nous l'unanimité sur ce terme ?

En premier lieu, il n'est peut-être pas assuré que tout mythe littéraire implique un récit, et Mme Mathieu-Castellani l'a bien fait voir à propos de l'utilisation des figures mythologiques dans la poésie baroque. Cela peut se vérifier pour le mythe de situation, celui de l'Eden, comme l'a montré M. Couffignal, ou celui de Don Juan, dont M. Rousset a isolé les syntagmes. Ici, en effet, le mythe n'existe qu'en fonction d'une chaîne de données nar­ratives, d'une syntaxe du récit. Cela me paraît moins vrai pour un mythe de héros, où le récit primitif, non seulement est susceptible de variantes plus nombreuses, mais où le personnage, porteur de sens divers, tend encore à se rendre indépendant de tout récit explicite.

En second lieu, n'accepter le mythe qu'en tant que récit (c'est-à-dire sous la forme d'oeuvres littéraires élaborées) en se refusant à tenir compte de l'ensemble des apparitions du personnage mythique, présente le danger de rompre la continuité véritable de la tradition littéraire, et de n'accepter pour mythe qu'une manifestation tardive du personnage. C'est ce qui conduisait P. Albouy à noter : « La légende - (est-ce un synonyme de mythe ? ) - de Narcisse tient peu de place dans notre littérature, avant l'extrême fin du XIXe siècle ». Or L. Vinge a fort bien montré que Narcisse était au contraire très présent, du Moyen Age au XIX^ siècle, et que sa tradition n'avait rien à envier à celle que P. Albouy reconnaît à Diane ou à Hercule.

Enfin, comment concilier l'aspect collectif et l'obligation de palingé-

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nésie que le même critique attribue au mythe, avec la recomiaissance, chez Hugo par exemple, de « mythes persomiels », comme l'océan, les étoiles ou le cosmos ?

J'ajouterai que l'appellation de « mythe littéraire » me paraît entretenir une confusion supplémentaire. Nous pensons volontiers que le mythe est étroitement lié à la littérature, l 'un et l'autre se présentant, nous a dit M. Munch, comme un « langage concret total ». N'est-ce pas parce que nous avons tendance à perdre de vue que la mythologie gréco-latine, notre source princi­pale, s'est conservée dans une forme particulièrement élaborée, c'est-à-dire littéraire ? En réahté, lorsque nous autres comparatistes abordons Sophocle, Euripide ou Ovide, nous n'avons déjà plus affaire à des mythes, mais bien à une Uttérature mythologique, codifiée et formalisée par des artistes conscients sous un aspect très différent du matériau qui s'offre aux ethnologues. Le mythe n'y subsiste guère, pour reprendre l'expression de M. Sellier, que com­me « vestige », il y a perdu sa fonction étiologique et religieuse essentielle. Un spécialiste comme M. Eliade y a insisté, les mythes grecs classiques repré­sentent déjà le triomphe de l'œuvre littéraire sur la croyance. Rappelons-nous, par exemple, que dans le cas d'Cfedipe, les versions premières du mythe ne comportent aucune trace d'autopunition et que le héros, qui ne songe nullement à se crever les yeux, finit son existence sur le trône de Thèbes. C'est bel et bien Sophocle qui transformera le mythe primitif en tragédie, c'est-à-dire en œuvre httéraire possédant son sens et sa finalité propres. N'y a-t-il pas en fait qu'un rapport lointain entre l'étude des mythes et l'histoire d'Oedipe selon Sophocle, dont l'art a consisté précisément à transformer une succession chronologique d'événements en destin et à enfermer le récit dans une signification univoque ?

En outre, alors que R. Barthes nous dit que le mythe, dans l'acception qu'il lui prête, « ne se définit pas par l'objet de son message, mais par la façon dont il le profère », il est clair que la valeur originelle du mythe n'est nulle­ment littéraire : elle est dans les événements rapportés - pensons au mythe des âges chez Hésiode, à l'histoire de Pandore - et non dans la forme. Pour le mythologue, toutes les versions appartiennent sans doute au mythe ; en littérature, selon une perspective qui implique filiation, classement, jugement de valeur, le Prométhée de Gœthe n'apparaît en rien comme une variante possible de celui de Calderôn, ni le Prométhée enchaîné d'Eschyle comme une version parmi d'autres du mythe de Prométhée.

