Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

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UNIVERSITE DE PARIS IV - SORBONNE CELSA Ecole des hautes études en sciences de l’information et de la communication MASTER 2ème année Mention : Information et Communication Spécialité : Médias et Communication Parcours : Médias informatisés et stratégies de communication « Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère » Préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD Nom, Prénom : Aubouin, Estelle Promotion : 2013-2014 Option : Médias et Communication Soutenu le : Note du mémoire : Mention : 1

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Ce travail s'interroge sur l'influence du droit à l'oubli sur les pratiques des usagers. Si ce dernier ne connaît pas encore d'application juridique concrète, il reste une revendication majeure des internautes en vue de lutter contre l'exploitation de leurs données personnelles. Au travers d'une analyse des discours sur les traces numériques, cette étude permet de constater l'émergence d'un imaginaire revendicatif du droit à l'oubli. Un travail préalable qui aide à mieux comprendre les tactiques mises en place par les usagers pour faire valoir leur privacy, dont le web éphémère est l'une des illustrations les plus récentes. Mais ces nouveaux nouveaux outils contraignent tout autant qu'ils libèrent, à l'image de Snapchat, une application permettant d'échanger des contenus qui finiront par s'autodétruire après 10 secondes de consultation. L'étude approfondie de ce nouveau service est en ce sens révélatrice des contradictions propres au web éphémère. Ce nouvel objet est encore amené à évoluer, et influencera en profondeur l'écosystème numérique. Mais il ne peut constituer à terme le futur du web.

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UNIVERSITE DE PARIS IV - SORBONNE

CELSA

Ecole des hautes études en sciences de l’information et de la communication

MASTER 2ème année

Mention : Information et CommunicationSpécialité : Médias et Communication

Parcours : Médias informatisés et stratégies de communication

« Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère »

Préparé sous la direction du Professeur Véronique RICHARD

Nom, Prénom : Aubouin, EstellePromotion : 2013-2014Option : Médias et CommunicationSoutenu le :Note du mémoire : Mention :

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Remerciements

Je souhaite adresser tous mes remerciements aux personnes qui m'ont apporté leur aide dans

l'élaboration de ce mémoire. En premier lieu à ma tutrice Pergia Gkouskou, pour son écoute, sa

grande disponibilité et ses remarques. À Antonio Casilli, mon rapporteur professionnel, dont les

travaux et les conseils ont donné un nouvel élan à mes recherches. Une pensée toute particulière à

Alexia, Marion, Tiphaine et Camille, pour leur motivation contagieuse et leur présence durant mon

travail de rédaction. Un grand merci également à Alexis, pour son soutien et sa patience face au

décompte heure par heure de mes avancées. À Clémence et Nora, pour leurs messages et leurs

encouragements. Et enfin à Danièle et Clément, pour leur relecture et leur tolérance quant à mon

amour des adverbes.

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INTRODUCTION..............................................................................................................................5

PARTIE 1 : Droit à l'oubli et privacy : la construction d'un imaginaire....................................151.1 Faire trace sur Internet : entre indexation et marchandisation des données personnelles.......15

1.1.1 Les traces, au cœur de l'environnement numérique ........................................................151.1.2 De l'indexation des usagers : l'homme, un « document comme les autres » ? ................181.1.3 Pour quelles exploitations concrètes ?.............................................................................19

1.2 Des discours sur les traces à l'imaginaire du droit à l'oubli : des prises de parole nécessairement alarmistes ?...........................................................................................................22

1.2.1 Les discours autour droit à l'oubli : une réponse directe aux questions soulevées par l'exploitation des traces numériques ........................................................................................221.2.2 L'imaginaire du droit à l'oubli : entre alarmisme et pédagogie........................................241.2.3 L'émergence récente de contre-discours..........................................................................27

1.3 Technologies numériques et société de la surveillance : la sphère privée en danger ?............291.3.1 Une frontière entre sphères privée et publique de plus en plus floue : le renouveau du panoptikon.................................................................................................................................291.3.2 Vie privée : de la nécessité d'un contexte.........................................................................311.3.3 Vers la fin de la privacy ?.................................................................................................33

PARTIE 2 : Le web éphémère : de nouveaux espaces d'autonomie en ligne..............................362.1 Revendiquer sa privacy : des tactiques mises en place par les usagers au quotidien .............36

2.1.1 Négocier sa vie privée par le biais de tactiques...............................................................362.1.2 Des outils concrets pour sécuriser sa connexion..............................................................382.1.3 Au-delà des outils techniques, des tactiques de présence en ligne pour brouiller les pistes.............................................................................................................39

2.2 Le web éphémère : un renouveau des modalités de l'échange digital.....................................422.2.1 Le web éphémère, nouvel espace en mutation.................................................................422.2.2 Le web éphémère, une possible régulation par le code ?.................................................442.2.3 Snapchat, nouvel espace d'expression éphémère ............................................................45

2.3 Snapchat : pratiques et interactions au sein d'une plateforme de communication éphémère. .472.3.1 Observer des pratiques : questionnements et méthodologie............................................482.3.2 Des pratiques de représentation de soi.............................................................................502.3.3 Des pratiques conversationnelles portées par une communication « sans surveillance »52

PARTIE 3 : Le web éphémère, entre liberté et contrainte............................................................563.1 Snapchat : des spécificités techniques prescriptrices...............................................................56

3.1.1 De l'outil et sa contrainte..................................................................................................563.1.2 Une plateforme simplifiée pour une temporalité de l'instant...........................................573.1.3 L'image au centre des échanges.......................................................................................59

3.2 Des contradictions propres à l'outil..........................................................................................613.2.1 Entre liberté d'oubli et injonction au souvenir.................................................................613.2.2 Exister dans la masse.......................................................................................................623.2.3 Pour quelles négociations possibles ?..............................................................................64

3.3 Quelle place pour ce web éphémère ?.....................................................................................663.3.1 Un bouleversement des modalités de l'inscription...........................................................663.3.2 L'Ephémérique, futur du web ?........................................................................................68

CONCLUSION GENERALE..........................................................................................................72RESUME...........................................................................................................................................79

SOMMAIRE DES ANNEXES.........................................................................................................80

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« J'ai décidé de m'atteler au projet qui me tient à cœur depuis longtemps : se

conserver tout entier, garder une trace de tous les instants de notre vie, de tous

les objets qui nous ont côtoyés, de tout ce que nous avons dit et de ce qui a été

dit autour de nous, voilà mon but. La tâche est immense et mes moyens sont

faibles. Que n'ai-je commencé plus tôt ? »

Christian Boltanski, Paris, mai 19691

Écrivant ces lignes, Boltanski traduit l’une de ses obsessions premières : celle de lutter

contre la mort par la mémoire, de dépasser la finitude en faisant trace. Son projet est alors

considérable, car il ne s’agit pas seulement de laisser une trace de son existence, mais de la

documenter dans son intégralité, la répertorier, pour rendre compte du moindre instant même

fugitif. C’est ainsi qu’il crée en 1989 Les archives de Christian Boltanski 1965-19882, une

gigantesque installation murale constituée de 646 boîtes à biscuit, éclairées par 34 lampes et fils

électriques, qui contiennent au total plus de 1200 photographies et 800 documents. Une volonté

d’archivage personnel et de mise en forme de la mémoire qui alimente aujourd'hui encore ses

performances artistiques.

Transposé à notre époque et au regard de l’avancée des technologies numériques, ce qui

relevait hier d’une collecte minutieuse du souvenir semble désormais à la portée de tous. Entre

augmentation des capacités de stockage de nos données, photographie numérique et objets

1 BOLTANSKI, Christian, Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 1944-1950, Paris, Livre d’artiste, 1969

2 BOLTANSKI, Christian, Les archives de Christian Boltanski 1965-1988, 1989, (Centre Pompidou)

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connectés, l’archivage de notre vie quotidienne ne connaît plus d’obstacle matériel. Et lorsque l’on

se penche sur nos existences digitales, cette réalité apparaît comme d’autant plus flagrante qu’elle

semble se construire en partie malgré nous. Notre existence numérique est toute entière

documentée, répertoriée dans ses moindres détails. Notre activité en ligne fait ainsi l’objet d’un

traçage constant, au point que certains revendiquent aujourd’hui non plus un devoir de mémoire,

mais un droit à l’oubli à l’échelle individuelle. Il s’agira au cours de cette introduction de mieux en

comprendre les caractéristiques et les enjeux, afin de pouvoir ensuite aborder cette notion au regard

des pratiques et des comportements des usagers. Nous nous interrogerons sur ce que signifie

aujourd’hui le droit à l’oubli sur Internet, tant d’un point de vue théorique que juridique, pour mieux

mettre en perspective ses tensions intrinsèques.

Droit à l'oubli : de la nécessité d'une définition préalable

Nous commencerons par donner une définition globale de ce qu'est le droit à l'oubli, pour

nous préoccuper ensuite de son application sur Internet. S'agit-il véritablement d'un droit juridique

dont tout individu pourrait se réclamer ou d'une notion morale, guidant nos pratiques ? Comment

comprendre cette terminologie aujourd'hui entrée dans le langage courant – et qui complique de fait

la tache de sa caractérisation ?

Qu'est-ce que l'oubli ? S'agit-il d'un phénomène volontaire et conscient ou d'un processus

indépendant du sujet ?

Le Trésor de la Langue Française (TLF) nous indique tout d'abord qu'il s'agit d'un « phénomène

complexe, à la fois psychologique et biologique, normal ou pathologique (dans ce cas, relevant de

l'amnésie), qui se traduit par la perte progressive ou immédiate, momentanée ou définitive du

souvenir ».

Cette première partie de la définition sous-entend que l'oubli peut-être plus ou moins volontaire,

parfois même subi par l'individu. Dans le cadre du droit à l'oubli numérique pourtant, il s'agit bel et

bien d'un phénomène conscient, résultant de l'action et de la volonté humaine. On le considérera

d'ailleurs plus au travers de la disparition physique des données, des éléments de la preuve du

souvenir, que du souvenir psychique lui-même. Il conviendra de passer ainsi par une première phase

de suppression consciente de contenus électroniques pour que le processus « naturel » d'oubli entre

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en marche, pour que s'amorce l'effacement progressif de la mémoire collective.

Nous nous concentrerons sur une autre dimension mise en avant par le TLF, celle de l'oubli comme

acte volontaire. Il s'agirait alors du « fait de ne pas vouloir prendre en compte quelqu'un ou quelque

chose », et « oublier, ne plus vouloir prendre en considération ». Comme le souligne Viktor Mayer-

Schönberger dans sa thèse3, cette faculté d'oubli est l'un des piliers de notre fonctionnement

psychique, puisque : « la capacité à oublier est ce qui fait de nous des êtres humains. Si vous ne

savez pas oublier, vous aurez toujours des confrontations, des rappels de détails du passé. On ne

serait pas capable d’agir, de décider et de fonctionner dans le présent ». C'est bien sur cet aspect

paradoxalement conscient et recherché de l'oubli que nous nous concentrerons dans le cadre de ces

recherches.

D'un point de vue purement technique, le droit à l'oubli sur Internet reste compliqué à mettre en

œuvre. Les informations peuvent y être facilement recopiées, dupliquées, et ce sans que l'usager ou

le prestataire à l'origine de la publication n'ait nécessairement donné son accord. Comme le souligne

Fabrice Naftalski, avocat chez Ernest & Young : « même si le moteur de recherche retire le contenu

de son référencement, les informations resteront toujours accessibles dans la mesure où elles seront

toujours publiées. […] Du fait de la spécificité de l'Internet, l'information peut rester librement

accessible sans limitation de durée »4.

Le Vocabulaire juridique de Gérard Cornu opère une distinction entre les termes de Droit

(avec majuscule) et droit (avec minuscule). Le Droit peut ainsi être défini comme un « ensemble de

règles de conduites socialement édictées et sanctionnées, qui s'imposent aux membres de la

société ». Le droit représente quant à lui une « prérogative individuelle reconnue et sanctionnée par

le Droit objectif qui permet à son titulaire d'exiger ou d'interdire quelque chose dans son propre

intérêt ou, parfois, dans l'intérêt d'autrui ». « Plus largement et dans un sens moins technique, toute

prérogative reconnue par la loi aux hommes individuellement ou parfois collectivement ». Partant

de ces deux termes préalablement définis, on pourrait comprendre le droit à l'oubli comme une

prérogative accordée à l'individu, un attribut dont il pourrait se prévaloir et qu'il pourrait

revendiquer. Sur Internet, il serait en mesure d'exiger la disparition totale de certaines de ses

activités, et ce sans aucune réserve. Pour autant, un tel droit existe-t-il sur le plan légal ?

Comme l'a expliqué Alex Türk, président de la CNIL en introduction de l'atelier du 12 novembre

2009 organisé par Nathalie Kosciusko-Morizet5, le droit à l'oubli numérique implique le droit à

3 MAYER-SCHÖNBERGER, Viktor, Delete : The Virtue of Forgetting in the Digital Age, Princeton University Press, 2011

4 CHERKI, Marc, « Internet : le « droit à l'oubli » remis en cause », LeFigaro.fr, 16 janvier 20125 A l'époque secrétaire d'Etat chargée de l'économie numérique

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l'anonymat, à l'incognito et à la solitude. Nous verrons que cette terminologie – purement française

et n'ayant pas d'équivalent de traduction dans d'autres langues – ne possède pas de cadre légal à

proprement parler, et que la loi informatique et liberté de 1978 ne fait jamais mention d'un

quelconque « droit à l'oubli ».

Le site du Correspondant Informatique et Libertés6 indique qu'il « s'agit en fait d'une expression

mais aussi d'une attente sociale, voire psychologique. Pour les personnes qui l'emploient, l'idée

qu'elle recouvre est l'obligation de prévoir une durée de conservation des données personnelles

proportionnelle à la finalité du traitement ». Alex Türk y voit même une conception philosophique,

soulignant dans le documentaire Ma vie à poil sur le web7 que: « si je dis quelque chose sur un

réseau, [ce que] j'ai dit, ce propos, est maintenu en vie artificiellement par l'absence de capacité

d'oubli du système, qui va toujours le maintenir et le revivifier à tout moment. Mon présent

d'aujourd'hui, si j'ose ce pléonasme, se dilate, et il devient mon présent virtuel qui m'accompagne

toujours ». Il cite par ailleurs Baudelaire, qui revendiquait deux droit fondamentaux. En premier

lieu celui de « s'en aller », et pouvoir quitter la société à un moment donné ; et celui de se

contredire, et ainsi mettre en œuvre sa liberté d'expression.

Notons que le droit à l'oubli est une revendication morale qui ne semble s'appliquer qu'aux

individus – et non aux entreprises. Jean Véronis, professeur de linguistique et d'informatique à

l'université d'Aix-Marseille et chargé de recherche au CNRS insiste sur le fait que « les e-

réputations d’une personne et d’une entreprise ne sont en rien comparables. Il n’est pas souhaitable

qu’une société puisse réécrire son histoire sur internet. C’est également vrai pour un personnage

public. Le droit à l’oubli ne doit s’appliquer qu’à certains éléments, et non pas à l’ensemble de ce

qui est publié »8.

S'il s'agit bien d'une conception morale et philosophique, le droit à l'oubli ne connaît donc

pas encore d'application juridique précise. Pour autant, force est de constater que la terminologie est

aujourd'hui largement employée dans les discours médiatiques, sans être nécessairement explicitée.

Comme si la notion n'avait pas besoin de définition, que sa compréhension était détenue par tous.

L'expression « droit à l'oubli » semble être passée dans le langage courant, intégrée par les

différents acteurs sociaux sans vraiment être interrogée ou remise en cause. Or, nous venons

d'observer que malgré son qualificatif de « droit », celle-ci ne pouvait être littéralement expliquée

comme une prérogative légale à la disparition de ses données et que sa définition était plus

complexe.

6 Hébergé sur le site du CNRS

7 Ma vie à poil sur le web, documentaire d’Yves Eudes, Canal+, 22 septembre, 22 h 25

8 JUNG, Marie, « Le droit à l’oubli sur le web ne peut s’appliquer aux entreprises », 01net.com, 11 janvier 2013

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Partant de ce constat, nous pouvons avancer qu'il s'agit là d'une notion triviale – de la trivialité telle

que définie par Yves Jeanneret. Dans Penser la trivialité, il fait état de « complexes » constitués

« d'objets, de textes et de représentations qui vont se diffuser à travers la société et évoluer à travers

le temps, les milieux dans lesquels ils naissent, se développent ou s'intègrent ». La culture

posséderait ainsi une dimension foncièrement communicationnelle, se construisant autour de la

circulation matérielle des objets, qui vont être conditionnés et transformés. De fait, tout est

appropriation : les objets se diffusent et se transforment, et l'on obtient une élaboration du sens par

la circulation – pouvant aller jusqu'à une certaine dissolution.

Contexte juridique

Afin de mieux comprendre les problématiques du droit à l’oubli, il est nécessaire de se

pencher plus en détail sur les dispositions juridiques actuelles et à venir - celui-ci faisant en effet

l’objet d’un projet de réglementation européen. Il conviendra ici d’en poser le contexte pour voir

émerger une grille de lecture essentielle à notre analyse, notamment lorsque nous nous pencherons

sur les discours relatifs au droit à l’oubli.

Comme le rappelait Herbert Maisl9, le droit à l’oubli constitue un élément du droit à la vie

privée, dont chacun peut se réclamer en vertu de l’article 9 du Code civil. Un droit qui doit toutefois

s’équilibrer avec celui de la liberté d’expression : dans certains cas, divulguer une information

d’ordre privé est considéré comme légitime - si elle porte par exemple sur des faits relatifs à

l’actualité, ou qui appartiennent à l’histoire. Pour ce qui est d’un droit à l’oubli en tant que tel en

revanche, il n’existe pas encore de disposition concrète.

Concernant le domaine numérique, nous avons précédemment évoqué la loi informatique et liberté

de 1978, première disposition visant à réguler les modalités d’utilisation et de conservation des

données personnelles. Elle ne fait certes pas mention d’un « droit à l’oubli » mais prévoit entre

autres une limite dans la durée de leur exploitation - une durée « proportionnelle à la finalité du

traitement ». Dans son article 40, elle impose d’ailleurs que « toute personne physique justifiant de

son identité [puisse] exiger du responsable d’un traitement que soient, selon les cas, rectifiées,

complétées, mises à jour, verrouillées ou effacées les données à caractère personnel la concernant

9 Universitaire français, il a été professeur de Droit public, Conseiller du Premier ministre et Conseiller d'Etat

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[...] ». Une disposition prévue mais qui se révèle problématique dans un contexte international :

difficile en effet de faire valoir ces droits face à des sites étrangers, au risque de se voir opposer les

spécificités de législations nationales10.

En novembre 2009, Nathalie Kosciusko-Morizet, alors secrétaire d’État chargée de la Prospective et

du Développement de l’économie numérique, lance un vaste chantier sur la question. Une initiative

qui donnera lieu à deux chartes, signées en septembre et octobre 2010 par des professionnels du

secteurs : publicité en ligne, sites collaboratifs ou encore moteurs de recherche.

La première qui concerne plus particulièrement la publicité ciblée, les blogs et les réseaux sociaux,

définit le cadre des bonnes pratiques à adopter par les professionnels. Elle prévoit entre autres que

les cookies de publicité comportementale ne puissent être exploités au delà de 60 jours par défaut.

La seconde porte sur le droit à l’oubli dans les sites collaboratifs et les moteurs de recherche, leurs

représentants s’engageant à mettre en place des dispositifs visant à garantir la vie privée des

internautes. En ce qui concerne les moteurs de recherche par exemple, il est question de supprimer

plus rapidement le cache des pages indexées - une façon de faire disparaître les résultats de requête

pouvant nuire à l’e-réputation d’un usager. Notons toutefois que si la CNIL, Facebook et Google

ont participé à la réflexion, aucun d’entre eux n’a signé la version finale de cette charte.

Côté réglementation européenne, l’Union s’était d’abord dotée en 1995 d’une directive sur

la protection des données personnelles. Comme l’explique Jean-Marc Manach dans un billet parut

sur son blog Bug Brother11, il s’agissait bien plus de prévoir un cadre légal permettant aux

entreprises et aux administrations d’exploiter les données des internautes qu’une véritable démarche

de protection de leur vie privée. Pour s’adapter aux bouleversements de l’économie numérique et

éviter les dérives, l’Europe travaille actuellement au Data Protection Regulation (DPR), un projet de

réglementation visant à « améliorer la protection des données personnelles des Européens quand

elles sont stockées dans des bases de données ou qu'elles circulent sur Internet »12. Les travaux

préparatoires ont été lancés en janvier 2012 par la commissaire à la justice, Viviane Reding, et

visent à unifier les différentes dispositions nationales sur la question en une loi commune aux 27

États membres. Toujours examiné par le Parlement européen, le projet devrait voir le jour courant

2014 pour une mise en application en 2016.

La France travaille quant à elle sur un projet de loi sur le numérique comportant un volet consacré

10 Colloque, “Vie privée, vie publique à l’ère numérique”, Université Paris 1, Panthéon Sorbonne, 2010

11 MANACH, Jean-Marc « Du droit à violer la vie privée des internautes au foyer », Bug Brother, Blog Le Monde, 5 juin 2013

12 EUDES, Yves, « Très chères données personnelles », LeMonde.fr, 2 juin 2013

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au renforcement de la protection des données personnelles. Celui-ci devrait être soumis au

Parlement d’ici 2014, mais sera de fait fortement dépendant des décisions relatives à ce projet de

règlement européen.

Une notion porteuse de tensions intrinsèques

L’idée même de droit à l’oubli porte en elle une tension entre l’individuel et le collectif - que

l’on va retrouver dans les représentations et les discours autour des traces numériques et

l'indexation des individus sur les réseaux. Comme l’explique Jacques Perriault dans son article

« Traces (numériques) personnelles, incertitude et lien social »13, cette notion de traces est

systématiquement abordée sous l’angle d’une dichotomie entre préoccupations des utilisateurs et

État - secteur marchand. Nous ajouterons à ces deux dimensions la question de l’archivage, de la

mémoire collective et de la recherche. Chacun de ces acteurs possédant des intérêts différents et ne

retirant pas les mêmes bénéfices de l’exploitation de ces traces.

Se focalisant sur la question des utilisateurs, Jacques Perriault constate un « exhibitionnisme

latent », un « dépassement des caractéristiques individuelles habituellement affichées sur ou en

dehors d’Internet ». Car, comme le rappelle Dominique Cardon14, si les individus se sentent

dépassés par la « surveillance institutionnelle » des réseaux, ils considèrent avoir prise sur la

« surveillance interpersonnelle » intrinsèque au web social. Au-delà des questions marketing et

publicitaires, de la surveillance mise en place par les administrations, Internet représente également

un outil technique de communication grâce auquel les usagers vont interagir via des plateformes

communautaires. Leurs prises de parole, leurs traces, sont autant de moyens de se représenter en

ligne et construire leur « double numérique ». Pour Perriault, celui-ci se compose « d’une part, de

données recueillies de façon induite à notre activité via nos utilisations de dispositifs numériques

sans que nous le souhaitions (GSM, carte Navigo, etc.) et d’autre part, de données que nous

produisons délibérément (achats en ligne, tchats, par exemple) ». Grâce aux informations

disponibles en ligne sur leur compte, les individus vont donc se donner à voir, construire ce

personnage qui les montrera sous leur meilleur jour. Puisque, comme le souligne une nouvelle fois

Perriault, les identités numériques servent avant tout au « renforcement de l’estime de soi et la

13 PERRIAULT, Jacques, « Traces (numériques) personnelles, incertitude et lien social », Hermès, n°53, 2009

14 CARDON, Dominique, « L'identité comme stratégie relationnelle », Hermès, n°53, 2009

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recherche de la considération par autrui, les groupes d’appartenance, voire la société sur le Web at

large ».

