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NSMigrance

34, rue de Citeaux

75012 Paris

Téléphone : 01 49 28 57 75

Télécopie : 01 49 28 09 30

Courrier électronique :

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http://www.generiques.org

Numéro de commission

paritaire : 73784

Directeur de la publication :

Saïd Bouziri

Comité de rédaction :

Mustapha Belbah,

Marc Bernardot, Hassan

Bousetta, André Costes,

Yvan Gastaut, Alec Hargreaves,

Smaïn Laacher, Anne Morelli,

Nouria Ouali, Benjamin Stora,

Jalila Sbaï, Patrick Veglia,

Djamal Oubechou

Coordination éditoriale :

Driss El Yazami

Secrétariat de rédaction :

Laurence Canal, Delphine Folliet

Ont participé à ce numéro :

José Babiano,

Juan Bautista Vilar,

Collectif IOE, Rafael Crespo,

Geneviève Dreyfus-Armand,

Ana Fernández-Asperilla,

Ana-Maria García-Cano,

Javier García-Castaño,

Antolín Granados-Martinez,

Mohamed Khachani,

Ana López Sala,

Javier de Lucas, Emma Martín,

Gema Martín-Muñoz,

Marie-Claude Muñoz,

Avant-propos : L’importance des migrations dans l’histoire de l’Espagnecontemporaine par Gema Martín-Muñoz 5

Immigration et présence espagnoles en Afrique du Nord (XIXe et XXe siècles)Juan Bautista Vilar 10

L’émigration espagnole en Amérique latine(1880-1975)Salvador Palazón Ferrando 28

Les Andalous en Europe : de la survie à l’insertion socialeEmma Martín et Fernando C. Ruiz Morales 44

L’émigration espagnole durant la périodefranquisteGeneviève Dreyfus-Armand 60

L’âge de la retraite : les émigrés espagnols en France face au risque d’exclusion socialeMarie-Claude Muñoz 70

Les émigrants espagnols en France :“associationnisme” et identité culturelleJosé Babiano 80

Émigration et retour :la première génération d’émigrants espagnols en Europe Ana Fernández Asperilla 92

L’immigration étrangère en Espagne Collectif IOE 106

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L’immigration non communautaire féminine vers l’Espagne Ana María García-Cano 116

La transition migratoire espagnole et sa politiqueAna López Sala 132

Une réponse juridique virtuelle : le cadre légal de l’immigration en EspagneJavier de Lucas 140

La question migratoire dans les relations entre le Maroc et l’Espagne Mohammed Khachani 156

Les Espagnols, l’islam et les immigrés : perceptions et imaginairesGema Martín-Muñoz 174

Immigration, éducation et interculturalitéJavier García Castaño et Antolín Granados-Martínez 182

Émigrants et nouveaux immigrants. De l’éloignement au dialogueRafael Crespo 200

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E Salvador Palazón Ferrando,

Fernando C. Ruiz Morales.

Coordination du numéro :

Gema Martín-Muñoz

Traduction :

Marie-Anne Dubosc,

Estelle Cartier-Guitz,

Andrès Ros, Sara Barceló,

Marie-Pierre Dégéa,

Edgardo Honores

Crédits photos :

AIDDA, Gamma, AFP,

FACEEF,

Fundación 1° de Mayo/CDEE,

D.R..

Maquette : Antonio Bellavita

Imprimerie :

Ce numéro a été réalisé avec la

contribution de la FACEEF.

Migrance est publié avec

le concours du Fonds d’Action

Sociale et du ministère

de l’Emploi et de la Solidarité.

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Dans l’histoire de l’Espagne des XIXe et XXe

siècles, les migrations ont joué un rôle capital dansla vie sociale, économique mais aussi politique dupays. Qui plus est, le phénomène migratoire a été letémoin du destin historique d’une Espagne que l’onpouvait qualifier jusqu’en 1950, d’agraire et de paysd’émigrants et qui, tel un symbole des transforma-tions socio-économiques expérimentées au fil dutemps, est devenue une terre d’accueil pour les immi-grés après avoir été un pays d’émigration.

L’accroissement démographique espagnol, ainsiqu’une infrastructure impuissante à absorber lapopulation active, a poussé de nombreux Espagnolsà prendre le chemin de l’émigration dès 1830 et lesresponsables politiques du pays à trouver dans cet-te émigration une échappatoire à l’instabilité socia-le et économique. C’est sans doute l’émigrationvers l’Amérique Latine et l’Europe qui a été la plusreprésentative, la plus reconnue et la plus étudiée ;mais, bien avant 1830, un important flux migratoi-re avait commencé à se développer en direction del’Afrique du Nord (et plus particulièrement, l’Algé-rie) précédant ainsi les grandes vagues vers l’Amé-rique et ce, jusqu’en 1962, année de l’indépendancealgérienne.

Cette première route migratoire est passée com-plètement inaperçue, la meilleure preuve en étant lefait qu’elle n’ait laissé aucune trace dans la littéra-ture nationale, contrairement aux personnages plustardifs du “Galicien” et de “l’Indien” de l’émigrationvers l’Amérique. Pourtant, ce cycle espagnol versl’Afrique du Nord, associé au processus de colonisa-tion français, constitue le point de départ et, en gran-de partie, l’explication de l’orientation future desEspagnols du sud-est de la péninsule vers l’Europe(surtout la France) et qui atteindra son apogée entre1943 et 1973, période qui verra plus de 2,5 millionsd’Espagnols se répartir entre la France, l’Allemagneet la Suisse. En 1890, il y avait 160 000 Espagnols enAlgérie, provenant essentiellement de l’Est del’Espagne et des Baléares et il ne fait aucun douteque leur influence sur le paysage social et le mode devie de l’Oranais (région historiquement liée àl’Espagne) se soit avérée déterminante. À la suite del’indépendance algérienne, quelque 30 000 pieds-noirss’installèrent dans la région d’Alicante, laissant uneempreinte durable dans cette partie de l’est du pays.

Autour de 1850, commencèrent les grands fluxmigratoires vers l’Amérique Latine et, en 1950, oncomptait 3,5 millions d’Espagnols ayant émigré vers

AVANT-PROPOSL’IMPORTANCE DES MIGRATIONSDANS L’HISTOIRE DE L’ESPAGNE CONTEMPORAINE

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le continent américain. Le déclencheur de la pre-mière grande vague d’émigration fut clairement éco-nomique, fruit d’une économie espagnole très enretard, incapable d’absorber une population activeaussi nombreuse, ainsi que du besoin impérieuxqu’avaient les pays américains de se peupler et demoderniser leur grand potentiel économique.L’Argentine et Cuba allaient être les deux grandspays d’accueil, de même que Galiciens et Andalousallaient représenter la moitié de l’émigration à des-tination de l’Amérique. Après la fin de la guerrecivile espagnole, alors que l’émigration économiquevers l’Amérique s’était déjà ralentie (pour ne ces-ser cependant que dans les années 1970) – consé-quences des obstacles grandissants imposés par lapolitique d’immigration des pays latino-américainsaprès le krach économique de 1929 – il y eut unenouvelle arrivée d’Espagnols, émigrés politiques

cette fois. Pour des raisons de sympathie envers laRépublique espagnole, les deux principales terresd’accueil des exilés et réfugiés espagnols seront leMexique et le Chili.

Depuis 1956, l’émigration espagnole à destina-tion de l’Europe a énormément augmenté, jusqu’àdépasser les deux millions de personnes, leurs envoisd’argent au pays représentant 3% du PIB et 15% dela formation brute de capital au début des années1970, à tel point que pour certaines régions, commel’Andalousie, l’émigration a influé de manière déter-minante sur les réalités sociales et économiques.Dans le même temps, l’Espagne expérimentait,depuis la fin des années 1950, un intense processusde transformation qui mettait un point final à sonautarcie économique. Les accords signés avec lesÉtats-Unis, les remises des émigrants, l’augmenta-

Le sud profond de

l’Europe : comment

les Africains sont

rejetés sur la côte,

vivant dans des

conditions sordides

dans des fermes

espagnoles. 1992.

Photo Gamma.

Picone Jack/Sponer.

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tion du tourisme et tout un processus d’urbanisa-tion et d’industrialisation (favorable aux régions denon-émigration : la Catalogne, le Pays Basque etMadrid) ont favorisé la mise en place d’un proces-sus de changements sociaux et économiques quiatteindra son apogée en 1975 avec le lancement d’unnouveau cycle politique et socio-économique.

La transition vers la démocratie s’est accompa-gnée d’une profonde reconversion de l’infrastruc-ture de production – avec l’obtention d’importantsindices de développement – ainsi que d’une pro-gression significative de l’État-Providence. L’entréede l’Espagne, en 1986, dans ce qui était encore laCommunauté Économique Européenne, a définiti-vement signé le passage d’une Espagne, terre d’émi-grants, à une Espagne développée, accueillant deplus en plus d’immigrés, et ce, alors que son taux denatalité baissait de manière alarmante au point defigurer parmi les plus bas du monde.

Dans la moitié des années 1980, l’immigrationaugmente de façon continue et présente en outre –du fait de son décalage historique, de sa composi-tion et de son type d’insertion économique – degrandes différences avec l’expérience des autrespays européens en la matière. Parallèlement, lebrusque passage d’un statut de pays pourvoyeurd’émigrés à celui de pays d’accueil ne s’est pas fait,bien entendu, sans soubresauts. Que ce soit du faitde la nouveauté du phénomène ou du fait de l’émer-gence d’une société multiculturelle extrêmementdiversifiée (Marocains, Equatoriens, Dominicains,Sénégalais, Gambiens, Roumains, Bulgares, Algé-riens, Pakistanais, Chinois…), sans expérience his-torique préalable, et s’étant constituée en très peude temps ou encore du fait de l’improvisation insti-tutionnelle face à ce nouveau phénomène, on a assis-té à l’apparition de toutes sortes de peurs au seinde l’opinion publique mais aussi à celle d’un débatsocial et politique fortement polémique.

En l’espace de deux décennies, la société espa-gnole a vu se modifier son paysage urbain ainsi que

la composition de ses établissements scolaires,s’effondrer son homogénéité religieuse catholiqueet doit, à présent, partager son État-Providenceimparfait avec de nouveaux groupes… La peur etles différentes réactions face à tous ces changementstendent à l’emporter au sein d’une opinion publiqueespagnole influencée par la grande résonance média-tique qu’ont eu ces questions et par l’ampleur dis-proportionnée des mesures policières et sécuritairesface à une bonne partie de la représentation poli-tique et médiatique de l’immigration, de sorte qu’ilen découle une forte perception de l’immigrationcomme source de conflit et de déstabilisation.

On peut donc dire que l’immigration s’est conso-lidée en Espagne en tant que moteur de développe-ment économique tout en faisant partie intégrantede l’Espagne démocratique et moderne mais qu’ellesuscite parallèlement de multiples interrogations àcaractère social, religieux ou culturel, ou même toutsimplement des peurs et des préjugés, accompagnésparfois, selon les circonstances, de comportementsxénophobes. C’est la raison pour laquelle cette ques-tion figure au centre de l’agenda national et qu’elleconstitue, dans toutes les enquêtes d’opinion, un desthèmes qui suscitent le plus de préoccupations chezles Espagnols.

À ceci s’ajoute le fait que la question migratoires’est internationalisée à partir des années 1980, pre-nant place dans l’agenda de la politique extérieureou intérieure des États de l’Union européenne quisouhaitent “harmoniser” la politique européenne enla matière. Les immigrants “sans papiers” (les “illé-gaux” comme on les appelle fréquemment) ont alorsacquis une sur-représentation médiatique et poli-tique alors que l’émigration irrégulière a toujoursexisté, même si elle était sous-estimée.

Le fait est que la contention des flux génère “uncommerce de l’immigration” avec des réseaux detrafic illégal tirant profit des difficultés qu’impli-quent aujourd’hui l’entrée dans les pays récepteurset la situation désespérée d’appauvrissement des

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pays sous-développés. Et que les États essaient deréduire les flux en établissant des contrôles sévèresaux frontières, ce qui est légitime, mais ne peut nul-lement répondre à une dynamique migratoire quidépend d’autres facteurs internationaux, qui enga-gent en bonne partie la responsabilité des pays duNord eux-mêmes.

L’actuelle accélération des mouvements migra-toires est en étroite relation avec l’ordre économiqueet politique promu par un processus de globalisa-tion caractérisé par l’inégalité économique crois-sante des différentes régions économiques de la pla-nète1, et par l’abandon progressif du respect desdroits humains (les intérêts économiques et straté-giques prédominent ouvertement sur la réforme poli-tique démocratique). À ceci s’ajoute le fait quel’extension des conflits, entraîné par les boulever-sements de l’ordre mondial, est en train de générerbeaucoup de migrations forcées de populations quifuient la situation tragique de leurs pays (épurationsethniques, persécutions, bombardements, embar-gos et sanctions internationales…). Par conséquent,la question des émigrants ne se réduit pas seule-ment à cette réalité qui apparaît une fois qu’ils appro-chent ou entrent dans nos pays, mais est aussi liéeà ces stratégies politiques et économiques globalescommandées par les plus puissants. Tant que cecine sera pas modifié, la solution aux flux migratoiresnon désirés ne sera pas obtenue en se limitant auxcontrôles des frontières.

Il ne faut pas non plus oublier que l’offre réellede travail qui existe dans les pays européens se diri-ge assez facilement vers l’emploi irrégulier, et parconséquent les politiques officielles contre les “illé-gaux” sont en réalité quelque peu hypocrites. Quelquechose de semblable se passe avec la tendance récur-rente des responsables gouvernementaux à présen-ter l’immigration comme un thème crucial de sécu-rité, liant immigration et délinquance. Les chiffresservent parfois à faire des lectures biaisées qui per-mettent de culpabiliser l’étranger et d’exonérer leséchecs des politiques nationales. La confusion entre

deux catégories, les étrangers et les immigrés dansles statistiques de la délinquance est une tromperiede l’opinion publique. Beaucoup d’étrangers détenusne sont pas des migrants mais des mafieux qui arri-vent dans notre pays pour commettre des délits, cequi est particulièrement général dans les grands paystouristiques, comme l’Espagne. De même, beaucoupde détenus ne le sont pas pour délits mais simple-ment pour ne pas avoir de papiers en règle. Enfin, ilfaut prendre en compte le fait que les situationsd’exclusion sociale et d’exploitation que subissentbeaucoup d’émigrants dans les différentes régionsespagnoles sont un ferment du recours au vol com-me moyen de subsistance. Bien entendu, s’ajoutentà tout ceci les immigrants ayant des intentions délic-tueuses étrangères à ces circonstances ; mais enaucun cas ils ne sont les acteurs et la cause princi-pale de l’augmentation des indices d’insécurité urbai-ne, comme le présente souvent le discours officiel.Qui plus est, si nous considérons les pourcentagesd’augmentation de la délinquance par région auto-nome entre 2001 et 2002, on observe qu’elle n’a pasaugmenté, voire même dans certains cas s’est rédui-te, dans nombre des régions de grande concentra-tion d’émigrants (Catalogne, Andalousie, Murcie,Canaries, Ceuta, Melilla), tandis qu’elle a augmentéde 49,6 %2 aux Baléares, par exemple, région touris-tique par excellence.

En réalité, le climat hostile qui s’est créé unenvers l’immigration contredit les besoins démo-graphiques et économiques de l’Espagne. Les peurssociales dont tendent à profiter aujourd’hui les mou-vements d’extrême droite n’ont pas surgi spontané-ment, mais ont été alimentées pendant des annéespar la présentation à notre société de l’immigrationen tant que problème. Se lever aujourd’hui contrel’émigration rapporte des voix parce qu’on a prépa-ré nos sociétés pour qu’elles la perçoivent commeune menace à sa sécurité et à son identité nationa-le. Ce second aspect a lui aussi eu une importanceclé : au lieu de sensibiliser les populations autoch-tones à la compréhension du fait que le besoin demain-d’œuvre s’accompagne de l’arrivée de per-

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.sonnes qui ont des droits sociaux et culturels, et quetout ceci exige un effort mutuel d’adaptation, on lesa présentées comme une menace à notre prétenduehomogénéité culturelle. Dans le processus migra-toire, de nombreux facteurs entrent en compte etnous ne pouvons pas considérer uniquement la par-tie qui nous intéresse, l’économique, et ignorer lesautres dimensions qui composent l’être humain sousprétexte que celles-ci nous demandent un effortd’accommodation, de modification de notre paysa-ge habituel et même parfois de discrimination posi-tive. Non seulement nous acceptons une main-d’œuvre mais nous devons aussi assumer la respon-sabilité des autres facteurs qui modifient notre réa-lité. Ceci est particulièrement important puisquel’on voit que le phénomène migratoire actuel secaractérise en grande partie par l’installation per-manente sur notre sol des populations immigrées.

En raison du manque de perspectives dans leurpays d’origine, où les crises socioéconomiques etpolitiques ne se sont pas seulement intensifiées maisoù rien ne fait penser qu’elles puissent se redresserà moyen terme, l’idée du “retour” ne fait plus partieaujourd’hui de l’univers mental de l’immense majo-rité des immigrants comme cela arrivait autrefois.En conséquence, cette situation exige de notresociété qu’elle assume le fait qu’il ne s’agit pasd’une main-d’œuvre temporaire qui pratique uneculture de la discrétion, propre à ceux qui sevoyaient dans une situation provisoire et de tran-sit en pays étranger, mais bien d’individus qui vontfaire partie intégrante de notre société comme nou-veaux citoyens. Mais ceci a fait émerger dans lasociété d’accueil de grandes contradictions entreles exigences sociales et économiques, les prin-cipes éthiques et la pratique politique.

À toutes ces altérations s’ajoute un facteur à for-te connotation idéologique, la diversité culturelle,qui monopolise en Espagne l’attention sur “l’inté-gration”, si bien que l’intégration juridico-légale, detravail, scolaire, sanitaire… sont aussi des facteursdéterminants de celle-ci. Le concept d’intégration,

complexe et pas toujours utilisé en fonction d’uneréflexion et de fondements clairs, n’a pas été com-pris, et par conséquent n’a pas été transmis à notresociété comme un “processus d’adaptation réci-proque entre les immigrants et la majorité”3. Il exis-te une tendance manifeste à croire que l’effortd’intégration est unilatéral, seulement de la partde l’immigrant, confondant de fait celle-ci avecl’assimilation, quand il s’agit en réalité d’un pro-cessus d’adéquation mutuelle dans laquelle la majo-rité ou la population autochtone doit aussi menerà bien certains changements (en termes norma-tifs, institutionnels et idéologiques). C’est un pro-cessus dynamique et bilatéral.

Les principaux flux de l’immigration versl’Espagne viennent d’Afrique du Nord (pays musul-mans), d’Amérique Latine et d’Europe de l’Est. Maisla question de leur intégration est essentiellementfocalisée sur les premiers. Les Latino-Américains etles Européens de l’Est sont considérés comme cul-turellement plus proches (les deux sont catholiques ;les Latino-Américains partagent la même langue etles Européens de l’Est le même espace européen).En conséquence, le discours espagnol majoritaires’est articulé autour de la conception que “les musul-mans ne sont pas capables de s’intégrer” et qu’ilsreprésentent donc un conflit potentiel pour notresociété, ses valeurs et son identité. Sans doute, lesévénements du 11 septembre ont renforcé cetteconsidération et le sentiment de rejet envers lesimmigrants musulmans. Depuis, on observe une dyna-mique sociale et institutionnelle en faveur de l’immi-gration latino-américaine et de l’Europe de l’Est audétriment de l’immigration nord-africaine. De fait,si pendant des années l’immigration marocaine aété majoritaire dans toute l’Espagne, les Latino-Amé-ricains (Equatoriens et Colombiens principalement)dépassent actuellement en nombre cette immigra-tion dans toutes les Communautés Autonomes.

Gema Martin-MuñozProfesseur de Sociologie du Monde Arabe

et Islamique. Université Autonome de Madrid.

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De toutes les migrations espagnoles, les flux endirection de l’Afrique du Nord sont, sans aucundoute, les moins connus. Alors que les mouvementsmigratoires vers l’Amérique et l’Europe ont étél’objet (et le sont encore) de nombreuses études,générant ainsi une imposante bibliographie, il n’ena pas été de même pour ceux tournés vers les paysde l’autre côté de la Méditerranée.

Il convient d’attribuer le silence qui les entoureà leur singularité même. Ils puisent leur origine, enmilieu de siècle, dans les grands flux qui se sont misen marche dans l’hémisphère occidental, et plusprécisément à partir de 1830, quand commence laconquête française de l’Algérie ; les moments d’inten-sité maximale se situent entre cette année et 1882,avant même les premiers recensements effectuésen Espagne (la période la plus floue). Courant migra-toire fondamentalement périodique, et dans tous lescas, temporaire, il n’a pas généré une grande atten-tion de la part des pouvoirs publics, qui le considé-raient, à tort, comme un mouvement n’impliquantpas une perte définitive de population. Et pourtant,les chiffres officiels eux-mêmes prouvent le contrai-re, étant donné que dans les années 1870, l’Afriquedu Nord, et plus exactement l’Algérie sous domina-tion française, était la principale destination del’émigration espagnole, et que jusqu’en 1914, ellereste un des principaux lieux de réception. Ce pays

a été, jusqu’à sa tardive décolonisation en 1962, lesiège d’une des communautés espagnoles à l’étran-ger les plus nombreuses et les plus dynamiques(tableaux I-a et I-b).

Ce n’est qu’à partir des années 1970 que semanifeste un certain intérêt pour les émigrationsfrançaise, espagnole, italienne et maltaise (danscet ordre d’importance) vers le Maroc et l’Algérie,et dans une moindre mesure, vers la Tunisie et laLibye. On commence alors à percevoir l’ampleurdes effets démographiques, sociaux et économiquesde ces flux sur les régions d’émigration (Valence,Murcie, l’Andalousie et les Baléares en Espagne)et, d’autre part, leur importante contribution auprocessus de modernisation dans les pays de des-tination.

Connaître le cycle migratoire espagnol versl’Afrique du Nord est nécessaire pour comprendrecorrectement les origines et le décollage des migra-tions vers l’Europe, et plus précisément vers laFrance, puissance dominante dans le cadre nord-africain. Le remarquable courant migratoire qui,au XXe siècle, part de l’Espagne vers d’autre payseuropéens, commence en 1914 ; conséquence dela forte demande de main-d’œuvre venant de paysneutres pour compenser le déficit provoqué par lamobilisation, la France se substitue à l’Algérie dans

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IMMIGRATION ET PRÉSENCE ESPAGNOLESEN AFRIQUE DU NORD(XIXe ET XXe SIÈCLES)

les préférences de l’émigrant du sud-est péninsu-laire. Ce courant culmine entre 1946 et 1973, pério-de où 2 600 000 travailleurs espagnols se dispersenten Europe (France, République Fédérale d’Alle-magne et Suisse en priorité), les quatre cinquièmes(soit deux millions de personnes), à partir de 1960.Ce courant migratoire se profile comme une alter-native au cycle migratoire américain, alors en bais-se, et permet aux migrations espagnoles, aupara-vant dirigées vers les pays du Maghreb sous contrô-le français, de se poursuivre, cette fois vers laFrance.

L’importance de l’AlgérieLes émigrations espagnoles contemporaines en

Afrique du Nord peuvent pratiquement se résumerà celles vers l’Algérie coloniale et ceci pour deuxraisons :a) Les départs vers ce pays sont démographique-

ment les plus importants et les plus continus.Ils s’étendent de 1830 à 1962, soit toute la pério-de de l’occupation française de ce pays.

b) Ce sont les émigrations plus importantes numé-riquement : en 1900, il y a 160 000 Espagnols enAlgérie. Le Maroc, deuxième pays récepteur del’immigration espagnole, représente un poidsbien moindre : 1 000 immigrants annuels entre1861 et 1900 ; 2 000 entre 1901 et 1912, et moinsde 3 000 jusqu’à la décolonisation en 1956, avecdes soldes négatifs en raison de l’importancedes retours, et sans que la communauté espa-gnole ne dépasse jamais les 50 000 personnesau XIXe siècle et les 138 000 au moment del’indépendance. Quand elle les atteint, c’estpour diminuer aussitôt. Les flux migratoiresespagnols vers les autres pays nord-africainssont insignifiants.Certaines réalités de l’Algérie sous occupation

française ont été peu étudiées par l’historiographieeuropéenne avant la décolonisation. La dynamiqueproprement algérienne a été invariablement consi-dérée comme un prolongement plus ou moins loin-tain de la France métropolitaine, faisant des trois

départements (Alger, Oran et Constantine) un sujetque l’on pouvait traiter de façon secondaire, undomaine marginal réservé à quelques spécialistes.Cette perspective a fort heureusement changé dèsla fin de la Seconde Guerre mondiale, et encoreplus radicalement à l’indépendance en 1962.

À partir de ce moment, la réalité algérienne acommencé à être perçue en elle-même, distincte dela France. Ce n’est qu’alors que l’on a pu mesurerl’ampleur de la contribution espagnole au proces-sus général de modernisation du pays dans sa pério-de coloniale, même si celui-ci s’est fondé sur l’exploi-tation, pas toujours rationnelle, des ressources algé-riennes, et, en général, au profit d’une minorité d’ori-gine étrangère. Pépinière de main-d’œuvre rempla-çant les autochtones, les immigrants espagnols ontété à la fois les victimes et les instruments de la colo-nisation française. Leur présence est perçueaujourd’hui encore négativement par les Algérienset en général par l’historiographie récente, mêmesi elle est ressentie moins durement que d’autresmanifestations du colonialisme européen.

Jusqu’en 1975 (J. B. Vilar), le mouvement migra-toire hispano-algérien n’a pas été abordé dans sonensemble et dans sa durée, alors qu’il se passait ànos portes, et malgré son rôle central dans la colo-nisation d’un pays africain voisin et en dépit de sesrépercussions démographiques et économiquesdans les régions d’émigration, perceptibles enco-re aujourd’hui sur un secteur étendu de la régionméditerranéenne espagnole.

L’occultation de ce courant migratoire doit êtreattribuée à sa singularité même dans le cadre desmigrations espagnoles contemporaines. Il précèdenon seulement de deux décennies les plusanciennes migrations vers les nouveaux États amé-ricains, mais il renoue, à partir de l’occupationfrançaise d’Alger en 1830, avec une présence his-panique en Algérie qui ne s’était pas interrompueen 1791 avec l’abandon de l’Espagne, de sesenclaves séculaires d’Oran et Mazalquivir, espa-

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gnoles depuis 1504 et 1509. L’administration otto-mane avait en effet autorisé les communautés his-paniques à rester pendant les quarante ans quiséparent le départ des Espagnols et l’arrivée desFrançais (Vilar, 1989, 33-38; Vilar y Lourido, 1994,156-180).

Cependant, l’émigration espagnole dans l’Algé-rie coloniale n’est pas la simple survie d’une tradi-tion migratoire antérieure. Il n’est même pas justed’affirmer que ce phénomène a obéi en priorité àdes réminiscences du passé, aussi présent soit-ildans la mémoire historique des populations du sud-est et de l’archipel des Baléares. Il ne faut pasoublier que l’Oranie n’a jamais été colonisée parl’Espagne (excepté, bien entendu, Oran et son hin-terland immédiat), ce qui relativise la portée decette tradition historique, si toutefois elle existe.Conquise par les Turcs et récupérée par les Fran-çais, elle ne peut même pas être considérée au XIXe

siècle comme une ancienne région espagnole. Enréalité, cette idée a été forgée a posteriori pendantle premier franquisme (1936-1953) pour légitimerles illusions impériales du régime au Maghreb.

L’émigration en Algérie s’étant établie dans destemps où la problématique migratoire n’était pasencore une préoccupation, elle passera plus tardinaperçue ou, plus précisément, elle n’attirera l’atten-tion ni des pouvoirs publics ni des médias, ni mêmedes cercles africanistes naissants en Espagne. Ceux-ci se sont exclusivement penchés sur l’émigrationdéfinitive du XIXe siècle. Par conséquent, le départd’une population éparpillée, qui n’était pas consi-dérée comme perdue, ne les intéressait pas. L’éloi-gnement périodique de cette population était unsoulagement dans les moments de famine et de cri-se de l’emploi, et constituait, grâce aux remises desémigrants, un renfort économique.

Cette émigration a-t-elle évité au sud-est et auLevant de la Péninsule les redoutables explosionssociales qui ont caractérisé le secteur agricole anda-lou ? Les agitations et l’instabilité endémique de

l’Andalousie et de l’Estrémadure au XIXe siècle ontrarement dépassé les flancs occidentaux d’Alme-ria et de Murcie, et n’ont pas concerné non plusles provinces d’Alicante, de Valence et les Baléares.Même si l’on relativise de plus en plus les effetssocio-économiques des flux migratoires sur lesrégions de départ, il ne fait cependant pas de dou-te que le départ vers l’Algérie de l’excédent de maind’œuvre des régions de Valence, du sud-est et desBaléares et le réinvestissement de leur épargnedans les régions d’origine, impliquaient un doubleeffet bénéfique : d’une part, la promotion des sec-teurs prolétaires urbains plus ou moins importants,et de l’autre, la domination croissante dans les cam-pagnes de la petite et moyenne propriété.

Les cercles gouvernementaux n’ont pas été lesseuls à être indifférents à cette émigration. Dansla littérature, qui reflète d’habitude les inquiétudessociales, l’émigrant en Algérie brille par son absen-ce bien après le début du XXe siècle, tandis qu’elles’empare, dès 1880, de la figure de l’Espagnol quipart en Amérique latine. Lepersonnage de l’indiano1,en-dehors du fait qu’il estchanté dans la poésie et qu’ilest bien souvent un thème de théâtre, a inspiré beau-coup de romanciers (“Clarín”, Pereda, Palacio Valdés,Pardo Bazán, ...), alors que l’émigrant en Algérie pas-se inaperçu dans la littérature du sud-est espagnol,des régions de Valence et des Baléares, pourtantsi prolifiques quand il s’agit du problème social(“Azorín”, Vicente Medina ou Gabriel Miró). Il n’amême pas intéressé l’auteur de romans de mœursAntonio Flores ; Blasco Ibáñez s’y réfère de façonallusive et il n’apparaît même pas une fois dans lesrécits de mœurs des levan-tins2 Arniches et Cantó.

Le manijero* du sud-estet le franceso* de Valence etdes Baléares, personnagesqui en rien ne déméritent del’indiano du nord et du ján-

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2)- On appelle ainsi les habitants des

quatres provinces côtières de Castellón

de la Plana, de valence, d’Alicante et de

Murcie. (Ndlr)

* Appellations familières des habitants

de ces deux régions respectives (N.d.T.)

1)- L’indiano est l’Espagnol qui revient

enrichi d’Amérique (N.d.T.).

dalo** andalou, et qui onteu une si forte résonancedans la littérature française

– L. Bertrand, A. Camus, G. Franco – sont encore enEspagne des personnages en quête d’auteur.

L’émigration espagnole en Algérie était pourl’essentiel saisonnière. Une fois les semailles d’autom-ne effectuées, le journalier méditerranéen partaitdans le pays africain voisin pour échapper au chô-mage saisonner. Il revenait dans la Péninsule en juin,au moment de la moisson. Dans les années de séche-resse, d’épidémies ou d’inondations, la paralysie destravaux agricoles conférait à l’exode des proportionsénormes. La proximité de l’Algérie, ses similitudesde climat et de paysage avec les régions d’émigra-tion, la rapidité et le bas prix du voyage, la facilitédu retour, la certitude de rencontrer des compa-triotes et des amis, l’assurance de trouver une occu-pation et le souvenir de bénéfiques expériences anté-rieures constituaient des attraits irrésistibles pourle travailleur miséreux. En deux mois, les travailleurséconomisaient entre 100 et 130 francs, somme qui,convertie en pesetas était 30 à 50% supérieure, etreprésentait à peu près la moitié de leur salaireannuel dans la Péninsule, une fois déduits les moisde chômage.

En revanche, ils ne revenaient pas tous. Une foisfinis les travaux des champs, ceux qui avaient étéengagés et qui réussissaient à s’assurer une garan-tie d’emploi durable restaient dans le pays. Ils appe-laient alors leurs familles pour le leur dire, et l’émi-gration saisonnière devenait temporaire, premierpas vers une installation définitive. C’est ainsi quecette population fluctuante n’a pas tardé à se sta-biliser puis s’enraciner, de sorte que la collectivitéespagnole a fini par être la communauté étrangèrela plus nombreuse de la colonie, allant même jus-qu’à dépasser les Français en Algérie occidentale,l’Oranie ou Oranesado (tableau II).

Pour montrer l’importance de l’apport ibérique,il suffit de rappeler que, tandis que la France hési-

tait quant au régime à appliquer en Algérie, lesimmigrants espagnols, arrivant du Levant, desBaléares et, en particulier des trois régions du sud-est (Alicante, Almeria et Murcie) colonisaient, deleur propre initiative et sans aucune aide officiel-le, de grands secteurs algériens. Quand, sousl’impulsion de l’État, l’émigration française s’estaccélérée, nos compatriotes méditerranéens, et,dans une moindre mesure, des Italiens et des Mal-tais, étaient déjà fermement installés en Algérie.

En 1841, l’émigration espagnole spontanée a faitmonter à 9 748 le nombre de ces colons en Algérie,contre 11 322 Français, attirés par tous les moyenspossibles et imaginables. Deux ans plus tard, tou-jours selon les statistiques coloniales, 6 025 Espa-gnols et 1 741 citoyens français vivaient à Oran. Lapénétration hispanique s’est poursuivie à un ryth-me accéléré. Sur les 181 000 résidents étrangersd’Algérie en 1881, 114 320 étaient espagnols, nombrequi s’est accru de 30 000 les cinq années suivantes.Malgré l’assimilation officiellement établie par lalégislation franco-algérienne, en particulier depuisla Loi de naturalisation automatique de 1889, lacolonie espagnole a atteint en 1900 les 160 000 per-sonnes. Les progrès de l’assimilation française et ledéclin migratoire au siècle suivant ont drastique-ment réduit ces effectifs (Vilar, 1975, 1989, 1999b).C’est ainsi qu’a pris fin ce qui avait été appelé, danscertains milieux coloniaux, “la menace espagnole”de l’avenir français du territoire.

Comme nous pouvons l’observer dans le tableauII, dès les années 1920, les résidents espagnols enAlgérie dépassaient largement 100 000, mais enchiffres absolus, ils étaient déjà entrés dans un pro-cessus de récession irrépressible, du fait de l’amé-lioration des conditions de vie et d’emploi dans lepays d’origine, de la compétitivité croissante dansle pays de destination (crises agricoles cycliques,intégration de la population autochtone dans lemarché du travail, immigration marocaine et tuni-sienne) et de l’attraction de la France métropoli-taine sur les émigrants potentiels. Entre 1926 et

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RD** Ce terme désigne communément les

habitants d’Andalousie (N.d.T.).

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1931, la communauté espagnole en Algérie a recu-lé de 18,67%, cette diminution atteignant son maxi-mum dans le département d’Oran (20,16%) et sonminimum dans celui d’Alger (16,05%). Constanti-ne a connu une augmentation de 17,02% de sa popu-lation espagnole, bien que dans une proportion peusignificative (232 individus supplémentaires). Lesautres chiffres, correspondant aux Territoires algé-riens du Sud, ne sont guère significatifs.

Le recul notable du contingent espagnol dans lapossession française est le fait du déclin irrépres-sible de l’émigration en Algérie dans les dernièresannées (soldes toujours négatifs), mais surtout duchangement de nationalité. Il suffit de dire que sur549 146 résidents français en Algérie en 1926,108 495 avaient été naturalisés (60% d’origine espa-gnole et 40% d’Italiens, de Maltais ou autres), natu-ralisations qui n’ont cessé d’augmenter dans lesannées suivantes. Bien que l’on note une forte pro-pension italienne et maltaise à acquérir la natio-nalité française en Afrique du Nord, relativementplus intense que dans la communauté espagnole,le changement de nationalité reste plus importanten Amérique latine chez les émigrants espagnolsque chez les Italiens.

En 1931, l’élément hispanique domine le pano-rama de la communauté européenne en Algérie.Parmi les résidents nés en Europe, on comptait137 759 Espagnols contre 133 128 Français, 53 608Italiens et 14 393 Maltais (Vilar, 1993, 100). Quantaux 524 248 Européens nés sur le territoire algé-rien, on estimait que 40% étaient, complètementou en partie, d’origine espagnole. Ces chiffres, ren-forcés par une immigration politique nourrie, pen-dant et après la Guerre Civile de 1936-1939 (dansles dernières semaines du conflit, l’Algérie a reçu25 000 Espagnols, Rubio, 1974, 1977), donnent uneidée du poids de la communauté espagnole dans lepays, poids qu’elle partage, presque jusqu’aumoment de l’indépendance du pays en 1962, avecles Français originaires de la métropole dans la com-position de la communauté européenne d’Algérie.

Au commencement de la révolution nationa-liste algérienne en 1954, et au cours des annéessanglantes de la guerre d’indépendance qui a sui-vi, les résidents espagnols (quelque 54 000 per-sonnes) ont, en général, soutenu les Français, par-ce qu’ils assimilaient leurs intérêts propres à ceuxde la puissance colonisatrice. Seuls quelques-unsont soutenu le Front de Libération Nationale(FLN). Ils feront partie des 50 000 Européens quiresteront en Algérie après l’indépendance de 1962,soit qu’ils aient été des pro-nationalistes actifs,soit qu’ils ne se soient pas impliqués politique-ment dans la situation coloniale. Les autres,1 050 000 personnes, ont dû abandonner précipi-tamment le pays, laissant derrière eux tout ce qu’ilspossédaient (souvent le fruit des efforts de plu-sieurs générations), et un paysage de mort (pasmoins de 500 000 Algériens musulmans tués surune population totale de 9 millions) et de désola-tion (stratégie de la terrebrûlée de l’“Organisation del’Armée Secrète”3, l’O.A.S.).Certains trouvèrent refugeen Espagne, directement ouvia la France. Des quelques 60 000 pieds-noirs4,la moitié s’est installée à Alicante et dans sa région,en général patrie de leurs ancêtres (Palacio, 1968 ;Seva Llinares, 1968 ; Jordi, 1993 ; Sempere Sou-vannavong, 1997), la majorité travaillant dans lesecteur hôtelier.

Le rapatriement de l’Algérie est certainementle plus important de tous ceux issus du processusde décolonisation en Afrique et en Asie. Il est quan-titativement beaucoup plus notable que celui desItaliens de Libye, d’Erythrée et de Somalie, ou desBelges du Congo. Le rapatriement des Portugaisquittant l’Angola, le Mozambique est aussi bienmoindre, de même que celui des Français au départde leurs autres colonies. Il peut seulement êtrecomparé, bien qu’il soit supérieur en chiffres abso-lus, à celui des Britanniques rapatriés des pos-sessions afro-asiatiques. Cet exode a été le plusintense par sa concentration dans le temps et par

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3)- En français dans le texte (N.d.T.)

4)- En français dans le texte (N.d.T.)

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RDsa charge dramatique exceptionnelle, due au déra-

cinement multi-générationnel qu’il a entraîné.

Insertion des Espagnols dans l’Algérie colonialePendant la conquête et jusqu’au début du XIXe

siècle, la réticence massive de la population autoch-tone à collaborer avec l’occupant européen a ren-du indispensable le recours à une main d’œuvreimportée. C’est en ce sens que l’intervention espa-gnole dans la genèse et le développement de la viealgérienne, urbaine et rurale, à l’aube de la colo-nisation de 1830, a été déterminante. Les ressor-tissants des Baléares, appelés communément lesmahoneses car ils partaient principalement du portde Mahón, les cultivateurs de Valence dans l’Algé-rois et particulièrement les émigrants d’Alicante,d’Almería et de Murcie en Oranie, ont assumél’essentiel des activités du secteur productif euro-péen dès le débarquement français. Leur influen-ce sur les modes de vie en Oranie a été décisive.

“Sobres et laborieux ces pauvres Andalous tra-vaillent toute la semaine”, rapporte à la fin du XIXe

siècle un observateur français à propos de ces émi-grants d’Alger et de leur entourage (Cf. Vilar, 1993,107), “mais, quand arrive le dimanche, ils se livrentaux manifestations les plus bruyantes, avec unejoie pleinement méridionale. Au milieu des cris,des chants et des disputes, les carrioles désarticu-lées amènent les familles en habits des jours de fêteà la plage ; et au bord de la mer, ils mangent, chan-tent et dansent jusqu’à l’épuisement”.

Même si les Français ne voyaient pas toujoursces Espagnols certes travailleurs, mais un peu tropindisciplinés, et incontestablement bruyants ettapageurs, d’un très bon œil, ils préféraient lesfemmes espagnoles, défendues par leur père etleurs frères à la pointe du couteau, aux autres Euro-péennes, pourtant réputées plus libérales. C’estparticulièrement visible en Oranie, où, selon R.Huertas (1951, 50), haut dignitaire de la région, lesunions avec les femmes espagnoles représentaient

25% des mariages des Français entre 1838 et 1870,et 23% entre 1871 et 1889.

