Entre Le Rêve Et La Veille Qui Suis-je

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ENTRE LE RÊVE ET LA VEILLE : QUI SUIS-JE ? Jeanne Marie Gagnebin Institut protestant de théologie | « Études théologiques et religieuses » 2005/2 Tome 80 | pages 201 à 214 ISSN 0014-2239 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2005-2-page-201.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Jeanne Marie Gagnebin, « Entre le rêve et la veille : Qui suis-je ? », Études théologiques et religieuses 2005/2 (Tome 80), p. 201-214. DOI 10.3917/etr.0802.0201 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Institut protestant de théologie. © Institut protestant de théologie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.207.105.66 - 11/08/2015 21h48. © Institut protestant de théologie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 200.207.105.66 - 11/08/2015 21h48. © Institut protestant de théologie

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ENTRE LE RÊVE ET LA VEILLE : QUI SUIS-JE ?Jeanne Marie Gagnebin

Institut protestant de théologie | « Études théologiques et religieuses »

2005/2 Tome 80 | pages 201 à 214 ISSN 0014-2239

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2005-2-page-201.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Jeanne Marie Gagnebin, « Entre le rêve et la veille : Qui suis-je ? », Études théologiques etreligieuses 2005/2 (Tome 80), p. 201-214.DOI 10.3917/etr.0802.0201--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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ENTRE LE RÊVE ET LA VEILLE :QUI SUIS-JE ?

Jeanne Marie GAGNEBIN propose ici une lecture croisée des pages inaugu-rales de deux œuvres phares de la littérature et de la philosophie françaises :le roman de Marcel Proust À la recherche du temps perdu et les Méditationsde René Descartes. La parenté spirituelle des deux textes passe notammentpar leur affirmation de l’existence subjective dans un forme commune (cellede la « méditation »), mais ils s’écartent l’un de l’autre par leurs valorisa-tions respectives de la distraction et de la dispersion d’une part, de l’intério-risation et de la concentration d’autre part. Cet écart balise l’espace danslequel doit s’engager la réflexion contemporaine sur l’identité subjective.

Cet essai est un exercice de lecture, à la frontière de la littérature et de laphilosophie, sur l’identité du sujet qui cherche à se saisir dans la pratique dudiscours et, en particulier, dans l’exercice discursif et spéculatif singulier quidéfinit la méditation. En effet, mon hypothèse de départ consiste en l’établis-sement d’une intertextualité créatrice entre les premières pages de À larecherche du temps perdu, de Marcel Proust, et le début de la Première médi-tation, de Descartes. Que Proust ait consciemment ou non effectué cetteappropriation transformatrice importe peu pour notre propos. En revanche, ilest important de souligner que les deux textes constituent, toutes différencesgardées, deux exercices de méditation. J’emprunte ici la belle définition de « méditation » à Michel Foucault qui, commentant le texte cartésien, affirme :

Une « méditation » [...] produit, comme autant d’événements discursifs,des énoncés nouveaux qui emportent avec eux une série de modificationsdu sujet énonçant : à travers ce qui se dit dans la méditation, le sujetpasse de l’obscurité à la lumière, de l’impureté à la pureté, de la

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ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES80e année – 2005/2 – P. 201 à 214

Jeanne Marie GAGNEBIN est professeur de philosophie à l’Université catholique de SãoPaulo et à l’Université d’État de Campinas, Brésil.

À mon frère Laurent

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contrainte des passions au détachement [...]. Dans la méditation, le sujetest sans cesse altéré par son propre mouvement ; son discours suscite deseffets à l’intérieur desquels il est pris ; il l’expose à des risques, le faitpasser par des épreuves ou des tentations, produit en lui des états, et luiconfère un statut ou une qualification dont il n’était pas détenteur aumoment initial. Bref, la méditation implique un sujet mobile et modifiablepar l’effet même des événements discursifs qui se produisent1.

La méditation est fort proche d’un autre genre philosophique aujourd’huiplus en vogue : l’essai, cette « épreuve modificatrice de soi-même dans le jeude la vérité », comme le définit Foucault dans un autre texte, cette « ascèse »,cet « exercice de soi, dans la pensée »2, dans lequel sujet de l’énonciation eténonciation elle-même vont, que cela soit avec la lenteur du tâtonnement oula rapidité de l’audace, se transformer mutuellement : le sujet qui parle n’estplus le même au terme de son entreprise, il s’est risqué à se déprendre de saposition première pour se livrer à l’incertitude, dirait Proust, au doute, diraitDescartes.

