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  • ENTRETIEN AVEC VINCENT DESCOMBES

    Lionel Four

    Vrin | Le Philosophoire

    2005/2 - n 25pages 7 20

    ISSN 1283-7091

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2005-2-page-7.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Four Lionel, Entretien avec Vincent Descombes , Le Philosophoire, 2005/2 n 25, p. 7-20. DOI : 10.3917/phoir.025.0007--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • Entretien avec Vincent Descombes

    Propos recueillis par Lionel Four lEHESS le 21 septembre 2005

    Vincent Descombes est directeur dtudes lEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Les nombreux ouvrages quil a publis tmoignent dun intrt soutenu pour des questions concernant la philosophie de lesprit quil envisage la lumire de lanthropologie et de la philosophie sociale. La revue Esprit lui a consacr un dossier en juillet 2005.

    Le Philosophoire : Je vous propose, monsieur Descombes, de dbuter cet entretien partir des analyses que vous dveloppez dans Philosophie par gros temps, o vous opposez deux faons de traiter le problme de la modernit. Soit on souscrit une mtaphysique de lactualit , ainsi que la fait Foucault, et on accepte lide que la philosophie est un discours de la modernit dont lobjet est notre actualit historique, soit on procde comme vous nous y invitez sous le signe dune anthropologie de la modernit. Alors, pour bien comprendre la manire dont vous posez le problme qui nous occupe, arrtons-nous si vous le voulez bien sur ce que vous appelez la mtaphysique de lactualit , ou pense pochale . Quest-ce qui la caractrise ?

    Vincent Descombes : Cest prcisment la question qui mest venue quand jai rencontr chez Foucault des adjectifs et des substantifs redoutables, tels que ontologie de nous-mmes , mtaphysique de lactualit , etc. A vrai dire, il nest pas certain que les commentaires et les interprtations fournis par Foucault sur lpoque des Lumires illustrent une mthode spcialement ontologique. Car on attend dune recherche qui se dit ontologique une dmarche purement philosophique. Or ce nest pas ce que Foucault voulait faire. En fait, je crois quun philosophie qui parle dontologie de lactualit veut surtout se prvaloir dun accs spcial au domaine des historiens, accs rserv ceux qui usent dun

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    vocabulaire emprunt la philosophie pour sinterroger sur le sens de lpoque. Sous le nom ontologie de lactualit , on aurait d trouver une philosophie de lhistoire. Une philosophie de lhistoire au sens classique, cest toujours une philosophie universelle de lhistoire, cest--dire un effort pour fournir un schma densemble qui doit permettre de runir tous les matriaux historiques disponibles, tous les rcits des historiens, en un grand systme cohrent dont lintrt serait de nous dire comment tout cela fait sens dans un mme ensemble. Cest justement au XVIIIme sicle quon voit apparatre les philosophies de lhistoire qui se substituent aux thologies de lhistoire. Ces philosophies sont fondes sur des lois dvolution de lesprit humain. Au fond, une philosophie de lhistoire, cest une philosophie de lesprit humain. Bien entendu, ce que Foucault propose sous le nom ontologie de lactualit , ce nest pas a du tout. Mais que propose-t-il, alors ? Il aurait fallu lui poser la question ! Deuxime question, peut-tre plus fondamentale et plus grave : o est lontologie ? Quy a-t-il de spcialement ontologique dans sa dmarche ? Prendre au srieux lide dune ontologie de lactualit, ce serait chercher une rponse des questions telles que : quest-ce que cest qutre actuel ? En quoi consiste le fait dtre actuel par rapport au fait dtre anachronique, ou dtre pass ou dpass, ou dtre en train de disparatre ? Quest-ce qui fait lactualit de lactuel ? . Mais on dcouvre alors quune telle question est absolument formelle ! Car toute poque et cest le grand thme de Baudelaire, nest-ce pas ? , les gens sont actuels et modernes. Ce sont eux, les modernes, tant quils sont prsents. Une ontologie de lactuel serait par consquent une ontologie de toutes les poques la fois, elle naurait rien de spcial dire sur ce qui distingue une poque particulire des autres poques.La question poser ceux qui veulent poursuivre aujourdhui le programme de Foucault, est donc : do tirent-ils la diffrence entre une poque et une autre ? Est-ce de la philosophie ? O est la philosophie de lesprit qui les inspire ?

    Le Ph. : On touche l aux limites de la philosophie, alors ?

