Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales...

18
Tous droits réservés © Cinémas, 2005 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 9 jan. 2020 20:09 Cinémas Revue d'études cinématographiques Esthétique du cinéma et relations de cause à effet Laurent Jullier Cinélekta 5 Volume 15, numéro 2-3, printemps 2005 URI : https://id.erudit.org/iderudit/012319ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Cinémas ISSN 1181-6945 (imprimé) 1705-6500 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Jullier, L. (2005). Esthétique du cinéma et relations de cause à effet. Cinémas, 15 (2-3), 45–61. Résumé de l'article Il est d’usage, dans la critique moderniste de l’art, de dénigrer les relations de cause à effet reliant les deux bouts de la chaîne esthétique, soit la conception et la réception de l’oeuvre. Mais pourquoi le cinéma du shot/reaction shot et de la « théorie des dominos » serait-il mauvais par essence ? Pourquoi devrait-on se sentir honteux, depuis Adorno, de valoriser un film parce qu’il a causé du plaisir ou que sa « valeur d’usage » comprend une certaine utilité ? Il s’agit ici de lutter contre ce type de préjugés, en montrant notamment qu’ils sont issus d’idées non universelles, produites au sein de champs sociohistoriques particuliers, et valorisant une certaine forme d’irrationalisme.

Transcript of Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales...

Page 1: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

Tous droits réservés © Cinémas, 2005 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des servicesd’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vouspouvez consulter en ligne.

https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche.

https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 9 jan. 2020 20:09

CinémasRevue d'études cinématographiques

Esthétique du cinéma et relations de cause à effet

Laurent Jullier

Cinélekta 5Volume 15, numéro 2-3, printemps 2005

URI : https://id.erudit.org/iderudit/012319ar

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)

Cinémas

ISSN

1181-6945 (imprimé)1705-6500 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article

Jullier, L. (2005). Esthétique du cinéma et relations de cause à effet. Cinémas, 15 (2-3),45–61.

Résumé de l'article

Il est d’usage, dans la critique moderniste de l’art, de dénigrer les relations de cause àeffet reliant les deux bouts de la chaîne esthétique, soit la conception et la réceptionde l’oeuvre. Mais pourquoi le cinéma du shot/reaction shot et de la « théorie desdominos » serait-il mauvais par essence ? Pourquoi devrait-on se sentir honteux,depuis Adorno, de valoriser un film parce qu’il a causé du plaisir ou que sa « valeurd’usage » comprend une certaine utilité ? Il s’agit ici de lutter contre ce type depréjugés, en montrant notamment qu’ils sont issus d’idées non universelles,produites au sein de champs sociohistoriques particuliers, et valorisant une certaineforme d’irrationalisme.

Page 2: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

Esthétique du cinéma et relations de cause à effet

Laurent Jullier

RÉSUMÉ

Il est d’usage, dans la critique moderniste de l’art, dedénigrer les relations de cause à effet reliant les deuxbouts de la chaîne esthétique, soit la conception et laréception de l’œuvre. Mais pourquoi le cinéma dushot/reaction shot et de la « théorie des dominos » serait-il mauvais par essence ? Pourquoi devrait-on se sentirhonteux, depuis Adorno, de valoriser un film parcequ’il a causé du plaisir ou que sa « valeur d’usage »comprend une certaine utilité ? Il s’agit ici de luttercontre ce type de préjugés, en montrant notammentqu’ils sont issus d’idées non universelles, produites ausein de champs sociohistoriques particuliers, et valori-sant une certaine forme d’irrationalisme.

ABSTRACT

It is common, in modernist art criticism, to denigratecause and effect relations between the two ends of theaesthetic chain, the conception and the reception ofthe work. But why must we consider the cinema ofshot-reverse shot and the “domino theory” to be essen-tially bad? Why, since Adorno, should we feel ashamedfor appreciating a film because it gives us pleasure, orbecause its “use-value” consists of a particular utility? Assuch, the following seeks to combat these prejudices bydemonstrating, notably, that they stem from ideas thatare not universal, but produced in specific sociohistoricfields, and which uphold a certain form of irrational-ism.

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:30 Page 45

Page 3: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

Parmi les nombreux différends qui séparent les amoureux ducinéma populaire et les exégètes du modernisme cinématogra-phique, les questions relatives à la causalité forment un groupe àpart. Le fossé qu’elles ont creusé semble infranchissable, à la foisen ce qui concerne les raisons d’être du cinéma et les raisonsd’agir des personnages de films.