Cette « épreuve modificatrice de soi-même », l’œuvre de Proust, À larecherche du temps perdu, la configure de manière exemplaire. Il s’agit d’untexte qui défie les définitions rigides des genres littéraires, les dépasse encréant une nouvelle unité fondatrice de l’écriture contemporaine : roman,autobiographie apparente qui démasque son impossibilité, essai esthétique etphilosophique, traité de psychosociologie. Proust lui-même ne sait commentdéfinir ce qu’il écrit, bien qu’il le rapproche du roman. Dans une lettre de1913 à son ami Léon Blum, il confie : « Je ne sais pas si je vous ai dit que lelivre était un roman. Au moins, c’est encore du roman que cela s’écarte lemoins. Il y a un monsieur qui raconte et qui dit je3. »

Or, ce « monsieur qui raconte et qui dit je » ne sortira pas indemne de soninterminable exercice de narration. L’« épreuve modificatrice de soi-même »caractérise cette œuvre dont tous les commentateurs, malgré leurs diver-gences, s’accordent à reconnaître la teneur spéculative. Ainsi pouvons-nousla lire comme un texte qui s’inscrit dans la tradition, tant philosophique quelittéraire, de l’autoréflexion du sujet, en particulier dans sa réflexion sur lesoi et sur son activité de parole, ou encore, pour reprendre les précieusescatégories de Benveniste4, sur l’étroite relation entre identité personnelle et

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1. Michel FOUCAULT, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 593-594.

2. Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité, vol. II, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard,1984, p. 15.

3. Cité par Jean-Yves TADIÉ, Proust et le roman, Paris, Gallimard, 1971, p. 22.4. Émile BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, en parti-

culier les chapitres 18 à 20.

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énonciation du discours. Dès les premières lignes de À la recherche du tempsperdu, c’est bien de ces tâtonnements du sujet vers lui-même et vers lemonde au travers de ses mots qu’il s’agit. Relisons quelques fragments deces pages si connues.

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougieéteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de medire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il étaittemps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume queje croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avaispas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire,mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblaitque j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, larivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raisonmais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de serendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait àme devenir inintelligible, comme après la métempsycose les penséesd’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étaislibre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bienétonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pourmes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparais-sait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chosevraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’enten-dais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chantd’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étenduede la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ;et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excita-tion qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suiventencore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour5.

Personne ne sait qui est ce « je » qui commence à parler. Il n’y a aucunedonnée biographique précise, aucune date de naissance, aucun nom defamille. Et il n’y en aura pas. Le prénom du petit garçon, Marcel, ne sera prononcé que deux fois dans ces milliers de pages. Le caractère impersonnelde ce « je » le rend presque anonyme, en tout cas indéterminé, et cela enopposition aux autres personnages du roman dont seront fournies de longueset précises descriptions. Jean-Yves Tadié observe avec raison que cet anonymat du « je » permet une double opération que Jean Santeuil, premier

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5. Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, vol. I, Du côté de chez Swann, Paris,Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, édition publiée sous la direction de Jean-Yves Tadié, p. 3-4.

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roman de Proust, abandonné après plus de huit cents pages, ne permettait pasparce qu’il s’y agissait d’une troisième personne grammaticale, un « il » biendéfini, trop défini justement : cette indétermination renforce le fait que le « je » ne peut se saisir lui-même que parce qu’il est le sujet de l’énonciationdu discours, celui qui prend la parole et s’adresse à un autre, à un lecteurhypothétique ; ce manque de définition permet ainsi, paradoxalement, au lecteur de s’identifier complètement avec la voix narrative et de faire siennesses vicissitudes. « La connaissance précise du physique du narrateur nousempêcherait d’épouser complètement sa pensée, de vivre en lui6 », remarqueTadié. Ainsi pourrions-nous affirmer que ce « je » incognito qui ouvre le récitest la figure d’un anonymat transcendantal : à la fois vide et universel.

