Entre la programmation technique de la transplantation - corps géfé- jocelyne Vaysse

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Jocelyne Vaysse

Entre la programmation techniquede la transplantation

et la subjectivité du sujet :le corps greffé

Livrer le corps à la technologie contemporaine dans le champ médicalsuppose deux préalables liés entre eux : une vision dualiste qui introduità la représentation d’une mécanique des organes d’une part, l’assujettis-sement d’un organe à une machine et/ou sa substitution par un autreorgane charnel ou artificiel d’autre part.

Ainsi, prélever des éléments du corps sur un défunt, assurer leur surviehors le corps, perdre un organe natif et récupérer un greffon étranger estde l’ordre des possibles. Mais ces situations techniquement contrôléesn’évitent pas certaines émergences psychologiques – non programma-bles –, car les sujets réagissent, étant face à divers bouleversements radi-caux de la corporéité entendue comme état dans lequel on vit son corps,on se vit dans son corps.

Les divers avatars de la corporéité seront déclinés en discutant l’impactde la subjectivité des sujets sur la technicité et réciproquement : Dé-corporéité, A-corporéité, Dys-corporéité, Néo-corporéité 1.

DÉ-CORPORÉITÉ

État de corps : du dévoilement du dedans organique,de l’intrusion technique, au renoncement à un organe natiflors d’une transplantation.

Le corps-objet est le terrain propice aux grandes avancées techniquesde la seconde moitié du XXe siècle. L’objectif de nombreuses recherchesserait de « remodeler, refaçonner, “immatérialiser”, transformer le corpsen mécanismes contrôlables, pour en quelque sorte, délivrer l’homme del’encombrant enracinement de chair où mûrissent la fragilité et la mort

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[…] pour enfin l’amener à la perfection ultime qui n’attendait que lacorrection de la science », suggère Le Breton (1993).

L’accès au dedans du corps en temps réel est devenu autant indispen-sable que banal. De fait, le sujet contemporain s’est familiarisé avec latransparence organique grâce à l’imagerie médicale, avec les pénétrationsendoscopiques sans avoir à se questionner sur cette effraction corporelleet sur le dévoilement d’une intériorité normalement cachée à soi-même.À ceci près que les propositions faites par certains médecins somaticiensde regarder, lors d’investigations, le « dedans » en tant qu’image sur unécran de contrôle, ou de visionner directement la muqueuse rougeâtre parun objectif latéral, ont été vécues par la majorité des patients soit dansl’indifférence, soit dans la frayeur, avec déclenchement d’états d’angoisseet de sentiment d’inquiétante étrangeté au sens freudien, alors qu’il s’agis-sait dans l’esprit des praticiens d’intéresser le patient à son problème desanté (Vaysse, 1996b).

Le corps-objet, composite, peut se dissocier, pas franchi avec les trans-plantations, qui ont conféré aux organes réifiés le statut de simples piècesde rechange pour pallier l’usure somatique.

À ce jour, la transplantation d’organes est bien maîtrisée, guidée pardes protocoles médicaux et chirurgicaux, le facteur limitant majeur étantle manque de greffons (au 31 décembre 2004, 6 700 personnes étaientinscrites sur la liste d’attente de greffes en France, en particulier rénales,400 mourront faute de greffon – Le Quotidien du Médecin, no 7681,4 février 2005). D’un côté, elle est presque banalisée par la couverturemédiatique qui, par ailleurs, incite au don d’organes ; de l’autre, elle estune indication d’exception devant la longueur et la lourdeur du traitementsomatique engagé. Reste que l’aventure psychologique, reconnue dans sesgrands processus, demeure un chemin complexe et singulier, à la chargede chaque patient.

Objet réussi d’une chosification, le corps est-il pour autant délesté designes, de sens et de mémoire ?

