Entretien cardinal kasper Commonweal

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1 DIEU DE MISERICORDE, ÉGLISE MISERICORDIEUSE Un entretien avec le cardinal Walter Kasper Publié sur le site de la revue Commonweal Magazine (https://www.commonwealmagazine.org ) Matthew Boudway et Grant Gallicho 7 mai 2014 Lors de son premier Angélus, le pape François a recommandé un livre de théologie qui « m'a fait beaucoup de bien » parce qu'il « dit que la miséricorde change tout ; elle change le monde en le rendant moins froid et plus juste ». Ce livre est « Miséricorde : L'essence de l'Evangile et la clé de la vie chrétienne » du cardinal Walter Kasper, qui vient d'être publié chez Paulist Press. Avant de servir en tant que président du Conseil pontifical pour la promotion de l'unité des chrétiens (2001-2010), Kasper était évêque de Rottenburg-Stuttgart (1989-1999 ). Il a enseigné la théologie à l'Université de Tübingen, a l'Université de Westphalie à Munster, et à l'Université catholique d'Amérique. La semaine dernière, les éditeurs associés Matthew Boudway et Grant Gallicho se sont entretenus avec le cardinal à New York. Lors de sa mise par écrit cet entretien a été raccourci et parfois reformulé. Commonweal : Dans votre livre, Miséricorde, vous soutenez que la miséricorde est la base de la nature de Dieu. En quoi la miséricorde est-elle fondamentale pour comprendre Dieu ? Cardinal Walter Kasper : La doctrine sur Dieu a été établie sur une base ontologique - Dieu est l'être absolu - ce qui n'est déjà pas si mal. Mais la compréhension biblique est beaucoup plus profonde et plus personnelle. La relation de Dieu à Moïse dans le Buisson ardent n'est pas « Je suis », mais « Je suis avec vous. Je suis pour vous. Je vais avec vous. » La miséricorde est déjà très fondamentale dans l'Ancien Testament. Si vous lisez les Psaumes, le Dieu de l'Ancien Testament n'est pas un Dieu de colère, mais un Dieu miséricordieux. Cette compréhension ontologique de Dieu était si forte que la justice était devenue l’attribut principal de Dieu, pas la miséricorde. Thomas d'Aquin dit pourtant clairement que la miséricorde est beaucoup plus fondamentale, parce que Dieu ne répond pas aux exigences de nos règles. La miséricorde est la fidélité de Dieu à son propre être en tant qu'amour. Parce que Dieu est amour. Et la miséricorde est l'amour qui nous est révélé dans des actes et des mots concrets. La miséricorde devient donc non seulement l'attribut central de Dieu, mais aussi la clé de l'existence chrétienne. Soyez miséricordieux comme Dieu est miséricordieux. Nous devons imiter la miséricorde de Dieu.

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Entretien avec le cardinal Walter Kasper

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DIEU DE MISERICORDE, ÉGLISE MISERICORDIEUSE Un entretien avec le cardinal Walter Kasper

Publié sur le site de la revue Commonweal Magazine (https://www.commonwealmagazine.org)

Matthew Boudway et Grant Gallicho 7 mai 2014

Lors de son premier Angélus, le pape François a recommandé un livre de théologie

qui « m'a fait beaucoup de bien » parce qu'il « dit que la miséricorde change tout ;

elle change le monde en le rendant moins froid et plus juste ». Ce livre est

« Miséricorde : L'essence de l'Evangile et la clé de la vie chrétienne » du cardinal

Walter Kasper, qui vient d'être publié chez Paulist Press. Avant de servir en tant

que président du Conseil pontifical pour la promotion de l'unité des chrétiens

(2001-2010), Kasper était évêque de Rottenburg-Stuttgart (1989-1999 ). Il a

enseigné la théologie à l'Université de Tübingen, a l'Université de Westphalie à

Munster, et à l'Université catholique d'Amérique. La semaine dernière, les

éditeurs associés Matthew Boudway et Grant Gallicho se sont entretenus avec le

cardinal à New York. Lors de sa mise par écrit cet entretien a été raccourci et

parfois reformulé.

Commonweal : Dans votre livre, Miséricorde, vous soutenez que la miséricorde est la base de la nature de Dieu. En quoi la miséricorde est-elle fondamentale pour comprendre Dieu ?