Parmi les Européens d’Algérie, l’Espagnol estle colon rural par excellence. Sobre, résistant, etlaborieux, il est le vecteur et le symbole de la colo-nisation dans la région d’Oran. Habitué dans laPéninsule à un travail dur pour un salaire journa-lier de misère sous un soleil implacable, il s’estfacilement adapté aux conditions rigoureuses dela campagne algérienne. Accoutumé à un habitatfait de terre, de claie et de branchages comme lesont les barracas (baraques) de Valence et de Mur-cie, et les cabañas (cabanes) du charbonnier et duberger d’Almería, il se construit en Algérie un gur-bi, une cabane provisoire. Il porte les mêmes vête-ments que dans son pays d’origine : chemise,zaragüelles5, ceinture, espadrilles, foulard sur latête, grand chapeau de feutre et couverture en ban-doulière. Il économisait jusqu’au dernier franc et,après plusieurs années de privations, il réussissaità réunir la somme nécessaire pour s’assurer unesituation, bien que modeste, dans sa patrie adop-tive, ou pour s’acheter, dans son village d’origine,une maison et suffisamment de terres pour subve-nir aux besoins de sa famille.

“Le paysan espagnol, auquel est accordée une pen-sion”, relate F. Zavala, (cf. Vilar, 1993, 111), “com-mence par se faire un gur-bi pour se mettre à l’abri,avec sa famille et ses ani-maux de travail. Puis ilnettoie le terrain et, de cesbroussailles fait du bois de chauffage, du char-bon, de l’écorce, et il vit du produit de cette terre.Quand la famille est nombreuse et que la terre neproduit pas suffisamment pour tous, il travaillecomme journalier pour le grand propriétaire voi-sin, dont il laboure le champ ou cultive un autreterrain. Quand il a recueilli quelques économies,il ne pense plus qu’à construire sa maison ; il vitde pain, de riz, de légumes, de bacalao (morue),de peu ou pas de vin, et le seul luxe qu’il se per-

5)- Les zaragüelles sont des culottes bouf-

fantes et plissées typiques de l’habille-

ment paysan du sud de l’Espagne (N.d.T.).

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met est le café. Plus tard, quand le produit de sonterrain le lui permet, il accède à plus de commo-dités. La majorité des propriétaires de Bel-Abbés,et ils sont nombreux, ont débuté ainsi, car noustous, ou presque, n’avions à notre arrivée d’autrecapital que le travail.”

Où que l’on aille, on rencontre ces famillesd’immigrants entassées dans des baraques d’uneseule pièce, dont le ménage n’est ni plus compli-qué ni plus luxueux que celui des classes musul-manes les plus pauvres. Le meuble principal est legrand lit métallique situé au centre de la pièce, oùle chef de famille se repose et procrée. Autour, dortl’abondante progéniture, les parents et le reste dela famille. Ils travaillent tous, et avec tellement deténacité qu’ils finissent par prospérer ; “ce sontindubitablement”, reconnaîtra vers 1856 un voya-geur français, “les meilleurs ouvriers agricolesde notre colonie”. Favrod, un siècle plus tard, ver-ra dans ces immigrants résistants et rigoureux l’âmeet le nerf de l’entité européenne en Algérie.

Ils conservaient avec amour les traditions etcoutumes d’Espagne. Leurs plats préférés étaient

le potage, la paella et le gaz-pacho. Le poisson frit, lessalaisons, le pimentón6

occupaient une place d’hon-neur dans leur cuisine. Ils se montraient courtois,hospitaliers et très ouverts avec les étrangers. Ilsétaient très sensibles à la présentation des repas,n’hésitant pas à gaspiller leur argent à cette fin,car leur réputation en dépendait. Ils étaientorgueilleux, et en certaines occasions, susceptibles,vindicatifs et brutaux.

Leurs passe-temps étaient simples. Ils aimaientparler de leur terre d’origine, des femmes et du tra-vail ; ils accompagnaient leurs conversations, sur lepas de la porte ou au bistrot, de café et de cigares,et parfois même de tournées de vin et d’eau-de-vie.Les jours fériés, après le repas, ils faisaient une par-tie de cartes avec les amis, de mus, brisca et tute7,

toujours avec des cartes espa-gnoles. Le loisir préféré desémigrants d’Almería était dejouer de la guitare, tandis queceux d’Alicante et de Murcie, joyeux, ingénieux ettrès amateurs de musique, préféraient danser.

Ils célébraient les saints en famille, ainsi queles baptêmes, les communions, et surtout les noces,pour lesquelles, selon l’expression populaire, “ilsjetaient l’argent par les fenêtres”. Les funéraillesaussi étaient très animées, particulièrement si ledéfunt était un enfant, avec un repas, des chantset des danses, qui s’apparentaient à la traditionlevantine des “mortichuelos”. Pendant les fian-çailles, les vieilles coutumes d’Espagne étaientconservées : faire la cour (“mocear”), discuter(“hablar”), entrer dans la maison de la fiancée etse concerter avec les parents sur le déroulementdes noces. C’est à cette occasion que sont choisisles témoins qui amèneront les mariés jusqu’à l’autel.

Cet Espagnol frugal et travailleur, considéré àjuste titre comme un des piliers de la colonisation,n’en était pas moins un individu un peu primitif etpresque toujours inculte. Le niveau d’éducation dela population espagnole figurait parmi les plus basde la collectivité européenne. Deux raisons expli-quent cette caractéristique : d’une part, ces émi-grants étaient issus de milieux sociaux trèsmodestes et, d’autre part, ils provenaient desrégions les plus défavorisées, retardées et illettréesd’Espagne : les provinces du sud-est de la Pénin-sule et les îles Baléares. On compte, par exemple(Bonmatí, 1992, 210-11), qu’au milieu du XIXe siècle,dans la province d’Alicante, seuls 29,2% des gar-çons entre six et quinze ans et 28,6% des filles dumême âge étaient scolarisés. Quant aux adultes,leur niveau d’analphabétisme était atterrant, tou-jours supérieur aux moyennes espagnoles : moinsde 31% des hommes et moins de 60% des femmessavaient lire et écrire.

Ces chiffres sont le fidèle reflet de la réalité

7)- Le mus, le tute et la brisca sont trois

jeux de cartes très populaires en Espagne

(N.d.T.).

6)- Le pimentón est un piment rouge

moulu (N.d.T.)

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RDmigratoire. On comprend alors pourquoi, entre 1877

et 1889, le taux d’analphabétisme des effectifs mili-taires en Algérie était d’à peine 12 % chez les Fran-çais, et oscillait chez les Espagnols entre 38% et50%, stagnant autour de 2 % jusqu’en 1900 (Jordi,1986). C’est pourquoi J. Rubio estime (1976), à jus-te titre, que la présence d’un important contingentespagnol n’est pas étrangère au fait que le dépar-tement d’Oran comprenne dans les années trentele taux d’analphabétisme le plus élevé de tous lesEuropéens d’Algérie.

“Les rares émigrants qui restent encore de ce quel’on pourrait appeler la première époque”, notele consul d’Espagne à Oran dans un discours de1925, “ont réussi, en grande majorité, à s’assurerune situation plus sûre, et bien souvent, à réunirune fortune conséquente. Toutefois, étant exclu-sivement soucieux de leur travail, peu d’entre euxsont parvenus à se défaire de leur ignorance, et às’instruire suffisamment pour conseiller leurscompatriotes et leur permettre de progresser socia-lement. Les émigrants, pauvres et analphabètes,ont formé une masse ouvrière à l’instruction qua-siment nulle... Leurs enfants, en général restés àl’écart des écoles publiques, élèves dans de trèsrares cas, grandissent et s’épanouissent sousl’influence exclusive de l’atmosphère dans laquel-le se déroule leur vie, ou de la seule instructionfrançaise qui, logiquement, leur apprend à esti-mer la nation dans laquelle ils habitent…, maisqui infiltre dans leurs jeunes cerveaux une idéetrès mesquine de leur véritable patrie d’origine....”.

Les émigrants étaient, par conséquent, très peuperméables à des influences extérieures, non seu-lement à cause de leur faible niveau d’éducation,mais aussi du fait de leur concentration spatialedans des zones bien délimitées, de leur nombre,de leur renouvellement permanent, de l’homogé-néité interne de leur communauté, et des liensétroits qu’ils maintenaient avec le pays d’origine.Seule la scolarisation massive des enfants d’immi-grants à partir des années 1880, dans le cadre de

la politique “assimilationniste” de la IIIe Répu-blique, a nuancé cette réalité : la langue françaisea gagné du terrain et le bilinguisme s’est généra-lisé chez les colons d’ascendance espagnole. Cebilinguisme est même devenu trilinguisme chez lesémigrants originaires des Baléares, d’Alicante etde Valence, qui employaient déjà, au quotidien, dif-férentes variantes du catalan. Le patuet, mélangede toutes les langues et dialectes concentrés dansle littoral algérien, était aussi utilisé.

L’intérêt croissant des colons hispaniques pourleur langue et leur culture d’origine a été renfor-cé, d’une part, par leur accès aux droits politiques(en particulier à travers la naturalisation automa-tique de 1889 et leur conquête du pouvoir munici-pal dans d’assez nombreuses localités) et, d’autrepart, par leur promotion sociale et culturelle. Cesfacteurs ont naturellement favorisé l’apparitiond’un nombre important de lecteurs potentiels, aux-quels viennent s’ajouter les élites immigrées quine cessent d’arriver de la Péninsule et les juifs séfa-rades hispanophones de la région côtière, en majo-rité originaires du Nord du Maroc (Vilar, 1985).C’est face à cette nouvelle demande qu’est née tou-te une presse en espagnol et parfois également enlangue valencienne.

Il est difficile de quantifier précisément cettepresse : même si nous disposons d’informationsindirectes sur ces publications par quelques sourcescontemporaines, plusieurs d’entre elles ne sont pasarrivées jusqu’à nous. En revanche, d’autres jour-naux sont mieux connus, bien que l’on ne conser-ve de séries complètes que pour très peu d’entreeux. Dans la période fondamentale de 1880 à 1931,vingt-neuf publications différentes ont pu être loca-lisées (journaux, quotidiens et magazines), presquetoutes en espagnol et, exceptionnellement, enlangue valencienne. La presse espagnole connaîtsa première éclosion dans les années 1880. Elledécline légèrement dans la phase suivante puis réap-paraît avec force dans les années précédant la Pre-mière Guerre mondiale. Plus tard, elle connaîtra à

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nouveau un affaiblissement, avant de montrerquelques signes de réactivation jusqu’à la derniè-re décennie de la colonisation (à partir de 1952).Ces évolutions sont le fruit d’un cumul de facteursalgériens, espagnols et internationaux difficiles àrésumer brièvement, dans le cadre de cet article.

La presse d’information, pas toujours indépen-dante, prédomine. Parallèlement, une presse pro-prement politique (journaux de combat), parfoisexpressément satirique, s’affirme, ainsi qu’une pres-se culturelle, professionnelle et sportive, chaquepublication ayant, presque systématiquement, unedurée de vie éphémère. Exception notable, el Cor-reo de Orán [Le Courrier d’Oran], journal de cet-te localité, est sorti sans interruption pendant qua-rante-cinq ans, de 1880 à 1925, année où il cède saplace à El Correo de España [Le Courrierd’Espagne], qui disparaît lui-même en 1931. Cesjournaux et tout le reste de la presse espagnole,publiés dans leur majorité à Oran, Sidi Bel-Abbèset Alger, sont une source inestimable pour recons-tituer la société franco-algérienne de l’époque.

Il en va de même de la littérature qui reflètegénéralement la société où elle se développe. Ilsemble donc logique que les romanciers nous aienttransmis une image représentative des ambiancesalgériennes à forte imprégnation hispanique. Ain-si El jardín de Juan [Le Jardin de Juan], romande Guy Franco, est un hymne à l’agriculteur pénin-sulaire en Algérie. Son auteur y décrit les mille tri-bulations et travaux d’une famille jusqu’à ce qu’elleréussisse à disposer de son propre jardin. Pour sapart, Albert Camus, descendant de mahoneses ducôté maternel, maîtrisant parfaitement l’espagnolet le catalan, créateur dans ses œuvres de person-nages espagnols notables et traducteur d’auteursespagnols, se remémore son Oran natal du débutdu siècle dans des œuvres aussi universelles que LaPeste ou Le Minotaure. Mais ce sera Louis Bertrandqui restituera le plus exactement la société espa-gnole de la colonie. Le Sang des races est le plusréussi de toute une série de récits romancés : Le

Rival de Don Juan, Pépète et Balthasar, La Conces-sion de madame Petitgrand, etc., parmi lesquelsil faut distinguer particulièrement deux romans, LaCina et Pépète le bien-aimé. Tous ces ouvrages fontl’objet d’innombrables rééditions. Quant à leur qua-lité littéraire, il suffit de dire qu’ils ont valu à leurauteur d’entrer à l’Académie française.

En résumé, jusqu’à très en avant dans la pério-de coloniale, ce sont les problèmes de survie quipriment parmi les immigrés espagnols en Algérie.Les préoccupations culturelles, politiques et mêmed’identité ne sont apparues qu’une fois le XXe sièclebien entamé. Jusqu’à ce moment subsistera chezl’Espagnol d’Algérie sa mentalité originelle, sonéchelle de valeurs, ses croyances religieuses…,sans cesse renouvelées par les nouveaux émigrantsarrivés d’Espagne et par les fréquents contacts avecla Péninsule. Mais cette évolution sera de plus enplus nuancée par le passage par l’école française,l’influence du milieu, l’enracinement dans le payset la promotion sociale. Cependant, des valeurséthiques, sociales et culturelles persistent, qui lais-seront dans la société européenne de l’Algérie uneempreinte espagnole, et contribueront clairementà la constitution d’un nouveau peuple aux racinesméditerranéennes, le pied-noir8, l’Européen d’Algérie,

La presse espagnole en Algérie (1880-1931)

Nature Nombre de publicationsPresse d’information 11Presse culturelle 6Presse politique 5Presse politico-satirique 5Presse professionnelle 1Presse sportive 1Total 29

Source : J. B. Vilar : “La presse Espagnole en Algérie (1880-1931)”,

in J. Déjeux et D. Pegeaux (sous la dir.), L’Espagne et l’Algérie

au XXe siècle. Contacts culturels et création littéraire, Paris,

1985, pp. 53-65.

8)- En français dans le texte (N.d.T.)

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RDévoluant à la fois en parallèle et indépendamment

de l’Européen de la métropole. Ses similitudes aveccelui-ci ont été la base de son identité, et son idio-syncrasie et ses intérêts spécifiques (différentspendant un temps de ceux de la France et desmusulmans algériens), l’origine de sa tragédie aumoment de la décolonisation.

Le Maroc et les autres paysd’immigration d’Afrique du NordÀ l’exception de l’Algérie, les autres pays du

Maghreb et par extension du continent africain,ont rarement attiré l’émigrant espagnol. Bien quele Maroc ait été à un moment le point de mire deces émigrants, tant par sa proximité géographiqueque par la présence politique de l’Espagne dans cepays, en aucun cas ces flux n’ont réussi à rempla-cer ceux dirigés vers l’Algérie dans le panoramades migrations espagnoles à l’étranger.

Le déséquilibre entre le poids démographiquedu Maroc, dès le XIXe siècle (quelque 3 500 000habitants en 1900) et ses ressources économiqueslimitées n’est pas étranger à cette situation. Cepays aurait pu, en un sens, devenir un territoire aupeuplement européen, malgré sa faible populationrelative (8 hab/km2 en 1917). Il n’y a que le men-songe pittoresque des africanistes de Madrid, aus-si tenace qu’infondé, qui s’est évertué à présenterle Maroc comme une terre promise.

Entre 1860, année où l’Espagne acquiert unesituation préférentielle dans le pays (Traité deTétouan), et 1900, les flux migratoires entrel’Espagne et le Maroc s’élèvent à un millier de per-sonnes par an dans les deux directions, et enre-gistrent des soldes variant entre 150 et 437 (maxi-mum atteint en 1887) personnes restant au Maroc.Entre 1900 et 1912, époque pendant laquelle lesflux migratoires s’intensifient dans toutes les direc-tions, le mouvement dans les deux sens entre laPéninsule et son voisin méridional a oscillé entremille et quatre mille émigrants annuels, mais les

soldes nets d’émigration ont continué à être bas,les retours étant relativement intenses.

Durant le Protectorat, le courant migratoires’intensifie clairement, dans les premières années,entre 1912 et 1916, puis, dans les années vingt etle début des années trente, mais cela ne s’est pastraduit par une croissance importante de la colo-nie espagnole, étant donné que les retours ontcontinué à être nombreux. En 1927, la soumissiondu chef nationaliste Abd el Krim El Khattabi et desa République du Rif est suivie de la “pacification”de la totalité du territoire de la zone nord du Marocconfiée à la protection de l’Espagne par les traitésinternationaux. Un an après, les sources disponiblesparlent de 70 000 Espagnols établis dans cette zone,parmi lesquels 65% dans la capitale (Tétouan) etsa région, 15% dans l’axe atlantique (Larache, KsarEl Kébir-Assilah), les 20% restants étant dissémi-nés dans le reste du territoire.

Avant 1940, la présence espagnole était faible.Le fait que la plus grande partie du territoire, laplus riche, ait été administrée par une autre puis-sance européenne, la disparité de langue et de cul-ture et la forte concurrence de la main-d’œuvreautochtone pour le travailleur espagnol non-qua-lifié, ont découragé l’émigration depuis l’Espagne.Bien que les professionnels spécialisés et les entre-preneurs y avaient des chances de réussir, le grosdes immigrants espagnols, à l’époque, était forméde travailleurs agricoles et de journaliers urbains.

Les entrées depuis l’Espagne pendant la Secon-de Guerre mondiale furent plus celles d’Européensdéplacés par le conflit, qui ont cherché refuge àTanger ou dans d’autres villes, que celles de tra-vailleurs espagnols. La première moitié des annéescinquante a, à l’inverse, connu une intensificationdes retours dans le cadre des rapatriements quiont précédé et accompagné l’indépendance du paysen 1956. Ces chiffres n’incluent cependant pasmoins de 5 000 juifs séfarades aux passeports espa-gnols, ou en droit de l’acquérir (Vilar, 1978, 120),

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qui ont choisi l’Espagne comme lieu de résidence.

À la veille de l’indépendance, les Européens duMaroc dépassaient le demi-million, dont 90 000dans le Protectorat espagnol, 50 000 dans la zoneinternationale de Tanger, et le reste dans le sec-teur français. Les neuf dixièmes des Européens dela zone nord étaient espagnols, tout comme 40 %de ceux de Tanger, alors que dans la zone françai-se, ils étaient seulement 26 000. Le nombre totalde résidents espagnols au Maroc s’élevait à 138 000(Gozálvez Pérez, 1994).

Les Espagnols y étaient majoritairement d’ori-gine andalouse (provinces de Cadix et de Malaga enparticulier), suivis de ceux en provenance des Cana-ries. La plupart étaient installés à Tanger (au statutinternational mais d’aspect et de caractère très his-paniques), dans les villes de la zone espagnole (àcommencer par Tétouan, la capitale), et dans lesvilles et les campagnes de la région française sur lelittoral atlantique (Casablanca et sa province sur-tout). Dans la région d’Oujda, frontalière de l’Algé-rie, il existait également une communauté espagnoled’une certaine importance, émigrée d’Oranie.

Si, parmi les immigrants espagnols en territoi-re algérien, les actifs du secteur primaire ont tou-jours prédominé, au Maroc, la majorité était liéeau secteur tertiaire (commerçants, transporteurs,hôteliers, etc.). Les agriculteurs (journaliers, fer-miers et propriétaires) ont seulement représentéune certaine quantité dans les plaines fertiles entrel’embouchure du Sebou et le port d’El Jadida, dansla zone française.

Après l’indépendance, la présence espagnole aconsidérablement décliné. En 1983, elle s’élevaità 8 460 personnes sur un total de 61 935 étrangersnon-africains, soit 13,6%. Bien qu’elle constitue ladeuxième communauté du pays, elle reste loin der-rière la communauté française (40 000 soit 64,6%).31,7% des Espagnols résident dans la province deTanger, 22,6% dans l’ancienne zone nord du pro-

tectorat espagnol, et le reste dans l’ancienne zonefrançaise, à commencer par Casablanca (29,6%),principal centre industriel et commercial du pays(Bonmatí, 1992). Dans les années qui ont suivi, lacolonie espagnole s’est maintenue, bien qu’avecune tendance à la baisse, lente mais soutenue :7 281 résidents en 1995, 6 257 en 1998 et 5 924 en1999 (Vilar, 1999b ; Anuario, 2000).

En ce qui concerne les autres pays d’Afrique duNord, l’immigration espagnole n’est pas significa-tive dans le cas de la Tunisie et presque inexistantepour les autres. En général, les recensements offi-ciels ne prennent même pas en compte ces flux,qui sont automatiquement classés sous la rubrique“Autres”. Ceux de 1921 et de 1926 apportentquelques informations précises : 664 Espagnols enTunisie pour la première année mentionnée et 517pour la seconde, pour un total respectivement de156 115 et 173 281 Européens. C’est-à-dire 0,6% et0,3% du total, groupe symbolique, décroissant, etconstitué en majorité d’enfants d’Espagnols nésdans le pays d’adoption, et qui se consacrent, dansl’ordre au commerce, à l’industrie, aux transportset à l’agriculture, comme entrepreneurs ou tra-vailleurs indépendants. La communauté euro-péenne du pays est dominée par les émigrants ori-ginaires d’Italie, de France et de Malte, alors qu’enLibye, ce sont les Italiens et en Égypte les Grecs,les Italiens et les Britanniques qui sont majori-taires.

En 1999, 12 937 Espagnols résidaient en Afrique,soit un recul de 2 205 personnes par rapport àl’année précédente, dont la moitié au Maroc (5 924soit 333 personnes de moins qu’en 1998). Loin der-rière se trouve la République Sud-Africaine (1 530)et la Guinée équatoriale (758), dans les deux casaussi avec une tendance à la baisse (perte respec-tivement de 53 et de 41 résidents espagnols cettemême année). Les autres pays ne comportent pasde chiffres significatifs : toujours moins de 500 per-sonnes, avec un maximum pour les pays avec les-quels des relations économiques d’une certaine

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RDintensité sont maintenues (à commencer par la

Tunisie et l’Égypte avec 462 et 409 personnes, laLibye, avec 150 et une perte de 97 personnes parrapport à l’année précédente) ou qui bénéficientdes activités de l’Agence Espagnole de CoopérationInternationale (Mozambique, Cameroun, Angola,Namibie, Zaïre) –Anuario, 2000–.

L’Algérie, en d’autres temps le principal paysd’immigration espagnole en Afrique méditerra-néenne, comptait à peine dans l’année de référenceune communauté de 273 Espagnols, 64 de plus quel’année précédente, presque sans exception destechniciens, des conseillers ou des religieux arri-vés depuis l’indépendance.

Juan Bautista VILARUniversité de Murcie (Espagne)

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Tableau I-a. MIGRATIONS ESPAGNOLES EN AFRIQUE (COMPARÉES AVEC CELLES VERS L’EUROPE ET L’AMÉRIQUE). ANNÉES 1882-1959

ANNÉES EUROPE AMÉRIQUE AFRIQUEÉmigr. Retours Solde Émigr. Retours Solde Émigr. Retours Solde

1882 .. .. .. 32.780 14.963 17.817 13.178 10.981 2.1971883 .. .. .. 30.576 21.714 8.862 12.826 12.991 -1651884 .. .. .. 24.777 14.958 9.819 10.110 6.083 4.0271885 .. .. .. 18.680 15.383 3.297 15.843 13.682 2.1611886 .. .. 31.580 19.243 12.337 23.351 23.550 -1991887 1.389 4.016 -2.627 40.943 20.429 20.514 19.265 18.328 9371888 1.174 3.944 -2.770 48.962 16.998 31.964 19.001 19.234 -2331889 1.179 3.668 -2.489 97.567 18.710 78.857 20.661 19.554 1.1071890 871 3.297 -2.426 43.368 25.759 17.609 15.742 16.048 -3061891 676 4.137 -3.461 43.517 31.745 11.772 19.485 18.296 1.1891892 892 2.300 -1.408 41.992 25.705 16.287 17.608 18.564 -9561893 1.309 3.192 -1.883 51.994 24.194 27.800 16.589 21.075 -4.4861894 13.161 10.078 3.083 44.546 26.919 17.627 18.852 21.119 -2.2671895 612 3.024 -2.412 100.702 29.144 71.558 14.728 15.994 -1.2661896 1.136 4.304 -3.168 118.637 37.233 81.404 18.141 17.170 9711897 1.285 4.045 -2.760 47.325 48.434 -1.109 17.011 16.110 9011898 964 3.869 -2.905 41.648 10.572 31.076 13.048 15.461 -2.4131899 1.372 3.393 -2.021 31.226 77.838 -46.612 15.755 15.490 2651900 2.500 4.007 -1.507 38.003 22.398 15.605 17.345 16.627 7181901 1.856 3.274 -1.418 33.622 22.759 10.863 15.085 17.568 -2.4831902 1.453 3.365 -1.912 23.211 24.322 -1.111 20.712 20.893 -1811903 1.273 2.924 -1.651 32.218 22.065 10.153 16.520 19.253 -2.7331904 1.896 2.635 -739 57.167 22.292 34.875 21.032 21.712 -6801905 2.124 3.637 -1.513 90.692 24.200 66.492 26.778 23.069 3.7091906 2.120 3.286 -1.166 95.533 34.880 60.653 22.330 25.021 -2.6911907 2.488 3.138 -650 98.697 42.583 56.114 19.342 20.696 -1.3541908 1.793 3.510 -1.717 124.901 50.397 74.504 24.700 22.331 2.3691909 2.238 4.493 -2.255 114.007 52.242 61.765 18.055 22.421 -4.3661910 3.299 4.108 -809 153.796 60.440 93.356 25.632 22.492 3.1401911 2.731 3.757 -1.026 138.773 65.869 72.904 24.563 22.688 1.8751912 9.217 5.869 3.348 203.542 70.189 133.353 32.111 29.437 2.6741913 8.140 9.460 -1.320 165.010 85.395 79.615 32.783 35.766 -2.9831914 6.449 14.873 -8.424 81.094 111.508 -30.414 25.167 44.936 -19.7691915 6.912 5.086 1.826 61.284 75.578 -14.294 18.426 23.627 -5.2011916 6.852 3.777 3.075 73.369 63.663 9.706 11.017 15.436 -4.4191917 166 1.977 -1.811 53.632 51.866 1.766 4.752 7.758 -3.0061918 153 976 -823 26.994 37.945 -10.951 4.293 5.431 -1.1381919 2.463 2.515 -52 83.609 61.337 22.272 8.191 8.702 -5111920 1.865 3.127 -1.262 16.346 68.692 -52.346 11.758 12.780 -1.022

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1921 1.322 3.380 -2.058 74.639 98.878 -24.239 10.378 12.968 -2.5901922 1.065 2.192 -1.127 72.697 59.174 13.523 12.290 13.827 -1.5371923 1.726 2.465 -739 102.350 40.840 61.510 11.705 13.104 -1.3991924 1.515 2.575 -1.060 97.901 45.694 52.207 11.916 12.230 -3141925 2.538 2.915 -377 68.921 67.237 1.684 11.759 11.286 4731926 1.340 2.935 -1.595 58.138 51.460 6.678 10.842 10.225 6171927 1.538 2.947 -1.409 58.610 52.489 6.121 10.585 9.395 1.1901928 1.793 2.048 -255 62.506 48.278 14.228 10.229 8.774 1.4551929 1.918 1.913 5 67.118 45.656 21.462 14.543 11.911 2.6321930 1.739 1.613 126 56.353 50.184 6.169 18.054 16.717 1.3371931 1.450 1.996 -546 27.616 61.939 -34.323 20.234 19.863 3711932 2.067 2.458 -391 22.730 52.872 -30.142 18.166 20.774 -2.6081933 2.883 2.675 208 18.064 35.382 -17.318 19.499 19.477 221934 2.468 2.491 -23 19.208 23.650 -4.442 18.594 19.294 -7001935 2.388 2.607 -219 20.946 18.652 2.294 15.417 18.932 -3.5151936 2.460 1.788 672 13.240 11.607 1.633 7.856 12.755 -4.8991937 1.072 1.850 -778 265 17 248 242 158 841938 778 679 99 44 64 -20 55 139 -841939 567 2.400 -1.833 891 1.979 -1.088 145 471 -3261940 333 686 -353 4.076 2.578 1.498 940 1.030 -901941 4 23 -19 5.941 1.804 4.137 5.254 6.239 -9851942 6 32 -26 2.359 698 1.661 7.466 7.912 -4461943 - 8 -8 1.961 1.146 815 11.115 22.851 -11.7361944 632 26 606 2.401 1.854 547 9.069 9.360 -2911945 18 22 -4 3.378 2.537 841 16.638 8.803 7.8351946 684 1.106 -422 5.575 4.076 1.499 7.090 4.363 2.7271947 2.571 2.587 -16 13.532 4.696 8.836 11.023 5.454 5.5691948 429 706 -277 19.156 4.690 14.466 9.005 6.043 2.9621949 590 398 192 41.910 5.394 36.516 10.918 7.322 3.5961950 3.183 2.820 363 55.314 6.911 48.403 9.866 6.404 3.4621951 651 626 25 56.907 8.937 47.970 12.748 8.653 4.0951952 887 761 126 56.648 13.964 42.684 21.241 15.094 6.1471953 1.236 1.027 209 44.572 15.299 29.273 22.557 18.981 3.5761954 1.915 1.407 508 52.418 14.633 37.785 35.396 22.565 12.8311955 2.205 2.237 -32 62.237 14.868 47.369 7.274 5.728 1.5461956 2.263 2.315 -52 53.082 14.863 38.219 3.143 4.297 -1.1541957 2.314 2.239 75 57.900 18.613 39.287 3.542 3.999 -4571958 2.685 1.904 781 47.179 22.888 24.291 201 300 -991959 3.260 2.454 806 34.648 19.100 15.548 258 286 -28

Source : Memorias Anuales. Datos sobre Migraciones. 1979-1989, Madrid : Ministère du Travail, Direction Générale de l’I.E.E., 1980-1990 ; J.B.

VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española a Europa en el siglo XX, Madrid, Arco-Libros, 1999 ; J.B. VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración españo-

la al norte de África (1830-1999), Madrid, Arco-Libros, 1999.

ANNÉES EUROPE AMÉRIQUE AFRIQUEÉmigr. Retours Solde Émigr. Retours Solde Émigr. Retours Solde

MIGR

ANCE

21,d

euxiè

metri

mestr

e200

2

ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS24

Tableau I-b MIGRATIONS ESPAGNOLES ENTRE L’EUROPE ET L’AFRIQUE (COMPARÉES AVEC CELLES EN DIRECTION DES AUTRES CONTINENTS).

ANNÉES 1960-1999

ANNÉES EUROPE AFRIQUE AMÉRIQUE ASIE-OCÉ. AUTRESÉmigration Retours Solde Émigration Émigration Émigration Émigration

1960 * 19.610 12.200 7.410 4.609 33.529 799 —1961 59.243 8.300 50.943 928 35.658 837 —1962 65.335 46.300 19.035 1 31.951 4.230 —1963 83.449 52.700 30.749 229 24.416 1.436 —1964 102.098 99.000 3.098 48 23.915 342 —1965 74.507 120.700 -46.193 32 9.505 557 1591966 56.373 131.700 -75.327 38 10.832 660 601967 25.907 99.900 -73.993 22 10.108 367 481968 66.699 106.000 -39.301 4 10.467 880 721969 100.821 95.600 5.221 34 10.129 1.165 561970 97.655 66.200 31.455 4 6.921 886 721971 113.696 88.100 25.596 14 6.042 1.127 1051972 104.134 80.200 23.934 — 5.213 687 1091973 96.077 73.900 22.177 11 3.759 1.059 2381974 50.695 88.000 -37.305 42 3.151 1.122 2711975 20.618 110.200 -89.582 — 3.332 177 3601976 12.124 73.900 -61.776 — 3.014 146 2121977 11.336 64.500 -53.164 — 2.841 116 2291978 11.993 52.000 -40.007 — 2.152 33 1.4431979 13.019 35.900 -22.881 — 1.985 23 2.1721980 14.065 19.242 -5.177 1.525 1.372 451 —1981 15.063 14.299 764 2.572 1.716 1.449 —1982 16.144 15.067 1.077 4.263 1.524 1.538 —1983 19.282 14.715 4.567 4.052 1.220 1.294 —1984 17.603 14.263 3.340 5.111 1.097 1.256 —1985 17.089 13.420 3.669 2.153 979 590 —1986 15.996 14.265 1.731 1.011 884 464 —1987 15.343 13.953 1.390 690 865 363 —1988 14.603 14.484 119 386 927 220 —1989 13.959 14.751 -792 373 697 116 —1990 11.255 14.363 -3.108 -408 -13.071 -493 —1991 8.368 15.328 -6.960 -467 -7.844 -864 —1992 4.071 22.467 -18.396 -363 -6.655 -727 —1993 2.297 13.418 -11.158 -437 -5.466 -489 —1994 1.874 13.487 -11.663 -575 -5.444 -521 —1995 1.795 12.918 -11.181 -443 -6.189 -638 —1996 1.219 16.613 -15.502 -593 -8.302 -711 —1997 810 16.297 -15.487 -1.011 -8.777 -1.036 —

TA

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25

IMM

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AT

ION

ET

PR

ÉS

EN

CE

...

EN

AF

RIQ

UE

DU

NO

RD

1998 660 17.615 -16.995 -1.228 -9.818 -1.200 —1999 645 20.201 -19.556 -1.308 -12.327 -1.379 —

Source : Memoria Anual. 1989. Datos sobre Migraciones, Madrid : Ministère du Travail et de la Sécurité Sociale, 1990; Anuario de Migraciones.

2000, Madrid : Ministère du Travail et des Affaires Sociales, 2001 ; J.B. VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española a Europa en el siglo XX, Madrid

Arco-Libros, 1999 ; J.B. VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española al norte de África (1830-1999), Madrid, Arco-Libros, 1999.

* Depuis 1960, il n’existe plus de données distinctes entre les retours d’Afrique, d’Amérique et d’Asie-Océanie.

ANNÉES EUROPE AFRIQUE AMÉRIQUE ASIE-OCÉ. AUTRESÉmigration Retours Solde Émigration Émigration Émigration Émigration

1833183418351836183718381839184018411842184318441845184618471848184918501851185218531854185518561857.......

2.7313.1853.2053.6254.2625.3926.8617.5489.963

12.28713.26020.67634.55334.23432.98633.84630.89727.88028.548

.....

.....38.54641.44445.22851.231

.....

9811.1641.4183.2553.3464.3114.7355.0767.0278.8458.164

11.00417.05220.93016.70216.82617.45619.99519.816

.....

.....19.84220.55220.91623.365

.....

340477729980

1.2111.3961.4321.6021.865

.....

.....

.....5.6958.260

11.29716.97415.95919.75721.535

.....

.....22.89426.15026.82129.277

.....

266455743

1.1481.6022.1392.4462.3163.347

.....

.....

.....7.795

10.21811.73713.58515.56220.16420.412

.....

.....17.80220.34619.84121.342

.....

412687954880

1.1191.2461.2383.0433.669

.....

.....

.....6.0914.6909.413

13.19611.14914.40720.967

.....

.....18.13719.37520.64126.422

.....

44190233189241244212373422...............488385611613641

1.3661.522

.....

.....1.6951.6711.4611.558

.....

3.4834.3494.8885.4856.5928.0349.526

12.19315.597

.....28.16337.70146.33947.27453.69654.00658.00562.04466.050

.....77.55879.57786.96992.738

106.930.....

1.2911.8092.3944.5925.1896.6947.3937.765

10.796...............

25.33531.52829.05031.02433.65941.52541.750

.....36.61539.33942.56941.23746.245

.....

7.8129.750

11.22114.56116.77020.07825.00027.86537.374

.....59.18675.42096.119

109.400103.863115.101112.607125.963131.283

.....136.194151.172163.950159.282180.472

.....

Tableau II. DYNAMIQUE DÉMOGRAPHIQUE DES GROUPES FRANÇAIS ET ESPAGNOL EN ALGÉRIE (1833-1931)

ANNÉE ALGER ORAN CONSTANTINE TOTAL des trois départementsFrançais Espagnols Français Espagnols Français Espagnols Français Espagnols Total

Européens

MIGR

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metri

mestr

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2

ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS26

ANNÉE ALGER ORAN CONSTANTINE TOTAL des trois départementsFrançais Espagnols Français Espagnols Français Espagnols Français Espagnols Total

Européens

1861.......1866.......1872.......1876.......1882.......1886.......1891.......1896.......19011906191119261931

49.731.....

51.840.....

55.831.....

82.973.....

98.807.....

.....

.....

.....152.568

.....

.....

.....

.....

23.105.....

27.205.....

30.605.....

34.660.....

42.043.....

.....

.....

.....50.017

.....

.....36.29430.710

32.055.....

35.697.....

37.111.....

56.486.....

70.575.....

64.715.....

.....

.....131.343

.....

.....

.....

.....

24.835.....

28.455.....

37.658.....

55.877.....

68.383.....

93.262.....

.....

.....102.689

.....

.....96.86977.333

30.443.....

34.582.....

36.659.....

59.333.....

64.555.....

.....

.....

.....90.346

.....

.....

.....

.....

2.081.....

2.850.....

3.103.....

3.501.....

3.894.....

.....

.....

.....2.559

.....

.....1.3631.595

112.229.....

122.119.....

129.601.....

156.365.....

195.418.....

219.071.....

267.672.....

318.137.....

364.257449.420492.660657.641733.242

48.145.....

58.510.....

71.366.....

92.510.....

114.320.....

144.530.....

151.859.....

157.560.....

155.265117.475135.150135.032109.821

220.843.....

251.942.....

279.691.....

344.749.....

412.435.....

487.715.....

548.300.....

595.929.....

667.242710.902781.293870.370920.788

Sources : J. RUBIO, Emigración española a Francia, Barcelona, Ariel, 1974 ; J.B. VILAR, Los españoles en la Argelia francesa (1830-1914), Madrid,

C.S.I.C. 1989 ; J.B. VILAR y Mª.J. VILAR, La emigración española al norte de África, 1830-1999, Madrid, Arco-Libros, 1999.

Tableau II. DYNAMIQUE DÉMOGRAPHIQUE DES GROUPES FRANÇAIS ET ESPAGNOL EN ALGÉRIE (1833-1931)

TA

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27

IMM

IGR

AT

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ET

PR

ÉS

EN

CE

...

EN

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DU

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RDTableau III. ÉMIGRATION ESPAGNOLE (1991-1999)

1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999VERS L’EUROPE 33.608 14.478 7.384 6.232 7.813 7.837 8.440 5.614 6.286

Permanente 333 57 - 24 11 10 7 3 1Temporaire 8.035 4.014 2.297 1.850 1.784 1.209 803 657 644Saisonnière 25.240 10.407 5.087 4.358 6.018 6.618 7.630 4.954 5.641

VERS D’AUTRES CONTINENTS AFRIQUE 781 297 173 59 122 93 49 11 18

AMÉRIQUE 572 1.581 875 263 194 131 207 163 143ASIE 39 71 64 26 25 55 70 130 43

OCEANIE 1 11 26 2 - - - 6 3

MARINS 4.671 3.975 4.418 5.528 6.273 6.353 7.530 8.021 8.655TOTAL..... 39.672 20.413 12.940 12.110 14.427 14.469 16.296 13.945 15.148

Source : Estadística de Emigración Asistida. Ministère du Travail et des Affaires Sociales, Madrid, 1998; Anuario de Migraciones, 2000, Minis-

tère du Travail et des Affaires Sociales, Madrid, 2001.

MIGR

ANCE

21,d

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mestr

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2

ESPAGNE, PAYS DE MIGRATIONS28

Entre 1880 et 1975, deux millions d’habitantsont quitté l’Espagne pour émigrer de l’autre côtéde l’Atlantique. Une telle saignée démographiquedoit être expliquée et caractérisée : il est néces-saire de comprendre quelles ont été les causes decet exode, comment cette émigration a évolué aucours d’une si longue période, quelles sont lesorigines régionales des émigrants, leurs carac-téristiques démographiques et leurs destinationsprincipales en Amérique latine.

Selon les chiffres fournis par les organismesofficiels espagnols chargés du contrôle de l’émi-gration, deux étapes peuvent être distinguées : lapremière, entre 1880 et 1930, et la deuxième, entrela Seconde Guerre mondiale et le milieu des annéessoixante. Entre les deux, une période de quinzeans, durant laquelle l’émigration espagnole connaîtune brusque interruption et change de nature :d’économique, elle devient politique.

L’émigration de masse :1880-1930

L’ESPAGNE COMME PAYSD’ÉMIGRATION

Pendant cette première étape, le principaldéterminant de l’émigration des Espagnols àl’étranger est l’énorme déséquilibre entre la for-te croissance démographique de l’Espagne et unestructure économique incapable d’absorber l’excé-dent démographique.