Ainsi, la revendication d’un droit à l’oubli par les usagers relève d’une double mécanique. Il résulte

d’une part de leurs inquiétudes quant au respect de leur vie privée - face à une surveillance

institutionnelle et un traçage des individus sur lesquels ils n’ont aucune prise, à l’exploitation de

leurs informations les plus personnelles : âge, sexe, goûts, parcours professionnel, déplacements...

Mais ce droit à l’oubli participe également à la construction de leur double numérique, et constitue

de fait un moyen détourné de se représenter sur les réseaux : en supprimant des informations qui ne

leur conviennent pas, les individus ont ainsi un moyen direct de modeler leur e-réputation.

Du point de vue des entreprises, la récolte de données relatives aux usagers est essentielle

puisqu'elle permet une meilleure connaissance du parcours de leurs client, de leurs goûts, leurs

préférences, leurs centres d'intérêt. L'économie numérique finançant des services gratuits par la

publicité, il s'agit à terme de mieux comprendre l'internaute pour optimiser son ciblage. Le droit à

l'oubli est en ce sens problématique pour les entreprises puisqu'il vient déjouer (ou du moins

réguler) cette mécanique de fichage des individus. Comme nous l'avons vu, certains géants du web

acceptent pourtant de jouer le jeu en participant aux réflexions politiques autour de cette question,

tentant ainsi de faire valoir leurs intérêts.

Si le traçage des individus opéré par les entreprises vient en premier à l'esprit lorsqu'on aborde le

droit à l'oubli, il est nécessaire de ne pas négliger celui mis en place par les États et leurs

administrations. Le récent scandale de PRISM, vaste programme de surveillance électronique opéré

par la National Security Agency (NSA), en est un exemple criant. Car comme le souligne le

journaliste Martin Untersinger15, les États sont de plus en plus enclins à mobiliser les technologies

numériques pour surveiller et ficher leurs citoyens. Il s'agit dans ce cas d'un réseau particulièrement

riche en termes d'informations personnelles disponibles sur les individus, largement exploité à

l'échelle mondiale.

Enfin, cette question d'un droit à l'oubli entre également en conflit avec certains intérêts de

la recherche. Historiens, archivistes, généalogistes... s'inquiètent de la disparition des matériaux

documentaires au prétexte d'une protection absolue de la vie privée. En ce sens, même l'idée de

dates d'expiration revendiquée par certaines instances de régulation n'est pas satisfaisante,

15 UNTERSINGER, Martin, Anonymat sur l’Internet – Comprendre pour protéger sa vie privé, Paris, Editions Eyrolles. 2013

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puisqu'elle conduit de toute façon à la suppression de ces informations. Il s'agit d'un aspect

problématique ; cette nécessité d'archivage en vue de maintenir la mémoire collective étant laissée

au second plan puisque très éloignée des préoccupations du secteur marchand et des

administrations16.

Lorsqu'il m'a fallu définir l'objet de ce mémoire, la question du traçage des individus sur

Internet s'est rapidement imposée. J'ai pourtant vite abandonné mon ambition première, qui

consistait en une analyse approfondie de la marchandisation de la vie privée – une question

passionnante, mais qui aurait rapidement souffert d'un manque de documentation. L'actualité

relative au droit à l'oubli a participé à orienter mes recherches, d'autant plus que je trouvais le sujet

particulièrement en lien avec l'idée de la représentation de soi sur Internet.

Au départ en revanche, la question d'un web éphémère restait particulièrement floue. Les termes

n'avaient pas encore été posés, les applications étaient encore récentes et en nombre limité... Et c'est

d'ailleurs l'une des dimensions les plus passionnantes de cet objet d'étude, puisque mon travail a

évolué en même temps que se précisait le concept. De même pour Snapchat : l'application qui

restait encore méconnue en France au début de mon analyse a progressivement gagné en audience

et en importance.

Pour mener à bien cette réflexion sur les usages et les pratiques des internautes, nous nous

appuierons sur la problématique suivante :

« Du droit à l'oubli aux nouveaux usages digitaux : comment l'apparition d'un

web éphémère oriente-t-il les comportements et redéfinit-il les pratiques ? »

Nous décomposerons notre raisonnement en trois temps.

Nous nous concentrerons d'abord sur les prises de paroles concernant l'exploitation des données

personnelles en ligne. Nous poserons ainsi que : « les discours relatifs au traçage des individus sur

Internet ont progressivement construit un imaginaire revendicatif autour du droit à l'oubli et de la

privacy ».

Nous analyserons par la suite les tactiques mises en place par les individus pour faire valoir leur

16 Hebert Maisl au cours du colloque « Vie privée, vie publique à l'ère numérique », référence déjà citée

13

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privacy. D'où notre deuxième hypothèse : « Parmi les tactiques envisageables, certains usagers

vont se tourner vers le web éphémère pour composer avec ce qu'ils considèrent comme des atteintes

à leurs droits ».

Pour finir, nous nous pencherons sur l'apparente liberté de ce web éphémère, considérant que :

« Ces nouvelles plateformes se présentent comme des espaces de liberté, mais inscrivent elles aussi

les usagers dans un cadre ».

14

Page 15: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

Partie 1 : Droit à l'oubli et privacy : la construction d'un imaginaire

Notre première phase analyse portera sur le traçage des individus sur Internet. Nous nous

attacherons à en comprendre le contexte et la réalité matérielle, pour nous pencher ensuite sur ses

conséquences à l'échelle sociale. Nous baserons notre raisonnement sur l'hypothèse suivante :

« Les discours relatifs au traçage des individus sur Internet ont progressivement construit un

imaginaire revendicatif autour du droit à l'oubli et de la privacy ».

1.1 Faire trace sur Internet : entre indexation et marchandisation des

données personnelles

Que signifie aujourd'hui l'idée de « faire trace » sur Internet ? Quels enjeux représentent

cette notion à l'échelle individuelle et quelles en sont les conséquences pour les internautes ? Il

s'agira dans cette première sous-partie de poser un contexte nécessaire à notre analyse, en explorant

cette question des « traces » : d'abord au travers d'un regard théorique, puis en en analysant les

exploitations concrètes.

1.1.1 Les traces, au cœur de l'environnement numérique

Si elles ne sont pas directement évoquées dans la terminologie de droit à l’oubli, les traces

laissées par les individus au cours de leur navigation sur Internet sont l’un des enjeux centraux du

débat. Puisque comme nous l’avons vu en introduction, « là où il y a oubli, il y a eu trace », il

convient de revenir en détail sur cette question pour mieux comprendre la construction de notre

empreinte numérique.

Le Trésor de la Langue française donne des traces la définition suivante : une « suite

15

Page 16: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

d'empreintes, de marques laissées par le passage de quelqu'un, d'un animal, d'un véhicule; chacune

de ces empreintes ou de ces marques ». C’est donc bien « ce qui subsiste » jusqu’à constituer

parfois la « preuve matérielle ». Il s’agit d’une marque physique, « laissée par quelqu'un ou quelque

chose sur, en quelqu'un ou quelque chose ». Mais justement, est-elle toujours palpable ?

Dans un second temps, le TLF aborde la question de traces qui ne seraient plus directement visibles,

à fait matérielles, mais de l’ordre de « [l’] impression ». Voire en psychanalyse et en psychologie,

une « empreinte laissée dans le cerveau par une information ». Une notion polysémique, complexe à

définir, qui peut être tout autant matérielle qu’intangible et qui apparaît comme essentielle lorsqu’il

s’agit d’aborder les technologies numériques.

Comme le souligne en effet Louise Merzeau dans « Du signe à la trace, l’information sur

mesure »17, les notions « d’empreintes, de signatures et de traces » structurent l’environnement

numérique :

« Adressage des pages, identification des ordinateurs (IP), mémorisation des préférences, tatouages des

documents, login… avant d’être un arrangement signifiant, l’instruction informatique est un marquage,

une « trace, construite ou retrouvée, d’une communication en même temps qu’un élément de systèmes

identitaires » (Roger T. Pédauque, 2006, p.32) »

Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli18, Ricoeur décompose l’idée de trace en trois notions distinctes.

D’une part la « trace mnésique », résultante directe de l’activité cérébrale ; la « trace

mnémonique », consciente ou non ; et la « trace écrite », recouvrant l’écriture dans son sens le plus

large.

Les sciences de l’information et de la communication (SIC) n'exploitent quant à elles qu'un seul de

ces aspects, se concentrant plus particulièrement sur des « traces observables externes produites par

les hommes », ou « traces-artefact »19. Elles laissent de côté les usages de traces au sens de trace

mnésique (une image inscrite dans le psychisme), et des traces ayant trait à de la physique pure

(traces d'un sinistre, traces de cuivre...). Pour les SIC, le terme de traces fait non seulement

référence à une réalité matérielle, mais a trait au sens en incluant une dimension interprétative.

Yves Jeanneret souligne qu'elle est la combinaison de plusieurs dimensions (celles de l'empreinte,

17 MERZEAU, Louise, « Du signe à la trace : l'information sur mesure », Hermès, n°53, 2009, p. 23 à 29 18 RICOEUR, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Editions du Seuil, Points Seuil, Essais, 2000, 689 p. 19 JEANNERET, Yves, « Complexité de la notion de trace. De la traque au tracé » in GALINON-MELENEC, Béatrice

(dir), L'homme trace, Perspectives anthropologiques des traces contemporaines, Paris, CNRS Editions, 2011

16

Page 17: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

de l’inscription, de l'indice et du tracé), et la définit en ces termes20 :

« La trace est un objet inscrit dans une matérialité que nous percevons dans notre environnement extérieur

et dotons d'un potentiel de sens particulier, que je propose de spécifier comme la capacité dans le présent

de faire référence à un passé absent mais postulé »

Cet aspect temporel apparaît pour lui comme essentiel. Car si elle occupe une fonction de témoin de

ce qui a été (et possède en ce sens une qualité d'indice du réel), la trace s'inscrit dans une relation

d'inscription, c'est-à-dire de captation de données. En effet, si elle est un signe du présent qui rend

compte du passé, ce n'est que pour mieux servir à une visée future – la mobilisation, la collecte et

l'interprétation des traces étant bel et bien destinée à quelque chose a posteriori. Ainsi, ce qui fait

trace ce n'est pas la trace matérielle ou son contenu, mais ce processus interprétatif en vue d'une

exploitation future.

Comme l'explique Jeanneret, cette notion est actuellement surexploitée par le champ des SIC, qui y

voit l'avantage d'une « catégorie évidente et toute formulée ». Cette notion a d'ailleurs

progressivement remplacé la métaphore du reflet, pour devenir une grille de lecture d'importance, et

ce plus particulièrement en ce qui concerne les médias informatisés. Car l'évolution technique des

appareils a modifié notre environnement, avec trois conséquences directes. D'une part, le fait que

des activités auparavant privées et temporaires laissent aujourd'hui des traces numériques ; de

l'autre, le fait que celles-ci se diffusent et s'exportent beaucoup plus facilement et largement. Enfin,

ces traces sont désormais exploitables et interprétables à très grande échelle – pour devenir à terme

des traces du corps social.

Ainsi, la trace n'est pas un élément naturel mais la résultante d'une représentation du social reposant

sur des procédures de médiation. Il s'agit en ce sens d'une construction, d'un certain regard que l'on

va plaquer sur des pratiques et des éléments du réel. Si elle apparaît comme essentielle, il convient

cependant de ne pas en rester prisonnier. Il est en effet nécessaire d'analyser cette notion, de la

questionner, dans la mesure où il n'existe pas une trace mais plus encore des empreintes, des tracés.

Ces derniers sont alors constitués en trace par le regard que l'on va porter sur eux, ainsi que par le

biais de dispositifs de médiations qui vont amener à ce qu'on les constitue comme tels.

20 Ibid.

17

Page 18: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

1.1.2 De l'indexation des usagers : l'homme, un « document comme les

autres » ?

De fait, les traces numériques ont à terme vocation d'être collectées, compilées puis traitées.

Notons que celles-ci possèdent une double dimension car elles sont à la fois volontairement

produites par les utilisateurs, et inconsciemment générées par leur parcours sur le web.

Dans son article « L'homme est un document comme les autres : du World Wide Web au Word Life

Web », Olivier Ertzscheid montre que l'on opposait auparavant deux web, deux « continents

documentaires ». Le premier « visible », c'est-à-dire public, indexé par les moteurs de recherche et

accessibles à tous ; le second « invisible » et privé, car soustrait à l'indexation des moteurs.

Aujourd'hui, avec le web social et l'évolution des technologies, cette frontière n'existe plus. Chaque

contenu disponible en ligne, mais aussi chaque fichier conservé sur nos ordinateurs sont

« désormais réunis en une même sphère d'indexabilité ». Ce nouvel écosystème informationnel se

retrouve entre les mains de quelques sociétés marchandes, qui en commercialisent l'accès malgré

une apparente gratuité (on pensera alors à Google, Facebook ou encore Amazon, dont le

fonctionnement repose sur la diffusion de publicités contextuelles ultra ciblées)

Si toutes ces données peuvent être tracées, elles ne sont plus les seules. Ertzscheid pose qu'à leur

tour, les individus « et les relations interpersonnelles qui structurent [leur] socialisation connectée »

sont devenus « le nouveau corp(u)s documentaire d'une écologie informationnelle globale ». Ainsi,

« l'Homme est devenu un document comme les autres, disposant d’une identité dont il n’est plus

« propriétaire », dont il ne contrôle que peu la visibilité (ouverture des profils à l’indexation par les

moteurs de recherche), et dont il sous-estime la finalité marchande ». Au travers de l'agrégation de

ses traces numériques, c'est bien son identité que l'on voit émerger. Une identité numérique

qu'Ertzscheid21 définit de la façon suivante :

« L’identité numérique peut être définie comme la collection des traces (écrits, contenus audio ou vidéo,

messages sur des forums, identifiants de connexion, actes d’achat ou de consultation…) que nous

laissons derrière nous, consciemment ou inconsciemment, au fil de nos navigations sur le réseau et de

nos échanges marchands ou relationnels dans le cadre de sites dédiés. Cet ensemble de traces, une fois

qu’il apparaît « remixé » par les moteurs de recherche ou les sites de réseaux sociaux, définit alors un

périmètre qui est celui de notre réputation numérique ».

21 ERTZSCHEID, Olivier, « L'homme est un document comme les autres : du World Wild Web au Word Life Web », Hermès, n°53, 2009, p. 33-40

18

Page 19: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

Pour autant, Ertzscheid rappelle qu'il n'existe pas nécessairement une seule identité numérique par

individu. Bien au contraire, via leur navigation, différents identifiants de connexion ou avatars, les

utilisateurs peuvent se construire une multitude d'identités numériques – diverses mais renvoyant

toutes à la même individualité. Cette dimension de l'identité numérique renvoie à des

questionnements théoriques notamment traités par Serge Tisseron, que sont l'extimité et la mise en

scène de soi – puisque grâce à ces traces digitales, l'internaute va avoir une certaine maîtrise de sa

propre représentation sur les réseaux. (Il conviendra cependant de mettre ces notions en perspective

avec la définition donnée par Louise Merzeau de la présence numérique, ce que nous ferons plus

tard au cours de ce mémoire). Toujours est-il que malgré ces stratégies de contournement, les

individus tout autant que leurs données sont désormais indexés et que, comme le rappelle

Ertzscheid, les traces de leurs identités numériques sont elles aussi « marchandisables » (et depuis

longtemps commercialement exploitées).

1.1.3 Pour quelles exploitations concrètes ?

Nous interrogeant sur le plan théorique, nous venons de voir que les traces numériques des

usagers étaient récupérées à des fins marchandes. Pour mieux le comprendre, nous nous pencherons

de façon concrète sur le processus d'exploitation de ces données – un processus qui s'est au fur et à

mesure transformé et a bénéficié de l'évolution des technologies numériques. Cette sous-partie n'a

pas vocation d'être exhaustive, mais vise à donner un aperçu de l'exploitation marchande des

données des individus sur Internet.

Si l'on revient aux premiers pas de la publicité en ligne, on constate que son fonctionnement

reposait alors uniquement sur des principes communs au reste des médias de masse. On parle ici de

ciblage simple : en fonction des cibles retenues, les annonceurs choisissaient les canaux de

communication les mieux adaptés, élaborant un plan média qui s'étalait plus ou moins dans le

temps. L'opération restait simple d'un point de vue technique et il n'est aucunement question de

l'exploitation des traces des usagers.

Cependant, l'évolution du web et des technologies numériques a totalement bouleversé la façon

dont les professionnels de la publicité ciblaient leurs consommateurs. Aujourd'hui, les données de

navigation font non seulement partie intégrante du processus, mais sont également incluses les

19

Page 20: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

données volontairement laissées par les internautes sur le web, réseaux sociaux en tête. C'est ce que

nous avons évoqué précédemment. Et si les annonceurs s'engouffrent ainsi dans la brèche, c'est que

l'équation est simple : qui dit meilleure connaissance des usagers dit ciblage toujours plus précis,

c'est-à-dire possibilité de proposer des publicités ultra personnalisées voire individualisées. La

technique consistant à maximiser l'intérêt du consommateur pour multiplier les occasions d'achat.

Tout comme les méthodes de ciblage, les formats, eux aussi, se sont étendus : aux bannières,

habillages et autres emailing s'ajoutent désormais publicité sur mobiles, tablettes, achat de mots clés

et résultats de requête sponsorisés sur les moteurs de recherche. La publicité, qui avait déjà envahi

l'espace urbain, s'est tout autant déployée sur Internet. Au risque de paraître de plus en plus intrusive

aux yeux des consommateurs : ce ciblage toujours plus précis appelant l'idée d'une surveillance

continue de l'activité des usagers sur les réseaux, d'un contrôle absolu de la part des « géants du

web ». Premier sur la liste de ces néo-Big Brother, Google, qui ne se contente pas d'analyser les

données laissées par le parcours d'un internaute sur son navigateur (cookies), mais arrive à aller plus

loin, pour enregistrer la moindre des activités réalisées en ligne. Sites visités, achats ou simple

consultation de produits, même contenu sémantique des mails est concerné : il suffit d'être connecté

à son compte Google – peut importe dans ce cas la machine utilisée. Mais s'il s'agit du cas le plus

représentatif, le géant américain n'est bien évidemment pas le seul à exploiter les traces des

internautes. Trois pratiques publicitaires sont en ce sens intéressantes à analyser : le ciblage

comportemental, le retargeting et l'IP tracking (nous conserverons la terminologie anglaise dans ces

deux derniers cas dans la mesure où celle-ci est couramment utilisée dans le jargon publicitaire).

Ciblage comportemental et retargeting sont des techniques jouant sur des mécaniques

semblables. Pour ce qui est de la première, il s'agit d'exploiter en temps réel les cookies d'un

internaute (contenant entre autres son parcours de navigation, ses requêtes dans des moteurs...) pour

en faire émerger son profil comportemental et ainsi lui proposer des publicités adaptées à ses goûts.

L'IAB France22 explique qu'elle « vise à répondre à la dilution de l'audience par la pertinence ». Aux

États-Unis, le ciblage comportemental représente 25% des investissement publicitaires en ligne, et

est utilisé par 90% des annonceurs « display ».

Apparu il y a environ deux ans, le retargeting se traduit littéralement par « reciblage publicitaire ».

Il consiste à proposer à l'internaute une bannière qui soit fonction des derniers produits qu'il a

consulté sur la Toile .Celui-ci fonctionne comme une incitation-rappel : « vous avez récemment

lorgné sur ces mocassins à gland, êtes-vous vraiment certain de ne pas vouloir les acheter ? ». Et

22 « Interactive Advertising Bureau », réseau international d'experts de la publicité en ligne

20

Page 21: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

c'est justement bien cette connaissance ouvertement affichée du parcours de navigation qui inquiète.

Pour autant, les discours sur la question diffèrent selon les acteurs : côté publicitaires, on voit au

contraire dans le retargeting une véritable avancée, tant pour le métier que pour le consommateur

lui-même. Interrogé sur France Info, Emmanuel Vivier qui a entre autres cofondé l'agence de

publicité Vanksen, se félicite : « On pourrait se dire “oui, les gens vont détester”, mais finalement ça

veut dire aussi qu’on a des pubs vraiment plus adaptées à nos goûts, à nos centres d’intérêt, à notre

profil. Donc moi, je n’ai pas forcément envie d’avoir des publicités de tampons hygiéniques quand

je me balade sur le web où dans les médias : là au moins, on optimise les choses, c’est aussi une

bonne chose pour le consommateur ». Poursuivant son discours et se concentrant sur la pollution

publicitaire en ligne, il ajoute : « si c’est de la publicité qui m’intéresse, à la limite, ce n’est pas

forcément plus mal pour moi »23. Car après tout, le dispositif n'est pas si intrusif, pas franchement

préjudiciable puisqu'il vient rendre service à l'internaute. Désormais, son environnement n'est plus

saturé par la publicité : il est saturé par une publicité qui le concerne.

Si la profession arrive à justifier le retargeting, l'IP tracking ne semble pas bénéficier des

mêmes largesses. Il s'agit dans ce cas de repérer un internaute via son adresse IP pour lui proposer

un prix « personnalisé ». La pratique a surtout été observée chez quelques compagnies aériennes et

enseignes de voyage : le consommateur consulte une première fois le prix d'un billet et remet son

achat à plus tard. Il revient sur le site et constate que le prix a entre-temps augmenté. Un stratagème

efficace, qui crée un sentiment d'urgence pour pousser à acheter au plus vite et qui bénéficie jusqu'à

présent d'un flou juridique. La CNIL a été saisie par la députée européenne socialiste Françoise

Castex le 24 avril 2013 et travaille actuellement sur la question. En attendant, rares sont les

entreprises à déclarer ouvertement qu'elles le pratiquent.

Il est certain que les traces des usagers sont récoltées et compilées en vue d'un ciblage

publicitaire toujours plus précis. Et l'inquiétude des internautes repose sur des bases factuelles : les

entreprises exploitent bel et bien leurs données avec, malgré certains discours, des pratiques de plus

en plus agressives.

23 LE GUERN, Pascal, « Comment marche la publicité ciblée sur Internet ? » in Tout comprendre, émission diffusée sur Radio France le 22 novembre 2012 à 14h20

21

Page 22: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

1.2 Des discours sur les traces à l'imaginaire du droit à l'oubli : des prises

de parole nécessairement alarmistes ?

Nous avons effectivement constaté qu'à chaque connexion, l'usager laissait des traces de son

parcours. Qu'elles soient volontaires, à l'image des commentaires ou des vidéos postées sur des

plateformes communautaires ; ou involontaires, pour ce qui est par exemple des cookies. Ces traces

sont ainsi récupérées et exploitée à des fins publicitaires, en vue d'un meilleur ciblage de l'internaute

– et c'est bien ce traçage qui inquiète. Pour autant, des voix s'élèvent pour protester contre cet état

de fait.

Quels sont les contenus de ces discours et quelles en seront les répercussions ? Pouvons-nous

constater une diversité dans les prises de parole, ou n'existe-t-il qu'une position dominante ? Nous

allons voir que ces discours vont participer à la construction d'un imaginaire autour du droit à

l'oubli. Un imaginaire centré sur un aspect particulier des technologies et laissant finalement peu de

place à des points de vue contestataires.

1.2.1 Les discours autour droit à l'oubli : une réponse directe aux questions

soulevées par l'exploitation des traces numériques

Ainsi l'exploitation des traces numériques pose question, conduit à des prises de parole.

Techniciens, juristes, mais encore journalistes ou internautes s'expriment sur le sujet et exposent

leur point de vue. La multiplication de ces discours va finir par constituer un imaginaire, au sens

d'un ensemble de valeurs et de représentations communes. Car face au traçage des internautes, à

l'exploitation constatée de leurs données personnelles, c'est tout un imaginaire revendicatif du droit

à l'oubli qui va progressivement se mettre en place.