Cardinal Walter Kasper : La doctrine sur Dieu a été établie sur une base ontologique - Dieu est l'être absolu - ce qui n'est déjà pas si mal. Mais la compréhension biblique est beaucoup plus profonde et plus personnelle. La relation de Dieu à Moïse dans le Buisson ardent n'est pas « Je suis », mais « Je suis avec vous. Je suis pour vous. Je vais avec vous. » La miséricorde est déjà très fondamentale dans l'Ancien Testament. Si vous lisez les Psaumes, le Dieu de l'Ancien Testament n'est pas un Dieu de colère, mais un Dieu miséricordieux. Cette compréhension ontologique de Dieu était si forte que la justice était devenue l’attribut principal de Dieu, pas la miséricorde. Thomas d'Aquin dit pourtant clairement que la miséricorde est beaucoup plus fondamentale, parce que Dieu ne répond pas aux exigences de nos règles. La miséricorde est la fidélité de Dieu à son propre être en tant qu'amour. Parce que Dieu est amour. Et la miséricorde est l'amour qui nous est révélé dans des actes et des mots concrets. La miséricorde devient donc non seulement l'attribut central de Dieu, mais aussi la clé de l'existence chrétienne. Soyez miséricordieux comme Dieu est miséricordieux. Nous devons imiter la miséricorde de Dieu.

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CWL : Pourquoi est-il si nécessaire de renouer avec cette compréhension aujourd'hui?

Kasper : Le XXe siècle a été un siècle très sombre, avec deux guerres mondiales, les systèmes totalitaires, les goulags, les camps de concentration, la Shoah, et ainsi de suite. Et le début du XXIe siècle n'est pas beaucoup mieux. Les gens ont besoin de miséricorde. Ils ont besoin de pardon. C'est pourquoi le Pape Jean XXIII a écrit dans sa biographie spirituelle que la miséricorde est le plus bel attribut de Dieu. Dans son célèbre discours d'ouverture de Vatican II, il dit que l’Église a toujours résisté aux erreurs de l’époque, souvent avec une grande sévérité, mais que nous devons maintenant utiliser la médecine de la miséricorde. C'est un changement majeur. Jean-Paul II a vécu la dernière partie de la Seconde Guerre mondiale, puis le communisme en Pologne, et il a vu toutes les souffrances de son peuple et sa propre souffrance. Pour lui la miséricorde était très importante. La première encyclique de Benoît XVI était Dieu est amour. Et maintenant, le pape François, qui a l'expérience de l'hémisphère sud, où vivent les deux tiers des catholiques - pour beaucoup d'entre eux des gens pauvres – a fait de la miséricorde l’un des points centraux de son pontificat. Je pense que c'est une réponse aux signes des temps.

CWL : On a rapporté que le pape François a demandé à un jeune jésuite sur quoi il travaillait et que, quand l'homme a dit qu'il étudiait la théologie fondamentale, le pape a plaisanté, disant : «Je ne peux pas imaginer quelque chose de plus ennuyeux ». Il semble que François veuille mettre l'accent sur la théologie pastorale. Qu'est-ce que cela signifie pour la pratique de la théologie?

Kasper : Je ne vois pas de contradiction entre la théologie dogmatique–la matière que j'ai étudiée–et la théologie pastorale. La théologie sans dimension pastorale devient une idéologie abstraite. Il a toujours été important pour moi, lorsque j'étais universitaire, de visiter les paroisses, les hôpitaux... Quand j'étais responsable des relations entre les catholiques et le tiers monde, j'ai visité de nombreux bidonvilles en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Pour moi, ces expériences étaient importantes parce que la parole de Dieu n'est pas une doctrine. Elle s’adresse à des personnes. Mais un travail pastoral sans un certain fondement doctrinal n'est pas non plus possible. Il devient arbitraire ou tout simplement « bienveillant ». Par conséquent la théologie dogmatique et la théologie pastorale sont interdépendantes; elles ont besoin l’une de l’autre.

CWL : Il y a évidemment un lien entre la miséricorde et le pardon. Pensez-vous que dans la compréhension chrétienne il peut y avoir pardon sans

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réconciliation ? Le pardon implique-t-il nécessairement deux parties–l'une pour offrir le pardon et l'autre pour l'accepter? Ou s'agit-il simplement d'être prêt à pardonner sans que ce pardon dépende de la volonté d'une autre personne à accepter le pardon ou à en reconnaître le besoin ?

