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  • Etienne BALIBAR

    Europe, une mdiation vanouissante

    Ce texte est la version franaise augmente et corrige de la premire des Mosse Lectures pour lanne 2002-2003, donnele 21 novembre 2002 lUniversit Humboldt de Berlin (Institut de Littrature allemande). Les Mosse Lectures ont tinstitues en 1997 en lhonneur de lhistorien amricain dorigine allemande George Mosse, hritier dune grande familledditeurs berlinois, contraint lexil par la lgislation antijuive en 1933, devenu ensuite professeur lUniversit de Madison,Wisconsin, et lUniversit hbraque de Jrusalem.

    Linvitation que ma adresse lUniversit Humboldt donner la premire des Mosse Lectures pour cette anne est un honneur auquel je suis

    extrmement sensible. Luvre de George Mosse, hlas mal connue en France, est celle dun matre de lanthropologie historique et politique. Ses travaux sur

    les communauts de nation, de race et de sexe, en partie suscits par lexprience quil avait faite avec sa famille de la catastrophe europenne du XXe sicle

    avant de poursuivre sa carrire aux Etats-Unis et en Isral, sont mes yeux incontournables.

    Cest en citant un autre tmoin de cette catastrophe que je voudrais engager devant vous ces considrations sur les incertitudes de lidentit politique

    europenne au dbut du XXIe sicle. On sait que la rflexion sur cette exprience tragique a conduit Thomas Mann un retournement spectaculaire de ses

    engagements et de ses convictions. En 1918, dans les Considrations dun apolitique (Betrachtungen eines Unpolitischen), il avait rejet la politique

    avec la dmocratie au nom de lopposition entre la conception allemande dune culture spiritualiste et la conception franaise dune civilisation

    intellectualiste. Mais en 1939, aprs avoir lanc le clbre appel Achtung Europa ! ( Europe, prends garde toi ! ) au Comit de coopration

    intellectuelle , il renverse la signification de cette identit entre politique et dmocratie : face au projet dhgmonie nationale et mondiale du nazisme, la

    politique dmocratique est plus quune obligation, cest une contrainte (Zwang zur Politik), labstentionnisme est un suicide de lesprit dont lhumanit et les

    peuples qui la composent paieraient le prix fort. Notons quil aura fallu lpreuve de lexil et de la traduction (des langues, des cultures), le dcentrement

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  • ou la dlocalisation de la pense, pour que surgisse, chez lui comme chez dautres, cette conscience aigu de lappartenance rciproque entre le travail

    intellectuel, lart et lengagement politique.

    Dirons-nous quaujourdhui, tandis que rsonnent nouveau les bruits dune guerre opposant des cultures ou des civilisations , la tentation de

    lapolitisme guette les intellectuels ? Si ctait le cas, il ne manquerait certes pas non plus dexceptions. Et pourtant quelque chose comme un sentiment

    dimpuissance et de dsespoir y contribue manifestement. Pourquoi ce sentiment ? Jen verrai la cause, dabord, dans limpression qui est la ntre qu

    lpoque de la mondialisation la complexit des processus conomiques, sociaux et historiques chappe la dcision et au dbat collectifs (ce qui fait

    prcisment que les conflits dbouchent sur des catastrophes) ; ensuite dans la conviction rpandue (et mme encourage par quelques grands intellectuels du

    sicle dernier : mais peut-tre les a-t-on mal compris) que le domaine propre de lintervention des intellectuels est lexpertise spcialise, ce qui conduit en

    pratique revenir de lintellectuel organique lintellectuel subalterne , puisque les questions globales et le discours de luniversel ne dboucheraient

    que sur lopinion et le bavardage mdiatiques. Rptons-le, les exceptions ce nihilisme sont clatantes : il y a toujours des artistes, des crivains, des

    savants, des philosophes qui parlent et agissent en commun en Europe et dans le monde entier. Beaucoup plus largement quautrefois mme, tmoin la force

    et le retentissement de certaines voix dAsie, dAfrique, dAmrique latine, du Moyen Orient. Reste une incertitude profonde quant aux possibilits de

    recrer, lchelle de la mondialisation , une fonction sociale pour lintelligence prise dans toute sa gnralit.

    Je nai pas de solution toute prte cette aporie, mais si je suis ici, cest que je veux plaider en faveur du droit et du devoir des intellectuels de

    dbattre publiquement des urgences de la politique, avec leurs armes propres, en rejetant toute tentation dapolitisme. En mme temps, je voudrais tenir

    compte des raisons qui induisent cette tentation, auxquelles il faut ajouter le malaise quils ressentent lgard de leur propre identit culturelle, la difficult

    quils prouvent dfinir la place o ils se trouvent et donc la position do ils parlent et crivent, et qui leur permet le cas chant de cooprer entre

    eux. Ma conviction personnelle est que cette place, plus que jamais, est celle de gens du voyage , se dplaant par le corps autant que par lesprit, et

    dabord pour tenir compte des effets de la trans-nationalisation de la culture, qui est assurment le contraire mme dune uniformisation. Nous ne pouvons

    plus en rester ce que Michel Foucault a nomm le doublet empirico-transcendantal cest--dire la figure traditionnelle dun intellectuel doublement

    immobilis, ancr dun ct dans sa nation, son idiome, son alma mater, de lautre dans la communaut idale de lhumanit. Et, si prcieuse quen soit la

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  • ressource, nous ne pouvons pas non plus entretenir lillusion quInternet et laccs quil fournit un systme unifi de communication des donnes, des

    informations et des opinions rsoudra techniquement le problme de la constitution dune sphre publique mondialise. Notre singularit comme notre

    universalit sont appeles prendre des figures plus complexes, des figures intermdiaires, dialogiques, voire transfrentielles. Cest pour rechercher ces

    figures quil faut nous exposer sans rserve aux alas et aux risques de la conjoncture, qui excluent par dfinition toute certitude prtablie.

    Je parle donc en tant quintellectuel europen. Cest me semble-t-il ce titre quaujourdhui nous voyageons dans le monde et que dautres nous

    adressent leurs questions, demandes, objections. Mais pourquoi le cacher ? je trouve que nous nexerons pas suffisamment notre capacit de traverser les

    frontires, de traduire ce qui peut ltre et mme ce qui ne peut pas ltre (Derrida dit juste titre quon ne traduit jamais, au fond, que lintraduisible), en

    bref que nous ne contribuons pas assez activement lmergence de la citoyennet europenne. Nous ne nous comportons pas encore comme les citoyens

    dune Europe de la pense et de lengagement (et non seulement de la monnaie, des polices ou de la dfense). Mais cela tant dit, les catgories de

    citoyennet europenne , de culture europenne , d intellectuels europens sont videmment restrictives. Cest peu dire quelles ne garantissent

    par elles-mmes aucun accs luniversalit : il est vident quelles comportent une unilatralit intrinsque, un biais dont il faudra bien tenir compte au

    moment de discuter du problme que pose un certain unilatralisme . Jy reviendrai en conclusion : il nexiste rien de tel, dcidment, quun point de vue

    synoptique, universel dans sa singularit mme, permettant de dterminer a priori les caractres du temps prsent et dune politique juste. Ni le point de vue

    de lEmpire mondial, ni celui de telle ou telle nation, ni celui de la multitude de ses adversaires, ni celui de telle ou telle rgion du monde ne peuvent se

    prsenter comme tels. Cela ne veut pas dire que nous soyons condamns rester enferms dans la particularit des intrts et des croyances. Cela veut dire

    que luniversalit qui pour nous fait corps avec lide mme de la politique et la mission de lintellectuel doit rsulter dune construction pratique. Il faut sen

    approcher autant que possible travers lpreuve de la rencontre et du conflit. Et pour cela il faut que nous prtions une oreille elle-mme critique aux

    objections et aux demandes qui nous viennent dautres parties du monde : lEst, au Sud et lOuest.

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  • Voix dAmrique

    Mon point de dpart, ce soir, ce seront certains appels qui nous parviennent aujourdhui en tant que nous sommes europens . Plus insistants,

    semble-t-il, depuis le 11 septembre 2001 et lentre dans la zone des temptes. Cela nous flatte, et cela nous inquite. Nous y voyons la preuve que nous

    existons, et nous craignons le quiproquo.

    Les appels, autour de nous, cela ne manque pas : appels lAmrique, appels lEurope, appels aux Arabes, appels aux institutions internationales,

    appels aux peuples, la multitude mondiale, aux autorits religieuses. Appels venant de ces mmes entits, ou de leurs porte-paroles, et de quelques autres

    encore qui veulent accder la tribune : Palestiniens crass, Tchtchnes martyriss, Africains mourant du Sida et luttant contre lui. Tout cela fait une

    combinaison assez complexe. Ils demandent le soutien, la comprhension, la protection, lintervention, plus rarement la contradiction et la critique. Pour

    simplifier et par choix, je partirai des appels qui nous viennent des Etats-Unis dAmrique, appels singuliers mme sils recoupent aussi dautres voix.

    Je ne dirai quun mot des appels que lactuelle administration amricaine adresse lEurope : directement par la voix du Prsident Bush et de ses

    conseillers, indirectement au travers des discours et des crits dintellectuels comme ceux que, un moment au moins, avait rassembls lInstitute for

    American Values pour noncer dans une Lettre dAmrique (fvrier 2002) les raisons du soutien ncessaire la guerre juste en Afghanistan, o lon

    retrouvait des figures aussi diffrentes que Jean Bethke Elshtain, Francis Fukuyama, Samuel Huntington et Michael Walzer. La formulation de ces appels

    varie : de rveillez vous, le totalitarisme est l ! suivez-nous en passant par qui nest pas avec nous est contre nous (ce qui est plutt une menace

    voile quun appel). Tantt ils font rfrence aux intrts des Etats-Unis, tantt aux intrts communs, plus rarement celui des institutions et du droit

    international. Ils mettent laccent sur la lgitimit de laction ou sur son efficacit (la diplomatie implique les deux, puisquil est difficile de mettre sur pieds

    efficacement une coalition contre lennemi public si lon na pas aussi avec soi la lgitimit). Mais ils restent insparables de laffirmation dun leadership

    de la puissance hgmonique, et le plus souvent aussi dune mission unilatrale qui lui reviendrait de faire rgner la paix, la scurit et la civilisation (les

    valeurs dmocratiques ) dans le monde. Il y a l, videmment, peu de place pour lautocritique, pour lexamen des objectifs communs et des moyens de les

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  • atteindre, moins encore pour le soupon que les intrts particuliers de la puissance dominante pourraient loccasion entrer en conflit avec les intrts

    de tous quelle affirme reprsenter.

