Emmanuel Alloa_Suspension Et Gravité. L'Imaginaire Sartrien Face Au Tintoret

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Article d Emmanuel Alloa sur la théorie de l'imaginaire de Jean-Paul Sartre et sur ses écrits sur Le TintoretALTER

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  • Editions Aller, groupe de recherche en phnomnologie

    Sige social de la revue Universit de Bourgogne Facult des Lettres et philosophie BP 27877 - 21078 Dijon cedex Correspondance Natalie Depraz : 183, rue Legendre, 75017 Paris [email protected] Vincent Houillon : 72 rue d'Herblay, 95150 Taverny [email protected]

    Abonnements Pierre Rodrigo : 35, rue Verrerie, 21000 Dijon [email protected]

    ISBN 2-9522374-3-3 EAN 9782952237437

    Diffusion Librairie philosophique J. Vrin 6, place de la Sorbonne 75005 Paris

    La revue n'est pas responsable des manuscrits qui lui sont envoys. Les articles publis n'engagent que leur auteur.

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    . REVUE DE PHNOMNOLOGIE

    Image et uvre d'art

    Publi avec le concours du Centre national du livre

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    N 15/ 2007 - Editions ACTER

  • SUSPENSION ET GRAVIT L'imaginaire sartrien face au Tintoret

    Emmanuel Alloa

    Soixante-dix ans aprs sa rdaction, L'imaginaire de Jean-Paul Sartre figure encore toujours comme un rocher solitaire dans l'histoire de l'esthtique. Parmi tous ceux qui auront tent de rhabiliter l'imaginaire en philosophie, rares sont ceux qui l'auront travaill avec la mme opinitret et la mme systmaticit. Mais parmi tous ceux qui auront uvr la rhabilitation de l'imaginaire, Sartre est sans doute aussi le seul avoir soulign sa pauvret essentielle . Nous nous intresserons la stratgie sartrienne de rhabilitation, oppose bien des gards d'autres projets, et nous tenterons de montrer comment celle-ci ne peut s'effectuer qu'au prix d'une vacuation de la corporit. Dans un second temps, nous nous pencherons sur ces textes posthumes ddis aux uvres du peintre vnitien Le Tintoret face auxquelles Sartre esquissa une nouvelle esthtique de l'image qui se fait non plus aux dpens mais partir de la matrialit du support1.

    1. Je remercie Pierre Rodrigo, Philippe Cabestan et l'ensemble des membres d' Alter pour leurs judicieuses remarques qui m'ont permis d'amliorer ce texte; Heiner Wittmann pour quelques rfrences prcieuses; le public de l'Acadmie des Beaux-Arts de Berlin o une premire mouture de cette rflexion fut prsente en 2005. Merci enfin Alain Flajoliet qui provoqua, son insu, une intuition essentielle qu'il me faudra dvelopper ailleurs.

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  • ALTER

    1. Le nant de l'imaginaire

    [. .]en vertu de la loi 1i1itable q11i veut qu on ne puisse imaginer que ce qui est absent.

    Marcel Proust, Le temps retroui> 2

    ,. Si ~,or: s'en tient,. ur: hi~torique courant concernant la thorie de 1 m1agma1re ou de l 1magmation (suivant Sartre, nous ne distinguerons pas entre ces deux. ~ermes), une rupture se serait opre quelque part au cou~~ ~u XVIIIe sied~. Jusq1;1e l, l'imagination aurait eu une fonction auxihaue pou~ la r~memoration de perceptions passes. Cette dfinition qui r.em7nte a Anstote3 et qui se voit canonise par la scolasti ue t~or:11 s.te se perptue jusqu'au fondateur de l'esthtique comine dis~iplme, Alexande~ Go~lieb Baumgarten5. Une csure s'oprerait alors, t?u1ours selon cet h1stonque, et deviendrait palpable au sein mme de 1 c;euvre ~-e K~t. ~lors q.ue dans sa Critique de la raison pure, celui-ci defu~t l 1magmation (Embildungskraft) comme la facult de se representer [vorstellen] un objet dans l'intuition [Anschauung] A ~~n ab.sen~e 6, la Critique de la facult de juger entreprend de r:~~~re~ l,1n:a~mahon son yotentiel . crateur. Grce la spontanit de 1 Embil~ung, ~elle-ci ne serait pas uniquement reproductrice d'une

    pe~c~phon ~r~alable mais bien une productivit libre. C'est au Kant de la :~~isied~e cntiqu~ 9ue f~ront appel les dfenseurs de cette imagination 1 re, un Novalis 1usqu aux esthtiques du XXe sicle.