A l'ouverture indéfinie du mythe, matière brute, s'oppose la fermeture de l'œuvre littéraire, produit fini. Si, comme le disait M. Rousset, il n'y a pas de Don Juan hon des textes littéraires, il n'y a pas davantage, pour nous comparatistes, de Prométhée, d'Antigone ou de Phèdre extérieurs à Eschyle, à Sophocle, à Euripide. Cela est si vrai qu'un spécialiste comme J.-P. Vemant a pu montrer que la tragédie ne fait même son apparition, à la fin du VI^ siè­cle, que lorsque le langage du mythe cesse d'être réellement signifiant pour la Cité. Si nous tenons à rappeler les insondables origines des récits que nous analysons, ne conviendrait-il pas au moins, comme y insistait M. Sellier, de nous borner à user de l'adjectif « mythique », et encore à condition de le flanquer d'un substantif qui en préciserait le sens dans le cadre de nos études ?

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Car c'est bien de littérature, et non de mythes, que nous avons à nous occuper.

Nous ne saurions d'ailleurs tenir la discussion pour close par l'éventuelle élimination du terme mythe. Car enfin, à quelle catégorie aurons-nous recours pour désigner l'objet de nos études ? Parlerons-nous de motifs, de types, de fables, de légendes ? Mais ici encore, nous le savons, la question est loin d'être débrouillée. Evoquerons-nous, avec S. Jeune, des types légendaires, mythologiques, historiques, sociaux et professionnels, ou, avec Cl. Pichois et A.-M. Rousseau, de personnages littéraires et de types psychologiques, tels le. fou, le misanthrope, l'avare ? Dirons-nous, avec U. Weisstein, qu'il convient de parler de thème lorsqu'il est question d'un type individualisé, de motif dans le cas d'une situation ? Encore nous appartiendrait-il alors de distinguer entre cette « thématologie », terme créé autrefois par P. Van Tieghem, et la « thématique » selon la critique contemporaine, où le thème se fait existentiel, « réseau organisé d'obsessions » selon R. Barthes, sauf à être, pour J.-P. Weber, « un événement ou une situation infantiles », ou, pour J.-P. Richard, « une constellation de mots, d'idées, de concepts » ou encore, pour G. Genot, « un élément verbal ». C'est peut-être bien à propos du vocabulaire de nos travaux qu'U conviendrait de faire l'étude d'un mythe du labyrinthe ! Chaque auteur forge son outil selon ses besoins et selon les caractéristiques du sujet qu'il traite, mais il serait temps qu'à une idée correspondît un mot et que le principe de l'appellation contrôlée se répandît en thématologie comme dans le commerce des vins.

Entendons bien, du reste, que le souhait d'une terminologie plus rigou­reuse ne relève pas du seul souci scolastique de répertorier des catégories bien tranchées. Toutefois, comme le rappelait Saussure, « c'est une mauvaise méthode que de partir des mots pour définir les choses », et cela en particulier lorsque l'existence de réalités différentes entraîne l'appHcation de procédures différentes. J'en viens ainsi à la seconde réflexion que m'inspirait notre rencontre, et qui concerne cette fois la méthodologie.

Lorsque le mythe est entendu, selon le point de vue de Mme Jechovâ, comme quasi équivalent d'image poétique, on procède, pour autant que j'aie correctement compris sa démarche, par superposition de textes, par une lec­ture en filigrane permettant de repérer, chez un ou plusieurs poètes, la récur­rence d'une image qui, d'existentielle, devient représentation du monde. Nous sommes au niveau d'une lecture simultanée, d'une spectrographie des textes dans une ligne synchronique, étude qui renvoie enfin aux structures psychi­ques profondes de l'écrivain.

Avec le structuralisme génétique pratiqué par M. Vareille, nous voici au niveau des homologies structurales, des concordances entre œuvre et société. Ici encore, nous sommes bien renvoyés à un ailleurs du texte, aux rapports avec l'histoire et la sociologie, mais notre lecture demeure synchro­nique. La vision du monde qui s'en dégage ne suppose nulle récurrence, nulle palingénésie ; la méthode n'a pas à se fonder sur le retour obsessionnel d'un personnage ou d'une situation dans un devenir historique et culturel : le my­the, si mythe il y a, s'appréhende dans le présent ou dans un instant ponctuel de l'histoire.