Kasper : Nous pouvons commencer avec la misericordia, un mot latin, qui signifie la miséricorde. Misericordia signifie avoir un cœur pour le pauvre–pauvre au sens large, non seulement pauvreté matérielle, mais aussi pauvreté relationnelle, pauvreté spirituelle, pauvreté culturelle, etc. Ce n'est pas seulement le cœur, pas seulement une émotion, mais aussi une attitude active–je dois changer la situation de l'autre autant que je le peux. Mais la miséricorde n'est pas non plus contraire à la justice. La justice est un minimum : ce que nous sommes obligés de faire à l'autre, le respecter comme un être humain, lui donner ce dont il a besoin. Mais la miséricorde est le maximum–qui va au-delà de la justice. La justice seule peut être très froide. La miséricorde voit la personne concrète. Dans la parabole du Bon Samaritain, le prochain était la personne que le Samaritain a rencontrée dans la rue. Il n'était pas obligé de l'aider. Ce n'était pas une question de justice. Mais le Samaritain va plus loin. Son cœur a été touché. Il s’est penché dans la saleté et la poussière et a aidé cet homme. Ca, c'est la miséricorde.

La miséricorde est l'accomplissement de la justice parce que ce dont les gens ont besoin, ce n’est pas seulement de reconnaissance formelle, mais d'amour. La miséricorde est aussi pardon, mais elle ne devrait pas être réduite au pardon. Elle va au-delà du pardon. Souvent ma volonté de pardonner est conditionnée à l'ouverture de l'autre, mais cela n'est pas entre mes mains. Je peux offrir le pardon, ou je peux le demander, « S'il vous plaît, pardonnez-moi », mais je ne peux pas faire plus. Si le cœur de l’autre est fermé, je ne peux pas le changer. Je peux prier pour la personne, je peux lui demander pardon, je peux montrer ma bonne volonté. Mais je ne peux pas faire plus. Bien sûr, sans pardon, aucune réconciliation n’est possible. C'est une condition pour la réconciliation. Mais l'autre doit accepter, ma demande, la recevoir. C'est une question de liberté. Pardonner, c'est ma liberté, et l'autre est libre de l'accepter ou non.

CWL : Dans votre livre, vous parlez de la seconde encyclique de Jean-Paul II, dans laquelle il écrit que la justice seule ne suffit pas et que, parfois, la plus haute justice peut finir par devenir la plus haute injustice. Cela a-t-il été le cas au sein de l’Église elle-même, en particulier pour ce qui concerne la façon dont la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (CDF) a traité certains théologiens ?

Kasper : La miséricorde ne concerne pas seulement les individus. Elle est également un impératif pour l’Église elle-même. L’Église s’est définie au

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Concile Vatican II comme un sacrement de la grâce de Dieu. Comment l’Église peut-elle être sacramentelle, signe et instrument de la miséricorde, quand elle ne pratique pas la miséricorde ? Tant de personnes ne perçoivent pas l’Église comme miséricordieuse. C'est dur. Jean XXIII a dit que nous devons utiliser la médecine de la miséricorde à l’intérieur de l'Église. La miséricorde est également un point critique pour l'Église. Elle doit prêcher la miséricorde. Nous avons un sacrement de la miséricorde–le sacrement de la réconciliation, mais nous devons, je pense, le réévaluer. Et cela doit être fait dans le comportement social et dans les œuvres sociales. Le pape François a dit que nous devons devenir une Église pauvre pour les pauvres–c'est son programme. À cet égard, il initie une nouvelle phase de la réception du Concile.

CWL : Vous notez également que la miséricorde et la justice ne peuvent pas être établies définitivement sur la terre et que celui qui a essayé de créer le paradis sur terre y a plutôt créé l'enfer. Vous dites que cela est aussi vrai des ecclésiastiques perfectionnistes qui conçoivent l’Église comme un club pour les purs. Jusqu’où ce point de vue est-il dominant aujourd'hui parmi ceux qui dirigent l’Église?

Kasper : Certains croient que l'Église est pour les purs. Ils oublient que l’Église est une Église de pécheurs. Nous sommes tous pécheurs. Et je suis heureux qu'il en soit ainsi parce que sinon je n’appartiendrais pas appartenir à l’Église. C'est une question d'humilité. Jean-Paul II a fait ses mea culpa–pour le magistère de l’Église ainsi que pour d'autres comportements. J'ai l'impression que c'est très important pour le pape François. Il n'aime pas les gens dans l’Église qui ne font que condamner les autres.

Quant aux critiques de certains théologiens par la CDF, il n'y a pas toujours eu de procédure régulière. C'est évident, et ici nous devons changer nos pratiques. Il y a aussi la question de la communion pour les divorcés remariés, actuellement à l'étude en vue du Synode des Évêques cet automne [ndlr 2014]. D'autre part, nous avons des signes positifs de la miséricorde dans l’Église. Nous avons les saints, Mère Teresa–il ya beaucoup de Mère Teresa. Cela est aussi une réalité de l’Église.