Comme l'explique Patrice Flichy dans L'imaginaire d'Internet24, ces discours possèdent leur propre

singularité et se posent comme « une composante essentielle du développement d'un système

technique ». A l'époque, Fichy s'intéressait à une société tout juste en train de « basculer dans un

nouveau domaine technique ». Notre analyse s'inscrit directement dans la continuité de ses travaux :

les discours que nous étudions ne portent justement pas sur la naissance d'une technologie, mais sur

24 FLICHY, Patrice, L'imaginaire d'Internet, Paris, La Découverte, 2001

22

Page 23: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

son inscription dans le temps et les pratiques quotidiennes des usagers. L'approfondissement et la

compréhension de ces discours apparaissent comme essentiels puisque, comme l'explique Flichy :

« l'imaginaire des techniques […] a toujours deux fonctions : construire l'identité d'un groupe social

ou d'une société et fournir des ressources qui peuvent être réinvesties directement dans la

préparation et la mise en place de projets ».

Pour notre analyse, nous nous concentrerons sur un corpus de huit sources journalistiques

issues de médias grand public : des articles de presse (Le Figaro, Le NouvelObs.com, Libération),

de pure players d'information (Owni, Rue89), de revue (Le Tigre), ainsi qu'un reportage du

magazine Envoyé Spécial diffusé sur France 2 (cf Annexe 1 pour liste détaillée). La grande majorité

a été réalisée entre 2007 et 2013 par des journalistes. Les deux articles tirés de Libération sont quant

à eux des tribunes : l'une du juriste américain Jeffrey Rosen, l'autre de Serge Tisseron,

psychanalyste français. L'intérêt de ces productions est évident, puisque ces dernières bénéficient

d'une audience particulièrement large et témoignent de l'évolution des discours relatifs au droit à

l'oubli. Nous pouvons d'ailleurs constater que la terminologie n'est pas toujours employée telle

quelle : dans les deux premiers textes, il n'est question que de traces, d'empreintes numériques

laissées par les internautes. L'expression se généralise autour des années 2009-2010 et fait sa

première apparition dans notre corpus avec l'article d'Owni : « Droit à l'oubli : vos papiers s'il vous

plaît », pour devenir une revendication toujours plus pressante : « Internet, oublie-moi ! »25.

Parce qu'elle touche directement la vie privée et les libertés individuelles, la question du

droit à l'oubli constitue un sujet épidermique, qui fait nécessairement valoir des points de vue

tranchés. A l'issue d'une analyse de discours qualitative, une position dominante émerge : celle d'un

rejet total du fichage opéré par les géants du web (Facebook, Google, Amazon ou encore Apple en

tête) voire, pour les discours les plus simplistes, de la surveillance d'un « Internet » autonome et tout

puissant. La plupart de ces productions médiatiques souligne la traque dont sont victimes les

individus, et dénoncent des pratiques considérées comme inacceptables – car, semble-t-il, on ne

peut qu'être scandalisé par cette intrusion dans nos vies privées à moins de travailler soi-même dans

le web marketing. On ne peut que réclamer ce « droit à être laissé tranquille », et par extension ce

droit à l'oubli.

Ces considérations dominent les six premiers articles du corpus, à des degrés divers, comme si nulle

25 Titre de la tribune de Jeffrey Rosen, parue dans Libération

23

Page 24: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

autre position n'était possible dans le débat public. Puis, progressivement, des points de vue

alternatifs trouvent leur place dans les médias. On les retrouve ainsi exprimés dans les deux derniers

textes analysés, à savoir la tribune de Serge Tisseron et l'article de Rue89 relayant la position de

certains archivistes et généalogistes français. Notons que ce changement intervient en plein

processus de fixation légale du droit à l'oubli, et qu'il a fallu attendre ce tournant pour que de telles

revendications trouvent leur place dans des médias grand public. Mais les discours n'en restent pas

moins vifs et les points de vue tranchés.

Au final, il n'existe pas tant une évolution de l'imaginaire du droit à l'oubli que l'émergence tardive

de points de vue alternatifs. Des discours que nous allons analyser plus en détail au cours des deux

prochaines sous-parties. Les différentes sources seront notées entre crochet pour une lecture la plus

fluide possible.

1.2.2 L'imaginaire du droit à l'oubli : entre alarmisme et pédagogie

Ce qui transparaît à la lecture de ces textes, c'est d'abord cette vision d'un Internet

foisonnant, comme une « mine d'informations » multiples et diverses [Nouvel Obs]26. Et les

journalistes n'ont de cesse de souligner la surabondance des traces numériques, laissées

« volontairement ou non » par le parcours des usagers. Mais ce qui pourrait apparaître comme une

constatation sans portée axiologique trouve quasi instantanément ses limites : l'imaginaire du droit à

l'oubli, et plus généralement les discours médiatiques autour des traces, sont très fortement marqués

d'une modalité péjorative. Au-delà même de ces deux notions, Internet va parfois jusqu'à être

personnifié, présenté comme une entité autonome et dotée d'une conscience propre – entendre ici :

malveillante et dangereuse.

L'idée commune à tous ces articles, d'autant plus frappante qu'ils sont ainsi rassemblés, est

celle d'un traçage inéluctable des individus face auquel toute tentative d'évasion semble vouée à

l'échec. Un alarmisme nécessaire car Internet représente « un monde virtuel où il n'y a plus secret,

ni intimité » ; un monde qui « sait tout et n'oublie rien » [J. Rosen]. Il est en effet « possible de tout

savoir », puisque « toute activité en ligne laisse des traces », que « toutes les actions des internautes

sont répertoriées » [Le Figaro]. Cette intrusion absolue dans la vie privée des usagers est clairement

26 Pour une lecture allégée, les citations des sources issues du corpus seront faites sous la forme suivante [Titre du journal]. Pour le cas des deux articles de Libération, on préférera le nom de l'auteur de la tribune

24

Page 25: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

pointée du doigt par l'utilisation du champ lexical de la traque, que l'on retrouve dans une bonne

partie de ces productions journalistiques. Citons pour exemple les termes d'« empreinte » [Owni],

d'« espionn[age] », de « dédale » [Nouvel Obs], une « impossibilité d'échapper » aux « dispositifs

de traçage », face aux capacités des machines de « reconstituer les mouvements » [J. Rosen]. Car

plus encore qu'un archivage de leurs données, c'est bel est bien d'une poursuite dont il est question,

voire d'une guerre (« bombe à retardement », « empire » [Le Figaro]). Il est de fait « inutile » de

vouloir leur échapper.

Et la position de certains acteurs du web est particulièrement cynique. Dans son article paru sur

Owni en 2010, Jean-Marc Manach s'attarde sur le discours du site 123people27, un « méta-moteur de

recherche » agrégeant toutes les données disponibles en ligne sur un même individu :

« Que vous le vouliez ou non, vous existez sur Internet, et il y a désormais peu de chance que l’inverse se

produise. C’est le sens de l’histoire que d’avoir des données nous concernant accessibles sur le web

public. Ne pas le voir est excusable. Ne pas le vouloir revient à avoir envie de se battre contre des moulins

à vent.

Alors, puisque c’est le sens de l’histoire, choisissez donc de prendre tout ceci en main : faites un peu plus

attention à votre empreinte numérique, soignez votre identité numérique et partez à la découverte de votre

réputation numérique »28.

Impossible donc, de passer au travers du rouleau compresseur de l'histoire. Vos traces et votre

activité en ligne sont archivées : c'est la règle et vous devriez le savoir. Et si les informations

collectées par la mécanique d'123people sont justement accessibles, c'est que vous les avez

volontairement partagées. Tout est affaire de bon sens, il suffit simplement de suivre quelques règles

pour parvenir au Graal d'une e-réputation impeccable et maîtrisée.

Face à un tel tableau, la peur semble légitime – et les journalistes y participent parfois de façon

active. C'est en tout cas la démarche très intéressante développée par Raphaël Meltz dans « Marc

L*** », paru en 2008 dans la revue Le Tigre. L'article illustre avec tant de vivacité cette capacité de

traçage des individus qu'il est aujourd'hui devenu une référence en la matière, régulièrement citée

par ses confrères sur le sujet (et par ailleurs reprise dans notre papier du Nouvel Obs). Le journaliste

y relate en effet deux ans de la vie d'un certain Marc sur la seule base de contenus et de

renseignements trouvés sur Internet. Ses nombreux profils sur les réseaux sociaux sont une aide

27 123People.com, site autrichien aujourd'hui détenu par PagesJaunes28 Propos tenus sur un billet de blog « Réputation numérique – Identité numérique – Empreinte numérique : comment

ça marche ? » [http://www.123people.com/thereputationblog/2010/04/20/reputation-numerique-identite-empreinte-comment-ca-marche/]

25

Page 26: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

précieuse : ils représentent une source inépuisable d'information et permettent de reconstituer un

calendrier professionnel et personnel détaillé. Mais après tout, c'est de la faute de Marc L*** : « [il

n'avait] qu'à faire attention ». Le moindre instant intime se retrouve ainsi décortiqué et croqué par

Meltz avec force de détails, sur un ton cynique et détaché qui n'est pas sans sous-entendre que ce

genre de mésaventure pourrait arriver à n'importe lequel de ses lecteurs29. On notera au passage que

ce récit de la vie de Marc L*** a ici valeur de mythe au sens de Barthes30, car il « transforme une

histoire particulière en une représentation naturelle ». Et que si le journaliste expose ainsi la vie de

son personnage, ce n'est pas seulement pour l'exercice de style : la visée est également pédagogique.

Il s'agit de prouver par l'exemple à quel point la mise en ligne volontaire de ses données peut se

révéler problématique lorsque celles-ci ne sont pas un minimum protégées. Avec le croisement des

informations disponibles sur un individu, il n'est ni très long, ni très compliqué d'obtenir un

panorama son activité globale – en ligne comme physique. Une affirmation qui perd toutefois de

son sens si l'usager en question limite l'accès aux contenus qu'il partage.

Cette idée d'un internaute peu adroit et mal informé est ainsi récurrente. Celui-ci « ne fait

pas vraiment attention » [Nouvel Obs], ne se rend généralement pas compte [Owni] qu'il laisse

quantité d'empreintes à chacune de ses visites sur le web. Et même lorsque celui-ci tente de protéger

sa vie privée, les résultats sont vains. Un « expert de la réputation en ligne » corrige ainsi un cobaye

qui avait cru bien faire en utilisant une fausse identité sur Facebook : « toi, tu es tellement caché que

ça attise la curiosité » [France 2]. Pour cette raison, le journaliste se doit d'informer tout en faisant

preuve de pédagogie.

Reste que les outils ne sont pas nombreux. Difficile en effet de faire de la vulgarisation

informatique poussée dans des médias grands public. Manque de temps, de connaissances, perte

d'intérêt du lecteur ? Seules deux voies émergent. La première est celle d'une pédagogie prudente,

responsabilisante. Il convient alors d'« être indulgent les uns vis-à-vis des autres » en ce qui

concerne nos traces numériques [J. Rosen], « c'est de la responsabilité de chacun de faire attention »

[Le Figaro]. La seconde tient en un apprentissage jouant sur la peur et reprenant un discours

alarmiste. Avec, dans le désordre : la liste exhaustive de toutes les données collectées par les géants

du web, et le défaitisme face au « dédale » des conditions d'utilisation mises en place [Nouvel

Obs] ; le récit alarmant des pratiques de certains sites peu scrupuleux [Owni, France 2] ; ou, encore

plus agressif, celui de la mécanique d'une surveillance des moindres faits et gestes [Le Tigre].

29 A condition qu'il ait lui aussi mis en ligne plus de dix-sept mille de ses clichés sur un site de partage de photos ?30 Pour Barthes, le mythe « est un métalangage, il prend comme signifiant un signe existant et lui donne un autre

signifié »

26

Page 27: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

De ces textes ressort finalement l'idée que tout salut ne pourra venir que de l'humain. La dichotomie

homme / machine y est d'ailleurs essentielle. D'un côté, le monde numérique et ses acteurs tous

puissants ; qui voient tout, savent tout, enregistrent tout. De l'autre l'usager, qui grâce à son

intelligence pourra déjouer les intrusions d'une technologie aliénante.

Ainsi, l'imaginaire du droit à l'oubli apparaît sous l'effet d'un déterminisme technique,

traversé de valeurs et de représentations négatives. Comme l'explique Antonio Casilli dans son

ouvrage Les Liaisons numériques31 , il s'agit là d'idées reçues généralement associées à la

technologie. Avec d'une part, cette dimension d'une mécanique potentiellement néfaste et intrusive,

de l'autre l'idée que les technologies numériques seraient naturellement dangereuses – mais pas pour

autant malveillantes. « Semblable à [des] anima[ux] carnivore[s], elle[s] dévore[ent] la vie privée

parce que telle est [leur] “nature” [...]. Il en résulte que c’est aux individus de se protéger des

intrusions. S’ils ne s’en défendent pas, c’est par négligence ou par ignorance. » Et chaque nouveau

discours autour de ce thème va nécessairement se nourrir des précédents, y référer d'une façon ou

d'une autre.

Toutefois, nous allons constater que de nouvelles positions émergent du débat public – sans pour

autant s'en affranchir totalement.

1.2.3 L'émergence récente de contre-discours

Ainsi, face aux revendications d'un droit à l'oubli nécessaire, d'autres voix s'élèvent. Parmi

elles, celle de Serge Tisseron est tout à fait intéressante. Pour ce psychanalyste en effet, le véritable

danger ne vient plus d'Internet ou de la collecte des traces, mais du droit à l'oubli lui-même. Une

menace qu'il qualifie de « risque » que les gens ne se soucient plus in fine de la portée de leurs

actes. De fait, « tout pourrait être tenté parce que tout pourrait être effacé ». Tisseron développe

cette théorie tout au long de son article : le droit à l'oubli apparaît pour lui comme « l'illusion d'un

effacement définitif de ce qui nous déplaît ». Le risque étant qu'à terme, cette habitude de vouloir

supprimer les instants, traces ou documents qui nous posent problème sur Internet se retrouve

transposé au « monde de la vie » (par opposition à une existence et une identité purement digitales).

Or, les souvenirs même douloureux font partie du processus de construction identitaire, et une telle

31 CASILLI, Antonio, Les Liaisons numériques, Paris, Seuil, La couleur des idées, 2010

27

Page 28: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

conception déformée de la réalité pourrait être particulièrement préjudiciable pour les adolescents32

puisqu'elle les conduirait à « cacher le caractère irréversible de chacun de nos actes ». Pour autant,

la position défendue par le psychanalyste reste fortement marquée par sa discipline, au risque de s'y

cantonner. Son discours se concentre en effet pour l'essentiel sur l'individu, son ressenti, son

éducation – et élude ainsi nombre de dimensions pourtant intrinsèques au droit à l'oubli, qu'elles

soient d'ordre technique, économique ou encore politique.

Mais l'argumentaire de Tisseron est-il à ce point détaché de l'imaginaire du droit à l'oubli ? Il reste

en effet fortement marqué par un déterminisme technologique, considérant que la technique serait

facteur d'aliénation puisqu'elle conduirait à reproduire des comportements nuisibles à l'ordre social.

Tisseron développe par ailleurs l'idée d'un Internet comme un « troisième monde », à mi-chemin

entre le sommeil et la réalité, « une manière de rêver à visage découvert ou, si on préfère, à esprit

ouvert ». Si la formulation n'est pas dénuée d'ambition poétique, elle perd en signification lorsqu'il

s'agit d'en analyser les mécaniques concrètes.

Le discours de Tisseron a toutefois le mérite de recentrer le débat sur la question de l'apprentissage

de l'outil Internet, et la nécessité d'une éducation aux traces numériques dès le plus jeune âge. Afin

d'apprendre aux enfants et aux adolescents « ce qu'est la science de l'informatique et comment les

écrans modifient non seulement le monde, mais aussi nos représentations du monde », et en faire

des usagers responsables et avisés.

Autre point de vue alternatif, celui traité dans l’article de Rue89 intitulé « "Droit à l'oubli"

sur Internet : la fin de la généalogie et des archives ? ». Y sont en effet reprises les revendications de

l’Association des archivistes français et la Fédération française de généalogie, qui considèrent

toutes deux le projet de règlement européen sur les données personnelles (et le droit à l’oubli)

comme particulièrement dangereux, puisqu’il pousserait à une « amnésie collective ». Ce qui pose

problème pour les deux associations n’est pas le volet concernant la commercialisation des

données : la suppression à terme des traces numériques par les géants du Net comme Facebook ou

Google serait une bonne chose. Mais c’est leur anonymisation et leur destruction par les organismes

publics et privés qui inquiète. « Une fois que le traitement pour lequel elles auront été collectées

sera achevé, ou passé un court délai », celles-ci seraient en effet tout bonnement supprimées. Une

disparition qui ne serait pas sans conséquence pour les archivistes, qui manqueraient alors

cruellement de documentation nécessaire à leurs travaux. Pour autant, comme le souligne le

32 A propos desquels Tisseron a consacré une grande partie de son travail

28

Page 29: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

collectif SavoirCom133, il s’agit là d’une mauvaise compréhension du projet. Car celui-ci prévoit

justement des conditions spéciales au traitement des données, et ce notamment « lorsqu’elles [sont]

nécessaire[s] à des fins statistiques ou de recherche historique ou scientifique ».

Malgré ces dispositions, de telles inquiétudes restent légitimes dans la mesure où il s'agit de définir

dès leur collecte les finalités de traitement des données personnelles. Or, comment prévoir tous les

scénarios possibles ? Des données supprimées car obsolètes pourraient après coup se révéler utiles

alors que le cas de figure n’avait pas été envisagé sur l’instant. Toutes ces interrogations sont

nécessaires et participent au débat – elles restent cependant rares dans les médias grand public.

Au vu de ces prises de parole, l’imaginaire du droit à l’oubli se trouve plus questionné que

tout à fait bouleversé – et les remises en cause sont tardives. On ne peut pas véritablement parler

d’une évolution des discours, mais plutôt de l’émergence de points de vues alternatifs auparavant

absent des médias grand public.

1.3 Technologies numériques et société de la surveillance : la sphère

privée en danger ?

Au regard des discours autour des traces et du droit à l'oubli, il est clair que les technologies

numériques restent bien souvent perçues comme particulièrement intrusives. Il convient d'ailleurs

de se demander si par leurs mécaniques, celles-ci ne tendraient pas à faire disparaître toute notion

de vie privée. Puisque nos données personnelles sont si facilement exploitables sur la Toile, nous

reste-t-il encore des espaces d'autonomie ?

33 Collectif créé par deux bibliothécaires, s'intéressant aux libertés à l'ère numérique et à la libre dissémination des savoirs

29

Page 30: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

1.3.1 Une frontière entre sphères privée et publique de plus en plus floue : le

renouveau du panoptikon

Sphère privée et sphère publique ont été remises en question par l'arrivée du numérique. Ce

qui définissait auparavant la sphère intime (échanges instantanés, de personne à personne, sans

intermédiation) est aussi l'une des caractéristiques d'Internet – pourtant aussi considéré comme un

espace d'expression ouvert et accessible à tous. « Le Web a fait en sorte que les caractéristiques

spatio-temporelles de la sphère privée soient transposées dans la sphère publique – et vice versa »34.

Notons toutefois que ce brouillage n'est pas absolu. Patricia Lange va parler d'une « fractalisation

du privé et du public » pour traiter ces espaces en ligne « publiquement privés » qui, à la façon de

Youtube dont certaines vidéos ne sont accessibles qu'à un cercle restreint, permettent de composer

des zones de clair-obscur – ni totalement publiques, ni tout à fait privées. Mais si ces mécaniques

existent, elles ne représentent qu'une partie des échanges réalisés sur Internet. De fait, les

comportements en ligne vont être fortement marqués par cette porosité entre public et privé. Les

individus vont devoir composer avec cette double dimension : les propos tenus, les contenus

publiés, sont considérés par défaut comme des prises de position publiques – et ce même en ce qui

concerne nos conduites les plus intimes sur le Net.

Cette intrusion du public dans des comportements privés n'empêche pourtant pas les usagers de se

donner à voir sur les réseaux, dévoilant leurs informations personnelles, mettant en scène leurs

centres d'intérêts, leur corps, leurs opinions. Ces pratiques d'exposition de soi35, que l'on a connu

d'abord sous forme de blogs et de vidéos par webcams, ont explosé avec le développement du web

social. Nous avons déjà parlé du concept d'extimité : il s'agit pour les individus de dévoiler l'intime,

de se mettre à nu (tant dans une exhibition de son corps que de son « moi » profond), afin d'assouvir

ce désir de « communiquer sur son monde intérieur »36.

Face à ces comportements, Dominique Cardon s'interroge : pourquoi sommes-nous si

impudiques ?37 Si les internautes semblent de plus en plus inquiets quant à l'exploitation de leurs

traces numériques, comment expliquer le succès croissant des plateformes communautaires, des

réseaux sociaux ? Pourquoi persistent-ils à dévoiler leur intimité et à vouloir partager ainsi leur

quotidien ? Pour lui, la réponse tend à la visibilité qu'offrent ces espaces ; une visibilité qui est tant

34 CASILLI, Antonio, Les Liaisons numériques, Paris, Seuil, La couleur des idées, 201035 CAUQUELIN, Anne, L'Exposition de soi. Du journal intime aux Webcams, Eshel, collection Fenêtres sur, Paris,2003 36 TISSERON, Serge, L'intimité surexposée, Paris, Ramsay, 200137 CARDON, Dominique, « Pourquoi sommes-nous si impudiques ? », Actualités de la recherche en histoire visuelle,

12 octobre 2008

30

Page 31: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

un risque qu'une opportunité. Et c'est bien souvent ce second aspect qui est privilégié par les

internautes. En effet, si ces derniers acceptent les règles du jeu de ces sites (où les données publiées

sont par défaut publiques), c'est justement parce que cette prise de risques à s'exposer ainsi sur les

réseaux est valorisante. « Se publier sous toutes ces facettes38 sert à la fois à afficher sa différence et

son originalité et à accroître les chances d'être identifié par les autres ». Actualiser sans cesse ses

informations constitue ainsi une « parade », une démonstration aux autres qui vise non seulement au

rappel constant de sa présence et son activité en ligne, mais sert aussi et surtout à montrer sa

différence, à justifier son originalité. « L'impudeur apparaît alors comme une compétence – très

inégalement distribuée – indispensable à ceux qui veulent "réussir" dans les [réseaux sociaux] ».

Une telle visibilité – constante, perpétuellement mise à jour – n'est pas neutre, d'autant plus

si l'on considère l'impossible oubli de nos traces numériques. Dans sa thèse39, Viktor Mayer-

Schönberger fait ainsi le parallèle avec la notion de panoptikon. Proposée au XVIIIe siècle par le

philosophe Jeremy Bentham, cette structure carcérale se voulait un système de surveillance optimal.

Une tour centrale dominait un anneau périphérique de cellules transparentes et permettait à un

unique surveillant de voir les prisonniers sans être vu, les laissant dans l'incertitude d'un « sentiment

d'omniscience invisible »40. Cette construction a par la suite été transformée en concept par Michel

Foucault dans Surveiller et punir, pour traduire son idée d'une société de la surveillance. Il constate

ainsi que partout, à tout moment, les corps, les individus sont captés, faisant l'objet d'une

surveillance constante par des mesures, des chiffres, des statistiques. Il souligne l'émergence d'un

modèle sociétal vertical, au sein duquel l’État surveille sa propre population en déléguant ce

pouvoir de contrôle à d'autres institutions (l'école, la caserne, l'atelier...). Prolongeant ces

questionnements, Mayer-Schönberger y ajoute celui des traces numériques. Pour lui, le panoptikon

digital est d'autant plus pernicieux qu'il fait intervenir une dimension temporelle que ne possédaient

pas ses versions précédentes : nos paroles et nos actes ne sont pas seulement visibles – et surveillés

– par nos pairs, ils sont également accessibles aux générations futures. A travers la mémoire

digitale, le panoptikon nous surveille tout autant dans l'espace que dans le temps.

