Entretien avec Debra Granik - cinemas-lumiere.com...La nature est au centre du film. On pense...

5
Date : Septembre 2018 Pays : FR Périodicité : Mensuel Page de l'article : p.28-32 Journaliste : MICHEL CIEUTAT Page 1/5 VERSION 8526494500502 Tous droits réservés à l'éditeur ACTLALITE Entretien avec Debra Granik La marge ne peut qu 'offrir de nouvelles perspectives MICHEL CIEUTAT Michel Cieut.it Comment avez vous pris connaissance du livre L'Abandon de Peter Rock daniel tire le film 9 Debra Granik Les productrices Linda Reisman tt \nne Harrison aimaient beaucoup cet ouvrage ct mc I ont trans mis J ai tres vite ete fascinée etj ai tout de suite visualise comment |e pomais le filmer En outre, I action se passait dans une region du nord des h tats Unis qui i sa propre culture celle dc I Oregon ct dc I Etat dc Washington Les habitants y sont toujours en quête de quelque chose et se déplacent bedu coup Je suis tres attirée par les gens qui rejettent soudain leur vie ordinaire ct en cherchent une autre ailleurs Et puis les deux protagonistes le pere et sa fille mc plaisaient beaucoup En particulier le pere, car ic rn intéressais a la vie des soldats de retour de la guerre en Irak et en \fghinistan marques comme lur pour longtemps pu ces conflits alors que lout Ic n e nde les u lit oublies Fux souffrent de ce qu ils ippellent les blessures de la conscience qui, un jour ou I autre, refont si rraec Le roman raconte une histoire vraie celle d im pere et de sa fille qui survivent dans les bois grace a des comportements spea figues, tres détailles dans louvrage Dans la réalité, le duo avait disparu et Peter Rock a ete amené a remplir fes trous dt cette histoire en faisant appel a son ima gtnatton Comment avez vous réagi a cette liberte prise par rapport a une réalité devenue alors fictionnelle ? Il a pris connaissance de leur histoire dans un article publie dans un journal de Portland ou leur maniere de vixre était relatée avec autant de curiosité que de compassion Le pere avait toutes les connaissances nécessaires pour se fondre parfaitement dans cette vie exclusivement en pleine nature sans |amais négliger leducation de sa fille a qui il a appris entre autres, a lire et a écrire lout cela Peter Rock ne pouvait que I imaginer car il ny en mit lucune trace En revanche il lui était plu^ facile dc décrire dcs situa tion^ qui impliquaient les besoins neees saires a toute survie en milieu naturel comme quand, tout a coup \ous vous trouvez complètement paralvse par I arri \ ec d un grizzli maîs qu il vous i iut vite I abattre Le romancier poin ait ainsi creer un Certain suspense dans sa narration Quand je lisais cela ie me demandais mssitot comment je réagirais Ce qui rn attirait surtout cctaicnt les relations qui s établissaient entre le pere et sa fille en pareille situation Et ]e ne voulais pas conclure en faisant mourir le peic comme dans le roman ce qui pour moi était une facilite [ ai donc prefere les conduire lusqu a cette fourche de deux chemins ou chacun choisit librement le s en Cest la plus grande difFereiiee par rapport au Debra Granik dir ge Thomas n McKenzie dans Leave No Trace

Transcript of Entretien avec Debra Granik - cinemas-lumiere.com...La nature est au centre du film. On pense...

Page 1: Entretien avec Debra Granik - cinemas-lumiere.com...La nature est au centre du film. On pense irrésistiblement à Ralph Waldo Emerson et à Henry David Thoreau. Ces deux pen-seurs

Date : Septembre 2018

Pays : FRPériodicité : Mensuel

Page de l'article : p.28-32Journaliste : MICHEL CIEUTAT

Page 1/5

VERSION 8526494500502Tous droits réservés à l'éditeur

ACTLALITE

Entretien avec Debra GranikLa marge ne peut qu 'offrir de nouvelles perspectives

MICHEL CIEUTAT

Michel Cieut.it Comment avez vouspris connaissance du livre L'Abandon dePeter Rock daniel tire le film 9

