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Pierre Bourdieu

Epreuve scolaire et conscration socialeIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 39, septembre 1981. pp. 3-70.

Citer ce document / Cite this document : Bourdieu Pierre. Epreuve scolaire et conscration sociale. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 39, septembre 1981. pp. 3-70. doi : 10.3406/arss.1981.2124 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1981_num_39_1_2124

Abstract Scholastic Testing and Social Consecration. Pedagogie action does not only produce technical effects (inculcated knowledge and know-how). It also has an effect of initiating and consecrating. This is particularly clear in the case of the elite schools, i.e. the institutions responsible for training those who are destined to enter the dominant class. On the basis of a survey carried out in the lycee classes preparing students for entry to the Grandes ecoles (khagnes, taupes) and in the Grandes ecoles themselves (in particular, the Ecole normale superieure and the Ecole polytechnique), this article analyses the technical effects produced by the scholastic organization of these institutions. In particular, it examines the incentives, constraints and continuous assessment which are used to reduce the students' existence to an unremitting succession of scholastic exercises, and which are the basis for acquiring what may be called an emergency culture the capacity to mobilize ideas rapidly andperform creditably on any question. However, all these technical operations in the educational processes are symbolically over-determined and fulfil an additional function of consecration. They can therefore be described as stages in a consecration ritual which tends to produce a separate aristocracy, socially distinguished and sacred. Zusammenfassung Schulprobe und soziale Weihe. Pdagogisches Handeln zeitigt nicht nur technische Effekte (in Gestalt beigebrachter Kenntnisse und Fertigkeiten) ; ihm eignet weiter eine eigentmliche magische Initiations und Konsekrationswirkung. Sehr gut lt sich das wahrnehmen an den Elite-schulen, jenen Anstalten also, die denjenigen eine Ausbildung zu geben haben, denen der Eintritt in die herrschende Klasse gewhrt wird. Gesttzt auf eine Erhebung in geisteswissenschaftlichen und naturwissenschaftlichen Vorbereitungsklassen fur die Grandes coles und den Grandes coles selber (vor allem Ecole normale suprieure und Ecole polytechnique) wurden die technischen Auswirkungen der schulischen Organisation dieser Einrichtungen analysiert, speziell die permanenten Anreize, Zwnge und Kontrollen, mittels deren nicht nur das Dasein der Schler auf eine pausenlose Abfolge schulischer Aktivitten reduziert wird, sondern die auch dem Erwerb jener Bildung zugrundeliegen, mit der man auf Anhieb und rasch ein bestimmtes Wissen part hat undjegliches Problem auf achtbare Weise (zu) behandeln wei. Alle diese technischen Operationen der Erziehungsprozesse sind jedoch symbolisch berdeterminiert und erfllen im weiteren eine Konsekrationsfunktion. In diesem Sinne lassen sie sich beschreiben als Momente eines Konsekrationsrituals, wodurch eine separate, sozial abgehobene und gleichsam sakrale Adelkaste geschaffen wird. Rsum Epreuve scolaire et conscration sociale. L'action pdagogique ne produit pas seulement des effets techniques (savoirs et savoir-faire inculqus) ; elle a aussi une efficacit proprement magique d'initiation et de conscration qui se laisse plus particulirement apercevoir dans le cas des coles d'lite, c'est--dire dans le cas des institutions charges de confrer une formation ceux qui sont appels entrer dans la classe dominante. A partir d'une enqute mene dans les classes prparatoires aux Grandes coles (khgnes, taupes) et dans les Grandes coles (en particulier cole normale suprieure et Ecole polytechnique), on a analys les effets techniques exercs par l'organisation scolaire de ces tablissements, notamment les incitations, les contraintes et les contrles permanents qui sont mis en uvre dans ces institutions pour rduire l'existence des lves une succession ininterrompue d'activits scolaires et qui sont au principe de l'acquisition de ce qu'on peut appeler une culture d'urgence, capacit mobiliser rapidement les ides et traiter honorablement n'importe quelle question. Mais toutes ces oprations techniques des processus ducatifs sont surdtermines symboliquement et remplissent, par surcrot, une fonction de conscration. Aussi, peut-on les dcrire comme autant de moments d'un rituel de conscration qui tend produire une noblesse spare, socialement distingue, sacre.

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productionet du de producteurs instancequi affaires,sacres, allemande) elle et, L'effetchant,exerce-t-elle un effetaffaireschangs par l en travail sacr, conomique appliquer cots et logique autoriserait descalcul des cette le ce en purement cassimplementtechnique des est-il l'efficacit proprement le travail, rel ? L'actionled'ducation comment la produit- ouL 'idologie sa vocation. magique d'initiation SOCIALEprof voiltel, commeen sacr. l'action ducative (Marx, Les les Tel de par exemple, considre et de conscration ? N'y a-t-il pas des conditions et des effets techniques de l'action symbolique ? Pour rpondre ces questions, il a fallu se donner un objet qui les pose et les rsoud par son existence mme : un objet its ? Ou bien est-il d'un autre ordre, comme situ et dat, donc propre tre observ et le suggrent ceux qui, au nom des valeurs analys empiriquement, les classes prparat sacres de la culture, refusent que l'on puisse oires aux Grandes coles, mais trait rduire l'ducation la prparation au comme cas particulier de l'univers des mtier ou, plus prosaquement, une fonc formes possibles qu'a pu revtir, en des tion technique techniquement dfinie dans temps et des lieux divers, 1' cole d'lite, l'appareil de production ? Mais les mmes institution charge de confrer une format qui admettent que l'ducation a pour fonc ionet une conscration ceux qui sont tion de communiquer non seulement les appels entrer dans la classe dominante savoirs et les savoir-faire techniquement dont ils sont pour la plupart issus (on voit exigs par l'exercice d'une fonction mais le paradoxe). On peut ainsi s'immerger dans aussi les dispositions constitutives de l'idal la particularit d'une institution particulire humain ralis qui dfinit l'excellence un pour y saisir, de la manire la plus complte moment donn du temps, seraient-ils prts et la plus concrte possible, ce qu'il y a reconnatre que l'action pdagogique qui d'invariant et de variable dans sa fonction produit cette manire permanente d'tre et et dans les mcanismes travers lesquels de faire exerce une efficacit strictement elle remplit sa fonction tant dans sa dimens magique de conscration ? L'enseignement ion technique que dans sa dimension magi le plus efficace peut-il faire autre chose que que. Et proposer une analyse qui, chappant d'enseigner au poisson nager ? C'est--dire, l'alternative de la description close et de ce qui n'est pas rien, consacrer, tous les la gnralisation creuse, trouve dans le cas sens du mot, son aptitude nager ? Mais particulier apprhend comme variante faut-il choisir entre l'hypothse techniciste historique les lments d'un modle trans ou technocratique qui ne veut connatre historique, capable de rendre compte des que l'efficacit proprement technique de variations autant que des invariants. formation, mesure en savoirs et en savoirfaire accumuls, et celle qui rappelle Ayant par exemple port au jour la logique de l'preuve initiatique, qui implique la retraite et l'ascse et qui peut s'appuyer * Les recherches sur lesquelles s'appuie cette ana sur peu prs n'importe quelle activit, lyse ont t ralises en collaboration avec Yvette langues mortes, cricket, football ou arts martiaux, pour produire de la distinction, Delsaut et Monique de Saint Martin.

4 Pierre Bourdieu on pourrait interroger systmatiquement les variations que la forme et la nature des preuves imposes peuvent connatre selon les traditions nationales et tenter de ratta cher par exemple le culte du sport d'quipe des public schools de l're victorienne non pas seulement l'anti-intellectualisme qui est un autre effet des mmes causes et qui s'observe dans d'autres aristocraties (par exemple au Japon), mais, plus directement, aux dispositions d'une lite impriale, fonde sur les valeurs militaires de loyalty et de soumission aux intrts du groupe. Plus prcisment, si toutes les classes domi nantes demandent aux institutions scolaires auxquelles elles confient leurs hritiers de remplir une fonction de sociodice, cette fonction ne varie-t-elle pas, dans sa dfini tion, selon les fondements du pouvoir et le style de vie de la classe qu'il s'agit de reproduire ou de la fraction de classe qui, au moment considr, domine au sein de la classe dominante ? sont socialement (voire juridiquement) possibles, comme l'entretien approfondi ou l'observation directe. On n'en finirait pas d'numrer toutes les choses qu'il ne peut pas apprhender, parce qu'elles sont soit fortement censures et profondment refoul es, donc accessibles seulement un long et lent dchiffrement d'indices indirects, soit tenues secrtes, parce que propres contredire l'image que l'enqut (ou le groupe dont il se fait le porte-parole) prtend donner de lui-mme, ou simplement personnelles ou prives et rserves pour les confidences, qui ne peuvent s'adresser au premier venu, soit parce qu'elles sont simplement laisses l'tat pratique et ne peuvent tre saisies que du dehors et par un tiers, au terme d'une longue observation, au travers des dtails souvent les plus infimes des pratiques ou des discours (1). Mais l'essentiel est moins dans les limites des diffrents instruments que dans l'ignorance de ces limites qui porte faire comme si tout ce qu'ils ne saisissent Pour saisir dans toute leur complexit les pas n'existait pas ou, pire, comme si tout ce mcanismes spcifiques par lesquels le sys qu'ils font exister malgr tout existait. La tme scolaire produit ses effets techniques rsistance des enqutes aux techniques et surtout ses effets proprement symbol d'objectivation les plus brutales ou l'usage iques, il fallait analyser dans le dtail la le plus brutal et le plus mcanique de ces relation objective qui est au principe de techniques ne s'inspire pas toujours du seul cette double efficacit : c'est--dire la souci de dfendre la vrit contre le dvoi relation entre les caractristiques objectives lement; elle peut tre aussi une dfense de l'organisation scolaire et les dispositions contre la simplification rductrice, insen socialement constitues des agents. Le sible aux nuances, aux dtails, aux diff et incapable de rendre raison de miracle de l'efficacit symbolique s'abolit si rences, l'on voit que cette sorte d'action magique l'exprience enchante, voire mystifie, ne russit que pour autant que celui qui la mais en tant que telle tout fait relle, que subit contribue son efficacit, pour autant font de l'univers objectiv ceux qui en ont qu'il est prdispos par un travail pdago une exprience subjective ou, si l'on veut, giquepralable la reconnatre et la indigne. Ce retour rflexif sur les instruments subir. C'est pourquoi l'analyse doit saisir les structures objectives, qui se livrent et les dmarches de la recherche s'imposait l'observation immdiate, dans l'organisa d'autant plus qu'il s'agissait d'analyser, dans tion du temps et de l'espace, les disciplines, un cas particulier et particulirement famil les techniques de travail, en mme temps ier, un processus de conscration bien fait, que les dispositions et les reprsentations, comme tout phnomne de croyance, pour qui contribuent l'efficacit des structures placer le chercheur devant l'alternative de objectives et qui ne peuvent elles-mmes l'extriorit brutalement rductrice et de la tre comprises et expliques, notamment participation enchante, deux regards sur dans leurs variations, que pour autant qu'on l'objet plus ou moins favoriss par les diff se donne les moyens de les rattacher leurs rentes techniques disponibles, questionnaire conditions sociales de production. ferm, analyse statistique, entretien libre, C'est pourquoi l'enqute qui fonde interrogation d'informateurs, observation les analyses proposes ici a d runir un ethnographique, analyse de documents ensemble de mthodes que les frontires entre les disciplines (entre la sociologie et 1 On un indice des limites l'ethnologie, la sociologie et l'histoire, la sciencespeut voir s'imposent ou acceptent que les sociales sans le sociologie et la psychologie sociale, etc.) savoir dans le fait que les spcialistes n'voquent portent tenir spares dans la routine pratiquement jamais sans doute parce qu'ils ne se ordinaire de la science sociale. Cette int sont pas exposs les rencontrer les obstacles la publication gration est impose par le fait que toutes juridiques l'obtention etdes secteurs entiers de l'information qui font que de les mthodes ne permettent pas au mme l'univers social sont hors des prises de la science. degr d'apprhender tous les faits. Ainsi Le secret, qui est une forme de proprit prive, par exemple il faut sans cesse le redire, juridiquement protge comme telle, et aussi une le questionnaire ferm, instrument de pr des espces du sacr, dfendu contre le dvoile dilection du sociologue, est un pis-aller, un mentsacrilge, est indissociable du pouvoir, fai sant que le substitut conomique, surtout lorsqu'il est qu'il le sache chercheur, qu'il le veuille ou non, ou non, est toujours engag dans un administr par crit, de formes plus co rapport de forces avec son objet, sans autre choix, teuses, mais aussi plus fcondes, lorsqu'elles bien souvent, que de tromper ou d'tre tromp.