    Sar~re n~ partage pas ce diagnostic et dploie une stratgie alternative pour rehab1hter la place de l'imagination au sein de la vie humaine p comprendre sa mise en place, il faut relier les rflexions successiv~s ~~~ annees 30. La relecture rtrospective des uvres de ces annes du point de vue d,~ /'Etre eUe Nant occulta qu'une question y est prdominante celle de 1 image.

    . A .la qu_estio~ de l'im~g~, ~e n~mnalien ddie dj un DES sous la d1recti~n d ,~enn Dela~roi;c ~ntitule L'image dans la vie psychologique: rle et natw~. Sil pass~ra a cote des confrences de Husserl sur Descartes professees en 1929 a quelques centaines de mtres de sa rsidence la rue

    2 .. Marcel Prous t, A la recherche du temps perdu. Le temps retrouv II, Bibliothque de la Ple1ade, Paris, Gallimard, 1954, p. 872. 3. Aristote, De anima 427b 15f. Sur la remmoration d'un absent cf galemeilt D 150a 13. e memorra

    4. Thomas d'Aquin, De veritate I. art. 11. 5 . .,Cumque imaginahones mea.e sint perceptiones rerum, quae olim praesentes fuerunt, sunt sensorum, dum 1magmor, absentium" (nous soulignons) {Alexander Gottllieb Baumgarten, Metaphys1ca (1739), 558). 6. Critique de la raison pure, B 151.

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    Suspension et gravit. L'imaginaire sartrien face au Tintoret

    d'Ulm; s' il ne mesure pas la porte de Qu'est-ce que la mtaphysique? d'Heidegger dont un extrait, traduit par Henri Corbin, parat en 1931 dans la revue Bifur distance de quelques pages de son propre premier article ( La lgende de la vrit ); le choc retardement provoqu par la phnomnologie n'en sera que plus profond. Succdant Raymond Aron comme pensionnaire l'Institut franais de Berlin en 1933/34, Sartre s'attelle - au-del d'une tentative avorte de lecture d'Etre et Temps qu'il avoue ne pas comprendre - une mticuleuse tude des Ides de Husserl. Husserl m'avait pris, je voyais tout travers la perspective de sa philosophie , crira-t-il plus tard7. Pendant le sjour berlinois, Sartre rdigera l'essai sur HusserJ8, dans lequel il aperoit le moyen de dpasser le clivage entre vie psychique et monde rel, problme situ au cur mme de la question de l'image. De retour Paris, Henri Delacroix lui propose de rdiger.un ouvrage sur l'imagination pour les ditions Alcan. En parallle l'criture de La Nause (o la question de l'imagination est par ailleurs omniprsente), Sartre labore un manuscrit volumineux qui porte comme titre provisoire L'image 9. Delacroix n'en retiendra que la premire partie, reconstruction critique des thories de l'image de Descartes jusqu' la psychologie empi~ique du XXe sicle, qui sera publie en 1936 sous le titre L'imagination. Il faudra attendre 1940 pour que la deuxime partie, l'alternative proprement sartrienne, voie le jour sous le titre L'imaginaire. Phnomnologie psychologique de l'imagination 10. Ce dmembrement d aux alas ditoriaux a eu pour effet de brouiller la ligne de force unitaire rgissant la tentative sartrienne que nous tenterons de reconstituer ici, par-del les diffrents textes.

