Etty Hillesum...Etty Hillesum Une lecture juive La lecture du Journal d’Etty Hillesum1 nous...

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Etty Hillesum Une lecture juive Extraits du livre : Monique Lise Cohen Etty Hillesum. Une lecture juive Editions Orizons, 2013 (collection Profils d’un classique)

Transcript of Etty Hillesum...Etty Hillesum Une lecture juive La lecture du Journal d’Etty Hillesum1 nous...

  • EttyHillesum

    Unelecturejuive

    Extraitsdulivre:MoniqueLiseCohen

    EttyHillesum.UnelecturejuiveEditionsOrizons,2013

    (collectionProfilsd’unclassique)

  • Levoyaged’Abraham

    LeNomdeDieu

    Prophétie:laVoixquiseparle

    Lasourcejuivedesaprière

    Méditationhassidique

    AttachementàDieu

    Témoignage:chemindeprièreetd’écriture

    Lesecretdelavie

    Laparoleprophétique:oservoir,àtraverslapeur

    Prophètesetvisionnaires

    L’amourdeDieuetlerestedematière

    Mortetrésurrection

  • EttyHillesumUnelecturejuive

    La lecture du Journal d’Etty Hillesum1nous déroute, nous emporte par sa fulgurance.Très longtemps, nous avons lu et relu dans un étonnement et un questionnementtoujours renouvelés son cheminde lumière vers undialogue ininterrompu avecDieu.Nouscherchionslaclé,lepassageobscuroulumineux,rationneloumystiquedepuissarencontreavecJuliusSpier,enmars1941,jusqu’àcettevieavecDieu,bouleversante,auseuilde lanuitnoirede ladéportation.Vieque l’on imagine,que l’onvoudraitvoirsecontinuerjusqu’aufonddel’abîme.Son chemin suscitenotrequestionnement. Commentd’un enseignement ésotérique etplutôt inspiré par une certaine gnose, Etty Hillesum arrive-t-elle à cette expériencereligieuseoùuncroyant,juifouchrétien2,sauraitsereconnaître?Enmême temps qu’elle s’avance sur le chemin de la prière, Etty Hillesum affirme savocation d’écrivain et de témoin. L’invitation thérapeutique initiale de Julius Spier àécrireentoutesincéritésoncheminintérieuretlesévénementsdesaviesetransforme,au fil de notre lecture et dans un temps qui ne se mesure pas, en ce dialogueininterrompuavecDieu.D’oùluivientcetteconnaissance?C’estàlalumièredelaBibleetdelatraditionjuivequenousinterrogeonssonchemin.

    Levoyaged’Abraham

    Ilsemblequ’EttyHillesumsoitentréesursonproprecheminseptembre,àlasuited’unecrise à l’égard de Julius Spier (24 novembre 1941) où elle choisit d’abandonner lachirologie: «Eh bien non, je nemarche plus, j’arrête! […] La chirologie n’est plusmavoie. La psychologie, si, mais d’un point de vue purement théorique et à titre

    1Etty Hillesum, Une vie bouleversée. Journal: 1939-1943. Traduit du néerlandais par PhilippeNoble,Paris,ÉditionsduSeuil,1981.LesÉcritsd’EttyHillesum. Journauxet lettres1941-1943. Édités sous la direction de Klaas A.D.Smelik. Texte établi par Gideon Lodders et Rob Tempelaars. Traduits du néerlandais et del’allemandparPhilippeNobleaveclacollaborationd’IsabelleRosselin,Paris,ÉditionsduSeuil,2008.(Nouscitonscetteéditionparlaformuleabrégée:EEH,etnousessayonschaquefoisquecelaestpossibled’indiquerladateduJournaletdesLettresd’EttyHillesum).2L’interventiondeSadekBeloucif, lorsde la journéeannuellede l’AssociationdesAmisd’EttyHillesumle20novembre2016,nousafaitdécouvrirlaprofondeurd’unelecturemusulmanedesécritsd’EttyHillesum.

  • d’instrumentd’approchedelalittérature3.»Elleannonceainsisavocationd’écrivainaumomentmêmeoùelles’avancesurlechemindelaprièreEtty Hillesum abandonne la chirologie à la manière dont Abraham abandonnel’astrologie4.Eneffet,lorsqueAbrahamentendcetappel:«Vapourtoi,horsdetonpays,de ton lieunataletde lamaisonpaternelle,vers lepaysque je t’indiquerai. Je te feraidevenirunegrandenation,jetebénirai,jerendraitonnomgrand,etsoisbénédiction...»(Genèse12,1-3),Rachi5commenteainsi:«Sorsdetondestintelqu’ilestécritdanslesétoiles. […]LeSaintbéni soit-Il luidit : "Neméditepas sur ces choses (la sciencedesastres), mais sur le secret de mon Nom."» L’homme est ainsi porteur de deuxpossibilités de vie: la première, provenant des astres, est soumise au déterminisme;l’autreestvenued’au-delàdesastres,duNomdivin,oudelabénédictionduNom.NousavonsàchoisirentreledestinastraloulabénédictionduNomdivin.LefaitdesortirdumondeastralnousfaitalorshériterdupouvoirdebénirtransmisdepuisAbraham.Cecheminestaussiceluide lasortiede l’ésotérismeetdugnosticismedeJungvers larévélation du Nom de Dieu6.Héritière d’Abraham, Etty Hillesum, devient source debénédictionparcequ’elle a eu le couragede s’avancervers le secretduNomdeDieu.C’est le chemin qui va d’Abraham à Moïse. Abraham quitte le monde des forcescosmiques pour répondre à l’appel de Celui dont il ne connaît pas encore leNom. CeNomserarévélébienplustardàMoïse.

    LeNomdeDieu

    Elle l’évoque très tôt, un dimanche matin, le 14 décembre 1941 : «J’ai parfois lesentimentd’avoirDieuenmoi,aditunjouràS.undesespatients,[…]S.luiaréponduàpeuprèsencestermes:danscesmoments-là, ilétaitenliaisonabsolueaveclesforcescréatricesetcosmiquesagissantenchaqueêtrehumain.Etceprincipecréateurétaitendéfinitive une parcelle de Dieu, encore fallait-il avoir le courage de le dire en cestermes.»Dequelcourages’agit-il?Ellepoursuit:«LecouragedeprononcerlenomdeDieu.S.m’aditunjourqu’ilavaitmistrèslongtempsavantd’oserprononcerlenomde

    3EEH,p.228.4Le Pentateuque en cinq volumes avec TargoumOnkelos, suivi desHaphtaroth, accompagné ducommentairedeRachi,Paris,FondationSamueletOdetteLévy,1988,«Genèse»,pp.69et85.5RabbiChelomobenIzhak,ditRachi(c.1040-1105),undespluscélèbrescommentateursde laBibleetduTalmud.IlvécutàTroyes,enFrance.6Jungavaitaffirmésonempathiepourlerégimeendéclarantqu’Hitlerétait«leporteparoledesdieuxdejadis»,qu’ilétait«unmedium»etencoreque«lapolitiqueallemandenesefaitpas,elleserévèleà traversHitler», (DeirdreBair, Jung,unebiographie,Paris,Flammarion,2007,p.639). Lorsque la psychanalyse, dès 1933-1934, fut considérée par le régime nazicomme«science juive» à éliminer, la plupart des psychanalystes juifs durent s’exiler. En juin 1934,Jung,nouveauvice-présidentde laSociétémédicalegénéraledepsychothérapieallemande, futreconnuenAllemagnecommelechercheurgermaniqueleplusimportantdelapsychologiedesprofondeursdanslemondearyenetanglo-saxon,commel’attesteunelettredeCimbalàGöringdu28août1933.CetteSociétédevintl’InstitutGöringen1936,etJungrefusaalorsd’yadhérer;ildûtaccepterparlasuiteetfutreconduitdanssesfonctionsencoreen1939.Maisen1940,aumoment de la guerre et dans l’évidence du désastre, il réussit à démissionner. Jung essayad’aider ses confrères juifs à fuir l’Allemagne, il n’eut pas de sang sur lesmains.Mais la hauteconsidération dont il jouit de la part du régime pendant plusieurs années reste éminemmenttrouble.

