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ENTRETIEN AVEC ET ENTRE ÉTIENNE BALIBAR ET ERNESTO LACLAU Collège international de Philosophie | « Rue Descartes » 2010/1 n° 67 | pages 78 à 99 ISSN 1144-0821 ISBN 9782130577164 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2010-1-page-78.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « Entretien avec et entre Étienne Balibar et Ernesto Laclau », Rue Descartes 2010/1 (n° 67), p. 78-99. DOI 10.3917/rdes.067.0078 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie. © Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 210.179.74.62 - 17/07/2017 09h08. © Collège international de Philosophie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 210.179.74.62 - 17/07/2017 09h08. © Collège international de Philosophie

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ENTRETIEN AVEC ET ENTRE ÉTIENNE BALIBAR ET ERNESTOLACLAU

Collège international de Philosophie | « Rue Descartes »

2010/1 n° 67 | pages 78 à 99 ISSN 1144-0821ISBN 9782130577164

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2010-1-page-78.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------« Entretien avec et entre Étienne Balibar et Ernesto Laclau », Rue Descartes 2010/1(n° 67), p. 78-99.DOI 10.3917/rdes.067.0078--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Entretien avec et entreÉTIENNEBALIBARet ERNESTO LACLAURUEDESCARTES: À la journée d’étudesQuel sujet du politique? [tenue le 20 juin 2009] on a pu constater un énorme tra-

vail de tentative de traduction et de compréhensiondes jargons théoriques. En particulier, il nous a semblé que vous avez

essayé, vous, Étienne et Ernesto, de bien vous comprendre. Pour commencer, pouvez-vous revenir sur le débat que vous

avezmené sur l’égalibertéet lachaînedeséquivalencesdans l’un despanels. Peut-on traduire l’un en l’autre?

Étienne Balibar: Je sens toutes sortes d’affinités avec la problématique d’Ernesto. Entout cas j’ai l’impression que certains des problèmes que nous nous posons sont lesmêmes; ensuite, on les aborde sous un angle un peu différent, historiquement, etmême politiquement.On ne parle pas exactement dans le même lieu; cela fait partiedes questions dont il est intéressant de discuter. D’autre part, on met en œuvrecomme on peut un appareil théorique ou simplement une terminologie qu’on s’estfabriqué petit à petit. En ce qui concerne Ernesto, les choses sont très systématiques,en ce qui me concerne elles sont, c’est presque une manie de mon côté, trèsaporétiques,mais cela n’empêche pas la confrontation.Tout ceci étant dit, le point surlequel je vais être obligé de dire tout de suitemon désaccord bien que cela m’oblige àréfléchir –c’est que je ne vois pas bien la possibilité de comparer ces deux termes-là.Ce que j’ai essayé depuis quelques années et ce que je continue de mettre en œuvreau titre de la proposition d’égaliberté, ce n’est absolument pas ce qu’Ernesto appellel’équivalence. Disons que ce sont des questions qui se posent à deux niveauxdifférents. J’ai un certain usage de ce qu’Ernesto appelle «équivalence», ou, en toutcas, je vois dans sa construction sur ce point un instrument théorique non seulementtrès utile mais incontournable pour essayer de penser le problème politique de laconvergence ou de l’alliance d’une pluralité de projets et de mouvements au sein

1. Cet entretien a été préparé par Gabriela Basterra, Ghislaine Glasson Deschaumes, Rada Ivekovic,Boyan Manchev et Francisco Naishtat.

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d’un même processus hégémonique.C’est une question qui me paraît en effet tout àfait décisive. Si je me pose la question de savoir pourquoi néanmoins le rappro-chement a pu être opéré et pourquoi toi, Ernesto, tu le reprends à ton compte dansta question, je pense –et on pourrait essayer d’en reparler car cela touche à laquestion suivante que tu avais en tête– que c’est à cause de l’insistance de la questionde l’universel et de l’universalité sous plusieurs modalités, aussi bien du côté de laproposition de l’égaliberté que de la problématique des équivalences.Mais à mes yeuxcela montre bien à quel point le problème de l’universalité est équivoque au sensphilosophique du terme;à quel point cette notion doit s’entendre de plusieurs façonset en plusieurs sens, quitte à essayer de les articuler. Et peut être est-ce là la questionque je poserais volontiers à Ernesto qui a écrit très précisément sur ce point, c’estformellement quelque chose que nous avons en commun par rapport à d’autres, quiont de l’universel une définition à la fois très fortement normative pour ne pas direprescriptive et d’autre part rigoureusement univoque: il s’agit, pour nous, depluraliser le concept ou le problèmemême de l’universel. J’avais, quant àmoi,publiéautrefois à titre expérimental, comme à peu près tout ce que je fais, un texte qui, enanglais, s’appelait Ambiguous universality et qui en français a été adapté sous le titre LesUniversels; à la suite de quoi j’avais eu une petite correspondance avec Alain Badioudont la lettre qui avait servi de point de départ à un dialogue public, commençait parcette phrase sur laquelle il n’a sûrement pas varié «Rien n’est plus absurde que deposer l’équivocité de l’universel». Je lui ai alors répondu «de ton point de vue, rienn’est plus absurde, du mien, rien n’est plus nécessaire»…En effet le problème de l’équivalence, c’est celui de la construction de l’univer-salisme en politique. Le point qui nous distingue peut-être, c’est qu’Ernesto pense etexpose avec une grande maîtrise que le quasi universel qui relie entre eux l’hétéro-généité des mouvements de transformation ou d’émancipation requiert ce qu’ilappelle un signifiant vide; et il montre lui-même très bien à partir d’un modèle,freudien au fond, que la vacuité de ce signifiant est une condition de possibilité de laconvergence.Ce qui en fait aussi àmes yeux toute l’ambiguïté –ce pourquoi je posaisla question, volontairement provocatrice naturellement, de savoir à quelle marquedistingue-t-on les constructions hégémoniques progressistes ou libératrices desconstructions hégémoniques conservatrices pour ne pas dire fascisantes? Bon, la