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Lors même que, comme MM. Vitanovic et Keller, on étudie la modifi­cation du mythe dans la Phèdre racinienne, une comparaison s'instaure entre les structures et les significations. Mais le personnage de Phèdre et sa situation fondamentale ne sont pas pour autant replacés dans la chaîne ininterrompue du devenir du mythe. L'observation, à la limite, porte davantage sur Euripide et sur Racine, que sur Phèdre. Les œuvres sont analysées en elles-mêmes et pour elles-mêmes, plutôt que comme des agents de transmission dont l'indi­vidualité s'estomperait devant la permanence du thème.

En revanche, nous en revenons, semble-t-il, avec les exposés de Mme Tuzet ou de MM. Couffignal, Renauld et Rousset, à une conception plus classique de l'étude de thème. La diachronie et l'extension de l'enquête dans l'espace reprerment ici tous leurs droits, le personnage et la situation sont étudiés dans l'ensemble et la succession de leure manifestations, mis en rap­port avec le contexte historique, insérés dans l'évolution de l'esthétique, du goût et des mentalités. Le thème — j'avoue préférer ce terme à celui de mythe - reparaît comme un catalyseur, comme le point géométrique d 'un nombre élevé de facteurs de tous ordres.

Dans cette perspective, l'exposé de Mme Kushner nous a assurément livré un mode d'investigation d'une singulière efficacité qui, sur bien des points d'ailleurs, m'a paru se rencontrer avec la démarche prudente et systé -matique apphquée par Mme Tuzet à Adonis, par M. Couffignal au mythe de l'Eden, par M. Rousset à Don Juan. Dans tous ces cas, l'étude en quelque sorte « objective » du devenir historique du thème s'accompagne opportu­nément de questions essentielles sur les causes de ses mutations, elle cesse d'être ce que Mme Kushner nommait une « science contrôle », c'est-à-dire davantage préoccupée de vérifier la permanence du thème, que d'expliquer ses transformations.

Car notre discipline ne serait jamais que répertoriage à l'échelle inter­nationale, si elle ne trouvait dans les dénombrements entiers le prétexte à des réflexions capitales : pourquoi tel thème connaît-il à telle époque un succès particulier ? Qu'est-ce qui détermine vers lui l'attirance de tels auteurs et non de tels autras ? Pourquoi thèn^e aux réincarnations multiples s'éteint-il au-delà de certaines frontières ? Si le thème occupe, comme y insistait M. SeUier, une place stratégique au carrefour des sciences humaines, c'est bien, en effet, parce qu'il constitue un objet littéraire privilégié. Infiniment perméable aux variations de l'histoire, étroitement inféodé à une conscience culturelle en perpétuelle mouvance, idéalement apte à revêtir tous les sym­boles comme à servir toutes les idéologies, il est un témoin permanent, le réactif par excellence. C'est pourquoi, du reste, il ne me paraît prendre tout son sens que dans l'histoire et dans une tradition continue ; seule la perspec­tive diachronique nous préserve des gauchissements, des interprétations erronées, des conclusions hâtives.

On nous l'a rappelé cependant, il est un moment de l'enquête où la synchronie paraît reprendre ses droits. Ne convient-il pas en effet, en guise de préalable à l'examen diachronique, de définir ce que M. Rousset nomme le scénario du mythe, c'est-à-dire de le ramener à ses éléments constants ? Pour Don Juan, l'Invité de pierre, le groupe féminin, le héros ; pour Faust,

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l'aspiration et le pacte ; pour le mythe de l'Eden, le contrat et sa rupture, etc. En d'autres termes, le mythe se voit décomposé en la série plus ou moins importante des « grands moments » qui le constituent ; ainsi apparaissent, selon un vocabulaire qui nous a été familier ces trois derniers jours, les « paquets de relations » qui en déterminent 1' « harmonie ». L'étude ultérieure consistera dans l'examen des variations des relations entre les « mythèmes » ainsi isolés. Ici se reconnaît l'apport de la linguistique et de l'anthropologie : l'histoire du thème apparaîtra conune celle d'un « bricolage » toujours recom­mencé, que Lévi-Strauss nomme « cette incessante reconstruction à l'aide des mêmes matériaux » ; elle sera aussi ce que Merleau-Ponty désigne, en linguis­tique, comme 1' « arrangement » des éléments en fonction d'une « intention significative ». Ainsi la diachronie narrative fait-elle place à un nœud de rela­tions synchroniques constituant une structure permanente à laquelle la mani­pulation du bricolage conférera une valeur heuristique.

