EP.S INTERROGE ALAIN BERTHOZ
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EP.S INTERROGE A L A I N B E R T H O Z À propos du sens du mouvement
Le « sens du mouvement » est une expression que pédagogues et entraîneurs utilisent
depuis des années pour expliquer la réussite de certains de leurs élèves et athlètes. Mais ce n'est certainement pas à cet empirisme
que se réfère le titre de votre livre. Pourriez-vous préciser le choix de cette expression lorsque l'on sait que le mot « sens » peut
indiquer un capteur sensoriel spécialisé, une direction, et enfin une signification ?
L'utilisation par les entraîneurs et pédagogues de l'expression « sens du mouvement » ne relève peut-être pas d'un empirisme mais d'une forme de connaissance riche que Pierre Bourdieu appelle la « connaissance pratique ». Pour avoir souvent discuté avec des sportifs il me semble qu'ils ont du mouvement une compréhension très approfondie. Rappelez vous que Bernstein qui fut un des maîtres delà physiologie moderne en Russie enseigna la physiologie du sport. Le sens du mouvement, ce « sixième sens », n'est pas lié à un seul capteur sensoriel comme la vision, l'audition, le toucher, le goût, l'olfaction. Pour mieux le comprendre je propose trois idées. D'abord nous avons beaucoup plus que les « cinq sens » que s'obstinent à décrire manuels scolaires, émissions de télévision, articles de presse. Les capteurs musculaires et articulaires mesurent les mouvements des parties du corps et donnent le « sens de la position » et de la
I vitesse des gestes. Les capteurs de force dans les articulations donnent le sens de la
; force, la combinaison de leurs messages avec les commandes motrices don
nent le « sens de l'effort ». Les capteurs vestibulaires donnent la mesure des mouvements de la tète grâce aux canaux semi-circulaires qui mesurent les rotations et aux otolithes qui mesurent les translations et l'inclinaison de la tête par rapport à la gravité. La vision elle-même participe à la mesure du mouvement. Penchez-vous sur un pont au-dessus d'une rivière, vous aurez l'impression d'avancer : la vision mesure le mouvement du corps propre, c'est la sensation que nous appelons « vection ». C'est la coopération de tous ces capteurs qui constitue le « sens du mouvement ». Ou plutôt l'interprétation que le cerveau fait de leurs messages en fonction des buts qu'il donne à son action. La deuxième utilisation du mot sens est effectivement une direction, une orientation. On parle du « sens de l 'orientation », par exemple le « sens de la verticale » qui est fondamental pour coordonner les mouvements. Il est lié à la coopération de la vision, des capteurs vestibulaires qui détectent la gravité, des informations tactiles de la plante des pieds, ainsi que de connaissances internes que le cerveau a de la direction de l'axe du corps . Les as t ronautes par exemple, qui ne disposent plus de la verticale gravi taire, utilisent à la fois la vision et cette verticale corporelle pour s'orienter. Le cerveau peut choisir l'information la plus appropriée pour leur indiquer la direction du corps dans l'espace. Le sens du mouvement implique donc aussi la connaissance de la direction du corps et du mouvement dans l'espace. La troisième idée vient du fait que chaque mouvement est lié à une action qui a un but, il a une signification, un « sens ». Le mouvement est toujours expression d'une
intention. Chaque geste, même le geste sportif, est chargé de signification, il exprime, en plus du désir d'aller plus loin, plus haut, plus vite, celui de gagner sur les autres, il cherche à être efficace mais obéit à des règles chargées de culture, d'histoire, de traditions. Il peut aussi, même inconsciemment, exprimer des émotions ou déguiser des intentions : au judo les postures sont à la fois efficaces et expriment la menace, au fleuret la feinte dissimule l'attaque, etc... Chaque mouvement est un signe. Chaque cul ture in terprè te d'ailleurs ces signes à sa façon. Dans les jeux collectifs comme le basket et le football beaucoup de mouvements sont des signes qu'échangent les joueurs, un véritable langage. Si les pédagogues du sport lient le sens du mouvement au succès des athlètes c'est qu'ils en ont compris l'importance, la complexité, la profondeur.
La notion de schéma corporel a souvent été utilisée pa r les professeurs d 'EPS et les psy-chomotriciens. Vous apportez la preuve que cette notion ne recouvre pas une seule réalité, mais fait appel à différents niveaux d'organisation du système nerveux : moelle épinière, cervelet, t ha lamus (cortex pariétal). Selon vous, ces nouvelles données vont-elles permet t re d ' in terpré ter différemment les représentations que se font habituellement les sportifs de leur effic a c i t é m o t r i c e qu ' i l s a t t r ibuent souvent à un bon schéma corporel ?
Oui, ces nouvelles données devraient à mon avis bouleverser la
EPS № 268 - NOVEMBRE-DECEMBRE 1997 9 Revue EP.S n°268 Novembre-Décembre 1997 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé
EP.S INTERROGE BERTHOZ Alain Né le 18/02/1939.
Adresse professionnelle Laboratoire de physiologie de la perception et de l'action - CNRS/Collège de France, 11, place Marcelin Berthelot -75005 Paris.