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vacuité du signifiant, et éventuellement celle de son incarnation dans une person-nalité dirigeante (Lénine,Chavez,Churchill, etc.) a pour contrepartie me semble-t-ill’extraordinaire ambivalence politique du phénomène ou du processus deconstruction de l’unité. En ce qui me concerne, je ne pense pas que l’universel souslequel ou en référence auquel peut se construire un mouvement démocratique oudémocratique radical puisse être un universel vide. Je pense que l’exemple de laproposition de l’égaliberté, si on accepte provisoirement d’identifier sous ce nom unecertaine formulation du droit aux droits comme diraitArendt ou de l’accès universelà la citoyenneté,par définition ce n’est pas un universel vide. Il est certainement lourdde contradictions profondes aussi bien dans son discours que dans son applicationpolitique; et je sais qu’il est porteur de contradictions: tu l’as dit, Rada, en tant queporte-parole d’une certaine critique à la fois à l’occidentalisme et au phallocratisme denotre tradition politique (ce qui àmes yeux n’est pas lemême problème); tu insistes àjuste titre sur ces contradictions.Mais que l’universel soit contradictoire, soit dans sonénonciation même, soit dans ses effets politiques, ce n’est pas la même chose que dedire qu’il est vide. À mes yeux c’est presque exactement l’inverse, c'est-à-dire quel’acuité des contradictions est à la mesure de la densité de contenu de l’universel.

Ernesto LACLAU: Alors je voudrais réagir au commentaire d’Étienne dans sesformulations initiales, me référant à trois aspects de son intervention. La première, lestatut théorique de la notion d’égaliberté; la seconde, la question de l’universel; latroisième, la question de la notion du vide. Premièrement, je vois la question del’égaliberté comme appartenant à la formation des imaginaires collectifs.C’est-à-dire,un imaginaire égalitaire a commencé à se former –et je suis d’accord avec Étiennepour dire que c’est lié à la notion de liberté, et que les notions d’égalité et de liberté,même s’il y a une tension interne entre les deux termes, ne peuvent pas êtreentièrement séparées. C’est l’histoire d’une unité asymptotique, si tu veux, qui s’estformée au cours du temps. Initialement, j’avais essayé de lier ce type de problé-matique à la notion de révolution démocratique dans le sens dans lequel ClaudeLefort l’avait formulée.Ma formulation, optimiste au commencement, était qu’il y atout un arc de la révolution démocratique qui avait commencé à la fin du XVIIIe siècleavec l’égalité sur le terrain politique, et qu’avec le discours socialiste cela s’était

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épanoui jusqu’au discours de l’égalité économique puis, qu’avec les mouvementssociaux du siècle présent, on avait l’expansion de cet imaginaire égalitaire à différentstypes de luttes: les questions raciales, les questions de l’égalité sexuelle…Ce qui était un peu naïf dans cette façon de présenter l’argument, c’était lasupposition que ce discours égalitaire s’épanouit simplement comme un processuspresque naturel sans étudier un peu plus en profondeur la structuration interne del’espace dans lequel l’imaginaire égalitaire pouvait agir. Et cela me conduit à laquestion de l’universel à laquelle Étienne s’est référé avant, ainsi qu’à la question dustatut du vide. La question est de savoir si l’universel a la possibilité d’avoir unsignifiant qui lui appartienne par lui-même, c'est-à-dire si l’universel a une forme dereprésentation directe comme le postulent certains discours contemporains tels quele discours des habermasiens. Mon analyse m’a conduit à l’idée que cela n’est paspossible, pour des raisons logiques que j’ai étudiées dans mon essai «Pourquoi lessignifiants vides sont-ils importants pour la politique?». J’ai essayé de montrer que lapossibilité de représenter une universalité pose la question des limites de cette totalité–c’est-à-dire la question de ce qui est au-delà de ces limites. Hegel disait que lareprésentation d’une limite implique la représentation de ce qui est au-delà de cettelimite. Mais ce qui est au-delà de cette limite ne peut être qu’une autre différence.Dans ce cas, la seule possibilité pour que la limite soit une vraie limite, est que cetteautre différence ne soit pas simplement une différence mais qu’elle soit uneexclusion. Je donnais, dans l’un de mes essais, l’exemple de Saint Just au cours de laRévolution française, disant, «l’unité de la République est seulement la destructionde ce qui s’oppose à elle», c'est-à-dire le complot aristocratique.Mais dans ce cas là,l’unité de toutes les différences, l’universalisation de la relation entre toutes lesdifférences par un acte d’exclusion, implique qu’il y a une relation d’équivalence entretous ceux qui sont vis-à-vis des éléments exclus. C’est là que la logique de l’équi-valence émerge. Mais, dans ce cas, l’universalité devient un objet impossible.Nécessaire –parce que sans cette clôture il n’y a pas de signification; impossible –parceque la relation et la tension entre équivalence et différence sont des choses dont on nepeut pas faire l’économie.Alors, il y a seulement la possibilité de ce qu’une certaineparticularité à un certain moment assume la représentation d’une totalité qui estincommensurable avec elle. Ça, ce sont les relations hégémoniques au sens dans lequel

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Gramsci les a pensées et que j’ai essayé de développer. En somme, la réponse à laquestion de l’universel –c’est qu’il n’y a pas les universels au sens dans lequel leshabermasiens et les tendances similaires les pensent –mais qu’il y a seulement uneuniversalisation de type hégémonique qui procède par l’extension de la chaîned’équivalences autour du nucleus hégémonique. C’est donc une universalité relative,mais ça veut dire que c’est aussi une vacuité relative. Il n’y a pas de signifiant qui soitcomplètement vide. S’il était complètement vide, il représenterait, de façonimmédiate, la totalité.Mais ce qu’il y a, ce sont des formations hégémoniques qui, àpartir d’un certain point, d’une certaine particularité, universalisent relativement lesdiscours possibles, qui sont des discours d’égaliberté, à travers les équivalences;maisl’expansion de l’égaliberté reste toujours limitée par la présence de certainesdifférences. Ce sont des différences ambiguës, et peut-être qu’on pourrait continuerlà-dessus plus tard.

Rada IVEKOVIC: Si je peux poser une question, l’exclusion est une exclusion tout à fait radicale, et tu es obligé d’intro-

duire des types d’exclusion différents à différents degrés, non? Différence relative et différence«absolue» en quelque

sorte?