Epreuve scolaire et conscration sociale 5 d'archives, de textes littraires, et, last but not least, auto-analyse. Ce qui rend part iculirement difficile l'objectivation comp lte des jeux intellectuels, c'est, paradoxa lement, fait que les intellectuels, qui se le dfinissent objectivement par la prtention au monopole de leur propre objectivation, multiplient les quasi-objectivations de leurs propres dterminations. Ainsi, les plaisan teriesd'institution sur l'institution, celles par exemple qui fleurissent l'occasion des rituels du bizuthage, neutralisent et dralisent la part de vrit qu'elles enfer ment : la prtention mme la lucidit et la distance ironique qui s'y exprime n'est qu'une manire spcialement dissimule d'accepter les prsupposs d'une institution qui attend de ses membres qu'ils affichent leur distance l'gard de l'institution (2). De l, entre autres choses, la ncessit d'interroger, plus que jamais, le statut pistmologique implicitement confr aux citations d'extraits d'entretiens, de textes, de documents, que l'usage distrait de la routine professionnelle porte traiter indiffremment comme preuve empirique des thses avances (ce qui pose la ques tion du nombre et de la reprsentativit) ou comme confirmation thorique des analyses proposes (ce qui revient crditer l'auteur des propos cits d'une lucidit scientifique assez miraculeuse), quand ils ne sont pas jets l, tout simplement, comme datum brutum, abandonn au lecteur par un chercheur dmissionnaire. Que signifierait par exemple le fait de citer tel texte o Zola dit trs bien, et sans doute parce qu'il est particulirement bien plac pour les voir, et les dire, certains des aspects les mieux cachs de l'cole normale et des normaliens : Quiconque a tremp dans l'air de l'Ecole normale en est imprgn pour la vie. Le cerveau en garde une odeur fade et moisie de professorat ; et ce sont, quand mme et toujours, des attitudes rches, des besoins de frule, de sourdes envies impuissantes de vieux garons qui ont rat la femme. Lorsque ces gaillards-l sont spirituels et hardis, qu'ils trouvent des ides neuves, ce qui arrive quelquefois, ils les coupent en si petits morceaux ou les dforment si bien par le ton pdagogique de leur esprit, qu'ils les rendent inaccept ables. Ils ne sont pas, ils ne peuvent pas tre originaux, parce qu'ils ont pouss dans une fumure particulire. Si vous semez des professeurs, vous ne rcolterez jamais des crateurs (3) ? Subtile stratgie de distanciation, comme dans Rue d'Ulm o il s'agit de marquer un libralisme d'aristocrates, ou instrument de persuasion, attach dtruire la croyance en opposant l'autorit l'autor it Et, plus subtilement, quelle valeur de ? vrit faudrait-il accorder la citation de tel ou tel tmoignage de khgneux livrant la vrit du bachotage forcen de la khgne : La qualit des professeurs est trs dce vante, sauf exception. Ils nous forcent la routine. Ils ne nous accordent pas assez d'indpendance dans l'organisation du travail. Cet enseignement de khgne est centr uniquement sur la russite un concours de fin d'anne. On n'utilise que des schmas, des trucs. On ne modifie rien. Cet enseignement n'est pas un ense ignement de culture, il n'est pas panouiss ant. ne nous apporte pas grand chose Il en dehors de l'intrt immdiat pour le concours. Cas exceptionnels de lucidit, qu'il faudrait expliquer, et dmentis aux analyses de l'effet d'imposition de la croyance, ou bien expressions typiques de la conscience double qui dfinit la foi comme mauvaise foi ? C'est une autre forme de dralisa tion, pernicieuse encore, que produit plus l'usage distrait et mondain de concepts emprunts l'ethnographie ou l'histoire, comme rite de passage, mandarinat, caste ou noblesse : quand on ne leur demande pas simplement de doubler d'un frisson d'exotisme l'vocation narcissique d'un folklore exclusif, ces concepts du sens commun demi-savant, sous apparence de favoriser l'objectivation par l'effet de la distanciation, permettent en fait, comme c'est souvent le cas dans les sciences humaines, de se contenter de la demicomprhension que procure la familiarit et de faire l'conomie d'une vritable analyse en clairant l'intuition vague d'une institution indigne par une intuition confuse d'une institution trangre, bref obscurum per obscurius (4). Enfin, bien qu'elle suppose un refus mthodique de toute intention apolog tique polmique, l'objectivation scienti ou fique elle-mme doit s'attendre tre situe dans l'espace des rapports l'institu-

4 Illustration exemplaire de cette analyse, l'intr oduction de Georges Pompidou Rue d'Ulm (qui commence par un dfi lanc au sociologue : Le sociologue peut donc en toute certitude conclure l'existence du Polytechnicien. Mais le Normalien, o le trouver ?). On est normalien comme on est prince du sang. Rien d'extrieur ne le marque. Mais cela se sait, cela se voit, bien qu'il soit poli, et mme humain de ne pas le faire sentir aux Cette On 2 Voici un exemple entre mille de ce rapport de autres (...). pas, on qualit est consubstantielle.nais nat normalien, fausse libert : L'cole normale a pour vertu ne devient Le concours n'est quecomme on l'adoubement. premire de ne pas exister, ce qui, on en conviend sait chevalier. a ses rites, la veille d'armes se La crmonie ra, assez rare (R. Brasillach, Notre avantest placs comme il guerre, Paris, Pion, pp. 55-57, cit in A. Peyrefitte droule dans des lieux de retraiterois : Saint-Louis, convient (d),Rue d'Ulm, Chroniques de la vie normalienne, Henri IV,sous la protection de nos Paris, Flammarion, 2me d., 1963, p. 163). Graal, dontLouis-le-Grand. Les gardiens du Saintl'assemble prend pour l'occasion le 3 . Zola, Une campagne, Paris, G. Charpentier, nom de jury, reconnaissent leurs jeunes pairs et les 1882, pp. 247-250, cit in A. Peyrefitte, op. cit., appellent eux (G. Pompidou, in A. Peyrefitte, pp. 348-349. op. cit., pp. 14-15).

6 Pierre Bourdieu tion analyse qui s'observent dans la ralit des pratiques sociales : c'est--dire quelque part entre la complicit, nave ou subtil ement ironique, qui est socio-logiquement impartie aux ayants droit et aux action naires, et la distance hautaine ou ricanante du mpris ou du ressentiment. Cela bien que le.travail qui est ncessaire pour raliser Fobjectivation, et qui porte autant sur le rapport l'objet que sur l'objet, permette d'chapper l'alternative de la complai sance de la drision ; et de mettre au dfi et de rduire le rapport l'objet qui se manif este dans le produit du travail d'objectivation au rapport d'appartenance ou d'exclu sion unit objectivement son objet le qui sujet de l'objectivation, normalien ou non normalien tudiant les normaliens, mais aussi juif ou non juif analysant la question juive, etc. L'enqute par questionnaire auprs des lves des classes prparatoires a t ralise en mars 1968 dans les classes de Premire suprieure (khgnes) des lyces Condorcet, Fnelon, Louis-le-Grand, Molire Paris, Krichen Brest, Biaise Pascal ClermontFerrand, Faidherbe Lille, du Parc Lyon, Pierre de Fermt Toulouse (n=330) et dans les classes de Mathmatiques spciales (taupes) de type A, A' et B des lyces Honor de Balzac, Condorcet, Louis-leGrand, Saint-Louis Paris, Pasteur Neuilly-sur-Seine, Biaise Pascal ClermontFerrand, Faidherbe Lille, du Parc Lyon, Pierre de Fermt Toulouse et de l'cole Sainte-Genevive Versailles (n=881). Etant donn que l'objet de l'enqute tait d'tudier la khgne et la taupe en tant que classes prparatoires aux Grandes coles, c'est--dire en tant qu'institutions domines par la logique du concours, on a choisi de construire l'chantillon de manire ce qu'il soit reprsentatif de la population des lves integrables : ce qui revenait donner aux diffrentes classes prparatoires non le poids de la population de leurs lves dans l'ensemble des lves inscrits, mais le poids de leurs reus aux concours dans l'ensemble des lves reus aux plus grandes coles. Ainsi les khgneux parisiens, qui fournissaient 60,5 % des admis aux concours d'Ulm-lettres et Svres-lettres en 1967, reprsentent 58,5 % des lves de l'chantil lon qu'ils reprsentent seulement (alors 52 % des inscrits en khgne en 1967-1968); et les grands lyces parisiens, Louis-le-Grand, Henri IV et Fnelon, qui ont fourni 49,5 % des admis Ulm et Svres (sections litt raires) en 1967, reprsentent 48 % de l'chantillon (alors qu'ils constituent seul ement 31 % de la population des lves inscrits en khgne). Selon la mme logique, les taupins de Louis-le-Grand, Saint-Louis et de l'cole Sainte-Genevive Versailles, qui, en 1967, fournissaient 43 % des admis dans les sections scientifiques de l'cole normale suprieure de la rue d'Ulm, 39% des admis Polytechnique et 36 % des admis Centrale, reprsentent 37 % des lves interrogs (mais seulement 20 % des lves inscrits en 1967-1968 en Mathmat iques spciales). De mme, les grands lyces provinciaux, notamment le lyce du Parc Lyon, ont reu dans l'chantillon un poids suprieur au poids de la population de leurs lves dans l'ensemble des lves des classes prparatoires. Pour les besoins de la comparaison, on a aussi utilis les rsultats de deux enqutes antrieures, l'une auprs d'un chantillon de 6 000 tudiants en sciences et l'autre auprs d'un chantillon de 2 300 tudiants en lettres. On a procd en fvrier et mars 1 968 une srie d'entretiens (n=40) avec des lves des classes prparatoires et des tudiants des facults et une enqute par entretiens approfondis (n=16) auprs d'une population de 40 professeurs de khgne, 40 professeurs de taupe de Paris et de province, 40 enseignants de mathmat iques de physique, 40 enseignants de et franais, de latin, de grec des facults des sciences et des lettres de Paris et de province. Enfin, on a eu recours divers informateurs (proviseurs de grands lyces, anciens profes seurs et anciens lves de khgne et de taupe, etc.) et diffrentes sources crites (bulletins internes, revues, ouvrages commmoratifs, romans, etc.) pour tout ce qui concernait l'aspect le plus ritualis de la vie dans les classes prparatoires (argot, rites de passage, etc.) en mme temps qu'on s'efforait de recenser toutes les expressions de l'exprience intime (voire secrte) des effets produits par le processus de conscra tion production de la croyance. et de Tout le travail long, lent, difficile, qui se trouve l trs rapidement voqu, est la condition d'une vraie rupture avec les vi dences : la comprhension demi que pro cure la familiarit laisse en effet chapper tous les effets qui se dissimulent sous le plus visible d'entre eux, trop vite voqu et rvoqu comme slection, et qu'il faut ana lyser compltement si l'on veut tenter de rendre raison vraiment de la transformation si profonde, si durable et, quand on y pense, si mystrieuse qu'opre la magie sociale de la conscration.

