Balibar Esthetique Marxiste

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Étienne Balibar Pierre Macherey Sur la littérature comme forme idéologique. Quelques hypothèses marxistes In: Littérature, N°13, 1974. Histoire / Sujet. pp. 29-48. Citer ce document / Cite this document : Balibar Étienne, Macherey Pierre. Sur la littérature comme forme idéologique. Quelques hypothèses marxistes . In: Littérature, N°13, 1974. Histoire / Sujet. pp. 29-48. doi : 10.3406/litt.1974.1076 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1974_num_13_1_1076

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  • tienne BalibarPierre Macherey

    Sur la littrature comme forme idologique. Quelqueshypothses marxistesIn: Littrature, N13, 1974. Histoire / Sujet. pp. 29-48.

    Citer ce document / Cite this document :

    Balibar tienne, Macherey Pierre. Sur la littrature comme forme idologique. Quelques hypothses marxistes . In: Littrature,N13, 1974. Histoire / Sujet. pp. 29-48.

    doi : 10.3406/litt.1974.1076

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1974_num_13_1_1076

  • Etienne Balibar et Pierre Macherey.

    SUR LA LITTRATURE COMME FORME IDOLOGIQUE

    QUELQUES HYPOTHSES MARXISTES

    Y a-t-il une thorie marxiste de la littrature? En quoi peut-elle consister? Question classique, et souvent presque acadmique. Nous tenterons de l'examiner en deux temps et de proposer quelques hypothses nouvelles *.

    1 . Les thses marxistes sur la littrature et la catgorie du reflet

    1.1. Une esthtique marxiste est-elle possible? Nous ne voulons pas entreprendre ici une histoire des tentatives

    qui ont t faites pour donner corps cette ide, et des controverses qu'elles ont souleves. Notons seulement que la constitution d'une esthtique (et singulirement d'une esthtique littraire) a toujours renvoy le marxisme, ensemble ou sparment, deux types de problmes :

    d'une part, comment expliquer la modalit idologique particulire de l'art , de l'effet esthtique ?

    d'autre part, comment analyser et expliquer la position de classe (ou les positions de classe, qui peuvent tre contradictoires), dans la lutte idologique de classes, d'un auteur , ou plus matriellement, d'un texte littraire ?

    De ces deux problmes, le premier est manifestement import, impos , la thorie marxiste par l'idologie dominante, qui met le marxisme en demeure de produire lui aussi une esthtique, de rendre compte lui aussi (comme Lessing, comme Hegel, comme Taine, comme Valry, et bien d'autres) de l'art, de l'uvre d'art, de l'effet esthtique de l'art. Du fait que ce problme s'impose ainsi au marxisme de l'extrieur, de deux choses l'une : ou bien, en s'y refusant, il prouve son incapacit expliquer, non pas tant une ralit , qu'une valeur absolue des temps modernes (valeur d'avenir depuis que la religion est branlante);

    1. Cette tude regroupe des extraits de la prsentation du livre de Rene Balibar (avec la collaboration de Genevive Merlin et de Gilles Tret), Les Franais fictifs : le rapport des styles littraires au franais national, qui paratra, en mars 1974, aux ditions Hachette, dans la collection Analyses , dirige par Louis Althusser.

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  • ou bien, en acceptant, il est conduit consacrer lui aussi les valeurs esthtiques, c'est--dire s'y soumettre : rsultat encore plus satisfaisant que le prcdent pour l'idologie dominante, qui contraint ainsi le marxisme , reconnatre en son sein les valeurs des classes dominantes, rsultat qui possde donc un intrt politique beaucoup plus grand, l'poque o le marxisme devient l'idologie de masse de la classe ouvrire.

    Le second problme est au contraire induit de l'intrieur par la thorie et la pratique du marxisme, sur son propre terrain : mais d'une faon qui peut rester encore formelle et mcanique. A cet gard, le critre qu'il faut appliquer est bien entendu le critre de la pratique.

    Celui de la pratique scientifique : on se demandera alors si le fait, pour le marxisme, de poser aux textes littraires la question de leur position de classe, a bien eu pour rsultat Vouvertwe d'un champ de connaissances nouvelles, et d'abord tout simplement de problmes nouveaux. On dira que la contre-preuve d'une formulation correcte de cette question, c'est de faire apparatre objectivement, dans le champ mme du matrialisme historique, des zones entires de problmes non rsolus, ou mme pas du tout reconnus comme problmes.

    Celui de la pratique politique elle-mme, en tant qu'elle s'exerce aussi sur le terrain de la littrature : le moins qu'on puisse alors demander une thorie marxiste, c'est de commencer produire des transformations relles, des effets eux-mmes pratiques, soit dans le mode de production des textes littraires et des uvres d'art , soit dans le mode de leur consommation sociale. Peut-on considrer comme transformations relles le simple fait de doter les professionnels de l'art et de la littrature (crivains, artistes, mais aussi enseignants, tudiants) d'une idologie marxiste de la forme ou de la fonction sociale de l'art (mme si cette opration peut prsenter l'occasion un certain intrt politique immdiat)? Ou le seul fait de procurer au marxisme (et ceux qui en font la base de leur conception du monde ) les moyens de goter et de consommer leur tour et leur faon les uvres d'art? L'exprience prouve en effet qu'il est tout fait possible de substituer aux thmes idologiques rgnant dans la vie culturelle , thmes d'origine bourgeoise ou petite-bourgeoise, de nouveaux thmes, marxistes , c'est--dire formuls dans le langage de la thorie marxiste, sans modifier rellement pour autant la place de l'art et de la littrature dans la pratique sociale, ni par consquent le rapport pratique des individus et des classes sociales aux uvres d'art qu'ils produisent ou consomment. Prcisment, cette production et cette consommation restent toujours conues et pratiques sous la modalit de 1' art en gnral (serait-il engag , socialiste , proltarien , etc.).

    Il y avait pourtant, chez les classiques du marxisme, des lments qui peuvent frayer la voie. Non pas une esthtique , non pas une thorie de la littrature , pas plus qu'il n'y a chez eux une thorie de la connaissance . Mais, travers leur faon de pratiquer la littrature, et la position thorique qu'elle implique, ralisant en dernire analyse une position de classe rvolutionnaire, ils ont pos quelques thses sur ce que sont, en gnral, les effets littraires, thses qui peuvent aussi, si on sait les faire jouer dans la problmatique du matrialisme histo-

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  • rique, devenir des thses pour l'analyse scientifique, donc historique, des effets littraires 2.

    Ces thses trs gnrales suffisent montrer d'emble que les deux types de problmes entre lesquels se partagent les tentatives marxistes, sont un seul et mme problme : pouvoir analyser la nature, et la forme de ralisation, des positions de classes dans la production littraire et dans son rsultat (les textes , les uvres reconnues comme littraires), c'est du mme coup dfinir et expliquer la modalit idologique de la littrature. Mais cela signifie que ce problme doit tre pos en fonction d'une thorie de l'histoire des effets littraires, mettant en vidence les premiers lments de leur rapport . leur base matrielle, de leur constitution progressive (car ils n'existent pas de toute ternit), et de leurs transformations tendancielles (car ils ne subsistent pas inchangs jamais).

    1.2. La catgorie matrialiste du reflet

    Expliquons-nous. Les thses des classiques du marxisme sur la littrature et l'art s'ordonnent . partir de la catgorie philosophique essentielle du reflet. Bien comprendre le sens de cette catgorie, c'est possder la cl de la conception marxiste de la littrature.

    Dans les textes marxistes sur la conception matrialiste de la littrature, ceux de Marx et Engels sur Balzac, ou ceux de Lnine sur Tolsto, c'est en tant que reflet matriel, reflet de la ralit objective, que la littrature est conue comme une ralit historique, dans sa forme mme, que l'analyse scientifique cherche apprhender.