FranciscoNAISHTAT: Je voudrais poser une question par rapport à l’universel. Est-ce que la différence qu’établit Kant

entre lesuniversaux déterminantset lesuniversaux réfléchissants, selon laCritiquedu jugement, ne pourrait pas produire

un certain rapprochement, dans lamesure où il y a des universaux qui ne sont pas fermésmais ouverts ; et que les pra-

tiques, les particuliers permettent précisément de lesmaintenir ouverts, ce qui apparaît par exemple dans le jugement

esthétique ou dans le jugement téléologique. Est-ce que l’idée d’égaliberté pourrait se rapprocher d’un universel de ce

type? Est-cequedans la critiqueque tu fais à Lefort, tu as tenucompte desuniversaux réfléchissants?

É. BALIBAR:D’abord il y a une raison d’histoire des idées à ça; évidemment, à bien deségards toute la réflexion contemporaine sur l’historicité de la politique n’est jamaissortie de la référence à Kant, comme de la référence à Hegel, l’une avec l’autre etl’une contre l’autre, dans une espèce de confrontation permanente. Pour unepremière raison, c’est que le discours de Kant est exactement contemporain de ceque j’appelle l’énonciation de la proposition de l’égaliberté (il y a là un aspect franco-centrique avec lequel il faut faire les comptes, la Révolution française, mais tu citais

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Saint Just,Ernesto, et on ne contourne pas cela).Non seulement il en est exactementcontemporain,mais il en fait partie, de façon qu’il n’y a pas de version canonique, tucomprends,de la proposition de l’égaliberté.De sorte que jeme pose immédiatementla question de savoir comment nous en comprenons le sens et les effets à partir deséclats dumiroir; c'est-à-dire d’un discours enmorceaux qui enmanifeste le caractèreirrécusable, l’insistance, mais qui aussi, inévitablement, le retraduit dans uneperspective particulière. Nous n’avons d’accès qu’indirect à la proposition del’égaliberté ou à l’énonciation de l’universel.De ce point de vue, ce qui m’intéresse leplus chez Kant, c’est une sorte de clivage interne à la philosophie kantienne que tousles commentateurs connaissent bien, et qu’on peut pour la simplicité de l’argumentillustrer par la divergence entre le discours des deux dernières critiques, celui de laCritique de la raison pratique et celui de la Critique du jugement. Dans le détail noussavons bien sûr que les choses sont plus compliquées que ça, Kant n’est pas schizo-phrène, il n’a pas deux discours radicalement incommunicables.Mais enfin, le fait estqu’il a adopté deux points de vue successifs –je pense à tout le travail de la dernièregénération: en France, en particulier celui de Lebrun, de Lyotard et de quelquesautres l’amontré,maisArendt aussi à sa façon et d’autres encore, à partir de préoccu-pations esthétiques. Il y a bien deux voies possibles et Kant s’est engagé successi-vement dans l’une et dans l’autre, tout en essayant à chaque fois de repenser l’autrecôté comme un aspect dialectique. De manière qu’il y a deux postérités de Kantd’une certaine façon. C’est pourquoi d’ailleurs le retour aux questions posées par laCritique du jugement a eu des effets tellement spectaculaires dans la pensée politiquecontinentale, du côté allemand comme du côté français ou italien, au cours de ladeuxième moitié du XXe siècle –parce qu’il a brutalement renversé la perspective.Ce retour [aux thèmes de la Critique du jugement] est entré en contradiction avec unefaçon sans doute ossifiée et institutionnalisée (je pense y revenir) de comprendrel’héritage de Kant, donc avec le lien de Kant à l’idée révolutionnaire ou émanci-patrice, héritée du mouvement révolutionnaire qui était essentiellement fondé nonpas sur la Critique du jugementmais sur la Critique de la raison pratique. L’idée, le telos,dont on s’approche indéfiniment, qui oriente le progrès de l’humanité, mais qui nepeut jamais être inscrit comme tel dans la réalité, qui, par conséquent, échappe, quiest toujours encore à venir, tu vois à quoi je pense –ça c’est la Critique de la raison

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pratique! J’ai toujours dit à Derrida «au fond tu es kantien!» –«mais non,absolument pas», répondait-t-il, mais bon, il y a bien un élément commun! Et cen’est absolument pas un hasard si la perspective dans laquelle s’élabore cetteconception de l’idée ou cette téléologie du progrès de l’émancipation, du dévelop-pement des libertés, on pourrait dire, est l’élément de la moralité ou plus généra-lement l’élément normatif. Il y a bien là une conception de l’universel à l’œuvre et ilne me vient pas à l’esprit une seule seconde de la récuser! Elle est liée à une idéejuridique et plus profondément à une perspective normative dont je ne pense pas quela politique puisse faire l’économie,mais dont il est certain àmes yeux qu’elle soulèveautant de problèmes qu’elle n’en résout et peut-être même des problèmesinsurmontables, du point de vue des mouvements de contestation de l’ordre établidans le monde d’aujourd’hui. Alors que la perspective de la Critique du jugement,correspond à ce que Judith Revel hier, à la Journée «Quel sujet du politique?»,tentait de reconstruire autour du signifiant ou de la catégorie du commun, ou de lacommunauté. Bon, j’ai des réserves à l’égard de cette terminologie pour différentesraisons: je crois que le commun est plus équivoque qu’elle ne veut bien le dire.Maisje ne récuse pas le terme, je crois qu’il faut lui en associer d’autres –partage est unecatégorie que je ne substituerais pas à celle de communmais que je pense indispensablede lui ajouter. Et traduction, et surtout translation [en anglais], ainsi que communicationen tant que traduction et par là même, aussi, en tant qu’aporie permanente de latraduction –une des grandes questions dont il s’est aussi agi dans la journée d’études– estprobablement de ce point de vue aussi une catégorie incontournable. Si on veutrevenir à Kant –c’est ce qu’il appelait le sens commun. Et ce n’est pas un hasardd’ailleurs si cemot est ressorti chezGramsci –qui ne se réfère pas àKant!Mais ce quicaractérise le sens commun tel que le décrit Kant dans la Critique du jugement, c’estqu’il n’est pas un telos. Il n’est pas une idée. Il est de l’ordre –je brode un peu– d’unepratique, d’une communication et d’une esthétique au sens large que des genscomme Jacques Rancière ou d’autres donnent à ce terme; sens qui n’exclut pas l’art,bien entendu, ni la photographie, ni le cinéma, ni la peinture, ni la musique etc.,maisqui l’insère dans un champ beaucoup plus large et beaucoupmoins élitiste: le champde la constitution des modes d’appréhension du même et de l’autre qui fait que desindividus et des groupes fondamentalement hétérogènes sont susceptibles de se