D’un côté, le cinéma est supposé procurer de la détente, duplaisir, de l’évasion. Un film doit pouvoir se résumer enquelques phrases et raconter une histoire où, pour toute fumée,existe un feu, et dans laquelle chacun a ce qu’il mérite, laposition sociale reflétant le talent, et les actes prêtant toujours àconséquence. Le récit y est construit selon la théorie desdominos, et le shot/reaction shot y fait office de pierre de touche,incitant le spectateur à lire — selon la formule de RolandBarthes — la plus infime consécution en conséquence. Ce modeest économiquement dominant (voir la liste des trois cents plusgrands succès de l’histoire du cinéma sur < www.imdb.com >,qui racontent trois cents histoires déterminées par la causalité),et symboliquement dominé (voir les listes des meilleurs filmsétablies par la cinéphilie institutionnelle ou les objets d’étudede l’esthétique du cinéma à l’université). De l’autre côté, lecinéma est supposé dispenser de l’intranquillité. Un film doitmettre le spectateur au défi de dresser la liste des je-ne-sais-quoiirracontables grâce auxquels il a mystérieusement agi sur l’in-tellect. Il montre des images, fait entendre des sons, les person-nages entretiennent avec leur environnement des « liens sensori-moteurs relâchés », comme disait Gilles Deleuze, et l’objet deleur quête — lorsque d’aventure quête il y a — demeure insai-sissable. Le shot/reaction shot y est suspect, toujours susceptiblede manipuler le spectateur, de lui raconter des histoires, au sensfiguré, c’est-à-dire de lui mentir. Ce cinéma de la décons-truction et de l’aléa (figure anti-causaliste que fétichisa NoëlBurch dans sa Praxis du cinéma) est économiquement dominé(il ne sort pratiquement des « mondes de l’art » ou du champexpérimental que lorsque des institutions le subventionnent), etsymboliquement dominant (tapez par exemple le mot« Godard » dans une recherche sur le Fichier Central des Thèsesfrançais, sur < http://fct.u-paris10.fr/ >).

46 CiNéMAS, vol. 15, nos 2-3

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:30 Page 46

Page 4: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

Loin de désigner d’innocents écarts de goûts et de couleurs,ce différend renvoie donc à des croyances, des opinionspolitiques ou des façons d’être au monde qui s’opposent radica-lement. Mais est-il légitime, vraiment, de faire des relations decause à effet un tel point de discorde esthétique, éthique etpolitique ? Est-il raisonnable de prêter une visée manipulatrice àleur prolifération dans les films et un pouvoir déniaisant à leursubversion systématique ? Le cinéma du shot/reaction shot, quirelève au sens propre de la réaction, en relève-t-il aussi au sensfiguré ; autrement dit, est-il par essence réactionnaire ? Le présentarticle se propose de donner quelques éléments de réponse à cesquestions. Il s’oppose notamment à l’idée de supériorité deshistoires déconstruites sur les histoires organisées par la causa-lité, en essayant de montrer que cette idée repose sur des pré-supposés biaisés, notamment sur une définition particulariste del’art.

D’où vient la « mauvaise réputation » idéologique de lacausalité ?

Enfants, nous faisons l’apprentissage du monde en cherchantquelles relations de cause à effet l’organisent. À peine unnouveau-né a-t-il ouvert les yeux qu’il tourne la tête en directionde la source d’une voix, puis d’un bruit ; à peine un bébé a-t-ilgagné assez de coordination musculaire pour saisir un objet qu’ille lâche en vue de vérifier qu’il tombe. Savoir d’où proviennentles sons, prévoir qu’une force pousse inexorablement les chosesvers le bas, cela nous permet de nous développer en apprenant àdéjouer les pièges de l’environnement. Nous déduisons des loisde ces expériences, sur lesquelles nous nous appuyons pourformuler des hypothèses, faire des prévisions ou inférer tel faitde tel autre, de manière à contrôler le mieux possible ce qui sepasse autour de nous. Une fois adultes, nous continuons pourune large part d’interpréter le monde à l’aide de ces lois héritéesde la prime enfance, et que la psychologie cognitive regroupesous le nom de « théories causales naïves » (une forme deknowing that au sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).Dans presque tous nos actes quotidiens nous mobilisons cesuniversaux ; comme le chasseur, nous lisons des traces pour

Esthétique du cinéma et relations de cause à effet 47

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:30 Page 47

Page 5: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

reconstruire ce qui s’est passé, comme le détective, nousimaginons des mobiles pour comprendre les actes, quitte àpostuler de fantaisistes causes sur de fragiles hypothèses.

Même les plus vastes systèmes de construction de sens mis aupoint par l’humanité ont pour moteur le désir de remonter à lacause en partant de la conséquence. Les religions et les sciencesconsacrent ainsi une grande partie de leur programme decompréhension de l’univers à la quête de ses causes premières.Brahmâ, dieu créateur, aussi bien que le Big Bang, consistent àcet égard en des hypothèses causales à très grande échelle del’« acte d’insufflation » premier. La plupart des mythes appa-raissent comme des réponses à l’angoisse devant l’imprévisibilitéde l’environnement naturel et de ses manifestations, qu’unethéorie causale naïve ne permet pas à elle seule d’expliquer.Toutes les cultures humaines proposent ainsi un équivalent plusou moins rationnel de Jupiter, c’est-à-dire d’une entité « expli-quant » les coups de tonnerre — c’est pourquoi Lévi-Straussverra le mythe comme une « matrice d’intelligibilité » de l’envi-ronnement s’offrant à nous sous différentes formes au fil dutemps.