Epreuve scolaire et conscration sociale 7 LES EFFETS TECHNIQUES Un professeur n'a pas rechercher en philo. On a trouv avant lui. Son travail est un travail de pda gogie : une initiation, faire comprendre des textes philosophiques qu'on ne peut aborder directement soi-mme. Tout mon temps de travail est orient (Professeur les gens par moinsbien soutenu, professeurs, de mieuxla laappartenir ce de le le verront soignera sont des est peu soigns l'hpital, tout-venant. C'estprofesseurs grands mdecin clinique, :leattentivement tandis facult mieux quemme se classeprsence de mmequ'est Dans une il les tudiantslatin).aussiauxtrs la qu' l'assistancesouvent sententrapport plus cliniques. accueille leLORGANISAnON DUALISTE tandiskhgneuxkhgne, traitkhgne,; ses malades qui sur la prparation du cours. Mon idal serait de DE n'apubliquec'estsaventunbienqueunesilite, Les encadr, avec malade pas la connatre par cur tous les grands textes philo sophiques pour les avoir ma disposition pendant les cours (Professeur de khgne, philosophie).

Ce qui distingue les classes prparatoires de L'enfermement toutes les autres institutions d'enseignement l' indistinction du lieu celles qui assurent suprieur (y compris dede travail et de la Sainte-Genevive de quelle cole l'cole Quand on demande aux tau pins dede pen rsidence, comme le campus, ou la vie com se (sur le plan religieux, philosophique, munautaire des condisciples, comme la cit politique, conomique) ils se sentent le universitaire), c'est le systme des moyens plus proche, ils ne peuvent qu'avouer institutionnels, incitations, contraintes et leur ignorance de tout ce qui n'est pas du contrles, qui sont mis en uvre pour domaine de l'enseignement de la taupe et rduire toute l'existence de ceux que l'on l'impossibilit o ils sont de s'intresser appelle encore, ici, des lves (par oppos autre chose : Aucune ; j'ai autre chose ition aux tudiants) une succession faire qu' m'intresser cela ; On n'a ininterrompue d'activits scolaires intens pas le temps de penser des problmes ives, rigoureusement rgles et contrles si importants ; Je n'ai pas le temps de tant dans leur moment que dans leur rythme. penser autre chose d'autre qu'aux con L'important, du point de vue de l'effet cours ; Si encore on pouvait penser pdagogique, est moins ce qui est enseign autre chose que les mathmatiques ou la que ce qui est enseign travers les condi physique ?. tions dans lesquelles s'effectue l'enseign C'est qu'en effet la vie du taupin ement : l'essentiel de ce qui est transmis telle qu'ils l'voquent ne permet aucune se situe non dans le contenu apparent, programmes, cours, etc., mais dans l'orga chappe : Rgime de travail absolument dmentiel, susceptible de traumatiser un nisation mme de l'action pdagogique. Si esprit en voie de formation ; exclut toute les disciplines de la vie communautaire et participation la vie extrieure car imposs recluse que produit l'internat reprsentent ibilit de se tenir au courant ou, surtout, l'aspect le plus visible d'une pdagogie de s'intresser quoi que ce soit ; tendant raliser la concentration de L'enseignement n'en est pas un. C'est un toute l'existence autour de proccupations abrutissement total dans le seul but exclusivement scolaires, il faut se garder d'obtenir un diplme. J'espre seulement d'attribuer l'internat ce qui revient en fait ne pas avoir totalement perdu ma jeunesse une organisation rigoureuse du travail. ainsi, ni le got de vivre.... Dans cet univers parfaitement clos, Nombre d'auteurs imputent l'enfermement la plupart des lves, en dehors des math les effets exercs par les coles d'lite matiques et de l'instruction religieuse, alors qu'il est loin d'tre certain que oette n'ont d'autres activits intellectuelles que caractristique visible soit la condition sine la lecture de Spirou ou de Tintn comme qua non du fonctionnement de ces institu en tmoignent, outre les dclarations des tions tant qu'institutions totales. Dans le lves interrogs, cet extrait d'un dbat en cas des khgnes et des taupes, l'internat ne sur l'importance du franais dans les con semble pas tre le principe de diffrences cours : systmatiques dans les pratiques. On note M. Sentilhes 'Si l'on fait des statisti seulement que, parmi les khgneux, les ques, dans la maison, on s'aperoit que ici internes, quelle que soit leur origine sociale, pour des raisons matrielles, c'est sr, ils sont plus enclins pratiquer un sport et n'ont pas beaucoup de temps. Et les surtout un sport collectif (football, rugby, quelques minutes qu'ils ont de libres, eh basket) ; que seuls les fils de professeurs se bien ils veulent les consacrer la dtente. distinguent des externes de mme origine Alors, quelle est cette dtente ? Ils vont en ce qu'ils militent plus souvent dans un avoir des livres leur disposition. Quels groupement politique, un syndicat d'tu sont les livres qui vont leur permettre de diants, une association culturelle, citent plus se dtendre ? Vous les imaginez. Il vont souvent le marxisme parmi les coles de d'abord commencer par Spirou, qui pense, se placent plus souvent aux extrmes

8 Pierre Bourdieu videmment ne leur demande aucun effort ; univers de la psychologie lment aire. Puis, les Spirou, Tintn, et illustrs ne demandent aucun effort d'imaginat ion, effort de cration, alors que aucun pour lire il faut bien crer le texte que l'on lit, le refaire en quelque sorte, faire la moiti du chemin. Ils choisissent donc des ouvrages comme ces illustrs : Tint in, Spirou, etc.. qui ne leur demanderont pas cet effort de cration. Un deuxime type de livres qu'Us liront volontiers, et cela est beaucoup plus grave, car il y a un prjug qui court et qui est tenace, c'est que le roman policier, deuxime type de dtente, est la lecture du scienti fique. Car c'est un univers conventionnel, assez abstrait et au fond cela ne les change pas tellement des exercices habi tuels auxquels ils sont accoutums. Ce qui fait qu'ils vont se jeter sur des romans policiers, et ils vont s'y noyer. Et, en fait, qu'est-ce que cela leur apportera, qu'estce qu'il leur en restera : il faut bien le reconnatre, absolument rien. Ils les ont oublis du reste quelques heures aprs'. M. Domin-'Je voudrais apporter un tmoignage sur cette question de roman policier : l'autre jour en classe, je ne sais plus propos de quoi, j'ai parl de romans policiers, de lecture de romans policiers et j'ai dit : 'il y a des tau pins qui auront lu 50 romans policiers au cours de leur taupe et ils seront bien avancs, et j'ai entendu un grand remous dans la classe et on m'a dit cum grano salis 50 par mois'. {Servir, Bulletin des anciens lves de l'Ecole SainteGenevive, 58, avril 1963, pp. 59-60). sur l'chelle politique. On peut voir la preuve que l'effet proprement organisationnel est beaucoup plus puissant que l'effet de l'inter nat de la clture dans le fait que la diff et rence entre les internes et les externes est, toutes choses tant gales par ailleurs, beau coup moins marque, spcialement en ce qui concerne la quantit de travail scolaire ou l'usage du temps libre, que la diffrence entre les lves des classes prparatoires pris dans leur ensemble et les tudiants. Ainsi, les externes qui remettent autant de devoirs que les internes travaillent plus souvent qu'eux le dimanche et vont moins souvent au cinma. On n'observe pas de diffrence significative dans les autres usages du temps libre, qu'il s'agisse de la lecture de la presse (sinon que les externes lisent plus rgulirement un quotidien, tandis que les internes lisent plus rgulir ement hebdomadaire) ou des pratiques un culturelles (sinon que les externes des taupes frquentent un peu plus souvent le thtre tandis que les internes vont plus souvent au concert) (5). Cette pdagogie doit sa force extrme au fait que, comme tout enseignement tradi tionnel, elle passe sous silence l'essentiel, impos comme allant de soi, sans examen, et vou chapper aux prises de la discus sion de la critique conscientes (6). Les et Mohave, rapporte Devereux, ont coutume de rciter les textes traditionnels, connus de mmoire et gnralement formuls en courtes phrases, avec une diction hache, fortement accentue et rapide ; ce mode de rcitation est si indissociable du texte rcit que les informateurs les mieux disposs ont beaucoup de mal ralentir leur rythme pour permettre l'enregistrement du texte (7). 5 En fait on touche sans doute l aux limites de ce que l'enqute par questionnaire et l'analyse statistique peuvent apprhender. D'abord, parce qu'il tait sans doute un peu naf d'esprer saisir, mme par les questions indirectes les plus subtil ementconues, ce qui dfinit dans leur vrit pra tique, souvent ignore des agents eux-mmes, les manires de concevoir, d'organiser et de raliser le travail, la reprsentation de la culture et de la pratique intellectuelle qui s'y trouvaient enga ges, etc. (cela se voit l'embarras qu'ont susci t questions sur la manire de prparer et de les rdiger la dernire dissertation). Ensuite, parce que, pour rendre raison compltement des diff rences constates, il faudrait souvent prendre en compte toute une constellation de variables, la plupart lies entre elles, comme la profession du pre de l'lve et plus gnralement la trajectoire de la famille d'origine, l'tablissement scolaire, l'anciennet dans la classe (carr, bica, 3/2, 5/2), le sexe, le statut d'interne ou d'externe. Outre que la faiblesse des effectifs ainsi isols la rend souvent prilleuse, l'analyse se heurte au fait que toutes les variables fondamentales ge, sexe, origine sociale, sont troitement lies au degr de slection (c'est-dire la hirarchie des tablissements). 6 Je donne aux lves un plan-corrig sur chaque devoir trait. Le reste s'enseigne plutt par l'exem ple; voient comment je fais mon cours. a les ils amusait, mes anciens lves, ce qu'ils appelaient mon art des transitions (Professeur de khgne, histoire).