Titres universitaires • Ingénieur civil des mines (1963) ; • Licencié en psychologie (1963) ; • Docteur ingénieur (biomécanique) (1966) (thèse Faculté des sciences. Paris) ; • Doctorat es-sciences (neurophysiologie) (1973) (Thèse Faculté des sciences, Paris).
Grades et fonctions • Directeur de recherche, classe exceptionnelle. • Directeur du Laboratoire de physiologie neurosensorielle du CNRS. • Jusqu'en 1993 : directeur de recherche au CNRS, classe exceptionnelle. • Depuis 1993 : professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de physiologie de la perception et de l'action. • Directeur du Laboratoire de physiologie de la perception et de l'action UMR C9950. Collège de France - CNRS.
Enseignement • Chargé d'un cours sur « Interactions multisensorielles dans l'oculomotricité ». DEA de neurosciences. Université de Paris VI. • Responsable du programme de neurosciences computationnelles du DEA de sciences cognitives. Université de Paris VI (depuis 1989).
À l'étranger • Professeur invité à l'Université Mc Gill -Montréal (Canada).
Activités • Responsable de l'organisation de plusieurs congrès, colloques, symposia. • Membre de nombreuses sociétés scientifiques et académies. • Assure des fonctions d'expertise et de consultant pour les organismes scientifiques internationaux. • Participe à de nombreuses instances d'évaluations de la recherche scientifique.
Prix et médailles • Médailles d'argent du Centre national d'étude spatiale (1985). • Prix La Gaze de l'Académie des sciences (Paris. 1987). • Prix général de l'Académie de médecine (Paris, 1991). • Dow Award for Neuroscience (Université de Portland. 1996).
façon dont les sportifs peuvent comprendre le mouvement. Dans la définition originale des pionniers du début du siècle (Head par exemple), le schéma corporel est une représentation globale et unique du corps, située peut-être dans le cortex pariétal, qui gouverne l'organisation de la posture et la coordination des gestes. Cette conception du schéma corporel unique à récemment été à la fois confirmée et contestée ce qui crée une situation paradoxale. Elle fut confirmée par le fait que des lésions du cortex pariétal créent des troubles profonds de la perception du corps et de ses relations avec le monde. Les patients avec des lésions pariétales droites voient le monde mais en négligent la moitié gauche. Ils ne dessineront que la moitié d'une maison ou d'une personne en face d'eux, ils oublieront de s'habiller à gauche et ne mangeront que la moitié droite du plat de fraises devant eux. D'autres malades ayant des lésions pariétales perdent le sens de la propriété de leur corps : un tel malade dira, ce bras n'est pas le mien, il est à ma mère ! On sait aussi que la posture et les mouvements sont contrôlés à partir de la perception d'ensemble du corps (à partir du schéma corporel et non pas à partir de réflexes locaux). Mais elle fut contestée par les découvertes récentes de la neurobiologie qui indiquent au contraire la fragmentation de la perception, des référentiels et des sous-systèmes qui constituent le sens du mouvement. D'abord on a découvert que les sens décomposent la réalité. Par exemple la vision décompose le monde visuel en couleur, luminance, texture, profondeur, mouvement. Des voies nerveuses distinctes véhiculent ces informations. La vision décompose aussi les mouvements selon des plans qui correspondent aux plans des canaux du système vestibulaire. Des centres nerveux distincts codent les déplacements horizontaux et verticaux du monde visuel. 11 y a donc ségrégation de l'information sur le monde. Il en est de même des informations des capteurs musculaires, articulaires et tendineux : chacun détecte une information différente sur le mouvement du corps. Il faut donc que le cerveau reconstitue l'unité du corps propre et de ses relations avec l'environnement.
Ensuite pendant un mouvement le cerveau utilise de multiples référentiels : la gravité, référentiel externe, mais aussi le corps lui-même ou certaines de ses parties. Lorsqu'on attrape une balle, ou que l'on pointe sur un objet, le référentiel utilisé est local, c'est-à-dire référé par exemple à l'épaule. Certains de ces référentiels sont donc globaux, d'autres locaux. D'autres sont liés au type de mouvement. Avec Thierry Pozzo nous avons montré que. pendant de nombreuses activités physiques, la tête est stabilisée en rotation dans le plan sagittal. Elle sert de plate-forme et de référentiel mobile. C'est à partir de cette tête stabilisée que sont coordonnés les mouvements des membres. Cette idée d'un contrôle descendant, de la tête vers les pieds, inverse complètement la façon traditionnelle (des pieds vers la tête) de concevoir le contrôle de la posture. Ce contrôle descendant avec la tête comme référence avait été déjà entrevu par Paillard. Il
se met en place au cours de la première année de la vie. Le jeune bébé qui commence à marcher est ancré sur la terre alors que l'athlète qui court, a la tète accrochée dans les étoiles ! Comment alors est reconstituée l'unité de la perception ? C'est le problème de la cohérence. De nombreuses théories s'affrontent actuellement. En attendant que le problème soit résolu par les physiologistes, il est important de penser à cette double nature de la représentation interne du corps : d'une part globale et d'autre part éclatée en de multiples aspects. Je suis sûr que cela a des conséquences importantes sur la maîtrise et l'apprentissage du mouvement.