En ce qui concerne l’explication du comportement humain,les candidats ne manquent pas non plus dès qu’il s’agit detrouver des causes. Le modèle conceptuel de la psychologiebéhavioriste, le plus connu à ce sujet, reposait, dans ses déclinai-sons les plus radicales des années 1950, sur les relations de causeà effet ; d’un côté, il y avait l’entrée (input), de l’autre, la sortie(output), et une boîte noire entre les deux, où s’opérait la méca-nique causale de réaction de l’être humain à son environnement(on peut encore voir cette théorie exposée par Henri Laboritdans Mon oncle d’Amérique, film de Resnais). Autre exemple : lapsychanalyse, qui se propose elle aussi de trouver des causes(inconscientes, cette fois) à ce qui résistait jusqu’alors à l’expli-cation rationnelle (modèle de Freud-Parieto ; Freud a d’ailleurstruffé ses écrits de références conceptuelles aux lois les pluscausalistes de l’hydraulique et de la thermodynamique). Desdisciplines aussi familières que l’informatique et la médecine,encore, sont fondées sur les lois causales : le médecin qui inter-prète des symptômes remonte des conséquences observables aux

48 CiNéMAS, vol. 15, nos 2-3

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:30 Page 48

Page 6: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

causes probables (opération connue jadis sous le nom deséméiologie), et l’informaticien écrit ses programmes à l’aide deformules de type « si… alors » (si l’utilisateur entre telle donnée,alors le programme lui renvoie telle autre).

Bref, les relations de cause à effet, théorisées en son temps parAristote dans sa Métaphysique, imprègnent nos esprits et nossociétés au point de les constituer en partie. La mauvaise répu-tation que leurs adversaires leur prêtent vient de l’utilisationpolitique qui en est faite, notamment lorsqu’il s’agit d’expliquerles différences de condition des êtres humains. Depuis quel’humanité est majoritairement passée des tribus de chasseurs-cueilleurs aux sociétés agraires, des inégalités de plus en plus enplus grandes ont séparé ses membres. Or pour trouver, commele dit Max Weber (1996, p. 343), « des réponses rationnellementsatisfaisantes à la question de l’origine de la discordance dumérite et de la destinée », différents systèmes de causalité ontd’abord été élaborés. La science, la religion et la philosophiepolitique en ont chacun produits, tous informés par la causalité :le péché originel, par exemple, a dans le champ de la religioncatholique la même fonction explicative que la sédentarisationdes tribus de chasseurs-cueilleurs dans le champ de la psycho-logie évolutionnaire — dans les deux cas, un acte initial mènepetit à petit à l’inégalité, à l’envie, au malheur (on trouve en grosla même idée chez Locke et chez Rousseau).

La force physique, qui justifiait la domination chez nosancêtres les plus lointains, a souvent fait office de système debase : « Qu’un géant et un nain marchent sur la même route,écrivait Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondementsde l’inégalité parmi les hommes, chaque pas qu’ils feront l’un etl’autre donnera un nouvel avantage au géant. » On en trouveencore l’écho, parfois, dans l’explication des inégalités quiséparent hommes et femmes au sein des classes sociales où laforce de travail est le seul capital à vendre. La trace s’en faitégalement sentir dans les représentations populaires des super-héros de la bande dessinée et du cinéma, tous plus musclés lesuns que les autres… Si cette causalité avait un poids explicatif ily a plusieurs milliers d’années (le chef, comme dans certainsgroupes d’animaux, était l’individu le plus fort), elle l’a

Esthétique du cinéma et relations de cause à effet 49

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:30 Page 49

Page 7: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

évidemment perdu. Nous sommes dirigés par des gens dotésd’une force physique moyenne, sinon négligeable : le gouverneurde Californie, Arnold Schwarzenegger, fait figure d’exception.Encore sa musculature n’a-t-elle pas été causée par une actionmécaniquement utile à la communauté, mais par un entraîne-ment adéquat — l’image de la force à défaut de sa fonction,figure typique de l’ère postmoderne.

Bien entendu, la force physique n’est pas le seul élémentqu’on retient dans la course à l’explication des inégalités par lesens commun. Les religions, en tous temps et en tous lieux, ontpour ce faire mis au point de complexes systèmes, tantôt sto-chastiques (où la fatalité, orchestrée d’une main négligente parun dieu joueur de dés, nous fait naître ici ou là, petit ou grand,etc.), tantôt régis par la théorie des dominos (comme le systèmedes réincarnations « méritées » de l’hindouisme). Comme leremarqua Max Weber, non sans ironie, ces récits rendent « unservice de légitimation à tous les dominants, les possédants, lesvainqueurs, les biens portants, bref tous les heureux ». Car :

[…] l’homme heureux se contente rarement du faitd’être heureux ; il éprouve de surcroît le besoin d’yavoir droit. Il veut aussi être convaincu qu’il mérite sonbonheur, et surtout qu’il le mérite par comparaisonavec d’autres. Et il veut donc également croire qu’en nepossédant pas le même bonheur, le moins fortuné n’aque ce qu’il mérite (Weber 1996, p. 337-338).

On ne saurait être plus clair sur l’importance de la causalité — voilà, donc, que se dessine une première explication de sa« mauvaise réputation ».

L’éternel débat entre l’inné et l’acquis — une sous-classe de lalutte entre l’essentialisme et le déterminisme — a donné ladernière touche à cette réputation. Les essentialistes situenttraditionnellement les causes de la supériorité dans le talent del’individu, tandis que les déterministes les voient plutôt dans lecontexte social de sa naissance et de sa vie.