Diverses études socio-anthropologiques objectivent la permanence desprojections symboliques et imaginaires sur les organes ; elles révèlent uncorps fantasmatique et un savoir profane en marge du somatique (Durif-Brückert, 1994), elles assignent au corps la vision d’un « espace potentielprotéiforme » (Brohm, 2001) et la place d’un « chiasme entre l’universmatériel sensible et l’univers socio-culturel », selon Merleau-Ponty. Enattestent cliniquement les propos des patients dès lors qu’un espace deparole leur est offert, en corollaire d’une proposition médicale de trans-plantation (Vaysse, 1993, 1996a). Car, dès la prime enfance, ces mêmesorganes sont liés – et le demeurent – aux sollicitations pulsionnelles et

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érogènes, aux expériences émotionnelles, aux mouvements idéiques, dontrésultent au plan psychique l’Image du Corps et l’accès à la symbolisation.

Par ailleurs, la transplantation va entraîner une perturbation des repè-res ordinaires de l’espace et du temps. Le corps apparaît soudain inéluc-tablement livré à une sorte de machine à remonter le temps, offrant sonintériorité au rajeunissement par l’abandon d’un organe natif et l’intro-duction d’un greffon étranger sain qui précipite le patient vers la(re)considération de la conscience du corps et de son image. Cetteconfrontation s’avère inévitable, qu’il y consente ou que, inconsciemment,il y résiste. Ce sont donc plusieurs représentations du corps que le patientdevra affronter : celle, fragmentable, du corps-machine à laquelle le médi-cal adhère, celle, internalisée et personnalisée, de son moi, celle, à venir,d’un corps-chimère mêlant soi et autrui via le greffon.

Ainsi, face à l’ascension de la « dé-corporéité », les patients parviennentà brouiller, voire à contrecarrer, par l’investissement psycho-affectif deleurs organes, l’univers pragmatique de la bio-technologie.

A-CORPORÉITÉ

État d’organes sans corps. État de corps sans organes.

La médecine, avec la loi Caillavet (1976), a redéfini la mort à des finsutiles, sinon utilitaires, de prélèvements optima des organes. Mais cettemort dite « clinique », aux critères objectifs stricts, s’avère subjectivementdéroutante, car elle survient sans réalité apparente, sans arrêt cardio-respiratoire, alors que la cessation des battements du cœur et du souffleen reste les preuves traditionnelles. De fait, le corps a non seulement lesapparences de la vie mais encore des appartenances, car ses organes, saufle cerveau, fonctionnent.

C’est donc l’histoire d’un sujet mort sans cadavre et d’un défunt dontle corps n’est plus que réservoir d’organes.

Cette conception d’ordre médical, qui profite du modèle historiquemachinique, achève d’affranchir les organes de toute implication symbo-lique (le foie – organe divinatoire –, le cœur – siège de l’âme et des senti-ments –, le cerveau – lieu du commandement raisonnable…), de tout lienpersonnifié (sujet dit saint dont les fragments de corps sont devenus« reliques » vénérées ; plus près de nous, sujet donneur), pour ne plusconsidérer que la réalité cellulaire et physiologique.

L’a-corporéité suppose donc une rupture avec des valeurs séculaires etimpose la gestion des éléments du soma hors le corps. Ainsi, des « ban-

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Le corps greffé

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ques » stockent les organes déconnectés d’un corps natif qui les maintienthabituellement en vie ; puis l’Établissement français des greffes se chargede les réattribuer aux équipes transplanteuses, tels des biens sociaux,selon des critères biologiques. L’anonymat et la gratuité de ces transac-tions sont régis par les actuelles lois de bio-éthique (Waissman, 2001).

Du point de vue du futur donneur, ou de ses proches en cas de décès,l’intégrité d’un corps défunt est « recouverte » par le consentement pré-sumé (à prélever), sauf inscription sur le registre national des refus oumessage explicite (le port sur soi d’une carte de donneur, possible depuis1998, bien que levant les incertitudes, est peu pratiqué). Là encore,au-delà de la logique juridique et des démarches conscientes, la réalitépsychique est autre.