    Ne sous-estimons pas pour autant, lorsque nous cherchons expliquer ce qui fait quun tel point de vue peut tre largement admis dans le monde, et

    notamment en Europe, quil ne renvoie pas seulement lcrasante supriorit matrielle des Etats-Unis, aux moyens dintimidation dont ils disposent, mais

    la crdibilit que leffondrement du communisme et du tiers-mondisme ont confr leur idologie de la libre entreprise, et plus encore peut-tre au

    traumatisme universel qua produit lattaque du 11 septembre contre la ville cosmopolitique, la ville-monde par excellence quest New York. Les

    Etats-Unis se trouvent ainsi paradoxalement bnficier en mme temps du statut dhyperpuissance et de victime, do procdent de puissants effets

    didentification.

    Mais ce qui mintresse avant tout, ce sont dautres voix dAmrique, celles des intellectuels libraux, en ce sens que, malgr leurs divergences,

    puisque les politiques dont ils se rclament vont du socialisme au no-rpublicanisme, ils nen mettent pas moins en avant les mmes principes : le caractre

    inalinable des droits civils et judiciaires de lindividu, la responsabilit des gouvernements devant le peuple, la soumission des autorits militaires aux

    autorits civiles, la dfense du droit international. Eux aussi sadressent lEurope, lui demandant de peser sur la politique amricaine, dans son propre

    intrt comme dans celui de lAmrique et de la dmocratie. Lappel quils nous lancent est celui dune minorit critique de son propre pays, en tout cas des

    choix que lui imposent les reprsentants de la majorit, qui pourraient avoir des consquences dramatiques pour tous. Dans son principe il procde dune

    vision multilatraliste de la politique, partant de lide quau sein dun monde mondialis mme la plus grande puissance ne peut se prserver seule (moins

    encore sauver les autres), mais peut fort bien, en revanche, se perdre avec tous

    Ce sont ces voix dintellectuels dont je voudrais ici donner quelques exemples : jen ai retenu quatre, assez reprsentatifs je crois. Leurs fluctuations

    quant la nature de laide quils attendent nous intresseront autant que la force de lappel quils formulent.

    Premier exemple : Bruce Ackerman, minent constitutionnaliste et philosophe politique de Yale, qui se prsente lui-mme comme un civil

    libertarian. Dans la London Review of Books du 7 fvrier dernier, sous le titre Dont Panic, il prophtisait une srie dvnements semblables au 11

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  • septembre, et remarquait que si la raction amricaine doit faire cole, le besoin est urgent de repenser la garantie constitutionnelle des liberts civiles ()

    sinon quatre ou cinq attaques du mme genre suffiront anantir les liberts civiles en moins dun demi-sicle . Les libraux ne sauraient pourtant selon lui

    poser les droits comme des absolus intangibles : ils nentreraient pas seulement en conflit avec le sentiment collectif et les exigences de la scurit, mais ils

    laisseraient sans rponse les questions constitutionnelles que soulve toute situation de crise grave. Ackerman redoute particulirement la manipulation des

    angoisses collectives en vue de porter des atteintes durables aux liberts publiques. La notion dune guerre sans fin prvisible contre le terrorisme menace

    les liberts des Amricains aussi bien que des trangers, et met en danger lquilibre constitutionnel des pouvoirs entre le gouvernement, le Congrs et le

    pouvoir judiciaire. Seul recours ses yeux : la dfinition dun tat durgence soigneusement dlimit dans le temps et dans les pouvoirs quil confre

    lexcutif et aux organes de scurit, o la suspension de la lgalit normale demeure sous le contrle des dfenseurs de la libert nationaux et trangers.

    Et voici son appel conclusif : Dj lEurope influence politiquement cette dynamique. En refusant de livrer des suspects au gouvernement Bush, les

    Espagnols ont refroidi son ardeur pour les tribunaux militaires dexception. La nationalit franaise de Zacarias Moussaoui, souponn dtre le 20e

    terroriste du 11 septembre, a contraint lAttorney General [John Ashcroft] lenvoyer devant un tribunal civil () Mais lavenir il ne suffira pas de rsister

    ainsi aux menaces contre les liberts. Il faut que les Europens prennent linitiative de solutions constructives () avant que Londres ou Paris naient t

    elles-mmes prises pour cibles () Tout grand Etat europen qui adopterait une loi constitutionnelle encadrant rigoureusement ltat durgence lui confrerait

    par l-mme une porte mondiale et montrerait la guerre sans fin sous son vrai jour, celui dune fausse solution dlirante pour un vrai problme.

    Un tel texte est tonnant, mme si nous tenons compte de ce quil a t publi dans un journal europen. Il suggre que certaines de nos traditions

    juridiques peuvent constituer un ple de rsistance la militarisation de la politique qui menace aux Etats-Unis et au-dehors de dtruire les valeurs au nom

    desquelles a t dclare la guerre au terrorisme . Il demande lEurope de se faire le rempart du droit international pour prserver de la corruption les

    principes constitutionnels, en particulier celui de la division des pouvoirs, vitant ainsi la dmocratie de sombrer dans ltat dexception ou le coup dEtat

    permanent.

    Second exemple : Immanuel Wallerstein, le thoricien du systme-monde , crateur du Fernand Braudel Center. Dans sa confrence du 5

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  • dcembre 2001 : LAmrique et le monde : les Twin Towers comme mtaphore (publie depuis Paris dans le n 22 de la revue Transeuropennes), il

    lance lui aussi un appel aux Europens, ou plutt un appel aux Amricains couter les Europens (ce qui suppose que les Europens sexpriment).

    Rappelant que les Etats-Unis ont toujours cherch se comparer au monde entier pour se persuader de leur supriorit, il montre que le dfi lanc par Al

    Qaida la puissance amricaine est sans prcdent en ce quil matrialise pour la premire fois des sentiments anti-amricains largement rpandus dans le

    monde dans une attaque contre laquelle les Amricains sont dautant plus dmunis quelle est partie de leur propre sol. Pour lui aussi la guerre totale

    anti-terroriste qui en dcoule est susceptible daffecter durablement les institutions amricaines. Mais dans quelle mesure ? Cela dpendra de la faon dont

    les Amricains eux-mmes comprendront les fragilits de leur puissance dont ils dcouvrent soudain lexistence. Depuis que les Etats-Unis ont cess de

    dominer sans partage lconomie-monde, ils ont dploy diffrentes stratgies pour liminer leurs concurrents : containment, neutralisation, interventions ou

    encouragement la subversion, politiques de non-prolifration Or les Etats-Unis se croient eux-mmes fiables pour ce qui concerne lutilisation des

    armes de destruction massive au service de la libert , supposant linverse que toute autre puissance est susceptible de les utiliser contre celle-ci (sans

    quon puisse dceler ici de diffrence entre libert et intrt national amricain ). Pour ma part, ajoute-t-il, je ne fais confiance aucun

    gouvernement pour utiliser sagement les armes de destruction massive et je prfrerais les voir universellement interdites, mais je ne crois pas la possibilit

    dy parvenir dans le systme inter-tatique actuel. Cest pourquoi je mabstiens de mler la morale cette question Wallerstein exprime sa crainte que les

    Etats-Unis, pour rtablir lhgmonie que symbolisaient les tours du World Trade Center, ne sacrifient les idaux de libert et duniversalit qui allaient de

    pair avec elle. Pour quil en aille autrement, il faudrait que les Amricains soient capables de renoncer la promesse fallacieuse que leur fait le Prsident

    Bush de rtablir le rgne des certitudes et des scurits inbranlables, et prennent le risque de la confrontation avec le monde extrieur, la recherche dune

    civilisation dont ils ne seraient plus les porteurs exclusifs, mais qui serait construite en commun avec tous les peuples. Do lurgence de favoriser le

    dialogue des gaux entre lAmrique et lEurope (mais aussi le Canada, le Mexique, le Japon, les plus proches allis et amis des Etats-Unis,

    reprsentant en quelque sorte auprs deux le reste du monde) pour sortir du cercle de la confrontation mortelle entre terrorisme et contre-terrorisme.