Debra Granik Les productrices LindaReisman tt \nne Harrison aimaientbeaucoup cet ouvrage ct mc I ont transmis J ai tres vite ete fascinée e t j ai toutde suite visualise comment |e pomaisle filmer En outre, I action se passaitdans une region du nord des h tatsUnis qui i sa propre culture celle dcI Oregon ct dc I Etat dc WashingtonLes habitants y sont toujours en quêtede quelque chose et se déplacent beducoup Je suis tres attirée par les gens quirejettent soudain leur vie ordinaire cten cherchent une autre ailleurs Et puisles deux protagonistes le pere et sa fillemc plaisaient beaucoup En particulierle pere, car ic rn intéressais a la vie dessoldats de retour de la guerre en Iraket en \fghinistan marques comme lurpour longtemps pu ces conflits alors

que lout Ic n e nde les u lit oubliesFux souffrent de ce qu i ls ippellent les

blessures de la conscience qui, unjour ou I autre, refont si rraec

Le roman raconte une histoire vraie celled im pere et de sa fille qui survivent dansles bois grace a des comportements speafigues, tres détailles dans louvrage Dansla réalité, le duo avait disparu et PeterRock a ete amené a remplir fes trous dtcette histoire en faisant appel a son imagtnatton Comment avez vous réagi acette liberte prise par rapport a une réalitédevenue alors fictionnelle ?Il a pris connaissance de leur histoiredans un article publie dans un journalde Portland ou leur maniere de vixreétait relatée avec autant de curiosité quede compassion Le pere avait toutes lesconnaissances nécessaires pour se fondreparfaitement dans cette vie exclusivementen pleine nature sans |amais négliger

leducation de sa fille a qui il a apprisentre autres, a lire et a écrire lout celaPeter Rock ne pouvait que I imaginer caril ny en mit lucune trace En revancheil lui était plu^ facile dc décrire dcs situation^ qui impliquaient les besoins neeessaires a toute survie en milieu naturelcomme quand, tout a coup \ous voustrouvez complètement paralvse par I arri\ ec d un grizzli maîs qu il vous i iut viteI abattre Le romancier poin ait ainsi creerun Certain suspense dans sa narrationQuand je lisais cela ie me demandaismssitot comment je réagirais Ce quirn attirait surtout cctaicnt les relationsqui s établissaient entre le pere et sa filleen pareille situation Et ]e ne voulais pasconclure en faisant mourir le peic commedans le roman ce qui pour moi était unefacilite [ ai donc prefere les conduirelusqu a cette fourche de deux cheminsou chacun choisit librement le s en Cestla plus grande difFereiiee par rapport au

Debra Granik dir ge Thomas n McKenzie dans Leave No Trace

Page 2: Entretien avec Debra Granik - cinemas-lumiere.com...La nature est au centre du film. On pense irrésistiblement à Ralph Waldo Emerson et à Henry David Thoreau. Ces deux pen-seurs

Date : Septembre 2018

Pays : FRPériodicité : Mensuel

Page de l'article : p.28-32Journaliste : MICHEL CIEUTAT

Page 2/5

VERSION 8526494500502Tous droits réservés à l'éditeur

livre. J'en ai parlé avec l'auteur qui étaitd'accord. À deux reprises, nous avonsdîné avec mes producteurs, puis nousnous sommes vus régulièrement pour letenir informé de levolution du scénario.Il a vite compris que je ne pouvais pasme soumettre à si propre imaginationet m'a laissée libre d'exploiter la mienne.Sans qu'il me l'ait jamais demande, je luidonnais le script à lire juste pour avoirson avis, jamais son accord. Nous avonseu d'excellents échanges et de très bonneschoses en sont sorties, par exemple larencontre de la jeune fille avec les api-culteurs et les membres de cette commu-naute qui élèvent des animaux. Ce n'estpas dans le livre, je l'ai découvert lors demes recherches dans ['Oregon, sur leslieux décrits par Peter Rock. Il savait bienque, lorsqu'un roman devient un film, destransformations sont opérées. Cest detoute façon ce qui arrive sur tout tour-nage : quand vous filmez, les choses nesont pas toujours identiques à celles quifigurent dans le scénario. Puis, les acteurs,par leur seule présence et par leur jeu, lesmodifient davantage. Et d'autres modifi-cations ont encore lieu au montage.