Les premiers professaient jadis le « chacun selon son dû » ;l’écho s’en trouve dans le darwinisme social des grands capi-taines d’industrie états-uniens (John Carnegie, John D.Rockefeller) aussi bien que dans l’image du clochard bohème

50 CiNéMAS, vol. 15, nos 2-3

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:30 Page 50

Page 8: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

qui « préfère » ne pas travailler. Ici, le statut social est propor-tionnel à la volonté (will power) et aux aptitudes « naturelles »(natural leadership). Le puissant, ici, l’est parce qu’il le mérite,parce qu’il a des dons — si ce n’est pas Dieu qui les lui aconférés, c’est qu’il s’est « fait tout seul ». Herbert Spencer, àl’origine du darwinisme social américain, faisait mine d’enappeler au hasard pour justifier les inégalités, mais se fondait surune causalité proprement génétique : les pauvres gens ont tiré lemauvais numéro dans la grande loterie de l’hérédité biolo-gique… Les sociologues français de la grande bourgeoisie,Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (1989), ontd’ailleurs remarqué dès le début de leurs enquêtes combien lesparents dans les « grandes familles » dissimulent le travail d’édu-cation de leurs bambins (ils ne les grondent jamais en public,par exemple), laissant à penser que la chair de leur chair sait« naturellement » maîtriser les codes sophistiqués qui, du polo àla gestion des portefeuilles d’actions en passant par le manie-ment désinvolte des couverts à poisson, feront l’ordinaire de leurvie future. De nombreuses fictions relaient cette explication in-néiste des inégalités (conjuguée à une conception lamarckiennede la transmission génétique) ; ainsi Superman, Harry Potter etLuke Skywalker, ces champions du cinéma populaire, ont-ilsreçu d’un puissant père le don qui leur permettra causalementd’être number one chacun à leur manière.

Les contextualistes, au contraire, pensaient que l’environne-ment déterminait grandement la probabilité de « réussir sa vie ».La morale des Animaux malades de la peste, « selon que vousserez puissant ou misérable… », leur servait d’étendard. Selonque vous naissiez fils de haut fonctionnaire ou fille de maçon,les chances d’occuper une position dominante étaient diffé-rentes, à will power égal. Bien entendu, le darwinisme socialbrandissait toujours quelques histoires à la Carnegie de cireursde chaussures devenus magnats de la finance, mais ces excep-tions (quoiqu’elles soutiennent probablement presque entière-ment l’American dream ou le rêve de « s’en sortir » dans un grandnombre de pays) ne valent que ponctuellement, pas statistique-ment. Les déterministes considéraient les individus comme leproduit du contexte de leur venue au monde et de leur

Esthétique du cinéma et relations de cause à effet 51

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:30 Page 51

Page 9: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

éducation, ce qui expliquait le natural leadership, c’est-à-dire,plus prosaïquement, le talent dans la gestion d’un portefeuilled’actions héritées du père. Cette vision s’accorde mieux avec unevision darwinienne, cette fois, de la transmission génétique. Ellerecoupe également une autre constatation faite par les Pinçon :un « nouveau riche » (par exemple, le fameux cireur dechaussures changé en magnat) ne pourra intégrer les cercles despuissants que s’il a fait la preuve (et de préférence sur plus d’uneou deux générations) de sa capacité à transmettre sa puissance àses descendants. Si vraiment cette transmission était directe,lamarckienne et automatique, un tel examen de passage n’auraitpas lieu d’être, peuvent conclure les contextualistes…

Au final, le résultat est pourtant le même, que la transmissionse fasse majoritairement par le biais de l’inné (Luke Skywalker)ou de l’acquis (Batman et Spider-Man, encore inexpérimentés,recueillant in extremis de la bouche d’un mourant — Batman deson père, Spider-Man de son oncle — le sage mantra qui, unefois assimilé, leur permettra de donner un but à leur vie, un sensà leur talent). Bref, les explications causales rendent fatalistes.Relayées par le cinéma populaire, elles répondent à un désir deprésenter comme ce-qui-va-de-soi une organisation sociale quiprofite à la bourgeoisie. On lit alors le « message » de ce cinémacomme un système factuel alors qu’il s’agit d’un systèmesémiologique, on le vit comme une parole innocente alors qu’iltravaille à naturaliser un concept artificiel en le « vidant d’his-toire pour le remplir de nature », comme l’écrivait Barthes dansses Mythologies. Voilà d’où vient la « mauvaise réputation » desGrands Récits de la causalité directe.

Réduction 1 : du monde social à la question de l’effet-clip aucinéma

Chez Adorno, dans la foulée de Marx et de Weber, la rationa-lisation de la société a abouti à faire de la vie « un épiphénomènede la production matérielle ». La machine à commettre, au sensoù l’entend Heidegger, tourne désormais toute seule chez nous,et réalise la « transformation des sujets en fonctions sociales »(Adorno 1991, p. 192) — l’expression « ressources humaines »en est le reflet… Max Weber (1996) l’avait déjà décrite sous le

52 CiNéMAS, vol. 15, nos 2-3

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:31 Page 52

Page 10: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

nom de « cage de fer », et Charles Taylor (1994) a repris cetteidée sous le nom de « primauté de la raison instrumentale ».