    Cette conception a t nonce ainsi par Mao Ts-toung dans ses Interventions aux causeries sur la littrature et l'art Yenan : En tant que formes idologiques, les uvres littraires et les uvres d'art sont le produit du reflet, dans le cerveau de l'homme, d'une vie sociale donne. On le voit, ce que permet d'abord la catgorie de reflet, pour les thoriciens du marxisme, c'est de dsigner V indice de ralit de la littrature : la littrature ne tombe pas du ciel , elle n'est pas le produit d'une mystrieuse cration , mais de la pratique sociale (ou mieux d'une pratique sociale), elle n'est pas non plus une activit imaginaire , bien qu'elle produise des effets d'imaginaire, mais le produit du reflet , ncessairement donc un processus matriel, d'une vie sociale donne .

    La conception marxiste inscrit donc la littrature , sa place dans le systme complet, ingalement dterminant, des pratiques sociales relles : au niveau des superstructures idologiques, comme une forme idologique parmi d'autres, correspondant , une base de rapports sociaux de production historiquement dtermins et transforms, et historiquement lie d'autres formes idologiques. Remarquons-le d'emble, parler de formes idologiques n'entrane ici aucun formalisme, car ce concept du matrialisme historique ne fait pas rfrence au formel (en tant qu'il se distinguerait d'un contenu ), mais l'unit objective d'une formation idologique : nous allons y revenir. Remarquons galement qu'en nonant

    2. Lnine a clairement explicit ces thses dans la srie de ses articles sur Tolsto.

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  • cette premire thse, trs gnrale (mais absolument indispensable), le marxisme n'anticipe en rien sur la question : De quelle forme idologique s'agit-il, dans l'instance idologique elle-mme? Et, par consquent, il n'engage aucun processus de rduction de la littrature la morale, la religion, la politique, etc.

    La conception marxiste du reflet a cependant donn lieu une telle somme de malentendus et de dformations qu'il convient de s'y arrter encore un instant. Nous y serons aids par les conclusions que Dominique Lecourt 3 a su tirer rcemment d'une relecture attentive de Matrialisme et Empiriocriticisme.

    Dominique Lecourt montre en effet que la catgorie marxiste et lniniste du reflet comporte, selon un ordre ncessaire, qui en est constitutif , deux aspects, ou mieux deux problmes successifs, articuls l'un . l'autre (il y a, selon la formulation de D. Lecourt, non pas une thse simple, mais une double thse du reflet des choses dans la pense).

    Le premier problme, que le matrialisme doit toujours rtablir dans sa priorit, c'est le problme de l'objectivit du reflet; il correspond la question : existe-t-il (ou non) une ralit matrielle reflte dans la pense, et dterminant celle-ci? Il concerne donc galement, par voie de consquence, la question : la pense est-elle elle-mme une ralit matrielle dtermine? Le matrialisme dialectique affirme l'objectivit du reflet, l'objectivit de la pense comme reflet : la fois sa dtermination par la ralit matrielle, qui la prcde et lui reste toujours irrductible, et sa propre ralit matrielle.

    Le second problme, qui ne peut tre pos correctement que sur la base du premier, c'est dans le cas de la connaissance scientifique le problme de l'exactitude du reflet; il correspond la question : si la pense reflte une ralit matrielle, peut-elle la reflter exactement? ou mieux : dans quelles conditions (historiques, qui font intervenir le rapport dialectique de la vrit absolue la vrit relative ) peut-elle la reflter exactement? La solution de ce problme, c'est alors l'analyse du procs de l'histoire des sciences, dans son autonomie relative. Pour ce qui nous concerne ici, on voit que ce second problme correspond la question : de quelle forme de reflet s'agit-il? Mais cette question n'a de sens matrialiste qu'aprs l'nonc de la premire, et l'affirmation de l'objectivit du reflet.

    Il rsulte de cette analyse, dont nous reproduisons simplement les grandes lignes, que la catgorie marxiste du reflet est essentiellement distincte d'une image, l'image empiriste et sensualiste de la rflexion dans un miroir . Le reflet du matrialisme dialectique est un reflet sans miroir , c'est mme, dans l'histoire de la philosophie, la seule destruction effective de l'idologie empiriste du rapport de la pense au rel comme reflet spculaire (et donc rversible). Cela tient fondamentalement la complexit de la catgorie marxiste du reflet , telle que nous venons de la rappeler : elle pense la distinction de deux questions, et leur articulation selon un ordre irrversible o se ralise le point de vue matrialiste.

    3. Dominique Lecourt, Une crise et son enjeu (Essai sur la position de Lnine en philosophie), collection Thorie , Maspero, Paris, 1973.

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  • Ces remarques s'appliquent immdiatement au problme de la thorie de la littrature . En maintenant rigoureusement cette complexit, on limine en effet dans le principe deux difficults courantes, qui ne sont qu'apparemment inverses : celle que soulve le formalisme, et celle qui rsulte de l'usage critique ou normatif de la notion de ralisme. D'un ct, la prtention d'tudier le deuxime aspect pour lui-mme , indpendamment du premier. De l'autre, la confusion des deux aspects, qui subordonne le premier au second, renversant aussi l'ordre matrialiste.

    Mais la dfinition rigoureuse du reflet , telle que la dveloppe Lnine, fait davantage; elle permet d'articuler l'un l'autre, comme ils le sont dans les faits, les deux aspects qui doivent tre distingus et ordonns : la littrature comme forme idologique (parmi d'autres) et le procs spcifique de la production littraire. Essayons de le montrer brivement.

    1.3. La littrature comme forme idologique

    II importe de localiser la production des effets littraires dans l'ensemble historique des pratiques sociales. Pour pouvoir penser cette dtermination objective de faon dialectique, et non pas mcaniste, il faut penser le rapport de la littrature l'histoire non pas comme le rapport (la correspondance) de deux ordres mais comme le dveloppement des formes d'une contradiction interne. Il faut penser que littrature et histoire ne sont pas constitues extrieurement l'une l'autre (mme sous la forme d'une histoire de la littrature d'un ct et d'une histoire sociale et politique de l'autre), mais sont d'emble dans un rapport interne d'intrication et d'articulation, condition d'existence historique de quelque chose comme une littrature. C'est ce rapport interne que pose, trs gnralement, la dfinition de la littrature comme forme idologique.

    Mais cette dfinition n'est fconde qu' la condition d'en dvelopper aussitt les implications : les formes idologiques, nous le savons, ne sont pas de simples systmes d' ides ou de discours , elles se ralisent dans le fonctionnement et l'histoire de pratiques dtermines, sous des rapports sociaux dtermins, qu'Althusser a propos de dsigner, pour les socits de classes, comme Appareils Idologiques d'tat (A. I.E.). L'existence objective de la littrature est donc insparable de certaines pratiques dans certains A. I.E. Plus prcisment, on le verra, la littrature est insparable de pratiques linguistiques dtermines (s'il y a une littrature franaise , c'est qu'il y a une pratique linguistique du franais , ou mieux un ensemble contradictoire de pratiques du franais comme langue nationale); et elle est insparable des pratiques scolaires, qui ne dfinissent pas seulement les limites de sa consommation, mais les limites internes de sa production mme. En rattachant l'existence objective de la littrature cet ensemble de pratiques, on dfinit les points d'ancrage matriels qui font de la littrature une ralit historique et sociale.

    Nous dirons donc d'abord que la littrature est constitue historiquement, l'poque bourgeoise, comme un ensemble de faits de langue (ou mieux : de pratiques linguistiques spciales), insrs tendanciellement

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  • dans un procs gnral de scolarisation, o ils produisent des effets de fiction ncessaires la reproduction de l'idologie bourgeoise comme idologie dominante. La littrature nous apparat ainsi soumise, trs gnralement, une triple dtermination : linguistique , scolaire , et imaginaire (ce dernier point, nous allons y revenir, engage la question du recours la psychanalyse dans l'explication des effets littraires).