Comment avez-vous travaillé avec AnneRosellini qui fut déjà votre coscénaristesur Down to the Bone en 2004 et surWinter's Bone en 2010 ?J'écris énormément, je fais beaucoup derecherches en vidéo, j'enregistre, prendsde nombreuses photos. J'ai réalisé desentretiens avec les gens, avec les anciensd'Irak et d'Afghanistan qui m'ont parléde leurs réactions face aux secours d'ur-gence, ainsi qu'avec une experte de lavie en plein air. Et j'ai inclus une grandepartie de leurs propos dans le script.Puis, j'ai envoyé tout cela à Anne, qui vitmaintenant dans le Pacific Northwest.Elle entoure d'un cercle tout ce qui, selonelle, fonctionne bien. Elle couvre le scriptde très nombreuses notes et, à les lire, jepeux deviner dans quel état desprit elleétait au moment de sa lecture.

Comment parvenez-vous à un accordcommun ?Nous ne procédons pas ainsi. Ce sont lesacteurs qui vont y parvenir avec ce qu'ilsnous apportent. Il nous arrive mêmede modifier le dialogue au moment dumontage, quand nous nous rendonscompte qu'il est mauvais. Tout est crééjusqu'au dernier moment.

Les « blessures de la conscience » (Ben Foster)

Vos films mettent bien en relief l'intérêt quevous portez aux marginaux. Dou vient-il ?Je suis née dans une famille de la classemoyenne, dans une banlieue, c'est-à-dire nulle part. Lieu intéressant pourceux qui finissent par se demander com-ment ils pourraient devenir autre chosequ'eux-mêmes. Je demandais aux gensdc me parler de leur manière de vivre,comment ils survivaient dans leur tra-vail. J'aime beaucoup les documentaires,cette manière dont on découvre les gensà l'aide d'une caméra. J'aime observer,prendre des notes, des photos mon-trant les détails de la vie quotidienne, demanière anthropologique. J'aime décou-vrir comment ces gens se comportent et,s'ils pratiquent l'humour, ils deviennentmes héros.Je suis très attirée parles gensqui ont le sens de lecoute, du ressort etqui ne se laissent pas abattre. J'aimeraconter des histoires qui impliquent cegenre de personnes. Nous sommes tousdifférents sur cette planète. Certainssont destinés à la guerre, au crime, à lacorruption, d'autres s'adonnent à l'em-pathie, d'autres encore ne s'intéressentqu'aux riches. Moi, je suis attirée parceux de la marge ! J'ai été très inspiréepar le cinéma européen, par le néoréa-lisme pratique dans plusieurs pays. Leurbut : montrer la grandeur d'âme dc lavie quotidienne.

La nature est au centre du film. On penseirrésistiblement à Ralph Waldo Emerson

et à Henry David Thoreau. Ces deux pen-seurs ont-ils marque votre jeunesse ?Tout à fait. Les étudiants américainsne peuvent pas y échapper, Emerson etThoreau font partie de tous les cursus lit-téraires. Mais je les ai surtout appréciésun peu plus tard, à vrai dire aujourd'huimême ! Après avoir pris conscience desméfaits de la société de consommation,de la pauvreté dans cette vaste régiondes monts Ozarks, j'ai voulu comprendreles causes exactes de cette situation. Unesociété de masse devrait vous permettredc définir votre identité par rapport à ceque vous possédez. Autrefois, quand vousétiez riche, vous saviez que cela était dûà votre mérite. Toutes les sociétés richesont toujours trouvé des excuses pour jus-tifier les inégalités économiques. J'ai aiméces essais d'Emerson qui, en leur temps,dénonçaient déjà cet état des choses.J'aime ceux qui sont capables de déve-lopper des idées remettant en question lasuprématie de l'argent et celle des biensmatériels qui régissent toute une vie.

Thoreau, avec son Walden ou la Vie dansles bois, a eu une influence considérablesur le mouvement hippie dans les années1960 aux Etats-Unis. Leave No Traceen porte nettement les marques. Reste-t-ilencore un peu de son impact dans l'Amé-rique de Donald Trump ?Nous savons tous que le capitalisme estpareil à un dragon qui détruit tout sur sonpassage, va jusqu'à corrompre le capital

Page 3: Entretien avec Debra Granik - cinemas-lumiere.com...La nature est au centre du film. On pense irrésistiblement à Ralph Waldo Emerson et à Henry David Thoreau. Ces deux pen-seurs

Date : Septembre 2018

Pays : FRPériodicité : Mensuel

Page de l'article : p.28-32Journaliste : MICHEL CIEUTAT

Page 3/5

VERSION 8526494500502Tous droits réservés à l'éditeur

J aime decouvr r comme it ces gens se comportent (Thonidsm McKenzie Ben Foster)