  • Dieu7.»Le11janvier1942,elleciteSpier:«Ilfautavoirlecouraged’exprimersafoi»,etellecommenteainsicettephrasequil’a«poursuiviedessemaines»:«deprononcerle nom de Dieu8». La foi n’est pas silencieuse, contemplative ou conceptuelle ; elleimplique,elleobligeàuneparole:laprononciationdunomdivin.Elleestuneadresse,undialogue.DansunelettreàHennyTideman,levendredi11septembre1942,elleditàsonamie:«C’esttoiquim’aapprisàprononcercenom,àchaqueinstantdujouretdelanuit, toietnotreAmi…9»Etquelques joursplustard, lemercredi16septembre1942,aprèslamortdeJuliusSpier,ellediraencore:«C’esttoi(JuliusSpier)quiaslibéréenmoicesforcesdontjedispose.Tum’asapprisàprononcersanshontelenomdeDieu.TuasservidemédiateurentreDieuetmoi,toilemédiateur,tut’esretiréetmoncheminmènedésormaisdirectementàDieu:c’estbienainsi,jelesens.Etjeserviraimoi-mêmedemédiatricepourtousceuxquejepourraiatteindre10.»LebutaffirméestcecheminquimènedirectementàDieu.Sansmédiation.C’estsurcecheminquesaparoledevientparoledetémoignage.RevenonsauxparolesdeSpier. Il y adeuxaspectsdans sonenseignement: les forcescréatrices et le nomdeDieu dont il s’approche avec courage et sans honte. Ces deuxaspectssontabsolumentprésentsdansletextebibliqueetl’existencejuive.IlssedisentenhébreuElohim/DieuetYHWH/ÉternelouSeigneur.Elohim/DieuestleCréateur,lemaîtredesforces,celuidontonpeutdirequ’ilestéquivalentàlanatureouàtouteslesforcescosmiques.LenomElohimetl’expressionHaTeva/lanatureontlamêmevaleurnumériqueenhébreu.YHWHestleNomTétragrammeimprononçablecommetel,maisquiestremplacédanslalectureliturgiqueparunnomsubstitutAdonaï/monSeigneur.AinsiDieu,leCréateur,n’estpasleNomTétragramme.Sansquecelasignifiequ’ilyaitdeuxdivinités,carlaproclamationdel’unitéestlecredojuif.Dansletextebibliquecesdeux noms sont souvent joints: YHWH Elohim, ce que l’on traduit en grec: Kurios ôThéos,enlatin:DominusDeusetenfrançais:leSeigneur(oul’Éternel)Dieu.Les deux noms divins apparaissent aux premier et second chapitres de la Genèse. LenomduCréateur,Elohim,apparaîtseuldanslepremierchapitredelaGenèse,etleNomTétragrammeapparaîtdanslesecondchapitreenvis-à-visavecAdamquin’estplusunêtre générique mais un être singulier. L’inscription du Nom Tétragramme est alorsl’ouverture du dialogue. S’il n’y avait qu’Elohim, l’homme habité par les forcescosmiques se croirait divin lui-même. Où l’on retrouve les paroles du serpent à lafemme:«Vousserezcommedesdieux…»(Genèse3,5).Oùl’onretrouveleserrementsdugnosticisme.LeNomYHWHdélocaliselacréaturedansladimensiondelaparoleetdudialogue.Commes’ilyavaitàmettreaumondeunêtreparlant.ToutelaliturgiejuiveestimprégnéedelaquestionduNomdeDieu.C’estaussilaquestionmêmedesétudesbibliques qui se déploient autour du Nom Tétragramme (YHWH) imprononçable,vocaliséHaChem/leNom,danslaparolecouranteetdansl’étude,etquiestremplacéparunnomsubstitutdanslaprièreoulalectureliturgiquedelaBible(enhébreuAdonaï,en français «Seigneur» ou «Éternel»). Le fait que Julius Spier sache nommer ladifférence entre les forces créatrices et cosmiques et le Nom de Dieu manifeste uneconnaissancejuiveessentiellequ’iltransmetàEttyetqu’ilpartageavecelle.

    7EEH,p.266.8EEH,p.324.9EEH,p.794.10EEHpp.714-715.

  • AinsileNomdivinest-ildouble.Iln’estpaslemêmeécritetprononcé.LeNomécritetimprononçableestlaplacevidepourl’infinitisationdusens.Eneffet,s’ilétaitprononcé,il serait comme une idole. Imprononçable et remplacé par un nom substitut dans laprièreetlalectureliturgique,iln’indiquepasl’éloignementinfinidudieuinconnuoududieu de la théologie négative ; mais il ouvre l’espace d’une nouvelle écriture, d’uneinterprétation à l’infini. C’est ce que la tradition juive appelle «torah orale»: lapossibilité d’écrire de nouveaux textes. Il y a deux torah: «la torah écrite» (lePentateuque) révélée à Moïse sur le mont Sinaï et «la torah orale» (l’ensemble descommentairesetautrestextes:Prophètes,Hagiographes,Talmuds,Cabale,Midrash,etc.)quelatraditionconsidèrecommedonnéeégalementauxSinaï,c’est-à-direportéeparlesouffleprophétiquequiouvreletemps.Lesensnesetrouvepasdanslecieldesidées,maisdevant,et lalettreaainsiunevaleurséminale11.L’écriturevientalors,danscettedissociationdel’écritetdel’oral,commeinventionprophétiquedusens.Lorsqu’elleévoque,le14décembre1941,JuliusSpierparlantducouragedeprononcerle Nom de Dieu, elle découvre l’agenouillement, abandonne les premiers exercicesrespiratoires et s’engage sur une voie de prière. Voie qui sollicite la parole et non lavacuité.Elleécrit,le3juillet1942:«Nousavonstoutcelaennous:Dieu,leciel,l’enfer,la terre, lavie, lamortet lessiècles, tantdesiècles12.»Et longtempsaprèsqu’elleeutabandonnélesexercicesrespiratoiresquiavaientprovoquéunétatd’écouteintérieure,etaprèsqu’elleeutjointdansuneréelleconcomitancel’agenouillementetladécouverteduNomdeDieu,elleécritle17septembre1942:«Hineinhorchen,"écouteraudedans",jevoudraisdisposerd’unverbebienhollandaispourdirelamêmechose.Defaitmavien’estqu’uneperpétuelle"écouteau-dedans"demoi-même,desautres,deDieu.Etquandjedisque"j’écouteau-dedans",enréalitéc’estplutôtDieuenmoiqui"estàl’écoute".Cequ’ilyadeplusessentieletdeplusprofondenmoiécoutel’essenceetlaprofondeurdel’autre. Dieu écoute Dieu13.» Nous lisons ces paroles avec étonnement, dans unestupeur: «Dieu écoute Dieu». Nous relisons, et alors s’éclaire pour nous une leçonbibliquesurlaparoleprophétique.

    Prophétie:laVoixquiseparle

    Cetétatd’extrêmeréceptivitéduprophètebiblique,s’entendparticulièrementdansuneformulation étonnante que l’on trouve dans le livre des Nombres (7, 89), et quecommente Yeshayahou Leibowitz. Les expressions- «Et Dieu parla àMoïse» ou «Laparole de Dieu fut adressé à…» - se rencontrent des dizaines de fois dans lePentateuque;mais le verset des Nombres- «Il (Moïse) entendait la Voix s’adresser àlui…»-,grâceàlavocalisationdesmassorètes14,dit leverbesousuneformeréflexive,middaber,ausensd’uneactionquirevientsurlesujetdel’action.Rachiprécisedanssoncommentairequemiddaberestéquivalentàmitdaber,c’est-à-direlaformepronominaleusuelle du verbe parler. Leibowitz écrit : «Le premier "lui-même" du verset, "la voix11Benny Lévy, Le logos et la lettre. Philon d’Alexandrie en regard des pharisiens, Lagrasse,ÉditionsVerdier,1988.12EEH,p.645.13EEH,p.719.14«Massorètes»: illustres scribes et grammairiens de l’époque du VIè au IXè siècle de l’èrecommune.IlsontfixéparticulièrementlesmodalitésdelalecturedelaBible,selonleste’amim,accentsconjonctifsetdisjonctifs,enseréférantàd’anciennestraditiontalmudiques.

  • parlantàLui-même",désignel’élocuteur,c’est-à-direDieu.MoïseentendDieuparlantdeLui à Lui-même, et lui, Moïse, entend en lui-même. Il ne s’agit pas d’un phénomèneacoustiqueparlequelunsonparviendraitàMoïselequel,selonl’expressionaudacieusedeRachi,entendDieuparlantentreLuietLui-mêmeetparvientàlacompréhensiondece qui se passe dans la divinité.15». On retrouve lamême formule pronominale dansÉzéchiel(2,2) :«Etunesprit(rouah)vintenmoilorsqu’elle(unevoix)m’eutparléetmedressadeboutsurmespieds,etj’entendisceluiquiseparlait(middaber)versmoi.»Commesileplusextérieur,l’infinimentextérieur,Dieudanssatranscendancesefaisaitvoix intérieure. Où il est question d’une écoute particulière: celle où l’on entend saproprevoix,undirequivientdemapropreparole.Leprophèten’estniquelqu’unquiannonce l’avenir ni un intermédiaire entre l’homme et Dieu, Emmanuel Lévinas nousinvite à cette écoute, dans Autrement qu’être, sous ce titre «Témoignage etprophétisme» :«Et ainsi, le prophétisme serait le psychismemême de l’âme: l’autredans lemême; et toute la spiritualité de l’homme - prophétique16.» La prophétie neconcerne pas simplement une période biblique et antique qui pourrait être révolue.Nousvoyonsqu’EmmanuelLévinaslaplaceauplushautdupsychismehumain.