    La dtermination linguistique rsulte fondamentalement de ce que le travail de la production littraire a pour matriau et pour objectif (car il contribue directement la constituer) l'existence d'une langue commune codifiant les changes linguistiques : la littrature s'en carte d'une faon dtermine (non arbitraire), qui atteste la ralit de son point de dpart. Nous avons esquiss, dans la prsentation du travail de R. Bali- bar et D. Laporte sur Le Franais National 4, les grandes lignes d'une explication du procs historique de constitution de la langue commune , telles que leur travail nous permet de commencer . les apercevoir. Nous avons soulign, aprs eux, que la langue commune, en tant que langue nationale, lie la forme politique de la dmocratie bourgeoise , est le rsultat historique de luttes de classes particulires. Nous avons indiqu que la langue nationale commune, analogue en cela au droit bourgeois et d'ailleurs troitement lie lui, a pour fonction principale de donner une forme unitaire, universaliste et par l mme, pour toute une poque, progressiste, une nouvelle domination de classe : elle renvoie donc une contradiction sociale, constamment reproduite dans le procs qui la surmonte. Quels sont les termes de cette contradiction?

    Cette contradiction est l'effet des conditions historiques dans lesquelles s'tablit la domination conomique, politique et idologique de la classe bourgeoise : il faut pour cela, non seulement, la base, la transformation des rapports de production sous l'effet du mode de production capitaliste, mais aussi une transformation radicale des rapports idologiques, de la superstructure. Nous pouvons dsigner cette transformation comme la rvolution culturelle bourgeoise, marquant ainsi qu'elle suppose non seulement la formation d'une idologie nouvelle, mais sa ralisation, en tant qu'idologie dominante, dans des appareils idologiques d'tat nouveaux, et un remaniement complet du rapport entre les diffrents A. I.E. La caractristique principale de cette transformation rvolutionnaire, qui s'tend sur plus d'un sicle, mais qui se prpare, sous des formes disparates et incompltes, depuis beaucoup plus longtemps, c'est qu'elle fait de l'appareil scolaire l'appareil dominant d'assujettissement l'idologie dominante : assujettissement des individus, mais aussi et surtout assujettissement de l'idologie mme des classes domines. C'est pourquoi toutes les contradictions idologiques reposent alors, en dernire analyse, sur les contradictions de l'appareil scolaire, deviennent des contradictions soumises la forme scolaire, dans la forme scolaire.

    Nous commenons savoir sous quelle forme se manifestent les

    4. R. Balibar, D. Laporte, Le Franais National : constitution de la langue nationale commune l'poque de la rvolution dmocratique bourgeoise, prsentation par E. Balibar et P. Macherey, paratre en 1974, aux ditions Hachette, dans la collection Analyses , dirige par Louis Althusser.

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  • contradictions sociales dans l'appareil scolaire : elles ne peuvent exister que dans l'unit formelle de l'cole unique et unificatrice , elles sont produites par cette unit mme, qui rsulte de la cohabitation de deux appareils, ou de deux rseaux contradictoires 5 : ceux que l'on peut dsigner comme primaire-professionnel et comme secondaire- suprieur , en reprenant la dlimitation institutionnelle des degrs d'enseignement qui, en France, a longtemps servi matrialiser cette contradiction. La division scolaire, qui tend reproduire, dans une socit fonde sur la vente et l'achat de forces de travail individuelles, une division de classes sociales, tout en assurant dans la forme de l'unit (en particulier de l'unit nationale) la domination idologique bourgeoise, se ralise d'abord, ds les premiers moments et tout au long de la scolarisation, comme une division linguistique. Entendons-nous bien : l encore, la forme unitaire est le moyen essentiel de la division et de la contradiction. La division linguistique inhrente la scolarisation n'est pas, contrairement , ce qu'on pouvait observer dans certaines formations sociales prcapitalistes, une division entre des langues diffrentes (une langue du peuple , dialecte, patois ou argot, et une langue de la bourgeoisie ), elle suppose au contraire une langue commune, elle est la contradiction de pratiques diffrentes d'une mme langue. Fondamentalement, elle est, dans et par la scolarisation, la contradiction du franais lmentaire, enseign l'cole primaire, et du franais littraire, nagure encore rserv , l'enseignement secondaire et suprieur. C'est sur cette base que se dveloppent ensuite la contradiction entre des pratiques scolaires (notamment entre la pratique primaire de la rdaction- narration, exercice de simple apprentissage de la langue correcte , exprimant la ralit , et la pratique secondaire de la dissertation- explication de textes, exercice formellement crateur , supposant l'utilisation et l'imitation des textes littraires); et de l, la contradiction entre des pratiques scolaires, donc entre des pratiques idologiques, donc entre des pratiques sociales. Ce qui nous apparat ainsi, . la base du processus de production littraire, c'est un rapport ingal (et mme, selon la forme proprement scolaire, un rapport de proprit ingale), contradictoire, une mme idologie, l'idologie dominante. Mais ce rapport contradictoire n'existerait pas si l'idologie dominante n'avait lutter constamment pour sa propre domination.

    A partir de cette analyse (dont nous n'indiquons que les grandes lignes), nous pouvons maintenant comprendre un point essentiel : l'objectivit de la littrature, son rapport la ralit objective, qui la dtermine historiquement, n'est pas un rapport un objet qu'elle reprsente, ce n'est pas un rapport de reprsentation. Ce n'est pas non plus purement et simplement un rapport instrumental, d'utilisation et de transformation de son matriau immdiat : les pratiques linguistiques scolairement dtermines. Prcisment cause de leur caractre contradictoire, les pratiques linguistiques ne sont pas utilisables comme une simple matire premire : toute utilisation est intervention, prise de

    5. Sur ce point on se reportera aux deux premiers chapitres du livre de Baudelot et Establet, L'cole capitaliste en France, Maspero, 1972.

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  • position, prise d'un parti (au sens gnral) dans la contradiction, et donc contribution active son dveloppement. L'objectivit de la littrature, c'est son intervention ncessaire dans le procs de dtermination et de reproduction des pratiques linguistiques contradictoires d'une langue commune, o se ralise l'efficacit idologique de la scolarisation bourgeoise.

    Cette position du problme abolit la vieille question idaliste : qu'est-ce que la littrature? , qui n'est pas la question de son objectivit dtermine, mais la question de son essence universellement artistique et humaine. Elle l'abolit parce qu'elle nous montre d'emble une forme matrielle de fonctionnement de la littrature, insre dans un procs que la littrature ne suffit pas dterminer, bien qu'elle lui soit indispensable. Concrtement, si la production littraire a pour base matrielle spcifique, reprise et travaille de l'intrieur (par un travail de fiction indfiniment repris), la contradiction des pratiques linguistiques scolaires, c'est que la littrature constitue elle-mme l'un des termes de cette contradiction, par rapport auquel doit aussi se dterminer l'autre terme. C'est que, dialectiquement, elle est , la fois produit et condition matrielle de la division linguistique dans la scolarisation, terme et effet des contradictions de son histoire. Rien d'tonnant dans ces conditions que l'idologie littraire, qui fait partie de la littrature mme, s'acharne dnier cette base objective, . reprsenter la littrature, en tant que style , en tant qu'invention individuelle, consciente ou inconsciente, en tant qu'uvre cratrice, etc., comme quelque chose d'extrieur (et de suprieur) au procs de scolarisation, qui serait tout juste bon , diffuser, commenter la littrature dans un effort besogneux et sans espoir de jamais la pouvoir circonscrire : puisque ce qui est en cause dans cette dngation constitutive, c'est l'objectivit de la littrature comme forme idologique historique, c'est la forme particulire de son rapport la lutte des classes. Le commandement premier et dernier de l'idologie littraire, c'est : Tu parleras de toutes les formes de la lutte des classes, sauf de celle qui te dtermine immdiatement.