CWL : Dans votre discours pour ouvrir le consistoire de mars [publié en anglais sous le nom de l'Évangile de la famille], vous notez que, pour le bien de leurs enfants, de nombreuses personnes d’un couple, qui se sont quittées, sont dans un nouveau partenariat, un mariage civil, qu’elles ne peuvent pas quitter sans nouvelle faute. Plus loin dans votre discours, vous parlez de la possibilité pour un catholique divorcé remarié de recevoir à nouveau la communion après une période de pénitence. Vous dites que cela concernerait un petit

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nombre de personnes, celles qui tiennent vraiment au sacrement, qui comprennent la réalité de leur situation et répondent aux préoccupations de leur pasteur. Avez-vous envisagé la situation dans laquelle un catholique divorcé remarié–un catholique dans un nouveau couple et un mariage civil–ne pourrait pas vivre avec son nouveau partenaire « comme frère et sœur » sans détruire ce couple, l'autre partenaire ne permettant pas à la relation de continuer dans ces conditions. Est-ce le genre de scénario que vous aviez à l'esprit ?

Kasper : L'échec d'un premier mariage n'est pas seulement lié au comportement sexuel mauvais. Il peut provenir de fait de ne pas réaliser ce qui a été promis devant Dieu, devant l'autre partenaire et devant l’Église. Par conséquent, il a échoué. Il y avait des lacunes. Cela doit être avoué. Mais je ne peux pas penser qu'un être humain soit tombé dans un fossé d'où il ne puisse sortir. Souvent, une personne ne peut pas revenir à son premier mariage. S'il le peut, il devrait y avoir réconciliation, mais souvent, il ne le peut pas.

Dans le Credo, nous disons que nous croyons au pardon des péchés. Si lacunes il y a eu - et repentance, l’absolution n’est-elle pas possible ? Ma question passe par le sacrement de la pénitence par lequel nous avons accès à la sainte communion. La pénitence est la chose la plus importante : elle implique le repentir de ce qui s'est passé et offre une nouvelle orientation. La nouvelle quasi-famille ou le nouveau couple doit être solide, vécu d'une manière chrétienne. Un temps de nouvelle orientation–metanoia–serait nécessaire. Il ne s'agit pas de punir les gens, mais de permettre une nouvelle orientation parce que le divorce est toujours une tragédie. Il faut du temps pour y travailler et trouver une nouvelle perspective. Ma question–qui n'est pas une solution mais bien une question –est celle-ci : l’absolution n’est-elle pas possible dans ce cas ? Et s'il y a absolution, n'y a-t-il pas ensuite aussi communion ? Il y a de nombreux arguments dans notre tradition catholique qui pourraient permettre cette ouverture.

Vivre ensemble comme frère et sœur ? J'ai bien sûr beaucoup de respect pour ceux qui agissent ainsi. Mais c'est un acte héroïque, et l'héroïsme n'est pas pour le chrétien moyen. Cela pourrait également créer de nouvelles tensions. Parce que l'adultère ne se réduit pas seulement à un comportement sexuel mauvais. C'est aussi délaisser un familiaris consortio, une communion, et en établir une nouvelle. Normalement les relations sexuelles sont incluses dans une telle communion, je ne suis donc pas sûr qu'il s’agit d'un adultère qui perdure. Je dirais donc, oui, l'absolution est possible. La miséricorde signifie que Dieu donne à tous ceux qui se convertissent et se repentent une nouvelle chance.

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CWL : Un défenseur de l'enseignement actuel de l’Église et de la pratique pastorale dirait que l'absolution nécessite pénitence et une ferme résolution de changement–c’est-à-dire de ne pas revenir à la situation de péché antérieure, comme si rien n'avait changé. Vous avez l'intention non seulement de ne plus pécher, mais aussi d’éviter « la proximité de l’occasion de pécher ». Ceux qui critiquent de votre proposition pourraient dire : certes, nous sommes tous en faveur de l'absolution pour des personnes qui vivent ces situations, mais ceci peut exiger d'elles ce que vous décrivez comme un héroïque ajustement de leur vie afin qu’elles puissent être dans les bonnes dispositions pour recevoir la communion.

Kasper : J'ai beaucoup de respect pour ces personnes. Mais quant à savoir si je peux imposer cette conduite, c’est une autre question. En revanche, je dirais que les gens doivent faire ce qui est possible dans leur situation. Nous ne pouvons pas en tant qu'êtres humains faire toujours l'idéal, le meilleur. Nous devons faire le mieux possible dans une situation donnée. Une position entre rigorisme et laxisme. Le laxisme n'est pas possible, bien sûr, parce que ce serait contre l'appel à la sainteté de Jésus. Mais le rigorisme n'est pas non plus dans la tradition de l’Église.