Un débutant qui doit viser une cible a tendance à aligner l 'œil, l ' ob je t et la cible. Quand
on lui demande de rompre cet alignement pour améliorer son efficacité, i l n'y parvient pas. Au basket, de temps en temps, on est obligé de porter le ballon hors de l'alignement œil-cible ce qui exige un entraînement très difficile. Comment pensez-vous que le sujet évolue vers l'expertise en réussissant par exemple à supprimer cet alignement d'une façon très efficace, en n'ayant plus d'appui au sol, un bras complètement éloigné de l'axe (du pied) et à atteindre la cible ?
Ce problème est celui du passage du codage du mouvement en relation avec le corps propre, ce que nous appelons codage « égo-centré ». au codage du mouvement en prenant comme référence des objets ou des lieux extérieurs au corps que nous appelons « allocen-tré ». Pendant que votre lecteur va lire cet article il peut se représenter les objets dans la pièce où il se trouve soit par rapport à lui (la lampe est en face de moi), soit par rapport aux éléments de la pièce (par exemple la lampe est à mi-chemin entre la porte et la fenêtre, entre le fauteuil et la table) sans faire intervenir son corps. Le cerveau humain a cette capacité de se représenter les mouvements soit par rapport au corps propre, en utilisant le schéma corporel, et pour cela il faut aligner les objets par rapport au corps, soit de se représenter les relations entre l'objet manipulé et les éléments de l'espace. Pour utiliser cette représentation il faut effectivement se décentrer de la simple visée. Il faut pouvoir décaler le centre de référence de la perception. Par exemple, sur un terrain de basket, le joueur débutant ajuste souvent son tir en prenant son propre corps comme référence. Pour cela, il faut qu'il ait « en vue », ou même alignés, le panier, la main, la balle. Grâce à l'entraînement il peut arriver à décentrer sa perception, s'imaginer le ballon sans le voir, en laissant son cerveau faire des calculs automatiques sur les relations entre le ballon
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ALAIN BERTHOZ et son corps, et se concentrer sur les relations entre le ballon et le panier et les autres partenaires. Cette représentation « allocentrée » est plus efficace parce qu'elle permet de traiter des aspect complexes du jeu, de faire des prédictions qui font intervenir l'ensemble des partenaires du jeu. Le cerveau de l'homme contient des mécanismes neuronaux qui lui permettent de faire cette décentration. Chez l'enfant cette capacité se développe, comme l'a montré Piaget. entre 4 et 7 ans. Je cite dans mon livre l'exemple de cette chorégraphe israélienne Eshkol, qui a employé trois types de notation des mouvements des danseurs : notation par rapport au corps, notation par rapport à l'espace et notation relative aux partenaires. Des éthologistes l'ont aussi utilisée pour étudier les chiens qui s'égorgent et ont montré que dans la bataille entre deux chiens qui s'égorgent, le lien entre leurs deux regards est la chose importante, il est aussi fort qu'une tige d'acier. 11 serait intéressant d'appliquer cette technique de description aux arts martiaux !
Vous insistez sur le caractère nécessairement intermittent du traitement des références sensorielles par le système nerveux central. Face à la diversité et à la complexité des stimuli sensoriels que le sportif doit intégrer, sur quels éléments les entraîneurs et pédagogues peuvent-ils s'appuyer pour aider à la réalisation du mouvement ?
Il faut complètement renverser l'idée courante de la façon dont le cerveau traite les informations sensorielles : la direction de l'information ne va pas seulement des capteurs vers le cerveau comme on le croit souvent. Le contraire est aussi vrai : le cerveau fait des hypothèses sur l'état dans lequel doivent se trouver les capteurs sensoriels à chaque phase d'un mouvement II compare alors l'état réel du capteur avec sa prédiction. Lorsqu'on veut être champion de ski il est banal de dire que le champion ne peut pas se contenter de traiter les informations des capteurs de mouvements puis faire des corrections, etc... C'est trop long et compliqué. Pour gagner la course il faut que le cerveau prédise dans quel état doivent être certains capteurs importants pour chaque phase du mouvement. Je prends dans ce livre une position très claire : je prétends que toujours les informations sensorielles sont choisies en même temps que le geste est déclenché et planifié. Donc le traitement des données sensorielles est intermittent parce qu'il est présélectionné. Nous avons travaillé ensemble avec l'équipe de l'INSEP sur l'exemple du trampoline, nous avons suggéré que le salto est (au moins) décomposable en trois phases: une première phase d'élévation pendant laquelle les informations tactiles, visuelles, vestibulaires. peuvent être utiles, parce que le mouvement n'est pas trop rapide, pour produire la partie importante qui est le déclenchement de la rotation : une deuxième phase de rotation, qui se fait à 8(X)° par seconde, pendant laquelle il n'est absolument pas question d'utiliser la vision, donc le cerveau bascule
sur un mode de traitement dans lequel il utilise essentiellement les informations vestibulaires pour mesurer la rotation, avec sans doute une posture figée ou déterminée ; enfin une troisième phase, la chute, pendant laquelle le cerveau de nouveau utilise la vision, des capteurs tactiles des pieds, la tête, etc., pour contrôler la chute. Ce qui exige une configuration de capteurs sensoriels très particulière. Donc présélection, dépendant de chaque phase du mouvement, prédétermination des informations sensorielles importantes, vérification de leur valeur à partir d'une simulation interne du mouvement.