38 Statut civil, photos, vidéos, listes d'amis, de goûts, préférence politique...39 .MAYER-SCHÖNBERGER, Viktor, Delete : The Virtue of Forgetting in the Digital Age, Princeton University

Press, 201140 FOUCAULT, Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975

31

Page 32: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

1.3.2 Vie privée : de la nécessité d'un contexte

Pour autant, cette notion d'espace n'est pas l'unique référent lorsqu'il s'agit d'aborder la

question de la vie privée en ligne et du ressenti des individus face à l'exploitation de leurs données

numériques. Il est en effet nécessaire de prendre en compte le contexte dans lequel celles-ci sont

délivrées pour constater qu'il s'agit d'un facteur déterminant lorsqu'il s'agit de partager des

informations intimes.

Pour Helen Nissembaum, auteur de La vie privée en contexte41, le problème concernant la vie privée

sur Internet ne provient pas d'une surabondance ou une perte de contrôle de nos données à caractère

personnel – que la plupart des usagers considèrent à tort comme préjudiciable. Le véritable point de

tension selon elle, réside dans le fait que la médiation opérée par la technologie biaise le rapport

entre émetteur et récepteur, qui échangent des informations avec des attentes très spécifiques (et

parfois contradictoires) quant à leur potentielle utilisation. Une modification d'un des récepteurs ou

de l'un des principes de transmission entraînant de fait une violation de confidentialités.

Ainsi, pour Nissembaum, le contexte est essentiel pour analyser la vie privée en ligne. Il s'agit tout

bonnement de la considérer avec le même regard que l'on porte aux situations quotidiennes : si on

partage volontiers certaines informations personnelles avec son médecin, ce ne seront certainement

pas les mêmes que celles discutées avec son banquier ou un collègue de bureau.

Dévoiler certaines de ses données n'est pas en soi un danger. Mais il est nécessaire d'être informé au

préalable de ce à quoi celles-ci seront destinées, ce qu'il n'est pas toujours possible de savoir avec la

publicité en ligne. Car si les internautes admettent l'idée de bénéficier de services gratuits en

échange de certaines données personnelles, il ne sont aujourd'hui pas toujours en mesure de

connaître la finalité de leur exploitation (voire si certaines entreprises ne capteraient pas à leur insu

des informations qu'ils n'auraient pas envie de céder). Pour Nissembaum toutefois, l'idée d'une

transparence totale de cette collecte publicitaire est impossible. A la place, elle propose une solution

pragmatique qui serait de transposer les normes du monde « réel » au monde numérique. A savoir

que la cession d'informations relève d'un contexte, d'une réciprocité de la part des parties, et que la

redéfinition de la finalité de ces informations doit être portée à la connaissance de l'émetteur. L'idée

étant donc de « laisser les entreprises collecter des données, mais les obliger à dire aux utilisateurs

quand ils font des choses avec ces données qui sont incompatibles avec le contexte d’interaction

41 NISSEMBAUM, Helen, Privacy in Context: Technology, Policy, and the Integrity of Social Life, Stanford University Press, 2009

32

Page 33: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

initial »42. Si cette solution relève avant tout d'un positionnement théorique, reste que ce qui relève

de la vie privée dépend nécessairement d'un contexte, tout à la fois temporel et social.

1.3.3 Vers la fin de la privacy ?

La notion de vie privée reste complexe à définir. Elle n'est pas une réalité naturelle mais

répond à un contexte historique, dépendant lui-même de règles, de normes sociales, de coutumes et

d'idéologies43. Gérard Vincent la rattache au « secret » : ce qui est privé est par essence ce qui est

caché. Appliquée au digital pourtant, l'idée de vie privée trouve rapidement ses limites puisque

Internet constitue un espace faisant coexister sphère intime et sphère publique. Comme nombre de

chercheurs en sociologie des usages et en SIC, nous lui préférerons le terme de privacy, qui englobe

à la fois cette idée de vie privée et celle d'un « droit à la protection d'un espace [en ligne] propre »44

(c'est-à-dire d'autonomie personnelle, à l'abri des intrusion).

Si la privacy semblait relativement accessible aux premiers utilisateurs du Web, les

bouleversements technologiques de ces dernières années ont multiplié les menaces. Alors qu'il

« suffisait » auparavant aux usagers de crypter leurs mails, ou plus simplement encore de se cacher

derrière un pseudonyme pour anonymiser leur parcours, il est clair que ces techniques seules ne

permettent plus aux internautes de se protéger des intrusions dans leur vie privée. Désormais, créer

son avatar en ligne n'empêche plus d'être identifié : les données de connexion renseignent

automatiquement sur son emplacement physique, son profil, voire ses goûts. L'incitation des géants

du web à utiliser sa véritable identité pour bénéficier de services gratuits ajoutant une dimension

d'identification supplémentaire. Une simple requête dans un moteur de cherche permet de croiser

les activités en ligne et reconstituer la habitudes, les préférences, les centres d'intérêt. Il est certes

toujours possible de conserver un relatif anonymat sur la Toile, mais la manœuvre a nettement

gagné en complexité.

Peut-on pour autant parler de fin de la privacy ? L'avancement actuel des technologies a-t-il

fini par contraindre les usagers à renoncer à leur sphère intime ?

42 GUILLAUD, Hubert, « La vie privée en contexte ou la vertu de la réciprocité », InternetActu.net, 5 avril 201243 VINCENT, Gérard, Histoire de la vie privée, Tome V, Seuil, 198744 CASILLI, Antonio, Les Liaisons numériques

33

Page 34: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

Pour Antonio Casilli dans son article « Contre l'hypothèse de la “fin de la vie privée” »45, il est clair

que la question reste une préoccupation majeure des internautes. Face à ce qu'ils considèrent comme

des intrusions de la part des géants du web, ils n'hésitent pas à faire entendre leur voix via des

« actions concrètes de refus » : « non-usage, comportements disruptifs en ligne, obfuscation des

informations personnelles »... Si l'on prend le cas de Facebook par exemple, cette question de la

privacy a fait l'objet de nombreuses revendications et les usagers se sont régulièrement élevés

contre certaines des utilisations que le réseau social faisait de leurs données personnelles. Des

mouvements de contestation que Facebook a été obligé de prendre en compte : certaines

informations par défaut publiques avant 2009-2010 (goûts culturels, mais surtout adresse, date de

naissance, orientation sexuelle...) sont désormais « passées en privé » du fait de l'opposition de

certains internautes.

Notons par ailleurs que l'exposition de soi sur les réseaux n'est pas absolue : il ne s'agit pas de tout

dévoiler de soi sur Internet, mais bien d'opérer un « dévoilement stratégique d'informations

personnelles à des fin de gestion du capital social en ligne ». Parler uniquement d'exhibitionnisme

serait en ce sens réducteur. Les informations partagées par les utilisateurs sont en effet fonction de

nombreux paramètres que sont le genre, l'âge, le statut socio-économique, ou encore le niveau de

compétences informatiques – influant eux-mêmes sur la quantité de temps passé en ligne et le choix

du type de services utilisés. Et l'on constate un « dévoilement différentiel » des informations à

caractère personnel : on ne partage pas tout avec n'importe qui, les échanges ne seront pas les

mêmes selon le type de cercle social investi (les individus ne se comportant bien évidemment pas de

la même façon s'agissant d'un cercle très proche comme la famille, ou d'un cercle socialement plus

éloigné).

Pour finir, Casilli évoque la dimension de l'influence sociale, « c'est-à-dire tout changement dans les

pratiques ou les comportements induits par le contact avec autrui ». Il s'agit en effet d'une notion

d'importance pour aborder cette question de la privacy, puisqu'elle implique que les individus vont

constamment renégocier les informations partagées en fonction des échanges et des interactions

qu'il vont avoir avec les autres usagers sur les réseaux. Les commentaires reçus, les « likes » et les

partages vont être déterminant dans le choix de ce que l'internaute pourra ou ne pourra pas se

permettre de partager. De sorte que l'on ne va finalement dévoiler que ce qui sera susceptible

d'attirer des commentaires et des jugements positifs de la part de ses pairs. Ainsi, « chaque

interaction implique un processus dynamique d'évaluation de la situation, d'adaptation au contexte,

45 CASILLI, Antonio, « Contre l'hypothèse de la « fin de la vie privée » », Revue française des sciences de l'information et de la communication [En ligne], 3 | 2013, mis en ligne le 31 juillet 2013, consulté le 31 août 2013. [http://rfsic.revues.org/630]

34

Page 35: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

de catégorisation du contenu que les individus sont prêts à partager avec leurs connaissances ».

Comme nous avons pu le constater au cours de cette première partie, la question de

l'exploitation des traces est extrêmement sensible dans la mesure où les usagers n'ont aucune prise

sur elle. Certaines pratiques publicitaires sont ainsi vécues comme des intrusions dans la sphère

privée et représentent une source d'inquiétude constante pour le grand public. Face à cette

exploitation non maîtrisée, des voix s'élèvent en faveur d'un droit à l'oubli qui apparaîtrait comme la

seule solution de lutte possible contre l'appétit des géants du web. Ces discours construisent un

imaginaire pétri de représentations négatives et d'idées reçues sur la technologie ; et si des positions

alternatives émergent dans le débat public, elles restent minoritaires.

Pour autant, faut-il à ce point en tirer des conclusions alarmistes ? Car cette intrusion dans la sphère

privée doit être relativisée : le partage et la surabondance de données à caractère personnel ne sont

pas préjudiciables en eux-mêmes. Ceux-ci dépendent en effet d'un contexte et les internautes ne

sont pas prêts à se dévoiler intégralement dans un incontrôlable élan d'impudeur. Si sphère publique

et sphère privée tendent à se confondre sur Internet, cette renégociation des espaces ne doit pas pour

autant faire croire à une disparition totale de la vie privée. Bien au contraire, les usagers vont

s'adapter, opérer des renégociations constantes sur ce qu'ils peuvent ou ne peuvent pas dévoiler

d'eux-mêmes sur les réseaux. Ils vont ainsi mettre en place des tactiques, que nous allons analyser

plus en détail dans la partie suivante.

35

Page 36: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

Partie 2 : Le web éphémère : de nouveaux espaces d'autonomie en ligne

Le fonctionnement même de l'écosystème numérique repose sur la surveillance et le traçage

des internautes. Mais les usagers sont pas tout à fait démunis face à ces mécaniques : ils vont au

contraire trouver des moyens de lutter contre une exploitation abusive de leurs données

personnelles. Parmi les récentes évolutions du web, l'apparition d'un Ephémérique semble ainsi

dessiner de nouvelles perspectives. D'où notre deuxième hypothèse :

« Parmi les tactiques envisageables, certains usagers vont se tourner vers le web éphémère pour

composer avec ce qu'ils considèrent comme des atteintes à leurs droits ».

2.1 Revendiquer sa privacy : des tactiques mises en place par les usagers

au quotidien

Quelles marges de manœuvre reste-t-il finalement aux usagers pour préserver leur privacy ?

Et faut-il nécessairement détenir un savoir-faire informatique pour sécuriser sa navigation ? Nous

chercherons ici à analyser les tactiques mises en place par la majorité des internautes pour préserver

leur vie privée, qu'il s'agisse de la prise en main de nouveau outil comme du développement de

nouveaux comportements en ligne.

2.1.1 Négocier sa vie privée par le biais de tactiques

En 1977 déjà, l'inventeur de la « théorie de la régulation de la privacy » Irwin Altman

expliquait que celle-ci était dépendante d'une multitude de facteurs : culturels, géographiques,

politiques46... La privacy est en ce sens une construction sociale, et ne sera pas perçue de la même

46

36

Page 37: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

façon selon les époques, les pays et les contextes. Autre dimension mise en avant par Altman : les

individus ne se comportent pas de façon passive face aux intrusions faites dans leur sphère privée.

Ils vont au contraire composer des stratégies, concevoir de nouveaux outils et de nouvelles

méthodes pour déjouer ces atteintes à leurs droits. Ainsi, la privacy n'isole pas les individus

puisqu'elle existe au cœur même de leurs interactions. Elle peut être en ce sens qualifiée de

« bidirectionnelle », puisque perpétuellement renégociée au gré des situations sociales.

C'est ce que nous avions déjà évoqué dans la partie précédente : tout interaction, qu'elle soit

physique ou en ligne, va nécessiter des modulations et des renégociations entre ce qui appartient à

la sphère publique et la sphère privée. De même qu'au cours d'une conversation entre collègues,

l'individu interprétera ce qu'il convient ou non de dévoiler, toute information n'est pas bonne à

partager sur une plateforme communautaire. Il s'agira d'en apprécier le contexte, les membres

qu'elle agrège, les contenus déjà partagés... Si sur Twitter et sur Facebook, il est courant de prendre

la parole en exposant sa véritable identité, sur Doctissimo par exemple, les gens préfèrent interagir

par le biais de pseudonymes.

Au-delà de ces négociations interpersonnelles donc, les usagers vont mettre en place des

tactiques de navigation pour protéger leur privacy.

Dans « L'invention du quotidien », Michel de Certeau47 avait théorisé le couple stratégie / tactique.

Pour lui, les stratégies résultent du « calcul des rapports de force qui devient possible à partir du

moment où un sujet de vouloir et de pouvoir est isolable d’un environnement ». Les stratégies sont

donc du côté des puissants, là où les tactiques au contraire, sont mises en place par les individus.

Ces dernières « sont des procédures qui valent par la pertinence qu'elles donnent au temps – aux

circonstances que l'instant précis d'une intervention transforme en situation favorable, à la rapidité

des mouvements qui changent l'organisation de l'espace, aux relations entre moments successifs

d'un « coup »... ». En ce sens, les tactiques sont à rapprocher des « arts de faire », notion que nous

étudierons plus en détail en troisième partie. Nous préférerons ce terme à celui de stratégies pour la

suite de notre réflexion.

ALTMAN, Irwin, « Privacy Regulation : Culturally Universal of Culturally Specific ? », Journal of Social Issues, vol. 33, n°3, 1977, p.66-84

47 .DE CERTEAU, Michel, L'invention du quotidien, Paris, Gallimard, Folio essais, 1990

37

Page 38: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

2.1.2 Des outils concrets pour sécuriser sa connexion

A l'occasion de l'analyse des discours sur le droit à l'oubli48, nous avions pu constater que la

position dominante sur la question présentait les usagers comme seuls responsables du devenir de

leurs traces. Une façon de dire que si les géants du web poussent effectivement à une exploitation

de plus en plus intrusive des données personnelles, il convient aux usagers de s'armer efficacement

pour protéger leur vie privée.

Cette idée de réappropriation de nos traces comme moyen d'opposition et de lutte contre le secteur

marchand est en ce sens à la limite de l'activisme en ligne, voire de l'hacktivisme49. Une position

certes relayée par des journalistes et « experts du web », mais qui trouve ses origines du côté des

hackers et cybermilitants. Ils font en effet partie des premiers à avoir mis en place des stratégies de

contournement pour sécuriser leur connexion et faire valoir leur privacy. Des solutions de cryptage

de leurs données que certains ont fait le choix de partager au grand public, en offrant des outils « clé

en main » à l'image du projet TOR50, un logiciel libre permettant à tout usager d'anonymiser sa

connexion Internet. Reposant sur une organisation « en couche »51, celui-ci va s'appuyer sur un

réseau mondial décentralisé de routeurs, rebondissant ainsi de nœuds en nœuds afin de rendre toute

identification de l'internaute impossible. Comme l'expliquent ses fondateurs, TOR se destine à

n'importe quel internaute, qu'il soit un usager « normal », un militaire, un journaliste, ou encore un

activiste52.

Il existe en effet des solutions techniques relativement accessibles pour sécuriser sa

connexion – pour un peu que l'on possède un minimum de temps et de connaissances informatiques.

Il ne s'agira bien sûr pas d'en faire ici la présentation complète mais de rappeler qu'elles existent ; et

qu'elles constituent des techniques exploitables par les individus pour se réapproprier leur

navigation (et ainsi, une part de leur vie privée en ligne).

L'une des premières solutions informatiques développées pour privatiser les échanges entre les

48 Cf Partie I. B.49 Combinaison des termes « hacker » et « activisme » : une forme de militantisme en ligne faite d'opérations coup de

poing technologiques : piratages, attaques par déni de service, défacements (détournement de sites web, par exempleen en modifiant la page d'accueil)...

50 Acronyme pour The Onion Router, ou « le routeur de l'oignon »51 Les différentes couches sont appelées « nœuds » de l'oignon52 Page de présentation du projet TOR : https://www.torproject.org/about/overview.html.en

38

Page 39: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

usagers remonte bien avant l'ouverture d'Internet au grand public (en 1993). Créés en 1979, les

premiers newsgroups53 permettaient aux étudiants et aux chercheurs de partager des informations et

des fichiers au travers de forums de discussion thématiques. Hébergés sur le réseau Usenet et basés

sur le protocole NNTP, ceux-ci ne sont désormais plus seulement réservés au secteur de la

recherche. Même s'ils ont longtemps été réservés à des usagers dotés d'un certain savoir-faire

technique, ils se sont progressivement ouverts au grand public et ont connu un regain d'intérêt à la

fermeture de Megaupload54.

Mais de nombreuses autres solutions existent. Ainsi, les usagers peuvent par exemple s'appuyer sur

des proxy, c'est-à-dire des programmes qui vont servir d'intermédiaire pour se connecter au réseau –

et ainsi limiter les possibilités d'identification de sa connexion. Même principe pour les VPN

(Virtual Private Network), des réseaux virtuels qui se constituent en médiateurs pour permettre des

échanges d'informations sécurisés entre ses membres.

Pour autant, ces solutions nécessitent un certain savoir-faire et restent peu exploitées par le

grand public, qui lui préférera d'autres formes de négociation moins techniques.

2.1.3 Au-delà des outils techniques, des tactiques de présence en ligne pour

brouiller les pistes

Nous avons a précédemment évoqué la question des identités numériques sur la Toile, et de

la façon dont les individus les construisaient et les négociaient au cours de leur navigation.

Toutefois, cette vision n’est pas partagée par tous les théoriciens des SIC et il conviendra ici de la

remettre en perspective pour tenter de construire une approche la plus complète de la question des

tactiques opérées par les usagers en ligne. Au contraire de certains (comme Dominique Cardon55 par

exemple), la position de Louise Merzeau consiste justement à parler de présence56 plutôt que

d’identité(s).

Pour elle en effet, l’individu est une « collection de traces ». Elle prolonge en ce sens l'idée

53 Ou « groupes de discussion »54 En janvier 2012, le site de partage de fichiers Megaupload est contraint de fermer ses portes suite à une action de la

justice américaine55 CARDON, Dominique, « L'identité comme stratégie relationnelle », Hermès, n°53, 200956 MERZEAU, Louise, « La présence, plutôt que l'identité », Documentaliste - Sciences de l'Information, n°47, 1,

2010, p.32-33

39

Page 40: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

d'Ertzscheid57 qui postulait qu'avec l'avènement du numérique, l’homme était désormais devenu

« un document comme les autres ». Comme elle l'explique, « la Toile nous indexe », nous

interdisant de changer de code, de sortir du système. Et parler seulement d’identité et d’impudeur de

l’internaute en reviendrait à réduire un « tournant médiologique majeur » en un simple phénomène

comportemental. Or, « de spéculaires, les identités sont en passe de devenir machiniques […], parce

que nous sommes [désormais] calculés par les informations que nous essaimons nous-mêmes ».

Limiter les usagers à leurs problématiques d’e-réputation, à leur ambition d’optimiser leur visibilité,

est dangereux car il conduit à éluder cette question de l’indexation des individus. Si le personal

branding58 existe, le systématiser à l’ensemble des internautes est une position déterministe qui

considère que l’homme façonne son environnement grâce à des outils numériques qu’il domine. Il

revient de fait à isoler l’individu de ce qui reste un écosystème reposant sur une économie « dont

nos données personnelles sont la monnaie ».

Pour Merzeau, identité et présence sont deux notions qu’il convient de bien distinguer. Car si les

traces sont bien le témoin de notre identité, elles n’en sont pas pour autant constitutives. Et si

enjoindre les usagers à maîtriser leurs traces est nécessaire, en ce sens qu’il s’agit là de limiter les

intrusions d’un système, il ne faut pas croire que notre identité se limite à cette collection de traces.

Cette notion complexe qu’est l’identité d’un individu ne peut être réduite à la simple liste des

produits qu’il a consultés et achetés sur Internet, des sites visités, des articles commentés. C'est pour

cette raison que Merzeau propose de parler de présence plutôt que d’identité(s) en ligne : « ni

somme, ni statut, [celle-ci] se déploie dans le temps : elle est irréversible et imprévisible, c’est-à-

dire fondamentalement sociale, quand bien même les traces par lesquelles elle se manifeste sont

traitées par des machines ».

Nous nous appuierons sur cette idée de présence pour traiter la question des tactiques des

usagers, car il s'agit là plus de l'investissement d'un espace que de la véritable construction

d’identités numériques. De fait, ceux-ci ne sont pas totalement démunis face aux intrusions dans

leur vie privée – et ce même lorsqu'ils ne possèdent qu'un niveau de compétences informatiques

moyen. Certains vont mettre en place de nouvelles stratégies de présence en ligne, dont là encore

nous ne dresserons pas de liste exhaustive mais aborderons quelques cas représentatifs.

Nous avons vu qu'aux premiers pas du web, le simple fait de signer ses prises de parole en ligne

d'un pseudo permettait à un usager de s'assurer un certain anonymat. Une pratique aujourd'hui

57 ERTZSCHEID, Olivier, « L'homme est un document comme les autres : du World Wild Web au Word Life Web », Hermès, n°53, 2009, p. 33-40

58 Ou marketing personnel, c'est à dire considérer l'individu comme une marque destinée à se valoriser sur un marché

40

Page 41: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

rendue obsolète par les progrès dans l'exploitation des traces numériques, l'IP et les cookies pouvant

renseignent une multitude de critères : position géographique, goûts, profil... Pour autant, cette

stratégie reste d'actualité pour nombre d'internautes, et ce d'autant plus depuis les débuts du web

social. Les usagers vont ainsi réserver des pseudonymes et avatars à certains types de prises de

parole ; non pas en vue d'obtenir un complet anonymat qu'ils savent impossible, mais dans l'idée de

se ménager ces fameux espaces d'autonomie.

Et donner sa véritable identité sur Internet ne leur est pas nécessairement évident. Se penchant sur la

façon dont les consommateurs français réagissaient aux sollicitations explicites de données à

caractère personnel sur le Web, Carine Lancelot Miltgen59 constate qu'ils ne sont par exemple que

33% à accepter de renseigner leurs véritables informations sur un formulaire Internet. Ils sont même

14% à préférer mentir. « D'une manière générale, on observe un écart flagrant entre le discours, qui

se veut catégorique, et la pratique qui s'avère beaucoup plus souple », et les usagers ne restent pas

passifs face aux tentatives des entreprises d'obtenir leurs données. Ils vont en fait en négocier le

partage en fonction de l'avantage qu'ils espéreront en tirer par la suite, qu'ils s'agisse par exemple de

réductions, de services, de cadeaux ou de reconnaissance.

Autre pratique possible, le cas déjà rapidement cité de l'obfuscation, qui consiste, pour protéger sa

vie privée, à produire une multitude d'informations (vraies ou fausses) et ainsi noyer dans la masse

les données que l'on souhaite dissimuler. Si de nombreuses entreprises utilisent cette stratégie pour

préserver leur réputation en ligne, elle est tout autant investie par des internautes lambda en quête

de maîtrise de leurs informations personnelles.

Le dernier exemple que nous évoquerons ici n'est pas qu'une réponse directe au traçage des

usagers, mais correspond de façon plus globale à une logique de lutte contre ce qui est considéré par

certains individus comme une intrusion dans leur sphère privée.