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reconnaître, ou éventuellement de s’exclure. Il y a bien là un universel ou unmouvement d’universalisation à l’œuvre, mais il se constate après coup. C’estpourquoi la référence à la pratique dans la définition du sens commun est tellementimportante à mes yeux. Que cela se passe dans le champ de l’imaginaire, je ne lerécuse pas. En tout cas Kant lui-même dirait que cela se passe dans le champ del’imagination, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, mais ce n’est pas non plusextrêmement loin.C’est en revanche très loin de la poursuite de l’idéal. Et je trouvepour conclure absolument capital, si tu veux,que,dès que l’effort philosophique a étéaccompli de refléter dans un discours systématique qui tente de construire lesconséquences de l’énonciation révolutionnaire, immédiatement la compréhension del’universel s’est coupée en deux à l’intérieur même de l’œuvre de Kant. Pas demeilleure illustration à mes yeux de ce que j’appelais tout à l’heure l’équivocité del’universel. Et à certains égards, je crois que les projets politiques universalistes –si onprend les choses d’un point de vue philosophique très abstrait– ne sortent pas et nesortiront jamais de cette équivocité.

E. LACLAU: Je suis entièrement d’accord. C’est pour cela que j’essaye de parler d’uneuniversalité hégémonique, qui n’atteint jamais le statut d’une vraie universalité. Celaveut dire que la négociation entre particularité et universalité est un processus infini,le moment de l’incarnation ne peut jamais être définitivement dépassé.

É. BALIBAR : Il y en a un qui concerne le rapport entre l’usage de la catégorie de peupleet le problème de l’exclusion, dont tu viens de parler, Ernesto; je crois que c’estvraiment capital. C’est peut-être ce à partir de quoi on pourrait aborder quelques-unes des préoccupations extra-européennes qui ont été évoquées. Et puis, d’autrepart, je voudrais que l’on parle un peu de l’institution. Parce que j’ai eu le sentimentque l’un des enjeux de la discussion d’hier, je ne le formulerai pas sous la forme d’uneantithèse caricaturale comme s’il y avait eu d’un côté les institutionnalistes et del’autres les anti-institutionnalistes,mais enfin,quandmême,à un certainmoment,ona senti affleurer une alternative de ce type. Et au fond je dis cela de façon tout à faittentative [en anglais] –j’ai l’impression que malgré toutes les différences de nosméthodes de travail et nos appareils catégoriaux– une des choses que nous avons

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peut-être en commun, Ernesto et moi (il faudrait mettre cela à l’épreuve), c’estqu’au fond nous ne croyons pas à la possibilité de choisir une fois pour toutes, pourpenser la politique, soit le côté de l’institution soit l’autre côté…

E. LACLAU: acquiesce d’un geste.

R. IVEKOVIC:Mais tu imputes aux autres qu’ils le pensent, alors que ce n’est pas forcément le cas. Il y a aujourd’hui de

nouvellesmanières de concevoir les institutions, demême qu’il y a de nouveaux types d’institutions; Internet, la toile,

lesmondialisations ont tout changé et annoncent de nouveaux changements, même si les institutions à l’ancienne sont

encore là…

E. LACLAU: Je voudrais commencer par un point, étant donné qu’Étienne a fait toute saréférence à Kant, et a touché ce point, justement,quimontre ce qu’il y a de communentre la notion de signifiant vide et la notion de noumène chez Kant. La question c’est,premièrement, la totalité qui doit être représentée seulement par un signifiant vide,c'est-à-dire par un signifiant qui n’est pas attaché à un signifié précis; et deuxiè-mement, la notion de noumène chez Kant: les deux notions nomment un objet qui semontre à travers l’impossibilité de sa représentation adéquate.Mais là, les similitudesfinissent. Parce que, là, alors que le noumène, avait chez Kant un certain contenu,même s’il était formel et était le point d’arrivée d’une série infinie, de l’autre côté, lanotion de signifiant vide n’a pas cette direction téléologique que le noumène kantienimplique. Il change d’un objet vers un autre, selon la formation hégémonique. Et jevoudrais de ce point de vue indiquer deux types de discours dans lesquels je vois lamême logique que j’ai essayé d’étudier sur le plan politique au travers de laproduction du vide, du vide relatif comme je l’ai dit avant, et qui représentent unehomologie vraiment remarquable. L’un, c’est la notion de l’objet petit a. Alors, dupoint de vue de la théorie de l’hégémonie, il y a représentation par une particularitéd’une totalité qui est impossible.Du point de vue de la théorie de l’objet petit a, noustrouvons que la Chose, au sens freudien, est aussi un objet impossible et une illusionrétrospective.Alors, cette totalité impossible peut seulement être représentée par unobjet partial qui l’incarne. Et cet objet, c’est l’objet petit a. Lacan disait que lasublimation consiste à élever un objet à la dignité de la chose. Je crois que c’est