D’autres facteurs renforcent cette indétermination productrice. Les réfé-rences spatiales et temporelles s’effacent aussitôt que nommées. Ainsi lafameuse première phrase, si difficile à traduire dans son étrange trivialitéinduite par l’emploi du passé composé français (« je me suis couché ») précédé d’un adverbe de durée (« longtemps ») ; elle nous transporte dans untemps en apparence précis mais qui se révèle totalement indécis : longtemps– oui, mais combien de temps au fait et quand donc ? Et jusqu’à quand, jusqu’à aujourd’hui encore ou non ? Même quand, prosaïquement, « je medemandais quelle heure il pouvait être », il n’y a aucune réponse. Au lieud’allumer la lumière et de consulter sa montre, le « je » écoute le sifflet d’untrain et, du coup, prend un autre chemin et accompagne « le voyageur » qui « se hâte vers la station voisine » ; voyageur imaginaire qui se meut dans unetemporalité très particulière, au seuil de l’attente et du souvenir, ou plutôt del’anticipation d’un souvenir à venir.

[…] et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à lacauserie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suiventencore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

L’absence de références temporelles précises est renforcée par celle deréférences spatiales stables. Les pages suivantes consistent en une longueinterrogation au sujet des diverses chambres dans lesquelles le « je » s’estendormi ou réveillé, s’endort ou se réveille, sans qu’il puisse décider danslaquelle il se trouve actuellement. À tel point que ce « tourbillon » sensorielmet en question la propre stabilité des choses dites réelles. Citons Proust.

Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée parnotre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité denotre pensée en face d’elles. Toujours est-il que, quand je me réveillaisainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où

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6. TADIÉ, op. cit., p. 29.

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j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays,les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après laforme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induirela direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de sescôtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les mursinvisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tour-billonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitaitau seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant lescirconstances, lui, – mon corps, – se rappelait pour chacun le genre du lit,la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir,avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais auréveil7.

Tout comme le réel extérieur, dans ses coordonnées spatiales, temporelleset substantielles, ainsi la réalité subjective du « je » est-elle mise en question.L’incertitude se manifeste plus particulièrement par deux questions : je nesais pas si je dors, si je rêve, si je suis éveillé ; et je ne sais pas qui je suis,peut-être suis-je l’objet dont parle le livre que je lis : « une église, un quatuor,la rivalité de François Ier et de Charles Quint. » La distinction claire entrerêve, sommeil et veille vacille tout comme la différenciation entre le sujet etl’objet de la lecture. Proust bouleverse ici l’ordre stable de la tradition occi-dentale qui proclame la séparation claire entre la veille, lieu commun du langage et de la raison, monde du logos et du dialogue possible entre leshommes, et le règne du sommeil et du rêve, domaine de l’arbitraire et du particulier : « Pour ceux qui sont en état de veille, il y a un seul et mêmemonde. Dans le sommeil, chacun se tourne vers son monde privé8 », affirmaitdéjà Héraclite. Le territoire singulier du sommeil et des rêves est le contrairedu lieu (en) commun, la contrée nocturne de chimères incommunicablesparce qu’elles défient la raison et le langage communs, le pays de l’irra-tionnel si dangereusement semblable aux fantastiques créations des fous, desextravagants et des insensés auxquelles Descartes, dans la première des sesMéditations, compare les hallucinations de ses songes.

Mais, encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les chosespeu sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoupd’autres, desquelles on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nousles connaissions par leur moyen : par exemple, que je sois assis ici, prèsdu feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, etd’autres choses de cette nature. Et comment est-ce que je pourrais nier

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7. Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, op. cit., p. 7.8. HÉRACLITE, fragment B 89 de l’édition Diels.

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que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? Si ce n’est peut-être que je mecompare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusquépar les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sontdes rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre,lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir uncorps de verre. Mais quoi ? Ce sont des fous, et je ne serais pas moinsextravagant, si je me réglais sur leur exemple.

Toutefois, j’ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent quej’ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmeschoses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés, lorsqu’ils veillent. Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, quej’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique jefusse tout nu dedans mon lit ? Il me semble bien à présent que ce n’estpoint avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête queje remue n’est point assoupie ; que c’est avec dessein et de propos déli-béré que j’étends cette main, et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne me semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en ypensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir été souvent trompé,lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m’arrêtant sur cettepensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluants, nide marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement laveille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnementest tel, qu’il est presque capable de me persuader que je dors9.