Au début, Alphonse de Liguori était un rigoriste. Puis il a travaillé avec des gens simples proches de Naples et a découvert que ce n'est pas possible. C'était un confesseur. Puis il a travaillé sur le système de l'équiprobabalisme qui prend en compte les arguments pour et contre, et permet le choix. Je suis très sensible à cela. Alphonse de Liguori est le patron de la théologie morale. Nous ne sommes pas en mauvaise compagnie si nous nous appuyons sur lui. Et Thomas d'Aquin écrit sur la vertu de prudence, qui ne nie pas une règle commune, mais il faut l'appliquer à une situation souvent très complexe et concrète. Donc, je pense qu'il existe des arguments venant de la tradition.

CWL : Donc, pour être clair, quand vous dites qu'un divorcé remarié catholique n’est pas en mesure de satisfaire aux exigences des rigoristes sans encourir une nouvelle culpabilité, de quoi voulez-vous parler ? De quoi serait-il ou serait-elle coupable?

Kasper : De l''éclatement de la deuxième famille. S'il y a des enfants, vous ne pouvez pas le faire. Si vous êtes engagé avec un nouveau partenaire, vous lui avez donné votre parole, et ce n'est donc pas possible.

CWL : Dans votre allocution au consistoire, vous vous demandez si nous pouvons, « dans la situation actuelle, présumer que les fiancés partagent la foi dans le mystère signifié par le sacrement, qu'ils comprennent vraiment les conditions canoniques pour la validité du mariage et qu'ils y adhèrent. » Vous

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vous demandez si la présomption de validité du droit canon n'est pas, bien souvent, « une fiction juridique » ? Mais l’Église, peut-elle se permettre de ne pas faire cette présomption ? Comment l’Église pourrait-elle continuer à marier des couples de bonne foi, si elle supposait que beaucoup d'entre eux n’étaient pas vraiment capables d'entrer dans le mariage sacramentel pour la simple raison qu’ils sont, comme vous dites quelque part dans votre discours, « des païens baptisés » ?

Kasper : C'est un vrai problème. J'ai parlé au pape lui-même de ce sujet, et il m’a dit qu'à son avis la moitié des mariages ne sont pas valides. Le mariage est un sacrement. Un sacrement suppose la foi. Lorsqu'un couple ne veut qu'une cérémonie bourgeoise dans une Église parce que c'est plus beau, plus romantique qu'une cérémonie civile, il faut se demander si la foi et présente et si les futurs mariés ont vraiment accepté toutes les conditions d’un mariage sacramentel valide–c’est-à-dire, l'unité, l'exclusivité, et aussi l’indissolubilité. Les couples, quand ils se marient, le veulent parce que cela donne une stabilité. Mais beaucoup pensent : «Eh bien, si nous échouons, nous nous séparerons, nous y avons droit. » Déjà là le principe est refusé. Beaucoup de canonistes me disent qu’aujourd'hui, dans notre situation pluraliste, nous ne pouvons pas supposer que les couples consentent vraiment à ce que l’Église demande. Souvent, il s’agit aussi d’ignorance. Par conséquent, il faut mettre en valeur et renforcer la catéchèse pré matrimoniale, souvent faite d'une manière très bureaucratique. Non, nous devons donner une catéchèse. Je connais certaines paroisses de Rome où les couples doivent assister à la catéchèse, et c’est le pasteur lui-même qui l’assure. Nous devons faire beaucoup plus dans la catéchèse pré matrimoniale, utiliser le travail pastoral et ainsi de suite, parce que nous ne pouvons pas présumer que celui qui est formellement chrétien possède aussi la foi. Ce ne serait pas réaliste.

CWL : Mais vous pouvez imaginer le tollé qu'il y aurait si les prêtres disaient régulièrement aux couples, « Je ne peux pas vous marier parce que je ne pense pas que vous croyez en ce que les gens doivent croire pour se marier ».

Kasper : C'est pourquoi il doit y avoir entre le prêtre le couple un dialogue qui doit leur apprendre ce que cela signifie que de se marier à l’Église. Vous ne pouvez pas présumer que les deux partenaires savent ce qu'ils font.

CWL : Vous parlez aussi de la différence entre le principe orthodoxe de l'oikonomia et le principe occidental de l'epikeia. Pourriez-vous expliquer la différence entre ces réalités, et en quoi elles sont importantes dans des questions telles que celle qui concerne la façon dont l’Église traite les catholiques divorcés remariés ?