D’une part, on note des réticences concrètes aux dons d’organes, malgréles rappels médiatiques et le bon accueil du public, qui dévoile ainsi sonambivalence. Une enquête sociologique (Oliviero, 1993), menée face à lapénurie croissante des dons (lait, sperme, sang, organes), a montré que,schématiquement, certains sujets conçoivent leurs organes comme « cho-ses » dans une perception matérialiste du corps réifié ou comme « pous-sières » dans une perspective chrétienne dualiste : l’idée de prélèvementest facilement acceptée. D’autres sujets, à l’opposé, vivent les élémentsdu corps comme porteurs de leur identité dans une perception monisteou ésotérique : ils sont enclins à refuser. Des positions intermédiaires,moins tranchées, sont nombreuses.

D’autre part, ces paramètres d’ordre psychologique expliquent (aumoins en partie) le paradoxe de l’opposition fréquente des proches d’undéfunt, opposition respectée des équipes préleveuses : des débordementsémotionnels et des fantasmes exprimés de pillage, de dispersion révèlentun vécu insupportable de désintégration du sujet, susceptible de « souffrirau fond de lui/elle » puisque la mort (« clinique ») est même parfoisirrationnellement mise en doute. Actuellement, l’annonce à ses prochesde la mort d’un individu, dissociée de la demande de prélèvements, estaccompagnée d’un soutien psychologique. Si bien que la technologie,oublieuse du sujet, voit celui-ci resurgir en dépit de toute rationalisation,au travers d’attitudes affectives qui juxtaposent un certain déni de la mortet un attachement aux organes comme fragments métonymiques identi-taires du tout corporel d’un être (« son/mon organe, c’est lui/elle/moi »).

Du point de vue du receveur, on retrouve l’incertaine efficacité de laposition réifiante face aux arguments psychologiques. En effet, l’inves-tissement de/des organes comme Objet(s) partiel(s) amène les futurs gref-fés à négocier certains aménagements psychiques pour résoudre les posi-tions contradictoires qui les assaillent, pour supporter une angoisse (de

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mort, de castration, de morcellement) émergeante et parfois envahissante.Ainsi, l’annonce d’une possible transplantation provoque toujours leretournement du regard sur soi, sur la perte anticipée de l’organe natifdéfaillant et sur l’amorce d’un processus de deuil (de l’organe), surtouts’il participe fortement de la structuration identitaire du moi. C’est aussisimultanément le détournement du regard vers autrui, suscitant non pastant l’organe-chair à venir que l’apparition d’une figure à la fois bienréelle et imaginaire puisque nécessairement imaginée : le donneur. Celui-ci surgit au travers de son organe, futur greffon comme imprégné de sescaractéristiques spécifiques, inaugurant la problématique de la dys-corporéité (voir la section suivante). Quelques rares patients, dont lesentiment d’identité s’avère très fortement incarné dans leurs organes,optent pour récuser « ce bricolage du corps », préfèrent « mourir avecleur corps de naissance » et refusent la transplantation… au grand éton-nement de certains transplanteurs.

Autrement dit, l’a-corporéité, comme conséquence du bon usage de lachose-organe (sous la rubrique État d’organes sans corps), ne se vérifiepas au plan du fonctionnement psychique, qui ne peut se réduire auxpositions manichéennes du dualisme et au pragmatisme scientifique, aussibien du point de vue du donneur que du point de vue du receveur. La« vraie » science, ne serait-ce pas d’y inclure la variable « subjectivitéhumaine » ?

La rubrique intitulée État de corps sans organes donne-t-elle un autrerelief à l’a-corporéité ?

Un patient post-transplanté cardiaque fournit une réponse émouvante,recueillie en entretien psychologique : traçant sur une feuille de papierun graphique d’échelles, il insistait sur le « zéro » de l’intersection desaxes. Ce « point zéro » désignait sa mort autant réelle qu’imaginaire,représentait le « temps zéro » de son corps dépourvu de cœur, situé entrel’excision de l’organe natif et la mise en place du greffon per-opératoire(Vaysse, 1996a).

Indicible moment de renaissance que ce patient sublimait, impossible« zéro » hors efficacité technologique (la circulation extra-corporelle, laventilation assistée…), impensable expérience de renvoi à l’originaire.Cette perception de la finitude humaine, déjouée, rejouée, médicalementajournée, figure aussi comme une sorte de condensation de ce qui aprécédé la transplantation, et de ce qui va advenir du corps greffé, centrépar ce que véhicule l’a-corporéité.