Epreuve scolaire et conscration sociale 9 C'est un effet du mme type que produit la pdagogie implicite et totale des classes prparatoires dans la mesure o les contenus transmis tendent demeurer indissociables de tout cet ensemble de thses non th tiques et de ptitions de principe inconscientes qui sont objectivement inscrites dans la situation d'apprentissage et que la littra ture difiante met au compte de l'esprit inimitable de la taupe ou de la khgne, de l'Ecole normale ou de Polytechnique. Toute une dfinition de la culture et du rapport la culture, du travail intellectuel et de la fonction des intellectuels dans la division du travail se trouve engage dans la subordination de toute activit intellectuelle aux impratifs de l'urgence. Un travail fou

Ma vie de chaque jour tait devenue une course contre la montre. Je me levais le matin sept heures et demie, je me lavais et m'habillais la hte ; pour gagner du temps, je ne me rasais que deux ou trois fois par semaine, de telle sorte que je ressemblais parfois plus un clochard qu' un tudiant ; je n'tais gure mieux peign que ras ; quant ma cravate, je prfre ne rien en dire. J'avalais debout un bol de caf au lait, puis je dgringolais l'escalier, et je prenais le mtro ; pour gagner du temps, j'y travaillais lorsque Faffluence n'tait pas trop grande ; j'y lisais ma grammaire latine ou bien je traduisais mes textes latins et grecs du programme de licence, dans un des ouvrages de la collection Guillaume Bud. Je m'aidais pour ma propre traduction de L'urgence scolaire celle du livre, place en face du texte Les techniques de travail, les mthodes de original, ce qui m'vitait de recourir au pense et la dfinition corrlative de la dictionnaire ; la chose et t rigoureuse culture et du rapport la culture sont ment impossible dans le mtro. Ce qui imposes au travers de l'organisation mme m'incommodait le plus, c'tait la diffi du travail. Comme si l'action de l'institution cult d'crire : ma main tremblait, et il et des matres qui agissent en son nom me fallait attendre les arrts pour gri consistait avant tout crer la situation ffonner quelques mots la hte. J'arrivais d'urgence, voire de panique, dans laquelle enfin la station Jussieu o je descend les nouveaux venus doivent trouver, ais.J'tais souvent en retard. J'avais l'imitation des condisciples plus anciens ou des matres, les recours et les ressources commenc par aller au lyce bicyclette, mais je m'tais bientt aperu que je ncessaires pour survivre (8). Comme dans n'arrivais pas plus vite, au contraire, et les collges jsuites o l'on passait deux que l'ascension de la montagne Saintefois plus de temps exercer les lves qu' leur faire des cours (9), l'action primord Genevive tait plus essoufflante qu'il n'y paraissait ; de plus j'aurais perdu le temps iale l'institution consiste, en ce cas, de que j'employais tant bien que mal crer les conditions d'un usage intensif du dans le mtro dchiffrer Homre ou temps, faire du travail soutenu, rapide, Platon. (...) voire prcipit, la condition de la survie et Je retournais trs rarement la de l'adaptation aux exigences de l'institu maison pour le djeuner : c'et t perdre tion (10). Bien que l'on ne puisse sans abstrac beaucoup de temps. Je ne voulais pas non plus prendre mes repas au lyce, non tion rapporter un talon commun les qu'on y manget mal, mais parce qu'il productions des tudiants des facults des m'aurait fallu passer plusieurs heures lettres et des sciences et celles des tudiants des classes prparatoires littraires et scien l'tude, o le bavardage aurait t pour moi une tentation trop vive. J'allais donc tifiques, tant elles diffrent dans leur la bibliothque Sainte-Genevive, toute proche, jusqu' l'heure du djeuner. (...) 7 G. Devereux, Mohave Voice and Speech Manner Vers midi, je traversais la place du isms, Word, V, 8, dc. 1949, pp. 268-272. Panthon, et j'allais djeuner dans un petit restaurant de la rue des Fosss-Saint8 Je me base (...) sur l'ide que ceux qui sont l ont choisi d'tre l parce qu'ils en taient dignes; Jacques. J'avais vite fini, trop vite mme, s'ils ne marchent pas, tant pis pour eux, a se au grand dtriment de mon estomac, rattrapera une autre fois; je fais confiance... Je sacrifi systmatiquement mon cerveau, ne me sens pas les mmes devoirs que devant une et qui ne devait pas tarder se venger de classe de seconde, o ceux qui pataugent, on ne mon ddain. M'tant lest, je revenais peut pas les laisser patauger. Tandis que l, malgr tout, leur tenir un peu la drage haute, je me le Sainte-Ginette. Le travail au dbut reproche moins (Professeur de khgne, lettres). de l'aprs-midi m'tait particulirement 9 F. Charmot, La pdagogie des Jsuites, Paris, pnible ; j'aurais d m'arrter un peu, SPES, 1943, p. 221. mais la volont d'apprendre l'emportait 10 L'administration organise la vie du lyce en presque toujours sur le souci de ma sant, fonction du concours pas le droit de sortir aprs et je reprenais bientt le collier d'escla le repas par exemple, si on est demi-pensionnaire ; vage.A deux heures et demie, je revenais il ne faut pas perdre de temps. Si un professeur manq au lyce jusqu' quatre heures et demie : ue, la surveillante qui vient l'annoncer et donner le travail aux lves dit la fin : Bon, eh bien, vous la plupart du temps je reprenais alors le avez deux heures pour travailler, pas de perte de mtro pour travailler chez moi jusqu'au temps (lve de khgne, Fnelon, 20 ans). :

10 Pierre Bourdieu diner. Je frquentais peu la bibliothque de la Sorbonne ; on y trouvait trop de jeunes filles, dont la prsence me rappelait que je n'tais peut-tre qu'un imbcile de vouloir penser au lieu de vivre ; et encore moins le Luxembourg, pour les mmes raisons. Je continuais de travailler aprs le dner, jusque vers onze heures du soir ; mais je n'arrivais jamais m'endormir avant minuit et j'tais guett par l'insom nie : c'tait une des formes de protesta tion de mon estomac brutalis. Aussi bien, ma plus grande jouissance tait la grasse matine du dimanche, et le moment le plus pnible de la journe tait le rveil. Souvent je lisais pendant les repas. Je ne perdais pas une minute de mon temps, et on abat de la besogne de huit heures du matin onze heures du soir. (...) J'exagrais mon effort ; je travail lais dimanche et les jours fris tout le autant que les autres jours ; je n'allais presque jamais au thtre et encore moins au cinma. Je ne frquentais le stade que de loin en loin, d'autant plus que l'effort physique, s'ajoutant brutalement l'effort intellectuel, avait pour effet habituel de prolonger mes insomnies. ( ... ) Je n'tais pas le seul travailler si nergiquement ; Caulin, pour ne citer que lui, travaillait au moins autant que moi, et quelques autres encore, qu'il serait oiseux de nommer ; la mme ambition nous tenaillait tous de nous dpasser les uns les autres. A. Sernin, L'apprenti philosophe. Roman d'un khagneux, suivi de Rveries-passions, Paris, d. France-Empire, 1981, pp. 26-30. contenu, leur forme et leur esprit, il ressort d'une estimation fonde sur les dclarations des lves et des matres des deux types d'institutions que la productivit est incom parablement plus leve dans les classes prparatoires que dans les facults. Ainsi, les lves de taupe remettent chaque anne deux trois fois plus de devoirs de math matiques et de physique (soit 20 25 environ dans chaque discipline) que les tu diants de mathmatiques et de physique de la facult des sciences, sans compter plusieurs devoirs de franais et de langues ; de plus, tandis qu'en taupe peu prs tous les lves remettent peu prs tous les devoirs qui leur sont proposs ( un rythme qui n'est pas beaucoup plus lev que dans les facults), la plupart des tudiants ne produisent qu'un ou deux devoirs sur trois pendant une priode beaucoup plus courte, soit de novembre avril (11). L'effet le plus spcifique de l'encadrement total des classes prparatoires consiste dans le fait qu'elles parviennent obtenir de la quasi-totalit des lves la productivit maximum : c'est ainsi que les trois quarts (73 %) des lves de taupe s'imposent rgulirement des exercices supplmentaires ( raison de 5 heures au moins par semaine pour un cinquime d'entre eux), discipline peu prs inconnue des tudiants en sciences (dont 6 % seulement dclarent faire souvent et 43,5 % occasionnellement des travaux qui ne leur sont pas proposs par les ensei gnants). La mme diffrence spare les classes prparatoires littraires des facults des lettres. L'homognit extrme des pratiques des khagneux qui, au lyce Louis-le-Grand, par exemple, rdigent au cours d'une anne scolaire dix douze dissertations, font 30 35 versions et thmes, sans compter les travaux du mme type produits l'occasion des concours blancs, s'oppose la dispersion trs grande des pratiques scolaires des tudiants en lettres qui n'approchent que par exception la productivit des khagneux : si les plus zls des tudiants en lettres classiques peuvent faire, au moins depuis l'instauration du contrle continu, un devoir par semaine -de latin, de grec ou de franais- pendant quatre six mois par an, l'poque de l'enqute, les tudiants en philosophie de Paris ne produisaient pas plus d'une disser tation par an (sur les deux ou trois qui leur taient proposes), c'est--dire le minimum indispensable pour se faire connatre d'un assistant ou d'un professeur, tandis qu'une bonne partie des inscrits, auditeurs occasionnels des enseignements, ne produis aientque les travaux imposs l'examen. 11 L'cart avec les classes prparatoires aurait sans doute t encore plus marqu si, au lieu de limiter la comparaison aux disciplines les plus directement comparables, lettres classiques, math matiques et physique, on tait all vers des disci plines moins canoniques, comme la sociologie, la psychologie et les langues.

Epreuve scolaire et conscration sociale 1 1 La productivit leve des classes prparatoires suppose tout un ensemble de conditions institutionnelles, telles que l'imposition explicite de disciplines et de contrles scolaires et la mise en uvre d'un systme d'incitations destines encourager la comptition l'intrieur du groupe des condisciples. Ainsi, la prsence aux cours est obligatoire et les professeurs remplissent sans faux-fuyants leurs fonctions discipli naires de contrle des absences. Sauf quelques rares exceptions, d'ailleurs imm diatement dnonces par les lves euxmmes, les professeurs imposent un nombre important de travaux et d'exercices, dont ils exigent la remise ponctuelle et qu'ils corrigent conformment aux normes les plus scolaires de la tradition scolaire. Tous rendent les devoirs. Il ferait beau de ne pas les remettre ! Ils n'oseraient .pas revenir ! Quand on doit tre absent au devoir surveill, on me prvient, on le fait chez soi et on me le rend le lundi (Profes seur khgne, latin-grec). Donnez-vous de des consignes matrielles aux lves pour les devoirs ? Oui (sourire), je tiens ce que la marge soit droite et qu'elle soit double. Je tiens aussi ce qu'il y ait un interligne entre les paragraphes. Je tiens ce qu'ils fournissent un plan complet du devoir avec leurs copies. Je mets un zro la cinquime faute d'orthographe ; c'est-dire que je ne corrige mme pas ; quand les cinq y sont, je ne continue mme pas de lire, je mets zro et je pose la plume (Professeur de khgne, lettres-latin). Il faut faire au moins deux brouillons. La marge est trs importante, je demande toujours une marge large pour les correc tions, souvent hlas abondantes. J'exige la plus grande lisibilit pour le thme. Toute lettre mal forme est compte pour une faute, comme au concours (Professeur de khgne, latin-grec). mente des rsultats des concours blancs, la lecture des notes dans l'ordre inverse du classement, etc.), il est rare qu'ils se privent compltement de la plus efficace de toutes les techniques traditionnelles d'incitation au travail, l'vocation implicite ou explicite du concours. Je fais rfrence constante au concours. J'essaie de leur montrer que ce n'est pas une plaisanterie. Je leur dis s'ils sont de taille s'y prsenter. Techniquement, je leur dis comment a se passe (Professeur de khgne, histoire). Souvent je leur en parle, oui, malheureusement, c'est une rfrence : au concours vous n'auriez pas la moyenne, attention plus que trois mois. Un frisson se glisse le long de leur chine. Ils ne sont pas affols, non, mais il y a un dfaut essentiel ces classes par ailleurs admirables : c'est la hantise du concours, surtout pour les bicas. Il vivent un peu avec ceci comme une hantise permanente (Professeur de khgne, franais-latin).