Vous évoquez à p lus ieurs reprises l ' importance de la fonc t ion prédictive du ce rveau .
Comment et de quelle façon pourrait-elle intervenir dans la pratique sport ive, qu i peut tout autant sol l ic i ter l' imagination du joueur que ses fonctions cognitives impliquées notamment dans la connaissance du règlement ?
La fonction prédictive du cerveau intervient de plusieurs façons. La première, c'est la capacité, nous en avons déjà parlé, à présélectionner des entrées sensorielles. Nous avons vu que la perception est multimodale et qu'elle est présélection des messages sensoriels. Mais il y a plus remarquable encore. L'action influence la perception à sa source. Des signaux moteurs liés aux mouvements des membres et des yeux influencent les premiers relais sensoriels. Dans le cortex cérébral, lorsque nous changeons de direction du regard, en même temps et avant même que nous déplacions l'œil par une saccade, les champs récepteurs (c'est-à-dire la petite zone de l'espace qui active ce neurone) sont modifiés. Les premiers relais sensoriels, comme par exemple les premiers neurones centraux qui reçoivent les informations des capteurs vestibulaires, sont influencés par les mouvements de l'œil ou de la tête. Deuxième mécanisme important : les gestes préparatoires. Lorsque l'on va soulever un poids qui déséquilibre le corps, le cerveau anticipe cette chute en déclenchant automatiquement un léger mouvement vers l'arrière. Les patients ayant des lésions du cervelet n'ont pas cette anticipation, cette synergie qui les empêchent de tomber. La mise en jeu de ces synergies est liée à la programmation des mouvements actifs. Le garçon de café qui soulève la bouteille de son plateau diminue automatiquement la force qu'il exerce sur le plateau. Si vous soulevez la bouteille sans le prévenir le plateau se soulève ! Le cerveau prédit les conséquences de l'action ! C'est même, au cours de l'évolution, une de ses fonctions principales qui a été à
l'origine des fonctions cognitives les plus élevées. La pratique sportive met en jeu de nombreuses synergies d'anticipation qui ne sont pas toutes bien répertoriées. Lorsqu'on attrape une balle, le cerveau n'attend pas que la balle touche la main pour ajuster la raideur des muscles en fonction d'une prédiction, d'un modèle interne, dirons nous, de la force d'impact. Nous avons un répertoire inné de ce mécanisme d'anticipation. Nous les étudions dans l'espace avec des astronautes car la disparition de la gravité en rend certains inutiles et il est intéressant de voir s'ils se maintiennent. Je suppose que l'apprentissage des mouvements sportifs, surtout lorsqu'ils ne font pas partie des mouvements naturels, en met en place de nouvelles. Un troisième niveau est la simulation interne du mouvement, le cerveau peut en effet jouer par avance le mouvement et ses enchaînements sans l'exécuter, en prédire les conséquences.
Vous proposez en effet l'idée d'un cerveau simulateur permettant d'anticiper ou d'imaginer le mouvement à réaliser. Que sait-on actuellement des mécanismes neuronaux qui permettent le passage de la simulation à la réalisation effective du mouvement ?
L'idée que le cerveau est un simulateur n'est pas neuve, elle a été proposée, sous des formes différentes, en particulier par les physiologistes russes, il y a déjà longtemps. Dans la
pratique et l'enseignement du sport une large place à été réservée à l'imagination du mouvement. Dans des disciplines comme l'escalade, les athlètes ont la possibilité d'imaginer le trajet pendant quelques minutes avant de commencer leur escalade. La formulation moderne que nous lui avons donnée au laboratoire est basée sur l'idée que le mouvement est contrôlé en parallèle par deux processus, l'un qui ressemble à un système asservi, utilise les informations sensorielles pour régler le mouvement de façon continue. L'autre est essentiellement prédictif, fonctionne sur des cartes internes et simule les mouvements possibles en utilisant les informations externes de façon intermittente. Ce processus est celui qui permet de formuler des stratégies, de choisir le mouvement le plus adapte. Une des prédictions de cette théorie
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EP.S INTERROGE est que les mêmes structures centrales seront utilisées lors des mouvements imaginés et des mouvement exécutés. Le fait que l'imagination du mouvement utilise les mêmes mécanismes que l'exécution du mouvement avait été suggéré dans les milieux du sport qui utilisaient l'entraînement mental. Mais aucune base neurophysiologique n'avait été trouvée à ces observations. Il a aussi été suggéré par la comparaison de la durée des mouvements imaginés et exécutés. Ces deux temps sont proportionnels. En étudiant des sujets humains à l'aide de caméras à émission de positons, on a pu comparer les structures cérébrales activées pendant les deux types de mouvement. Le débat reste toutefois très ouvert. Il y a, à mon avis, plusieurs degrés entre mouvement imaginé et mouvement exécuté. Le mouvement est organisé au niveau du cerveau dans des boucles internes qui vont du cortex cérébral vers la moelle et en retour, du cortex cérébral vers les ganglions de la base, le thalamus. Le mouvement ne vient pas de centres qui émettent une commande vers des centres d'exécution. Ce schéma est trop simpliste. Ce sont des boucles neuronales imbriquées les unes dans les autres et qui l'ont des stations à différents niveaux du système nerveux depuis le cortex cérébral jusqu'à la moelle. En parallèle avec le fonctionnement de ces boucles internes, des mécanismes inhibiteurs peuvent verrouiller l'exécution du mouvement à différents niveaux. Par exemple, si je tourne la tète, si je déplace mon regard vers un ballon, vers une cible, je peux mettre en route l'ensemble de toutes les boucles internes qui
vont produire ce mouvement, mais inhiber l'exécution par des neurones qui sont situés dans le tronc cérébral tout près des motoneu-rones qui commandent l'œil et la nuque (les neurones pauseurs) et dont je peux verrouiller le mouvement au niveau de l'exécution. Mais je peux aussi bloquer ce mouvement à un niveau plus élevé, celui du colliculus supérieur. C'est une carte sur laquelle le mouvement de la cible va se présenter et sur laquelle s'effectuent des sélections spatiales et temporelles du mouvement. Il y a ainsi comme des niveaux successifs où on peut simuler le mouvement. Donc le passage de la simulation à la réalisation effective du mouvement se fait par des déverrouillages à différents niveaux.