    Mais du mme coup, la question du rapport de la littrature l'idologie dominante se trouve pose en des termes nouveaux : elle chappe son tour une confrontation d'essences universelles, dans laquelle bien des discussions marxistes se sont trouves enfermes. Reconnatre dans la littrature une forme idologique dtermine, ce n'est pas, ce ne peut plus tre rduire la littrature aux idologies morales, politiques, religieuses, et mme esthtiques qui sont dfinissables en dehors d'elle. Ce n'est pas davantage faire de ces idologies (voire de thmes, ou d'noncs idologiques plus ou moins parfaitement sparables ) le contenu auquel elle viendrait apporter une forme spciale. Une telle division est encore mcaniste, mieux encore : elle concide avec le mode selon lequel l'idologie littraire mconnat, en la dplaant, sa dtermination historique. Elle engage dans la fausse dialectique indfinie de la forme et du contenu , o chacun des termes artificiellement distingus peut se donner tour tour comme l'essentiel et comme l'inessen- tiel, tantt rduite , son contenu (idologique), tantt rduite sa forme ( proprement littraire). Dterminer la littrature comme formation idologique particulire, c'est poser un tout autre problme : celui de

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  • la spcificit des effets idologiques produits par la littrature, et du mode (mcanisme) selon lequel elle les produit. C'tait, on s'en souvient, la seconde question implique dans la catgorie matrialiste dialectique du reflet .

    2. Le procs de production des effets esthtiques littraires

    Ds lors que, grce l'usage correct de la catgorie marxiste du reflet, nous sommes en mesure de refuser le faux dilemme de la critique littraire (faut-il analyser la littrature de l'intrieur la recherche de son essence ou de l'extrieur la recherche de sa fonction ); ds lors que nous savons qu'il ne faut rduire la littrature, ni , autre chose qu'elle-mme, ni , elle-mme, mais analyser sa spcificit idologique 6, nous pouvons tenter d'esquisser la disposition des concepts matrialistes qui interviennent dans cette analyse, en nous aidant des rsultats du travail de R. Balibar. Une telle esquisse n'a, bien entendu, qu'une valeur provisoire : mais elle permet d'apprcier la cohrence interne de notre conception matrialiste de la littrature, et sa cohrence avec l'ensemble des concepts du matrialisme historique.

    Ces concepts nous apparatront en trois temps : ils concernent , la fois la nature des contradictions que ralisent et dveloppent les formations idologiques littraires (ce que nous appelons les textes littraires), puis le mode d'identification idologique produit par le travail de la fiction littraire, enfin, la place de V effet esthtique littraire dans le procs de reproduction de l'idologie dominante. Expliquons-nous schmatiquement.

    2.1. La complexit spcifique des formations littraires : contradictions idologiques et conflits linguistiques

    Au principe d'une analyse matrialiste, on posera la proposition suivante : les productions littraires ne doivent pas tre tudies du point de vue de leur unit apparente et illusoire, mais du point de vue de leur diversit matrielle. Ce qu'il faut chercher dans les textes, ce ne sont pas des signes de leur cohsion, mais les indices des contradictions matrielles (historiquement dtermines) qui les produisent, et qui se retrouvent en eux sous forme de conflits, ingalement rsolus.

    En d'autres termes, l'analyse matrialiste de la littrature, dans la mesure mme o elle recherche des contradictions dterminantes, rcuse par principe la notion de l'uvre , c'est--dire la reprsentation illusoire de l'unit du texte, comme une totalit complte, se suffisant elle-mme, parfaite en son genre (au double sens du terme : la fois parfaitement russie et parfaitement acheve). Ou plus exactement, elle ne prend en compte la notion de 1' uvre (et celle, corrlative, de son auteur personnel) qu'afin de l'expliquer, comme une illusion ncessaire inscrite dans l'idologie littraire qui accompagne toujours toute production littraire. Le texte est produit dans des conditions qui le reprsentent

    6. Cette ide a dj t avance par P. Macherey, dans Pour une 'thorie de la production littraire, Maspero, collection Thorie , 1966.

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  • comme une uvre acheve, manifestant un ordre essentiel, exprimant un projet subjectif, ou l'esprit d'un temps, auxquels on peut ds lors s'identifier dans une lecture savante ou nave. Mais il n'est en lui-mme rien de tel : il est au contraire matriellement incomplet, disparate, incohrent, parce qu'il rsulte de l'efficace conflictuelle, contradictoire, d'un ou plusieurs procs rels superposs, qui en lui ne s'abolissent pas, sauf de faon imaginaire 7.

    Disons plus explicitement : ce qui produit le texte littraire, c'est fondamentalement l'efficace d'une ou plusieurs contradictions idologiques, en tant prcisment que ces contradictions ne peuvent tre rellement rsolues dans l 'idologie. C'est, en dernire analyse, l'efficace de positions de classe contradictoires dans l'idologie, comme telles inconciliables. Bien entendu, de telles positions idologiques contradictoires ne sont pas, en elles-mmes, purement littraires : ce qui nous reconduirait dans le cercle clos de la littrature ; elles sont des positions idologiques, pratiques ou thoriques, couvrant tout le champ des luttes de classes idologiques, par exemple des positions religieuses, juridiques, politiques, correspondant des conjonctures dtermines de la lutte de classes tout court. Cependant, il serait vain de prtendre retrouver dans les textes le discours originel , et comme dnud, de ces positions idologiques, antrieurement leur ralisation littraire : car elles ne peuvent prcisment tre formules que dans la forme matrielle d'un texte littraire. Entendons par l qu'elles s'noncent sous la forme qui reprsente en mme temps leur solution imaginaire, ou mieux : qui les dplace en leur substituant des contradictions imaginairement conciliables dans l'idologie religieuse, politique, morale, esthtique ou psychologique.

    Essayons de serrer ce phnomne de plus prs encore : la littrature, dirons-nous, commence avec la solution imaginaire des contradictions idologiques inconciliables, avec la reprsentation d'une telle solution : non pas en ce sens qu'elle reprsenterait, c'est--dire figurerait (par des images, des allgories, des symboles ou des arguments) une telle solution rellement prexistante (rptons-le, ce qui produit la littrature, c'est justement qu'une telle solution relle soit impossible), mais au sens de la mise en scne , de. la prsentation comme solution des termes mmes d'une contradiction insurmontable, au prix de dplacements et de substitutions plus ou moins nombreux et complexes. Pour qu'il y ait littrature, ce sont les termes mmes de la contradiction (donc des lments idologiques contradictoires), qui ont tre noncs d'emble dans un langage spcial, un langage de compromis , ralisant d'avance la fiction de leur conciliation possible. Mieux : un langage de compromis faisant apparatre cette conciliation comme naturelle , et finalement comme invitable et ncessaire.

    Dans Pour une thorie de la production littraire, propos de Tolsto (d'aprs Lnine), propos de Verne et de Balzac, on avait dj tent de montrer, selon ces principes matrialistes, la contradiction complexe

    7. Rcuser le mythe de l'uvre comme unit, comme perfection, ce n'est pas adopter le mythe inverse (cf. Tel quel) de l'uvre comme anti-nature, violente transgression de tout ordre. Le renversement est une figure privilgie de la conservation idologique : Souvent un beau dsordre est un effet de l'art (Boileau)l

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  • qui produit le texte littraire : dans chaque cas, de faon particulire, ce que l'on peut identifier comme le projet idologique de l'auteur, et qui exprime une position de classe dtermine, n'est en fait que l'un des termes de la contradiction, dont le texte prsente la synthse imaginaire avec des positions adverses sans pouvoir abolir pour autant leur relle altrit. D'o l'ide que le texte littraire n'est pas tant l'expression d'une idologie (sa mise en mots ), que sa mise en scne, son exhibition, opration dans laquelle elle se retourne en quelque sorte contre elle- mme, puisqu'elle ne peut tre ainsi exhibe sans faire apparatre ses limites, au point prcis o elle s'avre incapable de rellement assimiler l'idologie adverse.