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DYS-CORPORÉITÉ

État de corps conduisant à intégrer une machine,un organe étranger.

Les soins intensifs en réanimation réalisent une assistance somatiqueprodigieuse. Cependant, les gestes effectués ont souvent un caractèreintrusif, pénétrant les orifices ; les supports machiniques nécessaires pourrelayer les grandes fonctions vitales sont autant d’extensions corporelles,les alarmes et les bruits des appareils comme le dérèglement de l’alter-nance jour-nuit, du fait d’une veille permanente, sont « nuisances » quel’on s’efforce de minimiser. Autrement dit, ces effractions des limites ducorps, bien que salutaires, cette soumission à une sorte d’intelligenceartificielle, bien que salvatrice, destituent le corps de son rôle de protec-tion et de commande, engendrent des réactions régressives et provoquentde graves et inconnues distorsions sensorielles. Le prix psychique à payerpour cette violence faite au corps (Vaysse, 2000) est le travail à fournirau réveil post-opératoire pour gommer cette réalité fictive. Le patient vadevoir effacer le désagréable flottement entre rêve cauchemardesque etsub-délire empreint d’impressions persécutrices, dépasser l’ambiguïtéspatio-temporelle au profit de repères plus ordinairement humains. Lepersonnel soignant, médecins et surtout infirmier(ère)s, accompagne cevoyage, adoucit par son attention et son empathie l’univers mécaniquede la réanimation, comble le trou de mémoire dû au sommeil artificielet/ou aux drogues sédatives en restituant à chaque patient les pans deson histoire dont il est le seul témoin, tout en éludant les moments péril-leux. Ce dernier, par un travail intérieur, est censé rétablir une continuitépsychique diachronique et une représentation de lui-même le démarquantde l’emprise soignante. Car, à terme, il lui faudra sortir de l’attributionaux machines (et aux médecins) d’un pouvoir absolu pour parvenir àfaire confiance à la fonctionnalité de ses organes.

Le retour à une conscience normale étant acquis, le patient est faceaux dilemmes liés à la présence du greffon, cette simple pièce interchan-geable du discours médical.

Au plan somatique, la création d’un corps-chimère immunologiquesoulève des problèmes bruyants de bio-compatibilité, car le corps receveurcontinue de défendre l’identité native et rejette le greffon étranger, impo-sant des traitements immuno-suppresseurs à vie.

Articulé sur le soma, l’aspect psychologique est plus souterrain et moinsquantifiable, plus personnel et plus discret, sauf raptus émotionnels ousidération transitoire. Des processus psychodynamiques intriqués vont se

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succéder. Un mécanisme d’incorporation, proche d’un mouvement méta-phorique cannibalique, assure le premier frayage inconscient du greffondans le corps receveur. Puis des mécanismes moins archaïques d’identi-fication projective, d’introjection enclenchent progressivement la capacitédu receveur à s’approprier plus consciemment le greffon. Divers ques-tionnements, qui affleuraient en filigrane au temps pré-transplantation,se précisent. Concrètement, l’organe greffé aurait comme engrammé cer-taines caractéristiques spécifiques du donneur (mort et fantasmé en raisonde l’anonymat légal ou vivant et généralement connu), transférant aveclui certaines de ses qualités supposées. Le vécu d’un transport de lacorporéité de son ex-propriétaire (le donneur) au sein du receveur com-promet des certitudes antérieures quant aux assises de l’identité et del’altérité, comme le prouve la perception inattendue de diverses formesde « dyscorporéité ». Elle peut toucher à la compétence énergétique(« Est-ce que le greffon va s’accorder avec la programmation de monpropre corps, de mes cellules ? ») et/ou à l’acquisition de qualités morales(« Je vais peut-être gagner en bonté ! » – allusion à la générosité dudonneur), et/ou à de nouvelles dispositions affectives (« Je vais deveniramoureux comme un jeune homme ! » – patient âgé face à une greffecardiaque). Alors que le greffon est vécu comme un bon Objet interne,ces dires vont malgré tout de l’humour à la perplexité, en passant par lacroyance sub-délirante. Des « combinaisons négatives » peuvent aussid’emblée altérer le corps receveur : « Et si ce rein d’un autre ne recon-naissait pas mes toxines et ne me purifiait pas ? » s’interroge douloureu-sement une greffée rénale. Ou encore : « Ça pouvait pas marcher… (Longsilence.) C’est pas un cœur d’Arabe… », dit un adolescent arrivé direc-tement du Maghreb en réanimation à Paris, en insuffisance cardiaqueterminale et greffé en urgence, extériorisant d’inquiétants signes de rejetdu greffon. Le rejet psychologique congruent à un rejet biologique resteà ce jour une question psychosomatique sans réponses claires. Le greffonétranger imposé au corps peut encore demeurer subjectivement un intrus– mauvais Objet interne – et engendrer une aliénation dépersonnalisante(« j’ai en charge la vie d’un autre ») allant jusqu’à des troubles psychia-triques prolongés.