Ce début de la Première Méditation est un exemple privilégié de la radi-calité et du courage de Descartes. En opposition à la tradition philosophiqueantérieure, pour qui la séparation entre le rêve, le sommeil et la veille sembleévidente, et en réponse aux arguments sceptiques, notamment à Montaigne,qui mettaient en cause cette évidence, Descartes le baroque affirme que, sil’unique critère de la connaissance véritable consiste dans la clarté et la cohé-rence de mes représentations, alors il n’existe pas « d’indices concluants, nide marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veilled’avec le sommeil ». Ainsi donc, malgré notre « étonnement », « supposonsdonc maintenant que nous sommes endormis », propose Descartes dans lespages suivantes. Certes, cette indifférence entre le sommeil et la veille nousétonne profondément ; mais elle n’a pas de quoi nous effrayer outre mesure :en effet, endormis ou réveillés, nos représentations suivront quelques règlesidentiques, les « images des choses qui résident en notre pensée10 » continue-ront toujours, qu’elles soient illusoires ou réelles, à avoir une étendue, unlieu, un temps, un nombre, une quantité. « Car, soit que je veille ou que je

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9. René DESCARTES, Méditations, Première Méditation, Œuvres philosophiques, tome II,Paris, Garnier, 1967, textes établis et annotés par Ferdinand ALQUIÉ, p. 405-406.

10. Ibid., p. 407.

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dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre cinq, et lecarré n’aura jamais plus de quatre côtés11. » Bref, que je veille ou que jedorme, je continue, selon Descartes, à penser de la même façon, bien que lescontenus de mes pensées puissent être différents.

Dans un « appendice » à l’édition de 1972 de l’Histoire de la folie à l’âgeclassique, Michel Foucault commente longuement ces pages, répondant auxobjections que lui fit Jacques Derrida (dans L’Écriture et la différence) ausujet de sa thèse d’« exclusion de la folie » par la philosophie cartésienne. Cedébat nous importe peu ici. En revanche, les remarques très fines de Foucaultsur cette « expérience du rêve » chez Descartes dans ses liens avec la penséepeuvent nous aider à relire cette Première Méditation et ces premières pagesde la Recherche comme deux quêtes méditatives radicales sur l’identité subjective. En effet, Descartes et Proust évoquent l’expérience du rêve demanière étonnamment semblable. Rêver et dormir est d’abord une expériencedont « j’ai coutume » affirme Descartes, dont j’ai « l’habitude » dira Proust.Chez les deux auteurs, la description du rêve et du sommeil est précédée etaccompagnée par une évocation de la mémoire, du souvenir de cette expé-rience. Tous deux insistent également sur le fait que, même si je ne réussispas à décider, uniquement par la clarté de mes représentations, si je suis entrain de dormir et de rêver ou si je suis éveillé, je continue dans les deux cas,rêvant ou réveillé, à penser, à méditer dirait Descartes, « je n’avais pas cesséen dormant de faire des réflexions » dit Proust. Malgré leur étonnement réci-proque, tous deux affirment donc que nous continuons à penser, que cela soitdans le sommeil et dans le rêve ou à l’état de veille. Et malgré son étonne-ment, le sujet qui émerge du rêve et du sommeil en sort en quelque sorte raffermi en tant que sujet de la pensée – c’est-à-dire si lui, le sujet, ne se définit pas par des caractéristiques sensibles, concrètes, particulières, par unequelconque identité substantielle, mais s’il s’affirme uniquement commecelui qui pense, médite, rêve, hésite, doute, écrit, prend la parole, comme lesujet de l’activité de l’énonciation dirait Benveniste.

J’en arrive ainsi à une première conclusion dans cet exercice de lecturesparallèles. En prenant sans autre la parole, en ne commençant à partir d’aucun lieu, d’aucun temps déterminé, simplement en instaurant une voixnarrative qui raconte comment le « je » pense, éveillé ou rêvant, le narrateurde la Recherche s’inscrit dans la droite ligne du philosophe des Méditations.Tous deux assument, à leurs risques et périls, une affirmation de l’existencesubjective par la prise de parole et par la pensée, affirmation antérieure àn’importe quelle définition de l’identité par une spécificité substantielle.

Il nous faut maintenant déconstruire cette première conclusion provisoire,même si elle n’est pas fausse mais simplement partielle.

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11. Ibid., p. 408.

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En effet, les premières lignes de la Recherche fourmillent déjà d’indicesqui révèlent combien l’entreprise proustienne diffère du projet cartésien. Onpeut d’ailleurs supposer que ce sont aussi ces différences par rapport à la tradition classique et rationaliste qui vont obliger Proust à écrire cet étrangeroman de milliers de pages, ou plutôt qui lui rendent impossible d’adopterencore la belle forme concise et précise des six Meditationes de prima philo-sophia pour arriver à la vérité. Énumérons donc quelques-uns de ces indicesdéjà présents dans cette première page de la Recherche.