    V.D. : On touche l aux limites de la philosophie classique de lhistoire, cest--dire dune dmarche qui entend fournir a priori, partir dun concept de lesprit ou de lhumain quon prsuppose, de quoi produire une diversit des poques. Car, initialement, le but de la philosophie de lhistoire est dexpliquer comment aux Barbares ont succd du point de vue dun progrs de la civilisation ou dun devenir de lesprit les Hbreux, les Grecs et les Romains, puis les moines et les chevaliers du moyen ge, et ainsi de suite jusqu nous. Tout cela appartient la mme histoire universelle, il nous faut donc bien expliquer comment des gens aussi diffrents appartiennent la mme histoire. La philosophie peut-elle, par une dmarche purement dductive, fournir le schma permettant de situer dans lensemble historique les Chinois, les Egyptiens, les Hbreux et tous les autres par rapport nous ? Cest ce que propose Hegel : il y a des tapes, des mdiations et des contradictions, qui font quune poque vient aprs lautre, et le

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    philosophe peut en fournir la logique rationnelle. Mais sil ny a plus de logique dans la succession des poques, cest que nous sommes sortis de la philosophie de lhistoire, cest--dire dune historiographie philosophique de lHumanit. De ce point de vue, il ne sagit pas dune limite interne de la philosophie comme telle, car il nest pas prouv que toute philosophie doit sassigner la tche dorganiser la totalit du matriel historique dans un discours narratif unique organis par des ncessits a priori.

    Le Ph. : Pour comprendre votre anthropologie de la modernit, il faut donc la placer sous la bannire de lanti-philosophisme, comme vous dites, cest--dire ne plus considrer que la culture occidentale est dans la mtaphysique ?

    V.D. : Quand jai fait cette opposition, je navais pas dans lide dopposer lanthropologie de la modernit la philosophie comme telle. Mon propos nest pas de soutenir que la philosophie est impuissante et illusoire, et quil est donc temps de nous tourner vers autre chose que la philosophie. En tant que philosophe, je trouve plus pertinent le programme dune anthropologie de la modernit, parce que pour elle, le principe de la diversit humaine, des poques, ou des cultures nest pas quelque chose quon doive dduire. Lanthropologie possde une dimension empirique : la diversit anthropologique est une chose quon dcouvre, ce nest pas une chose quon peut prdire. Cest l le point important.

    Le Ph. : Il sagit en somme de rcuser la prtention de la philosophie se situer en dehors de toute culture, de toute tradition ?

    V.D. : Effectivement. Cest le vieux problme pos dans le courant historiciste, un problme qui est devenu classique en France avec la thse de Raymond Aron sur la philosophie critique de lhistoire. Puisquil faut tre soi-mme dans lhistoire pour faire de lhistoire, cela signifie que les gens qui font de la philosophie de lhistoire sont dans le temps, et quils seront dpasss. Or, la philosophie de lhistoire suppose quils sont au terme du progrs rationnel, indpassables et donc en dehors du temps. Il y a donc ce niveau-l une contradiction.

    Le Ph. : Nanmoins, il est difficile, lorsquon cherche caractriser la modernit, de ne pas souscrire une philosophie de lhistoire de manire implicite ou explicite , une logique des vnements . Et cest bien ce que fait Leo Strauss, dont vous pinglez dans Une question de chronologie paru en 1998 dans un ouvrage collectif (La modernit en question) la thorie des vagues de la modernit 1. Que reprochez-vous sa chronologie philosophique ?

    V.D. : La chronologie philosophique, pour moi, cest toujours un peu lide dune logique qui serait en mme temps une dynamique. On aurait un principe logique qui serait en mme temps une sorte de moteur. En fait, il sagit toujours de la mme chose : prtendre que le passage des civilisations traditionnelles la civilisation

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    moderne tait ncessaire, tait inscrit dans le concept mme dhumanit ou dans celui desprit, ou dans celui dune lutte de lhomme contre la nature. Il y a l quelque chose qui ne me satisfait pas, car la logique ne peut pas dicter lhistoire, elle nest pas une puissance comme la providence, mais une affaire de ncessit conceptuelle, derrire laquelle il faut trouver des gens qui ont des pratiques dans lesquelles ces ncessits conceptuelles trouvent leur place. Lide dune logique de lhistoire est pour moi une aberration. Il y a certainement du sens dans les vnements, mais ce sens nest pas drivable par une analyse conceptuelle, il faut le trouver dans une recherche qui doit avoir une dimension empirique.

    Le Ph. : Est-ce cela que vous avez trouv chez Baudelaire ? Cest--dire la possibilit de penser la modernit en vitant de recourir une chronologie unilinaire fonde sur lide de progrs ?

    V.D. : Baudelaire est intressant parce que cest lui qui introduit en franais le mot modernit , dans un sens qui nest pas celui des autres langues, ni celui de lallemand, ni celui de langlais. Ce qui ma frapp au fond chez Baudelaire, cest justement sa faon de retenir quelque chose de lide du progrs en mme temps quil la conteste violemment. Baudelaire lui-mme nest pas du tout progressiste, il serait mme plutt anti-moderne, comme on dit maintenant, mais, lorsquil dveloppe cette ide dune beaut propre chaque poque, il se rfre, et ce sont ces mots, la philosophie du progrs , cest--dire une ligne intellectuelle qui lui vient des Lumires par Stendhal, mais qui accepte lide dune diversit anthropologique. Cest donc cette ligne Montesquieu quil faut opposer lautre ligne des Lumires, celle qui ne conoit quun seul idal du beau, et de faon plus gnral, quun seul idal en gnral, quune seule morale, quune seule politique, quune seule faon dtre excellent. Cette faon qua Baudelaire de puiser dans Stendhal, cest--dire de quelquun qui a t form par les Idologues, dans une tradition quon peut faire remonter Montesquieu, montre que nous ne sommes pas condamns nous ranger dans la raction, dans la nostalgie dune poque pr-moderne, pour accepter que chaque poque a son idal, et donc sa modernit.