En général, dans le sillage chirurgical de la transplantation mécani-quement réalisée, l’intégration psycho-corporelle se poursuit progressive-ment, à l’insu plus ou moins conscient du patient, aidé par les entretienspsychologiques et par la prescription éventuelle de psychotropes. Pourélaborer le passage troublant de la dyscorporéité qui correspond, en fait,à la greffe psychique (Vaysse, 1994).

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Le corps greffé

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NÉO-CORPORÉITÉ

État de corps en devenir.

Le devenir du corps greffé – ce néo-corps – peut-il encore se penserselon le clivage traditionnel corps/psyché ? Les interférences corps/modu-lations psychiques, en constante interaction, suggèrent que non. Richir(1993) l’exprime ainsi :

Quand nous entendons sensations, affectivité, passions et pensée, il fautnous prémunir de les penser comme relevant d’une psyché – d’une âme –sans corps, et d’en chercher par la suite les répondants physiques dansce qui serait les « signaux » du corps… Il faut dépasser la représentationde la psyché comme siège de tout cela […] qui serait de surcroît, telleune forteresse imprenable, un sujet susceptible de posséder ces états sile corps était considéré comme un instrument.

La transplantation réussie est indissociable d’un fort sentiment de cor-poréité, permettant au patient d’évoquer non plus tant le greffon qu’un« organe à soi » – autrement dit, il a su éloigner le spectre du donneur eta pu coloniser le greffon par ses mouvements affectifs et son propreimaginaire. C’est, en profondeur, valider implicitement le remaniementréussi de l’Image du Corps devenu conforme à la nouvelle réalité corpo-relle ; c’est, en surface, accepter les contraintes (médicaments, contrôlesmédicaux…), faute de quoi un succès technico-chirurgical peut devenirun échec et entraîner un rejet mortel.

Le sujet qui assume cette néo-corporéité affirme son identité avec leretour d’un sentiment unitaire. Malgré tout, la figure du donneur n’estpas toujours complètement assimilée jusqu’à se fondre dans le receveur.Il peut persister confusément à son égard un sentiment de culpabilité, oude dette, ou d’amour idéalisé.

En contrepoint d’un organe charnel – fût-il glorieusement perçu –, peutvenir la quête d’un secours mécanique : « Je préférerais un organe arti-ficiel pour ne pas être redevable », dit un greffé hépatique. Ou encore lespropos d’une patiente qui préfère la dialyse rénale à la greffe, pensantexercer une certaine domination sur la technicité puisque « la dialyserattrapera » le refus d’une séance d’épuration, la transgression des règleshygiéno-diététiques : « C’est moi qui décide, pas la machine. » Cette solu-tion est transitoirement possible avec le cœur depuis plusieurs décenniesgrâce aux pompes d’assistance ventriculaire (le type Novacor, introduiten Europe en 1993, puis le Jarvik 2000, pompe rotative miniaturisée).