Or, chez les critiques modernistes, le cinéma du shot/reactionshot et des héros occupés à mener à bien leur quête passe pourrefléter cette calamiteuse raison instrumentale — c’est pourquoiAdorno ne voyait guère de différences conceptuelles entre aller aubureau et aller au cinéma. Dans la foulée de Clement Greenberg,utilisant les mêmes idées, les apologues du cinéma de lamodernité (Nouvelle Vague, Free Cinema, etc.) ont opposé à cecinéma celui de la déconstruction, de l’errance, du doute. Plusrécemment, renouvelant quelque peu ce fonds de commerceesthétique, une partie des critiques d’inspiration culturaliste s’estmise à défendre des images plus accessibles et moins radicales aunom du même principe, des images qui participent de l’effet-clip— travellings avant à toute vitesse, feux d’artifice de plans lo-fi aucœur d’une bagarre, explosions en THX… Au moins, pendantqu’il regarde de tels feux d’artifice, le spectateur est libre de laisserson esprit vagabonder… Steve Bukatman (1998) parle ainsi de« séquences kaléidoscopiques » qui provoquent une expériencespectatorielle proprement kinésique, et dont le prototype est laséquence du Stargate Corridor dans 2001, l’Odyssée de l’espace.Ces séquences proviendraient en ligne directe d’une longue suitede trouvailles, de jouets et de dispositifs qui permirent en leurtemps de lutter contre l’excès de rationalité des Lumières. Selonla formule de Geoffrey O’Brien, que cite Bukatman (1998,p. 82), le cinéma s’attache dans ces morceaux de bravoureaudiovisuels à « reconstruire les mondes imaginaires qu’il acontribué à démanteler ». La caméra ne serait donc, après lekaléidoscope, la photographie spirite, les montagnes russes et lesdioramas, que le dernier avatar d’un refoulé des Lumières qui n’enfinirait plus de remonter… Paradoxalement, dit Bukatman(1998, p. 92-93), la débauche de technique nécessaire pourproduire les effets spéciaux kaléidoscopiques permet au specta-teur d’avoir une « activité anti-rationnelle et anti-téléologique ».Cette « transgression kinésique utopique », proche de la dérivesituationniste, lui permettrait alors de se libérer de l’environne-ment technocratique qui est le sien, autrement dit de sortir parl’imagination de la « cage de fer ».

Esthétique du cinéma et relations de cause à effet 53

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:31 Page 53

Page 11: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

Les remarques de Bukatman s’appliqueraient mieux auxsynthétiseurs d’images qui déploient leurs fastes miroitants dansles rave-parties, car tous les morceaux de bravoure des block-busters hollywoodiens sont en fait conçus en fonction d’un but,restant de ce fait prisonniers d’une logique narrative sous-jacente. Le public des blockbusters apprécie la pause feuxd’artifice comme celui des musicals hollywoodiens appréciaitjadis la pause danses et chants : parce qu’il ne s’agit que d’unesuspension provisoire de l’enchaînement causal des péripéties. Etpuis, surtout, les spectateurs sont libres de penser à ce qu’ilsveulent quoi qu’il se passe sur l’écran : ce n’est certes pas parcequ’il y a un trésor à trouver ou une princesse à sauver que lespectateur est exclusivement occupé à se demander par quelsmoyens le héros parviendra à ses fins, de la même façon qu’aubureau (pour revenir à la comparaison chère à Adorno), l’em-ployé ne se demande pas constamment par quels moyens rendreà son chef tel rapport urgent. Le vieux fantasme du spectateurpassif, lieu commun vieux d’un siècle, est, on le voit, toujoursprêt à resurgir… Mais nous n’avons pas besoin d’un long planfixe sur un visage pensif ni de distanciation brechtienne tousazimuts pour nous inciter à réfléchir, à nous montrer actifs ouvigilants. D’un super-héros aux prises avec un savant fou, d’unamoureux qui trébuche dans une comédie sentimentale, nouspouvons aussi nous demander, comme Saadi entendant vanterles exploits de Gengis Khan, s’il aime les roses… Les projections(intimes) que nous faisons sur les projections (techniques) ducinéma dépendent de facteurs en nombre bien plus grand queceux qui concernent les formes narratives…

Réduction 2 : la question du jugement de goût au cinémaLa suspicion des critiques modernistes à l’égard des pouvoirs

explicatifs des mécanismes de causalité les a également faitpréférer, comme base du jugement de goût porté sur les films,l’intuition chère à Kant à la rationalité axiologique chère à MaxWeber. À la lumière du système élaboré par le gentilhomme deKönigsberg, le beau film est celui qui possède des qualitésinaccessibles à la logique et au monde des émotions — donc desqualités non causées au sens mécanique. Ces qualités in-

54 CiNéMAS, vol. 15, nos 2-3

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:31 Page 54

Page 12: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

connaissables, accessibles seulement aux privilégiés qui formentla communauté des gens de goût par le truchement d’unemystérieuse intuition, peuvent même échapper au « chacun sesgoûts » relativiste ; selon la Critique de la faculté de juger, écriteen 1790, elles transcendent à la fois la science et le plaisir sen-suel. On peut vérifier chaque mois que les cinéphiles pro-fessionnels refusent la démarche causaliste (ils n’utilisent pas degrille d’évaluation) et se méfient tout autant des émotions (lecorps n’est pas un instrument de mesure fiable, bien plutôt lachair est faible, provoquant des réactions automatiques). Au lieude cela, au lieu d’être analysé (tel plan est raté parce que…) oucommenté de façon non déguisée (j’ai ri, j’ai pleuré comme unveau…), le film est re-dit. Ils en extraient un certain nombre departicularités pour les traduire en mots et les réorganiser defaçon à construire un « texte-bis » (comme disaient les décons-tructionnistes). Ce texte-bis, résultat de ce que David Bordwellappelle dans son livre éponyme making meaning (fabriquer dusens), s’accorde en fait à l’habitus et au « bon goût » de leur com-munauté. Ils s’y reconnaissent ; en échange, le texte construitleur identité de tribu. On voit la circularité dans cette démarche— Bourdieu a attiré l’attention sur elle des dizaines d’annéesdurant…