    Le Ph. : Vous citez souvent Baudelaire quand vous abordez la question de la modernit, que ce soit dans Philosophie par gros temps, dans Une question de chronologie ou dans Proust, philosophie du roman. On a vraiment limpression que ce qui vous a intress, cest lide dune relativit du beau moderne aux formes de la vie moderne. Est-ce cela qui vous a interpell chez cet auteur, lide dune relativit du beau des formes de vie, la prise en compte des murs, des coutumes, etc. ?

    V.D. : Oui, parce que cest ce qui est prodigieux dans les proses de Baudelaire, la fois dans ses proses de critique, dessayiste, et puis dans ses pomes en prose : cet intrt pour le beau qui sexprime dans des uvres dart, dans des uvres plastiques, mais aussi dans les costumes, dans les attitudes, etc. Il y a l une

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    faon de plonger le beau dans le vivant qui est extrmement salubre, et qui vient en somme quilibrer le mouvement de lart pour lart qui en est contemporain. Alors, effectivement, on peut trouver chez Baudelaire une pense de lhistoire et de lhistorique qui nest pas une philosophie de lhistoire, et que les philosophes qui parlent de la modernit devraient frquenter davantage.

    Le Ph. : Cest la combinaison de la thse universaliste et de la reconnaissance des particularits ?

    V.D. : Je crois en effet que Baudelaire est sur ce point particulier assez proche de ce quon peut appeler un modle anthropologique, compris au sens de la science de lanthropologie sociale. Un modle qui est inscrit au sein du programme anthropologique lui-mme. Lanthropologue doit postuler un universel puisquil tudie ltre humain comme tel, et il doit aussi accepter le fait dune diversit anthropologique, sinon il ny aurait pas dobjet de sa science, pas de terrain sur lequel enquter. Il lui faut par consquent trouver une faon de combiner les deux conditions. Par sa rflexion sur la succession des styles, Baudelaire est la recherche dun modle de ce genre. Il rencontre dailleurs une ide quon va trouver chez Marx, lide que nous ne sommes plus des Grecs, et que pourtant nous trouvons toujours beaux les mythes grecs, les dieux grecs, les temples grecs, etc. Il y a donc une beaut grecque, mais si lon veut lappliquer aujourdhui, on a ce que Baudelaire condamne comme un acadmisme absurde. Pour tre vraiment comme des Grecs, il nous faut en fait tre nous-mmes, et non pas les Grecs. Baudelaire peut ainsi affirmer une lgitimit du moderne, mais par des voies non progressistes, non rductrices de ce qui sest pass ailleurs, puisque ce qui sest pass avant et ailleurs avait sa propre vitalit et sa propre beaut.

    Le Ph. : Opposer Condorcet Baudelaire, cest distinguer deux sens du mot moderne : il y a la modernit prise au sens de lesprit moderne , dont vous dites quelle est une prtention luniversalit, et la modernit telle que lentend Baudelaire, savoir comme la revendication dune particularit inassimilable, dune contribution la varit gnrale 2. En choisissant Baudelaire contre Condorcet, ne prenez-vous pas le risque de nourrir ce quon appelle souvent la maladie moderne de la philosophie : le relativisme ?

    V.D. : Premirement : est-ce que le relativisme est la maladie philosophique par excellence ? En classe de philosophie, quentend-on ? Le professeur met en scne Socrate contre les sophistes, cest--dire contre les relativistes. Beaucoup de philosophes, ou de professeurs de philosophie, auraient besoin dtre un peu plus relativistes ! Ce nest pas le relativisme qui les menaceDeuxime point : si la rsistance au relativisme signifie quil faut tre aveugle la diversit des situations et des possibilits humaines, alors rejeter le relativisme est absurde, puisque, comme il faudra bien reconnatre malgr tout cette diversit,

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    nous finirons par tre des relativistes honteux. Cest pour cela que le vrai problme philosophique est celui de montrer en quoi ce que nous cherchons sous le nom duniversel nexige pas labolition de la diversit par exemple par un schma volutionniste, ou une forme de rduction de ces diversits autant derreurs dont nous serions finalement sortis par le progrs. Cest pourquoi il y a selon moi autant de philosophie dans le fait daller chercher le sens de la modernit dans une anthropologie que daller la chercher dans une philosophie de lhistoire. Ce nest donc pas la dfaite de la philosophie qui nous ouvre lanthropologie, mais le refus dune certaine philosophie et le choix dune autre philosophie.

    Le Ph. : Comme Baudelaire nouveau, vous refusez dopposer raison et tradition. Vous refusez de critiquer les murs, les coutumes, les traditions au nom de normes transcendantes qui seraient fournies par la raison. Est-ce quil faut y voir aussi linfluence qua pu avoir sur vous la philosophie sociale de Wittgenstein, et son caractre pragmatique ?