    Mais ce qui restait encore, dans cette description, obscur et lud, c'est, dans son dtail de chaque page, et de chaque ligne d'criture, le processus de production littraire qui prsente les contradictions d'un discours idologique en mme temps que la fiction de son unit, et donc de sa conciliation, sous la condition mme de cette fiction. C'est, en d'autres termes, le mcanisme spcifique du compromis littraire qui chappait encore, dans la mesure o le principe d'une analyse matrialiste restait mis en uvre dans une description trop gnrale. Les analyses de R. Balibar nous permettent, semble-t-il, de surmonter cette difficult, et non seulement de complter les thses prcdentes, mais de les rectifier et de les transformer.

    Que nous montre R. Balibar? que le discours, ou le langage spcial, proprement littraire, dans lequel sont reprsentes les contradictions idologiques n'est pas lui-mme extrieur aux conflits idologiques, comme un vtement, un voile neutre et neutralisant, qui viendrait aprs coup en recouvrir les termes. Par rapport . ces conflits, il n'est donc pas second, mais constitutif, toujours dj impliqu dans leur production. Car ce langage est lui-mme constitu par les effets d'une contradiction idologique de classe, un niveau lmentaire, et qui nous renvoie la base matrielle de toute littrature : ce langage est produit dans sa spcificit (et dans toutes les variantes individuelles qu'elle autorise) au niveau des conflits linguistiques historiquement dtermins par le dveloppement, dans la formation sociale bourgeoise, de la langue commune , dmocratique, et de la scolarisation gnralise qui l'impose tous les Franais, cultivs ou non.

    Tel est, schmatiquement, le principe de la complexit des formations littraires, dont la production requiert des conditions matrielles propres , la formation sociale bourgeoise, et se transformant avec elle : solution imaginaire des contradictions idologiques dans la mesure o elles sont formules dans un langage spcial, la fois diffrent de la langue commune et intrieur celle-ci (parce que la langue commune est elle- mme la ralisation d'un conflit interne), ralisant et masquant, dans une srie de formations de compromis, le conflit qui la constitue. C'est ce dplacement des contradictions que R. Balibar appelle le style littraire, et dont elle commence d'analyser la dialectique. Dialectique remarquable, puisqu'elle russit produire l'effet, et l'illusion, d'une conciliation imaginaire des termes inconciliables, en dplaant tout l'ensemble des contradictions idologiques, sur le terrain de l'une d'entre elles, ou d'un

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  • de leurs aspects, celui des conflits linguistiques. Ainsi la solution imaginaire n'a pas d'autre secret qu'un dveloppement, un redoublement de la contradiction : elle est bien, si on sait l'analyser et la dsintriquer, la preuve de son caractre inconciliable.

    Ceci nous amne , esquisser les principaux aspects de l'effet esthtique littraire comme effet idologique particulier.

    2.2. Fiction et ralisme : le mcanisme de l'identification littraire

    Nous devons d'abord nous arrter un instant, mme si c'est trop schmatiquement, un aspect de l'effet littraire qui nous est dj apparu allusivement : le mcanisme de V identification littraire. Brecht est le premier qui, dans la tradition marxiste, ait mis en vidence cet aspect fondamental : que les effets idologiques de la littrature (et du thtre, avec les transformations spcifiques que cela suppose) passaient matriellement par un processus d'identification du lecteur (ou du spectateur) des personnages, des hros (positifs ou ngatifs), dans lequel se constitue la fois la conscience fictive des personnages et la conscience idologique du lecteur.

    Mais il est clair que tout processus d'identification, en ce sens, repose sur la constitution et la reconnaissance des individus comme sujets (pour employer la notion idologique la plus gnrale, labore par la philosophie partir de l'idologie juridique, et qui se monnaye sous une infinit de noms dans les diverses rgions de l'idologie bourgeoise). Or, toute idologie, comme le montre Althusser dans son tude Idologie et Appareils idologiques d'tat 8, doit pratiquement interpeller les individus en sujets , de faon qu'ils se reconnaissent comme tels, avec les droits et les devoirs, les comportements obligs qui en dcoulent. Mais chacune le fait sa faon : autrement dit, chacune donne au sujet (et, par l mme aussi, aux autres sujets, rels ou imaginaires, qui lui font face et d'o, lui vient l'interpellation de l'idologie, adresse lui personnellement) un ou plusieurs noms qui lui sont propres. Dans le cas de la littrature, ces noms sont ceux des Auteurs (signatures), de leurs uvres (titres), de leurs Lecteurs et de leurs Personnages (avec leur tat civil, tantt rel, tantt imaginaire). Mais surtout, dans le cas de la littrature, la constitution des sujets et la mise en place de leurs rapports de reconnaissance mutuelle, parce qu'elle inclut dans son cercle les personnes concrtes ou abstraites que le texte met en scne, passe ncessairement par le dtour de la fiction, et de son valuation. Nous sommes donc ramens une question trs gnrale, et trs classique : en quel sens peut-on dire que la littrature est spcifiquement fiction ? Ouvrons ici une parenthse.

    Quand on parle de la fiction en littrature, le plus souvent, c'est d'abord pour dsigner certains genres littraires privilgis comme uvres de fiction : tel le roman, le conte, la nouvelle; ou, plus largement, pour dsigner ce qui, dans n'importe quel genre traditionnel, peut ressortir au rcit romanesque, au fait de raconter une histoire , que ce soit celle des autres ou la sienne propre, celle d'un individu ou d'une

    8. In La Pense, n 151, juin 1970.

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  • ide. En ce sens, l'ide de fiction devient allgoriquement dfinition de la littrature en gnral, parce que tout texte littraire comporte une fable ou une intrigue, figure ou abstraite, ordonnant dans un temps vraisemblable ou invraisemblable, linaire ou quasi linaire, une suite d'vnements cohrents ou incohrents (qui peuvent, dans une certaine littrature formaliste, se rduire de purs vnements verbaux). Toute dfinition de la littrature en gnral comme fiction comporte donc, semble-t-il, un premier lment, qui est la rfrence une fable, image analogue de la vie .

    Mais ce premier trait renvoie aussitt un autre, plus important : c'est l'ide de confrontation un modle. Toute fiction s'entend, semble- t-il, par rfrence, soit une vrit , soit une ralit , et en tire son sens. Aussi, dfinir la littrature comme fiction, c'est toujours, reprenant une vieille problmatique philosophique qui, depuis Platon, a partie lie la constitution d'une thorie de la connaissance, confronter la fiction du discours une ralit, naturelle ou historique, dont le discours serait la transposition, la reproduction plus ou moins adquate, valant par son adquation ou son inadquation, selon diffrentes modalits de ressemblance et de dissemblance.

    Sans entrer plus avant dans les dtails, il suffit alors de reconnatre cette structure idologique simple pour apercevoir aussitt la solidarit qui lie la dfinition de la littrature comme fiction un certain usage de la catgorie de ralisme.

    Le ralisme, c'est d'abord, tout le monde le sait, le mot d'ordre d'une cole : pour une littrature raliste , contre une littrature de pure fiction , c'est--dire de mauvaise fiction. Puis c'est, nouveau, une dfinition de la littrature en gnral : toute littrature serait raliste, d'une faon ou d'une autre, reprsentation de la ralit, mme et surtout lorsqu'elle donne de la ralit une image qui n'est pas celle de la perception immdiate, quotidienne, commune tous. Les rivages du ralisme peuvent alors s'loigner l'infini.