Il serait intéressant de discuter avec des enseignants et des entraîneurs pour savoir s'ils ont aussi l'impression que le mouvement peut ainsi être bloqué à différents niveaux de l'exécution. Par exemple, lorsque l'escaladeur imagine son parcours, il peut être assis et imaginer sa progression sur la paroi sans aucune activité motrice concomitante mais il peut aussi se mettre debout et simuler par de légers mouvements de hanche une partie des mouvements comme l'étudié actuellement Stéphane Vieilledent (INSEP).
Vous exp l i quez comment la réduction du «nombre de degrés de l iber té » est une solu
tion que l'évolution a trouvé pour favoriser la coordination et le contrôle du mouvement. Pourriez-vous présenter rapidement cette notion ? Selon vous, intervient-elle dans les processus d'acquisit ion des habiletés sportives qui supposent le contrôle de nombreux degrés de liberté ?
Oui, elle est très importante. Un degré de liberté est par exemple une rotation. Or il est extrêmement difficile de contrôler les centaines de degrés de liberté dont disposent tous les segments du corps. Regardez les robots d'aujourd'hui, leurs bras n'ont que quelques
degrés de liberté et pourtant les ordinateurs qui les contrôlent ont du mal à calculer tous les paramètres de leurs mouvements. Il est remarquable de constater que la nature a trouvé des astuces pour simplifier le problème et éviter des calculs neuronaux trop compliqués, des changements de coordonnées. Certaines de ces astuces sont d'ordre biomécanique : par exemple, les vertèbres du cou n'ont pas toutes une mobilité égale. Certaines bloquent le mouvement de façon à ce qu'avec une rotation autour d'un seul axe on puisse faire
toute une inclinaison de la tête. Il y a des mécanismes de verrouillage dans la biomécanique des vertèbres qui permettent finalement en contrôlant peu de muscles de faire un mouvement complet, sans avoir à contrôler 50 muscles. D'autres sont au niveau des muscles. Vous savez qu'il y a des muscles biarticulaires qui permettent de contrôler certains mouvements plus simplement que si nous n'avions que des muscles monoarticulaires. Ensuite au niveau de l'organisation anato-mique des neurones : c'est le concept de synergie. Nous avons un répertoire de gestes (fermer le poing, sauter, s'incliner...) que Bernstein a appelé « les synergies motrices élémentaires » qui exigent la commande
simultanée d'un grand nombre de muscles dans différentes parties du corps. Ces synergies sont commandées automatiquement grâce à très peu de neurones, éventuellement par un seul neurone pyramidal, par le branchement des axones. Un neurone dans le cerveau va avoir des branchements d'axones qui vont se répartir à différents niveaux du cou. des bras et des jambes, et activent, simultanément, tous les muscles impliqués dans cette synergie. C'est une simplification extraordinaire puisqu'il suffit d'activer un neurone pour contracter 50 muscles qui vont produire un mouvement particulier. Ainsi un répertoire de gestes élémentaires a été créé par un répertoire de neurones dont les branchements sont différents.