    V.D. : Oui, tout fait. Jai un peu insist sur certaines phrases de Baudelaire qui sont dans la plus pure tradition de Montesquieu : tout peuple a ses usages, chacun de ces usages peut surprendre si on lexamine isolment, mais si lon connaissait mieux et si lon voyait mieux lensemble, on verrait quil y a des raisons derrire chaque usage. En ce sens, il y a une saveur wittgensteinienne, non pas sans doute de tout Baudelaire, mais des passages sur lesquels je me suis appuy.

    Le Ph. : Vous revendiquez par ailleurs une influence directe de Louis Dumont sur vos propres recherches. Quest-ce qui vous a sduit dans son anthropologie, quil concevait dailleurs explicitement comme une anthropologie de la modernit ?

    V.D. : Cest lui qui propose effectivement la dnomination d anthropologie de la modernit , dans ses Essais sur lindividualisme3. Vous me demandez en somme comment jai rencontr luvre de Louis Dumont ? Eh bien, vrai dire, ce nest pas dabord partir de sa recherche indianiste, mais partir de lconomie politique, et plus prcisment de la philosophie sociale, du marxisme. Cest son interprtation de Marx, dans Homo aequalis, qui ma frapp, et qui ma conduit tout dabord lire ses autres ouvrages, puis comprendre plus globalement par lensemble de son uvre comment il avait pu fournir cette interprtation de Marx. Car le point important de Homo aequalis, cest de nous expliquer pourquoi Karl Marx nest pas du tout du ct o on le range dhabitude, qui serait celui des totalits sociales le sociologique, le holisme , mais quil est en ralit du mme ct que les philosophes libraux et les conomistes classiques. Marx est certes rvolt par le spectacle de la pauprisation quil a sous les yeux, il se veut critique lgard de lidologie bourgeoise, mais il a une profonde connivence thorique et idologique avec les prsupposs individualistes de son poque. a mavait frapp, parce que ctait une ide la recherche de laquelle jtais, maladroitement. La dmonstration de Dumont tait lumineuse, et cest uniquement

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    dans un deuxime temps que jai pris connaissance de lanthropologie qui tait derrire cette interprtation.

    Le Ph. : Il y a quelque chose qui a d vous interpeller, cest son point de vue comparatiste.

    V.D. : Oui, jai dcouvert que cest le point de vue comparatiste qui rendait cette interprtation possible. Jusqu ma lecture de Dumont, le comparatisme tait pour moi celui quon mavait appris lcole, ctait celui de tout le monde : les Anciens et les Modernes. Et pas nimporte quels Anciens, mais la Rome classique et Athnes. Grce au comparatisme anthropologique, je pense avoir chapp cette opposition, qui est trop courte. Quelle soit trop courte, dune certaine faon, nous le savons tous, parce quil y a dans notre chronologie, celle des programmes dhistoire que lon apprend lcole, une priode que lon appelle le Moyen Age, qui ne sinscrit pas facilement dans lopposition des Anciens et des Modernes. Les Temps modernes, faut-il les faire commencer tout de suite aprs les Anciens, cest--dire avec le christianisme, ou bien faut-il les faire commencer la Renaissance, donc un retour des Anciens, ce qui renvoie le Moyen Age au monde traditionnel ? Cette incertitude montre que la dichotomie ancien / moderne est relative, quelle est contextuelle. Elle nest pas inutile, mais elle nest utile que dun point de vue chaque fois particulier : quelquun pourra tre plutt moderne tel point de vue, mais plutt ancien tel autre point de vue. Mais lorsquon veut opposer globalement lpoque de lhumanit ancienne et lpoque de lhumanit moderne, on ne sait pas si les Anciens sont seulement les hommes de lAntiquit ou sils ne sont pas aussi ceux de lAncien Rgime. Lopposition ancien/moderne nest donc pas une dichotomie suffisante. Nous avons besoin dautres dpaysements, et ces dpaysements sont des dpaysements anthropologiques. Dumont remarquait que ce que les hellnistes devraient nous montrer, cest quel point, certains gards, les Grecs sont plus prs des Indiens et des Chinois que de nous. Et cest un peu le sens des rcentes recherches sur lAntiquit : par exemple, construire une anthropologie de la Grce antique.

    Le Ph. : Peut-on galement dire que lune des vertus du comparatisme, sa fonction philosophique en quelque sorte, serait dchapper lalternative positivisme / pense transcendantale ?