    Selon Sartre, l'ancienne dfinition (l'imagination, c'est la reprsentation d'un absent) n'est pas rfuter, comme avaient pu le faire certains dfenseurs de l'imaginaire, mais penser, au contraire, encore plus sa racine. L'absence est moins la marque d'une actualit momentanment dficiente qu'une flure au sein mme de la prsence . Sartre en arrive mme, on le verra, renverser la thse des modernes pour soutenir que l'imagination foncirement libre est celle qui reste

    .

    7. Jean-Paul Sartre, Les carnets de la drle de guerre. Septembre 1939-Mars 1940, nouvelle dition augmente d'un carnet indit (d. A. Elkam-Sartre), Paris, Gallimard, Paris, 1995, p. 225. 8. Jean-Paul Sartre, La transcendance de l'ego. Esquisse d'une description phnomnologique (1934), introd., notes et appendices par S. Le Bon, Paris, Vrin, 1992. 9. Cf. Michel Contat, Michel Rybalka, Les crits de Sartre. Chronologie. Bibliographie commente, Paris, Gallimard, 1970, p. 55. 10. Jean-Paul Sartre (1940), L'imaginaire. Psychologie phnomnologique de l'imagination, Paris, Gallimard. La premire moiti de L'imaginaire (Le certain) paratra en 1938 dans la Revue de mtaphysique et de morale( Structure intentionnelle de l'image , Revue de Mtaphysique et de Morale, octobre 1938, 45e anne, n. 4, PP: 543-609)

  • ~ .t.&....I L.I'\

    th 1~ 11 '' ~11111 11lislnc1.: originaire. Les tentatives des modernes pour sortir l' u11i.1Ktt d1i son statut secondaire resteront, selon Sartre, toujours 111f1111 1lu11s1s, tant qu'elles se contenteront d'en faire une plnitude H 1111111 s111 11 mode de l'objet prsent dans la perception.

    Au murs de sa relecture critique de la tradition philosophique, fl1'1'11~t-1 11 partir d'interprtations de Descartes, Hume, Leibniz, Kant et ''JIHUill' dl la psychologie se voulant empirique (Taine, James, Binet, Spi1r, l!k.), Sartre en vient identifier deux erreurs fondamentales qui rnndl:'nl impossible une pense authentique de l'image:

    J) la confusion entre identit existentielle et identit essentielle : si toute inrngination partage .l'essence de l'objet .imagin, elle n'en possde pas ~our auta?t so~ existence. Or cf est bten la confusion que commet 1 ontologie na1ve quand, en essayant de sortir l'image de sa Jpen~ance, elle l'affuble du mme mode d'tre que l'objet rel, prodmsant par l un deuxime objet. Pour viter la thorie platonicienne de l' eido/on dpendant de l'original, l'ontologie nave redouble donc tous les o~jet; du. m?r:de rel par ~ second obje~ dont le degr de ralit ne saurait etre mfeneur au premier. Les problemes qui en dcoulent sont manifestes : ct de la chaise du monde perceptif, nous nous retrouverions avec une chaise dans notre reprsentation.

    2) l'illusion d'immanence: Hume tait conscient de ce problme et conoi~, pour co~ju~er l'ide absurde se1on laquelle la tte serait remplie de chaises, une difference entre un monde empirique peupl de choses et une sphre de la reprsentation aux ides immanentes. Si l'on esquive la rification, ce cas de figure ne peut cependant plus rendre compte du lien fond~mental entre intriorit et extriorit et ne peut rpondre la question de savoir comment les images re;oignent le sujet percevant. L' em.pirisme humien rejoint ici l'idalisme d'un Berkeley tentant de remplir le monde avec des contenus de conscience et dbouche sur une mtaphysique immanentiste de l'image (ltnagination p. 144).