    Lasourcejuivedesaprière

    Chez Etty, le paradoxe est tel que la plongée dans l’intériorité où elle rencontreDieuproduitenmêmetempsledétachementdesoncœur.Répondantainsiàcetteinjonctiondivinequ’onlitdanslaBibleetlestextesjuifs:Dieuveutlecœur!Nouslisons:«Tuterappellerascettetraverséedequaranteansquel’ÉterneltonDieut’afaitsubirdansledésert afin de t’éprouver par l’adversité, afin de connaître le fond de ton cœur, si turesteraisfidèleàsesloisounon.»(Dt8,2).LaprièreduShemaIsraëlqueciteEttyuneseulefois,etquiestlaprofessiondefoijuive,énonce:«Tuaimerasl’ÉterneltonDieudetout ton cœur…17» Elle évoque le Shema Israël sous un nom à consonance yiddish:«scheimes»,etelleditquec’estuneprièrepourunmourant,cequiestexact,maisellenecitepas lesparolesdecetteprière,proclamationde la foi juiveetde l’unitédivine,dite deux fois par jour. Elle se trompe en disant que cette prière est une invocationcontinuelledunomdeDieu,alorsquelaproclamationdel’unitédivinesefaitdansunepolyphonie de pronoms personnels (je, tu, il, nous) qui rappellerait plutôt sonexpérience à elle: «Dieu écoute Dieu». Elle chemine avec Dieu. Et cette voix de latranscendancese faitvoix intérieure.Commes’ilyavait iciunedualité,undécouplagede la personnequi rappelle unedescriptionde la parole prophétiquedonnéepar destextesdelacabalehébraïqueouencorecequeLévinasnomme«l’autredanslemême».Quelle prière pratique-t-elle? En recevons-nous quand même un éclairage dans lestraditions religieuses? Car il serait faux de dire qu’elle est libre à l’égard de toutereligion18. En effet, à partir du moment où la question de Dieu devient pour elle la15YeshayahouLeibowitz,Brèvesleçonsbibliques,Paris,DescléedeBrouwer,1995,pp.182-186.16EmmanuelLévinas,Autrementqu’êtreouau-delàdel’essence[1974],Paris,LeLivredePoche,2004,p.233.17EEH, p. 911. Il s’agit de la longue lettre du 21 août 1943 racontant une nuit terrifiante dedéportationàWesterbork.18Faut-il lerappeler?ÀforcedevouloirdéjudaïserEttyenenfaisantunemystiquechrétienneou une personne sans religion définie, on en vient à ignorer la source biblique qui l’inspire.Pourquoi ne pas chercher en elle ce qui est juif et qui alors pourrait résonner avec le

  • questiondeSonNom, elle s’inscrit clairementdans la traditionbibliqueet juive.Maispeut-êtresaprièreest-elleuneinvocationcontinuelleduNomdivin,cequ’elleappelle,enyiddish,«scheimes»?Elleavaitabandonnélesexercicesrespiratoiresetlaposturequ’ellequalifieelle-mêmede«bouddhique19».Cestechniquesconsistentàfixerlapenséesurunobjetaléatoire,àladifférencedesprièresjuiveetchrétienneoùlapenséesefixeexclusivementsurDieu.C’est icique lechemindevien’estplusceluide lavacuité.L’écoutedéclenchée par laposture respiratoire initiale avait ouvert chez Etty un espace de résonance. Mais lapenséereligieusenepeutsefixersurunobjetquelconque,caralorslevides’intensifie.ParcontrelorsquelapenséesefixeexclusivementsurDieu,uneautredimensiondelavie apparaît alors. C’est peut-être la raison pour laquelle Etty dit que le «scheimes»(ShemaIsraël)estunerépétitioncontinueduNomdeDieu.Etc’estpeut-être laprièrevéritablequ’ellepratique.

    Méditationhassidique

    Ettynepratiquepasdeprièresliturgiquesselonlesmomentsdelajournéeetlestempsdesfêtes.Elleestcependantrappeléeautempsdesfêtesliturgiques,unefoisparJuliusSpier puis à Westerbork20 . Ses prières sont un dialogue avec Dieu qui pourraitressembler à ce que le Hassidisme a apporté dans le monde sous le nom deHitbodedouth. De quoi s’agit-il? Cet enseignement, transmis par Rabbi Nahman deBraslaw oralement à ses disciples et dans son œuvre, le Likouté Moharane, appellel’hommeàparleràDieu,danssalanguematernelle,unmomentchaquejour.R.Nahmaninviteàchoisir lanatureouunendroitcalme,pourdéversersoncœur.Ensetournantvers Celui qui nous connaît, on apprend à ne jamais se décourager21. Ce dialoguepersonnel avec Dieu se déroule dans un endroit précis et à une heure indiquée. Letemps:depréférencelanuit;l’endroit:unchemin.Ainsionnettoiesoncœur,onannulelatoutepuissantesubjectivité,ons’unitàl’Infini.NouslisonsdansleLikoutéMoharanequelaHitbodedouth-lefaitdes’isolerpourparleràDieu-estunevaleursupérieureàtout,quelebutestd’établirunrapportpersonnelavecnotreCréateuretquelemoyenestdeluiparlerdefaçonrégulièreenayantrecoursànotrelanguematernelle22.

    christianisme? Pourquoi ne pas chercher le lien? Pourquoi vouloir que son inspiration à lirel’ÉvangiledeMatthieuviennesignerunedéjudaïsation?Matthieun’était-ilpasjuiflui-même?Ettouslesapôtres,etJésuségalement?19EEH,p.186,(5octobre1941)À propos de ces exercices respiratoires, citons le livre d’ÉlisabethBehr-Sigal,Le lieuducœur.Initiationàlaspiritualitédel’Égliseorthodoxe(Paris,Flammarion,1989)oùl’auteurdénoncedespratiquesissuesd’ÉvagrelePontique(vers345-399)quiferaientressemblerlaprièreducœurchrétienne à des principes mystiques néo-platoniciens. Elle rappelle els critiques de Urs vonBalthasarcontreÉvagretaxédebouddhisme.20EEH,p.461Pessah(5avril1942);p.796,YomKippour(22septembre1942;p.1035(notedelap.813)Hanouka(26décembre1942).21Rabbi Nahman de Braslaw (1772-1810), l’arrière petit fils du Baal Shem Tov, a fondé unetraditionhassidiqueparticulière.Sonœuvre,dontleLikouteMoharane,aétéretranscriteparleRabbinNathan.22RabbiNahmandeBraslaw,LikoutéMoharane,II,25.Les prières liturgiques sont dites en hébreu, tandis que cette prière ou ce dialogue avecDieus’exprime dans la langue maternelle. Il s’agit du néerlandais pour Etty, mais nous verrons

  • Où,commentetquand,EttyHillesum,aurait-ellepuentendreetrecevoirquelquechosedesprièresetméditationshassidiques?Samère,RebeccaBernstein(Riva),étaitnéeen1881,àPotchevenRussie,etelledutfuirSourash(gouvernementdeTchernigov)aprèsun pogrome23. Elle avait transmis à sa fille l’amour de la langue russe24et le désirprofond et intense de se rendre dans ce pays; et on pourrait très bien penser queRebecca née dans ces régions avait nécessairement connu la mystique hassidique etl’avait ainsi transmise à sa fille25. Il est clair qu’unepersonne juivenéedans cequ’onappelait la «Zone de résidence26 » des Juifs connaissait cette vague immense demystique,àlafoispopulaireetsavante,quiavaitembrasélescommunautésjuivesdansunmondederestrictionsetdepersécutions,maisaussioùleschefsdecesmouvementsallaients’opposerauxrisquesdel’émancipationaccompagnantlesguerresetconquêtesnapoléoniennes.Onpourraitalorslireautrementleursrelationsquedanslestermesdelanévrosemèrefille qui semble accompagner la lecture du Journal. Etty aurait retrouvé une traditionjuivedont samèreétaitporteuse,maisqu’elleavaitdûquitterens’assimilantà lavieculturelled’Amsterdamoùelleétaitarrivéeen1907.On peut supposer que Rebbeca Bernstein, la mère d’Etty, ayant fui les pogromes deRussie, avait cherché un apaisement, voire un oubli dans le monde universeld’Amsterdam.Mais la réalitéd’existence juiveest là, commeuncommandementdivin,malgré les appels à la conversion, malgré la dérision générale à l’égard du judaïsmetransportéeenEuropependantdeuxmillénairesetjusqu’àHitler.Rebeccas’étaitinstalléeàAmsterdamcommeprofesseurderusse,etc’estencorecettemême languematernellequ’elle transmitàsa filledanssespremières leçons. Ici ilyaune transmission fondamentale de mère à fille. Etty la nomme ainsi: «la languematernelle de ma mère 27 ». Elle parle alors dans son Journal, lorsqu’elle mêmecommenceàdonnersespremières leçons,de la«constructiondecette langueslave»,mais «dans un autre esprit». Le russe a une autre dimension, celle qui lui vientprécisément de sa mère et dont nous avons évoqué la profondeur dans la prièrehassidiquediteenlanguematernelle.