    V.D. : Pense transcendantale Je sais que pour certains philosophes, la philosophie cest la pense transcendantale, ou alors ce nest rien. Nous autres philosophes devrions remonter jusquaux fondements, aux conditions de possibilit de toute pense conceptuelle dune ralit. Mais en ralit, ce nest pas comme cela que nous procdons quand nous philosophons. En fait, nous faisons des analyses conceptuelles, et nous analysons les concepts que nous possdons dj, de telle sorte que le moment transcendantal est un peu un faux moment. Comme le dit plaisamment Peirce, les philosophes qui veulent commencer par un

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    point de dpart radical ou transcendantal sont comme des voyageurs qui diraient quun vrai voyage doit partir du ple Nord : ils oublient quil faut rejoindre ce point de dpart radical, et que, par consquent, chacun part forcment de l o il se trouve en fait. Le problme qui se pose est plutt de savoir comment une analyse philosophique peut reconnatre que tel concept quelle a analys est au fond un concept local qui a quelque chose de contingent, de telle sorte que dautres concepts sont possibles. Si dautres concepts sont possibles, cela veut dire quon a pu penser autrement dans dautres temps ou dautres traditions, et cest ce moment-l quun dialogue est possible, soit avec les historiens, soit avec les anthropologues.

    Le Ph. : On connat limportance en sociologie de lindividualisme mthodologique. Pourtant, cest sur le holisme que vous basez vos analyses. Pourquoi ? Parmi les signalements de ce qui est moderne, notamment pour Hegel, comme vous le rappelez dans Philosophie par gros temps, il y a lindividualisation des murs, lautonomie de la conduite, le droit de critique, etc., qui semblent finalement congruents avec la thorie de lagent rationnel et la philosophie du sujet. Vous semblez donc utiliser des outils qui paraissent a priori peut-tre moins adapts que dautres pour saisir ce quil en est de la modernit.

    V.D. : Il faut distinguer individualisme, et individualisme mthodologique. On peut se rfrer Hegel comme penseur de ce qui est moderne, pourquoi pas, car toute sa philosophie est en effet un puissant effort pour penser son temps, et il le fait travers la subjectivit, le pour soi , lindividu. Mais Hegel nest certainement pas un individualiste mthodologique ! La subjectivit, la valeur individualiste car nous ne parlons pas ici de lindividualisme en tant quil doit tre compris comme un vilain dfaut, comme le manque de solidarit laquelle se rattachent les droits de lhomme, la libert de conscience, etc., est un idal. Maintenant, rien ne garantit que la ralit soit immdiatement accorde et prpare pour la saine ralisation des idaux. Lindividualisme mthodologique, a nest donc pas simplement le fait de tenir la libert de lindividu, cest un choix en sociologie. Cest le choix de considrer que chacun de nous est effectivement un individu dabord indpendant des autres et ensuite seulement associ tel ou tel.Vous dites que lindividualisme mthodologique est trs important en sociologie. Il est trs important en nombre de publications, de cours, mais est-il trs important thoriquement ? Cest a le problme ! Est-ce que cest la thorie de la dcision rationnelle qui explique les phnomnes en sociologie ? Non ! Elle ne les explique pas et elle ne prtend pas les expliquer, elle affirme plus exactement que cest comme a que les choses devraient se passer. Mais comme les choses ne se passent justement pas comme la thorie individualiste lavait prdit, il lui faut introduire des motions, des irrationalits, et dautres notions du mme genre pour expliquer lcart entre ce que les gens font et ce que ces gens feraient sils dcidaient rationnellement (sous-entendu : rationnellement selon les critres poss par la thorie). Par exemple, du point de vue du calcul de la dcision rationnelle,

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    il est incomprhensible que les gens aillent voter aux lections, vu quune voix unique ne peut elle seule emporter la dcision.Lindividualisme mthodologique serait la bonne mthode sil ny avait pas quelque chose comme la socit. Pour un individualiste mthodologique quest-ce quun groupe, une socit ? Il rpondra : une socit consiste dans des personnes et des interactions que ces personnes ont entre elles. Toute la ralit de ces interactions peut tre explique par les projets, les intentions et les expriences des uns et des autres. Si ctait cela la socit, alors effectivement, il faudrait la dcrire en termes individualistes. Mais o sont les descriptions sociologiques dun individualiste orthodoxe ? Chez Max Weber, par exemple, une chose est le programme individualiste, autre chose est la description concrte. Ce quon observe en fait, cest quil ny a pas vraiment dindividualistes mthodologiques : il ny a que des gens qui voudraient ltre, qui fabriquent des programmes pour expliquer comment rduire les apparences de totalits sociales de lindividuel. A la fin des fins, quand on examine la description des phnomnes tudis, on voit rapparatre le social sous des formes indirectes, caches (comme par exemple les facteurs irrationnels , les motions collectives, lattachement une identit collective, ou encore la raison comme tant un sens de luniversel et pas seulement une facult de calculer son intrt propre). Le social rapparat ncessairement un moment o un autre sous forme dlments dont on ne peut pas rendre compte par les effets mergents des interactions entre individus. Ce sont ces lments dont les analyses des sociologues qui se veulent individualistes mthodologiques ne rendent pas compte que jappelle les institutions4. Quand apparaissent les institutions, cest que quelquun qui aurait voulu tre individualiste rintroduit quelque chose quoi il na pas droit, puisquil na pas produit cette institution, il doit accepter quelle soit l.

    Le Ph. : Le holisme est donc tout fait adquat pour penser la modernit ?