    Pour Sartre, un seul concept est en mesure de faire face cette contr?diction et de _la ~urmonter ~ la fois: le concept d'intentionnalit qui

    ~~n~ti~e sel~n l~ 1 apport mayeur de la pense husserlienne pour 1 ep1stemologie occ1dentale11. La conception mme de l'intentionnalit est appele, crit-il dans L'imagination (p. 144), renouveler la notion de i:~mage . ~n .ayant ,~oin . d'~iter aussi bien la rification que l mtellectuahsation de l 1magmation, Husserl aurait montr que l'image n'est pas dans ~e _cori:science, ~a~spour une. conscience. L'imagit n'est pas un caract~~e mtnnsque a 1 objet, mais se constitue par un acte imageant. L nnage de mon ami Pierre n'est pas une vague

    11. Cf. Jean-Paul Sartre, Une ide fondamentale de la phnomnologie de Husserl: !:intentionnalit , in: La Nouvelle revue franaise, janvier 1939, pp. 129-131, (repris dans S1tunt1011s !, Pans, Gallimard, 1947, pp. 31-35).

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    Suspension et gravit. L'imaginaire sartrien face au Tintoret

    phosphorescence, un sillage laiss dans. ~a consci~nce p,_ar la perc~ption de Pierre,,, c'est au contraire une maruere de viser 1 etre reel Pierre (p. 148).

    Tout en revenant souvent sur sa dette l'gard d'Husserl, Sartre introduit toutefois d'emble une distinction nette entre trois rgions d'intentionnalit, distinction qui avec cette nettet (et 9uoi qu_' en dise Sartre)12 aurait t impensable dans une perspective strictement husserlieMe. Si toute conscience est bien conscience de quelque chose, la conscience d'image (Sartre calque le mot sur le . terme .. allemand Bildbewusstsein) ne se confond jamais avec la consCJence d 1dee et la conscience perceptive. Pour illustrer leur diffrence, Sartre se sert de l'exemple du cube. Dans ui:e coi:sci~nce d'ide, je ~en~e le cub: avec ~es six cts et ses huit angles a la f01s, 11 ne peut y avou d a_pprenhssage car je suis au centre de mon ide, i.e la saisis to:it entire d'u.n c~up (L'Imaginaire p. 24). Dans la conscience perceptive, au con.traire, 1e ne domine point l'objet mais il m'est donn co1:1me aspect ; iama1s ie ne pourrai percevoir plus ?e ~rois

    1faces d~ ~ube ~ la fois : " le propr~ .de la

    perception, c'est que l objet n y parait 1a1:1a1s que dans une sene de profils, de projections ,, (p. 23). ~~~renant a s~n compte la ?octnne des esquisses de Husserl, Sartre defirut la conscrence perceptive p~r so': index temporel contre l'intemporalit du concept ~ans la pens.ee. Ou alors situer la conscience imageante entre perception et pensel' ? .De prime abord, il semblerait que l'imagination soit du ct de la per~ephl1111d que Sartre aimernit interprter comme une distinction intrinsque de l' im;:ige et de la p t' rceptic>n " (1149) vise plutt dgager l'indivisibilit de ces aspects dans toute image

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    sourdine pour que sur cet horizon puisse se dtacher une figure, les objets imagins n'existent pas du tout (ibid .)

    On commence maintenant entrevoir l'opration sur laquelle repose le projet sartrien : la rhabilitation de l'imagination ne saurait passer par un rapprochement avec la plnitude perceptive, elle doit au contraire, pour accder son statut propre, en tre diamtralement loigne. II ne saurait y avoir d 'autonomie de l'imaginaire, dans la perspective sartrienne, tant que ce dernier est pens sur le mode de la perception. Prenant le contre-pied d'un certain lieu commun de la philosophie du XXe sicle, Sartre soutient que la dgradation de l'image un objet de second ordre ne serait donc pas un corollaire de l'oubli gnralis du sensible dans la philosophie, mais paradoxalement prcisment son infodation celui-ci. Or, l'absence dont il est question dans la dfinition classique de l' imaginaire n'est qu'une variation de l'absence dans la perception : pour que quelque chose puisse se donner mes sens, il faut que ses autres aspectualits soient momentanment absentes, mais nanmoins prsentes en latence ; pour que je puisse imaginer quelque chose, il faut que cette chose soit momentanment absente ma perception, mais il faut qu'elle l'ait t ou qu'elle puisse l'tre au futur. Ce n'est donc pas l'absence de l'imaginaire que Sartre reproche la philosophie mais plutt le fait de projeter sur elle un concept d'absence qui reste prisonnier de son actualisation. Pour l'auteur de L'imaginaire, il s'agira au contraire de soutenir l'exprience de l'absence telle qu'elle se prsente dans l'image, une absence qui ne saurait tre reconduite une quelconque prsence mise passagrement en sourdine.