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Kasper : Les Orthodoxes ont le principe de l'oikonomia, qui leur permet dans des cas concrets de donner, comme diraient les catholiques, une « dispense » au premier mariage afin d'en permettre un second dans l’Église. Mais ils ne considèrent pas le second mariage comme un sacrement. C'est important. Ils font cette distinction (savoir si les fidèles la font est une autre question). Je ne suis pas sûr que nous puissions adapter cette tradition à la nôtre, mais nous avons des éléments similaires. L'epikeia dit que la règle générale doit être appliquée à une situation particulière–souvent très complexe–en prenant en considération toutes les circonstances. Nous parlons de jurisprudence, pas de jurisscience. Le juriste doit appliquer la règle générale, en tenant compte de toutes les circonstances. Pour les grands canonistes du Moyen Age, l'epikaia était la justice adoucie par la miséricorde. Nous pouvons partir de là. Nous avons nos propres ressources pour trouver une solution.

CWL : Jusqu'à récemment, vous étiez président du Conseil pontifical pour l'unité des chrétiens. Comment cette question pourrait-elle s'inviter dans les relations œcuméniques avec les Orthodoxes ? S'il y avait un changement dans la manière dont l’Église catholique romaine traite les catholiques remariés, cela rendrait-il les choses beaucoup plus faciles, ou même un peu plus faciles, pour le rapprochement entre l'Orient et l'Occident ? Ou pas facile du tout ?

Kasper : Ce serait plus facile. Ils ont cette tradition, et leur tradition n'a jamais été condamnée par un concile œcuménique. Le Concile de Trente a condamné la position de Luther, mais n'a pas discuté de la position orthodoxe. Le concile [ndlr de Trente] a formulé l'indissolubilité de façon très prudente, car Venise avait des îles de confession orthodoxes mais sous juridiction latine. Venise ne voulait pas perdre ces îles. Nous n'avons donc pas parlé de ce problème. Nous avions des questions plus fondamentales avec les Orthodoxes. Mais si nous pouvions trouver une nouvelle solution sur la base de notre propre tradition occidentale, je pense qu'il serait plus facile de trouver une solution concrète à notre problème avec les Orthodoxes.

CWL : Sur cette question de la communion pour les catholiques divorcés remariés, vous avez vos critiques, dont certains ont accès à la presse italienne. Le cardinal Carlo Caffarra, archevêque de Bologne, a eu beaucoup d'espace dans Il Foglio pour critiquer votre proposition. Il a une question pour vous: « Que devient le premier mariage ? »

Kasper : Le premier mariage est indissoluble parce que le mariage n'est pas seulement une promesse entre deux partenaires ; c'est aussi une promesse de Dieu, et ce que fait Dieu est fait pour tous les temps. Par conséquent, le lien du mariage demeure. Bien sûr, les chrétiens qui laissent de côté leur premier mariage ont échoué. C'est clair. Le problème surgit quand il n'y a aucun

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moyen de sortir d'une telle situation. Si nous regardons l'action de Dieu dans l'histoire du salut, nous voyons que Dieu donne à son peuple une nouvelle chance. C'est la miséricorde. L'amour de Dieu ne s'arrête pas parce qu'un être humain a échoué–s'il se repent. Dieu donne une nouvelle chance–non pas en annulant les exigences de la justice : Dieu ne justifie pas le péché. Mais il justifie le pécheur. Beaucoup de mes critiques ne comprennent pas cette distinction. Ils pensent que nous voulons justifier le péché. Non, personne ne veut cela. Mais Dieu justifie le pécheur qui se convertit. Cette distinction apparaît déjà chez saint Augustin.

Je ne nie pas que le lien du mariage demeure. Mais les Pères de l’Église avaient une image merveilleuse : s’il y a un naufrage, on ne vous donne pas un nouveau navire pour vous sauver, mais bien plutôt une planche afin que vous surviviez. C'est la miséricorde de Dieu que de nous donner une planche pour nous permettre de survivre. C'est ma façon d'aborder le problème. Je respecte ceux qui ont une position différente, mais malgré tout, ils doivent regarder en face la situation concrète aujourd'hui. Comment pouvons-nous aider les personnes qui se débattent dans de telles situations ? J'en connais – ce sont souvent des femmes. Elles sont très engagées dans la vie paroissiale ; elles font tout ce qu'elles peuvent pour leurs enfants. Je connais une femme qui a préparé sa fille à la première communion. Le curé a dit que la jeune fille pouvait communier, mais pas la mère. J'ai raconté cela au pape, et il m'a dit : « Non, c’est pas possible. »