A travers la recherche du rendement maxi mum, s'impose tout un rapport au travail intellectuel, rapport instrumental, pragmat ique.Il suffit de soumettre l'apprentissage la pression de l'urgence pour inculquer par surcrot des dispositions hautement valorises qui chappent la conscience et la mise en question parce qu'elles n'ont jamais s'affirmer comme des valeurs. C'est ainsi par exemple que l'urgence de la khgne ne tend pas seulement relguer au second rang toutes les activits qui, comme la lecture des auteurs, ne sont ni aisment assignables un moment ni directement contrlables au profit des travaux express ment prescrits et contrls, tels que versions ou thmes ; elle tend mme imposer une lecture en survol, qu'il s'agisse de la lecture des textes anciens, toujours accomplie contre la montre ( raison par exemple de trente vers latins ou grecs par demi-heure, comme l'oral du concours) ou des textes Aux devoirs s'ajoutent les concours philosophiques et littraires : par une blancs et les prparations ou les colles. trange inversion de signe, elle tend con comme dilettantisme peu fonction En khgne, la tradition transmise par les damner (ou, anciens et les incitations expresses des nel dans la langue indigne, peu professeurs imposent la demi-heure quoti payant) la mditation sur une page ou la dienne de traduction improvise de textes rflexion approfondie sur un thme. grecs et latins. La plupart des exercices donnent lieu l'attribution de notes, le Je travaille en gros entre 50 et 60 heures plus souvent proclames solennellement : par semaine en plus des cours. J'ai calcul prs de la moiti des professeurs de taupe pour voir, combien je travaillais, et cela interrogs lisent devant toute la classe les avait donn 85 heures par semaine, cours notes de devoirs, la plupart du temps dans compris. Je passe plus de la moiti de ce l'ordre du classement ; parmi ceux qui ont temps sur des travaux contrls et ceci au renonc ces pratiques, quelques-uns con dtriment du reste. Les lectures viennent tinuent afficher le classement trimestriel, ensuite, les cours tout la fin (Khgneux, d'autres se contentent de reporter sur Louis-le-Grand, 20 ans). Les lves n'ont chaque copie, ct de sa note, la note pas le temps de respirer, ils ont dj trop de moyenne de l'ensemble des lves. Si les travail comme a, le programme est trs professeurs des classes prparatoires sem charg. Tout est centr sur une tche pr blent jouer de moins en moins des techni cise : le concours. Quand on traite les quesles plus voyantes de stimulation par programmes, il n'y a pas de place pour les l'mulation (comme la proclamation activits annexes (Professeur de taupe,

12 Pierre Bourdieu mathmatiques). Rares sont les lves de taupe qui trouvent le temps de lire des ouvrages dpourvus de rentabilit scolaire : la moiti des lves de Sainte-Genevive et du lyce Biaise Pascal Clermont-Ferrand, plus du quart (28 %) des taupins de Louisle-Grand n'ont pas ouvert un livre sans rapport avec le travail scolaire au long d'un trimestre contre 18 % seulement des tu diants de deuxime anne de Mathmatiques et physique inscrits la facult des sciences de Paris. Plus significatif encore est le fait que les taupins ont des lectures moins nombreuses et classiques, -les auteurs les plus cits tant Malraux, Servan-Schreiber (Le dfi amricain) , Camus, Sartre ( SainteGenevive), Camus, Dostoievsky, Proust et Anouilh ( Louis-le-Grand), Saint-Exupry et Steinbeck ( Clermont-Ferrand)-, que les tudiants des facults qui se montrent plus ouverts aux dbats littraires, philosophi ques politiques d'actualit (citant ou souvent des auteurs tels que Joyce, Brecht, Lnine ou Vian) (12). les questions qui nous peuvent tre adres ses. Il ne s'agit pas seulement d'avoir lu et de connatre fond les ouvrages du pro gramme, c'est bien la partie la plus import ante, mais ce n'est pas la seule. Il faut savoir les ditions, la date de ces ditions ; il faut tre prt faire des rapprochements, des comparaisons, des apprciations rapides, etc. C'est ce que, dans le langage vulgaire de l'Ecole, on appelle des ficelles. La connais sance ces ficelles est la grande supriorit de de l'Ecole normale l'examen oral de la licence. Les trangers sont bien surpris de nous voir donner avec aplomb, sur chaque auteur, des dtails historiques, bibliogra phiques, conter des anecdotes et le reste. Ils ne voient pas le dessous des cartes, ce sont des ficelles (F. Sarcey , Journal de jeunesse , in A. Peyrefitte, op. cit., p. 203).

Mais le plus important est que la situation d'urgence impose une soumission totale la discipline et aux consignes des matres et des anciens, spontanment investis de l'autor itindiscute que donne l'exprience. Ce souci constant de l'usage le plus cono Contraints de renoncer, pour survivre, mique du temps produit une disposition en l'ambition d'approfondir leurs connais apparence dsinvolte et dsintresse et en sancesou de les tendre des domaines qui ralit troitement calculatrice. La ncessit ne sont pas directement reconnus par la de rpondre toute question possible en tradition scolaire, khgneux et taupins ten faisant l'conomie de recherches appro dent se satisfaire d'un enseignement fondies impose le recours aux recettes et routinis et routinisant. Sans doute aux ruses de l'art de disserter qui permettent parce que, dans un systme domin par de pcufier l'infini en masquant les l'impratif de l'efficacit, il est difficile de lacunes et en donnant des airs d'originalit concevoir des formes de transmission plus aux topiques les plus uss et les plus rentables que celles qu'impose une tradition imprativement attendus (13) ; ou encore ne de la subordination inconditionnelle l'usage des morceaux choisis ou des manuels, cet impratif. ces produits de la routine scolaire prdis poss fournir les moyens de rpondre au Remplir les ttes. Les caractres spcifi moindre cot aux urgences scolaires, et, ques des Classes prparatoires imposent plus gnralement, toutes les techniques de d'accorder une priorit relle cet objectif. travail, qui sont plus proches des ficelles En effet, sauf pour les lves les plus dous, du praticien que des mthodes et des le succs aux concours est conditionn par techniques du chercheur (14). un travail rigoureux et strict, une sorte de 'bachotage l'chelon suprieur'. Ainsi Nous voil dans notre coup de feu. Depuis l'lve est-il conduit se proccuper de bientt quinze jours, nous reprenons tous les auteurs de la licence, nous les repassons rapidement, nous nous prparons toutes 13 Le pcu (ou PQ) est une unit lmentaire de discours, le plus souvent emprunte un cours ou un manuel, parfois confectionne ad hoc par 12 La concentration de toutes les activits autour l'utilisateur lui-mme, qui peut tre place dans du concours s'impose avec une rigueur de plus en les ensembles discursifs les plus diffrents au prix et des ncessaires. Le plus forte mesure que l'on descend dans la hi des adaptations topo) retouches par le fait qu'il bon PQ (ou se dfinit rarchie des origines sociales (ce qui fait que les est capable de resservir en diffrentes occasions, injures scolaires, polar, pohu, chiadeur, fort en voire dans les diffrentes dissertations (de philo thme, stigmatisent sous une forme dnie des franais et d'histoire) d'un mme habitus de classe) : ainsi les taupins issus des sophie, deAu contraire, le PQ inutilisable est concours. classes populaires trouvent plus rarement le temps celui qui, par sa complexit ou sa rigueur excess de lire rgulirement un quotidien ou un hebdo ives, se prte mal aux utilisations multiples. La madaire, de participer un groupement culturel, capacit de pcufier que revendique hautement syndical ou mme politique. Moins de chances consiste de Yars aussi de jouer d'un instrument de musique, de le khgneux, qui permetdans la matrise discours combinatoria d'engendrer des frquenter les salles de concert, les thtres, l'infini en enfilant des pcus. l'ampleur de l'cart tendant s'accrotre lorsque l'on va vers des activits qui, comme les pratiques 14 Interrogs sur les instruments de travail qu'ils culturelles les plus nobles, exigent, outre la ont utiliss pour prparer leur dernire dissertation, disponibilit, les dispositions produites par la les khgneux de Louis-le-Grand citent beaucoup prime ducation. Rien d'tonnant si les lves plus souvent les Lagarde et Michard, Chassang et issus des classes populaires sont moins enclins Senninger, Castex et Surer, les morceaux choisis souhaiter que l'on introduise de nouvelles matires de Bordas, les petits classiques Larousse, que des dans l'enseignement de la taupe. uvres de critiques ou des ditions originales.