Quand il s’endort, dort ou rêve, le « je » du roman continue certes à « faire des réflexions », mais il note leur « tour un peu particulier », dit-il nonsans humour. Je suis moi-même ce dont parle le livre, « une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint ». Ces exemples sontplus étranges que les sages songes de Descartes qui rêve simplement qu’ilcontinue à être assis près du feu comme dans la vie dite réelle12. La transfor-mation du sujet rêvant en un quelconque objet, par exemple l’objet du livrequ’il est en train de lire, tire dangereusement le dormeur proustien du côtédes insensés et des extravagants de Descartes qui « s’imaginent être descruches, ou avoir un corps de verre », donc dans la proximité de la folie.

Une autre affirmation très surprenante sous son apparence tranquilleretient l’attention dès le premier paragraphe de la Recherche. Proust écrit :

[...] aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour demoi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plusencore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sanscause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure.

Cette petite phrase opère comme un détournement systématique de lagrande métaphore, fondamentale pour la métaphysique, de la lumière et de lavision comme images de la connaissance. En ouvrant les yeux, le « je » nevoit pas quelque chose de plus clair et de plus net, qui s’opposerait auxconfuses visions du demi-sommeil ou du rêve. Le « je » contemple l’obscu-rité, la regarde, ouvre les yeux pour « fixer le kaléidoscope de l’obscurité »dira Proust à la page suivante. Les ténèbres acquièrent ainsi diverses nuancescaptivantes. L’obscurité n’est pas seulement un repos pour les yeux (ce quiest consensuel) mais « peut-être plus encore pour mon esprit » et cela parcequ’elle lui apparaît « comme une chose sans cause, incompréhensible,comme une chose vraiment obscure ». Étrange affirmation où le manque de

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12. Notons que Descartes n’a pas toujours des rêves aussi policés ; dans un manuscritperdu intitulé Olympica, auquel se réfère son ami Baillet de manière détaillée, Descartesraconte trois rêves faits pendant une nuit de novembre 1619 ; rêves beaucoup plus « fous »,mais dont l’interprétation le fortifie dans sa vocation scientifique et philosophique naissante.Cf. à ce sujet Sonhos sobre meditações de Descartes, de Luci BUFF, São Paulo, Anablume,2001.

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cause et le caractère incompréhensible procurent à l’esprit un repos ! Au lieude fuir les ténèbres, d’allumer la lumière et de retrouver le contour biendéfini des choses, le narrateur jouit de l’obscurité, il se repose sur son incom-préhensibilité comme si, dans ce renoncement du sujet à vouloir et pouvoircomprendre, classer, reconnaître et connaître, dans ce désistement de sa souveraineté consciente existaient un repos, une paix dont il loue la « douceur ».

Nous sommes ici bien sûr à mille lieues du sujet cartésien ; et cette distance ne fera que croître dans la suite du texte. Le second passage cité plushaut introduit un motif essentiel chez Proust (et chez son proche contempo-rain Freud), en franche opposition au rationalisme cartésien : celui de l’importance du corps, plus précisément de la supériorité de la mémoire corporelle sur celle de l’esprit. Alors que ce dernier, « mon esprit », s’agite « pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais », que « ma pensée, quihésitait au seuil des temps et des formes », n’y parvient pas non plus, moncorps et mes membres, « gardiens fidèles d’un passé », se souviennent,reconstituent peu à peu l’espace et le temps, le lieu et le moment particuliers,rétablissant ainsi une séquence minimale indispensable qui permet au hérosde retrouver une identité provisoire, même si minime elle aussi.

En soulignant les insuffisances de l’esprit et en insistant sur l’importancedécisive du corps, le narrateur proustien n’opère pas simplement une inver-sion de la métaphysique classique, en particulier du rationalisme cartésien.Plus fondamentalement, la signification du corps, du corporel, d’une certainepassivité dira Merleau-Ponty lisant Proust13, provient de l’acceptation, par laréflexion subjective elle-même, d’une dimension que la pensée philoso-phique a pris fort peu en considération, quand elle ne l’a pas rejetée et combattue : la dimension de l’involontaire. Et l’involontaire n’affecte passeulement la vie du corps mais également – toute la Recherche va le montrer– la vie de l’esprit et de la pensée, la vie de la mémoire, et cela non seulement parce qu’il serait un facteur de dérangement mais parce que l’involontaire est constituant de la vie de l’esprit.