La transition démographique ayant permis dedémultiplier le taux naturel de croissance, la popu-lation recensée en Espagne a augmenté de 5 mil-lions d’habitants entre 1900 et 1930, croissance qui,sans l’émigration à l’étranger, aurait été encore plusimportante. Cette augmentation est, en seulement30 ans, deux fois supérieure à celle de toute ladeuxième moitié du XXe siècle, alors qu’elle s’ins-crit dans le cadre d’une structure économique àpeine modernisée, à bien des égards similaire àcelle de l’Ancien Régime. Ainsi, en 1900, presquela moitié du PIB national et 70% de la population

L’ÉMIGRATION ESPAGNOLE EN AMÉRIQUE LATINE (1880-1975)

active dépendaient du secteur primaire. Il est évi-dent que dans les premières décennies de ce siècle,le pays a connu une modernisation économique quia amoindri le poids du secteur primaire dans le PIB(35% seulement en 1930) ; cependant, la propor-tion de la population active employée dans ce sec-teur (47%) a largement empêché que le processusd’industrialisation et d’urbanisation espagnol nes’apparente à celui de pays plus avancés d’Europeoccidentale. Pire, si l’on analyse la situation auniveau régional, force est de constater qu’en 1900,le secteur primaire représentait la moitié ou plusdu PIB dans treize régions espagnoles. En 1930, lesecteur primaire se maintient à ce niveau dans huitrégions, et reste majoritaire dans onze.

Cette importante dépendance de l’économieagraire souligne que, si l’on veut comprendre lesraisons de l’émigration, on ne peut manquer d’évo-quer une série de facteurs qui incitent, à l’époque,à quitter le milieu rural. Ces facteurs ont freiné lamodernisation des campagnes et ont contribué,indépendamment ou en chaîne, à créer un fort exo-de démographique.

a) Les formes d’héritage de la terre. Le sys-tème de majorat et la division de la propriété entretous les enfants a provoqué l’émigration d’une par-tie de la population : dans le premier cas, l’émi-gration des enfants qui n’héritaient pas, et dans ledeuxième, celle de presque tous les héritiers quandl’exploitation familiale, à la suite de subdivisionssuccessives, finissait par ne plus être viable éco-nomiquement.

b) Les régimes d’exploitation et la taille desexploitations agricoles. Les plus défavorisés encas de perte de la récolte ou de destruction des cul-tures, étaient les exploitations de petite taille cul-tivées directement par le propriétaire ou en régimesde fermage ou de métayage ; les premières parceque l’agriculteur était ruiné, les deuxièmes parceque l’agriculteur ne pouvait pas assurer le paie-ment de la part qui revenait au propriétaire dans

le cas d’une location, et devait, par conséquent,abandonner les terres qu’il avait travaillées jusque-là. De plus, dans certaines zones du pays, l’existenced’un système d’exploitation en petites propriétésétait peu propice à l’emploi d’une abondante main-d’œuvre pendant toute l’année. Dans d’autres, lesystème de grandes propriétés prédominant géné-rait un chômage agricole pendant de longuespériodes, en raison des cultures mêmes ; au débutdu siècle, en effet, à l’exception de la Cantabrie,la Catalogne et la région de Valence, plus des deuxtiers des superficies agricoles régionales étaientdestinées à la culture des céréales. Même les sys-tèmes de petites et grandes propriétés en généraln’ont pas effectué la modernisation nécessairequand le capitalisme a pénétré dans l’agriculture.Dans certains cas parce que les petits propriétairesmanquaient de ressources, et dans d’autres, parceque les propriétaires fonciers n’investissaient pasdans la mécanisation de leurs propriétés, puisqu’ilsdisposaient d’une main-d’œuvre journalière abon-dante et bon marché.

c) Le manque d’entités financières. Devantl’absence d’organismes de crédit, notammentagricoles, le petit ou moyen paysan devait suppor-ter, pour réaliser quelque amélioration et payer lalocation et/ou les impôts dans les périodes de mau-vaises récoltes, des prêts très défavorables concé-dés par des usuriers locaux qui s’enrichissaient auxdépens de ces petits propriétaires.

d) La pression fiscale. L’imposition rurale sefondait de façon excessive sur le produit agricolenet : les agriculteurs les plus défavorisés étaient,d’une part, les petits paysans qui produisaient tou-jours quelque chose même si cela leur suffisait àpeine pour subsister et, d’autre part, les journa-liers qui vivaient dans des zones de grandes pro-priétés foncières, les propriétaires sous-exploitantleurs terres et réduisant ainsi la capacité d’emploidans ces régions pour éviter de payer trop d’impôts.

Conjointement à l’importance du secteur pri-

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maire dans l’économie espagnole, la faible indus-trialisation du pays est un aspect notable. En effet,les zones industrielles se limitaient pratiquementaux régions de Barcelone, Madrid et Biscaye ou àdes localités très précises dans d’autres régions.Dans les deux cas, la demande de main-d’œuvre,tant pour l’industrie que pour la construction oules services qui nécessitaient préalablement unprocessus d’urbanisation, a été incapable d’absor-ber l’exode provenant des régions rurales.

En plus de ces causes à caractère économique,il faut en considérer trois autres, de nature socia-le, qui sont : la chaîne migratoire, l’action desagents recruteurs d’émigrants et la volonté d’échap-per au service militaire.

La chaîne migratoire trouve son origine dansles lettres des émigrants qui, depuis l’étranger, inci-taient d’autres personnes (familles, amis...) à lesrejoindre, en enjolivant souvent leurs conditionsde vie dans leur nouveau pays et en promettant defournir un logement, un travail, voire même le billet.Cette chaîne pouvait provenir également de l’effetpsychologique du retour de l’émigrant enrichi(appelé “indiano”) sur des habitants aux faiblesressources, tentés d’imiter cette destinée. Il estdifficile de quantifier le nombre d’Espagnols quiont émigré pour cette raison, mais on peut parcontre affirmer que la chaîne migratoire a eu plusde répercussions dans les zones d’émigration impor-tante (plus grand nombre d’habitants donc plusgrand nombre de “lettres d’appel”), ce qui expliquele dépeuplement de lieux précis ou l’émigrationd’habitants d’un même village ou d’une mêmerégion vers une destination identique.

L’action des agents recruteurs d’émigrants(appelés aussi “ganchos”), a également eu beau-coup d’effets. En effet, les informations et les condi-tions de vie et de travail qu’ils promettaient, biensouvent verbalement, ont convaincu quelques émi-grants potentiels au faible niveau d’instruction quine remettaient pas en question la véracité de ce

qu’on leur racontait. Comme ces agents percevaienten général une prime par émigrant, ils exagéraientsouvent les chances de trouver un emploi et la faci-lité de s’enrichir dans le pays récepteur, essayantpar-là d’augmenter, dans la mesure du possible, lenombre de leurs “victimes”. De plus, dans la plu-part des cas, les recruteurs fournissaient égale-ment à l’émigrant les papiers nécessaires à l’embar-quement, au voyage et même un contrat de travail,favorisant ainsi dans bien des cas, l’émigration clan-destine par un embarquement au long cours oudans des ports étrangers (Gibraltar, Bordeaux, Mar-seille, Lisbonne, etc.) ou par la falsification despapiers d’identité.

La troisième cause (échapper au service mili-taire), s’explique par les difficultés rencontréespour se faire exempter du service, la longue pério-de d’incorporation sous les drapeaux, et le dangerde ne pas revenir ou de revenir handicapé desguerres coloniales (Maroc et Cuba). Ce désir defuir les obligations militaires de la part de certainsjeunes gens et, comme nous le verrons plus loin,les restrictions légales à leur émigration, expli-quent que ce fut particulièrement ce groupe qui agrossi les rangs de l’émigration clandestine et quia été le plus enclin à tomber dans les réseaux desrecruteurs ou des agences qui fournissaient les fauxpapiers et le billet nécessaire pour quitter le pays.C’est pour les mêmes raisons que certaines famillesont avancé l’âge de départ de leurs fils : la propor-tion de garçons dans l’ensemble de l’émigration aété, par conséquent, plus élevée que la normaledans un courant de type individuel comme celuiqui nous intéresse.

Nous ne pouvons pas ne pas mentionner ici deuxautres facteurs qui sont également déterminantspour expliquer l’émigration significative des Espa-gnols à l’étranger pendant cette période : d’un côtéune législation permissive avec l’émigration et, del’autre, les progrès dans les transports maritimesde passagers.

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INEDepuis la promulgation en 1853 de la premiè-

re loi de régulation de l’émigration, la législationespagnole se caractérise par sa permissivité : ellene limite que les départs des jeunes en âge de fai-re leur service militaire, des accusés et descondamnés par la justice, des femmes sans per-mis paternel ou conjugal et des personnes n’ayantpas les papiers adéquats pour quitter le pays. Laraison en est simple : le gouvernement espagnolavait peur que l’émigration ne provoque un défi-cit dans les troupes, qu’elle permette d’échapperà l’action de la justice ou qu’elle ne favorise latraite des blanches. Une législation aussi per-missive s’explique par l’intérêt du gouvernementespagnol à éliminer les causes de mécontente-ment social et à obtenir des bénéfices aussi bienéconomiques (croissance des exportations et injec-tion de capitaux provenant de l’étranger, les envoisde fonds) que politiques (augmentation del’influence de l’Espagne en Amérique latine à tra-vers les émigrants).

Quant aux progrès des transports maritimes,qui ont un rôle dans la (re)configuration des fluxmigratoires, il faut signaler : a) l’augmentationde la rapidité et de la capacité des navires trans-atlantiques de voyageurs ; b) les prix tout à faitaccessibles de certains billets ; c) l’abondance decompagnies de navigation et de ports d’embar-quement ; d) un calendrier régulier de départs toutau long de l’année. C’est dire qu’il était relative-ment facile de partir et, qu’en plus, un navire pou-vait transporter à chaque voyage plus de passagerset faire plus de voyages chaque année. Cependant,et bien que les prix des billets aient à peine aug-menté, si l’on considère la faible capacité d’épargnede l’agriculteur espagnol, on peut en déduire quela plus grande partie des émigrants était compo-sée de trois groupes. Tout d’abord, les petits agri-culteurs qui étaient obligés d’hypothéquer ou devendre leurs terres pour payer leur billet ; ensui-te, les journaliers auxquels les autorités du paysrécepteur payaient une partie ou la totalité du billetaller ; enfin, les émigrants saisonniers qui, grâce à

l’articulation des marchés du travail espagnol etlatino-américains, et à ce qu’ils gagnaient d’un côtéet de l’autre de l’Atlantique, pouvaient financerleurs allers et retours et conserver en plus quelqueséconomies.

En revanche, malgré l’importance de l’exodeespagnol, toutes les régions n’ont pas contribuéau courant migratoire dans les mêmes propor-tions. Bien au contraire, la répartition géogra-phique a été hautement inégale puisque selon leschiffres officiels, ce n’est que de sept régions (Gali-ce, Andalousie, Catalogne, région de Valence, Astu-ries, Canaries et Castille-Léon) qu’est partiel’immense majorité de l’émigration et, entre cesrégions, la Galice et l’Andalousie ont fourni la moi-tié des flux.

L’AMÉRIQUE LATINE COMME DESTINATION

Des 3,5 millions de départs enregistrés dans lesports d’embarquement espagnols pendant cettepériode, le gros de l’émigration s’est dirigé vers deuxpays, l’Argentine (46 %) et Cuba (39 %), tandis quele reste s’est réparti entre le Brésil, l’Uruguay et,dans une moindre mesure, les autres républiqueslatino-américaines.

En général, la demande latino-américained’immigrants espagnols visait à obtenir l’apportdémographique nécessaire pour peupler et moder-niser économiquement les pays de cette zone. Laplupart de ces pays ont donc adopté plusieursmesures législatives afin d’encourager l’immigra-tion, et certains États ont recouru à l’installationde Bureaux d’Immigration en Espagne, à la publi-cation de guides ou de feuillets vantant les avan-tages que l’immigrant rencontrerait dans son nou-veau foyer, et à l’envoi d’agents de recrutement.Les résultats de toutes ces mesures ont plus dépen-du des possibilités de réussite de l’émigrant dansle pays de destination que des conditions clima-tiques et/ou sanitaires existantes. De plus, danstous les cas, les oligarchies dirigeantes ont dû

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accepter l’arrivée d’une immigration espagnole,portugaise et italienne nombreuse, alors qu’ilsavaient exprimé leur prédilection pour des immi-grants provenant d’Europe occidentale et sep-tentrionale : l’Europe méridionale était la seulezone capable de générer une abondante main-d’œuvre bon marché et disposée à émigrer enAmérique latine.

L’utilisation de l’excédent démographique espa-gnol par les États latino-américains, selon leursbesoins précis, a donné lieu à trois types temporelsde courants migratoires. Le premier est un courantde type permanent, composé de colons agricolesdésirant mettre en culture les terres vierges ouexploiter celles déjà occupées, et d’ouvriers pourréaliser le processus d’industrialisation et pourcompenser le manque de main-d’œuvre dans lessecteurs qui allaient connaître un décollage, suitede la croissance démographique issue de l’immi-gration massive (construction, commerces, trans-port, services financiers et à caractère privé, etc.)

La deuxième est un courant de type temporaire,composé d’émigrants qui se destinaient uniquementà la réalisation des infrastructures nécessaires àl’augmentation des exportations et qui s’en allaientune fois celles-ci achevées, comme cela a été le caspour le canal de Panama, les lignes ferroviaires etles réseaux de circulation d’Argentine, du Brésil,de la Colombie, de Cuba, ou de l’Uruguay, et l’agran-dissement des principaux ports d’Amérique latine(Buenos Aires, Monte-video, La Havane, Santos ouRio de Janeiro).

Le troisième est un courant de type saisonnier,lié à l’agriculture d’exportation de certains paysd’Amérique latine qui ne nécessitait une abondanteforce de travail journalier que durant les mois derécoltes, comme à Cuba pour la récolte de la can-ne à sucre ou en Argentine pour la moisson descéréales. Ce type d’émigration était facilité par lesdates de germination différentes d’une zone àl’autre, et donc par une articulation des marchés

latino-américain et espagnol, de telle sorte qu’unefois terminées les récoltes en Amérique latine,l’émigrant rentrait en Espagne pour exécuter destravaux agricoles similaires, initiant ensuite unnouveau cycle migratoire une fois les récoltes espa-gnoles terminées. Tant l’émigration saisonnièreque l’émigration temporaire aboutissaient souventà une émigration permanente, certains Espagnolss’installant définitivement dans les pays récepteurs.

Conformément à la demande transocéanique,l’émigration espagnole à l’étranger s’est caracté-risée durant cette étape par la prédominance d’émi-grants adultes (plus des trois quarts des émigrantsont plus de 14 ans), de sexe masculin (la sex ratiodépassait toujours l’indice 200), actifs (plus de 60%des émigrants déclaraient une profession à l’embar-quement), et d’origine rurale (plus des deux tiersdes émigrants actifs se déclaraient agriculteurs oujournaliers).

L’évolution suivie par la population espagnolerecensée en Amérique peut également servir d’indi-cateur des destinations prioritaires de cette émi-gration et de la durée du séjour. On peut ainsiconstater que de 170 000 Espagnols résidant del’autre côté de l’Atlantique, on passe à un demi mil-lion jusqu’en 1900, et à un million et demi jusqu’en1920. Les destinations préférées des émigrantsespagnols sont à l’époque l’Argentine et Cuba, sui-vies du Brésil et, dans une moindre mesure, del’Uruguay, du Mexique et du Chili.

L’affermissement de l’Argentine comme un desprincipaux fournisseurs mondiaux de céréales dansles dernières décennies du XIXe siècle a impliquéune forte extension des superficies cultivées et lamodernisation de l’économie nationale. Ces déve-loppements, encouragés par les investissementsétrangers, exigeaient une abondante force de tra-vail pour réaliser le défrichement et l’exploitationdes nouvelles terres, ramasser les récoltes, construi-re les nouveaux embranchements ferroviaires etles infrastructures urbaines, et pour répondre aux

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des services naissants. C’est de là qu’est venu lefort intérêt des autorités argentines à stimulerl’immigration, spécialement lorsqu’elle a eu à fai-re face à l’énorme besoin de force de travail géné-ré par l’expansion économique du début du XXe

siècle, principalement fondée sur quatre piliers :1º) la croissance de la superficie agricole cultivée,conséquence de l’augmentation en valeur des expor-tations, surtout les céréales ; 2º) la croissance del’industrie liée à la demande interne d’articles deconsommation peu sophistiqués ou à la proximitédu marché et des matières premières ; 3°) l’essorde la construction du fait de la demande de loge-ment issue de la croissance démographique et lanécessité d’améliorer les infrastructures urbaines ;et 4°) l’augmentation et la diversification du sec-teur des services, dont le commerce, selon la crois-sance de la population du pays et des besoins quien découlent.

Le besoin de force de travail immigrée se faitdonc sentir de façon impérieuse, prenant diffé-rentes formes dans les campagnes et dans les villes.En milieu rural, les besoins étaient essentiellementorientés vers le recrutement de fermiers d’une part,et de journaliers pour la récolte des céréales,d’autre part. Dans le premier cas, parce que lespropriétaires fonciers argentins avaient besoin delouer leurs terres afin d’augmenter leur producti-vité et leur valeur ; dans le deuxième cas, parceque l’extension de la superficie cultivée, le manquede mécanisation, et la nécessité d’approvisionnerles marchés internationaux avant l’Amérique duNord, obligeaient les propriétaires à offrir dessalaires journaliers susceptibles d’attirer périodi-quement des manœuvres européens.

En milieu urbain, cette force de travail étaitégalement nécessaire, pour compenser le manqued’autochtones et maintenir les indices de crois-sance. C’est ainsi que les transports, la construc-tion et surtout le commerce et l’industrialisationcroissante ont accaparé une grande partie de

l’immigration. De plus, si l’Argentine dépendait del’immigration pour consolider son modèle écono-mique, elle en avait aussi besoin pour diminuer lepouvoir du mouvement ouvrier qui, prenait depuis1900 de plus en plus d’ampleur, par l’arrivée d’unemain-d’œuvre étrangère docile et adaptable auxbesoins du marché du travail.

C’est en Argentine que se trouve la colonieespagnole la plus importante numériquement : en1914, un peu plus de 840 000 Espagnols résidentdans ce pays. La colonie espagnole est alors la pre-mière colonie étrangère en Argentine après l’ita-lienne. Elle concerne un habitant sur dix et untiers des étrangers. Ce sont les possibilitésd’emploi, plus nombreuses, dans l’industrie etdans les services, et la présence de servicessociaux essentiels comme le logement, la santépublique et l’éducation qui ont déterminé l’ins-tallation de la grande majorité des émigrants espa-gnols dans les villes du littoral septentrional etparticulièrement à Buenos Aires. De facto, plusdes deux tiers de la colonie espagnole résidant enArgentine se trouvent à l’époque dans la capita-le fédérale et dans sa province.

Dans le cas de Cuba, l’immigration espagno-le est favorisée même avant l’indépendance, lespropriétaires fonciers devant impérativement ren-tabiliser leurs terres. L’ouverture du processusd’abolition de l’esclavage, décrété en novembre1879, et la nécessité de réduire les coûts de pro-duction et d’augmenter les bénéfices, ont amenéles propriétaires des grandes haciendas à préférerla main-d’œuvre libre aux esclaves affranchis, pourdes raisons économiques. En principe, tout laisseà penser que la main-d’œuvre libre venant del’étranger serait revenue plus chère aux proprié-taires que les esclaves affranchis, mais en réalité,le recours à l’immigration des travailleurs d’Espagneet des Canaries par la classe dirigeante lui a per-mis, sous prétexte d’un (faux) manque de force detravail dans l’île, de geler les salaires des affran-chis et des nouveaux venus. C’est dans les planta-

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tions de sucre que l’emploi de main-d’œuvre étran-gère a été le plus nécessaire lors de l’abolition del’esclavage, car c’est là que travaillait la majoritéde la population esclave de l’île.

Après l’indépendance, la demande cubaine demain-d’œuvre extérieure a augmenté du fait de laconjonction de plusieurs évolutions : premièrement,Cuba entame le siècle avec d’importantes pertesdémographiques, conséquences de la guerred’indépendance ; deuxièmement, la politique deconcentration menée par le général Weyler pen-dant la guerre a abouti au refus d’une partie dela population rurale regroupée de retourner à lacampagne, laissant celle-ci dépourvue d’une par-tie de la force de travail nécessaire à la recons-truction des plantations détruites durant leconflit ; troisièmement, des travaux de construc-tion de lignes ferroviaires sont menés afin de relierles zones occidentale et orientale de l’île. Enfin,l’expansion sucrière commence dans des zonespratiquement désertes, dans les provinces deCamagüey et Oriente.

Néanmoins, si toutes ces raisons sont impor-tantes, elles n’excluent pas pour autant les effetsmajeurs de la législation cubaine qui, en interdisantl’immigration des non-blancs et l’immigration sub-ventionnée ou employée depuis l’étranger, favori-se clairement l’immigration espagnole : en plus deréduire la concurrence possible d’immigrantsd’autres nationalités, elle permet aux Espagnolsd’entrer librement à Cuba.

Si pendant les deux premières décennies du XXe

siècle l’immigration espagnole, surtout celle detype saisonnier, a été très importante, à partir de1920, la crise économique généralisée, qui touchele pays du fait de la baisse du prix du sucre sur lesmarchés internationaux, a entraîné une chute irré-versible du nombre d’immigrants espagnols.

En 1919, la colonie espagnole recensée à Cubareprésentait à peu près 250 000 personnes, ce qui

la plaçait au premier rang des colonies étrangères,de telle sorte qu’1% des habitants de l’île et 70%des résidents étrangers étaient espagnols. La répar-tition de la colonie espagnole dans le pays est corol-laire au processus d’expansion économique lié à lacanne à sucre : quatre Espagnols sur dix sont ins-tallés dans la florissante province de La Havane etla même proportion se répartit entre les provincessucrières des villes d’Oriente et de Camagüey. Alorsque l’Argentine et Cuba accueillent le mêmenombre d’immigrants, la seule différence qui exis-te entre leurs communautés espagnoles respectivesréside dans le fait que, dans le cas de Cuba, le cou-rant saisonnier est bien plus important.

Au Brésil, c’est l’État de Sao Paulo qui a atti-ré la majorité de l’immigration. Déjà au milieudes années 1880, la nécessité d’étendre la super-ficie cultivée de champs de café et de remplacer lesesclaves quand le système de production esclava-giste est entré en crise, a accru le besoin de forcede travail immigrée dans la région de Sao Paulo. Lesfazendeiros (grands propriétaires terriens de cul-tures extensives du café) ont appliqué une dis-crimination au niveau de la demande de main-d’œuvre, car, malgré une offre interne plus oumoins importante, ils ont préféré recourir à lamain-d’œuvre européenne. Nous pouvons pensonsque, comme dans le cas de Cuba, les fazeideiroset l’oligarchie brésilienne ont privilégié l’immi-gration blanche, convaincus que celle-ci étaitessentielle à “l’amélioration de la race”, qu’elleavait une capacité de travail bien supérieure à lamain-d’œuvre noire et surtout qu’elle permettaitde maintenir à la baisse les salaires agricoles. Ain-si, l’émigration espagnole au Brésil pendant lesvingt premières années du XXe siècle a été forte-ment liée à la demande de la région de Sao Pau-lo et à l’immigration subventionnée. De plus, ilne faut pas oublier que la force de travail espa-gnole s’est substituée à l’immigration italiennequi se tarit exactement à cette époque, à causedes mauvaises conditions de vie imposées par lesfazendeiros.

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En 1920, les Espagnols recensés au Brésilétaient plus de 200 000, ce qui place cette colonieen troisième position, après l’italienne et la por-tugaise. Pourtant, bien qu’un peu plus d’un étran-ger sur 100 soit espagnol, l’imposante ampleurnumérique de la population du pays, empêche cesimmigrants de représenter au Brésil un poids aus-si important qu’à Cuba ou en Argentine : seulement0,7% des habitants sont espagnols. Même si desEspagnols sont recensés dans presque tous les Étatsbrésiliens, ils se concentrent pour les trois quartsdans l’État de Sao Paulo. Cela est dû au fait que,comme nous l’avons vu précédemment, Sao Pauloa été le seul État à pouvoir réellement financer,recevoir et maintenir une immigration massived’Espagnols.

L’Uruguay, avec presque 55 000 Espagnols recen-sés en 1908, est le quatrième pays d’accueil de l’émi-gration espagnole. Les Espagnols représentent alorsla deuxième colonie étrangère du pays, après lesItaliens, un tiers des étrangers et 5% de la popula-tion totale. Tout comme dans les cas vus précé-demment, la colonie espagnole a tendance à seconcentrer, à Montevideo en l’occurrence, où viventles deux tiers de cette colonie. À l’image de Bue-nos Aires, la capitale offrait de bonnes possibilitésd’emplois urbains et, par voie de fait, d’ascensionsociale.

Au Mexique, les Espagnols recensés en 1921étaient 26 000, représentant ainsi la première colo-nie étrangère du pays, un quart des étrangers etdeux habitants sur 1 000. La communauté espa-gnole se concentre durant cette période dans leDistrict Fédéral, où se trouve plus de la moitié desEspagnols, pour des raisons similaires à BuenosAires, la Havane et Montevideo.

Lors du recensement de 1920, la colonie espa-gnole du Chili atteignait également les 27 000.Première colonie européenne, elle concerne unétranger sur cinq et sept habitants sur 1 000. Com-me dans les autres cas, et pour des raisons iden-

tiques, les Espagnols s’installent de préférencedans la région métropolitaine : de fait, c’est à San-tiago du Chili et dans ses alentours que réside lamoitié de la colonie espagnole du pays.

TARISSEMENT DES MIGRATIONSÉCONOMIQUES ET EXIL POLITIQUE (1931-1945)

Pendant cette période, l’émigration espagnoleà caractère économique vers l’Amérique latine aconnu une brusque interruption, pour deux raisonsprincipales : le durcissement de la politique d’immi-gration en Amérique et les changements survenusdans la situation politique espagnole.

En Espagne, trois périodes peuvent être dis-tinguées durant cette étape. Dans la première, quicorrespond au quinquennat républicain, 1931-1935,l’émigration espagnole garde les caractéristiquesde la période antérieure au crack boursier de 1929,bien que dans une mesure tout à fait moindre : laforte crise économique a réduit la capacité d’attrac-tion américaine. Durant la deuxième période, soitles années de la guerre civile, 1936-1939, l’émi-gration est quasiment nulle et se limite à quelquesconvois de réfugiés, principalement des enfants.Pendant la troisième période, 1940-1945, soit lespremières années du régime dictatorial du géné-ral Franco, les difficultés imposées à l’émigrationvont maintenir un flux migratoire à la baisse, d’unepart, et l’exil de milliers de républicains, depuis laFrance essentiellement, va transformer un courantmigratoire typiquement économique en un autrestrictement politique, d’autre part.

En outre, on ne peut occulter le fait que laDeuxième Guerre mondiale a également rendu dif-ficiles les déplacements de l’autre côté de l’Atlan-tique, une bonne partie des bateaux des pays bel-

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ligérants qui étaient auparavant destinés au trans-port de passagers servant désormais à l’envoi detroupes. Parallèlement, l’extension de la guerresous-marine aux deux hémisphères a rendu les tra-versées maritimes dangereuses, même si celles-ciavaient comme points de départ et d’arrivée despays non-belligérants.

Quant à l’Amérique latine, l’accroissement duchômage ouvrier ajouté au ralentissement de la crois-sance économique après le crack boursier de 1929a imposé une restriction légale de l’entrée d’immi-grants étrangers, variables selon les différents inté-rêts nationaux. Dans cette atmosphère générale deméfiance, l’exil espagnol en Amérique s’est heurtéà deux difficultés majeures. La première provientdirectement des réticences des pays traditionnelsde destination traditionnels de l’émigration espa-gnole –comme l’Argentine, Cuba, le Brésil ou l’Uru-guay–, à accepter l’arrivée de réfugiés, en prenantcomme alibi les problèmes d’emploi que celle-ci pou-vait générer, alors qu’il s’agissait en réalité de lapeur que ces immigrants, considérés comme “dan-gereux” politiquement, n’altèrent la “paix sociale”ambiante. La deuxième difficulté découle directe-ment de la limitation des fonds destinés aux orga-nismes d’aide aux réfugiés créés en France par leGouvernement républicain en exil (le SERE et laJARE), le transfert et l’installation de ces réfugiésen Amérique latine s’effectuant presque exclusive-ment grâce à ce mode de financement. Ainsi, unefois ceux-ci épuisés, il n’y eut quasiment plus d’émi-gration politique, au moment même où les troupesnazies envahissent la France et persécutent les réfu-giés restés dans ce pays. Les réfugiés espagnols quiont pu se rendre de l’autre côté de l’Atlantique entre1936 et 1945, estimés à environ 24 000, ont eu à choi-sir entre des pays aux gouvernements proches de lacause républicaine, entre autres le Chili et leMexique, qui ont accueilli la majorité d’entre eux,et des pays ayant un intérêt certain à recevoir desexilés espagnols, comme la République dominicai-ne et l’Équateur.

Déjà, bien avant la guerre, les relations entrele gouvernement républicain espagnol et le gou-vernement mexicain étaient bonnes : c’est pour-quoi le président mexicain Lázaro Cárdenas a offertson pays comme refuge aux républicains espagnolssi la lutte armée s’avérait être défavorable à leurcamp. Au total, leur nombre au Mexique a été de21 750 : c’est donc le pays d’Amérique latine qui aaccueilli le plus important contingent d’émigrationespagnole forcée.

Il en a été de même au Chili, où la connivencepolitique avec la République espagnole a amené legouvernement à accepter d’accueillir des réfugiésaprès la déroute finale de 1939, bien que sous cer-taines conditions restrictives et sélectives. Au total,les réfugiés admis n’ont pas dépassé les 3 000,nombre égal à celui des contingents accueillis res-pectivement en République dominicaine et enÉquateur.

La chute de l’émigration espagnole à partir de1930, tout comme la mortalité due au vieillisse-ment des Espagnols arrivés pendant la deuxièmemoitié du XIXe siècle, a eu pour conséquence direc-te la baisse de la population espagnole installée enAmérique latine : en 1950, on recense 1 125 000Espagnols dans ce continent, soit 300 000 de moinsqu’en à 1920. Parmi les pays à la plus forte pré-sence espagnole, l’Argentine, Cuba et le Brésil ontconnu la plus grande perte : l’Argentine compteenviron 750 000 Espagnols en 1947, Cuba 75 000 en1953, et le Brésil 132 000 en 1950. Seuls le Mexiqueet le Chili ont respectivement connu une augmen-tation et une stagnation de leur nombre de rési-dents espagnols, grâce à l’arrivée et l’installationde réfugiés républicains.

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INEL’ÉMIGRATION ESPAGNOLE

APRÈS LA DEUXIÈMEGUERRE MONDIALE (1946-1975)De même que dans l’étape antérieure à 1930,

le déséquilibre entre une population qui augmen-te trop rapidement et une structure économique àpeine modernisée a été à nouveau le principal motifqui a poussé les Espagnols à émigrer et à essayerde trouver à l’étranger ce que leur propre pays nepouvait leur offrir.

Malgré les effets négatifs de la guerre civile(augmentation du nombre de morts et d’exilés), lapopulation espagnole a continué à croître à un ryth-me très soutenu, corollaire au processus de tran-sition démographique. En 1950, il y avait enEspagne quatre millions d’habitants de plus qu’en1930, entre 1950-1960, deux millions et demi d’habi-tants supplémentaires et en 1970, la populationespagnole atteignait les 33,5 millions. Ainsi enquatre décennies, l’Espagne a vu sa population aug-menter de dix millions, sans compter que l’émi-gration a représenté à cette époque une perte esti-mée à plus d’un million et demi de personnes.

Pour bien rendre compte du manque de moder-nisation de l’économie espagnole il suffit de consi-dérer qu’en 1960, 46% du PIB national dépendencore du secteur primaire et 42% de la popula-tion active travaille dans ce secteur. La place dusecteur primaire est également significative auniveau régional : il représente, dans neuf régions,un tiers du PIB et, dans la majorité des régionsespagnoles, le principal secteur d’occupation. Oncomprend alors que ce soit la campagne qui restele principal foyer d’émigration. Aux facteurs quiauparavant faisaient fuir le monde rural, il fautalors ajouter d’autres éléments qui favorisent l’exo-de : le processus de mécanisation agricole, l’attraitdes salaires plus élevés de l’industrie et l’échec dela politique de colonisation entreprise par l’Etat.De plus, les régions industrialisées aux capacités

suffisantes pour absorber la force de travail excé-dentaire de la campagne sont restées quasimentles mêmes qu’au début du siècle (la Catalogne, lePays basque et Madrid), et même quand la crois-sance de l’appareil industriel a permis d’accroîtrela capacité d’emploi, celle-ci n’a pas été suffisan-te pour absorber la totalité des transferts démo-graphiques venus du milieu rural.

Cette situation intérieure défavorable a amenéle régime franquiste à encourager promptementl’émigration extérieure, particulièrement à partirdu moment où celui-ci reconnaît officiellement quele pays souffre d’une forte pression démographiqueet que l’émigration ne représente aucun dangerquant à de possibles “infiltrations idéologiques”,mais qu’au contraire, elle permet de réduire lemécontentement social et, par conséquent, les mou-vements potentiels qui menaceraient la stabilitédu régime dictatorial. Une politique migratoire libé-rale est donc mise en place, favorisée par la conso-lidation du régime franquiste sur la scène inter-nationale. Cette politique s’est concrétisée par plu-sieurs mesures destinées à faciliter l’émigration.Entre ces différentes décisions, on peut distinguer :des facilités concédées pour obtenir un passeportet la libre-sortie de devises du pays à partir de 1948 ;la signature de plusieurs conventions bilatéralesavec des pays latino-américains et européens ; lacréation en 1956 de l’Institut Espagnol d’Émigra-tion, institution destinée à planifier, orienter etcontrôler l’émigration espagnole ; et enfin, l’adhé-sion cette même année au Comité Intergouverne-mental des Migrations Européennes (CIME), quiassure aux émigrants le transport, l’accueil, le loge-ment initial et l’installation dans les pays améri-cains membres de ce comité.

De plus, à partir de 1960, le gouvernement espa-gnol s’est vu obligé de favoriser encore plus l’émi-gration afin d’éviter les conséquences négatives duplan de stabilisation de 1959 et de l’accroissementde l’exode rural, et d’utiliser les envois de fondsdes émigrants pour contrebalancer le déficit de la

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balance commerciale. Le plan de stabilisation aprovoqué une augmentation du chômage et uneimportante diminution des ressources de la popu-lation ouvrière, les heures supplémentaires, lesprimes et le pluri-emploi étant interdits. Le fortexode est non seulement dû à l’attrait des salairesde l’industrie, bien plus élevés que les soldes agri-coles, et du mode de vie urbain, mais aussi à la sup-pression d’emplois ruraux du fait de la mécanisa-tion de l’agriculture. Enfin, les envois et transfertsde fonds des émigrants pouvaient représenter uneentrée massive de devises compensant les pertesgénérées dans la balance commerciale par lesimportations.

Au cours de cette étape, la chaîne migratoire ade nouveau joué un rôle important pour faciliter ledépart de certains Espagnols, spécialement dansles pays où une lettre d’appel d’un émigrant déjàinstallé était exigée pour pouvoir entrer commeimmigrant. L’exil politique pour fuir la répressiondu régime dictatorial a aussi été un des facteursd’émigration, même si la majorité de ce courant sedirige vers la France.

À partir de 1946, la demande latino-américai-ne de force de travail extérieur fait rapidementaugmenter les chiffres de l’émigration espagnolede l’autre côté de l’Atlantique. Au total, entre 1946et 1970, un peu plus d’un million d’Espagnols ontémigré dans cette région, mais avec une réparti-tion régionale très inégale, presque la moitié deces émigrants provenant de Galice (43%), les Cana-ries, deuxième région en volume, ne représentantqu’un septième de la totalité.

Dans les lieux de destination aussi les émigrantssont concentrés géographiquement : l’Argentine etle Venezuela sont devenus, dans une même pro-portion, les principaux pays récepteurs, absorbantà eux deux 60%, du fait de leur expansion écono-mique et de leur besoin croissant de travailleurs.Dans le cas argentin, la chaîne migratoire a éga-lement joué un rôle significatif : en 1946, plus de

700 000 Espagnols étaient recensés dans ce pays.

La prospérité économique argentine, principalmoteur de l’immigration étrangère, s’est fondéesur l’augmentation des exportations agricoles pen-dant les années quarante et le début des annéescinquante. Les devises obtenues ont permis au gou-vernement péroniste d’accentuer son contrôle del’économie, de nationaliser les services de base(trains, téléphone, gaz et transports urbains), etd’investir dans l’expansion de l’industrie légère. Lepays a ainsi réussi à atteindre le plein emploi, etl’exode rural a été absorbé par l’industrie en déve-loppement. Cette conjoncture a attiré des ouvrierspour l’industrie, des techniciens spécialisés pourdiriger les entreprises et réaliser les infrastruc-tures nécessaires, et des colons agricoles afin depeupler les zones les moins habitées du pays etcelles où l’exode rural rendait difficile le maintiende la production agricole.

Pourtant, la splendeur économique argentineallait bientôt connaître une crise grave. Trois causesexpliquent ce déclin, qui a provoqué un déficit dela balance des paiements, une dévaluation du pesoet une augmentation progressive du coût de la vieà partir de 1952 : 1) la chute des exportations des-tinées à la reconstruction de l’Europe, qui peut désor-mais se passer de l’Argentine comme fournisseur ;2) l’échec de la politique péroniste d’industrialisa-tion, fondée sur l’industrie légère, l’industrie lour-de dont elle dépend n’ayant pas été développée enmême temps ; 3) la diminution de la superficie cul-tivée à cause de la baisse des prix agricoles par legouvernement, qui détient le monopole des achats.

En plus de la détérioration de la situation éco-nomique, deux autres facteurs peuvent servir àcomprendre la baisse de l’émigration en Argenti-ne à partir de 1953 : a) la déviation du courant versle Venezuela qui intensifie à ce moment sa deman-de de main-d’œuvre immigrée et qui donne l’impres-sion à l’émigrant d’offrir d’excellentes perspectives,du moins meilleures qu’en Argentine ; b) la mise

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INEen marche du deuxième plan quinquennal péro-

niste (1953-1957), avec un intérêt certain pour lacolonisation agricole, élément indispensable pourpermettre d’une part d’accroître la production agri-cole d’élevage destinée à la population urbaine et,d’autre part, d’étendre la base de consommationde produits manufacturés, ce qui nécessite uneaugmentation du contrôle et de l’orientation descontingents d’immigrants, en restreignant au maxi-mum l’immigration vers Buenos Aires et en l’orien-tant vers le milieu rural ou vers les villes de Rosarioet Bahía Blanca.

Au Venezuela, la croissance économique rapi-de due à l’augmentation de la production de pétro-le (accroissement de la demande extérieure) anécessité le recours à l’immigration. Cela n’a passeulement permis d’augmenter les ressources fis-cales aux mains de l’Etat, mais égalementd’accroître les investissements dans l’industriepétrolière et dans la construction de nouvelles raf-fineries (le traitement du pétrole brut s’effectuantdirectement dans le pays), tout en stimulantl’expansion de l’industrie et d’activités parallèles,comme les industries légères dont la productionétait destinée au marché intérieur ou de laconstruction.

Toutefois, à la fin des années cinquante, la dété-rioration de la situation économique du pays et lacroissance du chômage ont obligé le gouvernementvénézuélien à fermer temporairement ses portes àl’immigration, sauf pour les familles proches desimmigrants déjà établis. Ces restrictions expliquentle déclin de l’émigration espagnole à partir de cet-te époque.

Le Brésil et l’Uruguay sont les deuxièmes des-tinations, ce qui s’explique autant par la chaînemigratoire que par l’attrait de ces pays pour l’émi-grant espagnol : leurs économies sont florissantesdepuis la Deuxième Guerre mondiale. La perted’importance de pays comme Cuba, le Mexique oule Chili en tant que pays de destination du courant

migratoire espagnol a été provoquée par la pré-sence d’une force de travail local suffisante pourrépondre à la demande, par une croissance éco-nomique plus faible, ainsi que par de moindreschances de succès pour l’émigrant.

Ces modifications ont amené une nouvelle crois-sance du nombre d’Espagnols présents en Amé-rique latine, de telle sorte que jusqu’en 1960, ilsétaient approximativement 1 270 000. En Argenti-ne, l’importante émigration espagnole n’a pas suf-fi à compenser la mortalité due au vieillissementdes Espagnols arrivés avant 1914 : en 1960, on enrecense 35 000 de moins qu’en 1947.

Au Venezuela au contraire, le très fort affluxd’immigrés pendant les années cinquante a faitquadrupler la population espagnole en l’espace deonze ans (1950-1961). La colonie espagnole repré-sente alors 166 000 personnes, ce qui la place aupremier rang des colonies étrangères, devant l’ita-lienne et la colombienne.

Dans les autres pays, la situation générale tendvers une croissance du nombre des résidents espa-gnols grâce à l’émigration. Ainsi, au Brésil, cetteimmigration a légèrement compensé les effets dela mortalité d’un groupe toujours vieillissant : en1960, il y a 130 000 Espagnols de plus qu’en 1950qui vivent dans ce pays. En Uruguay, l’apport migra-toire est tel qu’en 1963, la population espagnoleatteint les 72 000. Et au Mexique, l’émigration,venant d’Espagne ou d’autres pays d’Amérique lati-ne où la situation socio-économique se détériore(comme Cuba), a représenté, en 1960, une aug-mentation de 13 000 Espagnols par rapport à 1950.À l’inverse, le Chili et Cuba sont les seuls pays oùle nombre des résidents espagnols stagne, l’immi-gration restant faible.