    Mais l'ide du ralisme n'est pas, on le voit, l'oppos de la fiction, elle n'en diffre pas vraiment : puisque c'est aussi l'ide d'un modle, et de sa reproduction, si complexe soit-elle. Modle ncessairement extrieur la reprsentation, au moins pendant l'instant fugitif d'une valuation, et sa norme, mme si elle s'avre parfois innommable.

    Aprs ce bref rappel, nous pouvons revenir au problme que nous avions pos. Par rapport cette problmatique idaliste classique, des analyses marxistes, si provisoires et embryonnaires soient-elles, doivent ncessairement oprer une profonde transformation critique. Notons-le, comme un simple indice, les classiques du marxisme, pas plus que Gramsci ni Brecht, qui peuvent ici nous servir de guides, n'ont jamais trait de la littrature en termes de ralisme . La catgorie de reflet, dont nous avons marqu la place dcisive dans la problmatique marxiste, ne relve pas du ralisme, mais du matrialisme, ce qui est profondment diffrent. Le marxisme ne peut dfinir la littrature en gnral par son ralisme, ou par le ralisme. Et, pour la mme raison, il ne peut dfinir la littrature en gnral comme fiction au sens classique.

    La littrature n'est pas fiction, image fictive du rel, parce qu'elle

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  • ne peut se dfinir simplement comme figuration, apparence d'une ralit. Elle est, de faon autrement complexe, production d'une certaine ralit, non pas certes (on n'insistera jamais trop sur ce point) d'une ralit autonome, originelle, mais d'une ralit cependant matrielle, et production d'un certain effet social (nous allons revenir sur ce point en conclusion). Elle n'est donc pas fiction, mais plutt production de fictions, ou mieux : production d'effets de fiction (et d'abord des moyens matriels de produire des effets de fiction).

    Corrlativement, la littrature, comme reflet d'une vie sociale donne historiquement (Mao) n'en est pas la reproduction raliste , mme et surtout lorsqu'elle se veut et se proclame telle, parce que, mme dans ce cas, elle ne peut se rduire la simplicit d'une image. Mais ce qui est vrai, c'est que le texte littraire produit un effet de ralit. Plus exactement, le texte littraire produit en mme temps un effet de ralit et un effet de fiction, privilgiant tantt l'un et tantt l'autre, interprtant l'un par l'autre et inversement, mais toujours sur la base de ce couple.

    Autrement dit, nouveau nous dcouvrons ceci : fiction, ralisme, ne sont pas tant les concepts de la production littraire, que les notions produites par la littrature. Mais ceci a de remarquables consquences : car cela signifie que le modle, la rfrence relle extrieure au discours que supposent fiction et ralisme, ne fonctionne pas ici comme point d'ancrage non littraire, non discursif, antrieur au discours (nous savons dj que cet ancrage, ce primat de la ralit pratique, est plus complexe et autre chose qu'une reprsentation ); mais il fonctionne comme un effet du discours. C'est le discours de la littrature qui induit, projette en son sein la prsence du rel sur le mode hallucinatoire.

    Comment cela est-il matriellement possible? Comment le texte peut-il affecter ainsi ce qu'il nonce, ce qu'il dcrit, ce qu'il met en scne (ou ceux qu'il met en scne) d'une marque de ralit hallucinatoire, ou, par contraste, d'une marque de fiction, s'cartant, serait-ce d'une distance infime, du rel ? Sur ce point aussi, dans le dtail de leurs analyses probantes, les travaux dont nous parlons nous fournissent les lments d'une rponse : nouveau, ils nous renvoient aux effets et aux formes du conflit linguistique fondamental.

    A propos de divers textes de la littrature franaise moderne , chaque fois soigneusement dats par rapport l'histoire de la langue commune et de la scolarisation, R. Balibar parle de production de franais fictifs . Que faut-il entendre par l? videmment pas des faux franais, lments d'une fausse langue franaise, puisque les noncs littraires figurent aussi dans un certain usage pratique de certains individus ( commencer par celui des auteurs de dictionnaires, qui n'illustrent pour ainsi dire leurs rubriques que d'exemples littraires). Il ne s'agit pas non plus simplement des franais (des discours franais, des usages de la langue franaise, des formes lexicales et syntaxiques franaises) produits dans une fiction, en ce sens par exemple que les personnages d'un rcit, eux-mmes fictifs, tiendraient des discours fictifs dans une langue fictive. Mais il s'agit des noncs qui s'cartent toujours, par un ou plusieurs traits pertinents, de ceux qui sont changs dans la pratique, en dehors du discours littraire, mme s'ils sont tous syntaxi-

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  • quement corrects : parce que ce sont des formations de compromis linguistiques entre des usages socialement contradictoires, dans la pratique, et donc, de faon tendancielle, mutuellement exclusifs. Mais, dans ces formes de compromis, il y a ncessairement place pour la reproduction, plus ou moins trahie, mais reconnaissable, du franais simple , du franais commun , du franais tout court , bref du franais qui est enseign l'cole primaire comme pure et simple expression de la ralit . On en trouvera, dans le livre de R. Balibar, de nombreux exemples, qui parleront immdiatement chacun, rveillant ou ravivant des souvenirs gnralement refouls. C'est cette prsence, et cette reproduction, qui produisent dans le texte, s'agissant d'un personnage qu'on dcrit ou qu'on fait parler, ou s'agissant de ce que l'auteur prend son compte sans se nommer, un effet de naturel , un effet de ralit , ft-ce par une seule phrase, nonce comme en passant. Tout autre nonc apparat alors par comparaison comme discutable , comme rflchi dans une subjectivit; mais il faut pour cela que figurent d'abord dans le texte de tels noncs qui apparaissent objectifs : ce sont eux qui constituent dans le texte mme la rfrence hallucinatoire une ralit dont on s'approche, ou dont on s'loigne.

    Revenons alors, d'un dernier mot, la question initiale : la littraires, ou plutt les textes littraires produisent un effet idologique d'identification, que Brecht, grce aux conditions privilgies d'une pratique matrialiste et rvolutionnaire du thtre, est le premier avoir dsign par son concept. Mais il n'y a d'identification que d'un sujet un autre sujet (ventuellement soi : Madame Bovary, c'est moi , exemple toujours cit, sign Gustave Flaubert). Il n'y a de sujet que par l'interpellation de l'individu en sujet par un Sujet qui le nomme, comme le montre Althusser ( tu es Un tel, et c'est toi que Je m'adresse : Hypocrite Lecteur, mon semblable, mon frre , autre exemple toujours cit, sign Charles Baudelaire). La littrature, dans le fonctionnement interminable de ses textes, ne cesse de produire des sujets, de les mettre au jour et au monde. Et nous disons, de faon volontairement paradoxale sur le mme plan : elle ne cesse de transformer sa faon des individus (rels) en sujets, et de doter des sujets d'une individualit quasi relle, hallucinatoire. Pour produire des sujets (des personnes et des personnages ), il faut, selon le mcanisme fondamental de toute l'idologie bourgeoise, les opposer des objets , c'est--dire des choses, les prsenter dans et contre un monde de choses relles , la limite hors de lui, mais toujours en rapport avec lui. L'effet de ralisme est la base de cette interpellation qui fait vivre les personnages ou simplement les discours, et qui provoque des lecteurs prendre parti sur les conflits littraires comme ils prendraient parti sur des conflits rels, bien qu'avec moins de risques. Il est la terre sur laquelle foisonnent les sujets , que nous avons dj nomms : l'Auteur et son Lecteur, mais aussi l'Auteur et ses Personnages et donc le Lecteur et ses Personnages, par la mdiation de l'Auteur. L'Auteur identifi ses Personnages, ou identifi au contraire quelqu'un de leurs Juges, et de mme pour le Lecteur. Et donc l'Auteur, le Lecteur, les Personnages face leurs communs Sujets abstraits : Dieu, ou l'Histoire, ou le Peuple, ou l'Art.