« Digital diet », « digital shabbat »60... qu'elle soit ponctuelle ou totale, la déconnexion semble

séduire une part minoritaire mais croissante des usagers. Ces derniers voient en elle une véritable

libération face aux menaces d'une vie ultra-connectée (e-réputation, piratage, « addiction » aux

nouvelles technologies....). Il est d'ailleurs intéressant de se pencher sur le vocabulaire et l'imagerie

employés, qui invoquent tour à tour l'idée de « purification », de retour à l'essentiel ou encore de

59 LANCELOT MILTGEN, Carine, « Enquête auprès des internautes : entre croire, dire et faire », Hermès, n°53, 2009,p. 55-60

60 Digital diet : des périodes régulières de pause dans l'usage des technologies numériques (sortes de « vacances »déconnectées). Digital shabbat : à l'image de la retraite religieuse, observer des moments de déconnexionhebdomadaires

41

Page 42: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

« pollution technologique ». Havas Media qualifie cette catégorie des usagers de « déconnectés

choisis »61. Elle représenterait aujourd'hui plus de 9 millions de personnes au sein de la population

française.

Ainsi, l'idée d'un usager passif, incapable de faire valoir sa privacy face aux intrusions du secteur

marchand est à relativiser. Les internautes ont à leur disposition des outils, des savoir-faire, pour

composer de nouvelles tactiques de présence en ligne et ainsi concevoir leur propre espace

d'autonomie sur les réseaux.

2.2 Le web éphémère : un renouveau des modalités de l'échange digital

Ainsi, le développement d'un web « éphémère » apparaît-il comme le prolongement direct

de ces problématiques. Cette idée d'un réseau au sein duquel les échanges ne sont ni tracés, ni

conservés résonne comme la solution idéale à l'indexation des données personnelles. Il s'agira dans

cette sous-partie d'identifier les caractéristiques, les valeurs et les spécificités de ce nouvel objet

numérique hybride.

2.2.1 Le web éphémère, nouvel espace en mutation

La question du web éphémère, qui sera l'objet central de notre réflexion, a été récemment

analysée par la blogueuse Sarah Perez dans son article « The Rise of Ephemeral »62, paru sur le site

TechCrunch le 30 juin 201363. Bien qu'il ne s'agisse pas là d'un concept développé par un théoricien,

et qu'il faille nécessairement observer une certaine distance, cette notion englobe parfaitement notre

objet d'études et mérite que l'on s'y attarde.

Pour introduire son propos, Sarah Perez revient sur la naissance du Web 2.0, qui a progressivement

fait du Net une vaste plateforme sociale, centralisant les échanges entre les usagers, permettant la

61 « Unplugged – La France des Déconnectés », Etude Havas Media, département Etudes & Insights, 201362 Que l'on peut traduire par « la croissance de l'Ephémérique »63 PEREZ, Sarah, « The Rise of Ephemeral », TechCrunch, 30 juin 2013 [disponible en ligne :

http://techcrunch.com/2013/06/30/the-ephemeralnet/ ]

42

Page 43: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

collaboration et incitant aux contributions volontaires. Du Web 2.0 sont ainsi nés la blogosphère, les

plateformes communautaires, les réseaux sociaux, Wikipédia, Twitter ou encore Facebook. Une

évolution d'Internet décrite par Tim O'Reilly64 comme « une intelligence collective, transformant le

web en une sorte de cerveau global ».

Cette évolution tend à se poursuivre, certains parlant même la naissance d'un Web 3.0 (dont

personne n'arrive toutefois à déterminer les caractéristiques avec certitude65). Pour Sarah Perez,

nous arrivons à un nouveau tournant d'Internet, destiné à terme à prendre le relais du web actuel

mais qu'il serait « trop simpliste » de qualifier d'ores et déjà de Web 3.0. Pour elle, une nouvelle

catégorie d'usagers arrive à maturité : une génération qui a toujours vécu avec le web tel que nous le

connaissons aujourd'hui, qui a adopté ses codes et ses usages, mais qui ne possède pas cet

émerveillement de la « connectivité » des générations précédentes. Des usagers parfois critiques

quant à son fonctionnement et ses logiques. Pour Perez, ces digital natives66 sont dans une position

de rejet des valeurs de leurs parents et en définissent de nouvelles. « Ils ne veulent pas de réseaux

sociaux ouverts, ils veulent leur intimité. Ils ne croient pas que tout acte doive être sensé et

permanent. Ils imaginent le web comme quelque chose d'effaçable »67. D'où le fait qu'ils soient de

plus en plus nombreux à se tourner vers de nouveaux espaces d'expression éphémères, ce que Sarah

Perez qualifie d'Ephémérique. Ces nouveaux outils permettent de partager des contenus avec une

communauté restreinte et surtout, sont multiples : de nombreuses applications, services, proposant

tous plus ou moins les mêmes fonctionnalités se présentent comme une alternative à cette idée d'un

réseau unique qui contrôlerait tout. Le web éphémère ne serait donc pas tant l'apparition de

nouveaux outils qu'une nouvelle manière d'envisager les technologies numériques et leurs usages.

Elle cite par exemple le succès de la monnaie virtuelle Bitcoin, hors de tout contrôle bancaire ou

gouvernemental, ou encore du moteur de recherche anonyme DuckDuckGo, qui a vu sa

fréquentation bondir de 50% la semaine suivant les révélations du scandale PRISM. Suivant les

préoccupations des internautes ou les devançant, un nouvel écosystème numérique est bel et bien en

train d'émerger.

Car les outils et services intégrant cette dimension d'éphémère se multiplient et rencontrent

leur public, démontrant l'intérêt croissant des utilisateurs pour ce type de fonctionnalités. Wickr par

64 Fondateur d'O'Reilly Media (une maison d'édition spécialisée dans l'informatique), et dont les ouvrages, articles et conférences à propos des technologies numériques sont considérés comme des références

65 Il s'agirait pour certains d'un web sémantique, capable de lire les métadonnée ; pour d'autres encore d'un web des objets

66 Génération ayant toujours grandi dans un « environnement numérique », nés entre 1985 et 199567 Traduction française de l'article de Perez. Ref : DE LA PORTE, Xavier, « Vers un web éphémère », InternetActu.net,

8 juillet 2013 [disponible en ligne : http://www.internetactu.net/2013/07/08/vers-un-web-ephemere/ ]

43

Page 44: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

exemple, est une application smartphone permettant d'échanger des messages, des photos ou encore

même des fichiers (texte, pdf ou powerpoint) qui s’autodétruiront une fois le délai de consultation

dépassé. Sur le même principe, Gif Chat propose à ses utilisateurs de créer et échanger leurs propres

animés, qui seront effacés après un nombre de boucles prédéterminé.

Certaines plateformes déjà existantes ont bien compris cette nouvelle logique et ont tenté d'adapter

leur offre – avec plus ou moins de succès. Twitter a par exemple modifié ses fonctionnalités de

recherche de façon à ce qu'il soit impossible de retrouver des tweets vieux de plus d'une semaine.

Facebook a lancé son application Poke, qui permet d'envoyer à ses contacts des photos consultables

entre 1 et 10 secondes. Si aucun chiffre n'est pour l'instant disponible, son succès semble relatif au

vu de l'absence de prise de parole du géant américain sur la question.

2.2.2 Le web éphémère, une possible régulation par le code ?

Cette notion de web éphémère poursuit en un sens la question du West Coast Code

développée par Lawrence Lessig, et son idée que le cyberespace peut être régulé par le biais du

code68.

Car contrairement à l'opinion communément admise, Internet ne peut être régulé par les

gouvernements ou aucune autre instance. Le web « des origines », cette première version du Net qui

a donné lieu au Web 2.0, reposait sur une liberté à la limite de l'anarchie. Cette liberté tend

aujourd'hui à être régulée, mais ne le sera pas par les États et les administrations. Pour Lessig, le

futur du cyberespace va nécessairement dépendre des choix individuels et collectifs des usagers,

dont les décisions influeront directement sur ce que sera l'Internet de demain. Certains combats,

comme celui de la privacy, seront en ce sens déterminants.

Lessig relève quatre modalités régulant le comportement humain. Les lois et les normes, qui

définissent ce qui est permis et prohibé. Les marchés, qui contraignent nos actes en nous autorisant

ou nous empêchant d'acquérir des produits et services. Mais aussi les artefacts, ce que Lessig

qualifie d'architecture : les outils, les objets que nous utilisons au quotidien orientent nos

comportements et sont en ce sens prescriptifs69. Le code apparaît ainsi comme un élément

déterminant de ces architectures cybernétiques. Et puisque certaines d'entre elles « sont plus

68 LESSIG, Lawrence, Code version 2.0, New York, Basic Books, 2006 [disponible en ligne : http://www.codev2.cc/download+remix/Lessig-Codev2.pdf]

69 Nous redétaillerons d'ailleurs ce point en partie III. A. 1)

44

Page 45: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

régulables que d'autres », que certaines architectures « permettent plus de contrôle que d'autres »70,

le code va jouer un rôle central dans la façon dont les utilisateurs seront contraints et contrôlés.

Pour Lessig, le web est un espace particulier dans la mesure où les technologies de l'information et

de la communication peuvent être modelées quasiment sans limites. Ces dernières sont plus

« plastiques », plus ouvertes au changement que la plupart des technologies que nous utilisons.

L'argument principal de Lessig est de considérer à la fois cette plasticité d'Internet et sa dimension

contraignante, pour constater que le fait même de modeler le cyberespace représente une activité

très forte de régulation des comportements humains. Celle-ci va produire ce qu'il qualifie de West

Coast Code : « des instructions incluses dans les logiciels et les technologies qui font fonctionner le

cyberespace » (par opposition à un East Coast Code, les lois conçues sur la côte Est des États-

Unis). Et plus l'usager se servira du web pour interagir, s'informer... plus il se trouvera contraint par

ce code.

Au regard de ces réflexions, nous pouvons nous demander si le web éphémère ne

constituerait pas une réponse possible aux problématiques de Lessig. Car de nouvelles valeurs sont

inscrites dans le code même du web éphémère. En orientant les mécaniques de fonctionnement

d'une partie du web, celui-ci ne peut-il pas aussi devenir un objet de régulation du cyberespace ?

Toujours est-il que ce nouvel espace d'expression hybride repose sur des modalités particulières qui

participeront elles aussi à réguler les comportements humains. L'objet de notre réflexion sera ainsi

de saisir comment et à quel point les partis pris inscrits dans ce code agiront et influeront sur les

pratiques des individus.

2.2.3 Snapchat, nouvel espace d'expression éphémère

Créée en septembre 2011 par deux étudiants de l’université de Stanford71, Snapchat permet

de partager des photos et des vidéos éphémères : une fois envoyées, elles ne peuvent être consultées

plus de 10 secondes et sont automatiquement détruites après avoir été vues. Il s'agit là d'une

présentation générale car dans les faits, les clichés peuvent tout de même être sauvegardés grâce à

une capture d’écran. L’opération est légèrement compliquée par le fonctionnement de l’application

70 « Some architectures of cyberspace are more regulable than others ; some architectures enable better control than others », p.24

71 Evan Spiegel et Bobby Murphy

45

Page 46: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

mais reste faisable : la photo ne pouvant être consultée qu’en laissant son doigt pressé sur le

téléphone, il suffit d’un peu de dextérité pour réaliser en même temps une capture. Notons que

Snapchat a prévu ce genre de contournement en intégrant un « blocking system », c'est-à-dire une

fonctionnalité permettant d'avertir l'usager lorsque l'un de ses clichés a ainsi été enregistré. Mais il

s'agit simplement d'une alerte, et l'application ne peut techniquement pas empêcher la sauvegarde

des contenus partagés. Autre possibilité envisageable, celle de prendre son propre téléphone en

photo avec un autre appareil lors de la consultation du message. Et pouvoir ainsi conserver le cliché

sans même que l'émetteur en soit averti.

Outre la possibilité de prendre des photos et des vidéos, l'application propose aussi d'y adjoindre du

texte (pas plus de 80 caractères) ou de dessiner par dessus son cliché. L'outil de dessin n'est

toutefois pas très « intuitif », puisqu'il faut nécessairement tracer les traits au doigt sur son

téléphone, avec une taille de brosse rendant très vite la tentative assez grossière. Sa prise en main

nécessite du temps et de l'application, et la fonctionnalité ne présente en ce sens qu'un intérêt

esthétique limité – ce n'est d'ailleurs pas son but.

Encore relativement récente, Snapchat n’en connaît pas moins un succès fulgurant.

Aujourd’hui, l’application compte plus de 350 millions de photos échangées chaque jour, contre 50

millions rien qu’en décembre dernier (à titre comparatif, Instagram représente à lui seul 40 millions

de photos quotidiennes)72. En termes de financement, pour l’instant, tout passe par des levées de

fond et les montants de chaque opération témoignent de l'engouement général. Une première en

février a en effet permis de récolter 13,5 millions de dollars. Une seconde en juin portait sur 60

millions. A terme, son PDG mise sur une monétisation grâce à de la publicité, dans un

fonctionnement similaire à celui de Facebook. Une annonce que n'ont pas attendu certaines marques

pour d'ores et déjà tenter de premières expérimentations marketing73.

Au départ utilisée par des américains de 13 à 25 ans, elle s’est progressivement exportée en France

sur la même tranche d’âge, où elle fait, comme outre-Atlantique, l'objet de critiques sévères. On ne

compte plus en effet les articles, billets de blog, dénonçant les contenus à caractère sexuel échangés

sur la plateforme. Snapchat serait en ce sens un véritable danger, car son principe même de délai

d'expiration très court des contenus en fait un outil privilégié de sexting74 – et ce pour un public en

grande partie mineur. Comme Facebook quelques années avant lui, Snapchat est même accusé de

72 Derniers chiffres communiqués à l'occasion du TechCrunch Disrupt, début septembre 2013 à San Francisco73 Pour l'heure, la chaîne de frozen yogurt new-yorkaise 16 Handles, Taco Bell ou encore MTV74 Contraction des termes anglais de « sex » et « texting », pratique consistant à échanger des messages, photos ou

vidéos à caractère sexuel par voie électronique

46

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cyberbullying75, littéralement cyber-intimidation (mais qui tient bien plus du harcèlement

psychologique que de la simple menace électronique). De nombreux adolescents auraient ainsi reçu

des messages d'insulte et d'intimidation, d'autant plus terrifiants qu'anonymes et non traçables.

Résultat de toutes ces controverses, les fondateurs prennent régulièrement la parole pour rappeler

que le sexe n'est pas le principal contenu de leur plateforme, celle-ci se présentant avant tout comme

un outil de communication ludique destiné aux adolescents. Le site de l'application va même jusqu'à

proposer un guide destiné à répondre aux nombreuses inquiétudes des familles76. Snapchat guide

for parents se veut ainsi comme un manuel explicatif rassurant, abordant des thématiques concrètes

comme « Puis-je utiliser Snapchat avec mon adolescents ? », « Que faire si mon ado a reçu un

message inapproprié ou non désiré ? », « Puis-je récupérer, copier ou intercepter les messages que

mon ado a reçu ? » (mais dans ce dernier cas, parents et usagers sont logés à la même enseigne :

passé le délai d'expiration, tout contenu envoyé est directement effacé).

Du fait de son succès rapide, de son audience et de sa dimension contestataire (car il s'agit

bien ici de remettre en cause tout un écosystème digital), Snapchat apparaît comme particulièrement

représentative de ce nouveau web éphémère, de ses spécificités et ses enjeux. C'est bien pour cette

raison que nous concentrerons notre analyse sur cette application, au travers d'une observation

participante réalisée entre avril et juin 2013.

2.3 Snapchat : pratiques et interactions au sein d'une plateforme de

communication éphémère

Quelles sont finalement les spécificités des échanges au sein de ce web éphémère ?

Diffèrent-ils des pratiques communicationnelles du web « classique » ? Pour répondre à ces

interrogations, nous nous appuierons en grande partie sur les constatations tirées d'une étude de

deux mois des usages au sein de Snapchat.

75 « Snapchat: Social media app being used by cyber bullies to send terrifying messages of hate », Mirror.co.uk, [disponible en ligne : http://www.mirror.co.uk/news/uk-news/snapchat-social-media-app-being-2242166]

76 Directement disponible sur Snapchat.com : http://www.snapchat.com/static_files/parents.pdf

47

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2.3.1 Observer des pratiques : questionnements et méthodologie

Si j'ai téléchargé l'application et me suis inscrite sur Snapchat dès décembre 2012, mon

observation participante s'est véritablement déroulée sur une période de 2 mois, entre le 14 avril et

le 16 juin 2013. Les premiers temps de mon inscription consistaient surtout en une présence

lointaine et peu concernée, mon absence de contacts m'empêchant de m'impliquer réellement dans

le fonctionnement de l'application. Une fois lancée, mon observation a d'abord été relativement

décousue. La première semaine (du 14 au 21 avril) a consisté en une étape nécessaire de découverte

de l'outil, de recherche de contacts et de premiers échanges. S'en est suivi une période de presque un

mois de consultation occasionnelle, sans pour en autant retranscrire, compiler et traiter les contenus

échangés (du 21 avril au 23 mai). Mon travail d'analyse poussée a quant à lui débuté le 23 mai pour

s'achever le 16 juin, chaque contenu étant minutieusement définit, retranscrit, et qualifié en vue de

faire émerger des grandes « catégories » d'échanges et pouvoir ainsi définir une typologie des

usages.

Pour chaque snap (message) reçu, j'ai donc noté à l'aide d'un tableur Excel la date de l'échange, le

pseudo de l'émetteur, la description de l'image / de la vidéo, le texte qui l'accompagnait ou non, la

catégorie d'usage identifiée, ainsi que la tonalité du message (positive, négative, neutre ou non

identifiable)77. Pour ce qui est de la catégorisation des usages, je me suis appuyée sur ma première

phase d'observation et ait ajouté au fur et à mesure les nouvelles pratiques constatées à la suite de

mes échanges.78 Pour mieux comprendre les comportements des usagers, je ne me suis pas

seulement appuyée sur cet échantillon, restreint et peu représentatif, mais ai régulièrement consulté

des pages Facebook, comptes Twitter et subreddit79 Snapchat.

Au commencement même de mon observation (14 avril), je répertoriais 28 contacts

enregistrés dans mon répertoire. Parmi eux, seules 3 personnes faisaient partie de mon réseau

personnel – il m'avait d'abord fallu les convaincre de télécharger l'application et face aux

nombreuses réticences (et le fait que Snapchat soit à l'époque uniquement disponible sur l'iPhone),

je m'étais tournée vers des utilisateurs déjà inscrits et réguliers. Rappelons en effet que si

l'application s'est désormais faite un nom en France80, elle restait encore relativement confidentielle

77 Pour plus de détails, cf Annexe 378 Typologie que nous observerons plus en détail au cour des deux sous-parties suivantes79 Fils de discussion du site Reddit.com 80 Au 2 septembre 2013, elle était huitième au classement France des applications gratuites les plus téléchargées sur

l'Apple Store

48

Page 49: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

dans l'hexagone au moment de mon inscription. Ajoutons à cela qu'elle concerne principalement un

public adolescent : trouver des contacts (et tenter d'établir un échantillon représentatif) – a été en soi

une première difficulté. Partant de cette tranche d'âge, j'ai mobilisé plusieurs sites et réseaux sociaux

pour m'aider dans mes recherches. Le plus utile a certainement été le site communautaire Reddit,

consulté partout à travers le monde et très prisé des jeunes Américains81. Se présentant comme un

gigantesque forum, celui-ci propose de nombreuses catégories et sous-catégories de conversations,

dont une entièrement consacrée à Snapchat que j'ai rapidement investie. Dans une moindre mesure,

je me suis également appuyée sur la page « Snapchat » de Facebook pour trouver des contacts

supplémentaires. A l'issue de mon étude, j'en comptabilisais 109, pour un total de 376 messages

reçus et répertoriés entre le 23 mai et le 16 juin. Pour autant, cet échantillon ne peut être

représentatif de l’ensemble des usages de Snapchat : j’ai donc couplé cette observation directe avec

la consultation régulière de plusieurs pages Facebook, comptes Twitter et subreddits dédiés pour

mieux comprendre les pratiques des utilisateurs.

Autre difficulté rencontrée, le lancement d'une importante mise à jour intervenant à la toute fin de

mon observation. Le 5 juin en effet, Snapchat proposait en téléchargement la version 5.0.0 de

l'application (téléchargée pour ma part le 8 juin, la version dont je disposais auparavant étant la

4.0.1, sortie le 21 février). Bien qu'elles ne remettent pas en question les conclusions de mon étude,

les nouveautés proposées participent à une certaine évolution du le fonctionnement de l'application.

Celles-ci concernent pour l'essentiel le design de Snapchat et (c'est bien là ce qui nous intéresse le

plus) proposent un nouveau système de ranking des utilisateurs. D'uniquement identifiables à

travers leurs pseudos, ceux-ci peuvent désormais se valoriser grâce à un score basé sur leur

participation et la reconnaissance d'autres usagers. Pour autant, toutes mes analyses, et notamment

celles sur le caractère contraignant du dispositif, ont été faites à partir de la version précédente et ne

portent pas directement sur ces mises à jour. J'en tiendrai cependant compte et mentionnerai leurs

spécificités – constatées au cours ma dernière phase d'observation du 8 au 16 juin.

Les premières questions qui ont guidé mon travail portaient surtout sur le contenu des

messages : comment les usagers investissent-ils cet espace, quels sont les contenus échangés, une

véritable discussion est-elle possible au sein d'une application principalement basée sur l'échange de

photos ? Je m'interrogeais également sur les capacités de détournement des utilisateurs, et s'il serait

possible de voir émerger des usages non prévus par les concepteurs.

81 Le site Quantcast.com estime l'audience de Reddit à 23 millions de visiteurs par mois en moyenne. Selon Google AdPlanner, l'utilisateur moyen est un homme (59%) de 25 à 34 ans, se connectant depuis les États-Unis (68%) - mai2013.

49

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C'est ce que nous allons tenter d'analyser au cours des parties suivantes. J'ai ainsi pu voir émerger

plusieurs types d'usages que nous pourrons décomposer en deux catégories distinctes : d'une part,

des pratiques de représentation de soi, de l'autre des façons de communiquer « sans surveillance ».

Pour plus de lisibilité, chaque type de pratique identifiée sera numérotée de 1 à 8.

2.3.2 Des pratiques de représentation de soi

Comme je l'ai expliqué, l'une de mes premières interrogations portait sur le contenus des

messages échangés. Que pouvaient bien se montrer les membres d'un réseau de partage instantané

de photos ? Le premier usage constaté en est un bon aperçu : les utilisateurs partagent en premier

lieu leur quotidien (1). Une pratique qui a d'ailleurs représenté plus d'un tiers de mes échanges

(36%). Il s'agit en effet du partage de sa vie de tous les jours, et ce dans ses moindres détails : les

utilisateurs vont tour à tour de montrer leur maison, leur jardin, leur trajet matinal en transports en

commun, se mettre en scène dans leur salon en train de regarder la télévision ou jouer à la console,

dévoiler leur lieu de travail. L'application apparaît ici comme une fenêtre donnant directement accès

à ce que l'usager vit à un instant T. Et c'est bien cette dimension quotidienne qui est ici mise en

valeur : pas d'extraordinaire, pas toujours de choses très drôles ou passionnantes, mais bien le réel

voire le monotone.

L'une des pratiques récurrentes sur Snapchat consiste en effet à partager son ennui avec le reste de

ses contacts. Le plus souvent en envoyant une capture de son environnement, ou une photographie

de son visage (plus ou moins contrit) légendée d'un « I'm bored ». Certains allant même jusqu'à

réclamer qu'on les divertisse, avec plusieurs degrés d'urgence : « rien de neuf ? », « amuse-moi »,

ou encore « je m'ennuie comme un rat mooooort »82.

Une monotonie qui peut rapidement glisser vers la vacuité. Certains messages en effet, se présentent

comme la démonstration absolue de ce que Jakobson nommait la fonction phatique du langage (2).

Dans ce cas, les images échangées n'existent que pour elles-mêmes, sans autre signification que

celle du rappel de sa présence à l'autre. Il peut s'agir d'une photo de son visage et d'un « bonjour »

en légende, d'un fond noir sous-titré d'un « bonne nuit », ou simplement d'un cliché représentant ce

que son auteur aperçoit à cet instant précis – sans volonté d'explication de sa part.