Conséquence des besoins de main-d’œuvre despays d’Amérique latine, le mouvement migratoireespagnol se caractérise à cette époque par la pré-dominance d’adultes, ou du moins de jeunes en âge

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d’être incorporés dans le marché du travail (lesémigrants entre 15 et 55 ans représentent plus desdeux tiers du total de l’immigration), et de sexemasculin, bien que l’augmentation de l’émigrationféminine, résultat du regroupement familial, aitatténué les différences entre les deux sexes jus-qu’à ce qu’ils soient pratiquement à nombre égalen 1975. De même, la répartition des émigrantspar secteurs d’activité montre que ceux-ci sontmajoritairement ouvriers industriels et agricul-teurs, répercussion de l’exode rural espagnol versl’étranger et de l’important besoin d’ouvriers et detechniciens des pays latino-américains pour forti-fier leurs processus d’industrialisation.

À partir de la fin des années cinquante, la des-tination de l’émigration espagnole à l’étrangerchange, la majorité se dirigeant désormais versl’Europe occidentale. Cette évolution est détermi-née, d’une part, par des atouts internes à la nou-velle destination : la possibilité d’obtenir un emploisûr, bien rétribué, un coût de déplacement bienmoindre et un marché du travail moins sélectifqu’en Amérique latine. En outre, ceux qui émigrenten Europe envoient une partie de leurs économiesen Espagne, ce qui permet à leurs familles de sur-vivre dans leurs lieux d’origine, évitant ainsi unexode encore plus important. C’est ce qui se pas-se avec l’émigration temporaire en France pour lesvendanges, l’argent amassé par les émigrants enun mois de travail, ajouté aux quelques revenus desous-emplois agricoles en Espagne, leur permet-tant de continuer à vivre dans leurs provinces d’ori-gine sans avoir à émigrer définitivement. D’autrepart, en Amérique latine, trois facteurs endogènesont favorisé son remplacement par l’Europe occi-dentale : premièrement, la forte croissance démo-graphique dans les pays latino-américains depuisla fin de la Deuxième Guerre mondiale les a dotésd’une abondante main-d’œuvre pas ou peu quali-fiée qui, en accédant au marché du travail, a empê-ché, entre autres, l’immigration d’Espagnols venantde milieux ruraux pour occuper des emplois urbainsou agricoles à très bas niveau de spécialisation ;

deuxièmement, la crise économique qu’a connuela majorité des pays latino-américains à la fin dela période faste, du fait de la chute de valeur deleurs exportations, essentiellement agricoles, etde politiques erronées d’investissement indus-triel ; troisièmement, une politique migratoire quifavorise toujours une immigration sélective depersonnel qualifié (ouvriers industriels, techni-ciens, colons agricoles, etc.) et/ou le “regroupe-ment familial”, deux aspects qui apparaissent dansles Conventions d’Emigration que l’Espagne signeavec l’Argentine, le Brésil, le Chili, le Paraguay.La conjonction de tous ces facteurs a abouti à undéclin progressif de l’émigration vers l’Amériquelatine, jusqu’à ce qu’elle devienne un courant rési-duel à partir de 1970.

La chute de l’émigration, l’augmentation desretours, les conséquences de la mortalité sur unecolonie toujours plus vieille, provoquent une dimi-nution de la population espagnole résidant del’autre côté de l’Atlantique. Au total, cette popu-lation estimée à 1 125 000 en 1960 passe à 650 000en 1980. La diminution diffère d’un pays à l’autreselon l’ampleur qu’ont pris les différentes causesexposées précédemment ; ainsi, si le nombre derésidents espagnols en Argentine, en Uruguay etau Chili avait diminué de moitié en 1980 par rap-port à 1960, le Brésil et le Mexique comptaienteux, une perte d’un tiers de cette colonie alorsque Cuba et le Venezuela connaissaient une per-te inférieure à 20%.

Le déclin de la colonie espagnole a eu pourconséquence la diminution de son poids relatif dansl’ensemble de la population étrangère ; de fait, sien 1960 les Espagnols représentaient trois dixièmesdes étrangers installés au Venezuela et en Argen-tine, vingt ans plus tard ils ne concernaient plusqu’un étranger sur cinq en Argentine et un sur huitau Venezuela. Entre les colonies étrangères et parrapport à 1960, la population espagnole maintientsa deuxième position en Argentine (après l’ita-lienne), passe de la première à la deuxième au

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INEVenezuela (après la colombienne) et reste la qua-

trième au Brésil (après la portugaise, la japonaiseet l’italienne).

Une des caractéristiques communes des Espa-gnols qui ont émigré en Amérique latine après laDeuxième Guerre mondiale a été à nouveau, com-me dans l’étape antérieure à 1930, son fort degréde concentration spatiale : la majorité de ceux-cis’installent dans des régions très précises qui coïn-cident avec celles au plus fort développement socio-économique et à une forte présence espagnole déjàancienne. Ainsi, la colonie espagnole s’est concen-trée en Argentine dans la capitale fédérale, sa péri-phérie (le “Gran Buenos Aires”) et le reste de laprovince de Buenos Aires ; au Brésil, dans l’Étatde Sao Paulo ; au Venezuela dans le District Fédé-ral et à Miranda ; au Chili, dans la région Métro-politaine ; et au Mexique, dans le District Fédéral.

CONCLUSION

En résumé, si l’émigration espagnole en Amé-rique latine entre 1880 et 1975 a été d’une trèsgrande importance, tant par son volume que parses conséquences démographiques et économiquesen Espagne et dans les pays récepteurs, nous nepouvons pas manquer de remarquer que, d’une part,toutes les régions espagnoles n’ont pas égalementcontribué au courant migratoire et que, d’autrepart, tous les pays latino-américains n’ont pas béné-ficié similairement de cet apport. Ainsi, avant 1930,la Galice et l’Andalousie ont été les régions qui ontfourni le plus grand nombre d’émigrants, et l’Argen-tine, Cuba et le Brésil, les pays qui ont reçu le plusd’Espagnols. Après la Deuxième Guerre mondiale,la Galice et les Canaries allaient être les régionsdont partiraient la majorité des émigrants, etl’Argentine et le Venezuela, les pays en accueillantle plus. Il est également important de comprendreque les pays d’Amérique latine n’ont jamais appli-qué de politiques de portes ouvertes sans aucunediscrimination à leurs frontières : ils ont toujourssélectionné l’immigration espagnole en fonction

de leurs besoins précis et ils ont même restreintles entrées d’immigrants aux moments les plus cri-tiques. En outre, à l’exception de la période d’entre-deux-guerres, l’émigration espagnole en Amériquelatine a revêtu un caractère essentiellement éco-nomique, à cause de déterminants internes àl’Espagne et des besoins extérieurs ; cela n’impliquepas que les réseaux sociaux établis entre les immi-grants espagnols installés en Amérique et leursfamilles et amis qui étaient restés en Espagne,n’aient pas joué un rôle décisif : dans bien des cas,ces réseaux ont été déterminants au moment deprendre la décision d’émigrer de l’autre côté del’Atlantique.

Salvador Palazón FerrandoDépartement de Géographie Humaine

Université d’Alicante

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POPULATION NÉE EN ESPAGNE ET RECENSÉE EN AMÉRIQUE LATINE

(1870-1980)

1870 1900 1920 1940 1960 1980Argentine 34.080 198.685 841.149 749.392 715.685 373.984 Bolivie * 420 1.250 1.000 1.394 Brésil 620 60.000 219.142 160.557 144.080 98.515 Chili * 8.489 25.962 23.323 21.777 12.290 Colombie * 900 7.424 3.000 Costa Rica * 831 2.549 2.000 1.334 1.546 Cuba 117.114 129.240 245.644 157.527 74.000 60.000 Equateur * * * 700 750 2.591 El Salvador * * * 500 489 500 Guatemala * * * 1.000 1.000 1.407 Mexique * 16.302 26.675 29.544 49.637 32.240 Nicaragua * * * 473 475 Panama * 756 * 1.618 2.292 2.706 Paraguay * * * 1.000 * 1.160 Pérou * * * 2.478 5.406 4.723 Porto Rico * 7.690 4.794 2.532 2.424 4.500 R. Dominicaine * * 3.000 * 4.060 2.000 Uruguay 19.064 57.865 54.885 50.000 72.754 31.546 Venezuela * 11.544 5.796 6.959 166.660 144.505 Total approx. 175.000 500.000 1.450.000 1.200.000 1.275.000 780.000

Source : Recensements nationaux de population. Élaboration personnelle.

* Pas de données. Il s’agit des chiffres officiels du recensement le plus proche de chaque date. Les chiffres arrondis sont, par manque de don-

nées, des estimations.

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Mme Catherine TrautmannMinistre de la culture

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Introduction : l’émigration andalouse en chiffres

L’émigration est un des phénomènes contem-porains qui ont défini et façonné le plus radicale-ment la réalité andalouse dans la deuxième moi-tié du siècle qui vient de s’écouler. Bien que lamajorité des émigrants ait comme destinationd’autres régions de l’État espagnol et, plus parti-culièrement, la Catalogne (Martin, 1992 ; Jime-nez et Martin, 2001), il ne faut pas négliger lenombre d’Andalous ayant entrepris d’émigrer àl’étranger, principalement au cours des annéessoixante. Concrètement, l’émigration andalousea évolué comme suit de 1960 à 1990 :

Au cours de ces trois décennies, près de 370 000Andalous émigrent vers l’Europe, avec des variantesselon les différents points de destination. Ainsi, dèsles années soixante, plus de la moitié d’entre eux serend en Allemagne ; dans les années soixante-dix,alors que la politique migratoire allemande se dur-cit, limitant le nombre et imposant des restrictionsquant au type de permis, la destination principaledevient la Suisse, qui concentre à elle seule envi-ron la moitié des nouveaux arrivés. Au cours desannées quatre-vingt, l’émigration se tourne quasiexclusivement vers la Suisse et la France.

D’après l’Institut Espagnol de Statistiques quimet en relief le manque de données fiables, il yavait, vers la moitié des années quatre-vingt, 407 000

LES ANDALOUS EN EUROPE : DE LA SURVIE À L’INSERTION SOCIALE

PAYS NOMBRE D’ÉMIGRANTS PAR PÉRIODE1960-1970 1971-1980 1981-1990 TOTAL

Allemagne 108.013 27.967 27 136.007Suisse 30.210 62.777 17.291 110.278France 60.190 31.289 15.905 107.384Hollande 7.498 3.843 9 11.350Belgique 2.100 9 2 2.111Royaume-Uni 763 133 62 958Autres 474 117 51 642TOTAL 209.248 126.135 33.347 368.730

Source : Annuaire des Migrations, 1997. Tableau élaboré par l’auteur.

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EAndalous vivant à l’étranger. Ce chiffre représen-te plus de 27% du nombre total d’Espagnols émi-grés à l’étranger, ce qui est très significatif, si l’onprend en compte le fait que les Andalous repré-sentaient à l’époque 17% de la population espa-gnole. Cependant, bien que les migrations calquéessur le “modèle fordiste” se caractérisent par leurrégularisation, il ne faut pas négliger le nombred’immigrés “sans papiers”, même s’il est certainque beaucoup d’entre eux ont pu accéder à la régu-larisation plus rapidement et dans de bienmeilleures conditions qu’actuellement. D’un autrecôté, il nous faut relever la discordance des chiffresentre différentes sources statistiques et d’autrestravaux consultés.

Ces dernières années, le nombre des retoursdépasse celui des départs. D’un autre côté, ces nou-veaux émigrants répondent à un profil social et detravail bien distinct de celui qui caractérisait legros de l’émigration andalouse, tant en Espagneque vers l’étranger. Ces données indiquent sanséquivoque que l’émigration andalouse, en tant queprocessus spécifique et différencié, est terminée.Cependant, les conséquences de ce processus –enAndalousie comme au-dehors– sont toujours bienlà : conséquences démographiques, économiques,culturelles et politiques. En dépit de la difficultéde fournir un nombre exact d’émigrants résidanten Europe, nous l’estimons à près de 200 000 per-sonnes, réparties de la manière suivante : 88 000en France, 35 000 en Allemagne, 18 000 en Suisse,13 000 au Royaume-Uni, 9 000 en Hollande, 6 000en Belgique et le reste dans différents autres pays.

Les causes de l’émigration andalouse

Derrière l’exode massif qui, de 1956 à 1973, aprovoqué le départ d’environ deux millions d’Anda-lous, figurent les transformations subies par l’éco-nomie andalouse des années soixante à nos jours.Comme le souligne M. Delgado (1981), l’Andalou-

sie du début des années soixante a fait l’objet d’unchangement important d’orientation économique,conséquence de la politique de développement miseen place par l’État. Si, jusqu’à cette période, larégion avait joué un rôle de fournisseur de matièrespremières et de financement du développementindustriel d’autres endroits du pays, elle commence,à partir de ces années-là, à bénéficier d’injectionsde capitaux visant à développer, sur son territoire,un marché de consommateurs, à accueillir lesindustries les plus polluantes et dangereuses ain-si qu’à mécaniser son agriculture. Ce processus demodernisation, tout en impliquant la mécanisa-tion du travail agricole –source principale d’emploijusqu’alors dans le milieu rural andalou– entraînela mise en chômage technique d’une grande quan-tité de journaliers, qui se retrouvent dans l’impos-sibilité de trouver du travail en Andalousie. De plus,la mécanisation suppose la baisse des coûts de pro-duction, favorisant l’apparition sur le marché deproduits moins coûteux que les petites propriétésne peuvent pas concurrencer, ce qui aboutit à lacrise des petites exploitations. Dans cette conjonc-ture, l’émigration, encouragée par l’Etat espagnollui-même, devient alors l’alternative la plus viablepour les journaliers, désormais “en trop”, ainsi quepour les paysans ruinés. Dans les années soixante,et jusqu’au milieu des années soixante-dix, les Anda-lous s’intègrent, à l’intérieur comme à l’extérieurdu pays, dans ce que Portes (1985) appelle le “mar-ché du travail secondaire”. Cette émigration, bienqu’ayant entraîné le dépeuplement des zones lesplus marginalisées de l’Andalousie –surtout leszones montagneuses–, n’a pas eu de grandes réper-cussions sur la démographie des zones de plaine.Elle a cependant bien contribué –au moins par lebiais de moyens aussi efficaces que la répression–à éviter les tensions sociales que n’auraient pasmanqué d’entraîner de telles transformations. Parailleurs, les dépôts bancaires des immigrés, d’uneimportance capitale pour l’équilibre de la balancedes paiements de l’État espagnol, ont été consa-crés principalement au développement des régionsles plus industrialisées (la Catalogne, le Pays

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Basque, Madrid), contribuant ainsi à la reproduc-tion du sous-développement andalou.

L’émigration andalouse est donc une émigra-tion essentiellement économique. Ainsi, la plupartdes émigrants ont centré leur intérêt sur le travaildur et les économies extrêmes destinées à l’achatd’un logement dans leur lieu d’origine. Il en a décou-lé un style de vie frugal, frisant la simple subsis-tance. L’objectif prioritaire, à part le logement, étaitde rentrer avec un capital qui leur apporterait l’assu-rance d’un équilibre familial, afin de s’établir, sipossible, de façon indépendante, en investissantdans leur propre commerce. L’intégration est ain-si à peine perçue comme une possibilité : le lieude destination est celui qui offre les conditions d’untravail inexistant dans le lieu d’origine, et non pointcelui d’un nouveau projet de vie. Mais pour pouvoiraccepter ces conditions de vie extrêmement dures,en en atténuant le coût psychologique, les réseauxethniques prennent une importance capitale :regroupant des familles et des compatriotes en pre-mier lieu, ils s’étendent à ceux qui partagent lesmêmes signes d’identité, parmi lesquels se détachela langue comme élément central de l’intercom-munication.

Le retour

Bien que le retour vers les localités d’originecommence à se dérouler à des dates aussi précocesque 1965, le point culminant de celui-ci a lieu surla période 1975-1979, qui coïncide avec la crise éco-nomique de 1973, qui a entraîné la fermeture desfrontières et le déclin du modèle migratoire for-diste. Parmi les raisons motivant le retour, on trou-ve une différence importante entre ceux qui ontémigré seuls et ceux qui l’ont fait accompagnés deleurs familles. Dans le premier cas, la cause prin-cipale avancée est le désir de revenir vivre auprèsdes êtres chers, bien qu’il faille préciser que, par-fois, l’adaptation à la vie familiale s’est avérée êtreun processus plein de décalages entre des hommes

habitués à vivre seuls et des femmes ayant totale-ment assumé leur rôle de chefs de famille. Nousdevons prendre en compte le fait que la ségréga-tion envers les femmes dans les lieux publics, trèsprésente dans le milieu rural andalou, reste souli-gnée lors du retour du mari avec, comme consé-quence pour les femmes, le retour à un état dedépendance et de minorisation dont elles s’étaientlibérées en prenant en charge des fonctions tradi-tionnellement réservées aux hommes.

D’autre part, on assiste également à un retoursignificatif de femmes revenant avec leurs enfants,en laissant leur mari dans le pays d’immigration.La cause en est, dans ce cas, le désir de voir leursenfants grandir dans le lieu d’origine, de peur qu’unenracinement culturel dans les sociétés d’accueilne finisse par transformer le retour en une situa-tion de conflit entre la première et la deuxièmegénération. Très peu allèguent que le retour ait unlien avec la crise économique, même si nous pen-sons que le fait que les inconvénients de devoir res-ter sur le lieu de destination soient aujourd’hui deplus en plus réels, se trouve en lien direct avec unendurcissement des politiques migratoires des paysd’accueil. Cependant, il ne faut pas négliger lenombre de personnes qui rentrent, considérantavoir atteint leurs objectifs initiaux (disposer d’éco-nomies leur permettant de mener une vie digne dece nom dans leurs localités d’origine), ni celui deceux qui reviennent afin de pouvoir profiter desprestations sociales, fruit de leurs efforts dans leslieux de destination.

Pour nombre de ceux qui sont revenus au paystout en étant encore à l’âge actif, le retour au tra-vail a supposé leur réinsertion dans le cadre desréseaux d’assistance présents dans le milieu ruralandalou et ce, afin de pallier le chômage existantdans ce dernier. Le fait de passer d’une activitéprofessionnelle industrielle à l’exécution de tâchesponctuelles dans le domaine de l’agriculture ou dela construction –tâches facilitant l’accès aux allo-cations chômage– n’a pas été facile pour beaucoup

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Ed’hommes habitués, certes, à travailler durementmais aussi à percevoir des salaires dignes de cenom pour le travail fourni. D’un autre côté, aucund’entre eux n’a ressenti comme une charge la réin-sertion au milieu socio-culturel d’origine du fait– entre autres facteurs – de l’inexistence d’uneintégration réelle dans le milieu socio-culturel dessociétés d’accueil.

L’insertion dans les pays de résidence

Les mécanismes utilisés pour l’émigration peu-vent être classifiés de cinq manières différentes :

j Par le biais de l’Institut Espagnol de l’Émi-gration, organisme d’État, chargé de canaliser etde régulariser les flux migratoires vers les payseuropéens demandeurs d’une main-d’œuvre bonmarché et sans qualification.

j Par le biais de techniciens étrangers, pré-sents physiquement sur les lieux, leur fonction étantde recruter la main-d’œuvre indispensable auxentreprises. Ce mécanisme s’est avéré être le plusfréquent dans le cas des entreprises françaises.

j Au travers du recrutement basé sur lesconnaissances personnelles, effectué sur place parun émigré et qui rentrait au pays avec pour mis-sion, de la part des entreprises, de revenir avec dela main-d’œuvre. C’était le mécanisme de prédi-lection des entreprises allemandes du bâtiment,mécanisme basé sur des contrats temporaires.

j Au travers des réseaux familiaux et de com-patriotes déjà installés à l’étranger (émigrationà effet d’entraînement), qui ont donné lieu à laconstitution de chaînes migratoires basées surces réseaux qui fournissaient hospitalité et sou-tien aux immigrés récents et ce jusqu’à ce qu’ilspuissent trouver du travail. Ce modèle, majori-taire au sein de l’émigration intérieure, se retrou-

ve également au niveau de l’émigration versl’étranger au fur et à mesure du raffermissementdes réseaux ethniques des émigrants andalousdans les lieux de destination.

j En accédant clandestinement et par leurspropres moyens aux pays d’immigration. Contrai-rement à ce qui se passe de nos jours, cette métho-de était assez peu fréquente dans les processusmigratoires du modèle fordiste.

Compte tenu du type d’émigration, nous pou-vons établir trois modèles différents :

j Émigration temporaire, c’est-à-dire celle deceux qui, tout en vivant au village, demeuraient,sur une période oscillant généralement entre sixet neuf mois, dans d’autres pays, y effectuant dutravail temporaire : travaux agricoles en France,bâtiment en Allemagne et hôtellerie en Suisse eten Angleterre. Les protagonistes de ce modèleconsidèrent leur lieu d’origine comme leur lieu devie, et leur lieu de destination comme celui de leurtravail, ce qui entraîne une dissociation entre lesdifférents domaines de la vie sociale, rendant ain-si impossible la pleine intégration dans les deuxendroits.

j L’émigration “du retour”, définitif ou pério-dique, qui serait le modèle de ceux qui, tout enrésidant de manière stable à l’étranger, ne per-dent pas contact avec leur lieu d’origine, revenantau moment des vacances et s’attachant, pour beau-coup, à maintenir sur place leur famille. Certainsrentrent de manière définitive au bout de quelquesannées et essaient de refaire leur vie sur place.Mais, à partir du milieu des années soixante-dix,devant l’impossibilité de trouver un emploi dansleurs villes ou villages d’origine, ils s’installent deplus en plus nombreux dans les zones industriali-sées, tentant ainsi de rentabiliser l’expérience pro-fessionnelle acquise à l’étranger, ce qui entraîneun changement du modèle migratoire : de l’émi-gration extérieure vers l’émigration intérieure

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(Pascuals, 1969). D’autres, cependant, prennentleur mal en patience dans les lieux de destination,dans l’attente de la retraite. Leur localité devientainsi le lieu où ils profiteront des dernières annéesde leur existence après avoir été un lieu symbolede lutte pour la vie.

j L’émigration définitive, c’est-à-dire celle deceux qui abandonnent définitivement leur lieud’origine, quitte à y retourner sporadiquement. Cemodèle est beaucoup plus fréquent au niveau del’émigration intérieure qu’au niveau de celle à des-tination de l’étranger, bien que, comme nousl’avons vu, il existe un nombre non négligeabled’Andalous ayant transformé leur lieu de destina-tion en cadre permanent de développement deleurs projets de vie.

En ce qui concerne l’insertion professionnel-le, l’industrie est le secteur économique d’inser-tion prédominant, suivi de près par le bâtiment.L’agriculture et l’hôtellerie occupent la deuxièmeplace, suivies par le service domestique et, dansune moindre mesure, le commerce. Le secteurminier fut également important. Plus la durée duséjour se prolonge et plus l’instabilité profession-nelle diminue ainsi que le nombre de femmes seconsacrant au service domestique, tandis qu’aug-mente le nombre de ceux qui travaillent dans lecommerce, ce qui semble indiquer une certainepromotion. De toute façon, les émigrants andalousoccupent généralement les dernières positionsdans les activités professionnelles exercées, sur-tout au cours des premières années de leur séjour.Cette situation est la conséquence de la demanded’une main-d’œuvre soumise et flexible devants’adapter de la manière la plus fonctionnelle pos-sible aux urgentes nécessités économiques de lareconstruction européenne, et pouvant être rem-placée. Ainsi, une fois atteint un haut niveau debien-être, et au moment où beaucoup d’émigrantscommencent à avoir besoin de cet État providen-ce (qu’ils ont pourtant contribué à construire), aumoment également où leur rentabilité baisse mais

aussi où ils commencent à développer uneconscience politique et de classe clairement défi-nie, c’est à ce moment précis que cette immigra-tion est freinée et repoussée (cf. Cazorla, 1990).

Le mouvement associatifandalou dans l’émigration

Depuis le début des années soixante, les Mis-sions catholiques ont joué un rôle essentiel, celuide “premiers secours” sociaux, regroupant les émi-grants espagnols et les aidant à résoudre leurs pro-blèmes. C’est ainsi qu’est né un premier projet devie associative, sous l’égide de l’Église catholiquemais aussi grâce à l’État espagnol. Les “foyers espa-gnols” ont ainsi été créés.

À partir de ce moment, une série de facteurspolitiques et sociologiques favoriseront l’importantdéveloppement du mouvement associatif des émi-grants.

La présence des enfants. Une fois le regroupe-ment familial autorisé, un second noyau allaitconstituer la colonne vertébrale des associations,supplantant les “foyers espagnols” ou constituant,parfois, une solution alternative à ces derniers : lesassociations de parents, explicitement concernéspar l’attention portée à leurs enfants dans lesclasses de “langue et culture espagnoles”, bien queleurs fonctions réelles soient plus larges. De fait(et ceci peut être généralisé à toutes les associa-tions), on souhaitait également, entre autres, ytrouver des espaces, à titre individuel ou familial,qui offriraient prestige et gestion de ressources.Ces associations allaient s’implanter partout. Autravers de cet exemple ainsi que du précédent, nousretrouvons l’absence d’intérêt déjà mentionnéeenvers l’intégration et ce, de la part de tous (émi-grants, chefs d’entreprises et travailleurs locaux,État espagnol et pays d’accueil). Il s’agit d’une vieassociative s’appuyant sur une inégalité de fait maissurtout, de droit, étant donné le statut juridique

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Edes émigrants, autrement dit des étrangers ayantmoins de droits que les “nationaux”. C’est donc uneforme de vie associative défensive qui, de plus, pla-ce quasiment tous ses efforts dans le but d’établirles bases nécessaires au retour de la famille.

Dans les années soixante-dix, le changementde régime politique en Espagne, de même que lemouvement ouvrier dans les pays de résidence,deviennent des centres d’intérêt pour les émigrants.Se créent alors des associations et des groupes àforte teneur politique, souvent avec des membresde partis politiques de gauche ou de syndicats.

La présence des enfants allait avoir plus deconséquences. Au fur et à mesure qu’ils atteignentleur majorité, à 18 ans, et qu’ils cessent de suivreles cours sus-mentionnés, faire partie des asso-ciations de parents n’a plus beaucoup de sens àleurs yeux, et ils se mettent alors à la recherched’autres voies associatives. Par ailleurs, les repré-sentants de la nouvelle génération vivent de façonparticulièrement dramatique leur identité, recher-chant leur développement personnel dans l’inté-gration au pays de résidence mais subissant éga-lement leur condition d’étrangers, d’“autres”, dansla mesure où leurs projets, contrairement à ceuxde leurs aînés, n’incluent pas nécessairement leretour au pays.

Les mouvements et revendications ethno-natio-nalistes en Espagne jouent aussi un rôle impor-tant. Si, auparavant, la situation de classe était,avec le fait d’être espagnol, ce qui caractérisait lemonde associatif des émigrants, se créent, endehors de ces mouvements, des associations avecdes critères basés sur l’attribution ethnique. Ellessont lancées, la plupart du temps, par les Gali-ciens, suivis par les Asturiens, puis par les Anda-lous, etc. La construction de l’État des autonomiessera fondamentale dans ce sens puisque la majo-rité des associations andalouses en Europe appa-raissent sous cette forme au début et au milieudes années quatre-vingt.

Parallèlement à ces facteurs, l”hypothèse duretour disparaît progressivement à mesure que pas-sent les années et ce en raison du manque de pers-pectives de travail suffisamment attractives enAndalousie. Ce phénomène s’accentue en ce quiconcerne les familles vivant ensemble dans le paysoù elles ont émigré. On recherche alors des voiesde médiation avec la société d’origine ainsi qu’avecles institutions andalouses et ce, afin de réussir àêtre accepté en tant que groupe. L’intégrationdevient alors un élément prioritaire, face à l’assi-milation et face à l’exclusion.

De plus, la vie associative andalouse répond éga-lement au besoin d’affirmation de sa propre iden-tité culturelle. Le type de sociabilité, l’organisa-tion des associations ainsi que le modèle d’activi-tés réalisées tendent à satisfaire cette exigence.

En 1999, il y avait 30 associations reconnuespar le gouvernement autonome d’Andalousie : 10en France, 7 en Suisse (dont 4 dans la partie ger-manophone), 7 en Belgique (dont 3 dans la par-tie flamande), incluant une fédération, 3 en Hol-lande, et une en Allemagne, au Royaume-Uni eten Andorre. À ces dernières, il conviendrait d’ajou-ter les 13 associations déjà dissoutes ou en passede l’être : 4 en France, 4 en Suisse (dont une fédé-ration déjà éteinte), 2 au Royaume-Uni et une enAllemagne, en Belgique et au Danemark. D’autres,situées dans des endroits différents, n’ont pasobtenu d’être reconnues par le gouvernementautonome ou, plus généralement, n’ont pas cher-ché à le demander. Finalement, aucune autre asso-ciation n’a été reconnue depuis lors.

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Caractérisation despratiques associatives des émigrants andalous en EuropeBien qu’elles aient des bases communes, les

associations varient selon leur composition, le tauxde participation, le type d’activités privilégiées,etc. Dans certaines d’entre elles, les membres lesont à titre individuel, tandis que dans d’autres,cela se passe à titre familial. Les membres sont,généralement, des Andalous plutôt ouvriers, mêmesi dans certaines de ces associations, il y a une for-te présence de natifs (particulièrement en France)ou d’autres Espagnols (cas de la Suisse), mais aus-si de gens issus de secteurs des classes moyenneset aisées (cas de certaines associations en Franceou en Belgique). Ils développent en permanence

toute une gamme d’activités différentes, qui va decelles qu’on pourrait qualifier d’“internes”, desti-nées exclusivement aux membres et pratiquéesnormalement dans les propres locaux de l’asso-ciation, aux activités “externes” qui supposentl’occupation de plusieurs espaces urbains ou péri-urbains ainsi que la participation de personnesextérieures à l’association. Plusieurs facteurs – surlesquels nous ne nous attarderons pas – détermi-nent le caractère de chaque association ainsi quela prédominance de l’orientation interne ou exter-ne donnée aux activités réalisées1. Les activités plus“internes” définissent le cap quotidien, réactuali-sent les liens entre adhé-rents, contribuent au renou-vellement des grandes lignesculturelles et de l’auto-iden-tification qu’elles entraî-

1)- Le travail de Ruiz Morales (2001)

rend compte, entre autres thèmes, de

chaque association, de manière assez

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nent, et précisent les différents “nous” cohabitantau sein de l’association en fonction de l’âge, du sexe,de l’activité professionnelle, du lieu d’origine… Deleur côté, les activités plus “externes” sont fonda-mentales dans la mesure où elles permettent d’éta-blir des traits d’union avec la société, tout en consti-tuant, en même temps, des emblèmes de l’identitéde chacun, ceci représentant des moments “forts”d’affirmation identitaire.

On trouve, principalement, les types d’activitéssuivants :

j Commémorations : la Journée de l’Anda-lousie, surtout, et le jour anniversaire de l’asso-ciation. Certaines associations fêtent la Journéehispanique et se joignent parfois à des commémo-rations de la localité ou du pays de résidence.

j Célébrations festives annuelles : fêtes deNoël (organisées par toutes les associations), car-navals (parfois avec les gens du pays), croix de Mai,foires (la plus connue étant celle de Koekelberg, à

Bruxelles) et, surtout, pèlerinages (l’un des plusimportants étant celui de Vilvoorde).

j Activités “purement culturelles” : musique(folklore andalou et flamenco, essentiellement) et,parfois, débats, expositions, etc.

j Festivals, journées et cycles culturels, avecune ambition et une portée plus importantes quepar le passé (surtout en France).

j Classes, cours et ateliers… de danse, avanttout (folklore et flamenco), au programme de toutesles associations, mais aussi de plusieurs matières(travaux manuels, informatique, etc.).

j Fêtes des membres de l’association (incluantles célébrations à l’occasion de départs et de ren-contres, d’hommages – aux mères, par exemple –,les excursions, les concours, les compétitions spor-tives – avec, par le passé, la constitution d’équipesde football –, ainsi que d’autres activités de diver-tissement).

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j Participation à diverses structures et à descérémonies.

Parmi les caractéristiques principales nous per-mettant d’identifier ces associations d’un point devue culturel, le rôle de la famille s’avère détermi-nant, central au point qu’il s’entremêle de manièredécisive avec la vie associative. La famille constituela référence principale de la vie de l’individu ; c’esten termes de parenté que les relations sociales lesplus importantes se tissent et prennent toute leurvaleur de même que l’ensemble de droits et dedevoirs. L’association occupe une grande partie desmoments de loisir et, au sein de ce cercle familialélargi, se développe une multitude de relationssociales et de fonctions culturelles et économiques.La famille s’intègre à la vie de l’association, au pointde la transformer en un prolongement des relationsconsidérées comme familiales. Elle devient alors uncondensé des relations existant au sein de l’asso-ciation, et détermine ainsi les stratégies de partici-pation et ses centres d’intérêt.

Trois autres modèles culturels se sont avérésdécisifs pour les associations andalouses : le poidsdes références locales ; la centralité des fêtes etdes célébrations telles que les pèlerinages, les fêtesde Noël, les fêtes patronales ou les foires des loca-lités d’origine, en plus de certains rites de passa-ge (baptêmes et mariages, surtout) ; et, enfin, unerépartition très nette des fonctions entre leshommes et les femmes. Ces modèles se sont trans-mis aux associations, leur offrant certaines de leurscaractéristiques les plus notables.

Il existe, par ailleurs, toute une série de valeursqui, d’après les membres des associations, ne peu-vent être remises en question et qui se convertis-sent ainsi en principes idéaux pour l’organisationde la vie associative. Le plus important d’entre euxest le “respect”, qui consiste à maintenir un com-portement qui ne soit humiliant pour personne, basésur un principe d’égalitarisme sur lequel repose lalégitimité de toute action au sein de l’association.

Une autre valeur essentielle est l’indépendancede l’association par rapport aux différentes institu-tions, ainsi que son caractère particulier par rap-port à d’autres associations. Ces deux éléments sontplus idéaux que réels mais constituent des repré-sentations qui fonctionnent et sur la base desquelless’articule la vie associative. Cette particularité n’esten rien contradictoire avec l’importance accordéeaux relations avec les différentes autorités politiques.À l’inverse, l’association y voit non seulement desavantages possibles mais également quelque chosede plus significatif : la reconnaissance, l’affirmationde son existence et de son importance.

Bien que l’exclusion d’activités à caractère reli-gieux ou politique figure au niveau des statuts, laréalité est toute autre, sans que cela n’entraîneaucun type de contradiction aux yeux des adhérents.Plusieurs éléments du patrimoine culturel andalouse trouvent être en relation directe avec le domai-ne de la religion, même s’ils le dépassent et, danscette mesure, occupent une place centrale dans lesassociations, se manifestant au travers d’activités(messes, par exemple) et dans d’autres aspects com-me la décoration des locaux. D’un autre côté, lesassociations constituent une véritable arène favo-rable à la confrontation et à l’investissement del’espace politique, incluant, à ce sujet, l’interven-tion partisane du gouvernement autonome d’Anda-lousie lui-même. Ceci ne doit cependant pasremettre en cause les principes de convivialité etd’égalitarisme.

Associations et identité ethnique

L’élément principal, en ce qui concerne l’iden-tité, consiste dans l’établissement de contrastesavec les “autres”. Dans le cadre de cette relation,toute une série de facteurs indiquant la spécifici-té propre sont utilisés, jouant ainsi le rôle de mar-queurs identitaires du “nous”. Les associationsjouent un rôle capital tout au long de ce processus.

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ELe premier facteur identitaire utilisé est lalangue (l’espagnol) à partir de laquelle se distin-guent les premières frontières symboliques. Cesdernières s’établissent pourtant avec les natifs,entraînant ainsi une première ligne de démarca-tion : Allemands-Espagnols, Hollandais-Espagnols,etc. Au travers de la langue, d’autres éléments sontutilisés et remarqués, poursuivant leur contribu-tion à la construction d’un “nous” espagnol faceaux autochtones. On peut mentionner, parmi ceséléments, les célébrations festives, qui rendentvisibles et compréhensibles les relations inter-ethniques, puisque les “autres” ne les célèbrentpas ou alors, d’une autre façon. Si, dans le premieraspect, les associations jouent un rôle évident –bienqu’assez peu actif– (dans la plupart d’entre elles,on a l’habitude de parler en principe et, parfois,par principe, l’espagnol), elles remplissent, dansle second cas, un rôle fondamental, puisqu’ellesoffrent la base sans laquelle la plupart de ces célé-brations ne pourraient probablement pas avoir lieu.

Un autre signe identitaire face aux autochtonesest représenté par le “goût”, qui implique toute unetrame à très forte teneur symbolique, qui caracté-rise de manière consciente l’ensemble du collec-tif : la nourriture, les couleurs, la décoration, lesstyles, etc., marquant une distinction, sont préfé-rés par “nous”. Parallèlement, les formes d’expres-sion artistique, particulièrement la musique, consti-tuent des signes d’identité au sein de la sociétéd’origine. Ainsi, le flamenco et les sévillanes setransforment en symboles de tout ce qui est espa-gnol et ce, même s’il est généralement clair dansl’esprit des émigrants qu’il s’agit là de complexesculturels andalous. Actuellement, ces formesd’expression représentent un des moyens princi-paux d’intégration dans la société d’accueil, étantdonné qu’elles y sont très appréciées ; les autoch-tones les identifient à l’Espagne, conformément austéréotype susmentionné. En ce sens, elles repré-sentent une forme d’adaptation aux expectativeslocales tout en renforçant leurs propres caracté-ristiques diacritiques. En ce qui concerne ces

aspects (“goût” et formes d’expression), le rôle desassociations est décisif, puisqu’elles jouent géné-ralement un rôle moteur dans leur mise en valeur.

Les relations humaines constituent égalementune différence fondamentale. Dans ce domaine, lesassociations permettent de vérifier le contrasteexistant avec les autochtones, comme le résumecette affirmation d’un émigrant : “l’important pournous, c’est la famille ; les Suisses mettent d’autresvaleurs au-dessus de la famille, sur ce point, ilssont moins unis que nous”. Certains rites de pas-sage, mentionnés précédemment et souvent célé-brés au sein des associations, de même que cer-tains aspects comme celui des horaires, qui chan-gent les jours de fête en liaison directe avec la vieassociative (“ici, nous avons les horaires espa-gnols”) font également partie intégrante des modesde relation sociale dont le développement est favo-risé par l’existence des associations.

À ces indications principales par rapport auxautochtones, il faudrait en ajouter une autre, pourlaquelle les associations jouent également un rôleimportant : les normes légales concernant lesespaces et leurs capacités d’accueil, le bruit, leshoraires, etc., ainsi que les réactions des autoch-tones face à tout cela, ce qui constitue un autregrand élément de contraste.

En dehors des contrastes susmentionnés, il enest un, essentiel, constitué par les émigrants non-communautaires, c’est-à-dire, principalement, lesMaghrébins. Face à ce groupe, s’établissent desfrontières qui légitiment un “nous” dans les deuxsens du terme : en tant qu’Espagnols, à l’instar dece qui s’est produit en Espagne (cf. Stallaert, 1998)mais également, et avec un impact croissant, entant que citoyens communautaires, cherchant à serapprocher des autochtones du fait qu’ils parta-gent avec ces derniers le même rejet symboliqueenvers les “Maures”, ceux-ci étant considérés com-me des contre-exemples. Cette attitude marque ànouveau les limites de l’insertion sociale et de tra-

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vail et des perspectives dans un contexte de concur-rence, ainsi que les limites culturelles et ethniques,en plus des limites politiques.

Les schémas utilisés ici sont différents de ceuxmis en jeu devant les autochtones. Ils concernentle statut social et le comportement public, et sontperçus au travers du type de travail, de la catégo-rie dans laquelle se range ce dernier, au travers dela concentration démographique dans les quartiersdéfavorisés (problème soi-disant “historiquement”dépassé), au travers de l’apparence physique(tenues vestimentaires et modes d’habillement)mais aussi de l’attribution de problèmes afin de secomporter “comme il se doit”. On a principalementrecours, ainsi, à l’apparence physique, à la maniè-re de se tenir et à des valeurs idéologiques sur l’His-toire, la morale et le développement. Tout ceci lesrapproche davantage, au moins dans l’idéal, desautochtones mais avant tout, dans la pratique, desautres émigrants communautaires, les Italiens, sur-tout, mais aussi les Grecs et les Portugais.

Sur ce point, le rôle des associations est beaucoupmoins évident, du fait qu’elles n’opèrent généralementpas en interaction avec les émigrants maghrébins.Elles peuvent, par contre, apporter une nuance, dansun certain sens, aux schémas signalés.

Enfin, le troisième ensemble principal formépar “les autres” est constitué par le reste des émi-grants espagnols, qui sont considérés comme com-muns en vertu des frontières qui s’établissent entreles autochtones et les autres émigrants Mais ilsconstituent également des groupes de contraste,au contact desquels divers schémas sont utilisés,signalant le “nous”, cette fois en tant qu’Andalous.Ce que nous avons mentionné au sujet des formesde relations et de sociabilité, des fêtes, de lamusique et du goût, peut s’appliquer ici également.Nous voyons donc le caractère polysémique et situa-tionnel de ces schémas : schémas qui définissentce qui est espagnol par rapport aux autochtones,mais également les signes distinctifs andalous dans

leurs contacts avec les Espagnols. Les nuancess’accentuent dans ce cas, de sorte que, par exemple,les détails décoratifs, le vocabulaire, la façon deparler, les goûts, les différentes façons de se diver-tir ou la gastronomie acquièrent des dimensionsfondamentales. Le rôle des associations s’avèredans ce cas à nouveau capital, y compris en ce quiconcerne le contraste par rapport aux autochtones.