C’est ici bien sûr que Proust et Descartes ne peuvent plus se rejoindre.Tout le projet cartésien – celui du sujet moderne qui se définit par saconscience souveraine – ou, peut-être, plus précisément, ce projet tel queDescartes nous le présente, repose sur la prépondérance de la volonté dusujet de la connaissance. Ainsi Descartes reconstruit-il sa vie, dans la petiteesquisse autobiographique qui ouvre le Discours de la méthode, en expli-quant que « sitôt que l’âge [lui] permit de sortir de la sujétion de [ses]

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13. Je renvoie au cours récemment publié de MERLEAU-PONTY, L’institution, la passivité,Paris, Belin, 2003 et au beau livre de Mauro CARBONE, La visibilité de l’invisible, Olms, 2001.

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précepteurs14 », il décida de quitter l’étude des lettres, se résolut à « ne chercher plus d’autre science que celle qui se pourrait trouver en [lui]-même,ou bien dans le grand livre du monde », employa donc « le reste de [sa] jeunesse à voyager15 », à s’éprouver soi-même jusqu’au jour où, même lesguerres et les saisons se pliant à son désir, il se trouva immobilisé enAllemagne et choisit donc de demeurer « tout le jour enfermé seul dans unpoêle16 », solitude voulue, choisie, fertile. Peu importe ici que ce récit de formation corresponde réellement à la vie de René Descartes, d’abord élèvedes Jésuites, puis un gentilhomme qui s’engage dans diverses armées, enfinun voyageur solitaire et un penseur rigoureux. Ce qui importe, c’est queDescartes se représente sa vie à lui-même et la présente aux lecteurs (qui lecroient bien volontiers !) comme une entreprise cohérente, fruit de décisionspersonnelles conscientes, obéissant toujours à une implacable volonté de « voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie17 ».

Le thème de la solitude studieuse, voulue et choisie, sera également reprisau début de la Première Méditation quand Descartes déclare :

Maintenant donc que mon esprit est libre de tous soins, et que je me suisprocuré un repos assuré dans une paisible solitude, je m’appliqueraisérieusement et avec liberté à détruire généralement toutes mes anciennesopinions18.

Cette retraite volontaire, cette solitude désirée bien différente d’une soli-tude advenue de la perte douloureuse de contacts ou de la mort d’un ami, cetisolement loin du monde est, pour Descartes, la condition nécessaire d’unetranquillité où l’esprit puisse se concentrer à loisir sur soi-même, sans souffrir aucune distraction extérieure qui le détournerait de la tâche qu’il alui-même choisie. Seul, sans passions, sans distractions, sans besoins,concentré sur son activité spirituelle et intellectuelle, le sujet pense, médite,écrit.

Ces motifs de la quête, de la lutte de l’esprit avec soi-même pour vaincreses propres doutes, ce désir de solitude et de concentration extrêmes, nous lesretrouvons à l’un des moments clefs du premier livre de À la recherche dutemps perdu, œuvre dans laquelle ils prendront de plus en plus d’importance ;mais nous les retrouvons comme biaisés, détournés, à la fois semblables etdissemblables.

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14. René Descartes, Discours de la méthode, Œuvres philosophiques, tome I, Paris,Garnier, 1963, textes établis et présentés par Ferdinand ALQUIÉ, p. 576.

15. Ibid., p. 577.16. Ibid., p. 579.17. Ibid., p. 577.18. René DESCARTES, Première Méditation, op cit., p. 405.

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Ce moment est celui du fameux épisode dit de la « madeleine ». Jerésume grossièrement ces pages célèbres. Le narrateur raconte ses souvenirsd’enfance, en particulier ses vacances chez ses grands-parents à Combray ; ilévoque les soirées d’été, les visites d’un voisin le soir, visites qui empêchentsa mère de s’attarder auprès de lui pour lui souhaiter une bonne nuit, de sesdésespoirs à ce sujet et d’un soir exceptionnel où il ne réussit pas à dormir detristesse et où sa mère finit par passer la nuit auprès de lui, en lui lisant « laprose de Georges Sand ». Mais tous ces souvenirs restent comme figés,comme morts « à jamais » nous dit le narrateur ; et cela jusqu’à une find’après-midi d’hiver, quand, rentrant découragé et transi de froid, il accepte,contre son habitude et par hasard, une tasse de thé avec un petit gâteau sec –la fameuse madeleine – que lui propose sa mère. À peine a-t-il goûté du théet du gâteau qu’il « tressaille », sent « un plaisir délicieux » l’envahir, estcomme ébloui, se sent heureux, immortel. Au terme d’une longue interroga-tion, une véritable enquête spirituelle pleine d’obstacles et de difficultés, lenarrateur reconnaît finalement le souvenir évoqué par la saveur du thé et dugâteau (une expérience sensorielle analogue à celle éprouvée quand sa grand-tante lui offrait les mêmes mets le dimanche matin avant la messe àCombray). Ce souvenir involontaire, enfoui sous les diverses couches del’oubli et de l’indifférence, lui ouvre subitement une autre possibilité d’accèsau passé et à ses richesses insoupçonnées19.