Le second mariage, bien sûr, n'est pas un mariage au sens chrétien. Et je ne serais pas d'avis de le célébrer dans l’église. Mais il y a des éléments d'un mariage. Je voudrais comparer cela à la façon dont l’Église catholique considère d'autres Églises. L’Église catholique est la véritable Église du Christ, mais il y a d'autres Églises qui ont des éléments de la véritable Église, et nous reconnaissons ces éléments. De la même manière, on peut dire, le vrai mariage est le mariage sacramentel. Et le deuxième n'est pas un mariage dans le même sens, mais il y a des éléments de celui-ci– les partenaires prennent soin l’un de l’autre, ils sont exclusivement liés l’un à l’autre, il y a une intention de permanence, ils se soucient des enfants, ils mènent une vie de prière, et ainsi de suite. Ce n'est pas la meilleure situation. C'est la meilleure situation possible. De façon réaliste, nous devons respecter de telles situations, comme nous le faisons avec les Protestants. Nous les reconnaissons en tant que Chrétiens. Nous prions avec eux.

CWL : Et nous savons qu'ils ne considèrent pas leurs mariages comme un sacrement catholique.

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Kasper : Il y a d'autres problèmes. Nous considérons les mariages civils des Protestants comme des mariages valides et indissolubles. Ils ne croient pas en sa sacramentalité. Il y a aussi des problèmes internes dans le droit canonique actuel. Comment expliquez-vous cela à un protestant–« C'est un mariage valable pour vous, mais pour un catholique, ce ne l’est pas » ? Nous devrions donc dans une certaine mesure réexaminer les règlements canoniques.

CWL : Est-il juste de dire que vos critiques pensent qu’il s’agit d’un désaccord sur l'indissolubilité du mariage, mais vous êtes actuellement en train de dire que le désaccord, tel qu'il est, porte sur la finalité des sacrements de la réconciliation et de l'Eucharistie ?

Kasper : En aucun cas, je ne nie l'indissolubilité du mariage sacramentel. Ce serait stupide. Nous devons respecter, et aider les gens à la comprendre et la vivre. C'est une tâche pour l’Église. Mais nous devons reconnaître que les Chrétiens peuvent échouer, et alors nous devons les aider. Pour ceux qui disent: « Eh bien, ils sont dans une situation de péché », je dirais : le pape Benoît XVI a déjà dit que ces Catholiques peuvent recevoir la communion spirituelle. La communion spirituelle est d'être un avec le Christ. Mais si je suis un avec le Christ, je ne peux pas être dans une situation de péché grave. Donc, s’ils peuvent recevoir la communion spirituelle, pourquoi pas aussi la communion sacramentelle ? Je pense qu'il y a aussi des problèmes dans la position traditionnelle : le pape Benoît a beaucoup réfléchi à ce sujet, et il a dit qu'ils doivent disposer de moyens de salut et de communion spirituelle. Mais la communion spirituelle va très loin : c'est être un avec le Christ. Pourquoi ces gens devraient être exclus de l'autre communion ? Etre en communion spirituelle avec le Christ signifie que Dieu a pardonné cette personne. Ainsi, l’Église, par le sacrement du pardon, devrait également être capable de pardonner, si Dieu le fait. Sinon, il y a une opposition entre Dieu et l’Église et ce serait un grand problème.

CWL : Le pape a dit que l’Église a besoin d'une meilleure théologie des femmes. Vous avez dit que nous devons trouver un moyen de donner aux femmes des rôles de leadership à l'intérieur des bureaux du Vatican. Voyez-vous cela de sitôt, et comment cela pourrait-il fonctionner ?

Kasper : Je ne suis pas en faveur de l'ordination des femmes. Mais il y a des fonctions au Vatican qui ne nécessitent pas l'ordination. Dans les affaires économiques, par exemple : il y a des femmes professionnelles qui pourraient occuper ces fonctions. L’ordination n'est pas nécessaire pour diriger le Conseil pontifical pour les laïcs. La moitié des laïcs sont des femmes. Il y a un bureau pour les laïcs et il n'y a pas de femmes dans le leadership là-bas. C'est un

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problème. Qu'en est-il du Conseil pour la famille ? Il n'y a pas de famille sans femme.

J'ai l'expérience comme évêque. J'ai nommé une femme au conseil consultatif de l'évêque. A partir de ce jour, toute l'atmosphère a changé dans notre dialogue. C’était une femme très courageuse. Les femmes apportent une richesse de vision et d'expérience que les hommes n'ont pas. Au Vatican, cela pourrait être utile.