Les récents travaux du sociologue Bernard Lahire tendent àfaire croire que toutes ces tribus, désormais, ont des contoursflous, au point qu’on ne peut étudier que la culture des indivi-dus. Sans doute y a-t-il de pauvres gens sans diplôme, travail nidomicile qui adorent le cinéma de Jean-Luc Godard, mais il esttout de même un peu léger de laisser tomber toute idée statis-tique reposant sur la notion de « plus grande chance » sousprétexte qu’il existe quelques contre-exemples. En ce qui con-cerne le bagage nécessaire à la compréhension et à l’appréciationd’un film, il y a beaucoup moins de différences entre un hommeet une femme (ou un Noir et un Blanc), qu’entre un riche et unpauvre (ou qu’entre un habitant du sixième arrondissement deParis et un habitant de la banlieue de Bombay), car il faut réunirquatre conditions pour apprécier le genre de films que plébiscitela critique néokantienne : 1) la présence de ces films à proximitédu lieu de résidence ; 2) le temps libre que requiert leur

Esthétique du cinéma et relations de cause à effet 55

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:31 Page 55

Page 13: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

visionnage (car le cinéma impose sa durée au spectateur) ;3) l’absence de préjugés culturels et l’ouverture d’esprit quis’acquièrent grâce à la fréquentation dès l’enfance des objetsd’art les plus variés ; 4) un environnement affectif et social quiapporte une forme de reconnaissance (non une forme demarginalisation) à qui consomme ce genre de produits. Pourapprécier le dernier Godard à la hauteur où le place habituelle-ment la critique néokantienne, il faut, par exemple : 1) habiterune grande ville ; 2) disposer de deux heures et des moyens des’offrir la place ; 3) n’attendre pas d’un film qu’il raconte unehistoire sur le modèle classique du récit-quête avec symétrie declôture et en fonction de la théorie des dominos ; 4) lire desarticles qui expliquent combien ce film est l’une des créations lesplus élevées du génie humain, et avoir des amis qui l’ont vu euxaussi (pour ne pas s’attirer des yeux écarquillés ni des « maispourquoi diable es-tu allé voir une chose pareille ? »).

Or le critique néokantien pense manifestement que tout lemonde vit comme lui (ou aimerait en tous cas vivre comme lui).Lorsque Alain (1949, p. 41), dans ses Propos sur l’esthétique, ditqu’il a « connu un prolétaire qui courait au musée du Louvre dèsqu’il pouvait dérober une heure » dans l’espoir (jamais réalisé) de« recevoir la grâce » devant les tableaux, il ne fait que la moitié del’analyse : c’est justement parce que ce malheureux est obligé dedérober une heure — au lieu de baigner à loisir dans le climatd’aficion du grand art pictural — que Rembrandt ne lui dit rien…

La circularité de la situation, à nouveau, frappe par sonévidence. En premier lieu, les récits déconstruits sont justementceux qui ont besoin d’explications, donc de « passeurs », d’exé-gètes professionnels, d’herméneutes (tandis que les histoiresorchestrées par des relations de cause à effet relèvent d’uni-versaux pour untutored audience, comme le dit Noël Carroll).En second lieu, le seul mode d’expertise qui permette au passeurde rester « celui qui sait » est le jugement intuitif kantien (aumieux, par répétition et imprégnation, le connoisseurship d’unpasseur peut aboutir à la formation de disciples — tandis que leméthodologue qui utilise les relations de cause à effet pourexpliquer la valeur des films, une fois qu’il a fait voir ses outils,n’est plus « celui qui sait »). Pour une grande partie, et sans

56 CiNéMAS, vol. 15, nos 2-3

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:31 Page 56

Page 14: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

verser dans un déterminisme à tout crin, c’est la place socialeréelle du critique qui apparaît comme l’explication utilitariste laplus rationnelle.

Le plus gros problème reste là aussi l’idée — tant ressasséeimplicitement article après article qu’elle en devient terreurthéorique — d’une supériorité du high art déconstruit, et pouvantêtre goûté intuitivement, sur le film populaire accessible à tous.Primo, comme on vient de le voir, chercher à séparer les imagesanimées « artistiques » des autres est en réalité un exercice stérileet ennuyeux, à moins de faire partie du monde de l’art et de voirlà un moyen de gagner son pain. Secundo, il est toujours possiblede se servir de la disposition esthétique pour recevoir un objetqui n’a pas été pensé comme une œuvre d’art. Par exemple, leregard d’André Bazin — qui est resté marginal — lui permettaitde trouver tout de même son bonheur en visionnant un navet,dans la simple exactitude biomécanique des images des êtres quidéfilaient sur l’écran. Pour provoquer une réception « esthé-tique », il faut bien plus souvent un film qui torpille ouvertementles codes narratifs ou représentationnels, sinon, en guise d’en-couragement, le contexte d’une salle sélect… Tertio, la définitiondu high art est ici une définition particulariste, adaptée à unchamp et à une époque, et ne relève nullement des universaux (iln’y a donc pas de raison de se sentir « terrorisé » à l’idée qu’on n’astrictement rien compris au dernier Godard).