Cet épisode, presque trop connu, offre de curieux parallèles avec certainspassages de Descartes, tant au début du Discours de la méthode qu’à celui dela Première méditation. Chez Descartes comme chez Proust, nous sommes enhiver, saison du recueillement et de l’intériorité, en opposition à l’expansivitéde l’été, saison froide et sombre d’où la lumière de la connaissance surgiraavec d’autant plus d’éclat. En effet, dans les deux textes, une rupture radicaleest décrite, une illumination soudaine qui va, dorénavant, changer la vie et lapensée du narrateur. Enfin, chez Proust comme chez Descartes, nous avonsl’évocation d’une intense lutte spirituelle, un combat de l’esprit avec lui-même, à l’intérieur et aux limites de lui-même, éprouvant sa misère, sondénuement et, simultanément, sa force, sa capacité de réalisation et de création. Citons Proust.

Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit

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19. Mais notons avec Paul RICŒUR (Temps et récit, t. II, La configuration dans le récit defiction, Paris, Seuil, 1984, p. 202) que ce n’est pas le souvenir lui-même, un souvenir des plustriviaux, comme s’il avait une substance spéciale, qui suscite le sentiment de bonheur. Ricœursouligne avec acuité l’importance, pour la construction de toute la Recherche, de la petitephrase entre parenthèses à la fin de cet épisode : « (quoique je ne susse pas encore et dusseremettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux.) ».

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chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seule-ment : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et queseul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière20.

Malgré ces analogies, un monde de différences sépare les textes de Descartes et de Proust. Pour conclure, je voudrais en signaler les plusimportantes.

En premier lieu, le « je » proustien n’avait pas décidé volontairement dese retirer pour chercher la vérité quand, soudainement, il fait l’expérience decette épiphanie. Au contraire, le narrateur insiste sur le fait que tout cela luiarrive parce que, contre son habitude et par hasard, il accepte, pour ainsi diremalgré lui, de boire une tasse de thé avec un petit gâteau. Cette importancedu hasard est soulignée à d’innombrables reprises dans À la recherche dutemps perdu, notamment dans le paragraphe qui précède directement l’épisode de la madeleine. Mais ce hasard n’est pas simplement une purecontingence statistique, un arbitraire trivial. Dans l’édition critique de cevolume, organisée par Tadié, se trouve une variante de Proust concernant cepassage sur l’importance du hasard ; j’en transcris les lignes finales.

Si c’est souvent le hasard (j’entends par là des circonstances que notrevolonté n’a point préparées au moins en vue du résultat qu’elles auront)qui amène dans notre esprit un objet nouveau, c’est un hasard plus rare,un hasard sélectionné et soumis à des conditions de production difficiles,après des épreuves éliminatoires, qui ramènent dans l’esprit un objet possédé autrefois par lui et qui était sorti de lui21.

Cette définition, très élaborée, du hasard accentue la dimension de l’invo-lontaire : le hasard est ce qui m’arrive sans que je l’ai ni voulu ni prévu ; iln’est pas le fruit de décisions conscientes, il échappe au contrôle, il nedépend pas de « notre intelligence » comme dit Proust, admirablement commenté sur ce point par Deleuze22. S’il ne dépend ni de ma volonté ni demon contrôle, il m’appartient cependant de savoir, pour ainsi dire, accueillirle hasard, être disponible à son irruption au lieu de le rejeter, savoir l’entendre et, qui sait, percevoir en lui un message insoupçonné23. Il ne s’agitpas chez Proust d’une croyance superstitieuse en l’irrationnel mais d’un exer-cice d’attention à ce qui nous échappe et, pour cela même, peut nous inter-peller ; il s’agit d’une ascèse de la disponibilité au lieu d’un entraînement aucontrôle, ou encore d’une temporalité du kairos en opposition aux planifica-tions chronologiques.