Ces deux premiers usages possèdent une forte dimension d'extimité, de mise en scène de soi qui va

82 « Anything new », « entertain me », « bored as foooook »

50

Page 51: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

parfois conférer au narcissisme. Le corps est par ailleurs ici un objet central du message : on ne va

pas seulement donner à voir son environnement, mais aussi son « moi » le plus intime (la

photographie ne pouvant capter l'intériorité d'un individu, on se contentera alors d'un simple

dévoilement physique).

Ces premières constatations portent sur ce qui pourrait être de l'ordre de l'album photo : une

compilation de clichés témoignant de « moments de vie ». D'autres usages sont plus à rattacher à la

forme du blog, ou de la plateforme communautaire, dans le sens où ils intègrent une certaine forme

d'éditorialisation.

La pratique la plus simple consiste ainsi à partager des contenus divertissants (3), des choses drôles

que l'on voit autour de soi où que l'on produit volontairement. On sort ici du simple témoignage du

monde qui nous entoure : le but est de faire réagir, de générer de l'attention autour de situations

cocasses ou inattendues. La pratique est en ce sens différente de celles vu précédemment, et possède

une dimension de compétition bon enfant propre à Snapchat : là où on était auparavant dans du

partage de moment de vie, il s'agit ici de prendre le temps d'inventer quelque chose pour faire rire sa

communauté. Pour ce faire, il n'est pas rare d'employer des codes propres à la culture web : un

prolongement du phénomène Internet des « barbes d'animaux »83, une référence au mème

Pedobear... Si ces contenus pourraient se retrouver sur n'importe quelle plateforme, ils témoignent

toutefois d'une des spécificités de Snapchat : pour en comprendre le fonctionnement et l'intérêt, il

semble nécessaire de partager les codes de cette génération « connectée ».

De fait, certains usagers vont pousser cette démarche jusqu'à concevoir une véritable ligne

éditoriale régissant leurs publications (4). Une pratique qui gagnera très certainement en importance

grâce aux nouvelles fonctionnalités induites par la v.5, qui quantifie les interactions pour créer des

classements entre les membres. Certains vont ainsi se mettre en scène, concevoir un personnage et

orienter leurs contenus. Si cet usage est difficilement identifiable au travers des messages que j'ai pu

recevoir (comment en effet être certains qu'il s'agisse d'une volonté de l'utilisateur et non pas d'un

trait de personnalité ?), j'ai pu en constater l'existence en parcourant les forums et les réseaux

sociaux. Sur Reddit, le fil de discussion self.snapchat permet aux utilisateurs de s'échanger leurs

pseudos et ainsi se retrouver sur l'application. Et il n'est pas rare d'en voir certains se présenter

comme ils le feraient sur un blog : « j'accepte les images et vidéos de n'importe qui, commentez ou

envoyez-moi un message privé avec votre pseudo et je vous ajouterai. J'utilise généralement

83 L'internaute prend une photo de son visage avec son animal de compagnie en premier plan, donnant un résultat chimérique mélangeant une moitié de visage humain et animal

51

Page 52: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

snapchat pour envoyer des images marrantes, des grimaces atroces et des photos de mon chat, pour

rester intéressante :) »84.

De la même façon, certains usagers exploitent les fonctions de dessin de l'application pour se

valoriser auprès de leurs contacts (5). On ajoute quelques traits à une photo pour la rendre

amusante, pour écrire des mots supplémentaires lorsque le nombre de caractères est dépassé ou

cacher une partie du cliché que l’on ne souhaite pas dévoiler... Et bien que la palette de couleurs se

limite aux teintes de l'arc-en-ciel, qu'il n'existe qu'une taille de curseur et aucun outil pour effacer

ses erreurs, certains usagers font preuve d'un grand sens esthétique. Lors de mon observation, je

n’ai pu constater qu’un usage ponctuel de cet outil par mes contacts, mais des forums, blogs et

pages Facebook montrent qu'une catégorie utilisateurs a dépassé ces limites pour réaliser des

dessins parfois très aboutis. Cette fonctionnalité a d'ailleurs été mise en avant par les équipes de

Snapchat, qui dès le lancement de l'application proposaient des concours de dessins et de

« détournement artistique » via leur blog et sur un espace dédié de leur site.

2.3.3 Des pratiques conversationnelles portées par une communication

« sans surveillance »

Le reste des pratiques observables sur Snapchat s'inscrivent toutes dans l'idée d'une

conversation directe entre les utilisateurs. Là où les contenus postés n'appelaient pas nécessairement

de réponse (bien que leur partage visait à faire réagir), nous nous concentrerons dans cette sous-

partie sur les conséquences d'une absence de surveillance sur les conversations et les messages

postés.

Tout d'abord, et comme ont pu l'observer Jeffrey et Christine Rosen, cette apparente liberté semble

conduire au retour à une conversation « spontanée et désinvolte »85 (6). En effet, la dimension

temporaire des messages échangés sur Snapchat permet aux utilisateurs de revenir à une

conversation plus proche des échanges de la vie courante – puisque non enregistrés et non soumis à

la possibilité d’être retrouvés, détournés, sortis de leur contexte. Snapchat permettrait ainsi des

échanges débarrassés de la nécessité de représentation de soi induite par les réseaux sociaux. Des

84 « I'll welcome pictures and videos from anyone, comment or pm me with your username and I'll add you. I usuallyuse snapchat to send funny pictures and ugly expressions and pictures of my cat, keep it interesting! :) » (posté parbicste le 07 avril 2013)

85 ROSEN, Jeffrey, ROSEN, Christine, « Temporary Social Media », TechnologyReview.com, 23 avril 2013, [disponible en ligne : http://www.technologyreview.com/featuredstory/513731/temporary-social-media/ ]

52

Page 53: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

conversations spontanées qui ne semblent en effet plus possibles sur Facebook par exemple, où

l'utilisation de sa véritable identité, la surveillance de ses pairs contraignent l'usager à la prudence

dans ses prises de parole. Il convient cependant de prendre un peu de distance vis-à-vis de ce type

de discours, d'une part puisque les échanges sur Snapchat peuvent être enregistrés, et que cette soit

disant totale liberté d'expression reste théorique. De l'autre, car il génère une confusion entre espace

public et messagerie privée. Sur Facebook et Twitter par exemple, si les posts sont effectivement

soumis au regard de la collectivité, l'espace de messagerie reste, comme son nom l'indique, privé. Et

bien que leurs contenus soient en effet visibles et stockés par les deux géants du web, rien n'indique

que les échanges n'y soient pas aussi libre qu'au cours d'une discussion IRL86. Snapchat est en ce

sens un espace hybride, dont le fonctionnement ne peut être directement comparé à celui de

plateformes comme Facebook ou Twitter puisqu'il n'existe aucun espace d'expression « public ».

Pour finir sur cette idée de désinvolture, il est intéressant de se pencher plus en détail sur la pratique

de la grimace. Un usage qui va jusqu'à être mis en avant sur le compte Youtube de l’application,

dans une vidéo de présentation postée le 22 février 2013. Le fait même d’envoyer des grimaces est

revendiqué par les utilisateurs : ces derniers assument de diffuser des photos sur lesquelles ils

apparaîtront comme « moches », « imbéciles » ou « niais »87 puisqu’elles seront automatiquement

supprimées après consultation.

Cette dimension d'une conversation « comme dans la vraie vie » est une force également

revendiquée par les équipes de Snapchat. Dans cette même vidéo de présentation, les utilisateurs

interviewés parlent de leur usage de l'application comme un moyen de garder le contact avec leurs

proches (7). C'est par exemple le cas pour ce couple de quadragénaires dont l’enfant, nous

expliquent-ils, a quitté le nid pour étudier à l’université. Snapchat apparaît ainsi comme un outil

privilégié pour obtenir des nouvelles de ses proches, amis comme famille, d’envoyer de petites

attentions, de maintenir le lien.

Snapchat est ici présentée comme une alternative à l’application de messagerie Skype (très prisée

des expatriés, étudiants esseulés, et autres relations longue distance). Et c'est bien parce qu'il est à ce

point mis en avant par les équipes de communication qu'il conviendra de relativiser cet usage. Ne

s'agit-il pas, en en faisant la promotion, d'en éluder d'autres plus controversés ? N'est-ce pas là

également l'occasion de se démarquer de son univers de concurrence, en se présentant comme une

alternative plus ludique et plus « jeune » au leader Skype ? Qu'il s'agisse d'une discussion désinvolte

86 Acronyme de In Real Life, terminologie utilisée pour qualifier les interactions « dans la vraie vie », hors d'Internet87 « Ugly », « goofy »

53

Page 54: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

entre contacts ou d'un moyen de garder le lien avec ses proches, le fait même de converser sur

Snapchat possède ses propres spécificités. Car s'il s'agit bien un espace d'échange, mettant en

relation des individus pour partager des contenus, la discussion au delà de la réponse immédiate

n'est pas toujours évidente. Entamer une véritable discussion qui se prolonge sur la durée va

entraîner un glissement dans l'usage et les conversations vont progressivement se détacher de

l'image, qui devient alors un simple fond d'écran sans signification particulière (constat que nous

développerons plus en détail en partie 3).

Pour finir, la pratique (la plus controversée) du sexting (8) ne tient pas tant de la

conversation que d'une possibilité offerte par l'application de partager des contenus « sans limite »

et « sans surveillance ». Il peut ainsi s'agir de messages grivois, érotiques, voire de contenus

pornographiques. Dans les faits, deux types d'usages se distinguent.

Avec en premier lieu, des incitations de la part des membres à se dévoiler, dans une dynamique

« d'adolescents qui s'explorent ». Certains proposant de se montrer en échange d'une photo dénudée,

d'autres choisissant la demande claire et explicite, voire jouant la provocation d'un « cap' ou pas

cap' ». Et dans une moindre mesure, des pratiques purement exhibitionnistes, non sollicitées et sans

attente de retours.

Si ces contenus existent et peuvent en effet représenter une menace pour les adolescents, ils n'ont

représenté pour ma part que 5% des messages reçus. Les discours n'envisageant Snapchat qu'au

travers de cette dimension de sexting sont en ce sens réducteur, puisqu'ils ne se focalisent que sur

cette dimension somme toute menaçante de l'application et relaient un discours toujours plus

alarmiste sur les nouvelles technologies.

Nous avons pu constater au cours de cette deuxième partie que les usagers ne restaient pas

passifs face aux intrusions dans leur sphère privée, qu'ils mettaient au contraire en place des

tactiques pour composer avec ces atteintes faites à leur privacy. Outils grand public pour sécuriser

leur navigation, segmentation des prises de parole, surproduction d'informations... les internautes ne

sont pas tout à fait démunis pour résister aux assauts du secteur marchand. En ce sens, le web

éphémère apparaît comme un outil supplémentaire dans leurs démarches, accessible et sécurisant

puisque ne nécessitant pas de compétence informatique particulière.

54

Page 55: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

De toutes les applications disponibles sur le marché, Snapchat est sans aucun doute celle qui aura

connu le succès le plus fulgurant. Destinée à un public adolescent, son délai de péremption très

court des messages échangés en fait un espace privilégié de la liberté d'expression – du moins sur le

plan théorique. A l'image de nombreuses plateformes sociales, les pratiques qu'elle y concentre

relèvent essentiellement de la représentation de soi et de la conversation. Pour autant, sa dimension

éphémère lui confère des spécificités propres, avec toutes les controverses que celles-ci peuvent

générer.

55

Page 56: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

Partie 3 : Le web éphémère, entre liberté et contrainte

Le web éphémère se présente donc comme une alternative à l'écosystème numérique actuel,

régit par une économie de la trace. Il apparaît même comme un espace de liberté d'expression et de

comportement. Or, comme toute outil technique, celui-ci n'est pas neutre et oriente les pratiques.

D'où notre troisième et dernière hypothèse :

« Ces nouvelles plateformes se présentent comme des espaces de liberté, mais inscrivent elles aussi

les usagers dans un cadre ».

3.1 Snapchat : des spécificités techniques prescriptrices

Comme nous l'avons déjà mentionné, le fonctionnement de Snapchat repose sur une liberté

d'expression théorique, rendue possible grâce au délai quasi infime de consultation des messages.

Pour autant, cette liberté existe-t-elle dans les faits ? N'existe-t-il pas certaines contraintes

inhérentes à l'application ? Nous constaterons en effet que l'usage de Snapchat est d'une certaine

façon contraint par les spécificités techniques de l'outil.

3.1.1 De l'outil et sa contrainte

Ainsi, la sociologie des usages nous rappelle que la technologie inscrit l'usager dans un

cadre. Les artefacts, les artifices techniques, constituent un ensemble d'éléments matériels

assemblés selon une certaine structure, en vue de remplir une certaine fonction. Au regard de cette

définition, nous pourrions ne considérer ces objets que comme de simple outils. Ces derniers ne

devraient d'ailleurs pas posséder de dimension politique puisqu'ils ne sont ni auteurs d'une action

transformatrice, ni porteurs d'une conception normative. Pourtant pour Bruno Latour, les artifices

techniques se constituent en véritables actants, et ce au même titre que les sujets. Ils sont en effet

porteurs de contraintes, puisqu'ils vont permettre ou empêcher d'effectuer certains actes. Car ces

56

Page 57: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

objets agissent sur la volonté et sont porteurs de prescriptions (que l'on va qualifier de positives ou

négatives, selon qu'elles permettent ou interdisent l'action de l'individu). De fait les artefacts, tout

autant que les sujets, obligent et font des choses : « les objets techniques ont un contenu politique au

sens où ils constituent des éléments actifs d'organisation des relations des hommes entre eux et avec

leur environnement »88.

S'intéressant elle aussi au processus d'élaboration des technologies, Madeleine Akrich constate que

les usagers sont présents jusqu'en amont du travail de conception. Elle s'appuie en effet sur la notion

de scripts, c'est-à-dire de séries d'actions inscrites techniquement, de scénarios et de présupposés qui

vont orienter la réalisation. De fait, dans toute construction d'une technologie, on imagine un

environnement, des usagers possédant certaines compétences au profit d'autres. Et ces présupposés

n'ont pas seulement une dimension symbolique, mais sont matérialisés jusque dans le produit

technologique fini. Ils orientent ainsi les pratiques, que les usagers pourront ensuite se réapproprier

par des détournements et la mise en place d'arts de faire89.

Ainsi, la technologie n'est pas neutre, et présuppose tout autant qu'elle contraint. Une

mécanique que l'on retrouve également dans le fonctionnement de Snapchat : les pratiques, les

comportements des usagers vont être fonction de ce cadre technique.

3.1.2 Une plateforme simplifiée pour une temporalité de l'instant

A première vue, Snapchat se présente comme une application particulièrement simple

d'utilisation, dont la prise en main est rapide, intuitive et ne nécessite aucun savoir-faire technique.

Comparée à d'autres plateformes sociales, on pourrait d'ailleurs se demander si celle-ci n'a pas été

simplifiée à l'extrême, puisqu'elle ne propose que trois écrans possibles.

D'une part une page d'accueil minimaliste, qui immerge directement l'usager dans le fonctionnement

de Snapchat. Après avoir lancé l'application, et patienté devant l'écran intermédiaire aux couleurs du

fantôme de la marque, celui-ci accède en effet directement à un espace de prise de photo. Il peut dès

88

AKRICH, Madeleine, « Comment décrire les objets techniques ? », Techniques et Culture, n°9, 1987, p. 49-6489 DE CERTEAU, Michel, L'invention du quotidien, Paris, Gallimard, Folio essais, 1990

57

Page 58: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

lors envoyer un snap, ou ouvrir les deux seules pages restantes : l'écran de consultation de ses

messages, et un espace hybride permettant à la fois la gestion de sa liste de contact et des

paramètres de l'application90.

Chaque écran possède ainsi un fonctionnement minimaliste. Pour la partie message, l'usager doit se

contenter d'une simple liste des contenus reçus ou envoyés – avec différentes icônes selon qu'il

s'agisse de messages ouverts, non consultés ou ayant fait l'objet d'une capture d'écran. Il n'existe

aucune possibilité par exemple de réaliser un suivi des échanges avec un contact en particulier,

puisque le principe même de Snapchat repose sur un oubli quasi instantané des contenus partagés.

On retrouve également ce principe d'agrégation sous forme de liste dans la partie contacts, certaines

fonctionnalités ayant tout de même été revues avec la v.5.

La version précédente ne permettait aucune distinction entre les contacts : les membres étaient

classés selon leur pseudonyme par ordre alphabétique. L'application faisait alors simplement

remonter le nom des personnes avec lesquelles les échanges avaient été les plus récurrents et/ou les

plus nombreux. Cette organisation a été repensée à l'occasion de la v.5, puisque des scores

accompagnent désormais chacun des pseudos. En cliquant en effet sur le nom d'un contact,

l'utilisateur peut consulter son nombre de points (calculé en fonction de sa participation) et ses

« meilleurs amis ». Il est même désormais possible de modifier le pseudonyme d'un membre –

preuve finalement, que cet ancien système de liste méritait d'être amélioré. S'il ne s'y retrouve plus

au milieu de ses contacts, un usager peut par exemple choisir d'attribuer un nouveau sobriquet à

« dystopia22 », ou même préciser sa véritable identité. Son nouveau surnom apparaîtra alors à la

réception des messages, l'ancien restant indiqué en plus petit sur sa fiche de contact. Pour autant, les

actions restent là encore limitées : impossible par exemple, de créer des listes d'amis, ou de

segmenter sa liste autrement que par ordre alphabétique, comme le proposent d'autres applications.

Les écrans eux-mêmes ne peuvent être personnalisés, puisqu'on ne peut modifier ni couleurs, ni

images de fond. Une organisation générale qui contraint l'usager à s'inscrire dans un fonctionnement

pensé en amont par les concepteurs.

Et cette organisation n'oblige pas seulement dans la prise en main, mais inscrit également

l'application dans un cadre temporel.

En effet, les messages s'effacent d'eux-mêmes après une certaine période (qui peut varier entre une

et deux semaines), ou dès lors que le nombre de snaps reçus devient trop important. Le système de

90 Cf des exemples de captures d'écran en Annexe 2

58

Page 59: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

liste incite par ailleurs à régulièrement effacer ses messages – désormais inutiles puisque déjà

ouverts – pour éviter une trop grande accumulation des contenus.

Ainsi, le fonctionnement même de Snapchat inscrit l'usager dans un cadre temporel hyper-réduit.

D'une part car il rend impossible toute conservation d'un historique. De l'autre, parce qu'il ne laisse

que dix secondes maximum pour consulter les messages, retenir leur contenus, et identifier la

conversation s'il y a déjà eu des échanges préalables. Si l'usager veut répondre à un message, il est

donc nécessaire qu'il le fasse rapidement, au risque d'oublier ce qui a été dit.

Snapchat possède en ce sens sa propre temporalité : une temporalité de l'instant, voire de l'urgence,

qui implique des réponses directes entre les usagers ou, au contraire, un silence qui aura de grandes

chances de se prolonger.

3.1.3 L'image au centre des échanges

Dès lors, nous pouvons constater un différentiel entre l'importance accordée aux messages

échangés, et celle laissée à la plateforme elle-même. Au regard du fonctionnement de Snapchat, de

son interface simplifiée, de la possibilité d'identification limitée de ses utilisateurs91, nous pouvons

poser que l'implication des usagers ne viendra que par le biais des snaps. Au cœur même de

l'application réside l'échange, et l'outil va progressivement s'effacer au profit des contenus partagés

– l'image concentrant ainsi toutes les attentions des utilisateurs.

Dans « Rhétorique de l'image », Barthes s'attarde ainsi sur sa nature linguistique92 . Analysant la

façon dont le sens venait à l'image, il distingue plusieurs types de messages : le message

linguistique et le message iconique, dont l'image entremêle à la fois une dimension littérale et

symbolique (message iconique sans code, ou perceptif ; et message iconique codé, ou culturel).

L'image produit de fait son propre langage, son propre sens, avec plusieurs niveaux de lecture

possibles – pour autant que l'on en partage les codes.

Si pour illustrer ses propos, Barthes se concentrait essentiellement sur l'imagerie publicitaire, nous

pouvons aisément faire un parallèle avec les contenus échangés sur Snapchat puisqu'ils mobibilisent

ces trois types de message.

Notons toutefois que l'adjonction d'un message linguistique n'est pas systématique. S'il est employé,

91 Que l'on ne peut reconnaître qu'à travers leur pseudo, et depuis la dernière mise à jour, leur score de participation92 BARTHES, Roland, « Rhétorique de l'image », in Communications, n°4, 1964, Recherches sémiologiques p.40-51

59

Page 60: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

celui-ci pourra tenir les deux fonctions mentionnées par le sémiologue : tantôt celle de l'ancrage

(qui dirige le lecteur et l'aide à trouver le bon niveau de perception), tantôt celle du relais, pourtant

rare lorsqu'il s'agit d'image fixe (et dont la signification dépend directement du complément de

l'image). Mais c'est surtout le message iconique qui sera mobilisé sur Snapchat, qu'il soit de l'ordre

du perceptif ou du symbolique. Car l'image est bel et bien au cœur du fonctionnement de

l'application : c'est ce que l'on s'échange, c'est ce que l'on découvre, ce qui nous lie avec l'autre. Elle

peut être chargée d'une dimension affective, chercher à provoquer le rire ou l'étonnement. Bien plus

que le texte, le dessin ou la vidéo, elle est le matériau premier de Snapchat puisqu'elle en constitue

le support d'expression essentiel. Expression au sens de dialogue tout autant que d'expression de soi,

permettant de traduire son intériorité, de partager son quotidien et son univers.

Pour autant, si elle est au centre de la conversation, n'existerait-il pas justement des limites à

un dialogue « tout image » ? Car dans les pratiques constatées, nombre de messages relevaient plus

de la « bouteille à la mer » que de la véritable discussion : simples « bonne nuit » à la communauté,

injonctions à se faire distraire, photographies de son jardin... On pense par exemple messages de

Ringo223, un croupier américain ayant pris l'habitude d'illustrer son ennui en envoyant des

photographies d'un casino quasi désert durant son service de nuit. Ou à ceux de Mikey-pete, qui

chaque matin sans exception envoie un cliché de son visage assorti d'un « bonjour ».

Au-delà de cette demande d'attention de la part des membres, cette disparition du texte au profit de

l'image a d'autres conséquences directes sur le contenu des échanges.

D'une part, car toute conversation prolongée connaîtra à terme un glissement dans l'usage : les

conversations vont progressivement se détacher de l'image, cette dernière devenant alors un simple

fond d'écran sans signification particulière. De l'autre, car sans texte, il n'existe finalement pas de

réflexion possible à long terme, de débat ou encore d'argumentation. L'image cantonne à une

communication « primaire », émotionnelle et viscérale, qui donne ainsi plus lieu à un partage

successif de réactions qu'à une véritable conversation, abandonnant parfois même toute dimension

logique. Une mécanique qui peut justement expliquer cette importance prise par le corps dans les

échanges et la récurrence des pratiques de sexting.

60

Page 61: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

3.2 Des contradictions propres à l'outil

Mais ces spécificités temporelles et formelles ne sont pas les seules à contraindre l'usager.

Snapchat repose en effet sur des contradictions intrinsèques qui vont peser sur les échanges et les

comportements. Nous verrons dans cette sous-partie que malgré une apparente liberté laissée aux

utilisateurs, l'application pousse en réalité constamment à la représentation de soi. Pour quelles

négociations possibles ?

3.2.1 Entre liberté d'oubli et injonction au souvenir

Comme nous l'avons déjà évoqué, Snapchat se présente comme une application favorisant et

valorisant l'oubli. Son interface, son fonctionnement reposant sur ce principe même d'échanges de

messages « à durée limitée ». L'espace de gestion des snaps en est une parfaite illustration : liste

épurée des contenus reçus et envoyés, absence totale d'historique des conversations... Tout est fait

pour produire de l'instantané, de l'éphémère. De fait, cette dimension d'oubli est en elle-même une

contrainte : la durée de consultation des messages nécessite qu'on les consulte rapidement et d'être

concentré, car le simple fait de détourner la tête conduit à une perte d'informations impossibles à

récupérer. Elle implique aussi que l'on y réponde rapidement, au risque de ne pas toujours se

souvenir des contenus ou de l'émetteur.