    Cette position cherche refonder luniversalisme. Elle prend la forme dune dfense du multilatralisme contre la tentative des Etats-Unis de pallier

    leur dclin conomique relatif en usant dune hgmonie militaire encore sans rivale, bien que celle-ci soit apparue vulnrable aux menaces qui surgissent de

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  • lintrieur du systme (mais lon peut se demander o carrte lintrieur, puisque le systme englobe aussi les innombrables intrts vitaux des

    Etats-Unis dans le monde). La tche des progressistes est alors de rsister la fois au Bhmoth et au Lviathan , cest--dire aux forces de la

    subversion nourrie dintgrisme religieux et, symtriquement, la violence lgitime monopolise lchelle mondiale par une seule superpuissance. Il faut

    travailler la reconstitution dun quilibre multipolaire entre les forces mondiales, quelles soient de caractre national ou post-national. Cest pourquoi,

    dans son intervention la confrence anti-mondialisation de Porto-Alegre de janvier 2002, Wallerstein a pris position pour lUnion Europenne : mme

    sil sagit aussi dune puissance imprialiste exploitant une partie du monde (Afrique notamment), elle nen reprsente pas moins la possibilit de tenir

    en respect la surpuissance amricaine. Car, comme disait Mao, il y a contradiction (principale) et contradiction (secondaire)

    Troisime exemple : Timothy Garton Ash, lhistorien anglais spcialiste de lEurope de lEst, directeur du Centre dEtudes Europennes dOxford,

    mais aussi chercheur la Hoover Institution de Stanford. Dans un article du New York Times du 9 avril 2002, prcisment intitul Du danger de lexcs de

    pouvoir (The Peril of Too Much Power), il note que la question quon se pose dans le monde daujourdhui nest plus, comme au XXe sicle, de savoir ce

    quil faut penser de la Russie mais ce quil faut penser de lAmrique. Rcusant limage caricaturale dune Amrique comme concentr des traits

    imprialistes du capitalisme, surtout sil sagissait de lui opposer une Europe vertueuse, il affirme dabord sa diversit et ses contradictions propres. Evoquant

    la puissance universelle de limaginaire amricain ( que nous ayons grandi Bilbao, Pkin ou Bombay, nous avons tous New-York en tte ), il suggre

    aussi que lexistence dune culture amricaine est indiscutable, alors que celle dune culture europenne est beaucoup plus problmatique. Mais, prenant

    comme exemple la politique amricaine au Moyen-Orient (o la perspective dune attaque contre lIrak devient chaque jour plus vraisemblable, grosse de

    consquences inquitantes en labsence notamment de tout rglement du conflit Isralo-Palestinien), il pose que le problme est lexcs de puissance militaire

    des Amricains dans le monde ( sans quivalent depuis lEmpire romain ) dont rien de bon ne peut rsulter, soit quils sen servent, soit quils se

    dsengagent. Tout pouvoir veut un contre-pouvoir, ou alors il devient destructeur. Or les contre-pouvoirs internes ici ne suffisent plus. Qui peut donc

    quilibrer la puissance amricaine ? Les Nations Unies, les organisations non-gouvernementales ont du bon, mais elles ne suffisent pas non plus. A mon avis il

    ny a que lEurope puissance conomique gale celle des Etats-Unis, groupe dEtats bnficiant dune longue exprience diplomatique et militaire,

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  • lUnion Europenne () est en train dacqurir peu peu la consistance voulue. Il y a un obstacle pourtant : le foss ne cesse de se creuser entre la

    capacit militaire europenne et celle des Etats-Unis . Do la tche complexe qui attend les Europens : refaire de lEurope une puissance militaire,

    accrotre son autonomie sans pour autant dvelopper lanti-amricanisme, en cherchant la concertation (partnership) plutt que la rivalit Les Amricains

    selon Garton Ash nont aucun intrt vritable demeurer seuls dans le rle de lhyperpuissance.

    Dernier exemple : Edward Said. On sait que le professeur de Columbia, dorigine palestinienne, auteur du best-seller sur Lorientalisme (1978) et

    de Culture et imprialisme (1993), est aussi un chroniqueur rgulier dans la presse anglaise, gyptienne et amricaine. Dans lun de ses derniers articles,

    Europe ou Amrique (Europe versus America, paru dans Al-Ahram Weekly du 14-20 novembre 2002), il rapporte une srie de diffrences culturelles

    frappantes entre les Etats-Unis et lEurope, dcouvertes loccasion de ses sjours en Angleterre, et qui ne sont pas sans consquences politiques : en

    particulier le caractre beaucoup plus enracin du fondamentalisme chrtien aux Etats-Unis. Les fanatiques chrtiens aux Etats-Unis forment le cur de

    llectorat de George Bush, un bloc sans rival de 60 millions dlecteurs. Cest de la convergence entre ce fondamentalisme et le no-conservatisme des

    valeurs amricaines systmatis lpoque de la Guerre Froide que procdent aujourdhui la bonne conscience unilatraliste , la politique

    dintimidation qui menace le monde entier, et la prtention lexercice dune mission divine qui alimente paradoxalement lantismitisme profond ( tous ces

    fondamentalistes chrtiens, en particulier les Baptistes du Sud, croient fermement quil faut renvoyer tous les Juifs du monde en Isral de faon prparer le

    retour du Messie la fin des temps ) aussi bien que la recherche dune confrontation avec le monde arabe ennemi dIsral. Rien de tout cela nexisterait au

    mme degr en Europe, o le pouvoir rel, moins corrompu, serait aussi relativement mieux contrl par les citoyens. Cest pourquoi lEurope et notamment

    la gauche europenne aurait du monde une vision moins manichenne que les Amricains, du moins lorsquelle nessaie pas de se faire encore plus

    amricaine queux (cest le cas troublant de Tony Blair, dont Said se persuade nanmoins quil constitue aux yeux de beaucoup de ses compatriotes une

    aberration, un Europen qui a dcid de changer didentit ). Jaimerais bien savoir cependant, conclut Said, quand lEurope prendra conscience

    delle-mme et se dcidera assumer le rle de contrepoids que lui dictent sa taille et son histoire. Dici l la guerre approche inexorablement.

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  • Contradictions et illusions

    Cet appel lEurope qui nous vient des intellectuels amricains (et dautres parties du monde, mme si ce nest pas exactement dans les mmes

    termes : il faudrait chaque fois une analyse spcifique), nous ne saurions y rester insensibles. Il est bien vrai quil touche notre intrt commun. On voit

    aussi que tous ces textes, en dpit des engagements diffrents de leurs auteurs, ont comme un air de famille . Force est pourtant de se demander si leurs

    demandes ne sont pas contradictoires, et sils nont pas substitu une Europe imaginaire lEurope relle.

    Je ninsisterai pas sur ce qui est vident, savoir que certains libraux amricains se soucient surtout de lavenir de la dmocratie amricaine (ou

    partagent lide que les Etats-Unis sont depuis toujours le modle de la dmocratie, le pays o son sort se joue), tandis que dautres adoptent un point de vue

    plus global (allant jusqu poser que cest de la faon dont les Etats-Unis traitent les valeurs dmocratiques dans le reste du monde que dpend leur

    capacit la faire vivre chez eux). Plus frappante est la faon dont ces voix se situent et nous situent par rapport aux grandes divisions du monde daprs la

    guerre froide. Tandis que les unes nous demandent dtre pleinement occidentaux , les autres nous demandent de faire clater la fausse unit du monde

    occidental, et de creuser la diffrence entre loccidentalisme amricain et lidentit europenne (ne serait-ce que pour pousser lAmrique tenir un plus

    grand compte de la composante europenne de son identit). Dautres encore voient dans lEurope lintermdiaire potentiel dune grande ngociation

    laquelle il faudra en venir un jour : celle qui met en prsence lEmpire amricain et ses autres vritables, les peuples et cultures du Sud et de lEst, de la

    Mditerrane, du Tiers-Monde. Ce sont l de considrables diffrences, sinon des contradictions, qui trouvent leur cho chez nous.

    Plus frappante encore est la tension qui, des titres divers, habite ces discours entre deux faons de formuler lappel lEurope : comme demande de

    rquilibrage et de contrepoids la puissance amricaine, ou comme demande de mdiation dans le conflit des civilisations auquel, dsormais,

    lAmrique a dcid de se vouer. La premire formulation sinscrit dans une logique stratgique de rapports de forces, qui tend trouver son ultima ratio

    dans le rapport des forces militaires, et dans la faon de sen servir. Si elle sadresse lEurope, plutt qu la Russie, au Japon ou la Chine, cest sans doute

    que ses auteurs oprent une sorte de transfert de lAmrique sur lEurope : ils comptent virtuellement sur elle pour retrouver cette combinaison idale de la

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  • force et du droit dont lAmrique semble sloigner. La seconde formulation sinscrit dans une logique dinfluences morales et sociales, qui nexclut pas les

    considrations de puissance, mais les subordonne un processus plus gnral de transformation culturelle. Ici le fait que lEurope soit spare des Etats-Unis

    par une dnivellation de puissance militaire apparemment infranchissable nest pas ncessairement un handicap, mais la question qui se pose est de savoir si

    elle reprsente bien cette alternative laquelle on aspire. Multilatralisme ne veut pas dire exactement la mme chose dans ces deux perspectives. Alors

    que la premire est compatible avec une confrontation entre des isolationnismes inverses (comme celui que, plus ou moins bon droit, on a reproch

    lactuel gouvernement allemand loccasion de la campagne lectorale, o il a annonc par avance son refus de participer des oprations militaires en

    Irak), la seconde suppose que la possibilit mme de lisolement est aujourdhui anachronique, entre allis et mme entre adversaires : la ralit cest non pas

    un droit dingrence mais un fait de lingrence ou de linterpntration, dont il nous appartient seulement dorganiser les modalits et de chercher

    diriger les effets.

    Il serait intressant de discuter la faon dont certaines voix europennes officielles ou non ont rpondu ces demandes. Je pense en particulier aux

    dclarations du Commissaire europen Chris Patten. Mais il est encore plus intressant de sattacher la faon dont, en Amrique mme, elles ont t

    promptement disqualifies. Le texte le plus frappant cet gard est ltude publie en Juin-Juillet 2002 dans Policy Review par lexpert du Carnegie

    Endowment for International Peace, Robert Kagan, laquelle la presse des deux cts de lAtlantique a fait un large cho. Prenant pour cible une opinion

    europenne dont les positions correspondraient prcisment ce quappellent de leurs voeux les libraux amricains, Kagan crit que les Europens croient

    tre en route pour un dpassement des rapports de puissance dans un monde autosuffisant de lois et de rglements, de ngociation et de coopration

    transnationale. LEurope serait entre par la pense dans un paradis post-moderne , ralisation du rve kantien de la paix perptuelle . Au contraire,

    les Etats-Unis continuent de patauger dans la boue de lhistoire, exerant leur puissance dans le monde hobbesien de la guerre de chacun contre chacun o

    lon ne peut jamais se fier aux rgles internationales, o la scurit et linstitution dun ordre libral continuent de dpendre de lusage de la force militaire .