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20. Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, vol. I, op. cit., p. 45.21. Ibid., p. 1122.22. Gilles DELEUZE, Proust et les signes, Paris, PUF, 1964.23. Les parallèles avec Freud sont évidents. Mais leur développement demanderait un autre

travail !

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Une deuxième différence, et de taille, par rapport à Descartes découle decette réhabilitation du hasard dans la recherche de la vérité. Les vérités del’intelligence, comme dit Proust, celles que l’intellect déduit au terme delongs raisonnements, n’ont aucune ou très peu d’importance. Au mieux ellesne font qu’expliciter, voire répéter, ce qui était déjà su ; ou alors elles tracentles méandres d’un délire obsessionnel (qui a, certes, ses charmes et son intérêt !) comme dans la jalousie. La vérité qui transforme la vie n’est pasproduite par moi mais, pour ainsi dire, m’arrive, me surprend, me bouleverseet me renverse, me fait « tressaillir » comme l’écrit si souvent Proust. Et justement, parce qu’elle m’interpelle à l’insu de mon intelligence organisa-trice, elle le fait le plus souvent à partir d’une sensation corporelle. Mais, sicette épiphanie séculaire se révèle dans une sensation inusitée, il n’en restepas moins que c’est à l’esprit – à la pensée, à l’écriture, à l’art – de la recon-naître, de l’interpréter, de lui donner une forme et un nom. C’est pourquoi lenarrateur, dans l’épisode de la madeleine, doit-il mettre de côté la tasse de théet le gâteau, car, s’ils semblent être les dépositaires de la sensation magique,ils ne le sont, justement, que par hasard, ils ne disent rien sur l’appel au bonheur et à la vérité que la sensation a suscité. Le narrateur déclare donc : « Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver lavérité24. »

Ce retour de l’esprit sur lui-même et à lui-même s’accompagne d’un sen-timent aigu de son insuffisance. L’esprit n’éprouve pas son autonomie ou sasouveraineté mais « est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher » etle chercheur désorienté. Aussi ne va-t-il pas pouvoir procéder calmement,selon l’« ordre des raisons » comme dit Guéroult lisant Descartes. Le mouve-ment de sa recherche est contradictoire : d’un côté, il doit se retirer en lui-même, loin du monde et de ses bruits, comme le préconisait déjà Descartes.

Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois lasensation qui s’enfuit. Et pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher dela ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mesoreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine25.

Mais l’esprit ne se suffit pas à lui-même ; il ne peut trouver un alimentsuffisant dans cette claustration intellectuelle ; il lui faut également sortir desoi pour refaire ses forces.

Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraireà prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à serefaire avant une tentative suprême26.

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24. Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, vol. I, op. cit., p. 45.25. Ibid.26. Ibid.

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Ainsi, dans ce mouvement pendulaire, le geste philosophique de l’intério-risation et de la concentration est-il nécessairement interrompu par celui de ladistraction et de la dispersion. Tout comme le hasard, la distraction fut géné-ralement bannie du royaume de la philosophie. Elle est le plus souventcondamnée, de Pascal à Heidegger ou Adorno, comme une tactique de fuitedevant l’angoisse que suscite la finitude. Cet aspect caractérise d’ailleurs denombreux personnages de À la recherche du temps perdu, à commencer parSwann lui-même. Mais Proust lui donne aussi, notamment dans ce passage,ses lettres de noblesse ; la distraction indique aussi ce que la tradition philo-sophique classique, par hybris ou par dénégation, n’a pas voulu penser : àsavoir que l’esprit n’est pas un souverain absolu, qu’il dépend du corps, dessens et des autres.

Ainsi pouvons-nous énoncer une seconde conclusion, provisoire et hypo-thétique comme la première, de cet exercice de lectures croisées : involon-taire, corps, hasard, kairos, disponibilité, distraction, tous ces concepts mar-quent la distance qui sépare l’entreprise proustienne de la traditionrationaliste cartésienne du sujet, tradition dans laquelle, cependant, s’enra-cine la narration de À la recherche du temps perdu. Du même coup, cesconcepts balisent le territoire incertain dans lequel la réflexion contempo-raine sur l’identité subjective doit prendre le risque de s’aventurer.

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