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exactement ce qui se passe dans la relation hégémonique. Dans un séminaire qu’onavait fait il y a un certain nombre d’années aux États-Unis avec ma collègue JoanCopjec, on avait essayé d’explorer les relations logiques que présupposent les deuxcatégories hégémonie et objet a, et nous sommes arrivés à la conclusion que c’est lamême logique qui était découverte dans le premier cas en psychanalyse, dans l’autrecas dans la théorie politique.La deuxième région dans laquelle je crois que ce type decatégorie peut se voir en opération, c’est la rhétorique.Et là, la catégorie centrale c’estla catégorie de catachrèse. Une catachrèse est une «représentation», un objet qui estfigural, mais qui ne peut pas être remplacé par un mot littéral. Par exemple, quandHomère parlait de l’«inépuisable sourire de la mer», on pouvait utiliser un termelittéral pour dire –les vagues. Mais quand on dit les «ailes d’un bâtiment» –unbâtiment n’ayant pas d’ailes, et il n’y a pas de terme littéral qui puisse le remplacer.Alors on avait pensé qu’il s’agit d’une déficience de la langue de type empirique,parce qu’il y a plus d’objets au monde pour être nommés que de mots en lesquelsnotre langage consiste. Mais ce qu’on a essayé de montrer, c’est qu’il ne s’agit pasd’une déficience empirique; c’est que la signification ne peut se constituer qu’autourd’un point qui ne peut lui-même être représenté ou signifié.Alors, de ce point devue-ci, tous les discours politiques qu’on essaye d’analyser, ont une structurecatachrestique. C'est-à-dire que la rhétorique n’est pas quelque chose d’ajouté à lalangue, elle est un mécanisme interne à la signification elle-même. Saussure, lui-même, avait déjà eu cette intuition quand il disait que le pôle associatif, le pôleparadigmatique de la langue a des associations qui ne peuvent pas être soumises à desrègles comme dans le pôle syntagmatique. Je vois qu’il y a une certaine homologiequi se présente à différents niveaux de l’analyse de la réalité humaine. En rhétorique,c’est la distinction entre métaphore et métonymie; dans la langue, c’est la distinctionentre syntagme et paradigme;en psychanalyse,c’est la distinction entre condensationet déplacement; et finalement dans l’analyse politique, c’est la distinction entreéquivalence et différence. Je pense que c’est une distinction qui ne peut pas êtreréduite, une distinction qui est constitutive dans le sens transcendantal du terme.Alors, pour arriver à la question du commun qu’Étienne a présentée: je suis aussiabsolument d’accord avec lui pour dire que la notion de commun doit être posée defaçon beaucoup plus complexe qu’elle ne l’est, par exemple, dans le discours

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d’Antonio Negri et deMichael Hardt. Parce que pour eux, le commun est le résultatd’une pluralité qu’ils n’interrogent pas, qui aurait le mérite de se réduire à l’unité demode de production et de tout ce type de choses,une pluralité qui serait irréductible,et ils croient que cette pluralité conduit en effet au commun par des mécanismesqu’ils ne précisent jamais.C’est donc pratiquement l’idée d’une harmonie préétabliedans le sens presque leibnizien du terme qui est une chose présentée comme uneespèce de don du ciel. Cette universalité construite a des limites par l’opération deslogiques différentielles qui interfèrent tout le temps.Alors que dans leur cas, je nevois pas qu’ils essayent vraiment d’établir ces mécanismes internes à travers lesquelsl’universalité vient au monde.

R. IVEKOVIC: Le problème, c’est qu’ils n’ont pas lamême terminologie. Il faut voir cela aussi comme unproblèmede tra-

duction entre toi et eux. Il s’agit de jargons philosophiques différents,mais, sur tamanière de voir l’universel, ils pour-

raient être assez d’accord pour dire que c’est quelque chose en construction (sous réserve de leur prudence concertée

par ailleurs, qued’autre part nous partageons tous désormais à différents degrés, envers ceconcept)…

E. LACLAU:Oui, il y a bien sûr toujours un problème de traduction, c’est un problèmeréel, la traduction est impossible, traduttore-traditore comme on dit…De toute façonon peut arriver à certaines comparaisons: quels sont les problèmes qui sontimportants pour moi (par exemple ce problème de structuration interne), et qui nele sont pas pour eux; c’est peut être parce que leur terminologie, leur problématiquesont différentes de la mienne? Mais une façon d’avancer dans une discussion intellec-tuelle c’est, je crois, de trouver le point aveugle qui rend une traduction au-delàimpossible. Premièrement, je voudrais reprendre la question de l’exclusion, dont ona parlé lors de la dernière partie de notre échange. Quelle est la nature d’uneexclusion? Quelles relations entre objets une exclusion présuppose-t-elle? J’aiessayé, dans mes travaux, de partir d’une discussion qui a eu lieu à l’époque dumarxisme italien des années cinquante et soixante, autour de l’école dellavolpienne,et de la critique qu’ils ont faite de la notion de la contradiction. Ils partent de ladistinction qu’avait fait Kant, dans ses écrits de 1763 sur les grandeurs négatives, danslesquels il distinguait entre la contradiction logique, qu’il entend comme contra-diction entre des concepts, et l’opposition réelle (real repugnance) entre les objets du

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monde. Il reprend la même distinction dans la critique à Leibniz dans sa Critique de laraison pure,dans la section sur l’amphibologie des concepts de la réflexion.La positiondes dellavolpiens était que l’antagonisme ne peut pas être une contradiction,simplement parce que la contradiction ne peut avoir lieu qu’entre des objets logiques.Et ils disaient –si la philosophie hégélienne pouvait réduire les antagonismes sociauxà des contradictions, parce que c’est une philosophie idéaliste qui réduisait la réalitéaux concepts, une philosophie matérialiste telle que le marxisme, qui affirmait lecaractère extra-logique du réel, ne pouvait pas penser que dans le monde réel il yavait des contradictions. Lucio Colletti, par exemple, montrait que, dans ces affreuxécrits deMao sur la contradiction, tous les exemples qu’il donnait des contradictionsétaient en fait des oppositions réelles.Alors je suis d’accord avec eux que les antago-nismes sociaux ne sont pas des contradictions. Mais, d’un autre côté, je ne crois pasqu’ils soient des oppositions réelles non plus. Parce que dans une opposition réelle,par exemple le choc entre deux pierres, qui est une opposition réelle, il n’y a pas derelation d’antagonisme.C'est-à-dire que l’antagonisme présuppose une relation entreennemis qui n’existe pas dans une opposition réelle. Alors, si les antagonismessociaux ne sont ni oppositions réelles, ni contradictions logiques, que sont ils? J’aiessayé de montrer que les antagonismes sociaux ne sont pas des relations objectives,mais sont la limite de toute objectivité; le moment où la société trouve l’impossibilitéde se constituer comme ordre objectif. Et là je crois que c’est la grande ligne departage: ou bien on dit que les antagonismes sont des relations objectives, et dans cecas-là on doit aller au-delà de la conscience des agents parce que, si on a une relationentre un paysan et le propriétaire terrien qui essaye de l’expulser de la terre,comment le moment du choc entre les deux peut-il être considéré comme unmoment objectif? Pas du point de vue du discours du paysan, ni de celui dupropriétaire, mais c’est seulement du point de vue d’un troisième homme, qui voitl’antagonisme d’une façon qui présuppose que la conscience des deux intervenantsdans l’antagonisme est une conscience déformée, que l’antagonisme est en fait unechose différente de ce que vivent les participants dans cette relation.Ça, c’est l’astucede la raison chez Hegel; c’est aussi la façon par laquelle Marx, dans la «Préface» à laCritique de l’économie politique, dont on parlait hier, présente le processus historiquecomme dominé par une logique qui échappe entièrement à la conscience des agents