La conjoncture actuelle

Le nombre et la densité d’émigrants, leur situa-tion sociale et professionnelle, les conditions del’endroit où ils se trouvent, etc., sont des variablesqui ont une influence décisive sur les associations,donnant lieu à une certaine diversité, même dansle cadre de leur similitude structurelle. Une de cesvariables est le cadre politique dans lequel elless’insèrent. Tout d’abord, il existe pour toutes cesassociations un cadre politique de référence agis-sant comme un important catalyseur et un élémentd’unification : la communauté autonome andalou-se, avec laquelle elles maintiennent des relationsrégulières, relations qui consistent en des subven-tions, envoi de matériel, présence éventuelle dereprésentants du gouvernement autonome dans lecadre de certains actes officiels, et communicationen général, bien que celle-ci s’avère très peu fluidedans la plupart des cas. Mais, en dehors de l’impor-tance de ces éléments, c’est l’existence même de lacommunauté autonome qui constitue un des élé-ments déclencheurs de la vie associative andalouseen Europe, exception faite de certains cas d’asso-ciations créées antérieurement.

De plus, les conditions et le contexte politiquedes pays de résidence s’avèrent décisifs (cf. Bolz-man, 1999). En un pôle, nous avons la Suisse et l’Alle-magne, avec une émigration dont l’objectif était(comme de la part du pays d’accueil) le retour aupays, ce qui a entraîné des limitations ainsi qu’unplus faible degré d’intégration, renforcé par la seu-le reconnaissance d’un statut de travailleurs mais

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Dans le pôle opposé, on trouve les cas duRoyaume-Uni, de la Hollande et de la Belgique quiaccordent une plus grande attention aux droitsculturels collectifs bien qu’étant souvent situésdans un contexte d’“inter-culturalité” qui, de fait,occulte les inégalités réelles en ce qui concernel’accès aux différents recours possibles.

La France, de son côté, applique traditionnel-lement une politique d’assimilation et de négationdes identités culturelles collectives, d’où l’importan-ce de l’accès à la citoyenneté comme droit individuel.Ainsi, les cultures non-dominantes ne peuvent semanifester que sur la base de leur folklore.

Si l’on observe enfin la problématique actuelleainsi que les perspectives concernant l’avenir desassociations, nous pouvons rendre compte d’autresclés de compréhension des associations et de l’iden-tité ethnique. L’avenir des associations constitue jus-tement un des plus grands thèmes de préoccupationde leurs membres. Beaucoup d’entre eux se posentla question du retour, une fois la retraite obtenue ;en attendant, les associations maintiennent les liensentre les émigrants et leur fournissent des repèresculturels visant à les aider à l’heure du retour. Leursituation est, en effet, complexe : ils sont “d’ailleurs”à l’étranger, mais le sont également, dans une largemesure, quand ils rentrent au pays. La possibilité,donnée par les associations, de se familiariser avecles manifestations culturelles de leur propre paysoffre des arguments favorables à une meilleure adap-tation dans le cas d’un retour éventuel.

Mais ce dernier est freiné par le fait que leursdescendants conçoivent généralement leur vie dansle pays de résidence ; ils y sont souvent nés, se sontformés dans ses écoles et y inscrivent dans la fou-lée leur vie sociale et familiale. En ce qui concer-ne ces générations (qui, souvent, ne sont déjà plus

issues de la “seconde génération” mais des sui-vantes), les associations jouent un rôle essentiel entant que complément de la famille, celui de l’appar-tenance culturelle en tant qu’Andalous ou descen-dants d’Andalous. Enfants, ils fréquentent les asso-ciations, pour s’en éloigner à l’adolescence, préci-sément au moment où se façonne leur espace per-sonnel au sein du milieu local. Au bout de quelquesannées, ils reviennent vers les associations, parfoisaprès avoir fondé leur propre famille. Ce processusexplique le fait qu’il y ait peu de jeunes dans lesassociations. Certains considèrent ce phénomènecomme dramatique puisque, pour eux, l’avenir desassociations est en danger. Pourtant, nous consi-dérons qu’il n’en est rien, au moins à moyen terme,surtout dans la mesure où se produisent deux condi-tions et processus de première importance.

D’une part, le maintien et l’accent mis sur leséléments de la culture andalouse présents dans lesassociations, ainsi que leur caractère central. Il s’agitlà du noyau constituant l’ossature même des asso-ciations. Ceci n’est aucunement en contradictionavec la recherche de nouvelles orientations comme,par exemple, les stages, les échanges universitairesou autres initiatives professionnelles, etc.

D’autre part, le processus actuel de globalisa-tion-localisation, qui entraîne l’accentuation destraits diacritiques de l’identité des peuples. Au furet à mesure que la facette de ce processus prendde l’ampleur (l’affirmation, dans un contexte plu-riel, de sa propre identité face à l’uniformisation),les associations peuvent atteindre des dimensionsextraordinaires, surtout si elles parviennent à serenforcer en tant que plates-formes de participa-tion du groupe dans la vie locale.

Les associations représentent un recours pourla mise en scène, la reproduction et le développe-ment de l’identité ethnique des groupes qui lescomposent. Mais elles sont aussi un instrumentd’intégration dans la société d’accueil. En ce sens,l’identité ethnique devient un recours et l’asso-

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ciation constitue sa voie de canalisation, dans lamesure où elle permet et favorise son expressionet où elle fournit des espaces favorables à sa pro-jection dans le tissu social local. Les associationspeuvent, et sont parfois, des espaces de médiationavec les représentants de la société locale et peu-vent aussi finalement être des espaces permettantde réclamer et d’exercer des droits collectifs.

En guise de conclusion :l’émigration andalousedans l’EuropecommunautaireComme le précise Claudio Bolzman : “La pro-

duction identitaire n’est pas étrangère aux objec-tifs pratiques poursuivis, dans ce cas précis, l’accep-tation des immigrés en tant que groupe et non plusseulement en tant qu’individus. Au travers de lanouvelle identité élaborée, les immigrés cherchentà être reconnus comme des acteurs légitimes ducontexte de résidence, en premier lieu l’espace localde la cité. Il s’agit en dernière instance de la reven-dication de la pleine citoyenneté, indépendammentde l’appartenance nationale” (1997: 93). Cette stra-tégie est tout à fait cohérente avec le processusactuel de globalisation (cf.Beck, 1998). Il seraitdonc question d’articuler une identité culturelle par-ticulariste autour de la revendication universalistede l’égalité des droits. Il est évident que tous lesdroits se concrétisent dans un cadre territorial spé-cifique et que, de ce fait, toutes les réponses doiventpasser par une définition de la question de l’inté-gration : c’est-à-dire le passage de l’assimilation àla citoyenneté culturelle différenciée.

Dans cet éventail de réponses, beaucoup pluslarge dans la pratique que dans la théorie, les sujetssociaux définissent leurs règles du jeu au fur et àmesure que se dessinent les cadres de la négocia-tion. En ce sens, il est évident que la constitutiond’un espace social européen qui octroie à sesmembres communautaires toute une série de droits

communs de citoyenneté – dont la libre circulationet, bien que comportant d’importantes restrictionsdans la pratique, celui au travail dans n’importe quelpays de l’Union –, s’est répercutée de manière posi-tive sur l’intégration des immigrés originaires del’Europe méditerranéenne. Le problème est que,parallèlement à cette intégration, on a assisté à lafermeture progressive des frontières ainsi qu’au dur-cissement des politiques migratoires en une ligneallant des accords de Schengen à ceux de Tampere,et renforçant ainsi les nouvelles frontières entre le“nous” communautaire et le “ils” extra-communau-taire. Dans le paragraphe consacré à la vie associa-tive, nous avons vu comment, tout en misant sur lareproduction de l’identité ethnique, les Andalousrenforcent également leurs liens avec le reste desémigrants espagnols, certes, mais aussi avec les“Européens”, ce qui se traduit par une mise à l’écartde l’immigration d’origine non-européenne, en dépitdu fait que beaucoup de ces immigrés vivent depuistrès longtemps dans les pays de destination et soientpassés par des situations très proches de celles expé-rimentées par les immigrés espagnols ou italiens etce, alors que tous avaient en commun la difficultéd’accès à la citoyenneté, du fait de l’identificationexistant entre cette dernière et la nationalité.

Davantage qu’une fissure dans le milieu del’immigration, ce qui se produit actuellement estla sanction légale de l’inégalité hiérarchique exis-tant entre les différents groupes d’immigrés. Lesfacteurs contribuant à ce contexte sont divers etvariés. Il ne faut tout d’abord pas négliger le faitque l’émigration communautaire est un phénomè-ne quantitativement peu significatif à l’heureactuelle et que, de plus, les tendances ont changé.De l’émigration économique, on est passé à uneémigration “à la recherche du soleil” qui est entrain de transformer certains espaces européensen refuges d’importantes colonies de “touristes”qui y passent une bonne partie de l’année, avec degigantesques répercussions sur la vie sociale ain-si que sur les politiques dynamiques des localitésrespectives. Il faut ajouter à ce fait que les anciens

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Epays d’émigration sont eux-mêmes devenus despays accueillant une “nouvelle immigration”(Pugliese, 1992). D’un autre côté, la peur d’uneinvasion massive d’émigrants en provenance depays du Tiers-Monde a amené les États de l’Unioneuropéenne à serrer les rangs autour de politiquesmigratoires qui tiennent davantage de mesurespolicières que sociales. La difficulté de reprodui-re un certain niveau de bien-être social comptetenu des tendances démographiques qui caracté-risent la population européenne déterminera unhaut niveau de dépendance de l’apport humainextérieur, qu’il faudra réguler dans les années àvenir, sans que la stigmatisation subie par certainsgroupes de personnes apparaisse comme étant lavoie la plus favorable au succès de l’intégration.Dernier point, mais d’une égale importance, l’élar-gissement progressif de l’UE aux pays de l’Estconstitue un point de conflit important aussi biendans le cadre de la redéfinition des politiquesd’équilibre économique entre les différents paysqu’en ce qui concerne le domaine culturel. Tousces facteurs contribuent à créer des cadres de négo-ciation s’avérant, au final, clairement défavorablesà certains groupes de personnes. Même dans lespays européens non-communautaires comme laSuisse, ce qu’on appelle la “politique des troiscercles” –qui sélectionne les candidats à l’émigra-tion en fonction de leurs origines– établit une net-te différence en ce qui concerne l’accès des immi-grés au permis de travail.

Il convient d’ajouter à tout cela les difficultésrencontrées en vue de la construction d’une iden-tité culturelle européenne provenant d’élémentscommuns d’identification pour des pays dont l’His-toire foisonne de rivalités conflictuelles. Si, commele dit Renan (réed. 1987), la nation se composed’oublis partagés, il est indubitable que pour pou-voir partager ces oublis, une série d’indicateurs sontnécessaires, leur rôle étant de souligner l’apparte-nance à la communauté. Comme l’a préalablementsouligné Barth en 1969, il est plus facile de définirle groupe en ce qu’il a de différent qu’en ce qu’il a

en commun, puisque seule importe l’utilisation desdiacritiques culturels dans la construction des fron-tières. En ce sens, comme le signale Shore (1994),se mettent actuellement en place les bases pour laconstruction d’une Europe blanche et chrétienneagissant à la fois comme indicateur identitaire etcomme obstacle face à la “nouvelle immigration”d’origine non-européenne.

Stallaert (1999) nous démontre clairement com-ment, à Bruxelles, les immigrés d’origine euro-péenne sont victimes d’une discrimination “posi-tive” de la part des écoles flamandes dans le cadrede leur stratégie visant à augmenter le nombred’élèves parlant cette langue. En général, toute unesérie de données nous indique que les anciensimmigrés du nord de la Méditerranée, considérésdans les années soixante comme étant non-assi-milables, expérimentent un processus d’ascensionsociale dans les pays de résidence auquel ne sontpas étrangères, dans l’absolu, les politiques migra-toires actuelles au sein de la Communauté.

Autre facteur ayant une influence positive surune meilleure intégration des immigrés espagnolset andalous, le travail des femmes : dans un contex-te de vieillissement de la population, les soinsapportés aux personnes âgées ont connu une haus-se du prestige social parallèlement à la forte aug-mentation de la demande portant sur ces activités.En ce sens, le facteur ethnique est un élément déci-sif dans le degré de confiance s’établissant dansles relations employées/employeurs. Cela ne veutpas dire qu’un travail aussi important pour nossociétés soit apprécié à sa juste valeur ; ici, le fac-teur du sexe reste déterminant au moment de valo-riser le prestige social de ce travail. D’autre part,la hiérarchisation ethnique qui accompagne la seg-mentation du marché du travail demeure une armeà double tranchant : si, d’un côté, elle bénéficie àcertains groupes, ce bénéfice ne s’effectue pas entermes de comparaison au niveau social mais s’avè-re, à l’inverse, préjudiciable aux autres groupesethniques.

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Des facteurs comme la religion, ou certains traitsphénotypiques, sont utilisés dans cette hiérarchi-sation. Bien que le phénomène soit loin d’être nou-veau, il atteint par contre des proportions alarmantesdans un contexte d’augmentation de la segmenta-tion et de la dérégulation du marché du travail, quicaractérise les sociétés globalisées. C’est aux immi-grés andalous, comme en général à l’ensemble desimmigrés originaires de l’Europe méditerranéen-ne et aux citoyens des pays de destination, querevient la responsabilité de tirer profit de cettenouvelle situation privilégiée ou, au contraire, dedénoncer les intérêts économiques et politiquesqui se dissimulent derrière la vision d’une diffé-rence inégalement construite. L’avenir d’une Euro-pe réellement plurielle doit être l’œuvre de tous etl’expérience de la discrimination doit désormaisappartenir à une mémoire historique permettantd’éloigner les fantasmes de la xénophobie et dedénoncer les cas de racisme qui font, malheureu-sement, partie intégrante de la vie quotidienne detant de localités en Europe.

Emma Martin DiazFernando C. Ruiz Morales

Université de Séville

Bibliographie Frederik Barth, (Comp.), Los grupos étnicos y sus

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2002/2003

Migrations et frontièresEn France, 1974 marque la "fermeture des frontières". Depuis, les migrations se cherchent denouveaux territoires. L’Europe des quinze, bientôt des vingt-cinq, sera-t-elle une citadelleredoutée autant qu’enviée ? Peut-être pas, car les itinéraires de migrations internationales,sans les ignorer, se jouent finalement des frontières.

Penser globalement les migrations GILDAS SIMON

Motivations et attentes des migrants CATHERINE WIHTOL DE WENDEN

Diasporas au pluriel :Les Turcs entre Méditerranée et Europe STÉPHANE DE TAPIA

Les Marocains dans le monde DRISS EL YAZAMI

Les Soninké venus du fleuve PHILIPPE DEWITTE

Retours imposés, retours rêvés des Mexicains EMMANUELLE LE TEXIER

Le va et vient des Portugais en Europe ALBANO CORDEIRO

Migrations internationales et développement JEAN-PIERRE GUENGANT

L’épreuve du temps CHRISTOPHE DAADOUCH

Sangatte et les zones de transit VIOLAINE CARRERE

Dans l’espace européen RÉMY LEVEAU

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ACTUALITÉ JEAN-CHRISTOPHE RUFIN

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Pays d’ancienne tradition migratoire, l’Espagneconnaît au XXe siècle des phases contrastées d’émi-gration de ses ressortissants. Phases différenciéestant par l’importance des flux migratoires que parles pays de destination privilégiés par les émigrants.Les temps forts de l’émigration espagnole à l’époquecontemporaine se situent entre les deux dernièresdécennies du XIXe siècle et les deux premières duXXe siècle puis, ultérieurement, sous le régime fran-quiste.

Après ce que des historiens nomment, non sansironie, “l’âge d’or” de l’émigration espagnole, situé

au tournant du XIXe et du XXe

siècle, la période de la dic-tature franquiste pourraitreprésenter “l’âge d’argent”des phénomènes migratoires

espagnols1. Comme précédemment, mais avec descaractéristiques propres, s’y mêlent émigrationspolitiques et émigrations économiques. Si l’exilpolitique consécutif à la Guerre civile est le plusmassif de tous ceux, multiples et divers, qu’a connus

l’Espagne depuis le début du XIXe siècle, le chan-gement notable des flux migratoires espagnols dela période franquiste réside dans les nouvelles direc-tions empruntées par les migrants : l’émigrationvers les pays européens supplante définitivementl’émigration vers les pays latino-américains.

L’exil républicain

L’installation du franquisme coïncide avec l’exo-de le plus considérable que l’Espagne ait connu.Pourtant, depuis le début du XIXe siècle, de nom-breux Espagnols ont quitté leur pays pour des rai-sons politiques, cherchant bien souvent refuge surle territoire français. Soit de manière groupée à l’occa-sion d’événements politiques précis –quelques mil-liers chaque fois– comme les partisans de JosephBonaparte, les libéraux, les carlistes, les républi-cains ou les anarchistes. Soit individuellement,pour des raisons où le “politique” et l’“économique”se mêlent bien souvent, sans que l’on puisse déter-miner avec certitude la part de l’un et de l’autre,

L’ÉMIGRATION ESPAGNOLEDURANT LA PÉRIODE FRANQUISTE

1)- Jacques Maurice, Carlos Serrano,

L’Espagne au XXe siècle, Hachette,

1992, pp. 115-116.

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comme pour se soustraire aux mobilisations décré-tées lors de la guerre du Maroc ou pour échapperà la fois à la pauvreté et à un régime honni. Avantla Guerre civile, les derniers exodes politiques sontprovoqués en 1923 par le coup d’État du généralPrimo de Rivera et, en 1934, par la dure répressionqui suit l’insurrection des Asturies. Jamais, cepen-dant, un nombre aussi important de réfugiés n’aquitté l’Espagne qu’à la fin de la Guerre civile. Encomparaison des départs collectifs qui se sont suc-cédé tout au long du XIXe siècle et dans le premiertiers du XXe siècle, le caractère sans précédent del’exil consécutif à la fin de la Guerre civile tient àla fois à son ampleur et à sa durée. L’exil dû à laguerre d’Espagne initie le changement d’orienta-tion géographique des expatriations : ce sont versles pays voisins de l’Espagne, et au tout premierchef la France, que les exilés se dirigent.

Au cours de la Guerre civile, la violence descombats militaires, l’évolution des fronts et la peurdes représailles exercées par les vainqueurs pro-voquent différentes vagues d’exode de réfugiés.Près de 200 000 personnes quittent l’Espagne pourchercher refuge dans d’autres pays, principalementen France. Parfois organisés par les autorités répu-blicaines soucieuses de mettre les populationsciviles à l’abri des hostilités, souvent spontanés,causés par une peur panique de cette guerre sansmerci, ces exodes voient arriver en France desfemmes, des enfants, des vieillards mais aussi desmilitaires vaincus sur le dernier front enfoncé parles rebelles. Exodes souvent de courte durée–notamment pour les hommes en âge de porter lesarmes– car les réfugiés regagnent plus ou moinsrapidement la zone de leur choix, du côté républi-cain ou du côté nationaliste. Les pouvoirs publicsfrançais tentent d’organiser rationnellement larépartition géographique des réfugiés, avec desconditions d’hébergement très disparates, tout ens’employant à inciter au rapatriement ceux quidemeurent à leur charge, à l’exception des enfants,des malades et des blessés.

Si les exodes provoqués au cours de la Guerrecivile sont une succession de flux et de reflux deréfugiés, la fin des combats provoque un raz-de-marée d’ampleur exceptionnelle. La France estencore le principal lieu de destination. En janvieret février 1939, lors de la conquête de la Catalognepar les troupes franquistes, près d’un demi millionde réfugiés se pressent à la frontière pyrénéenne.Ce grand exode, la Retirada, se produit dans lecontexte particulier d’une terre d’asile qui se refer-me sur elle-même et développe depuis avril 1938une législation restrictive par rapport aux étran-gers. Certes, la France est prise au dépourvu parle nombre colossal de réfugiés que même les pré-visions les plus élevées du gouvernement républi-cain étaient bien loin d’atteindre, mais rien n’estprévu pour l’accueil, hormis des mesures destinéesà garantir l’ordre et la sécurité. Des camps d’inter-nement –appelés alors camps de concentration pourles distinguer, dit-on, de lieuxpénitentiaires2– s’improvi-sent pour les militaires surles plages du Roussillon, àArgelès-sur-Mer et à Saint-Cyprien, tandis que la majo-rité des civils et des famillessont dirigés vers des centresd’hébergement répartis dans de nombreux dépar-tements. Passé le chaos des premières semainesoù des centaines de milliers de réfugiés sont ras-semblés dans des conditions extrêmement pré-caires dans des espaces délimités par des barbe-lés, d’autres camps sont ouverts : au Barcarès, nonloin des deux premiers, puis à Bram, dans l’Aude, àAgde, dans l’Hérault, à Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales, à Septfonds, dans le Tarn-et-Garonne età Gurs, dans les Basses-Pyrénées. Ce dernier campest particulièrement destiné aux anciens volon-taires des Brigades internationales, tandis que celuidu Vernet d’Ariège est rapidement conçu commeun camp disciplinaire.

Une dernière vague de réfugiés de la Guerrecivile correspond à l’évacuation par les républi-

2)- Voir la déclaration du ministre de

l’Intérieur Albert Sarraut début février

1939 : “Le camp d’Argelès-sur-Mer ne

sera pas un lieu pénitentiaire mais un

camp de concentration. Ce n’est pas la

même chose”.

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Ecains de la zone Sud-Est, en mars et avril 1939 ; cetexode est dirigé quasi exclusivement vers les ter-ritoires français d’Afrique du Nord, où vit depuisle début du siècle une importante colonie d’origi-ne espagnole. De Carthagène, Valence, Almería, etAlicante, de dix à douze mille réfugiés peuvents’embarquer à temps avant l’arrivée des troupesitaliennes dans cette dernière ville. L’absence depréparatifs, mais surtout les fortes réticences desautorités déléguées d’Algérie à les accueillir,contraignent les passagers des cargos à demeurerà bord pendant près d’un mois, dans des conditionssanitaires extrêmement précaires. En Afrique duNord, des centres d’hébergement pour les famillessont également aménagés à la hâte : Molière etCarnot, près d’Orléansville, et le centre de Cher-chell ; des camps d’internement aux installationstrès déficientes sont prévus pour les combattants,notamment à Boghari (camp Morand) et Boghar(camp Suzzoni), près d’Alger.

Lorsque Franco proclame, le 1er avril 1939, que“la guerre est finie”, la situation des réfugiés espa-gnols en France est extrêmement compliquée etpromise à de nombreuses évolutions. Elle se carac-térise par une extrême dispersion sur le territoirefrançais, par la séparation des familles –souventdestinée à se prolonger pendant des années– etpar une multiplicité de mouvements divers, à l’inté-rieur de l’Hexagone, vers l’Espagne ou d’autresterres de réémigration. Parmi ces mouvements, lesplus importants sont sans nul doute les rapatrie-ments. Depuis 1936, et plus encore en 1939 avec lagrande vague déferlante de la Retirada, la préoc-cupation première du gouvernement français, dési-reux de se dégager de la charge financière qui luiéchoit aussi brusquement, est d’encourager lesréfugiés à rentrer en Espagne. Ces rapatriementssont le fait de réfugiés amenés à fuir leur pays àcause des combats et pour qui le retour semble pos-sible, ceux en tout état de cause qui ne pensentpas être concernés –lorsqu’ils en connaissent l’exis-tence– par la loi des “Responsabilités politiques”promulguée par Franco le 9 février. Cette loi à por-

tée rétroactive permet en effet de poursuivre devantdes tribunaux d’exception ceux qui, depuis octobre1934, ont participé à la vie politique républicaineou qui, depuis février 1936, se sont opposés au “Mou-vement national”, c’est-à-dire au camp franquiste,“par actes concrets ou passivité grave”.

À l’été 1939, la plupart des réfugiés susceptiblesde rentrer en Espagne l’ont déjà fait. Le nombredes rapatriements diminue significativement durantles derniers mois de 1939 ; mais cela préoccupemoins la France car, avec la déclaration de guer-re, le gouvernement ne souhaite plus à présent quele départ des seuls réfugiés “non susceptiblesd’apporter un travail utile à l’économie française”3.La France sert aussi de lieu de transit pour d’autresémigrations, à destination essentiellement del’Amérique latine. Mais cette réémigration netouche vraisemblablement qu’un peu plus de 15 000personnes en 1939 et en 1940, avec une prédomi-nance de réfugiés provenant du secteur tertiaireet, plus généralement, d’intellectuels ; réémigra-tion sélective aussi d’un point de vue politique, dufait du contrôle important exercé par le Serviciode evacuación de los republicanos españoles, leSERE. Le Mexique de Laza-ro Cárdenas, qui offre dèsfévrier 1939 une hospitalitégénéreuse aux républicainsespagnols, accueille le plusimportant contingent deréfugiés, environ 7 500 aucours de l’année 1939.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, à la sui-te de l’accord franco-mexicain du 23 août 1940 etjusqu’à la rupture des relations entre l’État fran-çais et le Mexique en décembre 1942, de nouveauxdéparts s’effectueront, tant le gouvernement deVichy est désireux de voir partir les Espagnols qu’iljuge “indésirables” : 2 000 en 1940, 1 900 en 1941et 3 000 en 1942. Le Chili et la République domi-nicaine recevront respectivement 2 300 et 3 100réfugiés ; d’autres pays latino-américains (Argen-

3)- Circulaire du ministère de l’Intérieur,

19 septembre 1939, reproduite par Javier

Rubio, La Emigración de la guerra civil

de 1936-1939. Historia del éxodo que se

produce con el fin de la República

española, Madrid, editorial San Martín,

1977, p. 886.

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tine, Venezuela, Colombie et Cuba) accueillerontun total d’environ 2 000 Espagnols. Les autres payseuropéens n’en admettront que quelques milliers ;quant à l’URSS, si l’on excepte les Espagnols quise trouvaient déjà dans ce pays pour des motifsdivers avant la fin de la Guerre civile, elle enaccueillera moins d’un millier.

Avec les rapatriements et les réémigrations, onpeut estimer en définitive qu’à la fin de l’année1939 près des deux tiers des réfugiés de la Retira-da ont quitté la France, soit plus de 300 000. Cesdéparts permettent au ministre de l’Intérieur,Albert Sarraut, de déclarer à la Chambre des dépu-tés, le 14 décembre 1939, qu’il ne reste plus que140 000 réfugiés espagnols, dont 40 000 femmes etenfants ; estimation sans doute minorée dequelques dizaines de milliers de personnes dans lebut évident de montrer l’efficacité de la politiquegouvernementale et d’éviter les reproches des par-lementaires peu favorables aux républicains espa-gnols. L’exil politique espagnol se constitue alorsvéritablement. Il est formé des hommes et desfemmes qui n’ont d’autre choix que celui de resterhors d’Espagne. A la fin de l’année 1939, ces nou-veaux arrivés représentent dès lors autour de 40 %de la colonie espagnole de France, estimée à plus

de 400 000 personnes si l’ontient compte des immigrésvenus au cours des décen-nies précédentes pour desraisons économiques4.

Au lendemain de la DeuxièmeGuerre mondiale

La présence des réfugiés de la Guerre civile res-te considérable au lendemain de la guerre mon-diale. Selon le recensement effectué en 1945 auprèsdes étrangers de plus de quinze ans (et de ceux demoins de quinze ans exerçant une profession), plusde 103 000 Espagnols déclarent être arrivés entre1936 et 1945, soit toujours autour de 40% del’ensemble de la colonie espagnole, estimée alors

à un peu plus de 260 000 personnes adultes. Dansde nombreux départements de l’Ouest ou du Centre,qui ne sont pas les zones traditionnelles de l’immi-gration hispanique, les Espagnols constituent lanationalité étrangère prépondérante. Le grand Sud-Ouest voit aussi sa population espagnole s’accroîtred’un tiers et l’aire d’implantation y est plus vastequ’auparavant.

L’attribution du statut de réfugiés politiques,en mars 1945, permet enfin aux Espagnols venusen France à la suite de la victoire franquiste de“normaliser” leur situation ; leur garantie juridiqueassurée, ils peuvent trouver librement du travailet s’installer dans la région de leur choix. Une “nor-malité” s’instaure ainsi dans le déracinement del’exil ; les premières années d’après-guerre, cettesituation est cependant vécue comme provisoire,tant l’espoir est grand de repartir vite en Espagneet beaucoup refusent de s’“installer”, persuadésd’être l’année suivante de retour à Madrid ou Bar-celone. Lors du recensement de population de 1946,la nouvelle colonie espagnole apparaît encore assezdispersée dans l’Hexagone ; la tendance au regrou-pement dans les zones traditionnelles d’implanta-tion hispanique a cependant commencé, même side nombreux réfugiés finissent par s’installer dansles régions où le hasard de la géographie imposéepar les autorités françaises les a placés. Bien quece recensement ne différencie pas les réfugiés dela Guerre civile des immigrants plus anciens, l’onpeut constater que cinq départements rassemblentalors chacun plus de 20 000 Espagnols : l’Hérault,les Pyrénées-Orientales, l’Aude, la Gironde et larégion parisienne. Et trois départements ont entre14 000 et 19 000 Espagnols : la Haute-Garonne, lesBouches-du-Rhône et les Basses-Pyrénées. En dépitd’une plus grande dispersion des Espagnols sur leterritoire français qu’avant la guerre mondiale, latendance affirmée à l’afflux des réfugiés dans lesrégions habituelles de l’immigration espagnole sepoursuivra dans les années suivantes et s’expliquepar la recherche de réseaux de solidarité, fami-liaux, régionaux ou idéologiques ; elle s’explique

4)- Geneviève Dreyfus-Armand, L’exil

des républicains espagnols en France.

De la Guerre civile à la mort de Fran-

co, Paris, Albin Michel, 1999.

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aussi par le désir de se rapprocher de l’Espagneafin d’être prêts à y repartir et, pour les anciensguérilleros, prêts à y intervenir.

L’exode lié à la Guerre civile espagnole ne seborne pas aux flux migratoires déclenchés au coursdes événements eux-mêmes et dans les dernièressemaines du conflit ; il reprend au contraire aprèsla Seconde Guerre mondiale, dans des proportionscertes moins massives mais toutefois importantesqu’il convient de ne pas négliger. Les relationsentre le pouvoir franquiste et les gouvernementsfrançais issus de la Résistance sont très tendueset la frontière est fermée pendant une période dedeux ans, entre le 1er mars 1946 et le 10 février1948, à la suite de l’exécution en Espagne de Cris-tino García et de onze autres antifranquistes, pourla plupart anciens résistants en France. Mais celan’empêche pas nombre de clandestins espagnolsde passer la frontière : les fugitifs sont souventdes prisonniers politiques en fuite, des opposantsau nouveau régime ou des proches parents de réfu-giés déjà présents en France ; il est certain aussique, devant la situation de précarité économiqueque connaît l’Espagne, la proportion de réfugiéséconomiquement faibles augmente notablement,ce qui place les autorités françaises devant laquestion, souvent insoluble, de différencier lesauthentiques réfugiés politiques des autres. Legouvernement républicain en exil, alors recons-titué, reconnaît tous les clandestins comme sienscar il les estime poussés hors d’Espagne par larépression ou la misère, engendrées pareillementpar le franquisme.

On assiste à une entrée massive de clandestinsespagnols, environ 10 000 par an de 1947 à 1949.Les pouvoirs publics français sont alors générale-ment favorables à ce que l’Office international pourles réfugiés (OIR) accorde assez libéralement à cesfugitifs le statut de réfugiés politiques. Aussi lesrefoulements n’excèdent-ils pas 25% dans les années1946-1949. Dès 1948 cependant, le ministère del’Intérieur prend des dispositions pour limiter

l’afflux d’immigrés. De 1950 à 1952, bien que lesentrées clandestines aient beaucoup diminué, lesrefoulements en concer-nent plus de la moitié5.C’est en 1949 et en 1950que l’émigration politiqueespagnole en France atteinttrès probablement sonchiffre le plus élevé de l’après-guerre, soit 125 000personnes environ selon l’INSEE pour cette pre-mière date6. Les réfugiésespagnols constituent leplus important contingentde réfugiés politiques pré-sents sur le sol français,bien avant les réfugiés enprovenance d’Europe centrale et orientale ; et ilsle resteront jusqu’au début des années 1960.

A l’aube des années cinquante, le centre de gra-vité de la colonie espagnole est à nouveau situé net-tement dans le Sud-Ouest. Près de la moitié desEspagnols y résident et ils constituent plus de lamoitié de la population étrangère de la région. Ilest cependant à remarquer que, dès la libérationde Paris, à laquelle des Espagnols participent acti-vement, des réfugiés espagnols se dirigent vers lacapitale qui leur était inter-dite jusque-là7. Une enquê-te officielle effectuée en1950 met en évidence à lafois la prépondérance duSud-Ouest et l’importancede la région parisienne dansl’implantation des exilésespagnols 8. On constate quela population espagnole,toutes catégories confon-dues, est implantée de façonmajoritaire dans la Seine, lesdépartements du Sud-Ouestet la région marseillaise. Les huit départements oùles Espagnols sont les plus nombreux sont, par ordredécroissant : la Seine, la Gironde, l’Hérault, les Pyré-

5)- David Wingeate Pike, “L’immigra-

tion espagnole en France (1945-1952)”,

in Revue d’histoire moderne et contem-

poraine, avril-juin 1977, pp. 286-300.

6)- En 1950, selon le ministère de l’Inté-

rieur qui pratique d’autres modes de cal-

cul, les exilés représentent environ 34%

de la colonie espagnole.

7)- Andrée Bachoud, Geneviève Drey-

fus-Armand, “Des Espagnols aussi divers

que nombreux”, Paris 1945-1975 ”, in Le

Paris des étrangers depuis 1945, sous

la direction de Antoine Marès et Pierre

Milza, Paris, Publications de la Sorbon-

ne, 1994, pp. 55-76.

8)- “Les Espagnols en France”, rapport

de la direction des Renseignements

généraux, août 1952 (AMI, 89/31 Mi 6,

liasse 4).

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Enées-Orientales, les Bouches-du-Rhône, la Haute-Garonne, l’Aude et le Rhône ; la Seine a définitive-ment supplanté l’Hérault dans sa place de premierdépartement espagnol de France, encore occupéepar lui dans l’immédiat après-guerre. Les réfugiésstatutaires sont alors les plus nombreux dans qua-siment les mêmes départements, dont la Haute-Garonne, les Pyrénées-Orientales, la Seine, la Giron-de et l’Ariège. Géographiquement, les réfugiés sesont ainsi regroupés prioritairement –région pari-sienne mise à part– dans les départements à domi-nante espagnole. Socialement, nombre de réfugiésmènent également une vie souvent semblable à cellede leurs compatriotes ; 95% d’entre eux sont sala-riés, et nombreux sont ceux qui occupent desmétiers manuels parfois pénibles dans l’agricultu-

re (18 à 20%), la métallurgie(12%), les mines (8%), lestravaux publics ou lesconstructions de barrages9.

La nouvelle émigration

Si l’émigration politique conserve une placenotable au sein de la colonie espagnole pendant lesannées 1950, la tendance se modifie progressive-ment par la suite. Avec le début des années 1960 etl’afflux considérable d’immigrés économiques, laplace de l’exil s’amenuise pour ne représenter à pei-ne qu’un cinquième de la colonie espagnole en 1962,puis chuter en dessous de 10% et diminuer ensuiterégulièrement. Pourtant, les réémigrations versl’Amérique latine, facilitées par l’OIR entre 1947 et1951, ne sont pas vraiment en cause, car elles neconcernent guère que 9 000 réfugiés environ entreces deux dates. Pas plus que les naturalisations, long-temps peu nombreuses chez les républicains espa-gnols, n’expliquent fondamentalement cette moindreplace. C’est qu’une autre immigration espagnole arri-ve alors en France.

A partir du milieu des années 1950, du fait de laréorientation de la politique française en matière

d’immigration et des difficultés économiques propresà l’Espagne qui conduisent celle-ci à développerune émigration après l’avoir longtemps limitée, uneénorme vague de travailleurs espagnols commenceà arriver en France. La nécessité pour la France derecruter de la main-d’œuvre pour assurer la recons-truction du pays puis pour répondre aux besoinsgénérés par la prospérité des “Trente glorieuses”l’amène à se tourner vers l’Espagne ; l’immigrationitalienne s’est en effet pratiquement tarie du faitdu développement économique des provinces dunord de l’Italie qui attire à présent les paysanspauvres du Sud. Quant à l’Espagne, l’échec de lapolitique d’autarcie menée pendant les premièresannées du franquisme, le sous-emploi endémiquedans les villes comme dans les campagnes, la pré-carité sociale dans le sud de la péninsule et les ten-sions nées de l’application d’un “plan de stabilisa-tion” très sévère, la contraignent à encourager l’émi-gration. D’autant que les envois de fonds effectuéspar les émigrés constituent des rentrées de devisesdont leur pays d’origine a un besoin vital. En 1956,le gouvernement espagnol autorise l’Office natio-nal d’immigration à installer une mission à Barce-lone puis à Irún. En 1961, un accord est signé entrela France et l’Espagne sur les transferts de main-d’œuvre. Les émigrants qui, dans les périodes pré-cédentes, provenaient essentiellement des provincesdu Levant (Castellón, Murcie, Valence et Alicante),viennent de régions plus diverses où l’Andalousieet la Galice sont fortement représentées.

L’émigration espagnole de cette deuxième moi-tié du XXe siècle présente des caractères nouveaux.Les émigrés ne se dirigent plus vers l’Amériquelatine mais vers l’Europe, non plus vers les régionsagricoles mais vers les zones industrielles en plei-ne extension et demandeuses de main-d’œuvre. Lesrestrictions apportées à l’immigration par les payslatino-américains se conjuguent ainsi à l’attraitexercé par l’économie florissante des pays d’Euro-pe occidentale. Dans les années 1949-1959 il y aencore un courant migratoire américain, mais sonpoint culminant se situe en 1955 avec 62 000 sor-

9)- Jacques Vernant, Les Réfugiés dans

l’après-guerre, Monaco, éditions du

Rocher, 1953, p. 301.

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ties pour décliner irrémé-diablement ensuite10. LaFrance n’attire plus à elle

seule tous les migrants espagnols. Dès 1960, l’Alle-magne attire davantage d’émigrés espagnols que laFrance, respectivement 26 700 et 21 400. En 1965,65 100 Espagnols se rendent dans la Républiquefédérale et 49 800 dans l’Hexagone. En 1970, les émi-grés préfèrent aussi la Suisse à la France.En dépit de cette diversification des desti-nations, la France demeure pourtant un pivotdes flux migratoires espagnols, compte tenude l’ancienneté de la colonie espagnole deFrance, de la présence des exilés républi-cains et de la venue régulière, traditionnel-le depuis des décennies, de travailleurs sai-sonniers pour aider aux vendanges dans lesdépartements viticoles du Sud-Ouest. Alorsque la famille n’accompagne guère l’émi-grant en Allemagne, elle le rejoint lorsquecelui-ci s’installe en France, signe d’une ins-tallation plus durable.

En France, les réfugiés se trouvent noyéspar la nouvelle migration. La vague migra-toire espagnole ne cesse d’augmenter à par-tir de 1956 et connaît une accélération de1961 à 1964, avec des entrées qui dépassentles 60 000 travailleurs permanents en 1962et en 1964. Cette nouvelle immigration sedirige vers les régions industrielles et l’Ile-de-France. Aussi, en 1962, cette dernièrerassemble-t-elle près de 90 000 Espagnols,dont la moitié résident à Paris même. Lacolonie espagnole de la région parisiennene cesse de s’amplifier pour dépasser en1968 les 130 000 personnes, sommet de cetaccroissement. De 1965 à 1971, l’émigrationespagnole vers la France diminue progres-sivement ; les naturalisations, qui connais-sent une forte hausse avec les émigrés éco-nomiques, ainsi que le vieillissement de lapopulation et les retours ne sont pas com-pensés par des apports nouveaux. Le recen-

sement de 1975 indique déjà une diminution deseffectifs, due à des retours et à l’orientation des fluxmigratoires espagnols vers des pays à monnaie for-te comme l’Allemagne et la Suisse. Issus d’une autregénération que les réfugiés de la Guerre civile ouceux des années d’après-guerre, provenant en grandnombre des provinces du sud de l’Espagne pour tra-vailler dans la construction, les services domestiques

10)- Jacques Maurice, Carlos Serrano,

L’Espagne au XXe siècle, Op. cit., p. 116.

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Eou la sidérurgie, ces migrants économiques font en1968 de la colonie espagnole le groupe étranger leplus nombreux en France.

Si la place des réfugiés politiques espagnolsdiminue en France, cela ne signifie pas qu’il n’y aitplus d’arrivées d’exilés politiques en provenanced’Espagne dans les années soixante, mais un cer-

tain nombre d’opposants profitent du flot d’émi-gration économique vers la France pour s’y fondresans demander ensuite le statut de réfugié poli-tique. Par ailleurs, la seconde génération issue del’exil de la Guerre civile, née en France, acquierttout naturellement la nationalité française selonles modalités du Code de la nationalité de 1945 etne se distingue plus des Français du même âge. Au

moment où la démocratie se rétablitau-delà des Pyrénées, environ 49 000Espagnols ont encore, selon l’OFPRA,le statut de réfugiés politiques.Lorsque le statut de réfugiés sera sup-primé pour les Espagnols en 1981, cer-tains demanderont leur naturalisa-tion.