    Do proviendrait laversion europenne pour lusage de la force comme moyen de rgler les conflits internationaux ? Non pas selon Kagan dune identit

    spcifique des Europens, car ils en ont eux-mme fait abondamment usage dans les sicles passs, quand leur puissance dominait le monde, mais tout

    simplement du fait quils se sont affaiblis, et nont plus les moyens de la politique de puissance. LEurope et lAmrique ont ainsi en quelque sorte chang

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  • leurs cultures politiques : cest les Europens qui ont repris leur compte le rve wilsonien et sassignent la mission de civiliser le monde en mettant

    fin aux guerres et la Machtpolitik, dont ils ont prouv les effets dans leur chair. La seule chose que les Europens ne prennent pas en compte, cest quen

    ralit leur pacifisme moral a pour condition dexistence la puissance militaire amricaine. Force a bien t pour Joschka Fischer et dautres de le

    reconnatre, ce sont les Etats-Unis qui ont rendu possible la nouvelle Europe en menant la victoire la coalition dmocratique dans la Deuxime Guerre

    mondiale et dans la Guerre froide, et en rendant possible ainsi la solution du problme allemand. Aujourdhui mme, le rejet par les Europens de la politique

    de puissance ne tient debout quen raison de la disposition amricaine utiliser la force partout dans le monde contre ceux qui nont pas cess, eux, de croire

    en elle. Les Europens peuvent se payer le luxe dtre kantiens parce que les Etats-Unis sont toujours hobbesiens La plupart des Europens ne se

    rendent pas compte quils ont pu passer la post-histoire seulement parce que les Etats-Unis ny sont pas passs eux-mmes. Do la trajectoire de

    collision sur laquelle Europens et Amricains se situent maintenant, toujours formellement allis alors que les premiers voient dans les seconds un monstre

    dangereux et les seconds dans les premiers des gneurs et des tratres en puissance. Et Robert Kagan de poser la question : vaut-il mieux prendre acte du

    divorce, ou tenter de combler le foss culturel ? Il nest pas ncessaire de solliciter beaucoup son texte pour lui faire dire que le point de vue europen ,

    celui de la religion du droit , est la fois impuissant ( LEurope, combien de divisions ? , est-on tent de demander, en plagiant une question clbre),

    illgitime (camouflant une rgression historique en progrs moral, ou tentant de faire de sa faiblesse relle une force imaginaire), et finalement

    auto-destructeur (sciant la branche sur laquelle il repose : la capacit de dfense des dmocraties occidentales dans un monde qui globalement veut leur

    perte). A lide que les Amricains seraient devenus trop puissants , Kagan oppose lide que les Europens ne le sont hlas plus assez .

    La question pose est double : cest celle de la puissance europenne (en un sens lEurope nest pas plus mais moins puissante que certains des

    Etats-nations qui la constituent, ou sa puissance est moins effective, et cest quoi voudraient pallier ceux qui plaident pour son renforcement , son

    intgration ) ; cest celle de sa capacit politique dans le monde daujourdhui, et notamment dans la rsolution des conflits (de type traditionnel

    aussi bien que nouveau ou si lon veut post-moderne ) et par consquent de la notion de politique daprs laquelle on lvalue.

    Je soutiendrai cet gard la double thse suivante : il est bien vrai que, dune certaine faon, lEurope nexiste pas comme sujet politique, cest--dire

    sujet dune puissance politique, et cet gard la demande qui lui est adresse de peser sur le cours des choses ou de faire contrepoids est purement

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  • illusoire. Mais dun autre ct lide de mdiation ne se rduit pas, ou se rduit de moins en moins, lalternative entre la puissance (au bout du compte la

    force militaire) et limpuissance (qui se travestit en politique morale), mme sil est vrai quelle doive se traduire sur le plan diplomatique et institutionnel. La

    question qui se pose alors est de savoir comment on devrait penser lventualit dune mutation dans les rapports de la politique et de la puissance, ou mieux,

    dans la notion mme de puissance.

    Il est certain que la capacit politique europenne, condition de son existence comme force autonome, dun certain point de vue ne rsiste pas

    lexamen. Le poids conomique est un faible argument, surtout dans une conomie mondialise : mme cristallis dans une monnaie commune, il ne

    reprsente quun agrgat statistique flottant aussi longtemps que, prcisment, il ne lui correspond pas de volont stratgique, ou si lon prfre de

    politique conomique et donc sociale indpendante. Si lon prend comme exemple le rcent affrontement aux Nations-Unies autour de la question de

    savoir si les Etats-Unis avaient la libert de dclencher une guerre prventive contre lIrak ou bien devaient en passer par une procdure internationale qui

    donne en thorie au moins au rgime irakien la possibilit de dmontrer sa bonne foi, affrontement qui sest termin au moment o je parle par un

    compromis (sans prjuger de la suite), il est bien clair que ce nest pas lEurope qui a quelque peu quilibr la puissance amricaine. Mais cest la

    convergence momentane, et fragile, des efforts de quelques moyennes puissances pour ne pas tre marginalises dans les relations internationales : la

    France, lAllemagne, la Russie, la Chine, le Mexique, qui dun ct ne forment pas toute lEurope et de lautre la dbordent. Et ce sont, ne loublions pas,

    certaines divisions, voire certains conflits dintrts, internes la puissance amricaine elle-mme.

    Surtout, largument de lincapacit de lEurope rsoudre ses propres problmes, ou ceux qui, dans son voisinage immdiat, interfrent directement

    avec son histoire, sans le secours des Amricains, porte plein. Nous sommes dans le schma exactement inverse de celui que les libraux appellent de

    leurs vux. Les exemples cet gard sont rcents et dramatiques, et leur liste nest pas limitative. LEurope est incapable de rgler le problme irlandais, o

    sont impliques deux de ses vieilles nations (augmentes de leurs diasporas respectives). Elle a t incapable de faire obstacle la guerre civile en

    ex-Yougoslavie, qui a donn lieu aux pires crimes contre lhumanit depuis le nazisme, que ce soit en offrant aux communauts concernes une perspective

    de dveloppement et de coexistence dans le cadre europen (auxquels ils appartiennent depuis toujours), ou en intervenant militairement de faon efficace -

    jusquau moment o lOTAN direction amricaine a procd cette intervention (dans des formes et avec des rsultats plus que contestables). Les

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  • Amricains ont alors beau jeu dtablir la continuit avec la faon dont, au cours des deux Guerres mondiales, leur dbarquement en Europe a mis fin au

    dchanement de la barbarie (mme sils ont tendance oublier dans ce mme contexte le rle de la rsistance sovitique au nazisme, qui navait pas chapp

    aux contemporains, pour qui Omaha Beach nallait pas sans Stalingrad). Ce qui forme une constante de lhistoire du XXe sicle et semble devoir dborder sur

    le XXIe, ce nest pas la mdiation europenne dans les conflits o lAmrique est partie prenante, cest bien plutt la mdiation amricaine dans les conflits

    qui dchirent lEurope et manifestent son incapacit traduire en actes politiques lidentit historique et morale dont elle se rclame.

    Cela vaut aussi bien (et dailleurs la limite entre les deux types de problmes nest pas absolument fixe) pour la faon dont lEurope se comporte

    envers les situations de violence extrme situes ses frontires , dans lesquelles elle est implique au point de vue des causes passes, des effets actuels

    et des consquences futures, et qui forment comme une longue srie de dmissions collectives : Algrie, Palestine/Isral , Tchtchnie... A chaque fois selon

    des modalits diffrentes, qui renvoient lhistoire et la gographie, que ce soit par un hritage colonial ou par celui de ses propres divisions ethniques et

    religieuses, lEurope est pour une part au moins lorigine de conflits insolubles qui ne peuvent trouver dissue sans son engagement et dont laggravation

    menace la fois sa propre paix civile et sa personnalit morale. Or lhistoire montre quune entit politique (un Etat , si lon veut prendre le terme dans

    une signification trs gnrale) ne peut exister sans une Ide qui rassemble ses forces matrielles sous un projet universel. A dfaut de vouloir recoloniser

    le monde, car lhistoire ne se recommence pas et le prix en serait inacceptable, dfaut de vouloir le rvolutionner par lexemple messianique de la cration

    dun homme nouveau selon le modle chrtien ou communiste, lEurope ne peut effectivement que vouloir chercher exercer en son sein une influence

    civilisatrice, ou alors ce sont les conditions morales de sa propre construction quelle dtruit. En abandonnant les Tchtchnes la guerre totale que mne

    contre eux la Russie post-sovitique, ce nest pas seulement lternelle lchet des nations face aux gnocides quelle perptue, cest aussi leuropanit de la

    Russie (et les possibilits de lever un jour vritablement le rideau de fer ) quelle dnie. Quils fassent ce quils veulent, puisquils ne sont pas candidats

    lentre dans lUE En sinstallant la remorque de lalliance amricano-isralienne au Moyen-Orient, sauf produire priodiquement des dclarations sur

    le respect des rsolutions de lO.N.U. et entretenir quelques projets humanitaires qui ne suffisent ni protger les Palestiniens de la colonisation et de la

    rpression ni les dtourner totalement du terrorisme, cest lantismitisme moderne ( la fois judophobe et arabophobe) quelle favorise sur son sol et dans

    le monde. En combinant la complaisance envers la dictature militaire algrienne et les autres rgimes policiers dAfrique du Nord avec la discrimination

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  • raciale et religieuse envers ses propres populations immigres dorigine maghrbine, cest lEuromditerrane quelle condamne un dsastreux

    avortement. Je vais en reparler.