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sociaux, etc. Ça, c’est une version objectiviste et réductive.Ou bien –et c’est l’autrepossibilité– c’est qu’il n’y a pas de troisième homme.À part les intervenants dans lalutte, il n’y a pas d’autre point de vue.Mais dans ce cas, le moment de l’antagonismeest un moment irréductible.C’est un peu comme le réel de Lacan, présent,mais quine peut être maîtrisé par aucune perspective symbolique. Alors je crois que toutmécanisme d’exclusion fait partie d’un phénomène plus large,et que c’est la questionde l’antagonisme comme tel. L’antagonisme comme tel signale l’impossibilité de lesubsumer sous une logique plus profonde qui l’embrasserait et le ferait être commeune chose différente de ce qu’il prétend être. C'est-à-dire qu’il y a seulement laperspective des agents finis qui vont avoir des discours limités. C'est-à-dire que,de cepoint de vue là, la contingence dans le sens dont on a parlé hier, va être présente danstous les discours. Les conséquences en sont plusieurs: premièrement, on va voir quela perspective des agents sociaux va être toujoursmenacée par la forme phénoménalede cette contingence qui est la présence de l’autre dans le sens d’un autre hétérogènequi ne peut pas être réduit au même niveau de représentation où se construitl’identité du premier agent. Hier, j’ai fait référence aux formules lacaniennes de lasexuation, dans laquelle les deux pôles de la formule n’appartiennent pas au mêmeniveau de la représentation, ou ne peuvent pas être symbolisés d’une façon objectivecommune. Dans ce cas-là, ce que l’on va avoir, ce sont donc plusieurs discours quiprennent lieu en même temps au niveau social et qui ne sont pas réductibles à uneformule commune.Ce sont des incompossibles.Alors, je suis contre toute perspectivedialogique à la manière d’Habermas selon laquelle, finalement, il y aurait desprocédures par lesquelles, par un échange rationnel, on arriverait à une perspectiveunique. Il y a des perspectives qui ne sont pas unifiables. Alors, comment est-cequ’une perspective triomphe sur l’autre? Les mécanismes en sont simplementhégémoniques. Une certaine perspective, à un certain moment, commence àadditionner des éléments de perspectives d’autres secteurs de façon qu’à un certainmoment cela devienne un point de vue général qui s’impose pour une certaineépoque. Gramsci disait que, quand une perspective a gagné, elle a gagné pour touteune période.C’est-à-dire que, ce qu’on va voir dans l’histoire, va être une successiondiscontinue de formations hégémoniques. Et la formation hégémonique commeformation contingente et limitée, c’est l’horizon dans lequel toute la construction du

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social, au cours d’une certaine période, va être possible. C'est-à-dire que lesconditions, par exemple, de la production sont une partie de la production elle-même.Je crois que la centralité de la notion de formation hégémonique doit se substituer àla centralité que, dans le passé, on donnait à la catégorie de mode de production. Jeme souviens d’un article d’Étienne sur le matérialisme dialectique dans lequel il avaitfait le déplacement (un mouvement) de la centralité du mode de production vers lacentralité de la formation sociale.Tu utilisais le terme de «formation sociale» je crois?

É. BALIBAR:Oui oui, c’était le code que nous avions extrait de Marx…

E. LACLAU: Exactement. On avait écrit avec Chantal [Mouffe], dans Hégémonie etstratégie socialiste, que nous approuvions ce déplacement.Ce que j’essayemaintenant,c’est de continuer cette ligne en montrant que toutes ces autres dimensions,exclusions, antagonismes, additions hétérogènes, additions des éléments hétérogènesdans une certaine totalité qui est contingente,passagère, est simplement la limite de laconstitution du social. Je crois qu’on a avancé beaucoup dans l’analyse des processuséconomiques ces dernières années, spécialement dans l’économie contestataire,l’économie de gauche, et on sait maintenant qu’il n’y a pas une logique simple quiréduise le discours qui a lieu au niveau de l’organisation du processus du travail et lediscours qui a lieu au niveau de l’accumulation;et que lamême catégorie de profit estle résultat de l’addition hégémonique d’une série de logiques sociales qui vont desmoyens de communication jusqu’au moment de la technologie.

É. BALIBAR: Là, il y a un point de désaccord entre Ernesto et moi mais c’est ça que jetrouve intéressant. Ça nous ramène à l’institutionnel.Mais quand même, Ernesto, ilme semble que ce qui nous distingue, et cela ne veut pas dire que c’est moi qui airaison, c’est ce que j’ai appelé tout à l’heure mon pessimisme anthropologique post-freudien, peut-être aussi un peu lacanien.C'est-à-dire que, de ton point de vue, il n’ya que des exclusions sociales relatives, elles sont sociologiques, elles sont historiques,naturellement tu sais bien et tu le dis, qu’elles sont enracinées dans des structures dedomination, de pouvoir, demodes de production, etc. qui ne sont pas transformablesà volonté; elles ne sont transformables que par des luttes sociales, des luttes

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collectives prolongées, indéfinies dans certains cas, et c’est là que l’idée deconstruction hégémonique prend tout son sens, naturellement. Mais il n’y a pasd’exclusion anthropologique radicale là dedans.