Un récent courant de pensée anglo-saxon, qui appelle l’étho-logie et la biologie évolutionniste au renfort de l’esthétique, sepropose de lutter contre cette « terreur ». L’une de ses repré-sentantes est Ellen Dissanayake, dont le livre-phare What Is ArtFor ? (littéralement pour quoi l’art existe), s’ouvre sur cetteconstatation fort simple : les arts sont un phénomène culturel,mais l’Art est une priorité biologique. Dissanayake entenddépasser ce qu’elle appelle la « définition occidentale-avancée » del’art, qui postule que celui-ci ne doit servir à rien, être fait pourrien sinon pour lui-même, et appeler la consommation désinté-ressée des gens de goût. Car cette définition ne tient compte qued’une très courte et très récente période de l’histoire de l’art.

Son programme universaliste nous permettra, dans le cadreprésent, de combiner plus facilement les notions d’expérience

Esthétique du cinéma et relations de cause à effet 57

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:31 Page 57

Page 15: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

esthétique et d’objet artistique pour les adapter sans honte aucinéma — la honte de parler d’art à propos de produits siostensiblement faits pour plaire, pour être loués ou achetés sousforme de copies DVD… On retiendra dix caractéristiques del’art parmi celles qu’elle propose, dix « ressemblances de famille »que possèdent séparément certaines caractéristiques du com-portement humain, mais qui se rencontrent souvent ensembledans un grand nombre de formes d’art par-delà les siècles et lescontinents, et que le cinéma — ainsi qu’un bon nombre d’autrestypes d’images animées — possède toutes. Ce sont des causesd’amour des œuvres, qui se passent de l’intuition kantienne.

— Le témoignage d’habileté. Le savoir-faire technique est unevaleur populaire que la critique cinéphilique regarde aujourd’huide haut. Mais l’utilisation d’images de synthèse photoréalistes,tout comme la faconde de tel acteur ou l’élégance de geste d’uncadreur, sont des motifs suffisants pour attribuer de la valeur àun film.

— Le plaisir sensuel. Personne ne contestera que le cinéma, etses cousins postmodernes comme le vidéoclip, fassent effet de cecôté.

— L’expérience sensorielle ressentie comme telle. Parfois, le filmnous « dé-familiarise » en nous faisant voir le monde avant sonfiltrage par l’habitus, cet ensemble de routines perceptives quinous semblent « aller de soi » alors qu’elles sont construites parnotre position sociale. Les formalistes soviétiques théorisaientcette défamiliarisation sous le nom d’ostranienie : l’ouvrier devantlequel Dziga Vertov projetait un reportage était censé n’avoirjamais vu les choses sous cet angle, au propre et au figuré.

— L’harmonisation, la mise en ordre. Donner une unité à cequi a sur le coup été perçu comme une collection désordonnéed’événements : le montage même de deux plans consécutifssuggère déjà un lien entre le contenu de ces plans. Intolerance,par exemple, le fameux film de D. W. Griffith, était unegrandiose tentative d’unification de deux mille ans d’histoireoccidentale (même si la plupart de ses spectateurs pensèrentqu’elle avait échoué).

— L’innovation. Produire des images, des sons et des combi-naisons audiovisuelles qui n’ont encore jamais été vues ni

58 CiNéMAS, vol. 15, nos 2-3

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:31 Page 58

Page 16: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

entendues. N’oublions pas que la néophilie moderniste, quivalorise surtout les remises en cause radicales des langages del’art, n’est pas la seule valable. Les sorciers de l’informatique gra-phique, qui fabriquent des mondes et des créatures de synthèse,relèvent tout autant de cet élan innovant.

— L’embellissement. Rendre les choses plus belles. Ne filmerun comédien que sous son meilleur profil. Faire repeindrel’herbe (Kaurismaki) ou une palissade (Carax), nettoyer Paris(Jeunet), au risque de mentir et de faire craindre le retour à laréalité… Encore une valeur populaire que la critique cinéphi-lique charge de bien des maux…

— L’expression. Comme disait Lev Vygotski dans les années1920, l’art est une technique sociale du sentiment, c’est pourquoisa fonction expressive a de l’importance. Elle peut mener auculte de la personnalité (la « politique des auteurs » chère auxCahiers du cinéma), ou, mieux, tenir lieu d’expérience amicale,comme si le spectateur, au sortir du film, avait rencontré unepersonne désireuse de lui confier quelque chose : uneconviction, un secret, un souvenir, une clé parfois pour vivremieux.

— L’artifice. Par opposition au donné naturel, aux contraintesbiomécaniques, aux lois qui font que tout finit par passer, l’artpropose un monde alternatif. Les samouraïs font des bonds devingt mètres, des justiciers masqués extirpent le mal des grandescités, le mariage est heureux jusqu’au bout : les mondes possiblesdu cinéma se fondent sur le réel mais consolent souvent de seslimites et de ses avanies. Parfois c’est le contraire : l’artificeaccentue la violence des lois dominantes, et la consolation arrivelorsqu’on retourne à la vraie vie au lieu d’être donnée durant laprojection.