    Mais ny aurait-il pas une autre faon dinterprter ces donnes, en essayant de nous installer dlibrment dans la nouvelle conjoncture de

    mondialisation et dans les alternatives quelle recle ? Il est vrai que toutes les divisions culturelles et les conflits dintrts qui dchirent aujourdhui le

    monde traversent galement lEurope et sont susceptibles dy prendre des formes aigus, et quil ny a pas de symbole identitaire commun qui permette

    aujourdhui de les neutraliser ou de les refouler. Il est vrai que lEurope et lAmrique ne constituent pas des ensembles disjoints, pas plus que ce nest le cas

    pour lEurope et lEurasie, ou pour lEurope et le Moyen Orient - certains pays constituant cet gard, par leur histoire et leur dmographie, des

    transitions naturelles quil serait vain de vouloir situer absolument soit dun ct soit de lautre dune frontire de civilisation : cela vaut pour la

    Grande Bretagne comme cela vaut pour lUkraine, la Turquie et les Balkans. Il est vrai enfin que lEurope na pas les moyens de se constituer en un

    Grossraum ( grand espace ) continental, imposant au Vieux Monde lquivalent de ce que la doctrine de Monroe a t pour le Nouveau, mme si

    certains rvent aujourdhui, dans un contexte dmocratique, de ressusciter cette notion gostratgique nagure invente par Carl Schmitt pour justifier

    lexpansionnisme allemand. Mais tout ceci peut se lire en sens inverse. Sil ny a pas didentit europenne opposable aux autres identits du monde, cest

    parce quil ny a pas de frontires absolues entre lespace europen, historiquement et culturellement constitu, et les espaces qui lenveloppent. Et sil ny a

    pas de frontires de lEurope, cest parce que lEurope est elle-mme une frontire ( a Borderland , selon lexpression jeu-de-mots qui donne son titre au

    beau livre de Scott Malcomson sur les voisinages du Bosphore, qui vaudrait tout aussi bien pour le Danube de Claudio Magris), ou plus exactement une

    superposition de frontires, et donc de relations entre les histoires et les cultures du monde (ou du moins une grande partie dentre elles), quelle rflchit en

    son propre sein. Des crivains lont dit, en une longue chane de mtaphores : lEurope est un parapet , lEurope est un cap .

    Une rcente tude de Thierry de Montbrial, Directeur de lInstitut Franais des Relations Internationales et prsident de lAcadmie des Sciences

    morales et Politiques, parue dans Le Monde du 19 novembre 2002 sous le titre Europe : la dialectique intrieur-extrieur , peut nous aider prciser les

    consquences dune telle constatation. Montbrial tire son tour la leon des vnements rcents : lui aussi remarque la disproportion entre le poids de

    lEurope dans les ngociations internationales et sa prosprit conomique, le foss militaire qui confre automatiquement aux Etats-Unis la fonction de

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  • dcision en matire de scurit, limpuissance de lEurope dfinir une politique trangre commune, et place en regard la forte demande dEurope quil

    lui semble percevoir depuis lancien Empire sovitique jusqu lAmrique latine. Il cite une personnalit brsilienne pour qui linsuffisance de loffre

    en rponse cette demande tiendrait au fait quelle [lEurope] est toujours honteuse de son autodestruction de la premire moiti du XXe sicle . Sa

    propre rponse prend la forme dun renversement dialectique. Dans lhistoire de la formation des Etats, explique-t-il, cest la prexistence dune forte unit

    (nationale) et par consquent dune identit ou dun sentiment dappartenance qui a rendu possible la mobilisation des ressources matrielles et humaines au

    service dambitions internationales. Mais dans le cas de la construction europenne, si impressionnants que soient les rsultats acquis depuis 1957, cest

    linverse qui est vrai et lmergence dune Europe europenne ne peut venir que de linfluence exerce par la politique trangre sur la politique

    intrieure. Do, dfaut dune politique trangre et de scurit vritablement commune, hors de porte dans limmdiat , sa proposition dorganiser

    lintervention concerte des pays europens dans les grandes affaires mondiales (dont le type est la dcision de la paix et de la guerre, comme propos de

    lIrak), partir dune triple entente des trois principales puissances europennes (Grande-Bretagne, France et Allemagne) et dune procdure de

    consultation des autres.

    Cette ide de dialectique intrieur-extrieur est bien vue, mais son application recle une ptition de principe. Pourquoi serait-il plus facile de faire

    merger une volont commune aux trois grandes puissances europennes (en fait moyennes) qu lensemble des pays de lUnion, ou de dgager un

    courant majoritaire dans leurs opinions publiques, surtout propos des grandes affaires ? Ce pourrait tout aussi bien tre linverse. Mais surtout le

    renversement de mthode propos nest pas assez radical pour nous amener au niveau de la conjoncture dans laquelle nous sommes entrs. Je proposerai pour

    ma part de tirer toutes les consquences du fait que lEurope est une frontire plutt quelle na (ou naura dans lavenir) des frontires, en repensant

    compltement les rapports entre stratgie , puissance , action et subjectivit (ou identit), de faon privilgier laction par rapport

    lidentit, et sortir du cercle vicieux dune stratgie qui prsupposerait la puissance autonome du sujet qui la conoit et lexcute, alors quil sagit

    prcisment de modifier la faon dont sont comptabiliss, imputs et institutionnaliss les rapports de puissance lchelle mondiale.

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  • Pour une anti-stratgie de lEurope

    Seule une remise en question de la faon dont nous concevons la notion de politique et son lien lide de puissance peut nous permettre

    tendanciellement dchapper aux apories qui affectent lide dune politique europenne dans le monde daujourdhui et de donner un contenu raliste

    un projet de mdiation europenne , qui devrait combiner des exigences aussi opposes entre elles que laccroissement du rle spcifique de lEurope et

    de certaines ides europennes , et le renoncement de lEurope aux mythes de la clture et de lidentit exclusive, ce quon a appel la Forteresse

    Europe, et qui a toutes chances de ntre quun mirage. Individualiser lEurope et la ds-identifier, ou la d-substantialiser, est-ce vraiment possible ?

    Ce nest possible mon avis que si, la lumire des appels dont elle est aujourdhui la destinataire et en tirant les leons de lexprience historique,

    nous soumettons une critique radicale le thorme sous-jacent la plupart des raisonnements qui ont cours sur les rapports de la politique et de la

    puissance. Ce thorme veut que laction efficace soit possible si et seulement si elle met en uvre des ressources prexistantes qui vous appartiennent en

    propre (par exemple des ressources financires, militaires, ou culturelles), et si cette mise en uvre est le fait dun sujet unifi, aussi souverain que

    possible, en tout cas dot dune identit stable et reconnue lintrieur comme lextrieur (ce qui fut typiquement lobjectif des Etats-nations classiques, et

    dont on cherche lquivalent dans le cas de lUnion europenne par des moyens constitutionnels ou administratifs). Ma proposition est quil faut explorer une

    voie radicalement autre, dans laquelle la puissance ne prcde pas laction, mais en rsulte plutt, selon des modalits qui dpendent des objectifs recherchs.

    Laction cre la puissance, ou du moins elle lintensifie, la concentre, la redistribue et la multiplie. Laction, comme disait Michel Foucault, est pouvoir

    agissant sur dautres pouvoirs , autrement dit elle est utilisation de la puissance des autres, tenant compte de leur orientation propre. Risquerai-je la formule :

    la puissance est toujours le puissance de lAutre ? Pour la mme raison lidentit collective nest pas un prsuppos quon doive considrer comme donn,

    encore moins une image mythique dont on essayerait de forcer ladquation la ralit au moyen de tel ou tel critre plus ou moins circonstanciel (par

    exemple lEurope chrtienne ). Mais elle est une qualit de laction collective, appele changer de forme et de contenu mesure que des dfis historiques

    se prsentent, que des acteurs nouveaux entrent en scne et que des solidarits indites se crent entre ceux qui, hier encore, signoraient voire sopposaient.

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  • Peut-tre ne sera-t-il pas inutile de rappeler ici, mme trs brivement, comment peuvent tre tires les leons des expriences historiques dont est

    sortie la configuration de lEurope actuelle, en particulier au cours du dernier sicle. Ces leons, sans doute, ne sont pas incontestes, elles sont susceptibles

    dtre interprtes de faon divergente en diffrents points du continent ou selon les appartenances sociales et politiques. Elles nen sont pas moins inscrites

    dsormais dans une mmoire collective, dans des laborations intellectuelles continues et dans des ralits institutionnelles.

    Une premire leon, quon peut appeler tragique au sens propre du terme, puisquelle concerne les guerres civiles qui dchirrent la communaut des

    peuples europens contre elle-mme, parat dabord essentiellement ngative. Cest elle pourtant qui donne ses racines profondes non seulement un

    pacifisme moral, mais un ordre public transnational qui rcuse lquivalence clausewitzienne entre les moyens de la guerre et ceux de la

    politique. Avec le recul, les guerres nationales, inter-tatiques, qui ont scand lhistoire des rapports de puissance entre peuples et ont abouti aux

    exterminations de masse des deux guerres mondiales (et encore au-del, je le rappelais ci-dessus), ne sont quun aspect particulier dune conflictualit

    plus gnrale, dans laquelle rentrent aussi des guerres ou gurillas de classe, de religion, didologies (sans quil soit toujours possible de faire le partage entre

    ce qui relve de lethnique et du religieux, du social et de lidologique, etc.). La leon de la guerre civile europenne , cest quil ny a pas de victoire

    absolue, dlimination ou neutralisation dfinitive de lennemi , sauf crer les conditions dun nihilisme destructeur et auto-destructeur. Lextermination

    mutuelle en tant que telle ne comporte pas de fin, ou la fin ne peut venir que dune dlgitimation radicale de son principe accompagne du surgissement

    dun contre-pouvoir institutionnel et collectif.