Enfin des solutions qui ont été trouvées par le système nerveux pour transformer des problèmes tridimensionnels en des problèmes bidimensionnels. Un des exemples est le mouvement de l'œil : l'œil est une sphère, qui se meut selon des rotations. Or les rotations ont un inconvénient : lorsqu'on les combine on ne peut le faire dans n'importe quel ordre. On dit qu'elles ne sont pas commutatives. Si on passe d'une direction du regard à une autre en faisant emprunter à l'œil différentes successions de rotations, l'œil n'arrivera pas dans la même position à la cible. Il y aura une torsion de l'œil. Le cerveau, ou la nature, a identifié ce problème et tous les mouvements des yeux que nous faisons ont tous leur axe de rotation dans un plan qui est le plan frontal. Cette propriété est sans doute située dans des réseaux neuronaux. A mon avis, une grande partie de l'acquisition des habiletés sportives va consister précisément à utiliser ces mécanismes naturels de simplification en les combinant parce qu'ils permettent tous d'aller plus vite et de simplifier l'apprentissage et finalement d'augmenter l'efficacité. D'ailleurs je suis convaincu que les entraîneurs ont une connaissance intuitive de ces solutions. Mais une coopération avec les chercheurs permettrait peut-être d'approfondir cette connaissance et serait profitable aux deux communautés. Savez-vous que lorsque vous dessinez une figure de huit dans l'espace où n'importe quelle forme petite ou grande, il y a une relation mathématique très précise entre la vitesse le long de la trajectoire et la courbure du mouvement ? Cette règle a été démontrée par la mesure du mouvement et est sans doute l'expression d'un fonctionnement très simple du contrôle des mouvements. Malheureusement nous ne connaissons pas encore les bases neu-rales de cette remarquable loi qui « signe » les mouvements naturels. Nous savons que les règles de l'accomplissement d'un geste gouvernent aussi notre perception. La perception « connaît » les lois du mouvement naturel. Je suis sûr que les entraîneurs perçoivent immédiatement dans le geste de leur élève quand le mouvement n'est pas naturel.
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ALAIN BERTHOZ Les entraîneurs et péda-g o g u e s cons ta ten t souvent que leurs élèves et athlètes ne
font pas ce qu'ils disent et ne disent pas ce qu'ils font. Comment la neurophysiologie sensorielle peut-elle interpréter ce décalage entre le discours et la pratique ?
Pour le moment, la physiologie ne peut pas donner de réponse complète à cette question. Il y a un grand nombre de mécanismes automatiques dans l'organisation du mouvement qui ne sont pas forcément accessibles à la verbalisation par le sportif, même s'ils sont accessibles à l'entraînement. De plus se pose le problème de la vicarianee. Elle a été étudiée par l'école de Le Ny. Ceci veut dire qu'il y a plusieurs façons de résoudre un même problème, avec des opérations différentes. Un joueur ou un athlète peut réaliser la même action ou une séquence d'actions de plusieurs façons. Cela est fondamental pour l'enseignement d'un mouvement évidemment. On a maintenant vérifié que certains sujets dépendent très fortement de leur vision alors que d'autres utilisent plus volontiers les capteurs du toucher ou la proprioception. Il est clair qu'ils ne choisiront pas les mêmes configurations d'informations sensorielles lorsqu'ils voudront faire un mouvement. Dans le cortex frontal au milieu du cerveau à la partie supérieure, une aire cérébrale appelée aire motrice supplémentaire est particulièrement impliquée dans la constitution et l'organisation des séquences complexes de gestes. Avec le cortex frontal elle participe à des décisions qui permettent d'agencer les gestes de telle ou telle façon. Mais son activité n'est pas nécessairement comprise des parties du cerveau qui vont avoir une représentation verbale du mouvement. Ma théorie du cerveau simulateur tient compte de cela, c'est-à-dire que le cerveau est une machine qui justement permet de simuler en interne le mouvement et de trouver, à chaque instant, pour chaque mouvement ou en fonction du contexte, des solutions nouvelles. Cette marge de variabilité que permet l'aspect prédictif du cerveau empêche peut-être le sportif de dire ce qu'il fait de façon conventionnelle ou explicite.
Les pédagogues et les entraîneurs sportifs a t t r ibuent aux facteurs émotionnels un poids non négligeable dans la réalisation des performances motrices. Selon vous, quel rôle - s'il y en a un -jouent ces émotions dans les interactions entre perception et action ?
Un rôle fondamental. On découvre aujourd'hui, que des structures du système limbique comme par exemple une partie du cerveau qui s'appelle l'amygdale, qui est impliquée dans la vie émotionnelle, jouent un rôle très important dans l'apprentissage moteur.
Nous disposons d'un répertoire inné de mouvements. Ceux-ci sont mémorisés dans l'organisation neuronale de parties du cerveau comme par exemple les noyaux gris centraux. Le cortex moteur utilise ce répertoire de mouvements pour commander les muscles. Au cours de l'apprentissage d'un mouvement nouveau il faut que des neurones du cortex moteur soient associés d'une autre façon et que cette nouvelle association reste mémorisée dans les synapses de ces neurones. On appelle « stabilisation » ce mécanisme complexe. Il semble qu'une combinaison de neurones dans les noyaux gris centraux puisse être stabilisée si les parties du cerveau comme le système limbique. qui évaluent la valeur bonne ou mauvaise pour nous de chaque mouvement (par exemple le succès d'un geste ou au contraire son échec, ou la douleur qu'il a entraînée) agissent de façon positive ou négative sur les noyau gris centraux. L'émotion facilite donc ou inhibe le mouvement : il en est de même pour certaines décisions. On a proposé l'idée que la partie antérieure du cerveau (le cortex préfrontal) est importante pour prendre une décision, choisir une action plutôt qu'une autre et que ce choix est fortement influencé par les parties du cerveau qui créent les émotions. Il y a une mémoire du succès et de l'échec qui contrôle nos mouvements. L'imagerie cérébrale par tomographie à émission de positons a confirmé ces découvertes.