Ce faisant, Snapchat ne propose pas seulement à ses utilisateurs un droit à l'oubli, elle leur enjoint

également de lutter contre leur propre oubli. Une lutte que l'on peut considérer dans un sens

proprement existentiel : il s'agit d'occuper l'espace, se rappeler constamment à l'autre pour ne pas

retomber dans la foule des autres pseudonymes93. Pour que le reste de ses contacts ne cesse de

penser à lui, continue à lui envoyer de nouveaux messages, l'usager va être tenté de multiplier les

snaps et les prises de parole. D'où peut-être, une sur-représentation des messages dépourvus

d'information concrète (2)94. Le cas d'un usager en particulier est tout à fait éclairant. J'ai commencé

à échanger avec Daz84 dès les premiers jours de mon observation participante, et bien que nos

échanges aient été quasi inexistant, il est très certainement l'usager dont j'aurais reçu le plus de

messages. De façon très régulière, Daz84 partageait ainsi des détails de son quotidien, et ce jusqu'à

93 Il n'existe pas de fonction « envoyer à tous ses contacts » sur Snapchat, et chaque récepteur doit nécessairement être sélectionné au sein d'une liste d'amis qui va nécessairement grossir avec le temps

94 C'est ce que nous avions pu observer en partie II. C. 2) : les photographies envoyées n'ont pas d'autres signification que de faire valoir sa présence, d'où notre lien avec la fonction phatique du langage développée par Jakobson

61

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plusieurs fois par jour : premiers rayons du soleil à sa fenêtre, oiseau dans son jardin, trajet en

transports en commun, retour d'une journée de travail exténuante... Peu importait finalement qu'il

obtienne une réponse, puisque mes silences ne paraissaient pas influer sur le nombre de messages

reçus. Et peu importait d'ailleurs l'identité du destinataire. Il s'agissait simplement d'occuper

l'espace, de créer des occasions d'échange, des contenus sur lesquels l'autre puisse rebondir.

Bien qu'aujourd'hui considérée comme « ordinaire » sur les plateformes sociales, cette

dimension d'extimité semble exacerbée par le fonctionnement de Snapchat, et par l'illusion que ces

échanges seront finalement sans conséquence puisque non sauvegardés. De telles pratiques sont

d'ailleurs amenées à se multiplier avec l'arrivée de la v.5 et de son système de ranking, qui va

certainement pousser certains utilisateurs à multiplier sans cesse les prises de parole pour faire

monter leur score.

Face à une telle mécanique, il est donc nécessaire de prendre du recul, et de ne pas seulement

considérer Snapchat au travers du prisme de la disparition instantané des contenus. Il ne s'agit pas

tout à fait d'une application qui permettrait à ses utilisateurs de se « faire oublier » : au contraire, ces

délais d'expiration vont redessiner les modalités de l'échange en ligne, poussant finalement les

usagers à s'exposer toujours plus. Car dans la mesure où il n'existe plus à terme de traces, de témoin

de la prise de parole (celui-ci disparaissant dans un délai maximum de dix secondes), l'usager va

devoir constamment actualiser sa présence et se rappeler à l'autre. Snapchat fonctionne ainsi dans

une double mécanique : autorisant l'oubli des contenus échangés, incitant les usagers à se dévoiler

et mobiliser sans cesse un peu plus l'attention.

3.2.2 Exister dans la masse

Sur Snapchat, délai d'expiration des contenus et pseudonyme peuvent donner aux utilisateurs

l'illusion d'un certain anonymat. Pour autant, celui n'est que de façade : si son identité réelle n'est

pas dévoilée, l'usager est tout de même identifié par le reste de sa communauté à travers son pseudo,

les messages qu'il poste, leur périodicité. Une absence d'anonymat donc, mais une uniformité des

profils bien réelle. Car au-delà du choix de son pseudo, il est quasiment impossible de se distinguer

du reste de la masse des utilisateurs.

Sur Snapchat en effet, il n'existe pas de « profil » ou d'espace de présentation du contact. Twitter

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propose par exemple de personnaliser l'interface de sa page, ou de se mettre en avant grâce à une

courte description de soi (dans laquelle l'usager est invité à briller par son humour et son

originalité). Facebook permet lui aussi de personnaliser sa photo de profil, sa « photo de

couverture »95, de renseigner ses goûts, son parcours scolaire et/ou professionnel... Sur les forums

enfin, on se distingue par son avatar, des marquages de sa participation, sa signature. Snapchat au

contraire se contente du strict minimum. Pas de photo de profil, pas de présentation, pas de fond

d'écran : le pseudo constitue l'indicateur essentiel pour distinguer un membre d'un autre. Même si

désormais, le score et la liste des « meilleurs amis » renseignent tout autant sur la participation que

sur la « popularité » sur le réseau. Une reconnaissance par la communauté qui reste toutefois

difficilement comparable avec les fonctionnalités des plateformes concurrentes : likes, partages,

retweets... Il n'existe en effet aucun moyen de générer de la viralité sur Snapchat et de se valoriser à

grande échelle.

Partant de cette distinction limitée entre les membres, on peut ainsi effectuer un rapide parallèle

avec le fonctionnement de 4chan. Dans son article « User unknown : 4chan, anonimity and

contingency »96, Lee Knuttila voit en 4chan une incarnation de la contingence et du sens de l'altérité

au travers de l'anonymat. Une absence d'identification qui est en effet totale sur la plateforme :

puisque chaque intervention et marqué d'un cryptogramme et d'un nom d'utilisateur unique –

Anonymous. Pour Knuttila, l'idée de contingence est essentielle pour comprendre 4chan. Il s'agit en

effet de cette absence de certitude quant au contenu que l'on va découvrir en s'y connectant, de cette

sorte de hasard qui fait que la page consultée sera totalement différente d'un utilisateur à l'autre.

D'une certaine façon, cette idée de contingence peut-être reprise pour qualifier les échanges sur

Snapchat, en ce sens que l'on est jamais vraiment certain des contenus que l'on s'apprête à découvrir.

Chaque nouveau snap reçu est une nouvelle interrogation quant à ce qui se cache à l'intérieur,

révélant tout autant de bonnes que de mauvaises surprises. La mécanique même de l'application

repose sur cette contingence, et rassemble les usagers autour d'une même dimension de découverte

et d'incertitude.

Le fait qu'il n'existe quasiment pas de modalité de distinction entre les membres de Snapchat

va avoir deux conséquences directe. D'une part, des mécaniques de valorisation de soi au sein même

de la plateforme. De l'autre, une quête de reconnaissance qui va se prolonger à « l'extérieur » de

l'application.

95 En-tête de sa page personnelle 96 KNUTTILA, Lee, « User unknown: 4chan, anonymity and contingency », First Monday, Volume 16, Numéro 10, 3

Octobre 2011

63

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Puisque sur Snapchat, l'usager ne dispose que de son pseudo pour toute vitrine, il va lui falloir

trouver d'autres moyens de se valoriser sur le réseau. Ce sont donc bien ses contenus qui vont lui

permettre de se distinguer, en postant des messages drôles, surprenants, ou comme nous avons pu le

voir en saturant l'espace par ses prises de parole. Il s'agira donc pour lui d'intégrer au maximum les

codes et les spécificités de la plateforme pour mieux se faire valoir. Si cette volonté de

reconnaissance par la participation était déjà très forte au moment de la v.4, elle ne pourra que

s'accentuer avec le système à points de la v.5. De fait, le score obtenu par l'usager possède

désormais une double fonction, à la fois de témoin de son activité sur l'application, mais aussi

moyen d'identification par la communauté. L'utilisateur va être considéré comme un membre

lambda jusqu'à un certain nombre de points, pour être ensuite reconnu comme un utilisateur actif

voire « à suivre », et digne d'être ajouté dans sa liste de contacts. Il est certain qu'un usager avec un

score très élevé et un nombre de « meilleurs amis » important aura beaucoup plus de chance de

recevoir de nouvelles demandes de contacts et ainsi d'augmenter encore un peu plus sonscore.

Mais ce besoin de reconnaissance va aussi se prolonger en dehors de l'application. Pour obtenir un

nombre de contacts plus important et multiplier les échanges, les usagers vont être tentés de se

valoriser sur d'autres plateformes et faire leur promotion ailleurs que sur Snapchat. Ils pourront bien

sûr mobiliser leurs amis IRL, mais choisiront également de se faire valoir sur d'autres sites

communautaires – Twitter, Facebook, Reddit... Une sortie de la plateforme particulièrement

intéressante pour Snapchat, puisque l'utilisateur fera sa propre publicité tout autant que celle de

l'application.

3.2.3 Pour quelles négociations possibles ?

Ainsi, l'usager s'inscrit dans un cadre préalablement définit par Snapchat et doit adapter son

comportement. Il lui faut composer avec l'instantanéité des échanges, trouver des moyens

d'exprimer ses idées à travers des images et très peu de texte. Il doit aussi accepter le jeu d'une

présence exacerbée, voire constamment rappelée à l'autre. Pour autant, l'application lui laisse-t-elle

d'autres marges de manœuvre ?

Dans L'invention du quotidien, Michel de Certeau97 expliquait que face au caractère contraignant

des objets, les individus développaient leurs propres arts de faire, c'est-à-dire de nouvelles façons

d'envisager et de composer avec la technologie. Pour lui en effet, les usages sont le résultat de

97 DE CERTEAU, Michel, L'invention du quotidien, réf. déjà citée

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Page 65: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

détournements et de bricolages, d'opérations non-prévues (tout l'enjeu étant justement de déterminer

ce qui a été ou non pensé en amont). Une idée également développée par Madeleine Akrich, qui

constate que les usagers participent en continu à la construction d'une technologie par le biais de

déplacements, d'adaptations, d'extensions ou encore de détournements.

En ce qui concerne Snapchat, difficile par exemple de savoir ce qui a été prévu ou non par les

concepteurs au moment du développement de l'application. Il est par exemple certain que les jeux

de dessins, de détournements de photographies ont été imaginés dans la mesure où ils découlent

directement d'une des fonctionnalités principales de l'outil. Le sexting a pu être lui aussi envisagé,

du fait de la tranche d'âge de l'audience et la liberté qui lui était offerte. Il est finalement peu

pertinent de tenter de parier sur ce qui a été prévu et ce qui tient du détournement total de l'usager.

Nous choisirons plutôt de nous concentrer sur deux types de comportements, qui semblent sortir du

cadre des usages attendus sur Snapchat.

Première pratique constatée, celle de refuser absolument de révéler son visage – et donc,

d'une certaine façon, sa véritable identité. Si l'on suit la logique de l'application en effet, chaque

usager devrait être tôt ou tard amené à se présenter visage découvert, puisque Snapchat ne retient

rien, est un espace de liberté total et permet tous les écarts. On pourrait même envisager une sorte

de contrat « donnant-donnant » implicite entre les membres : j'accepte de tout dévoiler de moi, de

me montrer même lorsque je ne suis pas mis en valeur, mais il faut que tu en fasses de même. En ce

sens, ces usagers se refusent à la promesse faite par l'application d'une communication sans

surveillance, ne considérant finalement pas que les échanges à visage découvert sur Snapchat soient

dénués de conséquence. Ils vont certes partager des contenus, mais éviter soigneusement cette partie

de leur anatomie, préférant envoyer des photos de leur environnement, des messages texte sur fond

uni, ou même d'autres parties de leur corps. Nous pouvons en ce sens rapprocher cette pratique d'un

certain art de faire, puisqu'il remet en question le contrat de base du fonctionnement de l'application.

Autre comportement intéressant, celui d'une sortie à terme de Snapchat – une sortie qui n'est pas

définitive mais tient aux limites de l'application. Cette pratique intervient essentiellement au cours

d'un échange suivi, qui va se prolonger dans la durée. Nous avons constaté plus haut les limites du

dialogue « tout image » proposé par Snapchat, des difficultés de nuances, et surtout du nombre

limité de caractères pour chaque message. L'idée va être de proposer à l'autre de poursuivre la

conversation sur une autre plateforme : réseau social, messagerie instantanée, voire téléphone. Il

s'agira alors d'être rapide pour recopier et enregistrer l'identifiant de son interlocuteur en moins de

dix secondes. Là encore, il est question pour l'usager de composer avec les spécificités et les limites

65

Page 66: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

de l'application, de composer de nouvelles tactiques pour arriver à ses fins.

Ainsi, en plus du cadre imposé par l'outil, le fonctionnement de Snapchat repose sur des

contradictions qui vont influer sur les comportements. Car si les délais d'expiration des messages

vont autoriser une certaine liberté, ils vont paradoxalement contraindre les usagers à constamment

se rappeler à l'autre. De la même façon, le peu de distinction possible entre les membres va conduire

certains à trouver de nouveaux moyens de se valoriser (soit en sur-investissant le réseau, soit en

tentant de se faire valoir sur d'autres plateformes communautaires). Face à ces contraintes, l'usager

peut choisir de composer avec les codes et les normes de l'application. Il peut aussi tenter de

développer de nouveaux arts de faire,. En refusant par exemple de se dévoiler intégralement à

l'autre, ou encore en opérant ponctuelle une sortie de l'application.

3.3 Quelle place pour ce web éphémère ?

Au regard de nos précédentes réflexions, la question de l'avenir du web éphémère semble

s'imposer. Quelle place détiendra à terme ce nouvel objet ? Finira-t-il par s'étendre, voire se

systématiser ?

3.3.1 Un bouleversement des modalités de l'inscription

Par ses caractéristiques, le web éphémère bouleverse les usages et notamment les pratiques

d'écriture, produisant un objet hybride qui ne s'inscrit plus dans la durée. De fait, l'écriture se

présente comme un transfert dans le temps et dans l'espace de la parole. Le web éphémère, par sa

dématérialisation et sa temporalité, bouleverse ces deux modalités. Pour quelles conséquences ?

En effet, l'écriture et ses techniques influencent directement la perception de notre environnement.

Bien qu'il s'agisse d'un objet infraordinaire, d'un phénomène de communication que nous ne voyons

plus98, elle traduit tout autant une conception du monde qu'elle n'en influence la compréhension. On

98 SOUCHIER Emmanuel, « La mémoire de l’oubli : éloge de l’aliénation. Pour une poétique de “l’infraordinaire” »,

66

Page 67: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

en retrouve par exemple l'illustration dans le différentiel de perception du temps chez les grecs et les

chrétiens. Les premiers, qui inscrivaient leur mémoire sur des rouleaux de papyrus, l'envisageaient

de façon circulaire : il n'y avait pas d'inquiétude à avoir face à l'avenir, puisque le présent se répétait

en continu, variant simplement dans la forme. Les chrétiens au contraire, avaient adopté le codex et

une conception linéaire, de sorte que le temps présentait un début, un présent et une fin99.

De la même façon, notre pratique d'une écriture digitalisée influence notre rapport au monde.

L'abstraction du texte permise par le livre100 se voit prolongée par les dispositifs techniques

modernes. Sa visualité est désormais temporaire : le texte n'existe plus que lorsque la machine est

allumée, pour disparaître aussitôt une fois l'appareil éteint. La mémoire est déléguée aux supports

de stockage numériques (disques durs, clés USB, cloud...) – ce qu'Emmanuel Souchier a pu

qualifier de « matière mémoire ». Et cette inscription dans la matière mémoire rend le texte

totalement illisible sans maîtrise du dispositif. Ces procédés modernes d'écriture participent à la

transformation de notre perception, puisqu'ils sont eux-mêmes porteurs de scénarios et de

représentations sociales. Ils contribuent notamment au développement d'un processus d'abstraction

intellectuelle qui semble désormais régir la société occidentale. Nous conduisant à intellectualiser

toujours un peu plus notre rapport au savoir.

Or, l'apparition d'un web éphémère ajoute une dimension supplémentaire à ce processus.

Désormais, le texte ne s'inscrit plus physiquement, n'a pas de prise dans la durée et ne produit plus

de traces – rendant ainsi tout support de stockage obsolète. Il est intéressant de considérer cette

disparition pour se demander si celle-ci ne conduirait pas à un retour vers une forme antérieure de la

transmission : une forme qui tiendrait bien plus de la perception individuelle, du ressenti physique.

Toujours est-il que cette nouvelle forme de communication aura à terme des conséquences sur les

comportements et les représentations. Serge Tisseron considère qu'elle conduirait ainsi à nous

« cacher le caractère irréversible de nos actes », nous donnant l'illusion que nous pourrions les

effacer à la manière de ces contenus que nous supprimons de nos machines. Elle n'est peut-être pas

la seule conséquence possible.

Reste que pour nombre d'individus, cette question du support et de la trace demeure

essentielle. D'une part, car tous deux permettent de fixer la mémoire. Comme a pu le constater

Communication & langages, n° 172, juin 2012, p. 3-1999 PUECH, Henri-Charles, En quête de la gnose – Tome I, La gnose et le temps, Paris, Gallimard, Bibliothèque des

Sciences humaines, 1978100Qui n'est pas une dématérialisation : le livre permet une abstraction du texte en ce sens que l'on va très rapidement

se détacher du support matériel pour n'en appréhender que le sens

67

Page 68: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

Régis Debray101, nous sommes en effet passés d'une sphère de la parole (logosphère), à une sphère

des mots (graphosphère), puis de l'image (vidéosphère) – certains comme Louise Merzeau102 parlant

même d'hypersphère pour qualifier l'époque des technologies numériques. En ce sens, l'image et le

texte sont progressivement devenus les supports essentiels de la mémoire.

Cette idée de mémoire peut être considérée tant du point de vue individuel que collectif. Et c'est

justement sur cette dimension individuelle qu'il convient de se pencher plus en détail. Ainsi,

l'inscription matérielle de la mémoire en un texte va-t-elle faire de lui un « témoin de ce qui a été ».

Sur Internet particulièrement, le texte permet de transmettre des savoirs, des souvenirs, tout autant

que de laisser la trace d'une présence. Une présence qui va être reconnue et attestée par la

communauté, entraînant dialogue, partage, débat. La trace n'est donc plus seulement un objet de

souvenir, elle témoigne également de cette reconnaissance. Sur Internet, le texte, l'image, la vidéo

attestent d'une activité, d'un degré d'engagement – et sont vecteurs, comme nous l'avons vu, d'une

forme de représentation de soi. Or, le web éphémère remet partiellement cette dynamique en cause.

Nous avons effectivement vu que des applications comme Snapchat poussaient les usagers à se sur-

valoriser. Pour autant, il s'agit uniquement d'échanges d'individu à individu, sur lesquels la

communauté n'a aucun « droit de regard ». Il s'agit là d'un point particulièrement intéressant qui

pose question : si le web éphémère n'isole pas de la communauté (Snapchat est en tant que telle une

communauté), il en limite considérablement la reconnaissance individuelle.

Avec le web social, les internautes ont justement pris l'habitude de cette reconnaissance et ont

orienté leurs comportements en conséquence. Mais si le web éphémère permet, dans une certaine

mesure, de remettre cette logique en perspective, les usagers accepteront-ils à terme de s'en

détacher ? Il s'agit là d'une véritable interrogation : même Snapchat, qui au départ limitait la

distinction entre les utilisateurs à un simple pseudonyme, intègre désormais un système de scores –

et donc une forme de trace des échanges. Peut-être s'agit-il là d'un signe qu'un espace numérique

vierge de toute trace est impossible sur le long terme. Car le web éphémère est-il capable de

fonctionner de manière autonome ? Peut-il, en tout les cas, s'étendre et se généraliser ?

101DEBRAY, Régis, Vie et mort de l'image : une histoire du regard en Occident, Gallimard, 1995102MERZEAU, Louise, « Ceci ne tuera pas cela », Les Cahiers de la médiologie, n° 6, 2e semestre 1998, pp. 27-39

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Page 69: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

3.3.2 L'Ephémérique, futur du web ?

Cet essor du web éphémère intervient dans un certain contexte, comme une réponse à des

problématiques sociétales tout autant que technologiques.

D'une part, parce qu'il s'inscrit directement dans cette société de l'information, dans laquelle les

contenus fluctuent et se succèdent les uns aux autres, où chaque nouvelle rend la précédente

obsolète. Le sociologue Zygmunt Bauman parlait d'ailleurs de « présent liquide »103 pour qualifier

ce culte de l'immédiateté et du périssable. De l'autre, parce qu'il permet paradoxalement de s'en

extraire. Le web éphémère se présente ainsi comme un espace de liberté numérique à part, à l'abri

de cette tendance actuelle à la surveillance constante. Pour Lee Rainie, directeur du Pew Internet

Research Center & American Life Project, ces applications ont du succès justement parce qu'elles

offrent une autre forme de communication, qu'elles « nous ramènent à un temps où le contexte était

tout ce qui importait »104.

Ces questions autour du traçage des individus n'ont jamais autant été d'actualité. Et les réflexions

françaises et européennes sur droit à l'oubli ne soulignent qu'un peu plus la nécessité d'y apporter

une réponse. On y voit ainsi s'affronter deux conceptions de la vie privée. Une vision américaine,

qui considère que la publicité d'une information relève de la liberté d'expression. Et une vision

européenne, voire française, qui justifie un droit à l'oubli au regard du droit des individus à pouvoir

contrôler les informations à leur encontre.

Pour autant, et s'ils présentent des avantages certains, ces nouveaux outils peuvent-ils à

terme représenter le futur du web ? Sont-ils amenés à se généraliser voire se systématiser, dans la

mesure où ils n'existent pas pour l'instant de façon autonome, entrant même en contradictions avec

certaines stratégies de représentation des individus ?

Le web éphémère représente à l'heure actuelle un agrégat d'applications, de fonctionnalités et de

comportements. Mais s'il constitue une sphère hors du web « classique », celle-ci peine encore à

trouver sa place. Nous avons en effet pu constater avec Snapchat que les ponts entre ces deux

espaces étaient fréquents. Lorsqu'il s'agissait de se faire valoir sur le réseau, et trouver de nouveaux

contacts ; ou encore face aux insuffisances conversationnelles de l'application.

Privly, un service de cryptage des communications, illustre cette balance entre web 2.0 et web

103BAUMAN, Zygmunt, Le présent liquide : peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Seuil, Débats, 2007104METZ, Rachel, « Now You See It, Now You Don't : Disappearing Messages Are Everywhere », in

TechnologyReview.com, 4 avril 2013

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éphémère. Installée sur les navigateurs des usagers, cette extension leur permet de communiquer via

les réseaux sociaux ou encore des services de messagerie en ligne sans que ces acteurs n'aient accès

au contenu des messages. Les utilisateurs de Privly pourront directement lire l'information, ceux qui

ne l'ont pas installé n'y verront qu'un simple lien.

En ce sens, ces applications et services éphémères ne peuvent aujourd'hui tout à fait exister hors des

plateformes du web social – quand elles n'en reproduisent pas directement les logiques. Or, celles-ci

sont régies par une économie de la trace, totalement en contradiction avec les valeurs de

l'Ephémérique. Le web 2.0 se présente avant tout comme un espace public, dont le modèle

économique repose sur l'archivage des informations publiées.

De plus, si cette question du traçage des individus reste une préoccupation d'importance pour le

grand public, elle entre aussi en contradiction avec certaines formes de représentation de soi. Chose

que nous avions constaté au sein même du web éphémère : sur Snapchat en effet, les mécaniques de

l'application poussent les usagers à se mettre en scène. Mais cette constatation peut être élargie et

mise en perspective avec d'autres nouveaux comportements. Le Quantified self, par exemple,

consiste en des pratiques de quantification du quotidien et de mise en scène de soi par les chiffres.