    Toutefois cette leon est incomplte et mme, certains gards, elle est aveugle. Car elle a tendance nenvisager le problme de la violence que

    dans un cadre mtropolitain . Ce nest que depuis peu, et grand peine, que se dveloppe en Europe la conscience du fait que la barbarie a circul

    entre les espaces htrognes du centre dominant et de la priphrie domine. Il a fallu pour cela le travail inachev de remmoration et de critique auquel

    donnrent lieu la dcolonisation et la dcolonisation (comme en France propos de la Guerre dAlgrie, mais dautres expriences coloniales restent encore

    dans lombre), travail auquel nest pas trangre, bien sre, la prsence de plus en plus massive et de plus en plus lgitime, malgr les discriminations quelles

    subissent, des populations dorigine coloniale au sein des anciennes mtropoles. Cette conscience perturbe les schmas de pense eurocentriques fonds sur

    lopposition entre des nations civilises et des nations barbares : les plus barbares nont pas t celles que lon croyait, mais dun autre ct (et les

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  • conflits ethniques post-coloniaux en apportent une tragique illustration quotidienne) lexterminisme nest pas un monopole des Etats les plus puissants, ce

    nest pas une invention imprialiste. Surtout, elle a sa contrepartie positive dans un phnomne explosif et irrversible de mtissage humain et culturel

    (assez diffrent du cosmopolitisme amricain, mme dans des villes-mondes comme New York ou Los Angeles), qui passe dabord par des liens singuliers,

    rciproques, entre les anciennes mtropoles et les anciennes colonies, mais de plus en plus aussi stablit directement entre lespace europen et son extrieur.

    Ce mtissage est source, nous le savons, de nouvelles tensions et de nouvelles violences (de nouveaux racismes), mais aussi dnergies sociales

    minoritaires qui sont de puissants facteurs de civilisation, adapte lpoque de la mondialisation. A la leon dordre public issue de lhistoire europenne

    sen ajoute ainsi une autre, quon pourrait appeler une leon daltrit, ou une reconnaissance (mme hsitante, contrainte, conflictuelle) par lEurope de

    laltrit comme composante indispensable de sa propre identit, de sa propre virtualit et donc de son avenir, en clair de sa propre puissance .

    Enfin je crois quune troisime leon de lhistoire europenne, qui recoupe les prcdentes et les prolonge, doit tre formule pour elle-mme. Cette

    leon est fragilise par la mondialisation, ou plutt elle se trouve confronte un dilemme mesure que la mondialisation accule les Etats nationaux la

    dfensive, bloque leurs capacits dinventer des solutions aux conflits sociaux, et pose avec insistance mais sans le rsoudre le problme de la constitution

    dune nouvelle citoyennet en Europe. Elle concerne la possibilit de neutraliser la violence des conflits sociaux, ou mieux de la transformer

    tendanciellement en capacit politique collective (ce quon pourrait appeler, en souvenir de pages dcisives des Discours sur la premire dcade de

    Tite-Live, le thorme de Machiavel ), en combinant linstitutionnalisation du conflit (la reprsentation des intrts antagonistes dans lEtat, par

    opposition une externalisation qui serait aussi une criminalisation), la distribution des instances de rgulation sociale entre le public et le priv

    (ce qui relve de la loi et ce qui relve du contrat selon un quilibre plus ou moins stable), enfin la dfinition progressive de nouveaux droits

    fondamentaux , ajoutant aux droits acquis de lindividu des liberts positives ou des capacits (A. Sen) supplmentaires, reconnues comme des

    composantes ncessaires de la citoyennet.

    Il semble que lEurope cet gard jouisse dans le monde contemporain dune situation non pas privilgie, mais singulire. Elle na pas le monopole,

    tant sen faut, de lide ou de linstitution de la dmocratie pluraliste et de la reprsentation. Mais elle a t conduite par lhistoire de ses mouvements sociaux

    (en clair : des luttes de classes aigus qui sy sont droules) un degr de reconnaissance institutionnelle des droits sociaux comme droits fondamentaux

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    19 de 32 01/09/2015 9:11

  • sans quivalent dans le monde, distinct la fois de formes ultra-librales et de formes totalitaires ou populistes . Elle na pas non plus le monopole

    de la tolrance religieuse (ni, inversement, de lintolrance), mais elle a t conduite par lhistoire de ses schismes, de ses hrsies et de ses guerres de

    religion un rgime de lacit ou de scularisation (selon les terminologies nationales) qui va au-del de la tolrance, et permet la reconnaissance des

    appartenances religieuses en tant que contributions historiques la formation de la socit , tout en excluant leur incorporation officielle lEtat, mais

    aussi leur prolifration selon une logique de march des biens de salut (Weber) purement concurrentielle (dans la modalit de sectes ).

    Cette leon, semble-t-il, consiste donc dans une laboration originale de lide de dmocratie conflictuelle, laquelle contribuent diffrents principes

    constitutionnels autrement opposs entre eux (dans une sorte de reformulation de lide de constitution mixte , l encore assez diffrente de sa modalit

    amricaine) : celui de la dmocratie juridique, ou formelle, sans laquelle les individus ne peuvent tre reconnus comme dtenteurs et revendicateurs ultimes

    des droits ; celui de la dmocratie sociale, ou substantielle, sans lequel les ingalits et les conflits dintrts ne peuvent tre pris en compte, ce qui ramne la

    libert juridique la concurrence, et la concurrence llimination des faibles par les forts, pur aboutir finalement ce que Robert Castel appelle la

    dsaffiliation ; celui, enfin, de la dmocratie expansive (selon lexpression de Gramsci) ou de linvention dmocratique (selon lexpression de Claude

    Lefort), cest--dire de louverture incessante de la politique de nouveaux contenus qui forment la part commune de lexprience humaine, donc sa

    propre historicit, excluant toute reprsentation de la fin de lhistoire ..

    Sans doute aucune de ces leons ne doit-elle tre considre ni comme acquise, ni comme irrversible, ni comme univoque. Toutes sont marques de

    fragilit et dambigut. Son exprience de lextermination conduit lEurope se percevoir comme dtentrice des principes du droit international, alors que

    bien souvent elle ne lapplique pas elle-mme. Sa conscience de laltrit nempche pas quelle pratique systmatiquement lexclusion, en combinant les

    critres de la culture (pour ne pas dire de la race) et de la discrimination conomique. Malheur aux pauvres basans , nouveaux parias qui nont le choix

    quentre diffrentes modalits de surexploitation et dinscurit ! Linvention de la lacit dans un contexte de domination du christianisme (auquel il nest

    pas rare de voir attribu par les thoriciens europens du fait religieux le mrite de la distinction entre domaine sacr et domaine profane en gnral) se

    retourne en fermeture renforce contre de grands universalismes religieux antagoniques (avant tout lIslam) et en protection des cultes domestiques

    (lattitude envers le judasme comportant cet gard un maximum dambigut, toujours hante par la mauvaise conscience du gnocide, qui na pas aboli les

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  • traces de lantismitisme). Elle forme aussi (ou se laisse interprter) comme un systme de rsistance au multiculturalisme proprement dit, cest--dire quelle

    devient paradoxalement le moyen dun discours identitaire, si ce nest dune quasi-religion de la culture occidentale . Enfin la conception europenne

    de la dmocratie en tant que systme dexpression politique des conflits sociaux tourne (retourne ?) au corporatisme pur et simple au moment mme o la

    drgulation et la mondialisation de lconomie la privent des moyens de protger ses ressortissants contre les alas du march des biens collectifs et de la

    force de travail

    Mais ces contradictions videntes font partie de la dynamique qui conduit tenter de prolonger et de renouveler lexprience politique europenne en

    linscrivant dsormais dans un projet de transformation des relations internationales qui, tout en sappuyant sur des forces (conomiques, culturelles et

    intellectuelles, sociales et institutionnelles), les unes intrieures et les autres extrieures lespace europen, ne relve pas de la politique de

    puissance. Un tel projet ne consiste pas tant faire merger une nouvelle puissance (voire une nouvelle superpuissance ), qu faire entrer en jeu un

    nouveau rgime de puissance, dont personne, pas mme ceux que lhistoire met en position de travailler le plus efficacement son dveloppement, ne peut

    tre considr comme le porteur ou le propritaire exclusif. Car une telle puissance est essentiellement relationnelle, elle se traduit par une volution

    tendancielle des structures et des rapports de forces, ou par la consistance croissante que revtent des rsistances et des alternatives au cours dominant. Cest

    pourquoi je lai dsigne hypothtiquement comme une anti-stratgie . Cela ne veut pas dire quelle puisse se passer dinitiatives, de directions, voire de

    mots dordre.

    Parler dun projet de transformation des relations internationales nest pas exactement dfinir un programme. Il faut bien cependant, mme sil doit

    stendre sur une trs longue dure au cours de laquelle ne manqueront ni les reculs, ni les ajustements, ni les catastrophes, en formuler quelques

    composantes. Japerois notamment les suivantes, qui me semblent troitement lies entre elles :

    1) Scurit collective : protection ou fortification ?

    Une politique de transformation des relations internationales suppose un modle de scurit collective, ouvrant une issue laffrontement des

    terrorismes et des contre-terrorismes . La notion de scurit collective ne peut pas tre simplement formelle, cest--dire quelle ne peut se contenter

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  • de rclamer que, conformment la Charte des Nations Unies, les recours la force militaire se fassent dans les formes (restrictives) prvues par le droit

    international. Il faut quelle dtermine une politique, et donc elle implique des prises de parti. La ligne de dmarcation passe clairement mes yeux entre la

    reconnaissance ncessaire de la complexit et de la gravit des causes objectives qui, partout dans le monde - non seulement dans les priphries ravages par

    la pauvret et en proie la malgouvernance mais dans les centres o progressent la corruption, les ingalits et les discriminations - alimentent la violence

    et mme ladhsion aux prdications terroristes, et lacceptation irresponsable de cette mme violence comme rplique lexploitation et la domination.

    Cette rplique nest ni lgitime ni efficace, elle dtruit la cause quelle croit ou prtend dfendre. La scurit collective ( supposer quon veuille bien ne pas

    la confondre purement et simplement avec lordre tabli) implique de rejeter aussi bien lillusion projective qui fait des principales victimes de linscurit

    dans le monde ses responsables ultimes, que la dmonisation prophtique du systme capitaliste qui voit en lui la source occulte unique de la violence et

    des conflits, y compris ceux qui perturbent son propre dveloppement.