La fin de la période franquiste coïn-cide avec le tarissement de l’émigra-tion espagnole, dû à la fois à l’irrup-tion de la crise économique dans lespays européens et aux transformationspolitiques qui suivent en Espagne lamort de Franco. C’est ainsi le termed’un siècle de flux migratoires motivéspar des considérations diverses, où le“politique” et l’“économique” se mêlentbien souvent. C’est sous la dictaturefranquiste que l’exil politique le plusconsidérable a quitté l’Espagne et s’estimplanté durablement dans d’autrespays, tout particulièrement en France.C’est au cours de la même période queles autres migrants ont abandonné lesroutes classiques de l’exil américainpour aller travailler dans des pays euro-péens, préparant ainsi à leur insul’émergence d’une conscience euro-péenne contemporaine.

Geneviève Dreyfus-ArmandDirectrice de la Bibliothèque de Documenta-

tion Internationale Contemporaine (BDIC) etdu Musée d’histoire contemporaine

Conservateur général des bibliothèques

PAGES 68 ET 69 : Janvier 1939, l’exode des réfugiés espagnols vers la

France. Photos : D.R.

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Une émigration à la fois politique et économiqueDepuis le XIXe siècle, l’émigration espagnole

vers la France, liée aux histoires nationales desdeux pays, est une émigration à la fois politique etéconomique : émigration politique des guerresciviles et des guerres carlistes au XIXe, émigrationpolitique sous la dictature de Primo de Rivera etde la Guerre civile de 1936-1939 au XXe siècle ; émi-gration économique pendant la Première Guerremondiale pour assurer la production agricole de laFrance, suivie d’une émigration saisonnière qui sepoursuit jusqu’à la guerre civile. Pendant la pério-de d’autarcie économique de l’après-guerre l’émi-gration est pratiquement interdite : l’émigrationclandestine à dominante politique se développevers la France.

Dans l’histoire de l’émigration espagnolecontemporaine, l’année 1959 est une année char-nière : elle ouvre le courant massif d’émigrationvers les pays européens et ferme celui à destina-tion de l’Amérique latine. C’est l’année du “plande stabilisation” de Ullastre, plan destiné à mettre

fin à l’autarcie économique imposée de l’intérieurpar les idéologies dominantes des années 1940 enEspagne et de l’extérieur par l’isolement du régi-me franquiste à la fin de la Seconde Guerre mon-diale. Les années 1950 marquent l’ouverture del’Espagne aux relations internationales et parallè-lement aux relations économiques internationales– politique économique capitaliste, industrialisa-tion et développement des services, interventiondu capital étranger (aide économique américai-ne). On passe du dirigisme et de l’autarcie desannées d’après-guerre au libéralisme. L’exode ruralmassif des années 1950 vers les zones urbainesindustrialisées – Barcelone, Bilbao, Madrid –s’intensifie. Une partie de la main-d’œuvre agrico-le est absorbée par l’industrie et les services, l’autrepar l’économie des pays européens industrialisés,en pleine croissance dans lesannées 1960 (MartinezCachero)1. L’émigration estréglementée et assistée :l’Institut Espagnol d’Émi-gration est créé en 1956, laloi sur l’émigration promulguée en 1962. Ces mou-vements de population s’accompagnent d’une aggra-vation des différences régionales : le Sud-Ouest et

L’ÂGE DE LA RETRAITE : LES ÉMIGRÉS ESPAGNOLS EN FRANCE FACE AUX RISQUESD’EXCLUSION SOCIALE

1)- L. A. Martinez Cachero, La emi-

gración española ante el desarollo

economico y social, Madrid, 1965, Nue-

vo horizonte.

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Les émigrants espagnols participent à Marseille à la manifestation du 1er mai en portant des pancartes de soutien au mouvement ouvrier et contre la

repression en Espagne. 1967. CDEE. Fondo General.

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le Nord-Ouest se dépeuplent ; à partir de 1961 leLevant devient un pôle d’attraction. Avec l’ins-tauration, après la mort de Franco en l975, d’unedémocratie dont le régime est une monarchie par-

lementaire qui s’articulesur l’“État des Autono-mies” (Bonnels)2, l’Espagnea accompli une véritable

révolution politique et socioculturelle. L’entréedans le marché commun en 1986, et la libre cir-culation des personnes au 1er janvier 1993 mar-quent son intégration dans l’espace économiqueet politique européen. La croissance et le déve-loppement économique des trente dernièresannées, ont fait de l’Espagne, pays d’émigration,une terre d’immigration.

Répondre aux besoinséconomiques et démographiques de la FrancePendant la guerre de 1914-1918, une majorité

d’ouvriers agricoles viennent pallier les besoins demain-d’œuvre en Provence et dans la vallée du Rhô-ne. Au recensement de 1921, la colonie espagnolecompte 255 000 personnes soit 16% de la popula-tion étrangère. La crise économique de l’entre-deux-guerres amène une diminution de l’immigrationespagnole qui tombe à 12% de la population étran-gère. La Guerre civile espagnole (1936-1939) pro-voque un afflux de réfugiés (fin 1938-début 1939).En février 1939, on compte plus de 500 000 réfu-giés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les réfu-giés participent activement à la Résistance fran-çaise : 12 000 meurent dans les camps de concen-tration allemands. Beaucoup sont rapatriés de for-ce après l’occupation de la zone libre. En 1951, ondénombre seulement 165 000 réfugiés du fait desdéparts pour le Mexique, des retours forcés enEspagne, des décès et des naturalisations. Dansl’immédiat après-guerre l’émigration clandestineà caractère politique se développe vers la France :la majorité des clandestins proviennent des villes,la migration interne ayant précédé l’expatriation.

En 1956, une mission de recrutement de l’OfficeNational d’Immigration français (ONI) s’installeen Espagne. Dans les années 1961-1970 on enre-gistre une montée en flèche de l’immigration espa-gnole entre 1961 et 1963, en remplacement del’immigration italienne. À partir de 1963, près de90% des travailleurs saisonniers sont des Espa-gnols ; cette émigration temporaire est encadréepar les syndicats verticaux espagnols. À partir de1965, l’immigration espagnole est à son tour dépas-sée par l’immigration portugaise. L’immigrationfamiliale s’accélère. Au recensement de 1968 ondénombre 607 000 Espagnols, soit près du quart dela population étrangère.

Les Espagnols ont une place prépondérantedans le bâtiment et les travaux publics (BTP), puisdans l’industrie, les services domestiques et l’agri-culture. On enregistre un déplacement des cou-rants migratoires du Sud-Ouest vers le Sud-Est dela France où ils remplacent les Italiens dans le bâti-ment et l’agriculture. L’Ile-de-France et la régionRhône-Alpes demeurent des pôles d’attraction. Lessecteurs d’emploi des Espagnols y sont ceux del’industrie (industrie automobile dans la régionparisienne) et du bâtiment. Les régions indus-trielles du Nord et de l’Est où les Espagnols étaientabsents, reçoivent les immigrés recrutés par l’ONI.On observe avec la vague d’émigration économiquedes années 1960, un glissement des emplois de laFrance agricole vers la France industrielle et uneimplantation régionale pluslarge. Les immigrés écono-miques constituent l’élé-ment principal de la popu-lation espagnole en France (Hermet)3.

Des années 1971 à la fin des années 1980, on enre-gistre une diminution continue de la population espa-gnole avec 497 480 personnes au recensement de1975, soit 14,5% de la population étrangère, et 327 156personnes au recensement de 1982, soit 8,8% desétrangers résidant en France. Cette diminution résul-te d’une conjonction de facteurs : l’arrêt par la France

3)- G. Hermet, Les Espagnols en France,

Paris, Ed. Ouvrières, 1967, p.91-101.

2)- J. Bonnels, L’Espagne, Paris, Flam-

marion, 1998, p.134.

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CEde l’immigration de travailleurs en 1974 ; la mise en

place du dispositif d’aide au retour entre 1977 et1981, que les Espagnols ont largement utilisé ; lamort de Franco en 1975, suivie d’une amnistie géné-rale en 1977 qui permet le retour des exilés ; le déve-loppement économique espagnol qui favorise lesretours spontanés (d’après les données consulaires,les retours spontanés ont été très nombreux dans ladécennie 1980) ; le faible taux de fécondité desfemmes espagnoles résidant en France ; les acqui-sitions de la nationalité française ; les décès.

Immigration de travail temporaire au début desannées 1960, l’immigration espagnole est devenueune immigration de peuple-ment fixée en France. La dimi-nution des envois de devisesen Espagne, l’amélioration desconditions matérielles enFrance, le taux élevé d’acqui-sition de la nationalité fran-çaise et les mariages franco-espagnols sont autant d’indi-cateurs de ce processus. L’évo-lution de l’immigration –caractère familial, qualifi-cation professionnelle, vieillissement etc– s’accom-pagne d’une évolution des besoins et d’un réajuste-ment des attentes et des aspirations.

Dans les années 1990, les effectifs des Espagnolscontinuent à diminuer : les tranches d’âge les plusjeunes s’affaiblissent tandis que celles des plus âgésaugmentent, phénomènes qui traduisent le non-renouvellement de l’immigration espagnole et sonvieillissement.

Le vieillissement de la populationAu recensement de 1999, les Espagnols sont

161 762 et représentent 5 % des étrangers. Les Espa-gnols naturalisés français sont 274 0664. Les don-nées détaillées par nationalité du recensement de1999 n’étant pas encore disponibles, ce sont cellesdu précédent recensement –de 1990– auxquelles

nous avons eu recours. Pour l’ensemble des étran-gers, on dénombre 282 000 personnes de plus de65 ans sur un total de 3 600 000 personnes. Les ori-ginaires des pays de la Communauté européennereprésentent 64% de l’ensemble des étrangers deplus de 65 ans.

D’après les résultats du sondage de l’INSEE5, lesétrangers de nationalité espagnole et les Espagnolsnaturalisés français sont 518 223. Les Espagnols–étrangers au sens juridique, nés hors de Franceou nés en France, de nationalité espagnole– sont216 047 et représentent 6% de la population étran-gère. Ils se répartissent comme suit par âge :

Les personnes de 65 ans ou plus sont 56 056(26 948 hommes et 29 108 femmes) et représen-tent 26% de la population. Soit 11 points de plusque la moyenne nationale : les 65 ans ou plusreprésentaient 15% de l’ensemble de la popula-tion française au recensement de 1990. Comptetenu de l’ancienneté du courant migratoire espa-gnol, la pyramide des âges est inversée par rap-port à celle de l’ensemble des nationalités desimmigrés. Le courant migratoire s’est tari et tou-te la population est appelée à vieillir. Entre 60 et90 ans ou plus, on observe une distribution pargenre comme suit :

Étrangers : Espagnols, par âge et sexe

Âge Ensemble % Sexe masculin Sexe féminin0-19 ans 23 528 11% 12 144 11 384 20-64 ans 136 463 63% 73 247 63 21665 ans ou plus 56 056 26% 26 948 29 108Total 216 047 100% 112 339 103 708Source : INSEE, recensement de la population, 1990

4)- A. Lebon, Immigration et présence étrangère en France en 1999,

Premiers enseignements du recensement, Paris, la Documentation

française, 2001.

5)- INSEE, Résultats du recensement de la population de 1990. Natio-

nalités, résultats du sondage au quart, 1992

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Au-delà de 75 ans, les effectifs féminins sontplus élevés que les effectifs masculins. Rappelonsqu’au niveau national l’espérance de vie est de 74ans pour les hommes et de 82 ans pour les femmes,et qu’il existe des inégalités persistantes en fonc-tion de la catégorie socioprofessionnelle et de lazone de résidence.

D’après les résultats du sondage de l’INSEE, lesEspagnols naturalisés français se répartissent com-me suit :

Dans la population française d’origine espa-gnole, les personnes de 65 ans et plus représentent28% des effectifs, soit 13 points de plus que lamoyenne nationale. Ils se distribuent comme suitpar genre entre 60 et 90 ans ou plus :

On observe une sur-représentation des femmesdans toutes les tranches d’âge à partir de 20 ans etplus. Ce qui va dans le sens de la tendance géné-

ralement observée d’un taux de naturalisation plusfort chez les femmes.

Nous avons affaire à des populations vieillis-santes (étrangers ou naturalisés français) où lesfemmes sont majoritaires et la pyramide des âgesest inversée par rapport à celle de l’ensemble desnationalités des immigrés compte tenu du fait queles Espagnols appartiennent à l’un des courantsmigratoires les plus anciens. La structure par âgedes immigrés découle d’abord de l’ancienneté ducourant migratoire : lorsque le courant migratoi-re se tarit, toute la population est appelée à vieillir.D’après l’indicateur de vieillissement de la popu-lation de l’INSEE (nombre des personnes de 60ans ou plus, rapporté à celui des 25 à 59 ans enpourcentage), les Espagnols arrivent en troisiè-me position derrière les Italiens et les Polonais,avec 76,2% pour les hommes et 78,3% pour lesfemmes.

Les étrangers originaires des pays de la Com-munauté européenne –majoritairement d’Europedu Sud– qui représentent en 1990, 64% des plusde 65 ans sont pratiquement absents des raresétudes, articles, publications et colloques consa-crés au vieillissement des immigrés. Le compterendu dans le journal Le Monde du 3 juin 1999,du colloque organisé à Aix-en-Provence par la“Flamboyance” avec le soutien du Fonds d’Action

Espagnols âgés de 60 à 90 ans ou plus

Âge Ensemble Sexe masculin Sexe féminin60-64 20 276 10 840 9 43665-69 15 336 7 968 7 36870-74 11 988 6 256 5 732 75-79 11 956 5 824 6 132 80-84 9 264 4 128 5 136 85-89 5 184 2 056 3 12890 o más 2 328 716 1 612Source : INSEE, recensement de la population, 1990

Français par acquisition dont la nationalité antérieureétait espagnole

Âge Ensemble % Sexe masculin Sexe féminin0-19 ans 9 210 3% 4 722 4 48820-64 ans 208 802 69% 91 104 117 69865 ans ou plus 84 164 28% 36 776 47 388Total 302 176 100% 132 602 169 574

Source : INSEE, recensement de la population, 1990

Espagnols naturalisés Français âgés de 60 à 90 ans ou plus en 1990

Âge Ensemble Sexe Sexemasculin féminin

60-64 30 128 13 276 16 85265-69 26 604 11 976 14 62870-74 22 468 10 404 12 06475-79 18 264 8 092 10 17280-84 10 492 4 328 6 16485-89 4 772 1 544 3 22890 o más 1 564 433 1 132Source : INSEE, recensement de la population, 1990

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CESociale sur “Vieillesse et Immigration” est tout à

fait symptomatique de cet état de fait. PhilippeBernard écrit : “les Espagnols et les Italiens sesont fondus dans le paysage français et nombrede Portugais choisissent de passer leurs vieuxjours au pays...”. En effet, ces populations,aujourd’hui non problématiques qui appartien-nent à des vagues migratoires anciennes, sontconsidérées comme intégrées par les pouvoirspublics. L’entrée en 1986 de l’Espagne et du Por-tugal dans la Communauté européenne a modifiéleur statut juridique et pour le FAS les ressortis-sants des pays membres “ne pourront plus êtreconsidérés comme de véritables immigrés” (Noi-

riel, 1992 : 5)6. Or, levieillissement de la popu-lation s’accompagne derisques d’exclusion d’unepartie des personnesâgées, du fait de leurs

faibles revenus, de leur non participation socia-le et de leur situation d’isolement et ce a fortio-ri pour les immigrés qui vieillissent en France.Ces retraités du “troisième âge” et bientôt du

“grand âge”, du fait de leurhistoire migratoire peuventavoir des besoins spéci-fiques, et sont en droitd’attendre une reconnais-sance de leur présence,même si comme l’a si sou-vent répété AbdelmalekSayad7, seul le travail pou-vait donner une légitimitéà la présence des immigrés

dans le pays de résidence ou à son absence dansle pays de départ.

Trajectoires migratoiresLe mouvement associatif espagnol, au plus près

des besoins de ses membres, prend la mesure desdifficultés auxquelles se trouvent confrontésaujourd’hui les émigrés âgés. La Fédération d’asso-ciations et centres d’Espagnols émigrés en France

(FACEEF) est à l’origine d’une étude comparativeeuropéenne8 dont nous présentons ici les grandeslignes de la contribution française : “les immigrésespagnols retraités en France : entre intégrationet vulnérabilité sociale”9. Celle-ci a pour objet l’étu-de des facteurs qui peuvent conduire à la désaffi-liation, du fait de la cessation de l’activité profes-sionnelle et de l’isolement social qui en résulte. Ellecomporte deux volets : le premier, relatif à la bais-se des revenus suite à la cessation d’activité, aggra-vée par les difficultés des travailleurs immigrés àreconstituer leur carrière en raison de leur instabi-lité professionnelle et géographique dans certainssecteurs d’activité, de l’impossibilité de valider lesannées travaillées au pays d’origine et de la mécon-naissance de leurs droits en matière d’aide sociale ;le second, relatif aux risques de marginalisationsociale, du fait que ces retraités, qui ont connu lesconditions de travail les plus pénibles et les emploisles moins biens rémunérés, ne disposent pas des res-sources physiques, financières et culturelles suffi-santes pour bien vivre leur retraite. Risques accrusquand les supports sociaux (famille, amis, voisina-ge, réseau associatif, syndicats, partis politiques ...)font ou viennent à faire défaut.

8)- L’étude comparative intitulée : “les situations d’exclusion des

immigrés espagnols âgés en Europe” (Allemagne, Belgique, Espagne,

France, Hollande, Luxembourg), coordonnée par la Fédération d’Asso-

ciations et Centres d’Espagnols émigrés en France (FACEEF) a été

réalisée dans le cadre du Programme “Situations de marginalisation

et d’exclusion sociale dans la Communauté Européenne” de la DG.V

de la Commission Européenne. Elle a fait l’objet d’une publication en

espagnol :

U. Martínez Veiga, (dir.) “Situaciones de exclusión de los emigrantes

españoles ancianos en Europa”. Paris, FACEEF, Fondation du 1er

mai, (colab. de la DGV de la Comisión Europea y de la Dirección Gene-

ral de Ordenación de las Migraciones del Ministerio de Trabajo y Asun-

tos Sociales de España), 2000.

9)- M-C. Muñoz, “Les immigrés espagnols retraités en France : entre

intégration et vulnérabilité sociale”, Ch.II, p. 33-81, in U. Martinez

Viega, M-C. Muñoz, A-I Fernandez Asperilla, “Situations d’exclusion

des immigrés espagnols âgés en Europe”, Paris, FACEEF, 2001.

6)- G. Noiriel (Resp. scientifique), Le

vieillissement des immigrés en région

parisienne, Rapport final, Etude pour le

Fonds d’Action Sociale, 1992.

7)- A. Sayad, “La vacance comme patho-

logie de la condition d’immigré : le cas

de la retraite et de la préretraite”, in

Gérontologie, “La vieillesse des immi-

grés en France”, n°60, oct. 1986, pp. 37-

55.

A. Sayad, La double absence, Des illu-

sions de l’émigré aux souffrances de

l’immigré, Paris, Seuil, 1999.

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L’enquête comprend une approche qualitativeavec des entretiens en profondeur réalisés auprèsde retraités espagnols de la région parisienne etde la région lyonnaise et auprès d’informateurs pri-vilégiés du mouvement syndical, des servicessociaux français et espagnols et du mouvement cari-tatif espagnol ; elle comprend aussi une approchequantitative à l’aide d’un questionnaire auprès de124 personnes retraitées, espagnoles et d’origineespagnole. Les personnes enquêtées ont été sélec-

tionnées à partir des fichiersde l’IMSERSO10 et du réseauassociatif national de laFACEEF. Un petit nombred’enquêtés sont des utilisa-teurs des services sociaux del’Ambassade et du dispen-saire San Fernando11 deNeuilly. Les enquêtes parquestionnaire ont été réali-

sées en Ile-de-France, en région Rhône-Alpes etdans l’Est de la France, en Lorraine. Dans ces troiszones géographiques, l’implantation des Espagnolsest forte et correspond à l’émigration économiquedes années 1960.

La population de l’enquête est composée de48 femmes et de 76 hommes. Les trois quarts desenquêtés se déclarent de nationalité espagnole.L’âge moyen des enquêtés est de 70 ans. 70% sontmariés, 17% sont veufs, les autres sont célibatairesou vivent en couple. 71% déclarent un conjointespagnol. Quant aux mariages avec un conjointfrançais, ils sont plus élevés chez les hommes quechez les femmes. 92% ont des enfants et le nombremoyen d’enfants est de 3. On enregistre une trèsforte proximité résidentielle entre parents etenfants : 76% ont des enfants qui résident dans lamême localité. 96% des enquêtés vivent chez euxet 3% au domicile d’un enfant.

Seuls 7% des enquêtés sont des combattantset réfugiés de la Guerre civile. La majorité faitpartie de la vague d’émigration économique des

années 1960. Ils ont quitté l’Espagne pour desmotifs d’ordre économique ou familial (réalisa-tion du regroupement familial) et une minorité,10%, pour fuir la répression franquiste. Pratique-ment tous ont souffert de la Guerre civile et desdifficultés de l’après-guerre. Près de la moitiéavait migré vers les centres industriels des régionsdéveloppées d’Espagne avant de s’expatrier.

Leur niveau d’études est faible : les trois quartsdéclarent un niveau inférieur ou égal au cyclecomplet des études primaires et 5% sont anal-phabètes. La non-scolarisation ou l’interruptiondes études primaires sont à mettre en relationavec l’origine rurale des migrants : les infra-structures scolaires étaient peu développées etparfois difficilement accessibles, les enfants tra-vaillaient très tôt. La Guerre civile est venue per-turber la scolarité des enquêtés qui avaient enmoyenne 6 ans en 1936. Ce faible niveau de sco-larisation ou son absence ont constitué un obs-tacle à l’apprentissage du français. Après 30 à 40ans de vie en France, plus de la moitié déclareune connaissance moyenne ou mauvaise du fran-çais. Or, nous savons combien la maîtrise de lalangue du pays de résidence est un élément clefde la participation et de l’intégration sociale desimmigrés.

L’insertion sur le marché du travail dans desemplois peu qualifiés est en relation avec le niveaude formation. Dans le dernier emploi occupé, 82%des hommes travaillaient dans le secteur secon-daire, à égalité dans l’industrie et dans le bâti-ment. Tandis que 80% des femmes étaientemployées dans le tertiaire : dans les servicesdomestiques aux particuliers, les services hôte-liers et les services administratifs. La situationprofessionnelle des femmes était plus défavorable,elles occupaient des emplois non qualifiés tandisque les hommes se trouvaient à des postes semi-qualifiés ou qualifiés. Plus des trois quarts de lapopulation étaient salariés. 38% des enquêtés ontconnu, au cours de leur vie active, des périodes

10)- L’IMSERSO (Institut des Migra-

tions et des Services Sociaux) est un

organisme qui dépend du ministère des

Affaires Sociales.

11)- Œuvre de l’Ordre des filles de la

Charité de Saint-Vincent-de-Paul, fon-

dée en 1892.

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CEde chômage d’une durée moyenne de 6 ans. Ces

travailleurs appartiennent aux catégories socialesles plus affectées par le chômage dans l’ensemblede la population active : les ouvriers et lesemployés. Dans les années 1980, les entreprisessidérurgiques de Lorraine et l’industrie textile dela région lyonnaise ont été très touchées par lesrestructurations industrielles. 37% ont été vic-times d’un accident du travail, les hommes repré-sentant 61% des accidentés. Ils occupaient desemplois dans les secteurs d’activité les plus àrisques : le bâtiment et l’industrie. Au moment deprendre leur retraite un tiers des enquêtés ne tra-vaillait pas : ils étaient soit au chômage, soit enarrêt maladie ou d’accident du travail, soit en pré-retraite.

Retraite et paupérisationLeur vie active a été très longue puisqu’elle

a commencé précocement en Espagne, mais ellene leur assure pas pour autant une retraiteconfortable. L’âge moyen d’entrée sur le marchédu travail est de 14 ans et celui de l’émigrationde 28 ans. Seulement la moitié d’entre eux toucheune pension en provenance d’Espagne. Pourl’autre moitié, les années travaillées en Espagnen’ont pas été reconnues. Ces retraités, nés autourdes années 1930, ont travaillé à la fin des années1940 et dans les années 1950 en Espagne, dansdes secteurs de l’économie où les travailleursn’étaient pour la plupart pas déclarés : dansl’agriculture, les petites entreprises, le bâtimentou les services domestiques. En Espagne, lesdroits sociaux associés au travail étaient quasiinexistants dans ces secteurs jusque dans lesannées 1960. Ce n’est qu’en 1967 que l’assuran-ce sociale obligatoire et universelle a été ins-taurée. Seuls ceux qui ont un minimum de 1 800jours travaillés déclarés sur la période 1940-1967ont droit à une pension du S.O.V.I. (Seguro Obli-gatorio de Vejez e Invalidez : Assurance obliga-toire de vieillesse et d’invalidité) qui est un for-fait de 40 000 pesetas équivalant à 244 euros,

tandis que ceux qui sont en dessous des 1 800jours n’ont droit qu’à 5 000 pesetas soit 30 eurosmensuels. La non-reconnaissance des annéestravaillées en Espagne fait l’objet de revendica-tions et s’accompagne d’un fort ressentimentenvers les autorités espagnoles et envers les poli-tiques. Cette demande de reconnaissance estrelayée par le mouvement associatif.

Les périodes de chômage, les accidents, lesannées non cotisées, le travail non déclaré (le tra-vail des femmes dans les services aux particuliersnotamment), la mise à la retraite anticipée aurontbien sûr une incidence sur le montant des pen-sions et le niveau de vie des retraités. Si l’on consi-dère que 75% des ménages comptent deux per-sonnes ou plus, les revenus mensuels des enquê-tés sont relativement faibles : 61% des foyers ontdes revenus mensuels inférieurs à 1 220 euros,21% ont entre 610 et 915 euros, 8% de l’échantillona moins de 610 euros de revenus mensuels. Le pas-sage à la condition de retraité signifie une dimi-nution des revenus et du niveau de vie qui lesconduisent à réduire leurs dépenses pour l’ali-mentation, l’habillement et les loisirs. La capa-cité d’épargne est très faible seulement 4% desenquêtés déclarent de l’épargne. Un quartemprunte de l’argent et 10% travaillent ou cher-chent du travail. L’accès à la propriété, au prix delourds sacrifices et d’économies forcées, en Francepour la moitié d’entre eux mais également enEspagne pour un certain nombre, contribue à leursécurité matérielle et à leur qualité de vie. Dansleur majorité, ils se déclarent satisfaits de leursituation matérielle.

Des retraités entre intégration et vulnérabilité socialeLa variable relationnelle est une des compo-

santes de l’intégration des individus. Concernantla sociabilité des enquêtés, soulignons l’intensi-té des liens familiaux –avec la famille de création

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en France et avec la famille d’origine en Espagne.Le non-retour en Espagne est lié à des motifsessentiellement familiaux : la majorité a sesenfants installés en France et seulement 10% ases propres parents encore vivant en Espagne. Ilexiste une forte solidarité intergénérationnelle.Il y a eu maintien des valeurs centrales que sontla famille et les formes de solidarité tradition-nelles de la société d’origine à dominante ruralequ’ils ont quittée dans les années 1960. C’est àelles qu’ils ont recours et ils répugnent à faireappel à celles des organismes spécialisés de l’État.Le non-recours à des aides publiques, auxquellescertains pourraient prétendre, traduit ce refus del’assujettissement que constitue l’assistance etde l’humiliation que représentent, au terme d’unevie de travail, les démarches à faire pour en béné-ficier. La quasi-totalité maintient des liens avecl’Espagne. La propriété d’une maison ou d’unappartement en Espagne et la présence de laparenté favorisent le va-et-vient entre la Franceet l’Espagne même si aujourd’hui ils sont amenésà en réduire la fréquence.

La sociabilité des enquêtés ne se limite pas àla sphère familiale ou amicale. Ils sont, dans desproportions importantes, affiliés à des collectifs(association culturelle ou sportive, paroissiale,club du 3e âge, syndicat) au sein desquels ils exer-cent des responsabilités ou participent à des acti-vités. En retour, ils en reçoivent une reconnais-sance sociale. Parmi ceux qui sont affiliés au mou-vement associatif, 90% le sont à une associationespagnole. Le faible niveau de compétence enfrançais est un obstacle à la participation auxorganisations de la société civile, à l’exceptiondes syndicats.

Globalement, la population de l’enquête, dontl’âge moyen est de 70 ans, jouit d’un état de san-té et de conditions matérielles qui assurent sonautonomie. Elle se caractérise par un réseau derelations dense et une forte participation socia-le. Ces indicateurs la situent dans ce que Robert

Castel12 appelle la zoned’intégration : ils disposentde ressources matériellessuffisantes et des relations (familiales, amicales,associatives ou locales) fortes. Près des troisquarts vivent en couple, et les revenus du foyerproviennent de la pension propre à laquelle s’ajou-te dans près de la moitié des cas la pension ou lesalaire du conjoint. La moitié s’est constitué unpatrimoine immobilier en France et/ou enEspagne. Les liens familiaux sont étroits, la soli-darité inter générations est effective ; le rôle degrands-parents est fortement investi : il consti-tue, tant pour les femmes que pour les hommes,une nouvelle dimension positive de leur identité.Parmi les pratiques sociales, l’affiliation syndi-cale témoigne de leur engagement passé au coursde leur vie active, et leur participation à la vieassociative tournée vers les associations espa-gnoles atteste de leur intégration sociale dans uncollectif protecteur.

On peut néanmoins estimer qu’environ unquart de la population se situe dans les zones devulnérabilité et de désaffilation : dans la pre-mière, ils disposent de faibles revenus et sont dansune situation de fragilité relationnelle ; dans laseconde ils ont de très faibles revenus et sont dansune situation d’isolement social. Ces retraitésvivent seuls, ils sont célibataires, veufs, séparésou divorcés, ils ont une petite retraite ou une pen-sion de réversion (veuvage, etc.) insuffisante,proches du seuil de pauvreté. Le manque demoyens matériels place les individus dans unesituation de survie, limite leur vie sociale et mena-ce leur intégrité physique. Ils sont dans une posi-tion critique. Leur santé est précaire et s’accom-pagne d’un état de dépendance dans les gestesquotidiens. Leur couverture sociale est insuffi-sante, ils n’ont pas d’assurance complémentaire.La faiblesse des revenus limite leur accès à desprestations médicales, peu prises en charge parla Sécurité sociale, telles que l’appareillage audi-tif, dentaire ou oculaire, ce qui aura pour effet

12)- R. Castel, Les métamorphoses de

la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

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CEsecondaire de réduire leur sociabilité. D’ores et

déjà, on peut faire l’hypothèse que, lorsque lesétats de dépendance liés au grand âge vonts’amplifier, les situations d’exclusion vont s’aggra-ver. La désintégration progressive des liens sociaux(relations familiales et relations sociales) est unedes causes majeures de l’exclusion sociale chezles personnes âgées. Les personnes les plus expo-sées sont celles qui n’ont plus de protection de lafamille en l’absence de parents en France, ou deprotection du voisinage du fait de l’anonymat desgrandes métropoles, ou encore des collectifs quesont les associations, les syndicats ou les partispolitiques, du fait qu’ils n’y sont pas affiliés. Leretrait de la vie sociale peut conduire à une situa-tion génératrice d’ennui, de perte de sens de l’exis-tence et d’estime de soi en raison d’un sentimentd’inutilité sociale. Nous avons alors des individusdésaffiliés en grande souffrance. Ils sont dans unisolement social dramatique et le seul lien quisubsiste est celui de l’assistance qu’ils reçoiventdes services sociaux municipaux ou des œuvrescaritatives espagnoles.

Les associations espagnoles constituent unpôle de sociabilité et de référence pour les immi-grés à la retraite autour d’espaces qui s’ouvrentdans les associations pour les accueillir ou dansles associations de retraités qui se créent. L’émer-gence de ces dernières est symptomatique desbesoins existants. Les associations jouent un rôlesocial considérable d’information et de service.Elles sont à l’interface de la société française etdes services consulaires. Elles informent les émi-grés sur leurs droits, sur les évolutions de la légis-lation, elles les aident ou les orientent dans leursdémarches administratives, et viennent relayerleurs revendications auprès des instances concer-nées. Du côté de la société de résidence, on peutdéplorer le manque d’ouverture, que ce soit auniveau des relations de voisinage ou de l’accueildans les services administratifs. Il est fait étatnotamment des réticences de ces derniers à infor-mer les étrangers sur leurs droits et à les appli-

quer, comme du caractère vexatoire de quelquesenquêtes de l’aide sociale. Quant aux offres endirection des personnes âgées, elles ne sont pasforcément adaptées aux attentes et aux moyensdes retraités immigrés. C’est donc, en partie, grâ-ce aux ressources identitaires qu’ils trouvent dansleur environnement que les retraités espagnols etd’origine espagnole que nous avons rencontrés sesituent dans la zone d’intégration de la sociétéfrançaise.

Marie-Claude MuñozÉcole des Hautes Études en Sciences

Sociales, Paris

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Quand les Espagnols émigrent en masse à par-tir de la deuxième moitié des années 1950 versdiverses destinations européennes –essentielle-ment l’Allemagne, la Suisse et la France, qui estle cas qui nous intéresse ici– le projet migratoi-re le plus courant consiste en un bref séjour dequelques années, pendant lequel on économisela plus grande quantité d’argent possible dansl’idée de rentrer en Espagne et d’investir ces éco-nomies dans une maison ou un petit commercede type familial, tel un bar ou un taxi. Il ne s’agis-sait donc pas, du moins à l’origine, d’une émigra-tion définitive.

Le problème a résidé dans le fait que ce projetmigratoire s’est modifié aucours du temps car les éco-nomies accumulées étaientplus faibles que prévu.

De ce fait, le séjour s’estprolongé au-delà du tempssouhaité et devait produire

le regroupement familial dans le pays de résidence,ce qui, du fait de l’accès des enfants à l’école duditpays, allongeait encore le temps de séjour1. Et ced’autant plus qu’en France, ce regroupement fûtbeaucoup plus facile qu’en Allemagne, en raison desdifférentes politiques d’immigration existant dans

chaque pays. Ainsi, l’accord hispano-français d’émi-gration de 1961 stipulait à l’article 12, que “le gou-vernement français favorisera l’admission enFrance du conjoint et des enfants mineurs (…) destravailleurs espagnols en France”, et poursuivaitplus loin : “Les frais de visite médicale dans l’undes bureaux de la Mission de l’Office Françaisd’Immigration en Espagne, les frais de transports,d’hébergement, de subsistance et d’accueil à par-tir de la frontière franco-espagnole jusqu’au lieude la résidence en France, seront pris en chargepar l’Office Français d’Immigration. Les frais detransports des bagages pourront être acquittés auxfamilles espagnoles dans leslimites fixées par les autori-tés françaises compétentes”2.

Ainsi, tant la modificationdu projet migratoire initialque les politiques migratoireselles-mêmes –de la France comme pays d’accueilet de l’État franquiste comme pays de départ–seront fondamentales pour comprendre la confi-guration de l’identité culturelle (entendue au sensanthropologique) des Espagnols qui s’installèrenten France à partir de la deuxième moitié des années1950. Nous allons donc tenter d’analyser ces deuxdimensions que nous pensons fondamentales dansla formation de l’identité des émigrants.

LES ÉMIGRANTS ESPAGNOLS EN FRANCE : “ ASSOCIATIONNISME ” ET IDENTITÉ CULTURELLE

1)- À propos des projets migratoires et

de leur modification, voir Ana Fernán-

dez Asperilla, “Estrategias migratorias.

Notas a partir del proceso de la emi-

gración española a Europa 1959-2000”,

Migraciones & Exilios, 1, 2000, 67-94.

2)- Cf. ministère des Affaires étran-

gères, “Francia. Acuerdos relativos a

trabajadores permanentes y de tem-

porada”, Annexe II, art. 6, BOE, 28

février 1961.

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..Une stratégie migratoire orientée vers un retourrapide avec un maximum d’économies suppose deprolonger le plus possible la journée de travail, cequi induit, à son tour, plusieurs conséquences. Laplus élémentaire est que le temps libre étant trèsréduit, les possibilités de socialisation le sont aussi.Dans ce contexte, le lieu de travail est le principalespace de cohabitation entre les Espagnols et lesFrançais. De plus, pensant rentrer dans un délai plusou moins bref, il n’y a pas de stimulation à s’intégrerdans la société française. Ainsi l’apprentissage de lalangue, au-delà de la simple compréhension dans lesrelations de travail ou les tâches les plus élémen-taires, comme les courses ou à l’accès aux servicesessentiels, ne sera pas une priorité. De surcroît, leslongues journées de travail ne laissaient guère detemps pour cela et il y avait toujours la possibilité de“s’arranger” (pour reprendre le terme de Burawoy3),étant donné qu’en France, au contraire de l’Alle-magne et de la Suisse, une importante communautéespagnole s’était installée avant que ne commence

l’émigration massive de ladeuxième moitié des années1950. Naturellement, cettecolonie a permis l’existenced’un réseau migratoire quifacilitait les problèmes

d’accueil, entre autres celui de la communicationorale. Cette question de réseau migratoire et de sonrôle d’accueil peut être observé très clairement dansle cas des Valenciens. En effet, lorsque durant ladeuxième moitié des années 1950, commencent às’établir de manière régulée par les deux adminis-trations, les flux de travailleurs temporaires espa-gnols pour les vendanges ou d’autres campagnes agri-coles (le riz et la betterave surtout), les autoritésespagnoles se rendent compte que la majorité des

Valenciens qui participent àces campagnes le font demanière irrégulière ; c’est-à-dire qu’ils se déplacent sansavoir de contrat de travail aupréalable et en dehors descontrôles officiels4. Pourquoi

cela se produisit-il avec les Valenciens et non avecles travailleurs saisonniers andalous ou castillans quise déplacent aussi ?

Simplement parce que dans la zone agricole duMidi français existe une colonie ayant émigré de larégion du Levant au premier tiers du siècle5. Celapermet aux nouveaux émigrants de voyager en mar-ge du système officiel, puisque leurs parents ou com-patriotes établis antérieurement sont capables deleur trouver des contrats.

Un autre exemple nous montre le rôle que peutjouer le réseau migratoire dans la résolution des pro-blèmes d’accueil dans un pays dont on ne connaîtni la langue ni les mécanismes d’accès à l’emploi :il s’agit du terminus des autobus à la Porte Maillot,à Paris. En effet, durant les années 1960 et au débutde la décennie suivante, il existe une ligne d’auto-bus qui part de la ville de Valence et arrive à Paris,Porte Maillot. Le dimanche, ce lieu se transformeen un espace de rencontre où viennent d’autres Espa-gnols que les seuls Valenciens attendant un parentou une connaissance. Cet espace remplit plusieursfonctions. En premier lieu, il facilite l’accueil desnouveaux arrivants, puisqu’à cet endroit même ilsétablissent des contacts qui leur permettent de trou-ver un premier logement et parfois un emploi, élu-dant dès le départ la pratique du français. En plusde faciliter l’accueil, cet espace de socialisation enpleine rue rend possible la transmission de nouvellesdepuis Valence et l’échange d’informations entre lesValenciens résidant à Parissur les nouvelles possibilitésde travail ou de résidence6.

L’idée d’un retour plusou moins proche enEspagne ne motivait pasnon plus la participationaux organisations de lasociété civile majoritaire-ment françaises ou quiétaient perçues comme

3)- Voir Michael Burawoy, El consen-

timiento en la producción, Madrid,

ministère du Travail et de la Sécurité

sociale, 1989.

5)- Pour la présence espagnole dans la

zone viticole du sud de la France, nous

nous en remettons au numéro spécial

sur “ Itinéraires migratoires en Lan-

guedoc et ailleurs ”, in Hommes et

Migrations, n°1184, 1995.

6)- Selon les témoignages de Gabriel

Gasó, Entretien, Paris, 24 novembre

1997, et J. Antonio Navarro, Entretien,

Paris, 25 novembre 1997.

4)- Voir Despacho Especial. Sobre

contratación clandestina de trabajo-

dores españoles para la vendimia en

Francia, Paris, 4 décembre 1957, p. 1,

Archive Générale de l’Administration,

Section Syndicats (AGA, SS), R 17.202.

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telles par les Espagnols. Le cas le plus significatifest celui des syndicats. En France, comme dansn’importe quel pays démocratique, les syndicatssont un instrument central de médiation dans lesrelations de travail. En outre, les syndicats fran-çais avaient pris position en faveur de l’égalité desdroits et des conditions salariales et de travailentre travailleurs étrangers et autochtones, à lafois pour des raisons de solidarité et pour essayerd’éviter la concurrence d’une main-d’œuvre moinschère7. De ce point de vue, les Espagnols, en tant

que travailleurs, auraient puêtre intéressés par l’affi-liation à un syndicat, étantdonné que leur accueil etleur intégration dans lasociété française ne se fai-sait pas de manière abs-traite, mais en tant quefigures sociales spécifiquesdans les milieux ouvriers8.