À la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, par exemple, l’ordination est nécessaire pour diriger. Mais le CDF a une commission théologique internationale. Les membres ne décident pas ; ils éclairent et conseillent. Aujourd'hui, nous avons beaucoup de femmes qui sont des professeurs de théologie. Pourquoi ne pas les inclure ? Quelque chose doit être fait à ce sujet. Cela changerait d’une certaine atmosphère cléricale.

CWL : Comment décririez-vous l'atmosphère au Vatican en ce moment ? Y a-t-il beaucoup de nervosité, d'anticipation sur des changements en cours ou à venir ? Ou a-t-on le sentiment que le battage médiatique international sur la nouvelle papauté est hors de propos et pas étroitement lié à la vie de l’Église ?

Kasper : Le Vatican est composé d'une pluralité de personnes. Au Vatican, beaucoup d'entre nous sont très favorables au pape François parce que nous avons vu à la fin du dernier pontificat des événements comme Vatileaks. Quelque chose a mal tourné. Cela ne fonctionnait pas. Beaucoup de gens sont en faveur de modifications, de changements– et le pape le veut. Mais bien sûr, changer n'est pas facile. La Curie est la plus ancienne institution existante sans discontinuité en Europe. Une si ancienne institution a ses façons de faire, de sorte qu'il n'est pas facile de changer d'un jour à l'autre. Il y a une certaine résistance. Et quand vous changez quelque chose, il y a toujours un débat pour ou contre ; c’est ce qui se passe au Vatican. Mais j'ai l'impression que le pape François est déterminé à faire des changements. Il a déjà fait des choses très importantes. Je pense que nous avons déjà atteint un point de non-retour. Le pape a apporté des changements par exemple dans les domaines économiques et financiers. Il veut que l’Église ait une structure plus synodale. Il veut que les Églises locales soient davantage prises au sérieux– sans nier la primauté de l’Église universelle. Primauté et structures synodales ne sont pas opposées les unes aux autres. Elles sont complémentaires, et François souhaite cela. Nous n’aurons pas juste un synode sur le mariage et la famille– mais nous traversons un processus synodal. Entre les deux sessions du synode, cette année et l’année prochaine, il y a retour à l’église locale pour que tout cela puisse être discuté au niveau de la paroisse. Le pape veut inclure les voix des fidèles. Ce sont des changements qui ont rencontré une certaine résistance,

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bien sûr, mais beaucoup y sont favorables. Ainsi, le pape, très déterminé, poursuit son chemin. S’il lui est donné quelques années, il va faire quelque chose.

CWL : Le pape est âgé de soixante-dix-sept ans. Compte tenu du fait que d'autres seront responsables de la réalisation de ses réformes -avec l'inertie institutionnelle que vous décrivez- quelles sont ses chances de succès ?

Kasper : Le pape Jean XXIII a eu seulement cinq ans et il a fait beaucoup de changements. Il y a eu aussi un point de non-retour avec Paul VI. Le pape François ne peut pas tout faire par lui-même; il pense en termes de processus. Il veut lancer un processus qui se poursuivra au-delà de lui. Il aura la possibilité de nommer, je crois, 40 pour cent des cardinaux, et ce sont eux qui éliront un nouveau pape. De cette façon, il est capable de conditionner un nouveau conclave.

Bien sûr, le Saint-Esprit est également présent. Je ne voudrais pas tout regarder uniquement sur le plan institutionnel. L'élection du pape François a été une surprise– pour nous cardinaux en conclave aussi. Ce nouveau pape est tous les jours une surprise. Pendant le conclave, j'ai senti le Saint-Esprit à l'œuvre. Donc, je fais confiance à cette réalité, aux personnes. Mais la popularité du pape François n'est pas seulement de mode. De nombreux pasteurs à Rome m'ont dit que l'année dernière et cette année, beaucoup plus de gens se confessaient à Pâques, des personnes qui depuis des années n’allaient plus se confesser. Si des personnes en grand nombre commencent à se confesser à nouveau alors qu'elles de l'avaient pas fait pendant des années, alors on assiste à quelque chose qui est plus que du battage. C'est une décision personnelle très profonde. Et ces personnes sont revenues, disaient-elles, à cause de la façon dont le pape parle de la miséricorde. Il y a, je pense, une réalité plus profonde en cours. Et cette réalité profonde est, pour moi, très importante.

Traduit de l’anglais à partir de l’entretien publié sur le site de la revue Commonweal avec son accord. https://www.commonwealmagazine.org/