Vous expliquez dans votre livre que les interactions perception/action permettent à un sujet de se construire une représentation cohérente de l'environnement.
Le problème de la cohérence est un problème central que nous avons déjà évoqué à propos du schéma corporel. La cohérence des informations sensorielles et la façon dont le cerveau l'a construite est un problème difficile étant donné la fragmentation des représentations. La rupture de la cohérence est sans doute un des mécanismes clés de la perte de performance, de la désorientation, des difficultés d'apprentissage exactement comme dans la pathologie vestibulaire : le vertige est une perte de cohérence, puisqu'il est produit par des troubles vestibulaires qui font qu'il y a discongruance entre les informations vestibulaires. visuelles et proprioceptives.
Vous évoquez dans votre livre l 'émotion poétique, le rêve, le plaisir qui sont à vos yeux des éléments essentiels de la perception et du mouvement.
Je critique dans ce livre les architectes qui ont oublié le plaisir du mouvement pour une architecture d'angles droits où la courbe naturelle est absente. Or les données nouvelles de la psychologie et de la neurophysiologie montrent que notre perception est une action simulée et que le cerveau éprouve du plaisir à évoquer des mouvements naturels. Les architectes sont des criminels, ils ne construisent plus que des fichiers géants, ils induisent la
tristesse et la monotonie, ils ne connaissent que l'angle droit. Ils ont oublié le plaisir du mouvement, du geste merveilleux de la main qui caresse une vieille rampe d'escalier, qui suit les volutes et les rythmes, les courbes délicates et les rondeurs sensuelles d'un beau bâtiment. Regardez un balcon en fer forgé, quel merveilleux découpage de l'espace qui évoque dans mon cerveau les mouvements de la danse : regardez les sinistres barreaux dont les architectes couvrent les immeubles modernes, ils n'évoquent que l'obstacle de la prison. Le cerveau aime les rythmes de la course, de la marche, les rebonds et les lancers, les forces que l'on vainc. Le sport est plaisir parce qu'il est jeu contre les forces naturelles que le cerveau apprend à capter, à utiliser. De même lorsqu'il regarde un immeuble, un objet, une personne, le cerveau aime à retrouver ce jeu contre et avec la nature.
S e l o n les résul tats de vos t ravaux expér imen-t aux , les réflexes que l 'on croyait
strictement déterminés pourraient être modifiés par l'activité du sujet. Vous semble-t-il possible d'envisager la modification de certains réflexes par la pratique sportive de façon durable et efficace ? Et en cas de pathologie accidentelle, la rééducation est-elle efficace ?
Une des grandes découvertes des dix dernières années, est l'extraordinaire flexibilité des structures neuronales du cerveau. Prenons l'exemple des homonculus dans le cortex par exemple. Des travaux ont été publiés sur l'imagerie cérébrale chez l'homme mais aussi chez le singe, qui montrent qu'il y a des réorganisations fonctionnelles tout à fait remarquables même dans des circuits qu'on croyait rigides, pas forcément réflexes, mais des circuits de contrôle. Par exemple, on a montré récemment que chez les pianistes, les violonistes, il y a un accroissement des structures dans le cortex moteur où sont représentées les notes. Il en est certainement de même chez les sportifs professionnels. Leur cerveau est différent. Il est réorganisé pour effectuer des gestes particuliers.
Vous ment ionnez dans votre l ivre le rôle de la mémoire, vous parlez de « la mémoire pour p réd i re le futur et les conséquences de l'action ». La mémoire joue-t-elle donc un rôle fondamental dans le sens du mouvement ?
Le rôle de la mémoire est évidemment central dans l'apprentissage, pour le geste sportif comme les autres gestes. On sait maintenant qu'il y a une grande variété de types de mémoires (à court tenue, à long terme, de tra-
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Revue EP.S n°268 Novembre-Décembre 1997 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé
EP.S INTERROGE ALAIN BERTHOZ
vail. épisodique, procédurale, sémantique, visuelle, etc.) qui impliquent des parties très différentes du cerveau. La mémoire spatiale concerne l'hippocampe, le cortex pariétal, le cortex frontal supérieur latéral : la mémoire des objets et des visages met en jeu le cortex temporal et le cortex frontal ventral : certaines parties du cortex pariétal contiennent des neurones qui sont activés lors de gestes particuliers comme s'il y avait une sorte de bibliothèque de gestes élémentaires (saisir, tourner, pousser, etc.). Certains neurones sont activés à la fois lorsque le singe fait un geste et lorsqu'il voit une personne faire le même geste comme si le cerveau identifiait un
geste, comme une forme indépendante de l'exécution du mouvement lui-même. Le fait de lacer un soulier ou faire un nœud de cravate, mémoire dite procédurale, n'implique pas du tout la même mémoire que la mémoire des lieux, de l'espace, du terrain de football. Quand un gardien de but se fait prendre à contre-pied un jour, des mécanismes neuronaux dans l'hippocampe combinent le souvenir de l'image de l'adversaire qui l'a pris à contre-pied, la mémoire de sa posture, de sa place par rapport au but. des gestes qu'il a faits. Tout cela s'appelle un épisode et est stocké dans la « mémoire épisodique » sous la forme de synapses qui sont activées ensemble par tous ces aspects différents de l'épisode. Une structure du cerveau, l'hippocampe, est construite de façon à ce qu'elle puisse à la fois stocker cette information et la retrouver après un certain temps même si on active seulement une partie des informations ! Si dans un autre match, six mois après, un autre joueur, un peu différent, dans un but et dans un contexte différents, arrive dans une configuration semblable, on sait que les structures dans l'hippocampe, à cause de la connectivité des neurones, sont susceptibles de provoquer l'évocation de la mémoire de l'épisode précédent. Les réseaux neuronaux du gardien de but seront capables d'évoquer en quelques dizaines de millisecondes le souvenir de l'épisode précédent. Cela pourra alors lui permettre de mieux réagir en se rappelant les conséquences fâcheuses de sa réaction précédente.