    Un modle de scurit collective viable doit donc rendre possible aussi bien les politiques effectives de lutte contre linjustice que la coordination des

    services de police lchelle internationale, sous le contrle de la loi et des magistrats, et le dmantlement des rseaux terroristes dont lexistence est peu

    prs prouve (comme cest le cas dAl Qaeda, mme si toutes les parties semblent avoir intrt en brouiller les contours). Il ny a gure de doute mes yeux

    que, de ce point de vue, leffort principal doit porter sur la dmocratisation des rgimes politiques dans le monde arabo-islamique , qui ne peut tre

    impose de lextrieur mais qui peut tre encourage et doit dabord tout simplement tre accepte, de faon quils contribuent eux-mmes la lutte

    anti-terroriste. Sil est vrai, comme on doit ladmettre, quil y a aujourdhui un risque particulier de voir le terrorisme national et international sinspirer dune

    idologie islamique fondamentaliste, la consquence en est que son limination doit avant tout venir de lintrieur des socits et des Etats pour qui lIslam

    constitue la rfrence culturelle et religieuse essentielle. Il faut donc aussi viter de substituer aux objectifs de protection des objectifs dhgmonie rgionale

    ou dintimidation symbolique, comme cest le cas lorsquune guerre imprialiste potentiellement exterminatrice est substitue une opration de police trop

    difficile ou trop compromettante pour ceux qui la mnent. Que les deux objectifs soient distincts, voire contradictoires, a t parfaitement mis en lumire au

    cours de la campagne lectorale amricaine de lautomne 2002 par lancien Vice-Prsident Al Gore, lorsquil a accus, sans rplique, ladministration Bush

    de ngliger la lutte anti-terroriste aux Etats-Unis (ou en Arabie, au Pakistan) au profit de son rglement de compte avec Saddam Hussein en Irak et le reste

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  • de laxe du Mal . On en dirait autant de la reprise du programme de guerre des toiles . Mais la politique de scurit collective doit surtout travailler

    llimination systmatique des facteurs qui favorisent la conjonction des violences den haut et des violences den bas , la superposition ou la symtrie

    des fondamentalismes idologiques et des intrts conomiques.

    2) Dsarmement gnral : qui dsarme qui ?

    Une telle politique est dpourvue de signification si nest pas remise lordre du jour

    la question qui est lorigine de la cration des organismes internationaux de scurit collective, qui ne concerne pas seulement le rglement ngoci des

    conflits, mais le processus du dsarmement gnral et contrl. L est en ralit le fondement du multilatralisme , et il nest pas possible dy chapper

    partir du moment o on se pose officiellement la question de savoir comment et pourquoi dsarmer un ou plusieurs Etats dont le niveau et la nature des

    armements sont prsents comme un danger pour lensemble de lhumanit. Cela vaut par dfinition pour tout le monde, puisque ce sont les peuples qui font

    les frais des oprations de punition ou de rtablissement de la dmocratie diriges contre les fauteurs de guerre particuliers souvent danciens

    clients des superpuissances qui se sont retourns contre elles -, et quil est surabondamment prouv que la source des armes de destruction massive et de

    leur prolifration, plus gnralement de lincessante lvation du niveau des armements dans le monde, est rechercher chez leurs producteurs, qui sont les

    grandes puissances elles-mmes. Un multilatralisme de la guerre, cest--dire de la course aux armements, est impossible, un multilatralisme du

    dsarmement est hriss de difficults, mais pensable.

    Non seulement, par consquent, et contrairement ce que soutiennent nombre de bons esprits qui agitent le spectre de Munich, il faut que lEurope

    refuse la proposition qui lui est faite (en particulier dans le cadre de lOTAN) dentrer dans un nouveau cycle daccroissement de ses capacits militaires (en

    particulier de ses capacits de projection lextrieur, titre de complment ou de substitut des oprations menes par larme amricaine), mais il faut

    quelle relance lexigence immdiate et sur le long terme dune rduction gnrale des armements sous contrle mutuel, concernant la fois les nouveaux

    et les anciens dtenteurs, la prolifration travers le monde et la concentration dans des arsenaux dominants, y compris les siens propres.

    Une telle perspective se heurte dvidentes difficults, qui la feront taxer dimpossibilit. Elle heurte de plein fouet les intrts publics et privs de la

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  • vente des armes, formant un continuum de moyens dinscurit de toute nature et de toutes dimensions, qui est sous-jacente la militarisation de la vie

    sociale dans un grand nombre de rgions du monde, quand ce nest pas leur transformation en zones de mort violente endmique. Elle suppose dune

    certaine faon rsolu le problme mme quil faut rsoudre, cest--dire celui de la confiance mutuelle de socits htrognes, qui nont pas travers les

    mmes expriences historiques et nont pas la mme conception du droit et de la politique, dont certaines sont dominantes et dautres domines, certaines

    riches et dautres pauvres, etc. Cest pourquoi bien entendu un projet de relance du dsarmement nest pas sparable de nombreuses autres transformations

    dans les rapports sociaux et politiques lchelle mondiale. Cest pourquoi galement il ne peut tre confondu avec un pacifisme, nest pas exclusif de

    politiques de dfense nationale ou supra-nationale modernises, mais il doit comporter des conversions ngocies de capacits dattaque en capacits de

    dfense. Cest pourquoi surtout il suppose que le monde , ou certaines parties du monde , dont lEurope, en se concertant entre elles soient en mesure

    doffrir au peuple amricain des perspectives et des garanties de scurit qui apparaissent la longue (ft-ce au prix dexpriences tragiques, comme la dj

    t celle du 11 septembre, mais on peut imaginer bien pire) suprieures celles qui rsident dans la mise en place dun rgime disolement, de fortification et

    de contre-terreur lchelle du monde.

    Dans ltat actuel des choses, il ne peut exister de dsarmement gnral parce que certains Etats ou certaines forces doivent tre dsarms, tandis que

    dautres se chargent de les dsarmer, et ne peuvent donc par dfinition tre contrles (qui contrlera les contrleurs ? Vieux problme toujours

    nouveau), ce qui est une expression peine modifie de la prtention de souverainet absolue. Et en pratique cette prtention nest plus soutenue que par

    une seule puissance : les Etats-Unis. Telle est sans doute la difficult majeure qui grve la crdibilit de lide de dsarmement gnral, mme progressif et

    ngoci. Mais le paradoxe (peut-tre inhrent la notion mme de souverainet, laquelle est rien moins quunivoque) est que la souverainet (interne) du

    peuple amricain samenuise dautant plus que saffirme ou cherche simposer la souverainet (externe) de lEtat imprial amricain. Ce paradoxe a aussi

    pour consquence logique que seul, au bout du compte, le peuple amricain pourra dsarmer (partiellement ou totalement) la superpuissance amricaine,

    ds lors quil en percevra avec assez de force la ncessit et lutilit. Cest si lon veut sa responsabilit et sa capacit ultime. Mais ni cette capacit ni

    cette responsabilit ne peuvent sexercer sans une lvation continue du niveau de communication avec les autres peuples du monde. La souverainet

    suppose la solitude, la ngociation suppose au contraire lchange. On a ici le corrlat de la demande dinitiative europenne telle que nous lavons vue

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  • formule par certains libraux amricains, dans la forme dune demande douverture adresse la socit amricaine, mais vrai dire les deux ne sont

    pas essentiellement distinctes. Il suffit dailleurs dimaginer ce que pourrait tre une volution psychologique collective suicidaire du genre de celle qui

    affecte aujourdhui le peuple isralien, mais lchelle de la nation amricaine, pour comprendre quelles consquences mne lide anti-imprialiste

    quil ny a qu laisser les Amricains se dbrouiller tous seuls avec leurs problmes de scurit, de militarisation de la socit et de lconomie, etc.

    3) Primaut des forces locales : responsables et mdiateurs.

    Le corrlat de lide de scurit collective et de la relance du dsarmement pour lesquels jessaie de plaider contre le courant, ce nest pas le pacifisme,

    moins encore un principe de non-intervention dans les conflits violents qui constituent aujourdhui une part croissante de la politique mondiale. Au

    contraire, comme le montrent des exemples qui touchent de prs lEurope voire se droulent en son sein et que je rappelais il y a un instant, ce doit tre un

    principe dintervention, non seulement humanitaire mais contraignante par les moyens que donnent aujourdhui linterpntration des processus

    conomiques, technologiques et culturels, sans exclure les forces dinterposition quand les conditions de leur prsence sont runies. Mais il semble que

    lEurope pourrait tirer de sa propre exprience lide dun renversement systmatique des relations entre le local et le global dans la procdure de

    rsolution des conflits arms qui mettent en prsence des communauts ethniques, culturelles et religieuses la fois profondment ingales et imbriques les

    unes dans les autres (ce qui est une caractristique gnrale de ce que Mary Kaldor appelle les nouvelles guerres , expression dune violence organise

    lpoque de la mondialisation ). Le cas du conflit isralo-palestinien est ici exemplaire. Sans doute, chacun en est aujourdhui conscient, ce quon a appel le

    processus de paix fond sur les Accords dOslo tait-il gros dun redoublement des hostilits en raison de son imprcision voulue sur des points de

    dsaccord fondamentaux et de la manipulation dont il a immdiatement fait lobjet de la part du gouvernement isralien et aussi de lAutorit palestinienne.

    Du moins avait-il lavantage de poser que, en prsence et avec laide dune mdiation extrieure, la rsolution du conflit devait tre luvre des adversaires

    eux-mmes, alors que la thse inverse aujourdhui dominante - qui veut qu ils soient incapables de sentendre , et qui a pour rsultat de noyer les enjeux

    de leur affrontement dans ceux dun conflit global (en particulier en favorisant lidentification subjective et lalliance objective des extrmistes des deux

    peuples avec les organisateurs du terrorisme et du contre-terrorisme mondial) - produit une lvation continue du niveau de la violence et rend les

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  • destructions matrielles et morales de plus en plus irrversibles.