De surcroît, les syndicats français offraient unensemble de services spécialement destinés aux tra-vailleurs espagnols. Ainsi, par exemple, ils éditaientdes journaux en espagnol dans lesquels, en plusd’exprimer un ensemble de revendications de la main-d’œuvre immigrée, ils donnaient des informationsutiles sur les conventions collectives et le droit dutravail dans les secteurs d’activité connaissant uneprésence espagnole importante, comme l’agricultu-re, la construction, les services domestiques ou lemétier de concierge. De même, ils disposaient de

permanences pour le conseiljuridique et social dans leslocaux syndicaux, ou dansles Bourses du Travail desdépartements où l’implan-tation des travailleurs espa-gnols était importante9.

Malgré tout cela, l’affiliation syndicale des Espa-gnols reste très faible durant les années 1960. Bienqu’il soit très difficile d’effectuer des calculs sur

le terrain, en raison de la répartition très inégaletant sur le plan sectoriel que territorial, nous nepensons pas que le taux d’affiliation parmi la main-d’œuvre espagnole dépasse 5 à 10%.

Parallèlement, la participation des Espagnolsaux protestations ouvrières s’est avérée disperséeet minoritaire, du moins jusqu’à la grève généralede 196810. Il est vrai que, trèsfréquemment, les syndica-listes espagnols orientaientplutôt leur énergie vers lasolidarité avec la lutte anti-franquiste clandestine, quevers l’action et l’organisationstrictement syndicale deleurs compatriotes résidanten France11. Ce phénomènen’était rien de plus qu’uneprojection, sur le plan politique, d’un projet migra-toire basé sur un retour plus ou moins rapide.

Au-delà des projets des migrants eux-mêmes, lespolitiques migratoires des gouvernements françaiset espagnol eurent pour conséquence décisive derendre ces projets plus adéquats et de tracer desstratégies d’adaptation capables de répondre à laréalité d’une présence dans l’Hexagone qui se pro-longeait souvent plus que prévu initialement. Voyonscela en détail.

L’État franquiste a ouvert les portes à l’émigra-tion durant les années 1950 ; c’est-à-dire juste aumoment où il abandonnait la politique d’autarcie etcommençait à s’insérer dansun circuit international derelations économiques etpolitiques. L’émigration fai-sait partie de ce circuit12.Dans le cas de la France, dèsque furent rétablies les rela-tions diplomatiques, les fluxde travailleurs temporaires commencèrent à s’orga-niser de manière bilatérale, et les accords de sécu-

10)- Voir J. Babiano, “El vinculo del tra-

bajo : los emigrantes españoles en la Fran-

cia de los treinta gloriosos”, in Migra-

ciones &Exilios, n°2, (sous presse).

11)- Voir à ce sujet “Jornada nacional

de estudio sobre los problemas de la

enmigración española”, Unidad, n°34,

janvier 1971.

12)- L’insertion des migrations dans un

flux de relations économiques et poli-

tiques plus large a été argumentée par

Saskia SASSEN, La movilidad del tra-

bajo y del capital, Madrid, ministère du

Travail, 1993.

9)- Nous nous en remettons aux collec-

tions des bulletins édités par la CGT,

Defensa Obrera et Unidad, tous deux dis-

ponibles dans les archives de l’Institut

CGT d’histoire sociale (Montreuil, France).

7)- Voir “XXVI Congrès de la CGT. Docu-

ment préparatoire” et “Résolution”,

Paris, 1946 (reproduit dans CGT, La

main-d’œuvre immigrée dans les

congrès, 1946-1985, Montreuil, pp. 3-6).

8)- Comme l’a souligné Maryse Tripier,

L’immigration dans la classe ouvrière

en France, Paris, L’Harmattan, 1990.

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..rité sociale furent réactualisés pendant la deuxiè-me moitié des années 1950. Ensuite, comme nousl’avons déjà indiqué, l’accord hispano-français demain-d’oeuvre fut signé en 1961.

Cet accord a lieu dans un contexte plus large deprotocoles bilatéraux établis dans ce domaine audébut des années 1960 et qui permet au gouverne-ment franquiste de fournir aussi de la main-d’œuvreespagnole à l’Allemagne, la Suisse, la Belgique etla Hollande13.

Il est évident que la signature de tels accordsmanifeste l’intérêt du régime de Franco à encou-rager l’émigration. Il avait deux raisons princi-pales pour cela. Tout d’abord, cela permettait desoulager les tensions d’un marché du travail inca-pable d’absorber tout l’excédent de main-d’œuvreagricole14. Ensuite, l’émigration constituait unesource fondamentale de captation des devises grâ-ce aux remises des émigrants. Ainsi, pour que cesderniers continuent à faire de tels transferts, ils

devaient entretenir la stratégie du retour, aussilointain fut-il, parce que dans le cas contraire, leséconomies seraient investies en France ou dansn’importe quel autre pays d’accueil. Et c’est surce point que l’administration franquiste a insis-té au travers de la propagande et d’un ensemblede mesures concrètes, dans l’objectif de voir lesémigrants maintenir une relation vivante avecleur patrie d’origine15. Nous devons souligner qu’ilne s’agissait pas de faciliter les retours le plus tôtpossible, retours qui auraient fait décroître lesflux de devises.

De fait, aucune mesure de réinsertion néces-saire au marché du travail espagnol ne fut prise,aucune politique active d’emploi ne fut organi-sée. Il s’agissait plutôt d’insister sur le retour com-me un horizon, presque comme un mythe. À ceteffet, pour prendre un exemple, l’Institut Espa-gnol d’Emigration organisait, de manière très sym-bolique des vacances en Espagne pour les enfantsd’émigrés résidant en France. De la même maniè-re, les dotations budgétaires pour les boursesd’études ont toujours été plus importantes lorsqueles études étaient suivies en Espagne et non enFrance16.

La politique française d’immigration, de soncôté, avait un autre sens. Au départ, il s’agissait,comme dans les autres pays européens importa-teurs de main-d’œuvre, d’ajuster l’immigrationaux nécessités du marché du travail.

Cependant, l’adminis-tration française concilie-ra cet objectif avec des pré-occupations d’ordre démo-graphique qui la rendratrès différente du cas suis-se et surtout du cas alle-mand. En effet, le gouver-nement allemand ne consi-dèrera pas les immigréscomme tels, mais comme

15)- Voir “Ley de Ordenación de la emi-

gración”, BOE, 15 mai 1962, et Carta de

España, n°148, avril 1972.

16)- Cela peut être vérifié dans, Insti-

tut espagnol d’émigration, Datos bási-

cos de la emigración española, 1975,

Madrid, pp. 60. Pour ce qui concerne les

vacances en Espagne, nous nous en

remettons à Carta de España, n°152,

août 1972.

13)- L’accord bilatéral avec la Belgique, un peu antérieur, date de 1956.

Celui concernant l’Allemagne date de 1960 et ceux avec la Suisse et avec la

Hollande, comme avec la France, de 1961 (voir A. Fernández Asperilla, “La

emigración como exportación de mano de obra : el fenómeno migratorio a

Europa durante el franquismo”, Historia social, n°30, 1998, pp. 70 et suiv.

14)- Pour autant que Ródenas (Carmen Ródenas, Emigración y economía

en España, Madrid, Cívitas, 1994) et plus récemment Vilar (Juan Bautista

Vilar, “Las emigraciones españolas a Europa en el siglo XX : algunas cues-

tiones a debatir”, Migraciones & Exilios, n°1, 2000, pp. 150-151) aient ten-

té de contredire cet argument, leurs preuves empiriques ont été très faibles.

En prenant les données de main-d’œuvre étrangère en France, Allemagne

et Suisse, le taux de chômage en 1968 en Espagne, sans l’émigration, aurait

été supérieur à 5,3%, c’est-à-dire un taux qui n’est pas apparu avant 1976,

alors en pleine crise économique, et qui est trois fois supérieur à celui cal-

culé par Ródenas pour cette même année 1968 (voir José Babiano “El Mun-

do que quedó atrás : el contexto de la sociedad de partida en el proceso de

la inmigración española a Australia”, I. García et A. Maraver, eds., Memo-

ries of Migration. Seminar Procedings, ACT Australie, The Spanish Heri-

tage Foundation, 1999, pp. 80-81.

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“travailleurs invités” (en allemand gastarbeiter).Ces travailleurs invités seront temporairement surle sol allemand, limitant leur présence aux seulsmoments où l’exige la demande de force de travailsur le marché du travail. Jamais n’est conçue l’idéede résidence permanente, et l’on stimule la rota-tion comme mécanisme d’ajustement à ce marché.

Ainsi, on décourage leregroupement familial etl’on privilégie l’éducationdes enfants d’immigrés dansla langue maternelle plutôtque l’éducation dans le sys-tème allemand, étant donné

qu’il est prévu qu’ils retournent dans les sociétésd’origine de leurs parents17.

Au contraire, la politique française en matièred’immigration et de statut des étrangers, à partir

de la fin de la Seconde Guer-re mondiale, prévoit unséjour durable et facilite àla fois le regroupement fami-lial et les naturalisations.Plus encore, à partir desannées 1950, elle permettral’entrée irrégulière d’étran-gers, qui seront régularisésultérieurement, une fois ins-tallés dans l’Hexagone, à laseule condition d’avoir uncontrat de travail. La majo-rité des Espagnols et deleurs familles qui ont tra-versé la frontière depuis lafin des années 1950 jusqu’audébut des années 1970, lefirent de cette façon18.

En même temps, on favo-rise l’accès des enfants d’immigrés au système édu-catif français privilégiant la formation profes-sionnelle et l’assimilation de la langue, des valeurset des programmes français. À quoi tient cette poli-

tique différente de l’attitude allemande ? Nousavons dit plus haut que cela répond à une idéolo-gie nataliste. Avant d’en donner l’explication, nousdevons signaler une autre raison non moins impor-tante. La permissivité aux frontières et la facilitéde prolonger le séjour des immigrés est un moyend’attirer une main-d’œuvre étrangère face à laconcurrence que représentent les offres alle-mandes ou suisses où les salaires sont plus élevés.

D’autant plus que, les dévaluations du francdans cette période de l’après guerre en ont faitune devise moins attractive que le mark allemandou le franc suisse.

L’idéologie nataliste, que nous avons déjà men-tionnée procède d’une volonté d’endiguer le défi-cit de population dû au conflit entre 1939 et 1945.Mais par ailleurs, elle prend sa source dans unensemble de phénomènes historiques qui remon-tent à l’époque de la révolution de 1789. Ainsi, ilconvient de mentionner les pratiques malthu-siennes précoces des paysans français en réac-tion aux lois égalitaires successorales perçuescomme un facteur de morcellement de la propriétéfoncière. De plus, cette idéologie avait tenté dedonner une réponse au déficit démographique vis-à-vis de l’Allemagne, pays représenté commemenaçant depuis la guerre franco-prussienne.Face à cette menace, il était nécessaire d’orga-niser une armée nombreuse qui, si elle ne prove-nait pas des paysans et des couches urbaines popu-laires françaises, devait compter sur les enfantsdes immigrés. Cette volonté de l’administrationfrançaise exigeait également, dans la période quinous intéresse ici, le type d’immigration le plusassimilable possible. La pratique de l’Office Natio-nal de l’Immigration (ONI), l’agence étatique char-gée, à partir de 1945, de recruter la main-d’œuvreà l’étranger indique qu’il existe bien des préfé-rences ethniques, même si ce n’est pas formuléde manière explicite.

Comme dans les années 1950 et 1960, les

17)- La politique allemande d’immi-

gration et étrangère peut être suivie

dans W. R. Brubaker, Citizenship and

Nationhood in France and Germany,

Harvard, University Press, 1993.

18)- Il est très difficile de calculer le

nombre d’espagnols qui sont rentrés

illégalement dans l’Hexagone. L’offi-

ce du travail à Paris a estimé qu’en

1966, 76% de ceux qui passèrent la

frontière, le firent sans contrat de tra-

vail, sans compter les travailleurs tem-

poraires des vendanges et d’autres

campagnes agricoles (selon La impor-

tancia y caracteristicas del movi-

miento de mano de obra en Francia

en el año 1967, Paris, 10 février 1967,

p. 4, AGA, SS R 17202). La donnée,

bien qu’isolée, est cohérente avec les

calculs effectués pour l’ensemble des

étrangers (voir R. Schor, Histoire de

l’immigration en France. De la fin du

XIXe siècle à nos jours, Paris, Armand

Colin, 1996, p. 210).

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..Belges, Allemands ou Hollandais, qui sont consi-dérés culturellement plus proches, n’émigrent

pas, on préfère les Slaves,Italiens, Espagnols ou Por-tugais (les trois derniersblancs et catholiques),dans cet ordre19. Aucontraire, on évitera lesAsiatiques et les Maghré-bins, considérés commenon assimilables, du pointde vue ethnique, culturelet religieux20.

Ainsi, le scénario danslequel évoluent les Espa-gnols en France à la fin desannées 1950 et 1960 estpartagé entre la pressionde l’État franquiste pourqu’ils maintiennent leursliens avec l’Espagne, etl’incitation de la part del’administration françaisepour qu’ils prolongent leurséjour, du moins jusqu’en1973, année où commence-

ra la fermeture des frontières aux nouvelles immi-grations et l’encouragement au retour. Commenous avons déjà dit que le projet migratoire ini-tial des Espagnols se résume en un espoir deretour prochain qui les pousse à refuser de par-ticiper aux organisations de la société civile per-çues comme françaises, il suffirait d’imaginer quela vie de ces émigrés se réduisait à travailler delongues journées et à accumuler l’argent écono-misé. Dès lors, cet article devrait se terminer ici.

Cependant, cette situation d’anomie socialene s’est pas produite. Même si c’était de maniè-re limitée, en tant qu’acteurs sociaux, les émigrésavaient des possibilités de choix quant à la stra-tégie personnelle et à l’action collective. Ainsique nous l’avons déjà suggéré, le projet migratoi-

re initial s’est modifié dans la mesure où il fallutretarder le retour pour réunir les économiesrecherchées. À partir de cette évolution, ils mirenten marche des stratégies pour essayer de s’adap-ter à une nouvelle situation. Un élément centralde cette stratégie a été la création d’associationset de centres d’émigrés.

La création d’associations propres n’était pasune invention des émigrés espagnols en Francedurant les années 1960. Dans l’Hexagone,aujourd’hui encore, perdurent des centres espa-gnols qui datent de la fin du XIXe siècle, et du pre-mier tiers du XXe siècle comme la colonie espa-gnole de Béziers ou le Foyer des Espagnols deSaint-Denis21. En Amérique latine aussi (Argen-tine, Uruguay et Brésil par exemple), nous pou-vons rencontrer des associations espagnoles, tantà la fin du XIXe siècle que durant le premier tiersdu XXe siècle. Or, “l’associationnisme” des années1960 aura une nature un peu différente des pré-cédents français et latino-américains. En effet,dans la mesure où la convention bilatérale d’immi-gration de 1961 prévoyait l’accès des Espagnolsau système de sécurité sociale français, la fonc-tion de secours et d’assistance, du type des socié-tés de secours mutuels qu’eurent les premièresassociations d’Espagnols en France et dans lespays latino-américains perdait toute sa pertinen-ce22. De fait, les vieux centres espagnols commela colonie espagnole de Béziers déjà citée ou leFoyer des Espagnols de Saint-Denis, aux alentours

19)- De plus, les Espagnols et les Por-

tugais en âge de travailler qui émigrent

durant les années 1960, se sont socia-

lisés dans un contexte de dictatures,

ce qui supposait une main-d’œuvre

plus docile que les Italiens, auxquels

ils se sont progressivement substitués.

Les autorités espagnoles se sont ren-

dues compte rapidement de cette sub-

stitution, mais elles l’ont interprétée

en termes patriotiques, tellement au

goût du régime franquiste (voir Délé-

gation nationale de syndicats, Infor-

me del viaje ficial a Francia realiza-

do por una delegación del servicio,

Madrid, août 1961, pp. 11 et 17, AGA.

SS. R. 17.202).

20)- Sur la politique de l’immigration

et étrangère en France, on peut voir

W. R. Brubaker, op. cit. et P. Weil, La

France et ses étrangers, Paris, Cal-

mann-Levy, 1991, entre autres.

21)- La Colonie espagnole de Béziers a été fondée est 1889 (voir La

colonía española de Béziers en son centenaire (1889-1989), Mémoi-

re, Centre de documentation de l’émigration espagnole –CDEE–, Fon-

dation du 1er Mai). Le foyer des Espagnols de Saint-Denis date de 1922,

selon Memoria de la Comisión Episcopal de Emigración, Madrid, 31

mars 1962, CDEE, Fondation du 1er mai.

22)- Il est certain que dans les pays du sous-continent américain, en

raison de l’inexistence d’un système d’Etat providence similaire au

système européen, ces fonctions se sont prolongées au-delà du pre-

mier tiers du XXe siècle dans bien des cas.

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de Paris, durent s’adapteraux nouveaux temps23.

Les associations éta-ient fréquemment unecréation des réseauxmigratoires eux-mêmes,autour des liens familiaux,d’amitié ou d’appartenan-ce au même lieu d’origine.C’était clairement le casde la Casa de Valencia àParis, constituée à partirde liens de voisinage24.

Cependant, il ne s’agissait pas exactement desmêmes réseaux, mais d’organismes nouveaux vuque le rôle qu’ils jouaient était distinct de celuiqu’ils avaient dans le lieu d’origine. Ainsi, commenous le verrons plus loin, les associations quiavaient des orientations idéologiques très diffé-rentes ont toujours servi de lieu de rencontre pourles jours de fêtes, où l’on conversait, buvait un ver-re de vin et jouait aux cartes. Naturellement, enEspagne, une association n’était pas nécessairepuisqu’il existait la taverne. Cependant, en Francel’association d’émigrés était de plus en plus le lieuoù ils pouvaient discuter dans leur propre langueen dehors du milieu familial et où s’échangeaientdes informations utiles liées à l’emploi, le loge-ment, ou d’autres problèmes quotidiens auxquelsil fallait faire face. Ce rôle d’espace de socialisa-tion élémentaire était indispensable pour que

n’importe quelle associationd’émigrés prospère et defait, la majorité d’entre ellescomptaient aussi un salonrécréatif ou un bar25.

Un deuxième ingrédient commun à toutes lesassociations était l’organisation d’activités danslesquelles était “recréée” la culture espagnole etde manière plus précise la culture populaire. Nousdevons insister sur le fait que, effectivement, il

s’agit d’une re-création. Pour deux raisons. Enpremier lieu, parce qu’il est assez difficile dedéterminer de manière exacte quels élémentsconfigurent cette culture, puisque pour com-mencer nous nous référons à la culture d’un paysplurilingue. En deuxième lieu, parce que l’Espagnedes années 1960 connaissait un changement socialet culturel rapide auquel les émigrés restaientétrangers dans la mesure où ils étaient établis enFrance. En tout cas, cette re-création culturellese réalisait à travers une large gamme d’activitésque l’on retrouve systématiquement dans les pro-grammes des associations et des centres espa-gnols. Ces activités incluent des danses sur de lamusique espagnole (qui représentait égalementune occasion pour établir des relations visant aumariage entre Espagnols) ; l’organisation deconcours de poésie ; le montage d’œuvres dethéâtre amateur ; les projections de cinéma (grâ-ce aux films cédés par l’Institut espagnol d’émi-gration, IEE) ou les concours de “Miss Espagne”dans les différentes villes. Ne manquaient pas nonplus les rendez-vous gastronomiques à base deplats et de produits espagnols. L’organisationd’équipes et de tournois desports collectifs, principa-lement le football, peutêtre citée comme une autrede ces pratiques26.

Un autre aspect fonda-mental pour les émigrésespagnols très attachés aumaintien de leur identité culturelle a été l’ensei-gnement de la “langue et de la culture espagnoles”pour leurs enfants résidant en France. La ques-tion a été mise en relief, non pas à l’amorce duprocessus migratoire mais bien au début desannées 1970, à mesure que se produisaient lesregroupements familiaux et que les enfants d’émi-grants atteignaient l’âge scolaire. Les classes delangue et de culture espagnoles étaient complé-mentaires du système éducatif français et dis-pensées par des professeurs recrutés par l’admi-

23)- Ainsi, à la fin des années 1950 et au

début des années 1970, le Foyer des Espa-

gnols a programmé un plan de dévelop-

pement qui incluait l’organisation d’acti-

vités culturelles et récréatives, en plus

de l’ouverture d’un bar et d’un service

d’orientation aux adhérents. Voir à ce

sujet, Junta directiva del Hogar de los

españoles, Acta de la reunión celebra-

da…, 9 novembre 1958 au 20 novembre

1961, CDEE, Fondation du 1er mai.

24)- Entretien avec Juan Sampedro,

Paris 22 novembre 1997.

25)- Selon les données sur divers centres

en France qui apparaissent dans Memo-

rias de la Comisión Episcopal de Emi-

gración, loc.cit.

26)- Ces activités sont très bien docu-

mentées dans El Archivo de la Federa-

ción des Asociaciones de Emigrantes

Españoles en Francia – Archives de la

FAEEF, CDEE, Fondation du 1er mai. A

titre d’exemple, nous citerons les dos-

siers 3/1, 3/2, 54/2 et 54/3.

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..nistration espagnole à par-tir de 197127. Lorsque lademande a commencé àcroître et que les ressourcesdestinées à la satisfaire sesont montrées insuffisantes,

des associations espagnoles ont commencé à sur-gir avec l’intention de revendiquer précisémentl’éducation de leurs enfants en langue maternelle.Ces centres se dénommaient, de manière signifi-cative, Association des Pères de Familles d’Emi-

grants Espagnols en France(APFEFF), instaurant unefédération à l’échelle du ter-ritoire français28.

Bien sûr, ces activités culturelles, récréatives etsportives servaient à renforcer l’identité d’originedes Espagnols et à homogénéiser “l’entre-soi”, tantface à la société française que face à d’autres mino-rités ethniques. De fait, il est difficile de rencontrerdurant ces années des activités organisées par lesassociations et centres espagnols qui soient dirigéesou auxquelles participe un public non espagnol.

L’administration franquiste était très intéresséepar la promotion de ce type d’activité et a soutenufinancièrement ces centres qui les organisaient dèsqu’ils ne les considéraient pas comme des ennemispolitiques.

Dans ce sens, la déléga-tion au Travail de l’ambassa-de d’Espagne à Paris nes’occupait pas seulement derésoudre des problèmesd’accueil ou des difficultésd’ordre social et de travail,mais, suivant les indicationsde la loi de Bases de l’Émi-gration déjà citée, patronnaitles activités culturelles descentres qu’elle considéraitcomme n’étant pas politique-ment hostiles29.

En plus de constituer des espaces de sociabi-lité et de préservation de “l’identité espagnole”,les centres assuraient, selon leurs possibilités,une fonction de conseil social. Dans les cas où ilsdépendaient de l’Eglise catholique, cette derniè-re comptait généralement des assistantes sociales.La délégation au Travail fournissait, dans la mesu-re où elle disposait de professionnels, des heuresde consultation dans les locaux des centres.D’autres fois, c’était parmi les adhérents les plusimpliqués, et ayant des compétences, que se recru-tait celui qui avait la meilleure connaissance dela langue française pour assurer des permanencesbénévoles dans les locaux, afin d’aider et d’infor-mer ses compatriotes sur les démarches à effec-tuer face à l’administration française ou aux entre-prises30. Ainsi, pour les émigrés, les associationsse présentaient, tout autant, comme un instru-ment, étant donné qu’elles pouvaient les aider àrésoudre des questions comme les cartes de séjour,les indemnisations pour accident, les retards dansle paiement des salaires et toutes sortes de vicis-situdes qu’ils affrontaient en tant que travailleursétrangers. Un grand nombre de ces activités deconseil étaient similaires à celles que fournis-saient les syndicats français eux-mêmes.

D’un autre côté, la diversité des prestationsde conseil social fournies par les centres et asso-ciations à leurs adhérents, nous indique aussi unepluralité quant à leur inspiration idéologique.

30)- Les assistantes sociales des centres liés à l’Eglise catholique

sont citées dans Memorias de la Comisión Episcopal de Emigra-

ción, Op. cit. À propos des tâches d’assistance dispensées dans les

centres par les adhérents eux-mêmes ou par les assistantes mises

à disposition par les autorités espagnoles, il suffit de signaler

que la FAEEF a transmis un total de 800 dossiers de conseil gra-

tuit à ses adhérents durant ses deux premières années d’exis-

tence. Les dossiers ont été transmis tant par l’assistante socia-

le envoyée par la délégation au travail, que par les dirigeants

mêmes de la Fédération (voir “Historial-Estudio-Manifiesto de

la FAEEF”, Paris, 1er novembre 1970, Archivo de la FAEEF, 3/2,

CDEE, Fondation du 1er mai).

27)- En 1972, il y avait 90 de ces profes-

seurs en France, selon G. Díaz-Plaja, La

condición emigrante. Los trabajadores

españoles en Europa, Madrid, Cadres

pour le dialogue, 1974, pp. 303-304.

28)- La première de ces associations s’est

constituée à Paris en 1974, selon le témoi-

gnage de G. Gasó, Entretien, Op. cit.

29)- Dans le Memoria anual de la

Consejería Laboral 1967, p. 21, Archi-

ve de la délégation du travail de

l’ambassade d’Espagne à Paris, on

signale : Actuellement, ils existent

(les centres de réunion, foyers et

clubs), en lien et contact direct avec

cette délégation ou avec messieurs

les consuls des circonscriptions res-

pectives. Il existe de plus d’autres

foyers et clubs politisés, ou qui vivent

grâce aux organisations syndicales

françaises.

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De ce point de vue, nous pouvons dire qu’il y aeu trois catégories d’organismes, bien que cetteclassification, comme nous le verrons, ne soit pasaussi simple qu’elle le semble à première vue.

En premier lieu, il existait les centres et lesclubs dépendant de l’Église catholique. L’Égliseespagnole avait conçu son rôle au sein de l’émi-gration comme un travail “missionnaire”, pourreprendre son propre langage. Mais devant la pro-blématique que représentait l’accueil sur le solfrançais, elle a toujours combiné le prosélytismereligieux avec des devoirs d’assistance et de fonc-tions socioculturelles. Cette stratégie avait été miseen marche avant la Guerre civile, mais à partir desannées 1950 et 1960, elle a renforcé l’infrastruc-ture –en termes de locaux et d’installations annexesaux paroisses– et a augmenté la présence de per-sonnel religieux en France.

En second lieu, comme nous l’avons noté plushaut, l’administration franquiste elle-même, aappuyé le mouvement associatif à travers la délé-gation au Travail à Paris et les consulats. Jusqu’en1973, quand les autorités espagnoles ont prétenducentraliser tous les centres et clubs de la régionde Paris dans un seul lieu, l’action de la délégationau Travail dans ce domaine a consisté plutôt à four-nir les ressources aux associations et fédérationsd’associations qui n’étaient pas hostiles au régime,en échange d’un contrôle politique. C’est ce qu’ils’est produit avec la Fédération d’Associationsd’Emigrants Espagnols en France (FAEEF), consti-tuée en 1968. La délégation au Travail leur four-nissait les financements (bien qu’insuffisants,d’après la Fédération elle-même) et quelques res-sources pour ses activités (prêt de films, recrute-ment de groupes folkloriques, prix pour l’organi-sation de concours ou, comme nous l’avons déjàdit, recrutement d’assistantes sociales pour assu-rer des permanences dans les locaux de la Fédé-ration). L’attaché au Travail ou d’autres représen-tants de l’Ambassade, assuraient la présidence denombreuses activités organisées par la FAEEF. Pour

sa part, la FAEEF diffusait parmi ses centres asso-ciés les informations et la propagande de l’admi-nistration espagnole, comme les offres de placespour des vacances en Espagne destinées auxenfants, les demandes de bourses d’étude, etc.

De toute manière, nous ne pouvons entendre laFAEEF comme un simple bras exécutif de la poli-tique franquiste d’émigration. Les relations avec ladélégation au Travail étaient plus un échange et nefurent pas exemptes de frictions. Ainsi, à partir de1973, une série de centres fédérés ont dénoncél’inefficacité de l’Institut Espagnol d’Émigrationpour résoudre les demandes exprimées par eux-mêmes, ou répondre auxnécessités de la commu-nauté31. En outre, dans denombreux clubs fédérés, lesmilitants anti-franquistesont commencé à agir enprenant des responsabili-tés dans les équipes dedirection. Ceci fit qu’une fois Franco mort, le typede relations qu’avait entretenues la FAEEF avecl’administration espagnole prend un tournant défi-nitif, la FAEEF devenant la fédération la plusrevendicative.

Les frictions entre la FAEEF et la délégation auTravail, tout comme son revirement ultérieur, illus-trent le fait que les lignes de démarcation entre untype d’association et un autre, ne sont pas délimi-tées par des frontières nettes. En fait, quelque cho-se de similaire se passe avec la gauche. Bien quequelques-uns de ses militants entrèrent dans descentres gravitant autour de la FAEEF, d’autres créè-rent des associations indépendantes de l’Eglise eten marge de l’influence de l’administration espa-gnole. Ces associations, en plus d’organiser desactivités dont le but principal était de maintenirles liens culturels avec l’Espagne, d’effectuer desdémarches et de conseiller leurs membres, furentbeaucoup plus revendicatives. Elles exigèrent desdroits pour les émigrés sur le sol français et déve-

31)- Selon la FAEEF (“Carta a F. Carri-

lero”, Paris, 25 avril 1973, Archivo de la

FAEEF, cit. 16/1. Voir, de plus, “Expo-

sición y peticiones de los centros de la

región parisina al IEE”, Paris, 8 février

1975, Archivo de la FAEEF, cit. 38/5.

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..loppèrent des activités de solidarité avec la lutteantifranquiste en Espagne (protestations, recueilde fonds, etc).

Le poids fondamental de cet activisme de gauchedans l’émigration échut au Parti Communiste. LePCE était pratiquement l’unique groupe de l’exilqui entreprit de nouvelles formes d’action et d’orga-nisation collective, autant dans le pays qu’à l’exté-rieur. De même qu’en Espagne, les communistes nefirent pas d’objections pour entrer dans l’Organi-sation Syndicale, dans l’émigration ils manquèrentde jugement lorsqu’ils essayèrent d’organiser desémigrés, comme ceux qui se dirigeaient vers laFrance dans les années soixante qui manquaientde tradition politique. Au-delà des communistes, ilest difficile d’élucider le rôle joué par les groupesde l’exil de 1939 établis dans l’Hexagone, tant dans

l’accueil des émigrés éco-nomiques que dans leurimplication dans des formesde sociabilité et d’auto-orga-nisation. Il s’agit d’une ques-tion toujours non étudiée.Nonobstant, je crois, encoredans le domaine des hypo-thèses, que nous ne pouvonspenser à une attitude homo-gène. D’un côté, quand ilexistait des liens régionauxou familiaux entre exilés etémigrés, les réseaux migra-toires se réactivaient. Maisquand cela ne se passait pas,nos informations nous indi-quent que les vieux républi-cains rejetaient l’action mili-tante auprès des émigrés,qu’ils considéraient commedépourvus d’idéaux démo-

cratiques et intéressés seulement par le travail32.

Ce point de vue a perduré au-delà de l’exil de1939 et a même été présent dans notre historio-

graphie, qui a mis beaucoup de temps à avancerdans l’investigation au-delà de la recherche démo-graphique et économique. Cependant, il est certainque la participation des émigrés espagnols enFrance à la vie associative, bien qu’à des degrésd’implication différents, a été très soutenue. Dansson travail sur les Espagnols en France, environ47% des personnes interrogées par Guy Hermet aumilieu des années 1970 faisaient partie d’un centreou d’une association espagnole. En 1978, l’attachéculturel de l’ambassade espagnole à Paris faisaitréférence à la prospérité des associations d’émi-grés et ajoutait que “les Espagnols continuent àse réunir entre eux pour discuter de leurs pro-blèmes, pour des actions culturelles que l’on retrou-ve dans pratiquement tous les centres”33.

Cette participation à la vie associative faisaitpartie des stratégies des émigrés pour s’adapter àun environnement qui leur était hostile. Le résul-tat de cette participation fut la formation d’uneidentité culturelle spécifique forgée à travers unesérie d’activités et de rituels qui recréaient la cul-ture populaire d’origine. La vie associative donnalieu aussi à une identité en tant que travailleurs,de telle manière que cette expérience se traduisîtpar un caractère chaque fois plus revendicatif desassociations, indépendamment du fait qu’elles aientété initialement influencées par la gauche, l’Egli-se ou l’administration franquiste. En fait, une foisFranco mort, le gouvernement de Adolfo Suárezretarda la célébration du Premier Congrès Démo-cratique de l’Emigration jusqu’en juin 1982, parcequ’il pensait que l’émigration en France et plusgénéralement en Europe était de gauche.34

Depuis, le mouvementassociatif a été l’acteur d’unprocessus unitaire qui cul-mina dans la fusion de laFAEEF avec l’APFEEF audébut du mois de novembre1991, donnant naissance àla FACEEF (Fédération des

33) Cf. F. Parra Luna, La emigración

española a Francia en el período 1960-

1977, Madrid, Institut Espagnol de l’Emi-

gration, 1981, p. 210. Tiré de G. Hermet,

Op. cit., p. 141.

34) Selon la propre revue de l’IEE, Car-

ta de España, 272, juin 1982.

32) Ce préjugé est assez documenté. Guy

Hermet fait écho au témoignage d’un

exilé qui se référait aux émigrés écono-

miques des années 1960 disant que : “ils

nous ont tant trompé que nous avons

abandonné” (cf. G. Hermet, Los

españoles en Francia, Madrid, Guadia-

na, 1969, p. 197). Les témoignages oraux

que nous avons recueillis posent aussi

la question de façon similaire (Gabriel

Gasó, Entretien, op. cit., et Francisca

Merchán, Entretien, Paris, le 21

novembre 1997). Dans la même lignée,

bien que dans ce cas, il ne s’agisse pas

d’un exilé résident en France mais au

Mexique, on peut voir dans le texte

inédit, datant de 1948, de Carlos Esplá,

“Sur l’appellation immigration politique

espagnole”, reproduit dans Migraciones

& Exilios, 1, 2000, 211-214.

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35) Renseignements fournis par la FACEEF.

36) Les renseignements consulaires de l’Admi-

nistration espagnole augmentent sensible-

ment ces chiffres.

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Associations et des Centresd’Emigrés Espagnols enFrance)35. La FACEEF développetoujours une intense activité,regroupant un total de 174centres et associations sociocul-turelles espagnols sur le territoi-re français. Bien que le contextehistorique ait évolué depuis lapériode d’affluence massive del’immigration espagnole enFrance, le nombre d’Espagnolsdans l’Hexagone s’élève à 161 762,auxquels il faut ajouter 274 066autres qui ont pris la nationalitéfrançaise (INSEE, 1999).36

La FACEEF garde ses objec-tifs de préservation de l’identitédes Espagnols en France, pro-mouvant la culture et la langued’origine et réclamant une inté-gration dans la société françaisequi soit respectueuse du patri-moine culturel et linguistique dela communauté espagnole. Étantdonné que, au-delà des aspectsculturels et identitaires, l’asso-ciationnisme a acquis rapidementune conscience sociale de lacondition émigrée, la FACEEFessaye de défendre les droits desEspagnols en tant qu’émigrés etpréconise, en même temps, lerejet du racisme et la nécessitéd’une citoyenneté européennedonnant une égalité de droits àla population communautaire et

Vie associative. FAEEF.

Francès Dal Chèle/AIDDA.

37) Selon la FACEEF, Estatutos, Paris, 1998.

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..aux immigrés indépendammentde leur origine.37

La FACEEF affronte de nou-veaux défis, comme le fait queles individus de toute une géné-ration ayant émigré depuis plusde trente ans et n’ayant pas vuse réaliser leur projet de retourdoivent faire face aux problèmesde vieillissement, du point de vuede leur double statut de per-sonnes du troisième âge et d’émi-grés, ce qui augmente les risquesde vulnérabilité sociale.

Au début du nouveau siècle,l’activité des centres et des asso-ciations d’Espagnols, commecelle de leur Fédération, repré-sente dans son ensemble une lut-te contre “l’invisibilité” de lacolonie. Cette invisibilité est lefruit d’un assimilationnisme quirend compte en effet qu’une inté-gration complète, contournantles anciennes et les nouvellesquestions dérivées d’un proces-sus migratoire, s’est réalisée.

José BabianoCentre de documentation

de l’émigration espagnole,Fondation du 1er Mai

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Le projet migratoire :épargne, achat d’un logement et retourrapide en Espagne Le point de départ de cet article est d’envisa-

ger le retour dans leur paysdes Espagnols ayant émigréen Europe comme l’abou-tissement d’un projet de vie,sans cesse modifié pours’adapter aux circonstanceset régulièrement reportédans le temps afind’attendre que les condi-tions soient favorables. Cet-te hypothèse de travail nouspermettra d’éclairer, entreautres, le niveau d’intégra-tion des émigrants dans lespays de travail et leursconditions de vie. Nous trai-

terons donc ici des émigrés espagnols de la pre-mière génération, revenus en Espagne pour prendreleur retraite. Mais il n’est pas possible de parler deretour sans parler d’émigration et vice versa1.

Les émigrants espagnols de la première géné-ration en Europe sont aujourd’hui des personnesdu troisième âge. Dans les années cinquante etsoixante, ils sont partis travailler dans des pays d’Euro-pe occidentale. Certains allaient s’installer définiti-vement dans les pays de travail et d’autres allaientrentrer en Espagne. Ces derniers ont réussi à réali-ser un projet commun à tous, qui ne se fondait passur une installation permanente à l’étranger, maisbien sur un retour en Espagne avec les économiessuffisantes pour s’acheter un logement.

Pour ces derniers, la stratégie migratoire s’estconclue de façon positive : ils sont devenus pro-priétaires d’un logement et sont revenus dans leurpays d’origine, mais différents facteurs ont retar-dé leur retour, modifiant substantiellement leurplan initial.

Certains de ces facteurs provenaient directe-ment des pays de travail : la capacité d’épargneinférieure à celle prévue initialement ou la nais-sance d’enfants et leur scolarisation dans le paysd’accueil, par exemple. Certains autres faits ayantretardé le retour étaient liés au pays d’origine, com-me les difficultés pour se réinsérer dans le marché

ÉMIGRATION ET RETOUR :LA PREMIÈRE GÉNÉRATIOND’ÉMIGRANTS ESPAGNOLS EN EUROPE

1)- Une partie des données statistiques

auxquelles nous nous référons dans cet

article provient de la recherche sur

l’exclusion sociale des émigrants espa-

gnols du troisième âge, dirigée par Ubal-

do Martínez Veiga, ainsi que du travail

de terrain que nous avons effectué en

1999 et qui fait partie de cette étude.

Ces données peuvent être consultées

dans Situaciones de exclusión social

de los emigrantes españoles ancianos

en Europa (2000), Paris, FACEEF, Fon-

dation du 1er Mai, FAEEH, CFMA,

MAEEB, FAEEL et AGER.

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..du travail (J. Castillo Castillo, 1980, pp. 69-93 ; A.Fernández Asperilla et C. Lomas Lara, 2001).

Ces motifs ont empêché le retour de beaucoupd’émigrants avant leur retraite, mais le contact régu-lier avec l’Espagne, au moins pendant les vacancesd’été, alimentait le rêve de retour. Par contre, leslongues distances, ont réduit les contacts des Espa-gnols (comme en Australie et en Amérique) avecleur pays d’origine, ce qui a bien souvent dissuadéces émigrants de revenir. Le contact avec l’Espagneravivait le désir de revenir et a, d’une certaine façon,empêché une participation massive des Espagnolsdans les sociétés européennes d’accueil.

Leur désir incessant de retourner le plus rapi-dement possible en Espagne a inhibé toutes rela-tion sociale entre les Espagnols émigrés et les popu-lations autochtones, en dehors du contexte profes-sionnel. Le temps des loisirs était sacrifié au travail,afin de gagner plus d’argent et, ainsi, d’avancer leretour, ce qui a favorisé la non-communication ou laclaustration sociale des émigrés dans les paysd’accueil. (J.A. Garmendia, 1981 ; U. Martínez Vei-ga, 2000).

Dans les années soixante-dix, beaucoup d’émi-grants espagnols en Europe sont rentrés. La fer-meture des frontières, les entraves imposées auregroupement familial et l’encouragement au retourde la part des pays d’accueil, ajoutés aux espoirsface au changement politique en Espagne à partirde 1975, expliquent le retour massif des émigrants.Le profil moyen de ceux qui sont revenus, selonune enquête réalisée sur 1500 personnes, était lesuivant : 70% avaient entre 30 et 50 ans. Ils reve-naient en majorité d’Allemagne (37%), de France(29%) et de Suisse (19%). Ils travaillaient dans lesservices (52%), dans l’industrie (41%) et dans lesecteur primaire (4%). Les principaux problèmesrencontrés ont été leur réinsertion dans le marchédu travail, car, à leur retour, ils étaient encore enâge de travailler, et l’adaptation de leurs enfantsau système scolaire espagnol (A. López López et

A. López Blasco, 1982). La vague de retours desannées soixante-dix s’est déroulée en troispériodes : la première de 1960 à 1969, avec 2% desretours ; la deuxième, de 1970 à 1974, avec 35% desretours, et la troisième, de 1975 à 1978, avec 33%des retours. (Castillo Castillo, 1980 : 69).