    également la dimension particulière du russe, «la langue maternelle de ma mère» (20novembre1941),commecheminpourcedialogueavecDieu.23EEH,p.981,note284.«Pogrome» ou «Pogrom»: cemot russe désigne lesmassacres de Juifs enRussie qui furentextrêmementnombreux entre 1881 et 1921, et qui auraient fait plus de60000 victimes. Parexemple,onarépertoriéplusde1236pogromesseulementenUkraine.24RebeccaBronsteinsefitinscriresurlesregistresd’étatcivild’Amsterdamcommeprofesseurderusse.C’estellequidonnaàEttysespremièresleçonsderusse.Dansunelettretrèstendreàsa fille, du 21 juillet 1942, elle invite Etty à se reposer chaque semaine, elle lui propose dedonnerdescoursderusseàsaplaceet luiditqu’ellenemanquerajamaisderienpuisqueelle(samère)peutl’aider,luienvoyerdelanourriture,etc.,EEH,p.928-929.25Nousentendonscettetendresse,lorsqu’Ettynomme«lalanguematernelledemamère»,EEH,p.284etnoten°284,p.981,(20décembre1941).26Ceterritoirefutinstituéparlepouvoirimpérialrussede1791à1917.C’étaituncompromischoisiparl’impératriceCatherineIIaprèsplusieurstentativesdesesprédécesseursdechasserles Juifsoude lesobligeràseconvertirauchristianismeorthodoxe.Le territoirerecouvrait laPologne, laLituanie, laBiélorussie, laMoldavie, l’Ukraineet lesrégionsouestde laRussie.LesJuifs étaient exclus également des grandes villes de ces régions et soumis à de nombreusesrestrictions.27EEH,p.284,(20novembre1941).

  • N’est-ce pas précisément la modalité de la prière d’Etty Hillesum ? Le dialoguepersonnel,intime,«extravagant,infantileouterriblementgrave»avecDieu28.Elleavaitcommencé ainsi, au début, quand elle pratiquait encore les techniques respiratoires:«Toute personne qui entreprend un travail d’importance doit s’oublier elle-même29.»OublidesoiauquelappelleégalementleHassidisme.Nous lisons chaque fois, avec un étonnement où son extase se communique à notreécoute, le récit de sa prière, jusqu’à ces paroles, vers la fin, dans une lettre deWesterborkàTide, le18août1943:«Mavies’estmuéeenundialogueininterrompuavectoi,monDieu.Quand jemetiensdansuncoinducamp, lespiedsplantésdans laterre,lesyeuxlevésversleciel,j’aiparfoislevisageinondédelarmes-uniqueexutoiredemonémotionintérieureetdemagratitude.Lesoiraussi,lorsquecouchéedansmonlitjemerecueilleentoi,monDieu,deslarmesdegratitudem’inondentparfoislevisage,etc’estmaprière30.»OùnousentendonsencoreRabbiNahmandeBraslaw:parleravecDieu,lanuit,etsurlechemin.Elle,lanuitdanslelitdelabaraque,etsurlechemindansuncoinducamp31.Le Hassidisme développe de façon inédite dans l’histoire de la cabale une voiepsychologique:toutsepassedansl’âmedel’hommejusqu’àunecertaineneutralisationdu messianisme32. Le messie n’est plus quelqu’un que l’on attend, un événementextérieur,c’estuneattitudepersonnelledelien,d’attachementàDieu,indépendammentdu déroulement de l’histoire humaine et de l’histoire collective du salut. L’expérienceprivéedel’attachementàDieudevientuneforcedesalutsesubstituantàl’actionvasteet collective de la réparation (tiqoun) des mondes. Etty semble suivre ce cheminpsychologique.C’estainsiqu’elles’approchedescréatureslivréesàladétresse:«Ilnesuffitpasdeteprêcher,monDieu,pourtetransmettreauxautres,pourtemettreaujourdanslecœurdesautres.Ilfautdégagerchezlesautreslavoiequimèneàtoi,monDieu,et pour ce faire il faut être un grand connaisseur de l’âme humaine. Il faut avoir uneformationdepsychologue33.»La voiequi est prônée est celle «d’ancrer fermement lesparolesduDieuvivantdansl’extaseducœur34.»Cetteextaseducœur,nousavonsvuEttys’engagersurcettevoieavec les premiers exercices respiratoires appelant à une descente du cerveau dans lecœur.Elleécrivaitdansunelettredatéedu25janvier1942,à AimévonSanten:«Le28EEH,p.687,(15juillet1942).29EEHp.44,(12mars1941).30EEH,p.897.31Où, comment etquandEttyHillesum, aurait-ellepuentendreet recevoirquelque chosedesprières et méditations hassidiques? Certainement sa mère, Rebecca Bernstein (Riva) née enRussieluiavaittransmiscesconnaissancesetpratiquesmystiques«enlanguematernelle»quiavaient embrasées toutes les communautés juivesà l’Estde l’Europe.On leperçoit lorsqu’elleévoque l’apprentissage auprès de sa mère de la langue russe: «la langue maternelle de mamère»(10décembre1941).32YoramJacobson,Lapenséehassidique,Paris,LesÉditionsduCerf,(Lanuitsurveillée),1989.GershomScholem,«Hassidismeetmessianisme»et«LadevekutoulacommunionavecDieu»,dansLemessianismejuif.Essaissurlaspiritualitédujudaïsme,Paris,Calmann-Lévy,1974.33EEH,pp.719-720(17septembre1942).34A.D.Grad,«L’extaseducœurdanslaKabbalehassidique»,dansLumièressurlavoieducœur.RevueConnaissancedes religions, n° 57-58-59, en coédition avec L’Harmattan, 1999, p. 34 (lacitationestdeDovBaerdeLoubavitch,danssaPremièrelettreauxdisciples).

  • Cosmos s’est déplacé chez moi de la tête vers mon cœur, ou si tu préfères vers lediaphragme, en tout cas de la tête vers une autre région. Et une fois que Dieu se futdéplacéenmoipouremménagerdansl’espaceoùilhabiteencoremaintenant…35»Maispeudetempsauparavant,le14décembre1941,elleavaitévoquéJuliusSpierparlantducouragedeprononcerleNomdeDieu.C’estalorsqu’elledécouvrel’agenouillement,etabandonnantlesexercicesrespiratoiresetleurenvironnementgnostique,elles’engagesurunevoiedeprière.Voiequisollicitelaparoleetnonlavacuité.Elleécrira,le3juillet1942:«Nousavonstoutcelaennous:Dieu,leciel,l’enfer,laterre,lavie,lamortetlessiècles,tantdesiècles36.»

    AttachementàDieu

    L’homme s’attache à Dieu selon un mot connu dans la tradition juive et biblique: ladevequt. Cette expression apparaît dans le Deutéronome (11, 22) : «En aimant leSeigneur votre Dieu, en marchant dans toutes ses voies et en s’attachant (dvq) àLui.»Cette expérience va prendre un sens exceptionnel dans la vie hassidique. Il nes’agit même plus d’expérience parce que ce qui advient est une néantisation de lapersonneetde sa subjectivité enDieu.AharonLevide Stroshledisait : «Lorsque l’onprie, il faut comprendrequ’iln’ya rienhormisDieu,etque l’hommeen lui-même,n’aaucunesubstance37.»Enécho,nousentendonsEtty, le7 juillet1942:«Laplupartdesgensontunevision conventionnellede la vie, or il faut s’affranchir intérieurementdetout, de toutes les représentations convenues, de tous les slogans, de toutes les idéessécurisantes, il faut avoir le courage de se détacher de tout, […] alors la vie devientinfinimentriche,elledébordededons,mêmeaufonddeladétresse38.»MenahemdeVitebskdisait:«Iltefautêtrecommesitun’existaispas.Toncorpsettonâme doivent être complètement vides, effacés et absents, tant de ce monde que dumondeàvenir.[…]TunedoisavoirnulautredésiretaspirationqueversLui39.»C’estaussicequ’elleécritàsonamieHennyTideman,dansune lettredeWesterborkdu18août 1943 : «Je voudrais parfois tracer à la pointe sèche de petits aphorismes et depetites histoires vibrantes d’émotion, mais le premier mot qui me vient à l’esprit,toujourslemême,c’est:Dieu40.»UntelattachementàDieusetrouvedanslesmultiplesaspectsdelatraditionjuive,maisaussidanslechristianisme41.NouslisonschezMaïmonide:«Faistousteseffortspourmultiplier les moments où tu puisses être avec Dieu.» (Guide III, 51). Et il arrive àLévinas, dansNomspropres, écritBennyLévy, dedire que tout le langagen’est peut-

    35EEH,p.771.36EEH,p.645.37Aharon Levi de Stroshle (1776-1829), Shaarei ha-Avodah, cité dansMaîtres hassidiques, Op.cit.,p.32.38EEH,p.667,(7juillet1942).39MenahemMendeldeVitebsk(1730-1788),Periha-Arets,citédansMaîtreshassidiques,S’uniraudivin.TexteschoisisetprésentésparJean-RémiAlisse,Paris,ÉditionsPoints,2010,pp.39-40.40EEH,p.898.41Lephilosophechrétien,ClaudeTresmontant,citelePapeLéon,en449,quiparleainsi«Verushomo vero unitus est Deo»(L’homme nouveau et véritable a été uni à Dieu véritable). Et ilcommente: «Dieu s’unit l’homme créé sans qu’il y ait de sa part à lui, Dieu unique et incréé,aucune modification, aucune altération, aucune aliénation.» (Judaïsme et Christianisme, Paris,François-XavierdeGuibert,1996,pp.17-18).