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Actuellement, le cœur artificiel CardioWest, « une pompe bi-ventriculairede 160 g pneumatique et pulsatile tapissée de polyuréthane » en positionintra-corporelle, remplace complètement le cœur natif, robotisant sanspoésie mais avec efficacité un corps provisoirement revitalisé ; il permetd’attendre un greffon dans des évolutions désespérées et améliore le tauxde survie après transplantation (Copeland et al., 2004). A contrario dela situation précédemment décrite, l’angoisse d’une défaillance techniqueest redoutée, la dépendance objective à la mécanique est variable, l’éner-gie du CardioWest étant fournie par une grosse console qui empêche lasortie de l’hôpital (États-Unis) ou par un système rechargeable porté enbandoulière (Europe), moins contraignant.

Le XXIe siècle verra probablement l’essor des organes artificiels : l’essordes xénogreffes (Boileau, 2000) à partir d’animaux (porc, mouton ouautre) transgéniques ayant acquis un fragment du génome humain afinque soit amoindri le rejet lors de la greffe de ces organes « humanoïdes »– en espérant que, psychologiquement, on n’en soit pas moins homme… –,l’essor des transplantations cellulaires dont l’obtention renvoie au clo-nage.

Dès 1993, l’Unesco a mis l’accent sur la nécessité d’une action éthiquede niveau international sur les enjeux de l’humain. Actuellement, sousson égide, le Comité international de bioéthique (CIB) attire l’attentionsur la multiplication des progrès techno-scientifiques engageant le destinde notre espèce en l’absence d’une éthique universelle, simultanément àla divergence (entre autres) sur les droits de propriété intellectuelle enmatière d’ingénierie de la cellule vivante et de recherche touchant augénome et à l’embryon humain (CIB, 2002). En 2003, le vivant végétalet animal était brevetable, de même que la cellule ou le gène humainsmodifiés, mais pas l’humain direct !… en droite ligne avec le modèlemachinique. La dernière conférence a cherché à dégager des normeséthiques, positions déclaratives pour l’instant, car « les droits nationauxont pris des positions différentes et parfois contradictoires » (communiquédu CIB, 2005).

La sagesse humaine a des difficultés tous azimuts (Corsino, 1999) àne pas se laisser devancer par des applications hâtives de la technologie,à ne pas renforcer la représentation d’un corps-objet à la merci de toutesles convoitises, en particulier mercantiles. L’homme hyper-moderne devraeffectivement s’efforcer de ne pas perdre de vue la notion même de sujet(mère porteuse, enfant-médicament, clonage humain comme auto-transplantation-auto-engendrement…) [Vaysse, 2003].

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En attendant, le partage inter-sujet donneur <-> receveur réintroduitl’organe-pièce mécanique dans une chaîne réhumanisée, généreuse, char-nelle, dépassant l’hiatus des corps et justifiant pleinement la pratique destransplantations.

Et, chaque fois, c’est l’amorce d’une corporéité renouvelée, la genèseprometteuse d’un état dans lequel on vit son corps, on se vit dans soncorps…

Jocelyne [email protected]

Université Paris X

NOTE

1. La réflexion menée dans cet article est étayée par une longue expérience clinique de laréanimation médicale et de la transplantation d’organe.

BIBLIOGRAPHIE

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RÉSUMÉ

L’auteur confronte la réalité médicale d’un corps-puzzle avec ses organes-« choses », les posi-tions socio-juridiques qui privent les organes prélevés de leur filiation, et le vécu des sujets pourleur corps. Diverses problématiques psychologiques – du deuil de l’organe natif à l’intégration dugreffon étranger – sont discutées au travers des transplantations, en particulier les remaniementsde l’Image du Corps, l’investissement identitaire des organes, jusqu’à la situation des organesartificiels.

SUMMARY

This paper focused on the Medical reality of a puzzle-body with organs as “things”, juridictionframing science which deprives organs of filiation, are confronted with subjective, imaginarypatients’ feelings for their body from mourning about the native organ to integration of the newgraft. Psychological positions as Body-Image evolution, identity linked to organs, are discussedthrough transplant surgery and evocation of artificial organs.

Le corps greffé