On voit l'avantage de la méthode, qui permet la compréhension en profondeur du thème et de son fonctionnement, ainsi que l'analyse poussée des œuvres individuelles. On est cependant en droit de se demander — et J.-P. Vemant y attire notre attention dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne — si un type de lecture qui convient au décodage des mythes s'ap­plique de manière aussi pertinente aux textes Uttéraires. En effet, l'analyse d'un mythe consiste à démanteler le récit pour en isoler et définir les élé­ments premiers qui seront à leur tour confrontés avec ceux des autres versions du mythe, toutes mises sur le même plan. Le récit de départ, loin d'être un tout fermé, s'ouvre sans cesse sur tous les autres récits possibles à partir des mêmes éléments, dans un agencement kaléidoscopique, ou nulle combinaison n'est privilégiée. Au contraire, l'œuvre littéraire est homogène et autarcique, elle est choix figé d'une version qui, précisément, exclut les autres.

Ainsi apparaît peut-être un danger, contre lequel Mme Tuzet a entrepris de nous prémunir en se refusant à établir un modèle préalable trop strict ou un schéma mathématique dont la rigidité est toute conceptuelle. En effet, à partir de quoi se construira ce schéma ? Est-ce à partir de l'ensemble des variantes du mythe à ses origines ? C'est se condamner à une accumulation de variantes dont nous aurions bien du mal à décider lesquelles seront déter­minantes pour l'évolution ultérieure. Est-ce à partir d'une œuvre donnée, celle de Sophocle pour Cfedipe, ou celle d'Eschyle pour Prométhée ? C'est courir le risque de constituer un archétype sur la base de l'idéale et théorique perfection duquel on jugera les versions postérieures.

Dans une semblable perspective, toute déviation aura tendance à passer pour une dégradation, pour une mutilation du modèle choisi comme réalisant r « harmonie » la plus achevée. Ici se révèlent les périls et les limites du for­malisme manipulatoire. Au lieu de considérer le thème comme une stricte narration structurale, de chercher à isoler des mythèmes ou éléments signi­fiants minimum plus ou moins arbitrairement découpés dans le tissu de l'œuvre, n'est-il pas souhaitable de repérer plutôt des pôles symboUco-dramatiques constants animés de leurs dynamismes contradictoires qui sous-tendent le récit et lui confèrent sa tension ? Du moins la question, me semble-t-il, mérite-t-elle d'être posée, comme le fait A. Dabezies dans son

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essai sur Faust. Tai le sentiment en terminant que, chargé d'une synthèse, j'ai peut-être

mal rempli ma tâche. Invité à souligner ce qui nous unit, je crains d'avoir cédé à la tentation de jetef dans ce festin des dieux une pleine corbeille de pommes de discorde. Vous l'avouerai-je ? Je m'en console en songeant que nos disci­plines humanistes ont toujours progressé selon une ardente dialectique des contraires. Il est vrai aussi que l 'effort nécessaire pour unifier nos méthodes et délimiter nos concepts ne saurait aboutir, sous peine de prochaine stérili­sation, à un navrant automatisme des démarches, à un rassurant conformisme des perspectives.

Cependant, nos études ont atteint une complexité dont on n'aurait pas seulement osé rêver voici quinze ans à peine. Du même élan, nous avons atteint également le point critique où l'extrême diversification des méthodes et la multiplicité des points de vue exigent de nous un effort concerté au ni­veau de la terminologie et des concepts, faute duquel nous courons à la confusion ou, au mieux, à un dialogue de sourds dont ce Congrès lui-même n'a pas toujours évité les périls. Reste à savoir quel concile comparatiste sera assez puissant et prestigieux pour imposer ses décrets à une Eglise turbulente où flamboient les hérésies les plus séduisantes et les plus fructueuses...

Quoi qu'il en soit, une rencontre comme celle-ci représente pour nous tous, en ce qui concerne la théorie, la méthodologie et la réflexion épisté-mologique, l'occasion d'une nécessaire méditation et d'une enrichissante confrontation des points de vue. Nos débats de ces trois journées nous l 'ont montré, si beaucoup a été fait, beaucoup demeure peut-être à faire pour les Sisyphes de la thématologie.

Raymond TROUSSON Bruxelles, Belgique