  • êtreriend’autrequelaproférationdumotDieu42.Maïmonideappellecettevoiedunomdelaprophétiedont lecaractèreestdécritdansuneparabolequi inaugurelechapitre51du IIIè livreduGuidedeségarés : «Il yenaeuun (Moïse)dont laperceptionétaittellementforteetquiasus’isolerdetoutcequiestendehorsdeDieu,qu’onapudiredelui:Et il resta làavecDieu.» (Exode34,28).Commeelle ledit, enoctobre1942 : «JeresteseuleavecDieu43».

    Témoignage:chemindeprièreetd’écriture

    C’est pourquoi la parole n’est pas celle d’un cœur solitaire,mais celle du témoignage.C’est ce que nous transmet Etty Hillesum : «Un jour j’écrirai la chronique de nostribulations.Jeforgeraienmoiunelanguenouvelleadaptéeàcerécit,etsi jen’aiplusl’occasionderiennoter, jeconserveraitoutenmoi,[…]jereviendraià lavie,[…]pourque la vie rejaillisse en moi et que viennent les mots du nécessaire témoignage44.»Pourquoi appelle-t-elle du nom de témoignage ce qu’elle découvre? Elle aurait pu secontenter d’une attitude contemplative et silencieuse, comme on imagine la «fusionmystique». Mais à y bien regarder, les mystiques nous ont transmis des textes, unevéritable littérature.Lemystique transmetquelquechosede lavieparsonécriture. Iln’est pas seul, mais porté par le dialogue avec Dieu. Le témoignage s’inscrit en cesrésonances.Laparole sedéploie comme témoignagede la scissiondumoi, cequeLévinasappelle«l’autre dans le même». Pourrait-on y entendre, comme un écho, la description del’expérience du prophète parlant, donnée parMoshé Idel en commentaire d’AbrahamAboulafiaetdeRachi:laprésencedivine«parledudedansdelagorge45».Ainsiqu’ilestécrit:«MoïseparlaitetleSeigneurluirépondaitparlavoix»,(Exode19,19).Cettevoixsuprêmevient s’investirdudedansde la voixduprophète, et laprophétiedevientundialogue entre l’homme et l’essence de son intériorité. Où nous relisons les propresparolesd’EttyHillesum:«Jepoursuisundialogue,[…]aveccequ’ilyadeplusprofondenmoi et que pour des raisons de commodités, j’appelle Dieu46.» ; «Converser avecmoi-même.[…]ConverseravecDieu47.»;«Cemoi-même,cettecouchelaplusprofondeet la plus riche en moi, où je me recueille, je l’appelle Dieu48.» ; «Quand […] on estparvenu à rejoindre en soi-même ces sources originelles que j’ai choisies d’appelerDieu49.»;etenfin«Ettoutemonénergiecréatricesetrouveendialogueintérieuravectoi50.»Est-elle la voix du témoin par laquelle l’Infini se glorifie et dont parle Lévinas? Cedialogueest-il le faitde l’agitationduMêmepar l’Autre?Letémoignage,n’est-ilpas le

    42BennyLévy,Lévinas:Dieuetlaphilosophie,Lagrasse,ÉditionsVerdier,2009,p.268.43EEH,p.753,(4octobre1942).44EEH,p.708,(28juillet1942).45MoshéIdel,L’expériencemystiqued’AbrahamAboulafia,Paris,ÉditionsduCerf,1989,pp.92,93,102.46EEH,p.687,(15juillet1942).47EEH,p.712,(15septembre1942).48EEH,p.719,(17septembre1942).49EEH,p.740,(28septembre1942).50EEH,p.898,(18août1943).

  • témoignagepourDieu?C’estcequ’elleécrit:«Ilfaudrabienqu’ilrestequelqu’unpourtémoignerplustardqueDieuaaussivécuànotreépoque.Etpourquoineserais-jepascetémoin51?»L’autredanslemêmeoucetteagitationduMêmeparl’Autre,écritLévinas,est«cequiscande ladiachroniedu temps lui-mêmedansson impossibilitéd’achèvementsurunedernièrequelconquesyllabe52.»Ettydit toucher lesderniersmystèresdeDieuetqu’iln’y apasde réponse : «Et jeme suis trouvée face à tesderniersmystères»; «Tumeplacesdevanttesderniersmystères,monDieu,jet’ensuisreconnaissante,jemesenslaforced’yêtreconfrontéeetdesavoirqu’iln’yapasderéponse.Ondoitpouvoirassumertesmystères53.»Iln’yapasd’achèvementsurunedernièresyllabe,ditLévinas.Iln’yapasderéponse,ditEttyHillesum.Mais comment la conversation avec elle-même peut-elle être une conversation avecDieu?C’esticiencorequelepenseurjuifnouséclaire:«MaisleNomhorsl’essenceouau-delà de l’essence, l’individu antérieur à l’Individualité se nomme Dieu. Il précèdetoute divinité, c’est-à-dire l’essence divine que revendiquent comme les individuss’abritant dans leur concept - les faux dieux54.» Alors nous lisons à nouveau que lapassivité du sujet est l’autre face de la gloire de l’Infini. Il faut quitter les faux dieux,l’illusion philosophique d’une essence divine, comme d’une essence humaine, libéreruneparole«autrementqu’être»ou«au-delàde l’essence»,briser lesreprésentationsetlibérerensoi-mêmelavieréelle55.

    Lesecretdelavie

    Noussavonsquedanslatraditionjuive,laprièreaprislaplacedusacrificeantique(enhébreu:qorbanquisignifieapproche.Ilyaunvéritabledangerdanscette«approche».Nous voyons le risque extrême pris par le prêtre sacrificateur dans son lien avec lavictime.Ilpourraits’anéantirluimême.C’estpourquoilelivreduZoharrassemblecesversets du Deutéronome nous indiquant le chemin de vie : «Rabbi Siméon dit:Il estécrit dans un verset : "Car le Seigneur ton Dieu est un feu dévorant" (Dt 4, 24); etailleurs: "Mais vous qui êtes attachés au Seigneur, votre Dieu, vous êtes tous vivantsaujourd’hui."(Dt4,4)56.»Comments’approcherdecefeudivinenrestantvivant?Noussavonsaussiquedepuislenonsacrificed’IsaacparAbraham(Genèse12,1-18),l’animalsacrifié est un substitut de notre propre chair. Il y aurait cependant comme unetentationdangereuse,unappelàsedonnersoi-mêmeensacrifice, comme le firent lesdeuxfilsdugrandprêtreAaron,NadavetAbihou,(Lévitique10,1-2).

    51EEH,p.703,(27juillet1942).52EmmanuelLévinas, «Dieuet l’onto-théo-logie» [1975-1976], dansDieu,laMortetleTemps,Paris,Grasset,1993,p.234.53EEH,p.713,(15septembre1942).54EmmanuelLévinas,Autrementqu’êtreouau-delàdel’essence,Op.cit.,p.89,note1.55EEH,p.744,(30septembre1942).56LeZohar,leLivredelaSplendeur.ExtraitschoisisetprésentésparGershomScholem.Traduitdel’anglaisparÉdithOchs,Paris,ÉditionsduSeuil,(Sagesse),1980,p.37.Le Zohar, grande somme de la mystique juive théosophique, est apparu dans les cercles deCastilleauXIIIèsiècleautourdeRabbiMoïseChemTovdeLéon.LatraditionduZoharremonteauIIèsiècledel’èrecommuneautourdeRabbiSimeonBarYochaïquiestlui-mêmeéminemmentprésentdansl’ensembledecestextes.

  • N’est-ce pas cemême risque d’être consumé que laisse entendre EttyHillesum, le 20septembre1942:«Jemedemandeparfoissijen’usepasmaviejusqu’àlacorde,jevis,jejouisdelavie,jel’assumesicomplètementquejelaconsumejusqu’aubout,ilneresteplusrien.Etpeut-êtrefaut-il,pourpouvoircréer,disposer,d’unreste,d’unrésidunonconsumé qui fasse naître une tension, stimulant indispensable à toute œuvre decréation57.»Ilfautunrestedematière.Telestl’enjeurisquédusacrifice/qorbanetdelaprière:s’approcherdufeuetrestervivant,maintenirlemondeenexistence,fairevenirlesbénédictionspourlemonde.