On peut vivre avec peu de choses (Thomas n McKenz e Ben Foster)

lui même ainsi que notre president quiemprunte de I argent aux mafieux russeset s'empare de tous les moyens de commumcation Nous avons vécu des revolutions dans de nombreux domaines et,aujourd hui nous vivons celle de I informanque, sans doute la plus grande pource qui est des relations humaines, surtoutpour nos enfants, tous impliques dansce phénomène d ubiquité generale quichange leur regard sur le monde Noussavons tous que cest stupéfiant maîs pas

pour la jeune fille du film et j'aime beaucoup le moment ou son pere refuse deprendre le telephone ' On peut vu re avecpeu de choses, comme le jeune garçonquelle fréquente, qui se trouve ainsi dansla réalité Apres I avoir rencontre dans leMissouri j ai écrit le rôle exprès pour luiet I ai appelé II a 21 ans et s apprenti aquitter sa mere pour habiter dans unetoute petite maison construite avec desamis, maîs il ne savait pas ce qu'il allaitfaire La societe ne prevoit rien pour ces

leunes, issus du peuple ou des classesmoyennes, sans chemin tout trace devanteux Maîs eux savent qu ils veulent vivreleur vie d une maniere propre, sansdrogue ni alcool II ne fait attention qu ason look, prend soin de ses cheveux et deses dents, cal il n a pas d ai gen! pour allerchez le dentiste II ria que deux pairesde pantalons et deux chemises Cest unmouvement assez general de rejet de I acquisition Ces jeunes veulent vivre a uneplus petite échelle, selon kms maigresmoyens Le problème de ces petites maisons qui se multiplient cest qu il nexistepas d endroits pour les installer

L'action de Leave No Trace se passe dansI Oregon Avez-vous respecte les lieuxdécrits par Peter Rock ou bien en avezvous choisi d'autres ?J ai fait un compromis II était diffiale de tourner au cœur dc la foret, enpartie protégée Le ranger était tressympathique et arrangeant maîs nousne pouvions en aucune façon endommager la flore II nous a fallu decouvrirdes tas d endroits qui pouvaient couvemr Le livre était mimmaliste quant auxlieux maîs plus précis pour la ferme oule pere et la fille se rendent et ou ellefait la connaissance du garçon En generai il nous a fallu imaginer beaucoupde choses, et ce fut vraiment un grandplaisir pour nous Nous avions un scoutoriginaire de l'Oregon qui nous a beaucoup aides Si vous aimez les lieux que jemontre, cest en grande partie grace a sontravail Je meleve souvent contre la théo-rie des auteurs, car elle s appuie trop surI ego à. une personne C est une illusionqui nuit beaucoup au travail d equipeDe tous les arts le cinema est ctlui quirequiert le plus de collaboration

Leave No Trace est un film a deux per-sonnages, dont on nentend jamais lesnomsEn effet, ils ne sont jamais nommesSeule la fille appelle tres naturellementson pere Dad » Tout part de la neeessite pour lui de ne pas se faire remarquer,même au sein d une foule, en évitant defaire certains gestes, cela allant ]usqu a lanécessite de rejeter son propre nom

Dou votre direction d'acteurs avant toutvisuelle, en particulier dans l'expression dela responsabilite familiale pratiquée parle pere et le besoin d'émancipation ressenti

Page 4: Entretien avec Debra Granik - cinemas-lumiere.com...La nature est au centre du film. On pense irrésistiblement à Ralph Waldo Emerson et à Henry David Thoreau. Ces deux pen-seurs

Date : Septembre 2018

Pays : FRPériodicité : Mensuel

Page de l'article : p.28-32Journaliste : MICHEL CIEUTAT

Page 4/5

VERSION 8526494500502Tous droits réservés à l'éditeur

par I adolescente Comment avez-vous tra-vaille avec Ben Foster (lepere) et IhomaswHarcourt McKenzie (lafille) ?Mon travail avec Uiom a ete tres directElle est jeune ct nous pouvions parlerfacilement Elle travaillait beaucoupa partir de sa propre imagination Elleenfilait ses chaussures comme le fonttous les jeunesse maniere tres naturelleElle faisait ce genre de choses en touteliberte sans que j'intervienne du tout J aimême ete tentée de lui faire porter sonvrai prénom alors que dans le livre elles'appelle Caroline Elle était tout aussinaturelle dans ses rapports wec Ben, qui,quoique nayant pas lui même denfant,s'est du coup comporte de maniere tresresponsable avec elle Et comme il avaitappris de son entraîneur beaucoup dechoses indispensables pour survivre enpareil environnement,il les lui transmettait avec le plus grand sérieux, tout en 11laissant I amadouer, le distraire, commedans la scene ou il fait un cauchemar etquelle l'apaise, en lui posant des quesbons frivoles Chaque interprète avaitses objectifs a atteindre et cela leur plaisait Ce qui m amenait a rn interrogerfont ils cela par eux mêmes ou bien lefont ils parce que je I attends deux ' Enfait, c'était beaucoup plus de leur proprechef et mon travail se limitait donc acreer les circonstances matérielles, apartir desquelles ils pouvaient donner lemeilleur d eux mêmes