Selon le ministère du Travail et des AffairesSociales, et d’après les données de 1996, la catégo-rie la plus nombreuse à la fin des années quatre-vingt et dans les années quatre-vingt-dix est celledes émigrés revenus ayant entre 25 et 64 ans ; vien-nent ensuite ceux de moins de seize ans, puis ceuxqui ont entre 25 et 34 ans et enfin ceux de plus de65 ans (ministerio de Trabajo y Asuntos Sociales,1999, p. 94). Quant aux zones géographiques, entre1992 et 1996, sept Communautés Autonomes (Gali-ce, Andalousie, Catalogne, Valence, Madrid, les Astu-ries et la Castilla-León) concentraient jusqu’à 80 %des retours du groupe d’âge qui nous intéresse. Desterritoires desquels est partie une immigration mas-sive dans les années cinquante et soixante, seulesla Galice, l’Andalousie et la Castilla-León sont deszones de retour. Il n’en va pas de même pour l’Estré-madure ou la Castilla-la-Mancha (R. Nicolau, 1989).En même temps, la Catalogne, Madrid et Valencequi ont été des territoires à soldes migratoirespositifs entre 1950 et 1970 (R. Nicolau, 1989) sontchoisies comme zones de retour par les émigrantsdu troisième âge. Dans la décennie des annéesquatre-vingt-dix, près de 64% des émigrés de retourvenaient d’Europe, spécia-lement de Suisse, d’Alle-magne, de France et deGrande-Bretagne2.

Les caractéristiquessociologiques de la première génération

Les retraités revenus d’Europe appartiennentà une génération sur laquelle des évènements com-me la Guerre Civile et la dictature du général Fran-co ont eu beaucoup d’influence (G. Rodríguez

2)- Les tableaux statistiques sur le retour

peuvent être consultés dans U. Martínez

Veiga, 2000, pp. 224-227

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Cabrero, 1997). Les privations matérielles, l’absen-ce d’un système éducatif obligatoire et universel etla suppression de droits politiques et sociaux, aprèsla Deuxième Guerre mondiale, ont laissé des traceschez les membres de cette génération. Pour toutesces raisons, ils ont des bas niveaux de formation etde qualification, puisqu’ils ont commencé à tra-vailler très jeunes (la moyenne d’âge est de 13,1ans). Plus des trois quarts ont débuté à 14 ans ouavant, sans terminer le collège et 37,8% dans leurplus tendre enfance (avant leurs dix ans). Le tempsdédié au travail a été un temps volé à l’étude, à laformation et au jeu. Résultat de ces facteurs : 11,6%de ceux qui reviennent sont complètement anal-phabètes ; 25,6% n’ont pas été à l’école, mais ontappris à écrire et à lire, et sont, en majorité, desanalphabètes fonctionnels ; 62,8% ont ponctuelle-ment été à l’école. Parmi ces derniers, 60,5% n’ontpas fini le collège, 30,3% ont uniquement terminéle collège, soit l’éducation élémentaire ; 2,6% onteffectué une formation professionnelle d’un an et2,6% de deux ans. 1,3% ont le baccalauréat. Il s’agitd’une génération peu formée, et, contrairement àce que l’on pourrait penser, les émigrants ont unniveau supérieur à ceux qui n’émigrent pas. C’est-à-dire que ce ne sont pas les plus pauvres de la socié-té qui ont émigré, mais ceux qui, pouvant comptersur certaines ressources sociales et économiques,avaient des espoirs d’amélioration.

Mais indubitablement, et cela n’aurait pas puen être autrement, l’expérience migratoire les ainfluencés. Par rapport à la démobilisation poli-tique et au manque de participation sociale aux-quels leur génération a été soumise en Espagne,les émigrants ont acquis à l’étranger une culturepolitique où, traditionnellement, la participationest bien plus importante. Même si l’émigration éco-nomique était très dépolitisée, l’échange avec desexilés républicains a eu un certain impact sur celle-ci, et l’a imprégné de culture démocratique. De cefait, lorsque les émigrants rentrent en Espagne àla retraite, beaucoup gardent des habitudes de par-ticipation à la vie politique qui sont liées à une cer-

taine organisation sociale. De plus, les émigrantsvivaient dans des sociétés démocratiques, mais eux-mêmes étaient exclus de la citoyenneté. Ils se sontdonc regroupés, en réaction à cette exclusion, pourmaintenir vivace leur projet de retour. Afin des’adapter à un monde qui leur était hostile et pourcanaliser leurs intérêts, ils se sont organisés enassociations (J. Babiano et A. Fernández, 1998).

D’autre part, le fait d’avoir connu des sociétésplus développées, où les administrations sont plusefficaces, a aiguisé leur esprit critique quant aufonctionnement des institutions espagnoles. À toutceci s’ajoute le fait qu’ils ont idéalisé l’Espagnequ’ils ont abandonnée et qui a peu à voir avec lepays dans lequel ils reviennent. Au moment duretour, leur confusion est telle que l’on peut alorsparler d’une deuxième émigration, puisqu’ils souf-frent réellement de problèmes d’identité. Leurs voi-sins, leurs amis, leurs connaissances les appellent“les Français”, “les Allemands”, “les Belges”, “lesSuisses”, etc., ce qui provoque chez eux un profondmal-être car ils se sentent à nouveau étiquetés“étrangers”, cette fois dans leur propre pays. Danscertains cas, ils essaient d’équilibrer cette situa-tion en participant très activement à la société espa-gnole, mais dans d’autres cas, surtout ceux desfemmes seules et citadines, ils vivent de façon trèstraumatisante le processus de réadaptation. Ils tra-versent des situations graves d’isolement et, à l’inver-se, se mettent à idéaliser le pays de travail, sesmodes de vie, ses services sociaux, etc.

Conditions de vie et de travail de la première générationLes émigrants de la première génération ont

eu, tout au long de leur vie professionnelle, desemplois peu qualifiés, principalement dans l’indus-trie (39,6%), la construction (14,4%) et les services(17,1%).

La condition d’immigrant limitait leurs espoirsnon seulement de promotion de travail, mais aussi

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..d’augmentation des salaires et des droits dont ilsdisposaient par rapport aux travailleurs autoch-tones (quelque 40% des émigrants considéraientque leur situation économique dans le paysd’accueil était moins bonne que dans le pays d’ori-

gine). La situation était enco-re plus grave pour les femmesqui souffraient d’une doublediscrimination, en tantqu’émigrantes et en tant quefemmes3.

Après une longue période en usine, certainsémigrants changèrent de secteur d’activité, ce quia représenté une petite amélioration dans leur tra-jectoire professionnelle. Ils passèrent, par exemple,de l’industrie aux services (transports, adminis-tration publique), où ils continuaient à réaliser destâches subalternes comme conduire des autobusou des tramways en ville, effectuer des travaux demaintenance, etc. Cela se traduisit par une amé-lioration de leurs conditions de travail et de leurspensions de retraite.

Ces changements d’activité, après de longuespériodes dans l’industrie, ont été possibles grâceà la création de réseaux dans la société d’accueil.Cela a été particulièrement vrai dans les proces-sus migratoires longs, dans lesquels presque tou-te la vie active s’effectuait à l’étranger, mais pra-tiquement pas dans les migrations courtes ou inter-médiaires.

Il existe des différences entre les professionsexercées par les hommes et par les femmes. Lespremiers travaillaient dans l’industrie, laconstruction et l’agriculture. Les femmes se trou-vaient plutôt dans le service domestique, suivi del’industrie, l’agriculture et l’hôtellerie. Ces diffé-rences ont eu des conséquences sur la retraite, letravail féminin faisant plus souvent partie de l’éco-nomie informelle que le travail masculin.

Les journées de travail étaient prolongées par

les heures supplémentaires, effectuées soit dansl’emploi principal soit dans d’autres emplois dansl’économie informelle (ménage, service domes-tique, jardinage, bâtiment, récolte des tomates,etc.). Cet effort supplémentaire a empêché l’inté-gration sociale et altéré la santé de ces émigrantsespagnols, sans pour autant améliorer leur pensionde retraite : travaillant au noir, ils ne cotisaient pasà la Sécurité sociale, ce qui a eu des effets très per-vers, notamment pour les femmes.

Les emplois exercés par la première générationd’émigrants étaient dangereux, insalubres etpénibles. Ils consistaient en des tâches répétitiveset forfaitaires, en équipes tournantes, et qui lesmettaient en contact avec des substances trèstoxiques. Il est facile de s’imaginer tous les dom-mages sanitaires que cette combinaison engendre.Les tâches réalisées les exposaient à être fré-quemment victimes d’accidents du travail. De fait,49,1% de ces émigrants ont eu un accident du tra-vail au cours de leur vie active.

Le stress lié à l’immigration (à cause de l’insé-curité, de la précarité, de l’isolement et de laméconnaissance de la langue4), associé aux mau-vaises conditions de travail, a détérioré la santédes émigrants, faisant proliférer les déclarationsd’incapacité et, par conséquent, réduire leurs pen-sions de retraite.

Beaucoup d’émigrantsde la première générationse sont vus mettre en pré-retraite et ont été victimes de processus de recon-version industrielle. De fait, au moment de la retrai-te, 62,8% de ces personnes ne travaillaient déjàplus. Parmi eux, 10,5% étaient en préretraite, 31,6%étaient sans emploi, probablement à cause dequelque plan de reconversion industrielle, et 25%étaient en arrêt de travail.

Les États importateurs de main-d’œuvre n’ontpas facilité l’intégration des immigrants, bien au

4)- 78,1% des émigrants ne connaissaient

pas bien la langue du pays d’accueil.

3) La méconnaissance de la langue,

l’absence de formation profession-

nelle et de réseaux dans la société

d’accueil leur ôtaient toute possibili-

té de promotion.

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contraire. Quelques pays ont considéré l’immigra-tion comme le moyen de compter sur une main-d’œuvre jeune, se substituant à la main-d’œuvrenationale dans certains secteurs d’emploi, et moinschère, puisqu’elle ne requérait pas de dépensespréalables d’éducation ou de formation. La main-d’œuvre immigrée était plus compétitive parcequ’elle ne consommait pas de ressources sociales–santé, pensions de retraite, éducation pour lesenfants. En effet, on prévoyait que cette populationne vieillirait pas dans le pays d’accueil, et si cela seproduisait, on leur payerait les pensions corres-pondantes : quoiqu’il arrive, les gouvernements nes’inquiétaient pas puisque les émigrants rentre-raient de toutes façons dans leur pays d’origine lors-qu’ils seraient vieux (N. Fuch et M.A. Millan, 1998).

L’incorporation très précoce des émigrants aumarché du travail a donné lieu à une vie activelongue, avec en moyenne 43 ans travaillés. 40,5%de ceux qui sont revenus ont entre 41 et 50 anseffectifs de vie active. Mais, dans la majorité descas il n’y a pas de trace officielle de toutes cesannées travaillées. Les déficiences dans le fonc-tionnement de l’administration ont eu des réper-cussions très négatives pour les émigrants de lapremière génération. En effet, l’administration negardait pas les documents de la vie active descitoyens et du paiement par les employeurs descotisations aux assurances sociales, du fait de lafaible coercition que l’administration franquisteexerçait sur les chefs d’entreprise espagnols surce point en particulier (B. Gonzalo González, 1999,p. 37 ; Justicia Democrática, 1978, p. 140). Parexemple l’idée que la pension de retraite serviraità compléter les revenus pendant la retraite, s’estrévélée être une illusion, du fait des motifs expo-sés ci-dessus, ce qui a généré une grande frustra-tion chez les personnes qui avaient compté dessus.À Murcie, Alicante ou dans les Asturies, les émi-grants cotisaient simultanément à la Sécurité socia-le du pays de résidence et au régime agraire oud’employés de maison d’Espagne (T. López Gonzá-lez, 1999, p. 58).

Les périodes de cotisations nulles peuvent allerjusqu’à 18 ou 20 ans, et incluent des travaux publicsde forestage et de maintenance des voies ferréesou d’exploitation minière, c’est-à-dire des secteursd’activité très liés au développement économiquede l’État franquiste. Au moment de la retraite, ilsne peuvent alors toucher le SOVI (Seguro Obrerode Vejez e Invalidez : Assurance Ouvrière de Vieilles-se et d’Invalidité) pour lequel il est exigé d’avoircotisé 1800 jours entre 1940 et 1966.

Ce phénomène a des incidences plus impor-tantes sur le cas des femmes. Cela est dû au faitque leur vie active s’est plus fréquemment dérou-lée dans l’économie informelle que pour leshommes. Tout d’abord parce que, dans les straté-gies migratoires familiales, le travail masculin étaitl’élément central et le travail de la femme étaitrelégué au deuxième plan, économique et domes-tique. Cette dévalorisation du travail féminin a eupour conséquence que, même quand la femme pou-vait sortir de l’économie souterraine, c’était lesintérêts familiaux généraux qui prévalaient surceux de la femme, c’est-à-dire revenir le plus rapi-dement possible, et pour cela épargner le plusd’argent possible. Cela a été le cas, par exemple,d’émigrantes employées dans le service domes-tique en Belgique (elles faisaient le ménage dansles bureaux). Quand on leur a offert d’être décla-rées, il a été choisi de rester dans l’économie infor-melle, à cause de l’augmentation de la pressionfiscale que cela impliquait pour la famille et par-ce que, par conséquent, cela diminuerait l’épargneet retarderait donc le retour en Espagne. EnFrance, beaucoup d’Espagnoles ne se sont pas ins-crites à la Sécurité sociale par manque d’infor-mation, parce qu’elles pensaient que, si elles lefaisaient, elles perdraient leurs prestations fami-liales ou parce que, simplement, travaillant com-me domestiques elles n’étaient pas déclarées parleurs patrons.

En général, le manque d’information, du fait dela méconnaissance de la langue, de l’absence d’une

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..formation de départ, de l’émigration clandestine(car beaucoup d’émigrants se sont retrouvés enmarge de la légalité), l’objectif de retour rapide et,surtout, la sous-valorisation du travail et de la viedes femmes, ont créé un mal-être économique,après une longue trajectoire de travail en Espagneet dans le pays d’accueil.

D’autre part, dans certains cas, l’émigrations’est présentée comme la seule solution pour échap-per au cycle infernal de l’économie souterraine etaux conditions d’exploitation que les futurs émi-grants subissaient dans leur travail en Espagne.Les femmes, en particulier, avaient beaucoup dedifficultés à faire assumer les coûts sociaux parleurs employeurs espagnols. De plus, en milieurural, les abus dont elles étaient l’objet au travail,pendant des périodes allant jusqu’à vingt ans,démontrent bien la dureté extrême des relationsde travail. Le travail continu dans l’entreprise pri-vée (secteur bancaire) ou même dans l’adminis-tration centrale (écoles publiques) ou locale (mai-rie) n’a pas non plus garanti une cotisation auxassurances sociales. Pour beaucoup de femmes, lemoment de prendre leur retraite a été néfaste carelles se sont vues déposséder des quelques reve-nus qui leur auraient permis, sur le moment, deprofiter d’une situation économique plus favorableet de se protéger de la pauvreté relative dont ellessouffraient.

L’insertion des émigrantes au monde du travailà l’étranger, plus massive qu’en Espagne, peut expli-quer que, parmi les retraités revenus au pays, lepourcentage de ceux qui touchaient une pension deretraite était de 18,7 points supérieur à celui de ceuxqui n’avaient pas émigré. Ce même fait explique quele pourcentage de pensions de veuvage soit supé-rieur chez les non-émigrants que chez ceux qui sontrevenus (quasiment le double, 12,8 points).

Si l’on compare les pensions de retraite espa-gnoles du tableau 1 au 1er juillet 1999 avec cellesdes retraités émigrants du tableau 2, on observeque dans les catégories qui ont des revenus très

modestes (jusqu’à 100 000 pesetas, soit 609,8 €),la deuxième catégorie de personnes est légèrementfavorisée. Les non-émigrants qui ont une pensionallant jusqu’à 100 000 pesetas représentent 73,61%de la population totale, tandis que chez les émi-grants rentrés en Espagne, ils représentent 72,9% ;la différence est d’à peine un point au-dessous,mais elle indique néanmoins qu’un grand pour-centage bénéficie de revenus plus importants. Cepetit avantage se répète pour le groupe de per-sonnes qui disposent d’une pension inférieure à

45 000 pesetas (274,4 €). Là, les différences sontplus conséquentes. Le nombre d’émigrés retour-nés en Espagne qui touchent une pension aussi

Tableau 1. Pensions de retraite Tableau 2. Revenus par pension principaleen Espagne (en vigueur 1er juillet 1999) des émigrés rentrés en Espagne (juillet 1999)

Catégorie de revenus % Catégorie de revenus %

Jusqu’à 45 000 pesetas (274,4 €) 14,24 Jusqu’à 45 000 pesetas (274,4 €) 5,1

de 45 001 à 75 000 pesetas (457,3 €) 50,26 de 45 001 à 75 000 pesetas (457,35 €) 39,8

de 75 001 à 100 000 pesetas (609,8 €) 9,1 de 75 001 à 100 000 pesetas (609,8 €) 28

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réduite est de 9,14 points en moins que chez lesretraités non-émigrants. L’avantage relatif se répè-te si l’on compare les pourcentages correspondantà des revenus quelque peu supérieurs (entre 75 001

et 100 001 pesetas, soit entre 457,3 et 609,8 €) :les retraités rentrés en Espagne qui disposent deces revenus supérieurs sont plus nombreux(presque 19 points) que les non-émigrants. C’est-à-dire que les revenus dont disposent les retraitésqui sont de retour les placent dans une positionlégèrement plus avantageuse que celle des non-émigrants.

Malgré cela, presque 40% des retraités revenusvivent en situation de précarité matérielle et derisque d’exclusion sociale. Ainsi, lors de l’enquêtede terrain, la santé de cette population n’était pasexcessivement détériorée, mais bientôt, dans unfutur assez proche, elle risque de devenir une sour-ce de dépenses à laquelle ils ne pourront faire faceavec leurs seules ressources. Dans ce groupe, 14,2 %vivent avec des revenus entre 45 000 et 75 000 pese-

tas (entre 274,4 et 457,3 €). Ces chiffres com-prennent également les personnes qui ne reçoiventpas de revenus de l’État car il n’y a pas de traceofficielle de leur vie active. Les 25,8% de personnesqui disposent d’entre 75 001 et 100 000 pesetas

(457,35 € et 609,8 €) se trouvent dans une situa-tion un peu plus aisée mais présentant aussi descas de grande fragilité.

Ces données montrent que 40% des émigrantsrevenus vivent en situation de pauvreté, la caté-gorie des 14,2% étant spécialement dans la détres-se. Très peu reçoivent une pension non contribu-tive. Les émigrants les plus pauvres sont pénalisés,puisque ce type de prestations n’est pas exportable,ce qui les oblige à renoncer à retourner en Espagneoù les pré-requis exigés les empêchent aussi d’accé-der à des prestations de cette nature.

Les paramètres subjectifs pour apprécier la pau-vreté et l’exclusion sociale viennent confirmer lesdonnées objectives, avec toutefois des petites varia-tions à la hausse. Un peu moins de la moitié despersonnes rencontrées (48,4%) considèrent qu’ellesvivent dans l’embarras ou ont besoin d’une aideéconomique pour “terminer le mois”, ce qui attes-te d’une proportion très élevée de pauvreté relati-ve. Les difficultés économiques sont confirméeslorsque 43,1% des personnes interrogées affirmentque depuis qu’elles sont retraitées elles ont dimi-nué leurs dépenses de base, alimentaires et vesti-mentaires par exemple ; 22,4% ont eu à renoncerà quelque chose de nécessaire et 12,1% ont dûdemander de l’argent. Quant à la perception sub-jective de leur situation économique, les résultatssemblent plus optimistes : 24,5% de ces émigrésconsidèrent qu’ils sont dans une situation écono-mique plus favorable que les non-émigrants, 62%dans une situation comparable à celle du reste desretraités et 13,3% dans une situation pire que celledes retraités non-émigrants.

Ce sont les émigrées revenues, divorcées, céli-bataires ou veuves, qui connaissent la plus grandeprécarité sociale : en général, elles ne disposentpas de ressources suffisantes et sont souvent obli-gées de continuer à travailler, même après leurs65 ans, comme employées de maison ou de soin auxpersonnes âgées, ce qui montre bien les relationsentre migrations et troisième âge, assez liées enEurope occidentale. Dans certains cas, elles sontle chef d’une famille où cohabitent jusqu’à troisgénérations de femmes et leurs apports écono-miques sont fondamentaux pour entretenir le foyer,puisqu’ils constituent la seule rentrée régulièred’argent. Parfois c’est lorsque leur mari meurt ouqu’elles ont été maltraitées qu’elles décident derentrer en Espagne ; le retour est alors la seule pos-sibilité d’échapper à la solitude à laquelle elles doi-vent faire face. En Espagne, elles élèvent leursenfants toutes seules, se trouvant alors à nouveauen situation d’auto-exploitation, alors mêmequ’elles souffrent déjà des très mauvaises condi-

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tions de travail du service domestique et de l’éco-nomie informelle. De ces cas de figure, on peutaisément déduire l’ampleur qu’a prise, chez lesémigrants à la retraite revenus en Espagne, le phé-nomène de la féminisation de la pauvreté.

Autres conséquencessociales de l’émigration et du retour

Au début de cet article, nous affirmions quel’acquisition d’un logement en Espagne représen-tait en partie l’aboutissement du projet migratoi-re de beaucoup d’émigrants. Nous allons ici analy-ser d’autres aspects concernant ce point.

87,6% des émigrants rentrés d’Europe sont pro-priétaires d’un logement en Espagne. Vu sous cetangle, le processus migratoire doit être considérécomme un succès, puisqu’il a permis d’acquérir unpatrimoine immobilier auquel ils n’auraient cer-tainement pas pu accéder autrement. Mais si l’onanalyse la situation des retraités espagnols non-émigrants, l’émigration n’a en réalité présenté aucunavantage : l’immense majorité de cette populationretraitée est propriétaire de son logement, l’Étatespagnol n’ayant jamais encouragé la location.

L’acquisition d’un patrimoine en Espagne s’estfaite au prix de lourds sacrifices matériels, allantjusqu’à renoncer à de meilleures conditions d’habi-tat dans le pays d’émigration, pour acquérir un loge-ment dans leur pays d’origine. À Paris, par exemple,les Espagnols s’engageaient comme concierges par-ce que cet emploi leur garantissait un logement. Lesdépendances réservées aux concierges n’avaient pastoujours de baignoire ou étaient très petits, souventun deux pièces, où vivait la famille pendant de nom-breuses années. L’apparente irrationalité d’une tel-le stratégie (ils auraient pu acheter un logement àl’étranger et le vendre ensuite pour en acheter unen Espagne) acquiert une certaine logique si on laconsidère dans la perspective du projet migratoireoriginel : le but était de revenir en Espagne le plusrapidement possible, une fois que l’on aurait épar-

gné suffisamment d’argent pour acheter une mai-son. La vie à l’étranger étant systématiquement consi-dérée comme provisoire, les mauvaises conditionsde logement étaient de rigueur, dans certains cas,jusqu’à la retraite.

Toutefois, certains émigrés revenus ne sont paspropriétaires de leur logement, mais habitent dansdes maisons fournies par la famille, vivent en régi-me de location dépendant d’organismes d’État, ontbesoin de l’aide des enfants pour payer les loyersou vivent avec leurs enfants (5,8%). Dans ces cas-là, les logements présentent des déficiences impor-tantes quant à l’espace disponible, leur équipementet leur état en général. Il en va ainsi, par exemple,pour un couple d’émigrés en Hollande, rentré àMadrid et qui est en conflit permanent pour la pro-priété de la maison dans laquelle il réside, son exis-tence se déroulant alors dans une atmosphèred’insécurité et de stress permanent. Leur situationest très compliquée car leurs ressources ne leurpermettent ni d’acquérir un logement ni de payerun loyer, mais on ne leur fournit pas non plus unappartement de l’IVIMA5. On a également observéde tels problèmes en Galice. Dans tous les cas, ils’agit de couples dans lesquels au moins un desdeux membres, si ce n’est les deux, a de sérieuxproblèmes de santé. La maladie leur enlève desressources matérielles et il ne reste pas d’autresalternatives que de faire appel à une aide externe.Les tâches d’entretien des logements sont doncreléguées au deuxième planautant par manque demoyens que de conditionsphysiques.

Dans des villes commeMadrid, même si les émigrants qui sont rentréssont propriétaires de leur logement, leurs nouvelleshabitations sont loin d’être idéales, notamment dufait de l’entassement et du manque d’espace (jus-qu’à trois générations peuvent y cohabiter). Ellesne sont pas non plus adaptées aux problèmes desanté des retraités : elles se trouvent souvent aucinquième ou au quatrième étage sans ascenseur,

5)- Instituto de la Vivienda de Madrid,

l’Institut de Logement de Madrid, plus

ou moins équivalent à l’Office des HLM

de Paris. (N.d.T.)

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les personnes âgées ayant généralement des diffi-cultés à marcher, cela limite grandement leurs sor-ties et leurs contacts sociaux.

Par rapport au manque d’espace et à l’entasse-ment de plusieurs générations dans de petits loge-ments (22,2% des maisons font 80 m2 ou moins), queconnaissent les émigrants qui retournent en milieuurbain, les conditions générales de logement des émi-grés revenus dans les zones rurales sont meilleures.Ce sont de grandes maisons, avec beaucoup d’espa-ce, car dans les villages le prix du foncier est moinsélevé ; parfois même, les nouveaux “revenus” ontconstruit sur des terrains dont ils ont hérité, ce quireprésente pour eux une économie substantielle. Cer-tains logements conservent les structures desanciennes maisons rurales, avec des murs épais,construits dans les années soixante-dix ou quatre-vingts, avec l’argent de l’émigration, parfois par lesémigrants eux-mêmes, car beaucoup ont travaillécomme ouvriers saisonniers dans le bâtiment en Suis-se et en France. Les maisons rurales ont plusieursétages, où habitent le couple des émigrants retrai-tés revenus et la famille des enfants. Au rez-de-chaus-

sée vit le couple de retraités etaux étages supérieurs, l(es)’enfant(s) et leur(s) famille(s).L’épargne accumulée dansl’émigration a servi à résoudreles problèmes de logement dela première génération d’émi-

grants et à garantir des conditions de logementdécentes à leurs descendants6. Cette organisationpermet de pallier l’insuffisance des services sociauxsur deux aspects : l’absence d’une politique d’accèsau logement pour les jeunes et les populations auxressources les plus faibles et le manque de protec-tion sociale pour le troisième âge. Diverses fonctionssociales sont ainsi remplies : les revenus sont trans-mis d’une génération à une autre, en facilitant, pourles enfants, l’accès à des logements que l’État ne four-nit pas. D’autre part, le contact et la proximité desenfants garantissent des soins aux personnes âgéesque les services sociaux n’assurent pas. Dans les pays

du Nord de l’Europe, le soin à domicile ou le “soincommunautaire” est bien plus courant que dans lespays du Sud, entre autres l’Espagne, où la famille estle principal fournisseur de ces soins, principalementles femmes en activité.

En analysant la structuration des maisons deceux qui sont revenus en zone rurale, on peut doncconstater que c’est d’elle que dérive une série defacteurs qui permettent de limiter la pauvreté etl’exclusion sociale. La cohabitation de plusieursgénérations dans le même bâtiment est très impor-tante dans des localités sans infrastructures spé-cialisées dans le soin des personnes âgées (maisonsde retraite) et aux routes en mauvais état qui fontobstacle à l’accès aux services et au transfert rapi-de des retraités malades, surtout dans les Com-munautés Autonomes les plus pauvres comme laGalice, la Castilla-la-Mancha ou l’Andalousie.

En ce qui concerne les équipements des loge-ments ruraux où vit une seule famille, le fait que cesoient de grandes maisons ne les dote pas pourautant systématiquement des commodités opti-males. Dans la plupart de ces habitations, il n’y apas le chauffage dans toutes les chambres, maisd’autres systèmes plus traditionnels comme desradiateurs individuels, des braseros, des chemi-nées. La chaleur est concentrée dans une seule piè-ce de la maison, le salon ou la salle à manger, oùse passe une grande partie des activités quoti-diennes. Les espaces personnels sont donc gran-dement limités, ce qui devient vite une source deconflit. Seuls 10,5% des maisons ont le chauffagecentral. Elles ne disposent pas non plus de lave-vaisselle dans 98,3% des cas, même si elles dispo-sent presque toujours d’un téléviseur (98,3%), élé-ment fondamental autour duquel s’organise le tempsdes loisirs. Les foyers des émigrés revenus semblentbien équipés en lave-linge (96,7%) ou en frigidaires(99,2%). Le téléphone est un service habituel(93,2%), mais uniquement parce qu’il est lié auxbesoins d’assistance sanitaire d’urgence : dans leslocalités rurales, le téléphone n’est pas utilisé, com-me dans les grandes villes, pour faciliter les contacts

6)- Il faut prendre en compte le fait

qu’en Espagne le problème de la

rareté et de la cherté des logements

est pratiquement chronique pendant

la deuxième moitié du siècle.

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Emigrants espagnols travaillant dans la vigne. 1972. CDEE. Fondo

Secretaría de Migraciones de CCOO.

sociaux, même avec la famille, puisque la proximi-té permet des contacts directs. Les émigrants retrai-tés restreignent son usage car ils trouvent les tarifsbien trop élevés pour leurs économies, où le bud-get est limité. Le téléphone est un élément qui ras-sure pour les cas d’urgence, mais il n’est jamaisl’objet d’un usage quotidien. Les restrictions ne selimitent pas à l’usage du téléphone : elles sont pré-sentes de façon permanente dans les aspects lesplus divers de la vie quotidienne. Les expériences

vécues de la Guerre civile et de l’après-guerre, ain-si que de l’émigration rendue nécessaire par les res-trictions, ont généré des habitudes de consomma-tion d’une extrême austérité, qui touchent surtoutl’habillement, les activités ludiques et récréativeset tout ce qui n’est pas étroitement lié à la survie,au sens le plus matériel du terme.

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En plus de la configuration de la maison, il estnécessaire de se pencher sur l’existence de serviceset d’infrastructures générales dans les localités oùrésident la majorité des émigrants revenus. Beau-coup de ces localités sont de petits centres rurauxsitués en Castilla-la-Mancha et en Galice. Ce sontdes zones dont l’accès est difficile et où les com-munications sont très mauvaises. Les routes, com-me dans le cas de quelques villages de la Sierradel Segura, sont mauvaises, étroites, avec beau-coup de virages dangereux. Ces caractéristiquesphysiques déterminent l’isolement et l’exclusionsociale de ces lieux. Ainsi, l’accès à des biens etdes services comme la santé, l’éducation, la cultu-re, et les loisirs est rendu difficile. Plus d’un tiersdes émigrants retraités vivent loin d’un Centre duTroisième Age et presque un quart ne résident pasà proximité d’un dispensaire, fait particulièrementgrave dans la mesure où ce sont les services sani-taires les plus utilisés par les personnes âgées. Àce sujet, il faut signaler une certaine inégalité dansla distribution de services non seulement entreles localités, mais également entre les Commu-nautés Autonomes (CES, 1999, pp. 553). Les quar-tiers d’émigrants revenus dans des grandes villescomme Barcelone ou Madrid ont des caractéris-tiques bien précises : ce sont des quartiers péri-phériques, où le prix au mètre carré est moins cher,et qui sont, par rapport à d’autres zones, relative-ment dépourvus de services (c’est le cas de LasMusas, Villaverde ou San Blas à Madrid). Dans cesquartiers, les niveaux de chômage, d’échec sco-laire, de population marginale et autres indica-teurs similaires sont supérieurs au reste de la vil-le, ce qui dessine à nouveau un contexte géogra-phique excluant (U. Martínez Veiga, 1999). Il nefaut pas pour autant en conclure que le fait devivre dans ces quartiers conduit nécessairementà l’exclusion, même si c’est un facteur qui permetde mieux relativiser le succès de la population étu-diée. Ceci nous place, de plus, devant un phéno-mène urbain curieux : la cohabitation dans lesmêmes quartiers des immigrants et des émigrants

revenus.

Indépendamment de la dotation de servicesdont bénéficie la Communauté Autonome ou lalocalité dans laquelle résident les émigrés revenus,le mode de vie urbain ou rural peut en grande par-tie déterminer l’exclusion sociale. Ainsi, si l’onrevient à une grande ville comme Madrid ou Bar-celone, la méconnaissance des voisins, l’anonymatou la difficulté à établir de nouvelles amitiés et àcréer des réseaux sociaux, sont des obstacles àl’insertion que l’on ne rencontre pas si l’on retour-ne dans une ville plus petite comme Albacète ouGrenade, ou si l’on rentre vivre dans un village.Dans ces cas-là, en général, les contacts person-nels semblent bien plus fluides, moins compliqués ;il est plus facile alors de reconstruire des réseauxde relations, comme autant d’ancrages dans lasociété permettant de participer et d’accéder à desressources comme l’information, l’affection, un sou-tien économique, etc. Le milieu rural protège lespersonnes tandis que l’urbain les isole plus (GarcíaSanz, 1997, pp. 128-130). En général, les émigrésqui reviennent dans une grande ville connaissentplus de difficultés à s’insérer et à participer à lavie sociale.

Comme nous allons le voir, les processusmigratoires ont des répercussions sur la vie etles relations familiales.

Une grande partie des retraités revenus connais-sent des problèmes familiaux aigus. Ils n’ont pas,en général, de relations très étroites avec leur famil-le. Cela peut sembler paradoxal eu égard à leurenvoi régulier d’argent pour couvrir les besoins deleurs parents qui sont restés. L’éloignement, pen-dant de nombreuses années, a refroidi les affec-tions et a créé, chez les émigrants, une indépen-dance plus conforme aux modèles relationnels despays d’immigration qu’aux modèles familiaux despays méditerranéens. Même lorsque les relationsne sont pas conflictuelles, les émigrés revenus nemanifestent pas leur affection à leurs parents avec

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..une grande intensité, bien que le retour en Espagneait été incité par les référents familiaux.

À leur retour, baucoup d’émigrés revenus sontdéçus par leurs relations familiales. Ils voient moinsleur famille que lorsqu’ils étaient loin, ils leur repro-chent leur manque de soutien, surtout dans lesdémarches administratives, et, plus généralement,dans le processus d’adaptation. La société leur appa-raît complètement changée, ils découvrent que lesmodèles relationnels se sont transformés. Les habi-tudes se sont modifiées du fait des changementsqu’a connu la société espagnole. Quand ils sont par-tis à l’étranger, ils étaient jeunes (en moyenne 33ans) et leurs intérêts étaient, d’une certaine maniè-re, liés à ceux de la cellule familiale. En pleineretraite, les intérêts sont soudain dispersés etdiversifiés : ils sont passés d’une à plusieurs cel-lules familiales. De plus, des épisodes conflictuelsde leurs vies ont parfois altéré les relations fra-ternelles, comme par exemple la répartition d’unhéritage ou la gestion partagée des soins auxparents.

Dans quelques cas, les relations se détériorentau plus haut point, transformant la famille en unesource de conflit plus qu’en une ressource en casd’exclusion. C’est particulièrement vrai quand ils’agit de personnes seules (hommes ou femmescélibataires et sans enfants). L’affaiblissement desrelations familiales les met en danger d’exclusionsociale. Si l’on compare avec les retraités non-émi-grants, la proximité leur a permis de ne pas rompreles liens familiaux de façon aussi brutale, et n’apas généré comme dans le cas des premiers, dessituations aussi conflictuelles entre les individus.

En ce qui concerne les caractéristiques fami-liales des émigrés revenus, il faut signaler que lespersonnes mariées prédominent (75,2%), suiviesdes veuves (16,5%) et des célibataires (5,8%). Laproportion de séparés et divorcés (1,6%) est prati-quement insignifiante. Les couples mixtes sontrares, ce qui démontre bien que le projet migra-

toire ne s’est pas accompagné, et a même empê-ché, les échanges avec la société de travail.

La plupart ont des enfants (87,6%). Quand ilssont petits, les enfants constituent une source dedépenses et un obstacle à l’intégration des femmesau marché du travail. En revanche, pendant laretraite, soit ils représentent une charge écono-mique pour les parents soit, au contraire, ils sontun élément d’insertion dans la société et une res-source face à l’exclusion.

Beaucoup de stratégies migratoires sont plani-fiées de telle façon à répartir le travail entre lesdifférents membres de la famille. Ainsi, le retourde beaucoup d’émigrants est provoqué par la néces-sité de s’occuper des personnes âgées de leur famil-le. Cet élément constitue une caractéristique de laculture des pays méditerranéens : les servicessociaux manquant, c’est la famille qui doit pallierleur absence. Ces stratégies supposent une répar-tition des responsabilités dans la famille. La fem-me prenait soin des enfants, et des parents oubeaux-parents, tandis que le mari partait (67,5%de ceux qui reviennent ont émigré seuls, sans aucunmembre de la famille).

En Espagne, le risque d’impotence des per-sonnes âgées n’est pas couvert. Le seul recours pos-sible est donc la famille : les enfants sont ceux quidoivent garantir le futur bien-être de leurs parents.À ce sujet, les émigrantsrevenus sont clairementdésavantagés par rapport aureste des retraités émi-grants, du fait de nombreuxfacteurs : tout d’abord, par-ce que les enfants ne sont pas toujours en Espagne,mais restent parfois dans le pays dans lequel leursparents ont émigré7. Quand les enfants résident enEspagne, la précarité du marché du travail est tel-le que les parents sont indispensables pour fairevivre la deuxième et la troisième génération. Ain-si, deux personnes revenues de Suisse assurent les

7)- 28,9% des personnes interrogées au

cours de l’enquête ne peuvent pas comp-

ter sur des enfants qui résideraient dans

la même localité qu’eux.

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frais d’entretien, d’éducation, etc. de leur petite-fille dont ils s’occupent, pendant que la mère viten Suisse. Il en va de même pour la situation d’unémigrant revenu de Hollande : il a à charge unepartie de ses petits-enfants, qui ne vivent pas avecleurs parents séparés. À l’inverse, certaines per-sonnes âgées vivent grâce à l’aide de leurs enfants,soit que ceux-ci leur procurent la maison danslaquelle ils résident soit qu’ils les aident à payerle loyer ou des frais comme le téléphone, dont ilsdevraient se séparer s’ils ne pouvaient compter surcet apport financier.

En cas de problèmes de santé, les émigrantsrevenus sont directement menacés d’exclusionsociale. En effet, si aujourd’hui leur état sanitairen’est pas mauvais, ils peuvent avoir des problèmestrès graves dans un futur proche. Or, l’Espagnemanque de services sociaux qui pourraient garan-tir les soins lorsque les ressources familiales nepeuvent assumer la situation de dépendance despersonnes âgées. L’Espagne est à 5,7 points en des-sous de la moyenne européenne pour les frais deprotection sociale. Quant à la dépense par habi-tant, au sein de l’Union européenne, seuls le Por-tugal et la Grèce ont un montant inférieur à celuide l’Espagne (CES, 1999, p. 526).

La santé de ceux qui sont revenus est étroite-ment liée au processus de vieillissement qui touchede manière générale toute la population, mais elleest également déterminée par l’expérience migra-toire. Des emplois très physiques, comme par

exemple les travaux dechargement et de déchar-gement, leur ont causé deslésions dorsales, à la suitedesquelles, dans certainscas, ils ont été déclarés

inaptes au travail. Plus d’un tiers des émigrantsrevenus sont dans cette situation. Aux facteurs quitiennent à la nature des emplois exercés s’ajoutentles privations alimentaires et les carences dues auxjeûnes qu’ils ont connus, surtout dans les premières

années d’émigration, non seulement parce qu’ilsmanquaient d’argent, mais également parce qu’ilsenvoyaient une partie de cet argent à leur familleen Espagne pour pallier les conditions de vie extrê-mement dures du pays8. Leurs enfants aussi ontsouffert de maladies comme la tuberculose, étroi-tement liée à la mauvaise situation matérielle, trèscommune en Espagne dans la période d’après-guer-re, et que les émigrants rencontrèrent égalementdans l’émigration, du fait des mauvaises conditionsde logement et de la misère des premières années.Beaucoup de femmes, spécialement dans des petitshameaux espagnols, présentent des symptômes dedépression, liés à la vie qu’elles ont menée. À lacharge de travail qu’elles ont assumée en solitai-re, entretenant la maison, s’occupant des enfants,cultivant les parcelles familiales, prenant en char-ge les animaux, s’ajoutent la solitude et l’isolementdes zones dans lesquelles elles vivent et, en parti-culier, les relations qu’elles entretiennent avec leurconjoint : elles ont été séparées de celui-ci la plusgrande partie de leur vie et ne commencent aveclui une vie de couple normale qu’à l’âge de la retrai-te, quand il revient de l’émigration, parfois aprèstrente ans. Leurs relations sont froides et distantes,car ils n’ont pratiquement jamais vécu ensembleet doivent soudain cohabiter. L’émigration laissedes traces dans le corps et dans les âmes. Elle meten marche un processus qui parfois aboutit à destroubles psychologiques importants. En plus desprofondes dépressions dont souffre une partie desfemmes, des traces de déséquilibres mentaux sontaussi visibles chez certains hommes.

Ana Fernández Asperilla. CDEE. Fondation du 1er Mai.

8)- Une magnifique source pour connaître

la réalité de cet aspect est la littérature

même, à laquelle le professeur Rodríguez

Richart (1998) fait référence.

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