Epreuve scolaire et conscration sociale 13 l'utilit immdiate de son travail par rapport aux concours, plutt que de l'intrt intrinsque de la matire tudie. A son tour, le professeur devra respecter la rgle du jeu, les lves tant l pour tre admis dans une Grande Ecole. L'acquisition des connaissances du programme et des petites techniques annexes est donc primord iale,la formation des esprits n'apparais sant que secondaire. (P. Carrara, Professeur de physique, Servir, 76, dc. 1967, p. 72). Lorsqu'on leur demande si l'enseignement des classes prparatoires devrait porter sur des matires non lies directement au con cours, 66 % des khgneux (dont 68,5 % et 76,5 % pour les lves issus des classes populaires et des classes moyennes contre 62 % pour ceux qui sont issus de la classe dominante) et 62 % des taupins rpondent par la ngative ou s'abstiennent : cette adhsion massive la dfinition de la culture qui est implique dans le programme et dans l'organisation du travail s'exprime encore dans le fait que les taupins, qui disent trs souvent (dans 85 % des cas) ne pas pouvoir se tenir au courant des recherches math matiques et physiques contemporaines, jugent nanmoins, dans une trs forte proportion (56,5 % des cas), que l'ense ignement des taupes est suprieur celui des facults en ce qui concerne le contenu de l'enseignement. Sans doute aussi parce que l'organisation du travail qui ne laisse ni libert ni distance par rapport aux exigences de la routine scolaire contribue Yeffet de clture qui fait que les lves des classes prparatoires les plus enclins porter un jugement pessi miste sur leurs matres et sur leur enseigne ment vont gure au-del d'une sorte de ne rsignation l'invitable. Et la coupure de fait est de nature engen drer refus de l'inconnu ou, du moins, le le repli satisfait sur l'unit sociale lmentaire : La taupe est une cellule. Il y a des fron tires qui sont rarement traverses. Il est trs rare qu'un taupin aille dans une autre taupe pour chercher un exercice. A tort ou raison, un taupin estime que son cours est le meilleur (Professeur de taupe, mathmat iques).Invits proposer des transformat ions au concours d'entre l'Ecole normale, la plupart des khgneux se contentent de suggrer des modifications mineures, com me la suppression de l'preuve d'histoire ancienne ou du thme latin (d'ailleurs rserv depuis, par le dcret du 24 juin 1 968, ceux qui ont choisi l'option lettres classi ques), la rduction du programme d'histoire ou l'introduction de nouvelles preuves, trs proches du programme actuel (histoire de l'art, thme grec, langue vivante, histoire du Moyen-Age, histoire contemporaine et, mais trs rarement -2,5 %-, sciences humaines), lorsqu'ils ne saisissent pas l'occasion de se faire les dfenseurs de l'esprit du concours : Surtout pas dans le sens de la spcialisation qui est trs oppose l'esprit de la khgne. Un peu de chaque chose et rien de tout, la franaise -Montaigne (Khgneux, Louis-le-Grand, 20 ans). Critres de personnalit, d'ind pendance et de non-conformit l'idal sorbonicole -cf. Rabelais (Khgneux, Condorcet, 19 ans). Quant aux taupins, ils se bornent suggrer la suppression des preuves d'ducation physique, de dessin industriel ou de dessin d'art, des problmes de chimie, ou l'espacement des preuves crites.

Si l'on ajoute que cette action intensive d'inculcation s'exerce sur des adolescents qui ont t slectionns et se sont slection Les exigences d'un emploi du temps sur ns en fonction de leur disposition l'gard charg interdisent en fait aux khgneux et de l'Ecole, c'est--dire de leur docilit, au aux taupins de suivre les cours ou les travaux moins autant qu'en fonction de leurs pratiques de la facult qui leur est souvent aptitudes scolaires, et qui, enferms pendant prsente sous ses aspects les plus dfavor trois ou quatre annes dans un univers ables, surtout dans la priode rcente protg et dispenss de toute proccupation (dsordre, niveau mdiocre des tudiants, matrielle, ne savent peu prs du monde etc.) : 29 % des taupins et 37,5 % des que ce qu'ils en ont appris dans les livres khgneux disent avoir song un moment - c'est--dire dans les morceaux choisis des entrer en facult : 1 % et 1 0 % seulement auteurs grecs et latins, des crivains franais ( Paris) y suivent un enseignement (15). du XVIIe sicle, et dans la philosophie perenne des questions de cours et de con 15 Cet effet de clture s'exerce aussi sur les cours -, on conoit qu'elle soit de nature enseignants qui, lorsqu'on leur demande s'ils au produire des intelligences forces (au sens raient aim ou aimeraient enseigner dans l'ense comme ignement suprieur, rpondent pour la plupart de l'horticulture) qui, certaines l'crit peu des lectures par la ngative Je dteste les murs et les prs Sartre voquant de ses vingt ans, comprennent tout lumi mystifications de l'enseignement suprieur. Les et ne comprennent absolument carrires n'y sont pas ouvertes au 'mrite', mais neusement la cooptation (Professeur de taupe, mathmat rien (16). C'est ce que dit trs bien Durkheim iques). Je prfre des lves plus encadrs et dcrivant l'enseignement des Jsuites : La ayant, me semble-t-il, davantage choisi une option comme mes lves de classes prparatoires (Pro culture qu'ils (les Jsuites) donnaient tait fesseur de taupe, mathmatiques). En facult, on extraordinairement intensive et force. On ne connat pas les tudiants. Ce n'est pas un travail sent (...) comme un immense effort pour d'enseignement (Professeur de taupe, physique). Non, parce que j'aime l'enseignement, que je n'aime pas la spcialisation (Professeur de khgne, 16 J. P. Sartre, Critique de la raison dialectique, lettres). Paris, NRF, 1960, p. 23. :

14 Pierre Bourdieu porter presque violemment les esprits une sorte de prcocit artificielle et apparente. De l, cette multitude de devoirs crits, cette obligation pour l'lve de tendre sans cesse les ressorts de son activit, de produire prmaturment et d'une manire incon sidre. Il y avait dans l'allure gnrale de l'enseignement universitaire quelque chose de moins htif, de moins pressant, de moins vertigineux (17). De fait, il n'est pas de point sur lequel l'opposition entre les classes prparatoires et les facults soit plus brutalement mar que. Ainsi, alors que 62 % des taupins caractrisent le bon lve de taupe par son aptitude travailler vite et 15 % seulement par son aptitude travailler en profondeur, 69,5 % des tudiants de deuxime anne en mathmatiques et en physique tiennent l'aptitude au travail approfondi pour la qualit dominante du bon tudiant (contre 18 % pour la rapidit dans le travail) ; de mme, 23,5 % des tudiants de MP2 contre 11 % seulement des taupins attribuent au bon tudiant de facult l'aptitude inventer (plutt que l'aptitude utiliser un savoir acquis). Ces observations ont pour effet de rappeler que lorsque les produits d'un systme de formation prsentent comme ralisation absolue de l'excellence humaine les aptitudes intellectuelles et les disposi tionsthiques qui leur ont t imposes par les conditions d'apprentissage, ils se contentent de faire de ncessit vertu, oubliant que leurs vertus ont pour ranon le renoncement toutes les possibilits ananties par les conditions particulires qui les ont rendues possibles. un signe de souplesse d'esprit (Professeur de khgne, franais). Nous donnons des mthodes de travail. Ils se sentent obligs d'apprendre travailler, de ne pas se disper ser (Professeur de khgne, allemand). Je crois qu'on leur apprend travailler vite, parcourir des domaines en un temps res treint (Professeur de khgne, franais). L'importance du professeur rside en ce qu'il nous donne un cadre de travail. Il nous est plus utile par ce qu'il nous donne apprendre que par ce qu'il nous apprend (Khgneux, Louis-le-Grand, 20 ans).

Recruts parmi l'lite des professeurs de l'enseignement secondaire, souvent appels participer aux jurys des grands concours de recrutement des professeurs de l'ense ignement secondaire (agrgation, CAPES, etc.), presque toujours amens terminer leur carrire de professeurs exemplaires comme inspecteurs gnraux de l'ense ignement secondaire, les professeurs de classes prparatoires assument totalement un rle total. Compltement dvous la fonction professorale, la diffrence des enseignants des facults qui sont partags ( des degrs divers) entre l'enseignement et la recherche, entre le champ universitaire et le champ intellectuel (ou scientifique), ils n'ont pratiquement jamais d'activit de recherche (allant parfois jusqu' tenir pour du temps vol leurs lves le temps qu'ils consacrent d'autres activits) et ils ont sinon publi, du moins trs souvent envisag de publier des manuels. Ces matres ne peuvent attendre d'autres gratifications que celles que leur procure l'exercice de leur profession, c'est--dire essentiellement le prestige que leur assure un fort taux de russite au con Un corps d'entraneurs cours et le respect, qui peut aller jusqu' la Toute la logique d'un systme domin par dpendance personnelle, de leurs lves. le concours, avec ses dissertations en temps Leur action pdagogique est celle de rpti limit sur des sujets aux limites indcises teurs qui font passer l'organisation de qui exigent plutt la matrise de la rhtori l'exercice et l'encadrement du travail que des techniques d'exposition que la d'apprentissage avant la transmission du et rflexion et la recherche, avec ses problmes savoir : les cours qu'ils professent visent de mathmatiques qui font la part plus belle au calcul mcanique qu' l'esprit d'inven tion, du professeur des classes prparat 18 On peut voir dans les classes prparatoires une fait oires sorte d'entraneur (18) : c'est en anticipation des institutions d'entranement intens une qui sont aujourd'hui contribuant crer les conditions favorables ifsportifs amnages l'quipe, quatrel'intention des Toute ou cinq un entranement intensif, plutt que par heures par jour, en deux sances, additionne les un enseignement direct et explicite, qu'il kilomtres. Sept les premiers mois, huit, puis inculque, outre un certain type de culture dix (...). Pour conserver le moral intact, Daland des sances varies, qui et de rapport la culture, la matrise pra (l'entraneur) organise le signe de la comptition. sont toutes places sous tique d'un certain nombre de techniques Pas question de ne nager que d'un bras dans une permettant de rpondre l'urgence sco demi-somnolence. Que ce soit en battements de pieds, en attaque de bras, ou en nage foncire, laire. l'essentiel est, semble-t-il, d'essayer de battre son club, qui est toujours, C'est aussi une catgorie trs respectable et quipier deD'o, peut-tre, ce got de la sorte, un adversaire. prononc pour trs efficace de l'intelligence : faire telle les comptitions que les jeunes Amricains ont chose demande en tel temps, dans telles rvl, qui a parfois surpris, mais qui n'est que la de Les distances conditions ; a n'est pas de l'esclavage, c'est consquencejour,l'habitude. esprit de lutte, parcour ir, chaque dans cet varient autant que les styles : des sries de 200 mtres en papillon, des sprints courts, longs, des sries de 17 E. Durkheim, L'volution pdagogique en 400 mtres, et mme des 3 000 mtres qui se France, Paris, Alean, 1938, t. II, pp. 107-108. terminent au sprint {Le Monde, 3 janvier 1970). :