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  • La liste n'est pas close, ni clturable : c'est, par dfinition, le travail de la littrature de l'allonger et de la varier indfiniment.

    2.3. L'effet esthtique littraire comme effet de domination idologique

    L'analyse (thorie, critique, science, etc.) de la littrature s'est toujours donn pour objet, soit, dans une perspective spiritualiste, l'essence des uvres et des Auteurs, ou mieux encore, l'essence de l'uvre (d'Art) et de l'criture, transcendantes l'histoire, mme et surtout lorsqu'elles en apparaissent comme l'expression privilgie; soit, dans une perspective positiviste, mais toujours idaliste, l'ensemble des faits littraires, donnes prtendues objectives et documentaires, allant du matriau biographique et stylistique ces faits gnraux que sont les lois des genres, des styles, des poques... D'un point de vue matrialiste, on parlera plutt d'analyser les effets littraires (ou plus explicitement les effets esthtiques littraires) : effets irrductibles , l'idologie en gnral , prcisment dans la mesure o ce sont des effets idologiques singuliers, parmi d'autres (religieux, juridiques, politiques, etc.), dont ils dpendent et dont ils diffrent.

    Un tel effet doit donc finalement tre dcrit un triple niveau, selon les trois aspects d'un mme procs social et de ses formes historiques successives : comme produit sous des rapports matriels dtermins; comme un moment du procs de reproduction de l'idologie dominante; et par consquent en lui-mme comme effet de domination idologique. Montrons-le brivement.

    L'effet littraire est produit socialement dans un procs matriel dtermin : c'est le procs de constitution, c'est--dire de fabrication et de composition des textes; autrement dit, c'est le travail littraire. De ce travail, l'crivain n'est ni le crateur absolu, auteur des conditions mmes auxquelles il est soumis (avant tout, on l'a vu, certaines contradictions objectives dans l'idologie) ni, l'inverse, le support transparent et inessentiel, travers qui se manifesterait en ralit la puissance anonyme d'une inspiration, ou celle d'une histoire, d'une poque, voire d'une classe (ce qui au fond revient au mme). Mais il est un agent lui-mme matriel, install une certaine place intermdiaire, dans des conditions qu'il ne cre pas, soumis des contradictions que par dfinition il ne matrise pas, par une certaine division du travail sociale, caractristique de la superstructure idologique de la socit bourgeoise, et qui l'individualise.

    L'effet littraire est produit comme effet complexe : non seulement, on l'a vu, parce que son principe est la rsolution imaginaire d'une contradiction dans l'lment d'une autre contradiction, mais parce que l'effet produit est la fois et indissociablement la matrialit du texte (l'agencement de ses phrases), et sa reconnaissance comme texte littraire , sa reconnaissance esthtique . En d'autres termes, c'est la fois un rsultat matriel et un effet idologique particulier, ou plutt c'est la production d'un rsultat matriel sous un effet idologique particulier, qui l'investit inextricablement. C'est (peu importe au fond la terminologie, qui n'enregistre que des variantes) la reconnaissance du texte dans son caractre de charme , de beaut , de vrit , de sens , de

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  • valeur , de profondeur , de style , d' criture , d' art , etc. C'est finalement la reconnaissance du texte tout court, puisque, dans notre socit, seul le texte littraire vaut comme texte en soi, absolument, rvlateur de sa propre forme, tandis que, rciproquement, tout texte, ds lors qu'il parat crit , vaut comme texte littraire . Et cette reconnaissance inclut toutes les modalits indissociables historiquement de la lecture des textes : lecture gratuite , pour le seul plaisir des lettres, lecture critique du commentaire plus ou moins thorique, plus ou moins scientifique de leur contenu et de leur forme, de leur signification et de leur criture, de leur textualit (nologisme rvlateur!) et la base de toutes ces lectures : la lecture-explication de textes scolaire, qui conditionne toutes les autres.

    De ce fait, l'effet littraire n'est pas seulement produit dans un procs dtermin, mais il s'insre dans un procs de reproduction d'autres effets idologiques; il n'est pas seulement effet de causes matrielles, mais il est effet sur des individus socialement dtermins, qui les contraint matriellement , traiter les textes littraires d'une certaine faon. Autrement dit, l'effet littraire, comme effet idologique, n'est pas simplement du domaine de la sensation , du sentiment ou du jugement esthtiques, donc des ides esthtiques et littraires, mais il engage un comportement pratique, les rituels actifs de la consommation littraire et de la pratique culturelle .

    Voil pourquoi il est possible (et ncessaire) dans l'analyse de l'effet littraire produit en mme temps que le texte et par le moyen du texte, de traiter exactement sur le mme pied aussi bien 1' auteur que le lecteur . Aussi bien le projet de l'auteur, tel qu'il s'nonce, soit dans le texte lui-mme (intgr sa faade narrative), soit ct du texte (dans des dclarations d'intention, voire dans les motivations inconscientes que va rechercher une psychanalyse des auteurs et des uvres), que les interprtations, les critiques et les commentaires que le texte suscite chez ses lecteurs plus au moins savants.

    Il importe peu de savoir si les interprtations traduisent ou non ce qu'est rellement le projet de l'auteur (puisque le projet de l'auteur n'est pas la cause des effets de son texte, mais l'un de ces effets). Prcisment, les interprtations et les commentaires manifestent au grand jour l'effet esthtique (littraire). Est littraire le texte reconnu comme tel, et il est reconnu comme tel prcisment dans le temps et dans la mesure o il provoque pratiquement des interprtations, des critiques, des lectures . Ce pourquoi un texte peut trs bien cesser rellement d'tre littraire, ou le devenir dans des conditions qui d'abord n'existaient pas.

    Freud est le premier , avoir suivi cette dmarche lorsque, dans son analyse du travail du rve, et plus gnralement dans sa mthode d'analyse des formations de compromis de l'inconscient, il dfinit ce qu'il faut entendre par texte du rve : Freud n'attache pas d'importance la restitution, de faon close, isole, du vritable texte manifeste d'un rve; de toute faon il n'y accde que par l'intermdiaire d'un rcit du rve qui est dj une transposition, dans laquelle, par ses effets de dplacement, de condensation, de figuration, le refoulement continue de jouer. Aussi considre-t-il que le texte du rve, objet d'analyse et d'expli-

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  • cation en mme temps que moyen, par ses contradictions mmes, de sa propre explication, c'est non seulement le texte manifeste initial, le rcit du rveur, mais aussi toutes les associations libres (c'est--dire, on le sait, les associations contraintes, imposes par le conflit psychique inconscient), les penses latentes auxquelles le rcit du rve (ou plus gnralement le symptme) peut servir de prtexte et qu'il suscite.

    De la mme faon, le discours critique, le discours de l'idologie littraire, commentaire perptuel de la beaut et de la vrit des textes littraires, est la suite des associations libres (en ralit contraintes, et prdtermines) qui dveloppent et ralisent les effets idologiques du texte littraire. Il faut les considrer, dans une explication de texte matrialiste, non pas comme au-dessus du texte, comme les approches de son explication, mais au mme niveau que lui, ou plus exactement, au mme niveau que sa faade narrative, soit figure, allgorique de certaines notions gnrales (comme dans le roman, l'autobiographie), soit directement abstraite , non figurative (comme dans l'essai moral et politique), dont ils constituent le prolongement tendanciel. Indpendamment de toute question d'individualit de 1' auteur et du lecteur ou du critique , ce sont en effet les mmes conflits idologiques, rsultant en dernire analyse des mmes contradictions historiques, ou de leurs formes transformes, qui produisent la forme du texte et celle de ses commentaires.