    Laparoleprophétique:oservoir,àtraverslapeur

    EttyHillesumesthabitéeparundésirintensed’écrire,delaissersontémoignagequ’ellerevendiquecommeuneécriturepoétique.Ellevacependantrenoncer,consuméedanslaprière et au service des hommes. Elle dit, le 30 septembre 1942, qu’elle avait pourmissiond’écrire:«Pourtant,sidansmavie,àcemomentdemavie,àl’époqueoùnoussommes,j’aiundevoirvéritable,c’estbiend’écrire…»Elleditcependantlemêmejour:«Maisjemedérobesouslesprétexteslesplusdivers,jemanqueàmamission58.»Pourquoi va-t-elle arrêter d’écrire? Elle se savait cependant investie de cettemission,c’est pourquoi, au moment de son internement àWesterbork, elle confia à son amieMariaTuinzinglescahiersdesonJournal, luidemandant,aucasoùellenereviendraitpas,delesapporteràl’écrivainKlaasSmelik,quisechargeraitdelesfairepublier59.RevenonsàsapremièreapprochedeDieu,«DieuécouteDieu»,quenousavonslueàlalumière de l’expérience prophétique où le prophète entend «la voix qui se parle»,dialogueentreDieuetLui-mêmequisepassedansl’espritduprophète.Decepointdevue,Ettyestelle-mêmeprophète,carleprophète,parsaparoleoumêmesonécriture,donneàvoirlaréalitédumondeetindiquelepointoùlacatastrophes’inverseensalut.Écoutons les résonancesentrepoésie etprophétie selonHenriMeschonnic : l’écriturepoétique serait celle d’une voix qui parle de ses émotions sans crainte ou ambitionmorale.Une«responsabilitéquirenouvelle lanotiontraditionnelled’auteur–du fonddelavoix.C’estlavisiondelavoix:"Êtreparfaitementsoi-même"nerenvoiedoncpasàquelque subjectivité, mais à ceci : oser voir – la méchanceté des pouvoirs en place(Brecht),laconfusiondumonde(Beckett)–etoserdirecequel’onvoit(Mandestamm)[…]. Mais un oser voir qui n’est pas celui d’un courage de l’individu. Ce serait autrechose. Un oser voir qui réponde au mot de Hugo : "Les poètes ont peur de devenirprophètes". Un oser voir à travers la peur 60 .» Les lettres d’Etty Hillesum,particulièrementcellequiracontelanuitterrifiantedeladéportation,le24août1943,sontun«oservoiràtraverslapeur».Uneparoledeprophète,puisquemalgrésonrefusd’entrerdanslarésistanceavantl’internement,deuxdeslettresd’Etty(décembre1942

    57EEH,p.723.58EEH,p.742.59EEH,p.11.C’estKlaasA.D.Smelik,lefilsdeKlaasSmelik,quiacodirigél’éditionintégraledesÉcritsetLettresd’EttyHillesum.60HenriMeschonnic,Politiquedurythme.Politiquedusujet,Lagrasse,ÉditionsVerdier,1995,p.360.

  • et24août1943)furentpubliéesdanslaclandestinité,etleproduitdesventesdecettebrochurefutaffectéàl’aideauxJuifsentrésdanslaclandestinité61.La dimension de la parole prophétique subsiste encore dans certaines lettres deWesterbork,mais l’expérience d’EttyHillesum va s’intérioriser extraordinairement, etson écriture se déploie maintenant essentiellement dans la vision intérieure de latotalitéde lavie.Devient-ellealorsvisionnairecommeDanieldans laBible ?Puiselledit:«Jamais jenepourraiécriretoutcelacommelavie l’aécritdevantmoien lettresmouvantes. J’ai tout lu,demesyeuxetde tousmes sens.Mais jenepourrai jamais leracontertelquel62.»;«telquel»,commesil’écritureétaituncalquedelavie!C’estcequ’elle disait d’elle-même, le 10 juillet 1942, en se comparant à une «plaquephotographique».L’écriturenepeutpasêtrecela,c’estunealchimiequitransformeleplombde la réalitédans l’orde la lettre.Elle le sait, et si elledit, cemême jour, le22septembre1942, qu’elle a trouvédans les baraques à courant d’air et surpeupléesdeWesterbork laconfirmationéclatantedesonamourpour lavieetunesorted’identitéentresavieprotégéeetsavieaucamp,ellesaitalorsqu’elleaarrêtéd’écrire.Ellediraquandmême, le 4 octobre : «MonDieu, tum’as donné le don de lire, voudras-tumedonner celui d’écrire ?63» Comme si le don d’écrire lui avait été retiré dans lemêmegesteoùellel’abandonnait,consumantjusqu’auboutlavie,quandilneresteplusrien,carpourcréer,ilfautunreste,unrésidudematière64.Elle a intégré la mort dans sa vie, non pas comme une connaissance extérieure etredoutable,maiscommeunélargissementdelavieelle-même65.Elledit,aumomentdela mort de Spier, qu’elle continuera de vivre «avec cette part du mort qui a vieéternelle»,etqu’elleramèneraàlavie«cequi,chezlesvivants,estdéjàmort.»Ainsi,«n’y aura-t-il plus que la vie…66»Dans la proximité de lamort où elle abandonne samissiond’écrire,Ettyintègredanssaviebrèvetoutelaproblématiquehébraïquedelarésurrectiondesmorts.Carc’estainsiqueseditchaquejourlalouange:«Bénisois-tu,Éternel,quiressusciteslesmorts».

    Prophètesetvisionnaires

    Elle était prophète, elle devient visionnaire. Comment la Bible pourrait éclairer cesquestions?Letextebibliquesediviseentroisgrandesparties:lePentateuque(Torah),lesProphètes(Neviim)etlesÉcritssaintsouHagiographes(Ketouvim).LesProphètesetles Écrits saints, selon le canon juif du classement des livres, séparent ceux dont laparoleestpublique,lesProphètes,etceuxquisontdesécrivains,rédacteursdesÉcritssaints. Selon la typologie juive, Daniel fait partie des Écrits. Quelle est sa spécificité ?Daniel est un visionnaire de la fin des temps, c’est-à-dire un «apocalypticien». Or larévélationdelafinquidefaçongénéraleestrefuséedanslatraditionjuive,sedéveloppedans la littérature apocalyptique comme vision ouvrant l’espace d’un livre. Quiétrangementestscellé.

    61EEH,p.11.62EEH,p.730,(22septembre1942).63EEH,p.753,(4octobre1942).64EEH,p.723,(20sept42).65EEH,p.646,(3juillet1942).66EEH,p.718,(16septembre1942).

  • André Chouraqui, dans son commentaire biblique, explique que le verbeapocalypteintraduit laracinehébraïquegalahqui veutdire :révéler,ausensoùl’ondécouvreunenudité cachée ou un secret. Le verbe hébreuglh peut signifier: émigrer, être déporté(nonvolontairement),captivité,tabletted’écriture,miroiretfin.Le découvrement est souvent en relation avec la fin des temps. Le prophète lui, nedévoile pas la fin des temps. Il ouvre par sa parole un avenir quand tout paraîtimpossible. Le prophète dit : «Ainsi parle l’Éternel», tandis que l’apocalypticien dit:«J’aivu».L’Apocalypsescellelafin,etlavisionsepropagedansl’écrit.Leprophèteestunêtresocial,saparoleestnécessairementpubliquemêmesiellepeutêtreécrite,ildoitrépondre à cette vocation du plus profond de son épuisement, et alors même qu’ilchercheraitàs’ysoustraire.Parcontre,Daniel67, l’apocalypticien,gardesesrévélationspour lui. L’avènement de la fin lui est annoncé personnellement, et il n’est pas unréformateursocial.Deuxdimensionsparadoxalesaffleurentdecette lecture: ilyauraunefinde l’histoire,maisaussi,ilestpossibledevivreicietmaintenantleroyaumedeDieu.Quelestlesensdeceparadoxe?Letexteapocalyptiqueestécritcommeuncalculhistoriqueouvrantlechampde l’histoire universelle;mais cette expérience est étrangement individuelle etnon communicable. Une injonction mystérieuse est donnée à Daniel : «Et toi Danielgardesecrètescesparolesetscelle le livre jusqu’au tempsde la fin.Lamultitudeseraperplexe,maislaconnaissanceaugmentera.»(Dn12,4).Pourquoi l’annoncedestempsde la finest-elleécritedansunlivre?Pourquoice livredoit-ilêtrescellé?Pourquoiceluiquiareçucetterévélation(apocalypse)doit-ill’écrire,sceller le livre et garder secrètes les paroles ? Nous l’avons évoqué: le prophète dit:«Ainsiparlel’Éternel»,tandisquel’apocalypticiendit:«J’aivu».L’Apocalypsescellelafin,etlavisionsepropagedansl’écrit.Intransmissible.Nouslisonsainsi:«Moi,Daniel,je vois seul la vision. Les hommes qui sont avec moi, ne voient pas la vision. [...] Ilss’enfuientpoursedissimuler.Etmoi,jeresteseulaveccettegrandevision.»(Dn12,4).Les paroles sont closes en un livre : «Et toi, Daniel, clos ces paroles et scelle l’actejusqu’autempsdelafin.»(Dn12,4).Lelivrereposeetbrilleensonmutisme.Letexteapocalyptiqueenestl’expérienceextrême.Danslerisquedemutisme,lavisiondelafintransforme la quête de l’homme et lui rappelle son but ultime: devenir dans unprocessusd’individuationunique,unfilsd’homme.Alors,l’incommunicationvisionnairesedéploiedansl’écriture.Silessagesd’Israëlontclassédansdeuxcorpusdistinctslestextesprophétiquesetlestextes apocalyptiques, il ne s’agit pas d’une fracture dans l’humain, d’un signe de sadéfaillancefaceàlapuissancedivinemais,commedanslegestedeMoïsequibriselesTables, l’annonce de l’excès prophétique sur le risque de l’idolâtrie de l’écriture. Ouencorelaréserveintimedel’écrivain-visionnairefaceauxannoncescatastrophistes.Onnepeutàlafoisêtreapocalypticienetprophète.Al’entréedelaTerrepromise,etalorsqu’ilvabientôtmourir,Moïsedemandeàl’Éternel:«Laissemoitraverser,jet’enprie,jevoudraisvoircebonpaysquiestau-delàduJourdain...»(Dt3,25).L’Éternelluiaccordalapossibilitédevoir,maispascelledetraverser(Dt3,27).Lescommentairesdisentque67LeLivredeDaniel couvreunepériodehistoriquequivadeNabuchodonosor jusqu’aurègned’AntiochusÉpiphaneetàlarévoltedeMaccabées.Cen’estdoncpasuneseulepersonnequiavécu l’ensemble de ces événements. Daniel est un nom de code pour désigner une certainelittérature.