Dans le dossier de presse, vous compa-rez les relations entre le pere et sa fille acelles de Prospéra et de Miranda dans LaTempête de ShakespeareCest une pme coïncidence Quand jetaisen tram décrire le script,je suis allee voirLa Tempête au theatre, dont la similitudede situation — un pere et sa fille isolessur une ile - m'a amusée A un momentdonne, une réplique m'a frappée, Mirandadit a son pere « Des fois, j'ai l'impression dette un fardeau pour toi > ,ce a quoiProspère réplique < Non, ma fille, tu eslune des raisons qui me permettent deconserver ina sante mentale » Elle nefait qu essayer de calmer sa tempête mieHeure Ils ont besoin I un de I autre

Aviez-vous déjà envisage certains inter-prètes lors de la redaction du scénario ?Non, aucun, parce que je ne peux pasdistribuer les rôles de cette façon Sauf,cette fois ci, pour Dale Dickev a qui j ai

pense tout de suite, au point d appelerson personnage par son prcnom Carsa prévenance, sa grande connaissancedes diverses classes sociales, de regionstres différentes, rurales et urbaines, sonacharnement au travail, sa modestienaturelle, la qualite de son jeu sans artifice, son rejet de la chirurgie esthetique,j anne tout cela en elle depuis que ie I aiengagée pour Winter s Bons

Comment avez vous opte pour Ben Fosteret Thomasm Harcourt McKenzie ?Thom a fait dc tres bons débuts Elleest issue d'une famille de réalisateursaustraliens tres dynamiques, dont lesfilms ont ete présentes dans plusieursfestivals Elle a ete élevée dans une sortede berceau culturel Je ne lavais jamaisrencontrée C'est elle qui nous a ecnrNous avons dialogue une premiere foissur Skvpe, puis une seconde Je lui ai taitparvenir le scénario ct elle m'a envoyé

Moverman, ou il est charge d'annoncerles deces auprès des familles II ne reculedevant rien

ll a un visage assez dur, maîs parvient alaisser passer des sentiments qu un machoaurait tendance a contenir Commentavez-vous obtenu cela de lui ?Cela doit provenir du travail que j'aifourni sur le documentaire Stray Dog,en 2014 II a pour sujet lhomme quijouait Ic méchant dans Winters Bene,un homme du com qui s appelle RonmeHall II portait ses \rais vetementsdans le film Je l'avais rencontre dansune eglise Cetait un motard avec unénorme tatouage sur le bras representantune carte du Vietnam, un vétéran de laguerre, perdu dans une petite ville tresrurale du Missouri En le regardant, jen'en croyais pas mes yeux et j ai aussitôt voulu le connaître II était énorme,habille de cuir, avait I air féroce, maîs

El e est jeune et nous pouvions parler fac lement (Thomasm McKenzie)

une sorte d'impiovisation J ai trouve enelle une grande generosite lors de sonaudition et je ne pouvais pas I exclure auprofil de toutes les autres jeunes fillesque j ai auditionnées, tellement citadineset propres que je ne pouvais pas les imagmer se salir dans la foret Quant a Ben,j'ai ete tres touchée d'appiendre a quelpoint il s'était investi dans la recherched informations sur le comportement dessoldats apres la guerre en Irak, en 2009,pour son rôle dans The Messenger d Oren

cetait aussi un grand pere, tres amou-reux de son épouse, une MexicaineJe I ai fait jouer dans deux scènes duhlm, dans les lieux ou lui et les sienss efforcent de survivre II m'a beaucoupinspirée pour le rôle que joue Ben Entait, c'est lie au mot « et » que j adore, quej'emploierai toujours dans ma vie et surlecran quelqu'un peut etre \lolent et sesoucier d'autrui, paraitre féroce et pleu-rer la nuit Je déteste les êtres entiersJ adore les « maîs aussi » '