    Nous avons ici l'indice de la structure du procs de reproduction dans lequel est insr l'effet littraire. Quelle est en effet la matire premire du texte littraire (mais matire premire qui apparat toujours dj transforme par lui)? Ce sont des contradictions idologiques qui ne sont pas spcifiquement littraires, mais politiques, religieuses, etc. : en dernire analyse ralisations idologiques contradictoires de positions de classe dtermines dans la lutte des classes. Et quel est 1' effet du texte littraire (du moins, nous allons y revenir, sur ceux des lecteurs qui le reconnaissent comme tel pratiquement, c'est--dire essentiellement ceux des classes dominantes cultives)? C'est de provoquer d'autres discours idologiques, qui peuvent eux-mmes, l'occasion, tre reconnus comme littraires, mais qui sont le plus souvent de simples discours esthtiques, moraux, religieux et politiques, o se ralise l'idologie dominante.

    Nous pouvons donc dire que le texte littraire est Voprateur d'une reproduction de l'idologie dans son ensemble. Autrement dit, il provoque, par l'effet littraire qu'il supporte, la production de nouveaux discours, o se ralise toujours (sous des formes constamment varies) la mme idologie (avec ses contradictions). Il permet des individus de s'approprier l'idologie et de s'en faire les libres porteurs, voire les libres crateurs. Le texte littraire est un oprateur privilgi de ce rapport pratique des individus l'idologie dans la socit bourgeoise, qui assure sa reproduction : dans la mesure mme o il provoque le discours idologique partir de son propre contenu, toujours dj investi sous l'effet esthtique, dans la forme de l'uvre d'art, ce discours n'apparat pas comme impos mcaniquement, rvl ( la faon d'un dogme religieux) des individus qui devraient le rpter fidlement : mais

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  • comme propos l'interprtation, la variation slective, et finalement l'appropriation subjective, personnelle, des individus. C'est un oprateur privilgi de l'assujettissement idologique dans la forme critique et dmocratique de la libert de pense 9 .

    Dans ces conditions, l'effet esthtique est toujours aussi un effet de domination : assujettissement des individus l'idologie dominante, et domination de l'idologie de la classe dominante.

    C'est donc, ncessairement, un effet ingal, qui n'est pas produit uniformment sur les individus, surtout qui n'est pas produit de la mme faon par rapport des classes sociales diffrentes et antagonistes. Assujettissement doit s'entendre aussi bien par rapport la classe domine qu' la classe dominante, mais en deux sens diffrents. Formellement, la littrature, comme formation idologique ralise dans la langue commune, est offerte et destine tous, et ne distingue entre ses lecteurs que d'aprs la varit de leurs gots, de leur sensibilit naturelle ou acquise. Mais pratiquement, assujettissement signifie tantt, pour les membres de la classe dominante cultive, l'acquisition d'une libert de penser dans l'idologie, une soumission vcue et pratique comme une matrise plus ou moins tendue. Tantt, pour ceux qui appartiennent aux classes exploites de travailleurs manuels , ou mme d'ouvriers qualifis et d'employs, de ces Franais qui, selon les statistiques officielles, ne lisent jamais, ou rarement, et ne trouvent dans la lecture que la confirmation de leur infriorit, assujettissement signifie domination et refoulement, par le discours littraire, d'un discours jug fruste et fautif , impropre l'expression complexe des ides et des sentiments.

    Ce point est essentiel pour notre analyse : il importe en effet de montrer que cette diffrence ne s'tablit pas aprs coup, comme une simple ingalit de lecture et de consommation, conditionne par d'autres ingalits sociales; elle est implique dans la production mme de l'effet littraire, et matriellement inscrite dans la construction de son texte.

    Mais, dira-t-on, comment comprendre que, dans la structure du texte littraire, soit impliqu non seulement le discours de ceux qui pratiquent effectivement la littrature, mais aussi et surtout le discours de ceux qui l'ignorent, et qu'elle ignore; non seulement, selon un jeu de mots, un double usage profondment rvlateurs, le discours de ceux qui crivent (des livres) et les lisent , mais le discours de ceux qui ne sauraient le faire, puisque tout simplement ils savent lire et crire ? On ne peut le comprendre qu'en restituant et en analysant, sa place dterminante, le conflit linguistique qui produit le dtail mme du texte littraire, et qui oppose deux usages antagonistes, ingaux, et cependant insparables de la langue commune : d'un ct, prcisment, le franais littraire , celui qui s'apprend dans l'enseignement secondaire et suprieur, de l'autre le franais simple , commun , qui, bien loin d'tre spontan, s'apprend lui aussi, l'cole primaire. L'un n'est simple

    9. On peut suggrer qu'il n'y a pas de littrature religieuse proprement dite, du moins pas avant l'poque bourgeoise, avant que la religion ait tre inculque comme une forme subordonne et contradictoire de l'idologie bourgeoise elle-mme. Au contraire, la littrature comme telle, et l'idologie esthtique, jouent un rle dcisif dans la lutte contre la religion, idologie de la classe fodale dominante,

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  • que par son rapport ingal l'autre, qui, de ce seul fait, est littraire : c'est ce que prouve l'analyse compare, et historique, de leurs formes lexicales et (plus encore) syntaxiques, que R. Balibar est l'une des premires tudier systmatiquement.

    En d'autres termes, si la littrature peut et doit, dans l'tat actuel des choses, servir l'cole primaire de moyen pour fabriquer et en mme temps dominer, cantonner et refouler le franais simple des classes domines, c'est la condition que le franais simple soit lui-mme prsent dans la littrature, comme l'un des termes de sa contradiction constitutive, plus ou moins dform et masqu, mais aussi ncessairement trahi et exhib dans des reconstructions fictives. Et c'est, fondamentalement, parce que le franais littraire, ralis dans les textes littraires, est la fois, tendanciellement distingu de la langue commune (et oppos elle), et interne son procs de constitution et d'volution historique, ds lors que, par une ncessit matrielle du dveloppement de la socit bourgeoise, ce procs passe par la scolarisation gnralise. Voil pourquoi nous pouvions, d'emble, affirmer que l'usage de la littrature l'cole, la place de la littrature dans la scolarisation, n'est que l'envers de la place de la scolarisation dans la littrature, et que c'est ainsi la structure mme et le rle historique de l'appareil idologique d'tat actuellement dominant qui est la base de la production des effets littraires. Voil pourquoi nous pouvions, d'emble, dnoncer dans la prtention de l'crivain et des lecteurs cultivs s'lever au-dessus du simple exercice scolaire, et s'en vader, la dngation mme de leur pratique relle.

    L'effet de domination que ralise la production littraire suppose ainsi la prsence, intrieure l'idologie dominante elle-mme, de l'idologie domine : elle suppose la ractivation continuelle de la contradiction, avec le risque idologique qui en rsulte; elle vit de ce risque mme, qui est la cause efficace de sa puissance. Voil pourquoi, dialectiquement, l'oprateur de la reproduction idologique, dans la socit bourgeoise, dmocratique, passe tendanciellement par les effets du style littraire, par les formations de compromis linguistiques. Dans le texte littraire (et dans l'effet littraire qu'il produit), qui opre la reproduction de l'idologie de la classe dominante comme idologie elle-mme dominante, la lutte de classes n'est pas abolie : elle peut toujours, dans de nouvelles conditions matrielles, tre reprise et dveloppe, et conduite sur les positions de la classe exploite, jusqu'alors domine idologiquement aussi.

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    InformationsAutres contributions des auteursEtienne BalibarPierre Macherey

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    Plan1 . Les thses marxistes sur la littrature et la catgorie du reflet 1.1. Une esthtique marxiste est-elle possible ?1.2. La catgorie matrialiste du reflet1.3. La littrature comme forme idologique

    2. Le procs de production des effets esthtiques littraires2.1. La complexit spcifique des formations littraires : contradictions idologiques et conflits linguistiques2.2. Fiction et ralisme : le mcanisme de l'identification littraire2.3. L'effet esthtique littraire comme effet de domination idologique