  • Moïse aperçut les détails de la vie d’Israël dans toutes ses péripéties et l’observajusqu’auxjoursdumessie.Moïseapuvoirlafindestemps,maisiln’apasputraverser.Voirettraverserseraientalorsantinomiques.Sil’Apocalypserelèvedelavision,alorslaProphétieseraitl’expériencedelatraversée.Qui est l’acteur du passage sans vision ? La racine hébraïque ubr signifie à la fois«traverser», «embryon» et «hébreu». Le passage opéré par l’Hébreu - l’homme ou lalangue-sefaitainsienl’absencedelavisiondelafin.C’estlàsadimensionprophétique.S’il n’est pas accordé de voir et de traverser en même temps, si l’Apocalypse et laProphétie semblent témoigner d’expériences irréductibles, les deux cependant seréfèrentaulivreetmanifestentl’expériencejuivedelalecture-écriture.Socialitéinéditedanslesmargesdel’histoireuniverselle.L’Apocalypsescellelelivre,commes’ilétaitledernier, l’ultime.LaProphétiedéclôt le livre.Toutmouvementd’écrireporte en lui letermeapocalyptiquedulivrefinal.Iln’estcependantpossiblequedanslaProphétie.Làoùl’Apocalypseclôtl’avenir,laProphétieinvisiblemurmure:ilyaencoreunautrelivrepossible. La lecture sainte déclôt le livre vers un autre livre. Comme s’il n’y avait pasd’identitédelalectureetdel’écriture.C’estcequerévèleleNomTétragramme,YHWH,quis’écritmaisneseditpas.LeNomimprononçableouvreletexteversunsurcroîtdesignification.Laplacevidepourl’infinitisationdusensadvientdansladissociationdelalectureetdel’écriture.EttyHillesumdevientcommele«filsd’homme»delavisiondeDaniel,etsonécriture,savisionenDieu,scellelafinselonsonappréhensiondelaréalitéintégraledumonde,delavieetdel’histoire:«tantdesiècles…».Toutsejouantsurlascènedeson«théâtreintérieur». Sonécritureprendalors ladimensionapocalyptique68de lavision-écrituredeDaniel.Onpourraitdire,àlalecturedesonévolution,qu’ellepassedeladimensionprophétiquede l’écoute à celle apocalyptique de la vision. Lorsque la vie tout entière, le ciel et laterre, les siècles, tant de siècles se déploient sur la scène de son théâtre intérieur.Devenue visionnaire, elle nomme dans des termes étonnants et inquiétants cettecapacitéinouïe:«J’aiunevieintense,d’uneintensitédémoniaqueetextatique…69»Elleavaitnommé très tôt, aucommencementdesonparcours, cetaspectd’une«agitationcréatrice», où elle devient un champ de bataille «où se vident les querelles, lesquestionsposéesparnotreépoque.»Danslepressentimentdesondevenirvisionnaire,elle sedit «unvaste creuxoù s’engouffre le flotde l’histoiredumonde.»À l’issuedequoi,elle«regardeaufonddesyeuxlasouffrancehumaine»,etarriveàs’expliqueravecelle70. Et ce jour-là, au commencement de son parcours, elle dit attendre commentréalisersondésird’écrire.Sonjournalenestl’amorce;plustard,quandl’intensitédelavisionseratropgrande,elles’éloigneradelapoésiecommetémoignage.Elle décrit étrangement la pénétration de sa vision et de son observation desévénementsquidevient«détachée,presquedémoniaque»,etlavie,s’accomplissantsur«un théâtre intérieur», dans ses détails infimes, lui devient «parfaitement claire ettransparente71».Pluslavisionseprécise,plusellesedémonise.CommentEttypeut-elleêtreavecDieuetavecledémonenmêmetemps?Quelquechosedel’originedumalet68Lanotionhébraïqued’apocalypsen’apas laconnotationnégativeetcatastrophiquequ’elleadanslelangagecourant.69EEH,p.740,(28septembre1942).70EEH,p.109-111,(15juin1941).71EEH,pp.709-710,(28juillet1942).

  • delasouffrancesedévoileàsesyeux,lefondementdumal,maishorsdetoutdualisme.AusensoùleprophèteIsaïe(45,5-7)nousl’enseigne:«C’estmoil’Éterneletnulautre.Horsdemoi,pointdeDieu.[…]Jeformelalumièreetjecréelesténèbres,j’établislapaixet je crée lemal. Je suis l’Éternel et je fais tout cela.» L’Éternel qui est aussi le DieuCréateurannoncequelemalestinhérentàlacréation,etqu’iln’yapasdeuxdivinitéscommedanslagnose.Ilyadumaldanslacréation,etc’estànousdeleréparer.Etty, héritière de la vision de Daniel, acquiesce, dans sa vision, à la totalité de la vie.Acquiescement équivalent à un livre scellé. Incommunicable. Elle a commencé derépondre à samission d’écrivain, prophète puis visionnaire. Le Journal, trésor de noslectures,enestletémoin.Puiselles’estarrêtéed’écrire.

    L’amourdeDieuetlerestedematière

    Elledit,le20septembre1942,qu’elleconsumesaviejusqu’auboutetqu’ilneresteplusrien.Etpeut-êtrepourpouvoircréer, il faudrait«disposerd’unreste,d’unrésidunonconsumé qui fasse naître une tension, stimulant indispensable à toute œuvre decréation72.»Elleévoque«l’urgencepoétique»dematérialiseraumoinsuneparcelledutrésord’imagesquel’onporteensoi.Plusieursfoiselleditqu’ellevoudraitêtrepoète,etelle demande à Dieu de lui donner le don d’écrire. Mais ce n’est peut-être plus sonchemin,mêmesiunegrandebeautéaffleuredesonécriture,etquel’onauraitledésir,ici, dans une tâche d’écrivain, de poursuivre sa vie. Souvent elle exprime ce désir :«Donne-moi chaque jourunepetite lignedepoésie,monDieu…73»; puis ellenommesondésirimpossible:«Iln’yapasdepoèteenmoi,iln’yaqu’unpetitmorceaudeDieuqui pourrait semuer en création poétique…74» Elle évoque souvent samission dansl’écritureetlesentimentd’avoirfailli:«Ilyatantdechosesquiattendentd’êtreditesetécritesparmoi. […]Mais jemedérobe, […] jemanqueàmamission75.»ElleremercieDieudeluiavoirdonnéledondelire,etelleluidemandeceluid’écrire76.DansunelettredeWesterbork à son amie Tide, le 18 août 1942, elle confie : «Il se peut que je nedeviennejamaislegrandartistequejevoudraisêtre,carjesuistropbienabritéeentoi,monDieu77!»Si elleditqu’ellen’estpasuneartiste, c’estparcequ’elleest consuméedans laprière,comme s’il n’y avait plus en elle de résidudematière : «Jemedemandeparfois si jen’usepasmaviejusqu’àlacorde; jevis, jejouisdelavie, jel’assumesicomplètementquejelaconsumejusqu’aubout,ilneresteplusrien.Etpeut-êtrefaut-il,pourpouvoircréer, disposer d’un reste, d’un résidu non consumé qui fasse naître une tension,stimulantindispensableàtouteœuvredecréation78.»Pourtant si le NomdeDieu, source et invocation de sa prière, est aussi ce qui animel’écriturepoétique,ilnedevraitpasyavoird’antinomieentreprièreetpoésie.L’uneet

    72EEH,p.723.73EEH,p.736,(24octobre1942).74EEH,p.750,(3octobre1942).75EEH,p.742,(30septembre1942).76EEH,p.753,(4octobre1942).77EEH,pp.897-898.78EEH,p.723,(20septembre1942).

  • l’autresontlechoixdanslavie.Alorselleannonceunereprisedel’écriture,maisdansuneprochaine,unenouvellevie.Commeunerésurrection.