Son illustration la plus connue reste le Nike Fuelband, un bracelet permettant de mesurer son

activité physique, se fixer des objectifs, mais aussi partager ses résultats sur les réseaux sociaux et

défier ses contacts. Des pratiques par lesquelles les usagers vont volontairement se traquer et se

donner à voir, investissant un extrême à l'opposé du web éphémère. Face à ces nouveaux

comportements, on comprend bien que cette idée d'un oubli définitif sur Internet n'est pas

nécessairement une quête absolue, qu'elle ne concerne pas tous les usagers et qu'elle ne peut en tous

les cas être systématisée.

Pour autant, cette apparition d'un web éphémère est bien la démonstration de la remise en

cause d'un système. La preuve de questionnements et d'inquiétudes n'ayant pas trouvé de réponse

concrète. Au point que certains géants du web s'investissent dans ce nouveau mouvement, tentant

d'adapter leurs fonctionnalités ou de créer leurs propres outils. Mais ce nouvel objet que nous

pouvons aujourd'hui observer n'est pas encore mature. Il représente encore une galaxie de services

disparates et repose sur des logiques tant techniques que comportementales. Si ces plateformes

éphémères existent par elles-mêmes et connaissent un succès fulgurant, on peut toutefois se

demander si leur unique raison d'être ne serait pas de se constituer en alternatives ponctuelles au

système. Car elles aussi présentent des contraintes, malgré leur apparente dimension libertaire. Et

c'est bien pour cette raison qu'elles ne peuvent à ce stade être considérées comme l'avenir du web.

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Leur apparition et leur développement ulta rapide représentent une forme de prise de conscience,

qui guidera sans aucun doute les évolutions d'Internet. Le web éphémère dessine en ce sens un

chemin, une direction, qui participera à modeler le web de demain. Mais s'il constituera assurément

une composante de ce futur web, il serait très hasardeux de le considérer comme le futur du web.

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CONCLUSION GENERALE

Notre interrogation de départ portait sur l'impact du droit à l'oubli numérique sur les usages

et les comportements individuels, constatant ainsi l'apparition d'un web éphémère en réponse à des

préoccupations sociétales. Nous avons développé notre raisonnement en trois temps et autant

d'hypothèses.

La première concernait les discours relatifs au traçage des individus sur Internet, et envisageait la

constitution d'un imaginaire revendicatif du droit à l'oubli et de la privacy. La deuxième portait sur

les tactiques mises en place par les individus pour contourner ces atteintes à leurs droits et

s'intéressait plus particulièrement à la question du web éphémère. Notre dernière hypothèse traitait

de l'apparente liberté de ce nouvel espace, et proposait que le web éphémère imposait malgré tout

un cadre à l'usager.

Cherchant à définir le droit à l'oubli, nous avons d'abord vu qu'il s'agissait d'un principe

théorique ne connaissant pour l'instant pas d'application juridique concrète. Si la France et l'Union

Européenne travaillent actuellement à une fixation légale, le droit à l'oubli reste une revendication

morale, philosophique et individuelle. Pour autant, l'expression est aujourd'hui passée dans le

langage courant, jusqu'à devenir une notion triviale dont chacun semble pouvoir (et vouloir) se

réclamer.

L'idée même d'un droit à l'oubli reste problématique dans la mesure où elle porte en elle de très

fortes tensions entre l'individuel et le collectif. Les acteurs concernés abordant en effet cette notion

sous des angles et des intérêts différents. D'un côté, des usagers qui tentent de composer avec la

surveillance des réseaux, de modeler leurs identités numériques et de conserver la maîtrise de leurs

traces. De l'autre le secteur marchand, qui mise sur les données personnelles pour obtenir une

meilleure connaissance de ses clients – et donc optimiser à terme le ciblage publicitaire. Et comme

une troisième voie (moins représentée dans le débat public), le secteur de la recherche, qui voit dans

le droit à l'oubli la disparition à grande échelle de matériaux documentaires.

Nous sommes d'abord partis de l'hypothèse que les discours à propos du traçage des

72

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individus sur Internet en étaient venus à construire un imaginaire revendicatif du droit à l'oubli et de

la privacy.

Nous avons pu constater dans un premier temps la réalité de l'indexation des individus en ligne. Les

données personnelles sont en effet au cœur de l'écosystème numérique : elles rendent compte de la

navigation des usagers, renseignent leur profil, leurs goûts, leurs centres d'intérêts. Considéré par le

secteur marchand comme une collection de traces, l'homme serait en ce sens devenu un « document

comme les autres », indexable et « marchandisable ». Nous avons d'ailleurs traité quelques cas

d'exploitation concrète de ces traces numériques, pour mieux comprendre la façon dont les données

individuelles étaient analysées et traitées. Le ciblage comportemental, le retargeting, l'IP tracking

sont autant de moyens pour les entreprises en ligne de s'adresser à l'internaute de façon de plus en

plus personnalisée. Si le secteur publicitaire justifie la plupart de ces pratiques, elles ne cessent

d'inquiéter le grand public.

Car face à la réalité du traçage des individus en ligne, les discours et les prises de parole se sont

multipliés. Pour quelles positions et quels arguments ? Afin de mieux le comprendre, nous nous

sommes appuyés sur un corpus documentaire issu de médias grand public. Ces huit sources

journalistiques nous ont permis de constater que la plupart des discours sur les traces étaient chargés

de représentations négatives, considérant la technologie comme intrusive, voire aliénante et

dangereuse. L'usager est quant à lui dépeint comme mal informé, peu adroit et « ne faisant pas

vraiment attention ». La position dominante consistant en effet en un rejet total du fichage opéré par

les géants du web – réduisant de fait ce traçage des individus au secteur marchand. Pour autant,

d'autres points de vue ont progressivement émergé dans le débat public, remettant en cause le bien

fondé du droit à l'oubli. Du point de vue psychiatrique, celui-ci pourrait en effet influer sur les

comportements de façon préjudiciable, faisant croire à l'illusion que nos actes, comme nos données

personnelles, seraient finalement effaçables. Du point de vue des archivistes et des généalogistes, le

droit à l'oubli pousserait à « l'amnésie collective » et priverait la recherche de sa base de travail.

Ainsi, ces discours participent à la constitution progressive d'un imaginaire du droit à l'oubli, en

rassemblant des représentations communes qui auront un impact direct sur la perception des

individus.

Face à ces positions alarmistes, nous avons cherché à savoir si l'exploitation généralisée des

traces numériques ne conduiraient pas à terme à la disparition de toute notion de vie privée.

Il est rapidement apparu que l'arrivée du numérique avait bouleversé la dichotomie entre sphère

publique et sphère privée, conduisant à une fractalisation de ces deux espaces. Pour autant, cette

porosité n'empêche pas les individus de publier librement leurs informations personnelles, de

73

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partager des contenus, voire de se mettre en scène. Ces pratiques d'exposition de soi ne sont pas

contradictoires avec le traçage des usagers : pour Cardon, c'est justement parce qu'il s'agit d'un

risque, valorisant lorsqu'il est pris, que les internautes vont ainsi se donner à voir sur les réseaux. Et

cette question du voir est justement essentielle : les technologies numériques vont participer à

l'avènement d'un panoptikon digital, permettant la surveillance constante, généralisée et inscrite

dans le temps de nos paroles et nos actes.

Mais la notion de vie privée nécessite d'être abordée du point de vue du contexte. Car dévoiler ses

données personnelles ne représente pas en soi un danger. Ce qui pose problème en effet, ce n'est pas

la multiplication des traces disponibles, c'est l'absence d'information quant à leur finalité (voire sa

redéfinition sans l'aval des usagers). Ainsi, l'organisation actuelle de l'écosystème numérique

complique-t-elle l'accès à la privacy. Les données de connexion ont rendu obsolètes avatars et

pseudonymes, puisque les cookies permettent désormais de connaître l'âge, le sexe, les habitudes ou

encore le comportement d'achat. Mais croire à une disparition totale de la vie privée serait

réducteur. Les internautes ne subissent pas passivement les stratégies marketing du secteur

marchand, mais vont au contraire prendre la parole et protester pour faire valoir leurs droits.

Contestant ce qu'ils considèrent comme des atteintes à leur sphère privée, ils vont jusqu'à forcer les

géants du web à revoir leur fonctionnement.

De la même façon, l'idée d'un usager fondamentalement « exhibitionniste » est à remettre en

perspective. Car même sur Internet, on ne partage pas tout avec n'importe qui. Les internautes vont

opérer un dévoilement différentiel de leurs informations personnelles et vont constamment

réévaluer leur comportement en fonction de leurs interactions avec les autres usagers. De sorte

qu'ils finiront par ne plus dévoiler que les contenus susceptibles d'attirer la reconnaissance de leurs

pairs (et qui dépendront donc de leur environnement direct).

A l'issue de ces réflexions, il nous est possible de valider notre première hypothèse. Le

traçage des individus sur Internet est aujourd'hui un état de fait, qui génère des prises de parole et

alimente un débat public. Ces discours vont construire un imaginaire du droit à l'oubli, recentrant

les préoccupations des individus sur leur sphère privée. Toutefois, cet imaginaire est grandement

alarmiste et va jusqu'à surinterpréter la réalité. La fin de la privacy reste en effet contestable, celle-ci

dépendant d'un contexte et étant constamment réinterprétée par les usagers au cours de leurs

échanges.

Notre deuxième hypothèse portait sur les tactiques mises en place par les individus. Nous

74

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avions posé que certains usagers se tournaient vers le web éphémère pour négocier ce qu'ils

percevaient comme des atteintes à leurs droits.

Nous avons d'abord constaté que les individus construisaient effectivement des tactiques pour

défendre leur privacy. Celle-ci repose sur une construction sociale, différant selon les périodes

historiques, les zones géographiques... Nous avons pu constater que cette idée de privacy était au

cœur des interactions, puisque constamment renégociée au cours des échanges entre les individus.

Ainsi sur Internet, chaque situation sociale, chaque étape dans le parcours de navigation va être

l'occasion d'une interprétation de ce qu'il conviendra ou non de partager. S'il sera par exemple

préférable de prendre la parole sous couvert d'un pseudonyme, ou si la règle de jeu consiste plutôt à

renseigner sa véritable identité.

Nous avons identifié plusieurs types de tactiques, dont la première consistait à optimiser la sécurité

de sa connexion. Si certains des outils et techniques disponibles étaient auparavant réservés à une

audience très restreinte (chercheurs, hackers...), nombre d'entre eux sont aujourd'hui accessibles au

grand public. Proxy, newsgroups, VPN... chacune de ses solutions ne nécessite que peu

d'investissement et de compétences informatiques, et permet de sécuriser sa navigation.

Nous avons également constaté que ces outils techniques n'étaient pas les seuls disponibles, et que

certains usagers leur préféraient des tactiques de présence en ligne. Cette partie avait ainsi été

l'occasion de faire une distinction claire entre identité(s) et présence numériques. Nous avons

rappelé que l'identité d'un individu ne pouvait se résumer à une collection de traces, et que cette

agrégation de données personnelles témoignait bien plus d'une présence en ligne. En termes de

tactiques, nous avons par exemple évoqué l'utilisation de pseudonyme(s), le mensonge face aux

demandes de renseignement de leurs informations, l'obfuscation, ou encore les mouvements récents

de déconnexion.

Au regard de ces solutions techniques et de ces tactiques comportementales, nous nous

sommes ensuite penchés sur la question du web éphémère – un terme encore récent, utilisé pour la

première fois par la blogueuse Sarah Perez. La notion recouvre ces nouveaux espaces d'expression

au sein desquels les contenus échangés ne peuvent être consultés que pour un temps très court. Mais

il s'agit bien plus d'une nouvelle façon d'envisager les technologies et leurs usages que l'apparition

de simples outils techniques.

Ainsi, nous avions posé que les valeurs et les spécificités inscrites dans le web éphémère allaient

directement influencer les comportements des usagers. Pour analyser cette question, nous avons pris

le parti de nous concentrer sur Snapchat – application dont le succès fulgurant, l'audience et la

simplicité en faisait un objet d'études particulièrement éclairant. Une observation participante de

75

Page 76: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

deux mois nous avait ainsi permis d'obtenir des conclusions poussées sur les pratiques et les usages

au cœur de Snapchat. Nous les avons ensuite segmentés en deux grandes catégories. D'une part, des

pratiques de représentation de soi : par lesquelles les membres se font valoir en partageant leur

quotidien, leur intimité, se rappellent à l'autre, se mettent en scène... Nous avions d'ailleurs

rapproché certains comportements à la notion d'extimité développée par Serge Tisseron. Et de

l'autre, des pratiques conversationnelles influencées par l'absence de « surveillance » du réseau.

Avec, par exemple, le constat d'un retour à une conversation plus spontanée, voire quasi primaire,

ou encore l'usage de l'application pour maintenir le lien avec ses proches.

De fait, nous pouvons valider notre deuxième hypothèse. Les usagers ne restent pas passifs

face à ce qu'ils considèrent comme des intrusions dans leur sphère privée. Ils développent au

contraire des tactiques, en cherchant à sécuriser leur connexion ou en revoyant les modalités de leur

présence en ligne. Le web éphémère représente l'une de ces stratégies possibles, en ce sens qu'il

constitue un outil supplémentaire à la protection de leur privacy, accessible et ne nécessitant pas de

compétences informatiques particulières. Snapchat est par ailleurs révélateur des pratiques des

utilisateurs au sein de ce web social, et permet tout autant l'interaction « décomplexée » que la

représentation de soi.

Notre dernière hypothèse portait enfin sur la liberté effective laissée par ces nouvelles

plateformes, considérant qu'elles inscrivaient elles aussi les usagers dans un cadre spécifique.

Nous concentrant toujours sur l'analyse de Snapchat, nous avons pu voir que l'application enfermait

ses usagers dans un cadre technique. De fait, les objets ne sont pas que de simples outils destinés à

remplir une fonction : ils autorisent ou contraignent, sont porteurs d'une conception normative.

Snapchat n'échappe pas à la règle, puisque les comportements de ses usagers vont être fonction de

ce cadre.

Ainsi, l'application possède une interface simplifiée à l'extrême, qui disparaît rapidement au profit

de l'échange et des contenus. Son organisation sous forme de liste pousse à l'immédiateté, en

incitant l'utilisateur à régulièrement effacer ses contenus, à ne pas garder trace d'échanges qu'il ne

pourra de toute façon plus consulter. La durée de consultation limitée des messages incite par

ailleurs à répondre dans un laps de temps très court, au risque de ne plus se rappeler le contenu reçu

ou son émetteur. En ce sens, Snapchat s'inscrit dans une temporalité de l'instant. Peu importe le

délai entre l'envoi et la réception du message : une fois consulté, celui-ci devra amener

76

Page 77: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

immédiatement à un nouvel échange – ou restera lettre morte.

Mais cette dimension n'est pas la seule à contraindre l'usager. L'image va elle aussi orienter les

comportements, du fait de son rôle privilégié au sein de l'application. Ne laissant que peu de place

au texte, celle-ci va supporter l'essentiel des échanges et limiter ainsi les nuances possibles dans la

conversation. D'où la multiplication de clichés sans autre véritable signification que celle de se

rappeler à l'autre ou d'illustrer son ennui. Mais aussi le développement d'une communication

« primaire », bien plus de l'ordre de l'échange de réactions que de la véritable conversation. Une

omniprésence de l'image et une perte de sens qui peuvent pousser certains utilisateurs à délaisser

pour un temps la plateforme pour poursuivre leurs échanges.

Nous avions évoqué des contraintes matérielles, découlant directement de l'agencement de

l'application. Mais certaines contradictions propres à Snapchat vont également influencer les

comportements.

Car si celle-ci se présente comme un espace privilégié de l'oubli, elle finit paradoxalement par

construire une injonction au souvenir. La durée de consultation des messages limitée, l'absence

d'historique des conversation vont inciter les usagers à constamment se rappeler à l'autre. Puisqu'il

n'existe d'autre moyen de faire valoir sa présence qu'en envoyant de nouveaux snaps, les membres

sont de fait contraints à multiplier les prises de parole (ce que nous avions considéré comme une

explication potentielle à la surreprésentation de messages dépourvus d'information concrète).

Par sa logique, Snapchat semble favoriser l'extimité et la représentation de soi. Une dimension

d'autant plus visible que l'on se penche sur l'absence de distinction faite entre les membres. Nous

avons constaté qu'il n'existait pas d'anonymat à proprement parler sur Snapchat, mais que la seule

identification possible des usagers se faisait au travers du pseudonyme. Cette absence de page de

profil, de présentation ou d'espace de représentation conduit une fois de plus les membres à se

valoriser à travers leurs contenus. Ils pourront ainsi développer un semblant de ligne éditoriale,

chercher à constamment surprendre leurs contacts, voire saturer l'espace de leurs prises de parole.

Une fois encore, ce besoin de reconnaissance ne se limite pas aux échanges au sein même de

l'application. Certains usagers vont en effet avoir tendance à investir d'autres plateformes pour faire

leur propre promotion – et reprendre ensuite leurs échanges sur Snapchat.

Face à toutes ses contraintes, nous nous étions interrogés sur les possibilités de négociation des

utilisateurs. Nous avions ainsi constaté que deux comportements semblait sortir du cadre attendu

par les concepteurs de Snapchat. Le fait de refuser par tous les moyens de montrer son visage remet

en cause le contrat à la base même du fonctionnement de l'application. Celui d'abandonner pour un

temps la plateforme permet de composer avec ses limites matérielles, de et poursuivre ailleurs une

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Page 78: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

conversation contrainte par le « tout image ».

Pour finir, nous nous sommes interrogés sur l'avenir de ce web éphémère. Nous avons en

effet rappelé que l'écriture et ses techniques influençaient directement notre perception du monde.

Or, le web éphémère présente des pratiques d'écriture totalement nouvelles, ne s'inscrivant plus ni

physiquement, ni dans le temps, et ne produisant plus de traces. Bien que nous ne puissions déjà

mesurer les effets de ces technologies sur les comportements, certains avancent des hypothèses. A

l'image de Serge Tisseron, qui considère que ces outils éphémères pourraient influencer la

perception que nous avons de nos propres actes. Créant ainsi l'illusion qu'ils seraient tout aussi

effaçables que nos traces.

Pour autant, ces traces sont-elles vraiment amenées à disparaître, si l'on considère justement leur

dimension de témoin de ce qui a été, de preuve de la reconnaissance d'autrui ? Car c'est justement ce

regard de la communauté, si important au web social, que le web éphémère remet partiellement en

question.

Ainsi, nous avons validé notre troisième et dernière hypothèse, considérant que malgré sa

dimension libertaire, le web éphémère contraignait les échanges et les pratiques. Reste aujourd'hui à

mesurer son impact sur l'évolution du web. S'il apporte une réponse à des problématiques actuelles,

le web éphémère tel que nous l'avons analysé ici peut difficilement constituer le futur du web. Il

représente pour l'instant un agrégat d'applications, de fonctionnalités et de pratiques, mais est encore

aujourd'hui un objet hybride, en constante évolution. Il entre par ailleurs trop en contradiction avec

le fonctionnement du web actuel, qui reste espace public régit par une économie de la trace. Les

questionnements autour du droit à l'oubli et du traçage des individus n'étant pas résolus, le web

éphémère continuera à se poser comme une alternative au système. Il participera à dessiner les

orientations d'un futur écosystème numérique mais n'en sera certainement pas l'aboutissement.

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Page 79: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

Résumé

Ce travail s'interroge sur l'influence du droit à l'oubli sur les pratiques des usagers. Si ce

dernier ne connaît pas encore d'application juridique concrète, il reste une revendication majeure

des internautes en vue de lutter contre l'exploitation de leurs données personnelles. Au travers d'une

analyse des discours sur les traces numériques, cette étude permet de constater l'émergence d'un

imaginaire revendicatif du droit à l'oubli. Un travail préalable qui aide à mieux comprendre les

tactiques mises en place par les usagers pour faire valoir leur privacy, dont le web éphémère est

l'une des illustrations les plus récentes. Mais ces nouveaux nouveaux outils contraignent tout autant

qu'ils libèrent, à l'image de Snapchat, une application permettant d'échanger des contenus qui

finiront par s'autodétruire après 10 secondes de consultation. L'étude approfondie de ce nouveau

service est en ce sens révélatrice des contradictions propres au web éphémère. Ce nouvel objet est

encore amené à évoluer, et influencera en profondeur l'écosystème numérique. Mais il ne peut

constituer à terme le futur du web.

Mots clés : traces numériques, droit à l'oubli, usagers, pratiques, tactiques, web éphémère,

Snapchat, liberté, contrainte, outil

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Page 80: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

Sommaire annexes

Bibliographie : p. 81

Annexe 1 : Détail du corpus : p. 85

Annexe 2 : Captures d'écrans de Snapchat : p. 86

Annexe 3 : Observation participante : grille de lecture : p. 87

80

Page 81: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

Bibliographie :

Sources principales :

Ouvrages :

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Colloque :

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Sources secondaires :

Ouvrages :

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83

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DE CERTEAU, Michel, L'invention du quotidien, Paris, Gallimard, Folio essais, 1990

FOUCAULT, Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975

NISSEMBAUM, Helen, Privacy in Context: Technology, Policy, and the Integrity of Social

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Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 1978

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TISSERON, Serge, L'intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001

VINCENT, Gérard, Histoire de la vie privée, Tome V, Seuil, 1987

Articles universitaires :

ALTMAN, Irwin, « Privacy Regulation : Culturally Universal of Culturally Specific ? »,

Journal of Social Issues, vol. 33, n°3, 1977, p.66-84

84

Page 85: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

Détail du corpus :

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[disponible en ligne: http://www.le-tigre.net/Marc-L.html ]

M.-C.B, « Des consommateurs sous haute surveillance », Le Figaro, 4 décembre 2007

[disponible en ligne : http://www.lefigaro.fr/economie/2007/12/04/04001-

20071204ARTFIG00754-des-consommateurs-sous-haute-surveillance.php ]

MANACH, Jean-Marc, « Droit à l'oubli : vos papiers s'il vous plaît », Owni, 7 mai 2010

[disponible en ligne : http://owni.fr/2010/05/07/droit-a-oubli/ ]

BOUNOUA, Mélissa, « Internet sait-il tout de nous ? », NouvelObs.com, 26 août 2012

[disponible en ligne : http://tempsreel.nouvelobs.com/vu-sur-le-

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COMBALBERT, Nicolas, « Toute ma vie sur Internet », France 2, diffusé le 29 novembre

2012 à 20h35

ROSEN, Jeffrey, « Jeffrey Rosen : Internet, oublie-moi ! », Libération.fr, 19 novembre 2012

[disponible en ligne : http://www.liberation.fr/societe/2012/11/19/jeffrey-rosen-internet-

oublie-moi_861570 ]

TISSERON, Serge, « Le droit à l'oubli sur Internet, une idée dangereuse », Libération.fr, 4

décembre 2012 [disponible en ligne : http://www.liberation.fr/societe/2012/12/04/le-droit-a-

l-oubli-sur-internet-une-idee-dangereuse_865105 ]

SOURDES, Lucile, « « Droit à l'oubli » sur Internet : la fin de la généalogie et des

archives ? », Rue89.com, 11 avril 2013 [disponible en ligne : http://www.rue89.com/rue89-

culture/2013/04/11/droit-a-loubli-internet-peur-archivistes-genealogistes-241208 ]

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Page 86: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

Captures d'écrans de Snapchat (v5) :

Écran d'accueil de Snapchat Écran de réception des messages

Répertoire de contacts

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Page 87: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

Observation participante : grille de lecture

Envoi Message Tonalité Pratique Conversation

- Date- Pseudonyme

- Type de contenu- Description- Texte

- Positive- Négative- Neutre ou indéterminée

- Quotidien- Ennui- Absence d'information / phatique- Dessin / détournement artistique- Humour- Sexting- Exhibition

- Message simple - Réponse / poursuite de la discussion

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Page 88: Entre droit à l'oubli et nouveaux usages digitaux : la naissance du web éphémère

Exemple de notes prises au cours de l'observation participante

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