    Une anti-stratgie , au sens o jessaie de prciser lacception de ce terme, est donc aussi une faon de privilgier les dterminations locales, la

    fois parce quelles correspondent des spcificits historiques et gographiques qui contiennent les racines du conflit et ainsi les prmisses de sa solution, et

    parce quelles permettent dassigner des responsabilits, font prvaloir lactivit sur la passivit, qui prend aujourdhui la forme de la conviction que le

    processus global commande tout, ou permet tout. Il ne sagit donc ni de nier la globalisation ni den faire un destin, mais de mettre en uvre toutes les

    possibilits quelle offre de pratiquer des interventions multilatrales qui aident les acteurs du conflit construire un espace de coexistence en prsence

    dobservateurs, de garants et de mdiateurs eux-mmes responsables. La scne de la violence mondialise comporte aujourdhui dinnombrables acteurs plus

    ou moins puissants et dangereux, et un seul juge en dernier recours , surpuissant et pour cette raison aussi dangereux que tous les autres runis. Cependant,

    ramene une imbrication despaces de conflictualit locale, dont chacun a sa spcificit mme sils sont tous pris dans des rapports de polarisation et

    dalignement lchelle mondiale, cette scne comporte aussi de nombreux mdiateurs potentiels. LEurope est lun deux, elle nest pas le seul (souvent

    dailleurs, non par hasard, il sagit aussi densembles transnationaux mergents ou virtuels, comme en Extrme-Orient, dans le Cne sud de lAmrique latine,

    en Afrique australe, et comme pourrait ltre une Ligue Arabe rnove, dmocratise et libre des fantasmes de la nation arabe , pour ne pas parler

    de la nation islamique ). Telles sont peut-tre les vritables forces antisystmiques , pour parler comme Wallerstein, ds lors que lide de

    dconnexion (S. Amin) a perdu toute signification.

    4) Rduction des fractures : lEuromditerrane.

    Mais on peut alors tre plus prcis, en prenant appui de faon critique sur le grand dbat qui a t lanc par la publication des thses de Huntington

    propos du choc des civilisations . Lide de ramener anti-stratgiquement les conflits de leur dtermination globale leur dtermination locale, ou du

    moins de faire prvaloir la premire sur la seconde dans le rapport constitutif des deux, na de sens que si on peut dfinir un cadre ouvert, non exclusif, mais

    suffisamment contraignant gographiquement et culturellement (cest--dire historiquement) pour que les conflits qui sy droulent apparaissent virtuellement

    comme des guerres civiles , dont le caractre inexpiable mme doit conduire la communaut rechercher les voies et les moyens dune paix civile , en

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  • offrant aux parties en prsence la possibilit dune reconnaissance simultane, qui englobe et facilite leur reconnaissance rciproque. Quelle

    communaut ? Non pas, nouveau, une communaut prexistante, du moins selon les modalits de lappartenance traditionnelle, mais une communaut

    dalliance, qui sinstitue en vue dune telle reconnaissance (ce qui a dailleurs t pour une part le caractre des ensembles nationaux modernes, mais une

    autre chelle et selon de tout autres modalits). Il semble quon puisse poser que lensemble euro-mditerranen, dont la construction progressive est

    elle-mme pour lEurope une faon daffirmer son originalit dans les relations internationales tout en se mettant en quelque sorte hors de soi , ou en

    associant troitement affirmation dune identit propre et admission de lautre au sein de cette identit, constitue par excellence un cadre de ce type. Son

    dveloppement est constamment revendiqu, annonc, et retard, la fois par des obstacles objectifs et par des phobies refoules, mais dautant plus

    profondment agissantes, qui renvoient plusieurs sicles de confrontation, avant et aprs lpoque de la colonisation imprialiste proprement dite.

    Cest ici, me semble-t-il, que la conceptualisation de Huntington peut nous aider a contrario : le concept central de son livre sur le choc des

    civilisations (The Clash of Civilizations. Remaking of World Order, 1996 ; trad. fr. Editions Odile Jacob, Paris 1997) est celui de frontire (ou mme de

    superfrontire , de frontire-monde, sur le modle de celle qui sparait nagure les deux camps de la Guerre froide), entendue comme une ligne de

    faille ou une fracture (fault line). La thse de Huntington est quil est impossible de rduire de telles fractures, et quil faut par consquent chercher

    structurer lordre mondial autour de la concurrence, voire de lincompatibilit, des civilisations quelles sparent. Une telle thse est clairement

    dascendance schmittienne, elle revient appliquer dans un cadre supra-national la fameuse distinction ami-ennemi dont le juriste allemand du XXe sicle

    faisait le critre du politique aprs la Premire Guerre mondiale et la Rvolution russe. Mais on voit bien aussi que lide de lensemble

    euro-mditerranen repose exactement sur le postulat inverse : non pas que les fractures sont inexistantes, ou quelle ne comportent aucune dimension

    dhostilit, mais que lespace de linstitution politique et de la civilit se construit prcisment en les prenant comme point de rencontre et dlaboration

    dintrts communs, qui manifestent en quelque sorte, selon lexpression que lanthropologue franaise Germaine Tillion appliquait aux peuples en lutte dans

    la Guerre dAlgrie, la complmentarit des ennemis .

    Les rcentes polmiques propos de lentre ventuelle de la Turquie dans lUnion europenne, suscites par la victoire aux lections turques du

    parti de la justice et du dveloppement (AKP), qui se dfinit lui-mme comme conservateur , et que les politologues europens identifient comme

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  • islamiste modr , ainsi que par les dclarations subsquentes de V. Giscard dEstaing, ancien prsident de la Rpublique franaise et actuel prsident de la

    Convention charge de prparer la Constitution de lUnion, affirmant le caractre non-europen de la Turquie et prvenant lEurope contre le risque

    deffondrement quentranerait son adhsion, auront eu au moins le mrite de faire surgir une ralit qui nappartient pas lutopie mais au futur proche :

    quelles que soient les formules institutionnelles (et il est probable quelles couvriront toute une gamme allant de lintgration diverses formes dassociation),

    le cas de la Turquie ne sera pas isol ; cest tout le Sud de la Mditerrane qui est appel construire avec lEurope un ensemble interdpendant, un creuset

    de nouvelles relations entre pays dvelopps et en voie de dveloppement , entre cultures imprgnes de traditions religieuses monothistes

    antithtiques.

    Un tel ensemble, mesure quil acquerra de la consistance, constituera la fois un facteur dgalisation des capacits de dveloppement, un relais de

    laction politique des Europens dans les affaires du monde, et une puissante incitation la dmocratisation des rgimes du monde arabe. Il constitue la

    vritable faon de dpasser les schmes invtrs de lopposition entre lOccident et lOrient , qui ne sont quune faon parmi dautres de lire lhistoire

    culturelle de lhumanit. Il est superflu dinsister longuement sur le rle quil pourrait jouer, avec dautres analogues, dans lavance de questions comme

    celles de la scurit collective ou de lactivation des institutions internationales moins que comme on peut le craindre aussi la logique globale de

    linflammation des frontires ne lemporte pour une dure indtermine.

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  • Suivant le fil conducteur que nous proposait initialement la ncessit de rpondre (en tout cas de rpondre quelque chose) linterpellation des

    intellectuels reprsentatifs de lAmrique librale (parmi lesquels des non-Amricains travaillant aux Etats-Unis ou des Amricains qui ne sont pas

    quAmricains, comme le fut George Mosse ou comme lest Edward Said, jouent depuis toujours un rle non ngligeable), voil donc que nous avons

    parcouru un assez long chemin. Coupant au plus court, cependant, en dpit de quelques sinuosits invitables. Il nous aura mens de lquivocit de la

    demande adresse lEurope (contrepoids ou mdiation, quilibre ou ingrence) lhypothse dune conversion anti-stratgique dans les rapports de la

    puissance et de la capacit politique, en passant par quelques propositions concrtes mi-chemin du ralisme et de lutopie relatives la rorganisation

    des relations internationales et la fonction que lEurope (les nations europennes, les Etats europens, les institutions europennes, les forces sociales et

    mouvements dopinion europens) pourraient aujourdhui sy assigner. On dira (on me la dit) quune anti-stratgie est encore une stratgie : sans doute,

    sans quoi il ny aurait aucun sens la proposer des acteurs dtermins, dans une conjoncture qui est marque la fois par lurgence et lacuit des

    antagonismes. Dans ce quil faut bien appeler une crise. Mais il importait de marquer ainsi le degr de profondeur, affectant la notion mme de politique,

    auquel doit (selon moi) se situer le renversement de perspectives qui rend seul possible une rponse linterpellation dont nous faisons lobjet : rponse en

    forme de dplacement, de contre-interpellation, de rflexion sur les prsupposs mmes de la demande. Pour conclure, je voudrais essayer encore den

    exprimer la signification en expliquant le titre que jai choisi pour ce discours, et en revenant sur la question du rle des intellectuels dans lhorizon de la

    mdiation europenne .

    Il se trouve quau moment o jesquissais pour la premire fois la thmatique de cette discussion (dans la forme dune causerie la New School

    for Social Research de New-York, le 14 mars dernier, linvitation de Nancy Fraser et de Jay Bernstein), je venais de lire linstigation dun de mes tudiants

    et avec un retard de 30 ans ! ladmirable essai de Fredric Jameson intitul The Vanishing Mediator ; or, Max Weber as Storyteller (publi en 1973 et

    rdit dans le second volume de son recueil The Ideologies of Theory, Minneapolis : University of Minnesota Press, 1988). Jameson sintresse une figure

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  • thorique clbre et controverse dans la conceptualisation weberienne de lhistoire, quillustre la fonction attribue par Weber lthique protestante dans

    la dynamique du processus de modernisation de la socit (processus eurocentrique sil en est) : fonction paradoxale dun asctisme mondain qui

    renverse de lintrieur la signification de la croyance religieuse pour mettre en place les conditions dun comportement conomique et social scularis

    des individus, faire surgir des subjectivits rationnelles , avant de disparatre dans son intervention comme aurait dit Althusser, puisque les rsultats

    mmes de cette intervention le rendent inutile et la limite impossible. Jameson montre que, de faon trs tonnante, les proprits structurales de cette

    figure thorique (et mme spculative) se retrouvent dans la faon dont Marx a parfois concep