— Le jeu, le « faire comme si » (make-believe). « On dit quet’es Spider-Man… » Qui mieux que le cinéma réussit à nousrefaire jouer à être quelqu’un d’autre ? Il suffit de se retourner,depuis le premier rang, pour regarder une salle comble en trainde suivre la poursuite sur une autoroute de Matrix Reloadedpour s’assurer que l’enfance n’est jamais moins loin que devantun grand écran. De surcroît, le jeu étant le « travail de l’enfant »— c’est-à-dire la monnaie d’échange de son apprentissage de

Esthétique du cinéma et relations de cause à effet 59

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:31 Page 59

Page 17: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

l’environnement —, grâce à ces emprunts momentanés d’iden-tités, nous acquérons parfois quelques savoirs utiles ou obtenonsdes clarifications bienvenues (le film nous a donné un exempleillustrant une idée qui nous semblait valable mais qu’il nousétait impossible de formuler clairement).

— L’élévation existentielle. De la plus modeste — le divertis-sement — à la plus haute — l’expérience extraordinaire,l’extase, la naissance d’une vocation, la conversion… Les roman-tiques ont porté cette caractéristique au pinacle, et StanleyCavell a écrit des centaines de pages pour expliquer que lecinéma avait fait de lui un homme meilleur…

Conclusion : pour un surcroît de prudence heuristiqueNon seulement la logique causale n’est pas par essence con-

damnée à accompagner, dans la conception et dans la réceptionartistiques, des sous-produits abêtissants, mais elle vaut mieuxque sa réputation ne le laisse entendre.

Certes, l’histoire de la philosophie a été marquée par l’aban-don progressif des explications radicalement causalistes du coursdes choses (Kistler 2004). Le coup d’envoi d’une conceptionvéritablement désenchantée de la causalité a été donné, il y aurabientôt un siècle, par Bertrand Russell, dans un article à peuprès contemporain de la mécanique quantique — théorie quisous-tend l’idée que Dieu joue bien aux dés, quoi qu’en pensaitEinstein (« On the concept of cause », 1912). Le terrain, dèslors, se trouvait préparé pour les théories « prudentes » de lacausalité du XXe siècle, comme la théorie de la manipulabilité,celle des probabilités ou la plus prudente de toutes, influencéepar les lois de la physique quantique, la théorie du transfert, où lacausalité réside dans « la capacité de A à transférer un marqueurà B, attestant de la continuité d’un processus » (Salmon 1984,p. 147).

Pourtant la causalité est présente, y compris celle des théoriescausales naïves, au creux des réalisations techniques les plussophistiquées — la robotique et l’intelligence artificielle elles-mêmes sont empreintes de physique naïve, une discipline con-temporaine de la phénoménologie, et tout aussi soucieusesqu’elle de traiter de phénomènes observables à la seule échelle

60 CiNéMAS, vol. 15, nos 2-3

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:31 Page 60

Page 18: Esthétique du cinéma et relations de cause à effet · sous le nom de « théories causales naïves » (une forme de knowing thatau sens où l’entend Gilbert Ryle, si l’on veut).

humaine et pouvant être appréhendés par le sens commun(Smith et Casati 1993). De plus, l’homme de la rue est commele philosophe et le scientifique : il utilise des déclinaisons desrelations de cause à effet bien plus complexes que le simple si…alors du domino qui pousse en tombant l’autre domino devantlui. La psychologie cognitive a posé de sérieux bémols à laconception béhavioriste-causaliste, et a montré qu’un grandnombre des images mentales qui nous viennent à l’esprit sontgouvernées par des lois probabilistes (Edelman 1992). Parexemple, nous utilisons énormément les tirages probabilistes etles inférences statistiques dans notre vie de tous les jours, bienplus souvent que la déduction rationnelle basée sur la chaîne decause à effet (Rapport 2000) — inutile de préciser qu’il en va demême devant un film, même un western de l’âge d’or.

Université Paris III

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUESAdorno 1991 : Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée[1951], Paris, Payot, 1991.Alain 1949 : Alain, Propos sur l’esthétique, Paris, PUF, 1949.Bukatman 1998 : Steve Bukatman, « The Ultimate Trip : Special effects and Kalei-doscopic Perception », Iris, no 25, 1998, p. 75-97.Dissanayake 1988 : Ellen Dissanayake, What Is Art For ?, Seattle, University ofWashington Press, 1988.Edelman 1992 : Gerald Edelman, Bright Air, Brilliant Fire : On the Matter of theMind, Harmondsworth, Penguin, 1992.Kistler 2004 : Max Kistler, « La causalité dans la philosophie contemporaine »,Intellectica, vol. 1, no 38, 2004, p. 139-185.Pinçon et Pinçon-Charlot 1989 : Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Dansles beaux quartiers, Paris, Seuil, 1989.Rapport 2000 : Nigel Rapport, « Random Mind : Towards an Appreciation ofOpenness in Individual, Society and Anthropology », Australian Journal of Anthro-pology, août 2000, < http://www.aas.asn.au/TAJA.htm >.Salmon 1984 : Wesley Salmon, Scientific Explanation and the Causal Structure of theWorld, Princeton, Princeton University Press, 1984.Smith et Casati 1993 : Barry Smith et Roberto Casati, « La physique naïve : un essaid’ontologie », Intellectica, vol. 17, no 2, 1993, p. 173-197.Taylor 1994 : Charles Taylor, Le malaise de la modernité [1991], Paris, Le Cerf, 1994.Weber 1996 : Max Weber, Sociologie des religions [1910-1920], Paris, Gallimard,1996.

Esthétique du cinéma et relations de cause à effet 61

*Cinémas 15, 2-3 23/01/06 10:31 Page 61