    V.D. : Le holisme est non seulement adquat, mais il est le seul adquat ! Les conflits majeurs qui traversent notre modernit ne sont pas principalement des conflits entre individus, soit sous la forme dune lutte pour la vie et le pouvoir, soit sous la forme dune guerre des dieux (cest--dire des choix radicaux individuels), ce sont des conflits qui expriment la difficult de mettre en pratique ce que Dumont appelait un individualisme dans le monde .

    Le Ph. : Le procs dindividualisation des individus propre la modernit prsuppose donc les Institutions du sens : il ny a pas dantinomie entre lindividu et le social, il faut penser lindividu lintrieur dune socit, et cest cette socit qui va lui permettre de sindividualiser. Est-ce cela que vous soutenez ?

    V.D. : Oui, on ne sindividualise quen socit, comme lont pens Hegel, le jeune Marx et dautres. Je reprends cette ide non pas comme un paradoxe, mais comme une vidence ! Les historiens qui sefforcent de suivre lmergence de lindividu

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    et la part toujours plus grande donne lexpression de soi, le style individuel, lautobiographie, linvitation se raconter, etc., dcrivent des processus sociaux, des processus non seulement qui prennent du temps, mais qui sont en outre soutenus par lvolution sociale.Nanmoins, il faut ici prciser un point de vocabulaire. Ce que nous appelons dans ce contexte lindividu et la valeur de lindividu, ce nest pas la mme chose que ce quon appellerait les comportements individuels et lattachement de chacun sa propre personne. Des comportements individuels, il y en a toujours eu partout, et ce nest donc pas a, lindividualisation. Lindividualisation suppose quil y ait une sorte de droit et mme de devoir pour lindividu, de dfinir lui-mme ce qui compte, ce qui vaut, ce quil a faire. Et cela est un phnomne relativement rcent dans lhistoire de lhumanit. Et comment savons-nous que cest un phnomne rcent ? Ce nest pas lintrospection qui nous lapprend, mais justement le travail comparatiste.

    Le Ph. : Cest ce que vous montrez en particulier dans Proust, philosophie du roman : lide poursuivie par certains artistes de sextraire des canons de la beaut classique a merg une certaine poque

    V.D. : Oui. Il est intressant de voir que les crivains sont trs conscients du fait que cest l une chose qui ne va pas de soi, en mme temps quils y adhrent. Mais Baudelaire souligne que laffirmation de lindividualit ne va pas de soi, et que, pour la plupart des gens, cela va causer de grandes souffrances, des checs terribles, des humiliations. Quelques artistes mergeront, mais les autres seront les victimes de cette comptition des individualits. A une autre poque, peut-tre, ces individus nauraient pas eu se mettre en avant et donc chouer, ils auraient t des artisans heureux.

    Le Ph. : Cest lide dun hrosme de la vie moderne ?

    V.D. : Cest a. Ce que le dandy fait par des poses, des attitudes, lartiste le fait dans une comptition doriginalit avec dautres artistes. Mais, bien sr, lartiste est plus crateur que le dandy, puisque chez ce dernier loriginalit spuise dans des effets de scne, des rpliques inoues, etc. Vous vous souvenez de lhistoire de Baudelaire qui avait cherch stupfier Delacroix en se prsentant lui les cheveux teints en vert, mais Delacroix, plus fort encore, avait fait semblant de ne pas remarquer ! On raconte lhistoire, cest donc une espce de "happening", et si on le prend comme "happening" mmorable, il y a cration. Il reste que la puissance cratrice est moindre chez le dandy que chez lartiste. Le souci de luvre peut permettre lartiste dchapper ce quil y a de malsain dans une pure affirmation de soi, lartiste peut y trouver le chemin dune communication avec les autres, dun universel, et par l se librer de sa propre individualit. Cest peut-tre la leon de Proust.

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    Le Ph. : Dans votre dernier ouvrage, Le complment de sujet5, vous revenez longuement sur ces questions, sur les thses de la philosophie du sujet et sur ses enjeux, qui sont prcisment de penser la modernit. Et vous en faites une critique dvastatrice. Cest un ouvrage extrmement dense, trs rigoureux, passionnant. Pour quiconque est familier de vos travaux, il tait naturel que vous en veniez aborder la Querelle du sujet, car elle appelle un examen de la question qui tarabuste lhistoriographie philosophique de la modernit : est-il vrai que la diffrence entre les anciens et nous tienne une "dcouverte" qui nous serait propre, de la subjectivit ? 6. Et vous montrez que la question navait pas t bien pose, que contrairement ce quon avait pens, lapparition de la question du sujet ne marque pas un tournant capital de lhistoire europenne. Mais quel est laspect positif de vos analyses ? Le tournant capital de lhistoire europenne, o faut-il le chercher, sil nest pas dans le fait dtre devenu sujet ? Lanthropologie peut-elle nous apporter une rponse cette question ?