Page 5: Entretien avec Debra Granik - cinemas-lumiere.com...La nature est au centre du film. On pense irrésistiblement à Ralph Waldo Emerson et à Henry David Thoreau. Ces deux pen-seurs

Date : Septembre 2018

Pays : FRPériodicité : Mensuel

Page de l'article : p.28-32Journaliste : MICHEL CIEUTAT

Page 5/5

VERSION 8526494500502Tous droits réservés à l'éditeur

Comment dirigez-vous vos acteurs ? Leurexpliquez-vous beaucoup de choses d'unpoint de vue psychologique, par exemple ?J'aime taire plusieurs» prises pour les-quelles ils font ce qu'ils veulent. Puis j'es-saie de voir les choses autrement et pro-cède à quèlques réajustements du genre :« Cette fois, tu ne le regardes pas. » Oubien : « Tu te lèves avant qu'il n'ait finide parler », car je suis curieuse de voir ceque cela peut changer dans leurs rela-tions. Thom réagissait d'une manièreextraordinaire à ces petits changements.Soudain, en pleine prise, jc lui demandaisde prendre un deuxième œuf ou bien dedemander au garçon cc que représentela photo sur le frigo. Lequipe techniquen'en revenait pas que j'ose faire cela etThom, fidèle à son personnage, faisait ceque je disais. Cela tient à l'intérêt que jeporte aux gens et à mon désir de voir deschoses nouvelles se passer : je m'interdisde ne pas essayer quand j'ai soudain uneidée. C'est ma manière de faire, mais jem'adapte toujours à la personnalité demes interprètes. Ils connaissent très bienle scénario, car je l'explique beaucoup.Parfois, certains sont peu enthousiastes.Alors je cherche le plus malléable pourles faire réagir dans le bon sens.

Combien de caméras utilisez-vous pourêtre sûre d'obtenir cette authenticité dansles réactions ?Une seule. Mais vers la fin du tournage,les responsables du planning en ontcommande une seconde pour des scènesde dialogues importantes et pour celleoù les policiers arrivent. Il y en avait unepointée sur mes protagonistes et l'autresur les flics, car dans une telle scène, lesréactions se déploient énormément et ilfaut tout saisir. Je pense que 60 % du filmont été filmés avec une seule caméra et40 % avec deux.

Votre utilisation de la musique originaleest très discrète...Elle est signée par Dickon Hinchliffe,un brillant compositeur britannique, ll ,1inspire Claire Denis pour Trouble E-veryDay et .75 Rhums. Cetait la premièrefois que j'entendais de la musique mini-malistc dans un film. Je lui ai demanded'écrire celle de Winter} Eone. C était ungrand plaisir de discuter avec lui. Tousles réalisateurs qui ont travaillé avec luisont unanimes, parce qu'il sait leur parlermusicalement sans jamais leur imposerquoi que ce soit. Ses compositions sontune sorte de « liberation score » I

N'auriez-vous pas peur d'être dévorée parle système si, demain, tout en vous garan-tissant une certaine liberté de création, on•vous offrait un très gros budget pour fairevotre prochain film ?Non, je ne suis pas faite pour ça. Dèsque je montre des personnes à lecran, jedois ressentir la possibilité de montrerdes choses originales, bien au-delà desreprésentations traditionnelles. Je veuxdécouvrir des choses nouvelles chez lesgens, c'est mon principal souci. Parfois,c'est quand même possible dans lesgrandes productions. Hier soir, au dîner,Thom m'a même dit : « Tu devrais faireun Marvel ! » Certes, on pourrait tou-jours essayer d'y introduire certaines denos valeurs dissimulées à l'intérieur d'uncheval de Troie ! Il y a même des femmesqui en réalisent. Je me suis imposé ce tra-vail à la marge. C'est comme la Quinzainedcs réalisateurs : il y a cinquante ans, il aété décidé qu'il fallait un festival paral-lèle à l'officiel. C cst exactement ce que jcfais. En effet, la marge ne peut qu'offrirde nouvelles perspectives. •

* Propos recueillis le 14 mai, à Cannes, ct traduits

de l'anglais. Merci a Laurence Granec et à ses

collaboratrices

Je pense que bi) % du film ont eté filmés avec une seule camera (Tournage . Michael McDonough, chef operateur, et Debra Granik)