    Mortetrésurrection

    Elleannoncequ’unjour,elleécrira lachroniquedecestribulations.Elles’endurciraetreviendraàlavie.Elleserelèvera,etl’onentendicilethèmebibliquedelarésurrectiondesmorts,l’injonctiondeseleveretdeceindresesreins.Elleenvisagelapossibilitéderevenir pour que la vie rejaillisse en elle et «que viennent les mots pour porter lenécessaire témoignage79.» Etty n’a pas abandonné sa mission d’écrivain, ou alorsprovisoirement,etelleannoncelerenouvellementdesesforcescommeunpassageparlamortetunerésurrection.Noustrouvonsdesthèmessemblablesdanslalittératurehassidique.Lerenouvellementdes forces apparaît chez des maîtres hassidiques comme chaque fois une nouvellecréationimpliquantlepassageparlenéant.MeschullamPheisbushdeZbarejendonnecettedescription:unechosedanslemondepassed’unétatàunautre,enpassant«parl’étatdeNéant,quiestunétat intermédiairede la réalité.Danscetétat, lachosen’estrienetnepeutenaucunemanièreêtreappréhendée.Carelleaatteint l’étatduNéant,commeavantlaCréation.»Puisilexpliquequelachoseestrecrééeànouveau,commelepoussinàpartirdel’œuf:«Cemomentprécis,oùl’œufestcomplètementdétruit,maisle poussin pas encore né, correspond à cet état du Néant.» Il s’agit, précise-t-il de lapoussièreprimordialed’oùest formél’homme(Gn2,7)etàquoi toutretourne(Gn3,19).Ainsidonc,siunepersonne«souhaiteserenouvelercomplètementetdevenir[…]une créature dont l’unique objectif est de s’attacher à Dieu, il lui faut absolumentatteindrecetétatdepensée,mueseulementpar la craintequi la conduiraàungranddegréd’humilité,puisauNéant.AlorsDieuferad’elleunnouvelêtre,etelleseracomme"unesourcequicroît,etuntorrentquijamaisnecesse"80.»Etty évoque une expérience étonnante de renouvellement : «Que l’on ait en soi unesubstance(jene trouvepasd’autremot)quimèneuneviepropreetdontonpourraittirerbeaucoupdechoses,c’estunfaitdontjeprendsdeplusenplusconscience.Àpartirdecettesubstance,jepeuxcréerunefouledevies,quitoutessenourrirontdemoi.Jenela domine pas encore assez bien. Peut-être ai-je trop peu confiance en sa vie propre.Pourmapart,jen’airiend’autreàfournirquel’espaceoùcesviespourrontsedéployer,etriend’autreàprêterquelamainquitiendralaplumepourenregistrertoutescesvies,avecleursidéesetleursexpériencespropres81.»Cettepluralitésurgissantensoi,qu’elleapeut-êtreraisond’hésiteràappeler«substance»,semanifestedansledond’écriturepar où s’inventent des vies nouvelles. Jusqu’à nous, ses lecteurs, qui recevons de sesparolesunsurplusdevie.Qu’elle est longue cette transmission de vie, d’elle jusqu’à nous, lorsque l’on sait lesdifficultésquiontaccompagnées lapublicationdu Journal ! Ila falluenvironquaranteanspourque lapremièreédition,Uneviebouleversée,voie le jour.Lespréfacesde J.G.Gaarlandt (Une vie bouleversée) et de Edward van Voolen (Écrits d’Etty Hillesum)79EEH,p.708(28juillet1942).80MeshullamPheisbuchdeZbarej(?–1794),YosherDivreiEmet,citédansMaîtreshassidiques,Op.cit.,pp.45-46.81EEH,p.758,(11octobre1942).

  • racontentainsicettechainedelatransmissiondesécritsd’Ettydepuislejour,avantsadéportationàWesterbork,oùelleconfiasescahiersàMariaTuinzingpourlesdonneràKlaasSmelik,envuedeleurpublication.Cettechainedelatransmissionpourraitsediredans le termehébreudetoledot/engendrements.Carnousrecevonsquelquechosedesonâmeetdesavie.N’est-cepascequ’elleécrivaitelle-même:unevien’apasàvouloirportersesfruitsdèsmaintenant?Cettetransmissiondeviesefaitparl’écritureoùnouspercevons, de source hébraïque, la puissance des lettres à l’origine de la création dumonde82.Alors,nouspouvonsrelirel’expériencemystiqueautrementquedanslestermesd’unefusion, mais comme témoignage. Ainsi qu’elle se présente : «Un jour j’écrirai lachroniquedenostribulations,[…]pourquelavierejaillisseenmoietqueviennentlesmotspourporterlenécessairetémoignage83.»Soncheminderésurrectionsepoursuitalorsdanslavocationd’écrirequinousesttransmisedelalecturedesonJournal.

    Enconclusion

    Ellel’avaitdittrèstôt,le5septembre1941,aucommencementdesonchemin:«Cesserde vouloir que ma vie porte ses fruits dès maintenant84 .» Un auteur n’est pascontemporain de son œuvre. Emmanuel Lévinas nous offre un chemin decompréhension: «L’avenir pour lequel l’œuvre s’entreprend doit être posé commeindifférentàlamort.L’œuvre[…],c’estl’êtreau-delàdelamort.Lapatienceneconsistepas pour l’agent à tromper sa générosité en se donnant le temps d’une immortalitépersonnelle.Renonceràêtrelecontemporaindutriomphedesonœuvre,c’estavoircetriomphedansuntempssansmoi,visercemonde-cisansmoi,viseruntempspar-delàl’horizondemontemps.Eschatologiesansespoirpoursoioulibérationàl’égarddemontemps85.»Son chemin, à elle, illustre ces paroles. Dans la filiation d’Abraham elle a traversél’épaisseurdescroyancesgnostiquesetpaïennespourvenirvers lareconnaissanceduDieucréateur.«Tonmonde!»,dit-elle,s’adressantàLui.CommeAbraham,elles’avanceverslesecretduNomdivin.Ladécouverted’unedimensionprofondede l’écoute intérieure,à la faveurd’exercicesrespiratoiresconnusdansdemultiplestraditionslafaitaccéderàlaplaceduprophète,selonsesmotsàelle :«DieuécouteDieu».Portéepar laquestionbibliqueet juiveduNom de Dieu, elle abandonne les exercices respiratoires et s’engage dans une vie deprièreintensequiouvreuneécritureflamboyante.Ellenommeicisamissiond’écrivain,depoète,portantlenécessairetémoignage.Puis,elles’immergedans lavisionoùsedéploie le tempsde l’écritureultime,celledutempsdelafin.CommeDaniel,levisionnaire.

    82Le Sefer Yetsira ou Livre de la Formation est un très ancien ouvrage de cabale attribuéemblématiquementaupatriarcheAbraham,aurait étéécrit selonScholementre le IIIè et leVèsiècle.C’estcelivrequiparledelacréationdumondeàpartirdeslettresdel’alphabet.83EEH, p. 708, (28 juillet 1942). Voir aussi:EEH, p. 691, (20 juillet 1942) etEEH, p. 714, (15septembre1942).84EEH,p.150.85EmmanuelLévinas,«Latracede l’autre»[1963],dansEndécouvrantl’existenceavecHusserletHeidegger,Paris,LibrairiephilosophiqueJ.Vrin,1982,p.191.

  • Lorsqu’elle dit s’approcher des plus profondsmystères de Dieu, et qu’il n’y a pas deréponse, elle se répand, comme le messie, parmi les hommes. Elle le dit, le lundi 12octobre1942, à la finde son Journal : «Onvoudrait êtreunbaumeversé sur tantdeplaies86».Carenhébreulemotmashiah/messieditl’onctionoulebaume.LeNomdeDieuest la sourcede saprière, comme il est le sceaude l’existence juive,puisque le Nom Tétragramme YHWH se trouve inscrit dans le nomJuif/Yehouda/YHWDH87.Le24août1943,àWesterbork,ellenommesaprière :«Dire"scheimes"(ShemaIsraël),c’estdireuneprièrepourunmourant.Laprièresecomposeessentiellementde l’invocation continuelle dunomdeDieu et prend sa valeur la plushautelorsquelemourantestencoreenétatd’ymêlersavoix.»Lavoixhumainesemêleà la voix divine, dans l’écoute, quand «la Voix se parle à elle-même» selon le secretbibliquede laprophétie. Car laVoix suprêmevient s’investirdudedansde la voixduprophète, et la prophétie devient un dialogue entre l’homme et l’essence de sonintériorité : «Converser avec moi-même … Converser avec Dieu», écrit-elle, le 15septembre1942.Et aprèsqu’elleeutarrêtéd’écrire, laVoixqui traverse lesécrits, laVoixquine cessepas, sa voixmêlée à la Voix suprême, parvient jusqu’à nous, survivants et enfants desurvivants,quipoursuivonssaviedansledonqu’ellenousfaitdel’écriture.Etl’écoutedesaprière.

    MoniqueLiseCohen

    86EEH,p.761.Enhébreu,lemot«messie»signifie«oint»,etlamessianitéestuneonction.87Jehouda,«louangeàDieu»,estlenomduquatrièmefilsdupatriarcheJacob,etl’ancêtreduroiDavidetdumessie.SonnomadonnéceluideJudéeetdeJuif.