    V.D. : Oui ! Lanthropologie pourrait le dire en termes de sujet, mais il se trouve quhistoriquement, elle la dit en termes dindividu. Effectivement, dans le Complment de sujet, le lecteur retrouvera lopposition entre une philosophie qui se prsente comme disposant du concept qui va expliquer la grande transition, la rvolution qui nous conduit au moderne, et lanthropologie. Je suis moi-mme philosophe, mais je pense pourtant que cette philosophie du sujet nest pas la bonne. La vue que je lui oppose est pour moi celle qui doit satisfaire les philosophes, car je ne demande pas aux philosophes de cesser de faire de la philosophie, tout au contraire. Quest-ce que cette subjectivit quon croit dcouvrir ? Soit elle est dcrite en termes gnraux, et cest donc le fait que nous sommes des sources daction, que nous sommes tenus pour responsables de nos actes, que nous avons une conscience, etc. Si dcouvrir le sujet, cest dcouvrir laction, la responsabilit, le je , faut-il comprendre que tout cela nexistait pas avant les temps modernes ? Laffirmer me parat intenable. Si ce nest pas a, cest quoi ? Si ce nest pas a, la dcouverte de la subjectivit est une opration philosophique beaucoup plus difficile expliquer. On la dcrit en gnral en termes de fondement. Lindividu veut tre au fondement de toute normativit. Mais cette description en termes de fondement na plus besoin du mot sujet , sauf soutenir une philosophie de lhistoire selon laquelle le fait de pouvoir parler la premire personne doit se traduire, un jour ou lautre, par laffirmation individualiste.Il me semble plus clairant demployer le vocabulaire des historiens, des sociologues, qui sintressent la monte de lindividualisme, et en particulier de ceux qui suivent les origines de lindividualisme dans lhistoire religieuse, avec lapparition dune spiritualit dans le cas asiatique, ou dune religion du salut comme avec le christianisme, qui prcisment sont des appels au salut individuel : quand on me parle de mon salut, il sagit de moi. Cette rupture qui fait passer de la religion de groupe o il sagit de nous (nous, les vivants, nos anctres et nos

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    descendants) une religion o il sagit de mon salut moi, cest le point dorigine de lindividualisme, et ce nest donc pas une dcouverte philosophique. En revanche, les philosophies modernes, les philosophies dun fondement immanent des valeurs, du droit, de la politique, se comprennent mieux la lumire dune distinction sur laquelle jai insist dans mon livre : selon la perspective prmoderne des sages antiques et des anachortes chrtiens, je peux tre un individu condition de quitter le monde le monde au sens religieux, et par consquent pas seulement les mondanits, mais aussi bien les devoirs du monde : moccuper de mes enfants, de mon pays ; en revanche, selon la perspective moderne, je peux tre un individu mais sans quitter le monde, et au contraire en adaptant le monde lidal de lindividu. Lantiquit et le Moyen Age, comme dautres civilisations, ont connu lindividu hors du monde. Seul lge moderne a imagin quon puisse tre (plus ou moins) individu dans le monde. Cest pourquoi la socit moderne nest pas le terme final de lhistoire universelle, le telos vis depuis le dbut ou le rsultat invitable dun travail historique commenc ds les origines. La modernit est, du point de vue anthropologique, une exception dans lhistoire humaine.Ce que jinvite les philosophes faire, cest en dfinitive raisonner plutt dans ces termes-l, conceptuellement cohrents, tandis que les tentatives dauto-engendrement du sujet sont incohrentes.

    Le Ph. : Vous faites la critique de la pense pochale qui suggre que la modernit veut dire, tous gards, rationalit . Si vous deviez choisir une formule pour caractriser la modernit, quelle serait-elle ?

    V.D. : Lopposition du rationnel et du traditionnel ne convient pas pour caractriser la modernit, car elle laisse entendre quici, chez nous, on fait des choses parce quon a des raisons de les faire, tandis quavant nous, on les faisait parce que ctait la tradition, mais quil ny avait pas de raisons spciales de le faire, sinon quon lavait toujours fait. Cela revient reprsenter les autres comme des gens qui sont comme nous, mais en moins bien, parce quils nont pas encore rflchi, pas encore remis en cause leurs coutumes et leurs croyances. Ce nest pas un contraste comparatif valide que davoir dun ct la prsence dun lment positif, et de lautre labsence de cet lment positif. Il faut avoir en prsence un lment positif de notre propre manire de penser et en face, chez les autres, un autre lment positif, mais incompatible avec le ntre. Que serait un contraste plus comparatif ? On peut penser celui que propose Kant dans ses rflexions sur la Rvolution franaise, quand il dit que dun ct il y a le parti de la dignit humaine, et de lautre celui de lhonneur. Les deux termes, ici, sont positifs. Kant est ici plus ou moins dans la tonalit de Tocqueville opposant la dmocratie laristocratie. La dmocratie est videmment une valeur, pour nous, mais laristocratie ne lest pas moins pour les socits aristocratiques, comme le mot lindique ! Tandis que si on dit quil y a dun ct la dmocratie, et de lautre des socits ingalitaires, ce moment-l, on reprsente les autres comme ne

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    parvenant pas tre quelque chose, sinon le ngatif de nous-mmes.Alors, quel contraste retenir ? Il me semble que cela dpend de lhistoire quon est en train de raconter. Aristocratie / dmocratie, cest un point de vue, celui dune histoire politique, mais il existe certainement dautres faons de formuler le contraste. Le point important est quil y ait deux affirmations. Cest ce que Baudelaire a retenu de Stendhal : les anciens vivaient pour la guerre, nous vivons pour la vie des salons (ce nous dsigne les personnes de bon ton du XVIIIme sicle). Voil deux idaux. Cest une ide profonde.