Epreuve scolaire et conscration sociale 1 5 La russite scolaire des diffrentes catgories d'enseignants du secondaire trni;es S ifis 5 o S3 s> CU 3^Mesp ;gs fes e s -1M 4/ CU "o l'entre une Ecole normale suprieure dans 66,5 % des cas (contre 43,5 %, 16,5 % et 4 % des autres) et ont obtenu l'agrgation plus tt que les autres professeurs agrgs (soit, avant 24 ans, 30,5 % d'entre eux contre 20 % des autres agrgs). 25,5 % sont passs par Ulm et Svres contre 10,5 % des agrgs du secondaire, 0,5% des certifis; 19,5 % sont passs par Fontenay ou Saint-Cloud (contre 9 % des agrgs, 2 % des certifis). Plus slectionnes que les hommes, les femmes qui enseignent dans une classe prparat oire cumulent au plus haut point toutes ces caractristiques. Ayant obtenu plus souvent au moins une mention au baccalaurat (88 % contre 73,5 %), elles ont t plus souvent prsentes au Concours gnral (52 % contre 47 %), sont passes plus souvent par une classe prparatoire (89 % contre 85 %) et ont pass l'agrgation plus jeunes (33 % avant 24 ans contre 29 %). Plus slectionns scolairement que les autres enseignants du secondaire, les professeurs des classes prparatoires sont aussi plus slectionns socialement. Plus souvent issus de la classe domi nante (28,5 % avaient un grand-pre paternel, 49,5 % un pre appartenant cette classe contre 19 % et 34 % des agrgs, 16,5 % et 36,5 % de l'ensemble des enseignants du secondaire), ils sont issus de familles plus riches culturellement que les autres enseignants du secondaire (39,5 % ont un pre possdant un diplme suprieur au bacca laurat contre 34,5 % des professeurs agrgs et 26,5 % de l'ensemble des enseignants du secon daire; 16,5 % ont une mre possdant un diplme suprieur au baccalaurat contre 1 3 % des agrgs, 8 % de l'ensemble). Rien d'tonnant si les femmes enseignant dans les classes prparatoires provien nent milieux socialement et culturellement de plus privilgis. Si les enseignants des classes prparatoires appartiennent des milieux plus favoriss tant sous le rapport du statut social que du capital culturel que les autres enseignants du secondaire, ils se distinguent peut-tre plus nettement encore des enseignants du suprieur : moins souvent issus de la classe dominante, ils proviennent plus souvent des classes moyennes et des fractions domines de la classe dominante. Preuve que les enseignants des classes pr paratoires assument totalement leur rle d'ensei gnant: 84 % dclarent n'avoir aucune activit de recherche. Tourns vers l'enseignement, la prpa ration de l'enseignement, ils ont souvent (dans 39,5 % des cas) envisag un moment ou un autre de prparer un manuel ; 44 % ont fait partie de jurys de concours (agrgation, CAPES, entre aux Grandes coles). Ils n'envisagent qu'excep tionnellement de passer dans l'enseignement suprieur; lorsqu'on leur demande quelle activit ils exerceront dans dix ans, ils rpondent dans leur quasi- totalit (85 %) qu'ils enseigneront encore dans une classe prparatoire (seuls 10,5 % pensent l'enseignement suprieur contre 18,5 % des enseignants agrgs). Sous le rapport des attitudes syndicales, politiques, religieuses, les enseignants des classes prparatoires ne paraissent pas se distinguer de l'ensemble des enseignants.

au moins une mention AB 32,0 58,0 77 ,0 78,0 au(x) baccalaureates) prsents au 5,5 12,5 34 ,0 48,5 Concours gnral au moins une anne en 20,0 34,0 61 ,5 86,0 classe prparatoire candidats une ENS 4,0 16,5 43 ,5 66,5 agrgation passe - 20 ,0 30,5 avant 24 ans passs par ENS St-Cloud ou Fontenay 2,0 9 ,0 19,5 passs par ENS Ulm ou Svres 0,5 10 ,5 25,5 Source : Enqute du CSE auprs des professeurs de l'enseignement secondaire (n=35OO). Les chiffres dsignent le pourcentage des membres de chaque catgorie d'enseignants qui possdent chacune des caractristiques. Ils ont t tablis partir de l'enqute ralise par le CSE auprs de 3500 enseignants du secondaire. Du fait qu'ils ne reprsentent que 3 % environ des enseignants de l'chantillon, les enseignants des classes prparat oires constituent un groupe relativement restreint dans lequel les enseignants des classes prparatoires les plus importantes sont peu reprsents. On peut donc raisonner a fortiori, tant donn que tout semble indiquer que les carts sparant les ensei gnants des classes prparatoires des autres ensei gnants du secondaire seraient plus grands encore si l'chantillon tait tout fait reprsentatif en ce qui concerne les enseignants des classes prparatoires. Tous les indicateurs concourent montrer que les professeurs des classes prparatoires se recrutent parmi l'lite des professeurs de l'enseignement secondaire ; ils cumulent en effet toutes les carac tristiques qui dfinissent le produit parfait du systme scolaire. Anciens bons lves, ils ont obtenu plus tt les signes de conscration, les plus recherchs et les plus rares. Ayant dans leur grande majorit (78 %) obtenu au moins une mention au baccalaurat (de mme que 77 % des professeurs agrgs contre 58 % des certifis et 32 % des matres auxiliaires), ils ont t beaucoup plus souvent que les autres enseignants prsents au Concours gnral (soit 48,5 % contre 34 % des agrgs, 12,5 % des certifis, 5,5 % des matres auxiliaires); ils ont presque tous pass au moins un an dans une classe prparatoire (soit 86 % contre 61 ,5 %, 34 % et 20 %) ; ils se sont prsents

avant tout fournir des connaissances directement utiles au concours. Et surtout, ils donnent les sujets d'exercices, corrigent les travaux, fournissent des corrigs, con trlent les progrs de l'apprentissage par des interrogations crites ou orales, dispo sant ainsi, au terme d'une anne scolaire, de 30 50 notes, strictement enregistres le plus souvent, pour chaque lve (19). Personnellement intresss la russite de chacun de leurs lves -et en tout cas des

19 Pour les notes des devoirs, j'ai souligne en bleu pour les cubes, en rouge pour les bicas. v idemment chaque anne, j'ai les notes de concours de tout le monde, crit et oral, et je reporte les notes de concours sur une autre page pour les admissibles. D'autre part, nous avons les feuilles de probatoire pour passer d'hypokhgne en khgne, et chaque trimestre le classement gnral de la classe, avec les coefficients du concours, par matire. Voyez : en rouge les moyennes dans les disserts et en bleu les langues ; j'ai l'quivalent d'un histogramme en quelque sorte, et le total et le classement (Professeur de khgne, philosophie).

16 Pierre B ourdie u meilleurs d'entre eux-, accomplissant toutes les tches impliques dans la dfinition complte du rle professoral ( la diffrence des enseignants des facults et, en particul ier, professeurs titulaires), ils tendent, des comme les prfets ou les surveillants des collges jsuites, entretenir avec leurs lves une relation totale d'allure patrimon iale s'tend parfois toutes les dimens qui ionsde l'existence (20). Les relations entre les matres et les lves sont la fois plus intenses, plus indiffren cies et plus totales que dans les facults, comme en tmoignent, entre autres choses, les termes d'adresse qu'emploient les lves de certaines khgnes : II arrive que les bicas viennent me trouver et me disent : 'Matre, est-ce que je peux scher votre cours ?', je le leur accorde volontiers. Oui (sourire), on appelle matre tous les professeurs de khgne et eux exclusivement, du moins Henri IV. a remonte au moins Alain. Ce n'est pas du tout que nous voulions nous aligner sur les savants, mais c'est un terme qui s'oppose au professeur du secondaire. Vous comprenez, nous avons une certaine familiarit avec nos lves, nous les avons pendant trois annes conscutives ; c'est un milieu trs slectionn, c'est dj une lite, il n'y a pas de problme de discipline. C'est vraiment le dernier bastion de l'ense ignement grec ! (rire). J'enseigne aussi en Sorbonne, en histoire ancienne : les lves disparaissent, on ne les connat jamais (Professeur de khgne, histoire). Quand ils ont t absents (les lves), ils s'excu senten vous appelant 'matre' (...). Les lves vous appellent 'matre' surtout quand ils ont quelque chose se faire pardonner (Professeur de khgne, latin). Les profes seurs aiment se reprsenter leur rle, surtout lorsqu'ils enseignent les disciplines majeures, et tout particulirement la philo sophie, comme celui d'un matre de sagesse, voire d'un pre spirituel, autoris inter venir dans toutes les questions touchant directement ou indirectement la conduite de la vie de travail, lectures, prparation des devoirs, organisation des rvisions et, mme, heures de sommeil, rgime aliment aire,sorties, etc. Nos lves, il y a quatre ou cinq ans, entrans par les lves de la fac, voulaient la suppression des taupes. Je leur ai dit : c'est de l'enfantillage ; vous tes des privilgis. Vous vous laissez mener par des gens qui ne vous veulent pas de bien. Aujourd'hui, c'est fini. Ils ne demandent plus la suppression des taupes. Ils voient la pagaille en fac. Ils savent qu'il n'y a pas d'injustice, qu'on ne leur veut que du bien. Ils se sentent tenus, mens, ils ont un pre spirituel, des pres spirituels (Professeur de taupe, mathmatiques) . M. L. en a pendant des annes reu chez lui (des lves), trs nombreux, trs intimement, avec une gnrosit, un don de soi et de son temps, peut-tre moins ces dernires annes, main tenant il est au bord de la retraite, mais enfin il a eu une influence morale personnelle trs profonde (Professeur de khgne, lettres, parlant d'un professeur de philoso phie).Chaque anne, un certain nombre d'lves viennent me trouver, pour emprunt erlivres, ou ceci ou cela, et discutent, des moins d'ailleurs sur ce qui a t fait en classe, sur le cours ou sur ce qui est donn, que sur les problmes qui les intressent, sur les problmes qu'ils travaillent, et qu'ils discu tenttrs fermement, et souvent trs vigou reusement, sur leur, appelons a leur conception philosophique, sur leurs pers pectives sur la vie, enfin leur manire personnelle de voir les problmes ; et alors l, ce n'est pas avec les lves, c'est avec un lve (Professeur de khgne, philosophie). Il y a la politique qui les taquine un peu, ils ont des positions extrmes : en ce moment, vous le savez, c'est le communisme pro-chinois. Malheureusement, il y en a qui y sacrifient leur carrire de khgneux. J'en ai vu d'excellents y sombrer. J'essaie de les mettre en garde. Je leur dis : rendez-vous compte, il vous faut russir, vous ferez ce que vous voudrez aprs. En gnral, je garde des relations avec mes anciens lves, ils reviennent me voir, j'ai grand plaisir les voir, eux aussi (Professeur de khgne, histoire). Tous disent la satisfaction que leur procurent le sentiment d'exercer une action totale et durable sur leurs lves et aussi les manifestations de gratitude tmoignant de la russite de cette action : On a l'impres sion les enfants qu'on a entre les mains que vous reconnaissent (...). Oui, ils vous tmoignent une grande confiance. Un pre de famille vous confie son fils pour qu'il entre l'X, on est responsable devant lui. Il vous fait confiance (Professeur de taupe, mathmatiques). Je me suis toujours plu dans un milieu petit o il est possible de crer une atmosphre et de modeler un peu la chose l'image que l'on voudrait (Professeur de taupe, mathmatiques), Vous savez, je suis le professeur le plus svre de Paris. Je garde des contacts avec mes anciens lves, mais il leur en reste toujours quelque chose. Je leur fais peur. On peut devenir bons amis, eux-mmes en sont tonns, ils n'auraient pas cru cela de ma part, mais il reste quelque chose (...). Quelquefois, j'ai des anciens lves qui passent leur thse, ils me disent : surtout ne venez pas ce jour-l ! (Professeur de khgne, franais).