E. LACLAU:Non, je suis d’accord avec ça.

É. BALIBAR:Alors quemoi je crois très profondément qu’il y a là des exclusions anthro-pologiques radicales. Naturellement la forme sous laquelle elles sont elles-mêmesinstituées, instituées!, et c’est toute l’ambivalence de la proposition de l’égaliberté, quireprésente à mes yeux l’addition ou la surdétermination, perverse –il n’y a pasd’autre mot possible effectivement– d’intérêts de pouvoir ou d’intérêts dedomination et de logiques émancipatrices dont elles constituent en quelque sorte laface noire. Mais pour autant –je m’aventure sur un terrain difficile– il s’agit et il nes’agit pas de groupes. Il est très difficile évidemment d’opérer une distinction pure etsimple entre l’exclusion politique des femmes du champ du pouvoir et l’exclusionsymbolique du féminin de la représentation de l’universel. Et pourtant, les deuxchoses à la fois ne sont pas absolument identiques et ne sont pas absolument séparables. Jevois bien comment on peut faire pour essayer de faire reculer l’exclusion politiquedes femmes,mais je ne suis pas sûr qu’on se débarrasse aussi facilement de l’exclusionsymbolique du féminin. Et évidemment l’exclusion symbolique du féminin a desconséquences sur la vie des femmes.

E. LACLAU: Est-ce que tu me permets de dire quelque chose… Dans cette affaire duproblème radical de l’exclusion, on doit distinguer deux aspects. Par exemple, entredeux joueurs d’échecs il y a des règles en commun.Chacun essaye de tuer l’autre entant que joueur, et il y a une série de règles qui organisent leur échange. Imaginonsalors que quelqu’un arrive et donne un coup de pied dans l’échiquier.Alors la relation entre ce type-là et les deux joueurs d’échecs va être différente:probablement les deux vont-ils s’allier contre lui. Même si la qualité de l’affron-tement est toujours radicale, le contexte dans lequel ce radicalisme prend lieu et letype de relation qui va embrasser l’ensemble vont être différents. Alors dans unepériode de crise organique dans le sens de Gramsci, probablement les antagonismes

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vont s’approcher du côté de ceux qui donnent un coup de pied; dans la crise de laRépublique deWeimar aussi. Dans les périodes de stabilité, il y a aussi des momentsd’antagonisme, mais le moment de l’antagonisme est contenu par des systèmes derègles qui sont relativement stables.C’est-à-dire que je ne crois pas, et c’est ce que jevoulais dire à Étienne, qu’il y ait une exclusion tellement radicale qu’aucun systèmede règles n’arrive jamais à la négocier. Hier on parlait d’Agamben: je ne crois pasqu’on arrive jamais à un moment de vie nue. Il donne des exemples extrêmes…

B. MANCHEV: Pourtant, sa thèse a changé entre les deux volumes d’HomoSacer. L’État d’exception est beaucoup plus

prudent à cet égard. En fait, Agamben y affirme, dans les dernières pages, que la vie nueest toujours le résultat d’unepro-

duction; il y est sans doute conscient du risquede substantialisationcouru par la notion de vie nue.

É. BALIBAR:Oui oui oui.L’État d’exception est un très beau livre.C’est un livre très fort.

E. LACLAU:Oui. Il donne des exemples dansHomo Sacer, et il a une très forte tendanceà établir des téléologies. Les camps de concentration comme destin de la modernité,c’est une chose que jamais je n’achèterais comme idée. De l’autre coté, dans L’Étatd’exception qui, je suis d’accord, est un très beau livre, il crée un autre type detéléologie. Une téléologie par laquelle l’augmentation du pouvoir exécutif signifieque le contrôle social diminue tout le temps. Je ne crois pas que ce soit nécessai-rement le cas. On a des situations contemporaines, je pense au régime vénézuélien,où il y a une augmentation du pouvoir exécutif tout le temps, mais ça n’est pas uneexpression de l’augmentation de l’exclusion sociale, tout au contraire: c’est lacondition d’une inclusion plus profonde. Alors ces processus, je pense qu’ils sontvraiment ambigus. Je crois que toute société négocie les conditions d’exclusion. Il citedans le livre sur l’état d’exception un juriste italien, Santi Romano qui dit, au sujet dustatut de partisan: le partisan est exclu du système de règles du pays.Mais de l’autrecôté, il n’est pas vie nue; au contraire, il essaye de créer un nouvel État et un nouveausystème de règles. Je crois qu’il y a la place pour des versions plus optimistes desproblèmes qu’Agamben a posés, quand bien même il a été très perspicace àcomprendre les conditions d’exclusion dans la société contemporaine.

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B. MANCHEV: Il a touchéàdes symptômes importants.

É. BALIBAR: Bon, je suis d’accord, et je me l’applique à moi-même, que tout discoursqui fait surgir, à un niveau ou à un autre, la possibilité d’une exclusion irréductible,comporte, de façon latente, une dimension théologique, ou bien encore se présente,d’une manière ou d’une autre, comme une variante de la problématique du malradical. Donc je suis très conscient de cette possibilité –de ce risque. Ceci étant dit,j’ai essayé d’introduire une idée de la différence anthropologique qui, à mes yeux,naturellement, est d’abord, pour toutes sortes de raisons évidentes, celle de ladifférence sexuelle (mais ce n’est pas la seule, il y a d’autres différences anthropolo-giques). Derrière le débat qui a longtemps tourné autour de la question de savoir siquelque chose comme un néo-racisme s’était imposé en Occident et en dehors del’Occident après la décolonisation, qui aurait été un différentialisme culturel,finalement ce qui finit par resurgir selon des modalités très différentes et très conflic-tuelles dans le débat postcolonial actuel, c’est de savoir comment nommer ladifférence anthropologique –en tant que différence culturelle, ethnique, raciale?Tousces termes ont une valeur seulement relative, mais pointent tous, au fond, vers unmême problème, un même bloc de résistances indigestes si j’ose dire, qui est l’irré-ductibilité du fait de la différenciation humaine;et dont la valeur politique est,nous lesavons, très profondément ambivalente, puisqu’elle se manifeste à la fois sur les deuxversants, comme communautarisme oppressif, et comme capacité de résistance àl’homogénéisation postmoderne, mondialisatrice.Alors, quand je parle d’un niveaud’exclusion radicale, au fond, ce que j’essaye de dire, c’est que l’exclusion, au plusprofond,c’est l’exclusion de la différence elle-même.Ce n’est pas l’exclusion de l’undes termes de la différence.C’est pourquoi, d’ailleurs, il faut se situer dans la logiqued’une pensée des différences,et pas seulement dans la logique d’une pensée de l’anta-gonisme. Cela ne veut pas dire que je sous-estime l’importance des antagonismes oudu problème de l’antagonisme comme tel. Je suis complètement d’accord avec toisur le fait qu’il structure l’espace politique ou la réalité politique; et que ce sont lesvicissitudes, les déplacements, les reformulations ou les réorganisations de l’anta-gonisme qui représentent la matière même de la politique –avec des dimensionséconomiques ou matérielles, ou des dimensions symboliques. Je suis tout à fait