    Le Ph.: Y a-t-il actuellement des penseurs qui vous permettent de nourrir vos analyses, vos recherches ?

    V.D. : Parmi les contemporains ?

    Le Ph. : Oui.

    V.D. : Quelquun dont le nom me vient tout de suite lesprit, cest celui de mon ami Charles Taylor. Nous navons pas ncessairement les mmes vues, mais trs souvent, la dmarche est la mme, et nos rfrences se recoupent. Son nom me vient lesprit car il nest pas trs frquent de trouver quelquun qui manifeste un intrt positif pour la diversit anthropologique - et je ne parle bien sr pas l uniquement des Anciens, des Grecs, si admirables soient-ils ! -, et par ailleurs un ancrage dans la philosophie de laction, quelle soit hglienne ou wittgensteinienne. Cest cette combinaison qui me rapproche de lui.

    Le Ph. : Merci beaucoup, monsieur Descombes, de nous avoir accord cet entretien.

    Notes

    1 Nous renvoyons le lecteur la nouvelle traduction de ce texte de Leo Strauss, que nous proposons dans ce mme numro.

    2 Vincent Descombes, Une question de chronologie in La modernit en question, p.406.

    3 Louis Dumont, Essais sur lindividualisme : une perspective anthropologique sur lidologie moderne, Ed. du Seuil, Coll. Essais, Paris, 310 pages.

    4 Vincent Descombes fait ici notamment rfrence un de ces ouvrages paru en 1996, Les institutions du sens.

    5 Le lecteur trouvera une recension de cet ouvrage dans le n24 du Philosophoire, printemps 2005, pages 131 134.

    6 Vincent Descombes, Le complment de sujet, p. 30.

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    Bibliographie

    Livres :Le complment de sujet : enqute sur le fait dagir de soi-mme, Gallimard, NRF essais, Paris, 2004Les institutions du sens, Ed. de Minuit, Critique, Paris, 1996La denre mentale, Ed. de Minuit, Critique, Paris, 1995Philosophie par gros temps, Ed. de Minuit, Critique, Paris, 1989Proust : philosophie du roman, Ed. de Minuit, Critique, Paris, 1987Grammaire dobjets en tous genres, Ed. de Minuit, Critique, Paris, 1983Le mme et lautre, quarante-cinq ans de philosophie franaise (1933-1978), Ed. de Minuit, Critique, Paris, 1979 Linconscient malgr lui, Ed. de Minuit, Critique, Paris, 1977Le platonisme, Presses Universitaires de France, Paris, 1971

    Textes parus dans des ouvrages collectifs : La relation , in Coll., Quelle philosophie pour le 21me sicle ?, Ed. Gallimard, Folio, Paris, 2001, pages 153 181 Latences de la mtaphysique , in Coll., Un sicle de philosophie, Ed. Gallimard, Folio, Paris, 2000, pages 11 52. Une question de chronologie , in Franoise Gaillard, Jacques Poulain & Richard Schusterman (dir.), La modernit en question, de Richard Rorty Jrgen Habermas, Ed. du Cerf, Passages, Paris, 1998, pages 383 407 Le raisonnement de lours , in Sylvie Mesure (dir.), La rationalit des valeurs, PUF, Sociologies, Paris, 1998, pages 117 142 Le moment franais de Nietzsche , in Coll., Pourquoi nous ne sommes pas nietzschens, Ed. Grasset & Fasquelle, Biblio essais, Paris, pages 105 134 Considrations transcendantales , in Coll., La facult de juger, Ed. de Minuit, Critique, Paris, 1985, pages 55 85

    Articles : Le pouvoir dtre soi in Critique, juillet 1991, n 529-530, pages 545-576 Philosophie du jugement politique in La pense politique, juin 1994, n2, pages 131-157 Le contrat social de J. Habermas in Le Dbat, 35-56, mars-avril 1999, 104 De lintellectuel critique la critique intellectuelle in Esprit, mars-avril 2000, n262, pages 163-172 Vers une anthropologie comparative des dmocraties modernes in Esprit, mai 2000, n263, pages 155-170 Comment savoir ce que je fais ? in Philosophie, 2002, n76, pages 15-32 Individuation et individualisation , in Cahiers Vilfredo Pareto, Revue europenne des sciences sociales, 2003, tome XLI, n 127, pages 17-35

    Nous signalons au lecteur quil trouvera sur le site Jean Nicod quatre textes de Vincent Descombes, ladresse suivante : http://jeannicod.ccsd.cnrs.fr/

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