20 Ils peuvent ainsi retrouver les pratiques les plus typiques des jsuites, tel ce professeur de mathmatiques spciales qui demande chacun de ses lves de devenir le surveillant des autres : II Placs au centre des mcanismes de repro est entendu que chaque lve doit me dire le nom duction du systme dont ils sont les produits de son camarade absent ct. L, je leur fais confiance et ils ne peuvent pas tricher longtemps les plus achevs, les professeurs de classes (Professeur de taupe, mathmatiques). prparatoires n'ont pas besoin de rechercher

Epreuve scolaire et conscration sociale 1 7 L'ternel retour Et, il est vrai, j'ai dj beaucoup parl dans cette vieille et chre maison, et je vous remercie, M. le Proviseur, d'avoir srement pens me rajeunir. J'y ai parl depuis 1911, comme lve, comme professeur, comme inspecteur, des intervalles assez rguliers, de quinze en quinze annes, pour que je puisse penser qu'il n'est pas de vieillesse, mais seul ement un ternel retour. (...) Mais je parlais en janvier 1911 dans une bien plus grande scurit qu'aujourd 'hui. J'tais jeune. (...) J'tais, aprs bien des batailles, lve de la khgne de Louis-le-Grand. Tous mes dsirs taient enfin combls. J'avais entendu dire que c'tait ici qu'on enseignait le mieux en France la pratique de ce fameux logos, de ce moyen du mensonge et de la vrit, de cet art de convaincre qui fait aussi bien les sophistes que les sages, et dont, au bout d'une longue vie, je pense de plus en plus qu'il est un assez effrayant pouvoir et peut-tre le principe de tout l'ordre mais aussi de tous les dsordres du monde. Nous tions ici une cinquant aine djeunes garons qui, de ce pouvoir, travaillions nous rendre matres. Je ne saurais dire ce que je dois ces camarad es. une classe de khgne, ce sont Car d'abord des lves. (...) Nous avions les meilleurs matres, Lafont, Darcy, Belot, et celui que je veux nommer avec une plus particulire gratitude, Henri Durand, parce qu'il expliquait merveilleusement La Fontaine, et parce qu'en l'coutant, j'ai pour la premire fois senti tout ce que pouvait tre un professeur de franais, quel sorcier vocateur des ombres, quel artiste, quel mdiateur de tous les artistes et celui qui maintient et transmet dans leur grandeur et leur beaut la pense et le langage de son pays. Trente ans plus tard, dans la mme salle, dans la mme chaire, j'expliquais mon tour La Fontaine, et tant d'autres crivains, et je tchais de le faire aussi bien que mon matre Henri Durand. J'tais en khgne encore. J'aurais t un khgneux toute ma vie. Je vois bien queje ne serai jamais capable de parler de ce qui fut ainsi mon mtier avec la froideur polie convenable une telle crmonie. Veuil lez m'en excuser. Je devine qu'il y a ici beaucoup de professeurs. Je suis sr qu'ils me comprennent, et mme si je parais faire ce qui fut ma spcialit, l'ense ignement du franais, un sort particulier. Nous croyons tous beaucoup ce que nous faisons. Enseigner des enfants leur langue, c'est leur enseigner la pratique de ce qui sera pour eux une sorte de clef universelle, et c'est la chose srement la plus importante. Mais avoir la chance de l'enseigner en khgne des jeunes gens qui l'aiment et rassembls prcisment pour en reconnatre tous les secrets, toutes les ruses, toutes les puissances, et cela sur des faits, sur les textes les plus admirables, et poursuivre ensemble la vrit et la beaut, se remplir d'une ide, dmler le jeu des forces de la pense et des formes de langage, non, je ne peux dire quel immense plaisir peut alors devenir le mtier, quel merveilleux change une classe. J. Guhenno, Allocution, in quatrime cente naire du Lyce Louis-le-Grand, 1563-1963, tudes, souvenirs, documents, Paris, [Lyce Louis-le-Grand, 1963], pp. 8-9.

expressment l'ajustement de leur ense alors a, c'est une espce de mli-mlo. Ce ignement aux exigences d'un concours qu'ils qu'il y a de sr, c'est que pour quelqu'un n'ont jamais cess de passer. La continuit comme moi, c'est bien simplejenevoispas, est si totale entre l'lve de khgne ou de absolument pas, d'autre poste, c'est bte taupe qu'ils ont t et le professeur qu'ils dire, d'autre poste que celui-l pour moi sont devenus qu'il leur suffit d'tre compl (Professeur de khgne, lettres) (21). Les tement ce qu'ils sont pour prsenter des khgneux ont, de fait, un statut spcial ; lves parfaitement prpars devant des vous comprenez bien, ce sont de futurs juges qui, tant le produit des mmes con collgues, si je puis ainsi m'exprimer, et au ditions de production, n'ont qu' se laisser lyce de Lyon, il y a une certaine proport ils aller ce qu'ils sont pour tre dans l'esprit ion, sont assez nombreux, une dizaine du concours. Je suis membre du jury de professeurs qui sont d'anciens khgneux d'agrgation d'histoire (...). En corrigeant lyonnais (...). Les professeurs sont donc, en mes lves, je crois tre dans l'esprit du con quelque sorte, un peu d'anciens camarades. cours ; les correcteurs sont d'ailleurs des Entre les lves, si on peut les appeler ainsi, camarades d'Ecole, leurs questions pourr et les professeurs, il n'y a aucune espce de aient tre les miennes (Professeur de distance, si je puis dire ; enfin la discussion se fait presque d'gal gal (Professeur de khgne, histoire). khgne, philosophie). Il m'est trs difficile de faire la distinction entre ce que je peux devoir la khgne o 21 On aura reconnu l une expression exemplaire j'tais et celle - en somme assez vite, j'avais de Yamor fati, comme rencontre entre l'institution 27 ans - o j'ai t nomm pour y enseigner ; objective et l'institution incorpore.

18 Pierre B ourdie u Les cours, particulirement en franais et en philosophie, se prsentent comme des corrigs anticips de devoirs possibles, eux-mmes inspirs des preuves effectiv ement proposes dans les concours. Ayant prparer leurs lves rpondre des pro blmes d'Ecole, les professeurs de khgne sont ports organiser par avance leurs propos selon l'organisation que leurs lves devront retrouver pour rpondre ces pro blmes, la limite tant reprsente par ces manuels de dissertation o l'on trouve des discours tout organiss en fonction de sujets de dissertation passs ou possibles (22). La plupart des professeurs de taupe empruntent les sujets d'exercice aux recueils rassemblant les problmes et les questions poss aux concours antrieurs, devraient-ils, pour fuir la routine, les modifier un peu. Leur rle n'est pas de dconcerter, mais de faonner des montages, c'est--dire dprogrammer les esprits conformment au programme (23). Il s'ensuit que les sujets lgus par la tradition scolaire tendent devenir, plus que des topiques servant de prtexte aux variations d'une tradition lettre, de vrita blescatgories de pense qui dlimitent l'univers du pensable en imposant l'ensemble nettement circonscrit des questions suscepti bles poses au rel et qui, lorsqu'elles d'tre s'imposent l'ensemble d'un univers social, matres et lves, juges et parties, produisent l'illusion d'un monde fini, clos, parfait. Genevive l'enseignement n'est quand mme qu'apparente (...). Les lves restent trop attachs au professeur et la forme d'esprit ou la manire dont le professeur l'expose (...). Ils prfrent de beaucoup, mme si c'est difficile, couter et prendre un cours pratiquement dict (Professeur de taupe, mathmatiques). Visant avant tout transmettre la plus grande quantit possible de connaissances utiles dans le moins de temps possible, le cours obit le plus souvent aux rgles les plus traditionnelles de l'exposition scolaire, avec son plan clair qui, pour parler comme Thomas d'Aquin, matre du discours en trois points, doit se manifester lui-mme dans le discours, entre autres par des signes de subdivision hirarchiss (I, II, III, 1, 2, 3, a, b, c), avec ses introductions, ses transi tions et ses conclusions conformes aux canons de la rhtorique. Cette pdagogie autoritaire et dogmatique dont l'arbitraire n'apparat qu'exceptionnellement aux l ves parce qu'elle est fonctionnellement lie au concours et ses exigences les plus sp cifiques, se donne explicitement pour fonction d'assurer une conomie de lectures et de recherches personnelles, beaucoup plus que de les provoquer.

22 Ces apprentissages autorisent et favorisent une forme de pense et de parole quasi automatique, souvent reconnue comme la forme suprme de l'improvisation brillante, qui n'est que le pro En taupe comme en khgne, le cours se duit de la mise en uvre d'une suite de schemes prsente le plus souvent comme une sorte scolaires. Ainsi, entendant les improvisations qu'un de manuel oral offrant sous une forme clbre professeur de khgne proposait dans un commode et condense des connaissances cercle d'intellectuels, ses anciens lves relevaient au passage les airs connus, pr-labores en vue des utilisations scolaires quer et comprendre, raison justice et charit, expli et draison, etc. (telles les questions de cours) et il n'est pas rare qu'il soit dict et rpt au long 23 Bien qu'ils se dfendent souvent de succomber pure que des annes, au prix de quelques modificat lesla sujets rptition, tant dans leurs cours font dans d'exercice, les professeurs ne ions m'efforce de leur fabriquer un s'ajuster aux exigences de la situation que que : Je les cours digr au maximum ; le maximum lves, malgr leurs protestations, sont les premiers d'exercices digrs au maximum gal leur rappeler. Ainsi, on a pu voir, en 1970, les ement, dclare un professeur de taupe, lves d'une classe prparatoire de Paris faire selon le titre du tandis qu'un professeur d'histoire avoue grve pour mieux travailler,1970) qui rapportait quotidien {Le Monde, fvrier dispenser les bicas d'assister son cours la nouvelle. lorsqu'ils l'ont dj entendu, sous une 24 Les professeurs peuvent compter sur la complic forme peine diffrente, deux ans plus tt. it consentante des lves qui sont trop soucieux La recherche de la maximisation de la d'viter toute perte de temps pour interrompre le ou des 9,5 % quantit d'information transmise implique cours par des questionskhgneux objections. disent des taupins et 1 2 % des seulement un mode d'inculcation dogmatique o seule avoir pris souvent la parole en classe, ce qui pourr la prdigestion professorale peut suppler aitsurprendre tant donn que dans les travaux au dfaut de travail d'assimilation (coteux pratiques de facult, o les conditions sont peu en temps) qu'autorisent des mthodes moins prs semblables, les prises de parole sont beaucoup brutalement directives (24). Je fais des plus frquentes, soit 38 % en MP2. En fait, la cours de 2 h, trs magistraux ; ils (les lves) rprobation collective que suscitent les interrupt ions,s'ajoute l' auto-censure (particulirement interrompent quelquefois mes cours mais forte dans les khgnes et, corrlativement, ils savent qu'il y a un minimum assimiler. l'cole normale) inspire par la crainte de se devant les condisciples : Je n'aime Ils se rendent compte qu'ils gagnent du ridiculiseren bibliothque, on se sent espionn. pas Ce temps couter ; ils ont beaucoup de choses travailler que je veuille conserver mes ides, c'est n'est pas faire : on ne vient pas en khgne en plutt que j'ai honte que les autres connaissent dilettante, pour se cultiver librement. Le mes btises. C'est dj bien suffisant que les profs cours est magistral, il s'impose, c'est comme le sachent, mais ils sont pays pour cela et c'est un la confession : on leur dit des fautes en droit si vous voulez. Ce sont vraiment peu commeles corrigent. C'est aussi pour cela que pour qu'ils des cours, avec toutes les imperfections du pendant les cours je suis toujours au premier rang, systme (Professeur de khgne, histoire). et toujours au fond en tude (Khgneux, LouisLa 'participation' des lves de Sainte- l