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d’accord avec ça. Mais j’essaye de faire surgir aussi quelque chose qui se situe à lalimite par rapport au champ de l’antagonisme et qui, de ce fait, n’en relève plus; pastout à fait suivant les mêmes modalités que celles d’Agamben, bien que,évidemment,dans L’État d’exception, il y ait aussi quelque chose commeun passage à lalimite du dispositif de l’antagonisme ou du rapport de pouvoir, du rapport desouveraineté.Effectivement, je suis tenté de dire que l’aporie dans laquelle nous noussituons aujourd’hui –et je ne crois pas du tout que ce soit purement et simplement enOccident, je pense que c’est tout à fait généralisé; de ce point de vue il y a quelquechose d’irréversible dans la modernité politique que les Indiens ou les Africainsadmettent tout aussi bien que nous, même s’ils ont d’autres moyens de l’aborder;partout il faut une sphère publique –partout le conflit ou l’antagonisme politiquetrouve sa forme institutionnelle. Là je ne suis pas du tout d’accord avec ce que nousdit Negri: l’opposition du public et du privé est dépassée. Le privé est un foutoir,c’est une confusion complète, mais le public est une dimension indissociable de lapolitique…

R. IVEKOVIC:Mais cen’est pas du tout lamêmehistoire de la relationdesdeuxpartout.

É. BALIBAR:Peut-être.Probablement.Mais là il faut un autre débat.Ce que je veux direc’est que ce qui résiste très violemment à la construction de l’espace public, c’est unpoint qu’on peut toujours essayer de repousser, de décaler, où il apparaît que lamanifestation de la différence comme telle, de la différence comme différence, faitexploser la possibilité même de la construction d’un espace public et n’est pasinscriptible dans le public.C’est très intéressant esthétiquement à certains égards, lestentatives pour forcer le passage, surmonter la difficulté. Je ne veux pas du tout avoirl’air cynique. Par exemple, la grande idée de certaines féministes françaises et decertaines de leurs correspondantes étrangères, qui était d’inscrire la parité nonseulement dans le système institutionnel, les règles électorales, etc., mais au fonddans le symbolique lui-même de la tradition républicaine. C’est-à-dire de réinter-préter ou de reformuler –c’est ce qu’elles ont proposé– « liberté égalité fraternité »en y incluant la parité, d’ailleurs au niveau de chacun des termes en question. C’est-à-dire l’idée que l’universel comme tel, l’universel de l’espèce humaine, se symbolise

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ERNESTO LACLAU & ÉTIENNE BALIBAR98 |

non pas sous la loi du un, mais sous celle du deux, comme dirait Badiou. C’est unetentative à la fois extraordinairement intelligente, et enmême temps vouée à l’échec,de réaliser l’impossible, c'est-à-dire d’inscrire la différence comme telle (la différencesexuelle) dans la définition du public. Et on voit tout de suite une des raisons pourlesquelles ça ne peut pas marcher, c’est que, ce qui est en jeu, c’est la différencesexuelle, et la différence sexuelle ça n’est pas purement et simplement le fait qu’il y ades individus qui sont reconnus, qui se représentent comme des hommes, et d’autresqui se représentent comme des femmes.

R. IVEKOVIC: C’est une inégalité. Ce n’est pas une symétrie, c’est déjà une inégalité.

É. BALIBAR: Il y a des emmerdeurs, des gens qui ont le mauvais goût de ne pas existeret d’être là quand-même: tu as donc des transsexuels, tu as des sexualités dont leprincipe même de l’imaginaire est de se définir comme inclassables par rapport aurôle normatif. Et puis, tu as fondamentalement le fait que, partout où il y a de lasexualité –il y a de la différence sexuelle,mais ce n’est pas nécessairement du masculinet du féminin. Et donc, la tentative d’inscription est aussi immédiatement uneréduction, et cette réduction, à certains égards, est une violence.

R. IVEKOVIC: La différencen’est pas unproblème, cequi poseproblèmec’est l’inégalité à l’intérieur de la différence.

É. BALIBAR: Je ne suis pas d’accord; ce qui pose problème, c’est la différence.

B. MANCHEV :Pourtant, il y a là toujours uneaporie de l’universel.

É. BALIBAR: L’universel n’est qu’aporie !

B. MANCHEV: Uneméta-aporie alors? Or, il se pose la question de savoir si l’exclusion radicale n’est précisément pas

l’effet de la constitution historique de l’universel. Car, si la «différence anthropologique» n’est pas substantielle (et je

pense que nous préférerions exclure une telle hypothèse), elle ne peut qu’être constituée historiquement, par son exclu-

sion de l’universel, ou bien d’un type (d’)universel –exclusion qui est l’autre face dumouvement constitutif de l’universel

lui-même (je pense non seulement à la thèse de Laclau etMouffe sur l’universalisation de type hégémonique,mais aussi

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PAROLE | 99

au travail de Lacoue-Labarthe sur le caractère ontotypologique de l’universel). Etmême si l’universel n’est qu’aporie, la

différenceenest ex-crite puisque, étant irréductible, elle n’est pas dialectisable.

É. BALIBAR: Je suis complètement d’accord, seulement cette aporie ne fait pas surgirun concurrent en face de l’universel, elle travaille l’universel comme tel.L’universel,c’est une question.

B. MANCHEV :C’est unedialectiquealors aussi.

É. BALIBAR: Mais évidemment. C’est complètement dialectique. Ceux qui croients’être débarrassés des dialectiques sont des rigolos du point de vue philosophique.

E. LACLAU: Bien, alors on continuera ce débat à l’écrit.

R. IVEKOVIC: Vouspensezquec’est fini ? Je pensequec’est peut-être fini pour aujourd’hui…

Gabriela BASTERRA: Ce n’est pas fini, mais ça n’a pas commencé non plus aujourd’hui.Ça vient de très loin, et ça continuera dans le futur.

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