J'imagine que les entraîneurs sportifs utilisent cette mémoire de l'action pour guider les athlètes dans les décisions. C'est en cela que la mémoire est essentielle pour prédire les conséquences de l'action.
Votre ouvrage fait référence à des systèmes d'idées s'intéressant aux rapports de l 'homme à son environnement ; comment concevez-vous la rencontre de la démarche scientifique et de la réflexion de type philosophique qui sont toutes deux des essais d'interprétation du réel ?
Un appel au concept philosophique est absolument nécessaire pour guider l'expérimentation. Tous les chercheurs qui travaillent sur le cerveau ont des hypothèses et des idées de type philosophique implicites. Donc il est
indispensable, nécessaire, utile et agréable, puisque j'insiste sur le plaisir, d'essayer d'expliciter ces hypothèses implicites. Par exemple, c'est très important, j'essaie dans ce livre de réhabiliter le mouvement. Pourquoi ? Parce que je pense que les fonctions cognitives les plus élevées du cerveau ont été en grande partie développées à partir des fonctions motrices, et notamment à partir de ce besoin, de cette nécessité de prédire. L'intelligence est avant tout liée à la prédiction du futur et à l'utilisation de la mémoire pour prédire le futur, guider l'action et
prédire les conséquences de l'action. Une grande partie de la philosophie contemporaine étudie les fonctions cognitives essentiellement à partir du langage. Il y a eu domination des modèles philosophiques empruntés à l'analyse formelle de la logique et du langage dans les grands courants de la philosophie contemporaine. Donc je pense qu'il faut réhabiliter ou s'intéresser à ces philosophes qui ont pour leur part essayé de réfléchir aux relations entre nous et le monde, non seulement à partir du langage mais aussi à partir du corps, et du corps sensible. Dans un monde où l'on fait du cerveau une machine à penser, un ordinateur, mon livre est une réhabilitation du corps, il aurait pu s'appeler « L'homme sensible » ou « Le Corps sensible ». Ces philosophes sont par exemple Merleau Ponty que je cite beaucoup parce qu'il a fait un travail dans cette direction, il y en a bien d'autres.
Pour clore cette rencontre, pourriez-vous révéler à grands traits ce qui s'est notablement modifié dans le domaine de la physiologie du mouvement depuis votre dernier entretien avec la Revue EP.S en 1990 (n° 225) ?
En huit ans. il y a eu une explosion extraordinaire des connaissances dues à l'enregistrement des activités neuronales chez l'animal pendant des mouvements naturels, alors que la neurophysiologie des années 80 était encore faite chez l'animal anesthésié ou en contention. De plus les nouvelles méthodes de mesure des mouvements par caméras liées aux ordinateurs ont ouvert un immense champ d'investigation des mouvements naturels. Je suis très étonné de constater que si peu de
centres sportifs en France sont équipés de tels instruments. Nous sommes en train d'accumuler un retard considérable par rapport aux USA et au Canada par exemple. Enfin l'explosion de l'imagerie cérébrale nous aide à mieux comprendre les mécanismes mentaux de la coordination et de la planification du mouvement. Je suis très heureux de voir l'intérêt que portent les sportifs à ces découvertes. Il n'appartient pas au scientifique de dire si elles aideront à améliorer la performance sportive et à gagner des médailles, en tout cas elles seront utiles pour mieux comprendre les bases de l'apprentissage des pratiques sportives. Pour notre part nous avons beaucoup à apprendre des sportifs et de leurs entraîneurs et nous souhaitons vivement coopérer avec eux. •
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Nous remercions vivement Alain Berthoz d'avoir bien voulu répondre aux questions élaborées par : Gérard Fouquesolle, professeur d'EPS, SUAPS Paris VI ; Gérard Fouquet, maître de conférences. Paris V ; Yves Kerlirzin, enseignant chercheur. Laboratoire mouvement, action, performance (LMAP), INSEP ; Stéphane Vieilledent, enseignant chercheur, LMAP, INSEP. Coordination pour la Revue EP.S : Claudine Leray, Jean Vivès.
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