    Quand un homme vient vers moi, je peux me demander si cet homme est bien Pierre. La privation est limite, elle s'exprime par une suspension momentane de mon jugement. Si je peux douter que cet homme soit Pierre, je ne po.urrai en revanche douter que cet homme est bien un homme. Sartre en conclut: La perception ( ... ] pose son objet comme existant (p. 32) et s'oppose l'imagination qui pose son objet comme un nant. Pour autant, quand j'imagine Pierre, je vise l'tre en chair et en os et non pas une chimre. Reste que ce Pierre que je puis toucher, je pose en mme temps que je ne le touche pas. Mon image de lui, c'est une certaine manire de ne pas le toucher, de ne pas le voir, une faon qu'il a de ne pas tre telle distance, dans telle position (p. 34). Cette thse initiale, Sartre ne cessera de l'illustrer tout au long de L'imaginaire travers des variations du thme de .l'absence et sa phnomnologie de l'ami absent en image est donc cet gard rvlatrice, car elle annonce le passage progressif d 'une phnomnologie de l'absence une mtaphysique du nant.

    Lorsque je pense Pierre qui est actuellement Berlin, je ferai d'abord recours aux souvenirs et j'essaie de me le remmorer tel qu' il tait, dans le fauteuil de son appartement pari~ien. Mais ses traits restent flous et,

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    pour rafrachir ma mmoire, je plonge la main dans un tiroir d'o je tire une photographie de l' ami. La photo me renseigne en effet sur certains dtails qui m'avaient chapp, mais ce portrait fig ne saurait me rapprocher de mon souvenir. C'est al,ors que je fais appel la caricature que ralisa un dessinateur dou. Les traits sont exagrs, les proportions dmesures, mais je retrouve maintenant toute l'expression de Pierre. Que cette numration se termine par une caricature, type d'image le plus loign de la ressemblance perceptive, n'est pas indiffrent. Sartre insiste sur le fait que l'image n'est pas d'abord un objet constitu dans le monde des choses pour tre, aprs coup, chass de ce monde (p. 31) mais qu'il est d'emble totalement hors du monde rel. En ce sens, l'exemple de Pierre peut induire en erreur dans la mesure o l'existence des objets dans le monde de l'image est totalement indpendante de leur existence dans le monde rel (ce qu'avait dmontr la critique de la confusion d'existence et d'essence ). Pierre en image serait ainsi plus proche d 'un centaure que du Pierre en chair et en os (cf. aussi p. 341). Pour expliciter cette affirmation, Sartre reprend le passage du premier volume des Ides de Husserl ( le grand vnement de la philosophie d'avant-guerre selon Sartre), o il est question de l'eau-forte Le Chevalier, la Mort et le Diable de Drer. Drer y croque les trois personnages dans les moindres dtails et, nanmoins, pas un seul instant nous ne les prenons pour des tres rellement existants13. Que je pense mon ami Pierre, que j'aie des visions dans un marc de caf ou que j'observe un tableau de Charles VIII, l'image, conclut Sartre, est marque par un certain nant (p. 34).

    Mais d'o provient ce nant s'il ne peut tre pens ni comme vise vide pouvant trouver sa ralisation dans les donnes sensibles ni comme une dficience d'un objet? La rponse consistera dire: le nant est l'effet d'un acte de c.onscience. Pour pouvoir imaginer, il faut la fois poser le monde et le poser comme nant. On remarquera que Sartre, plus phnomnologue encore qu' ontologue dans ces annes, ne parle pas purement et simplement de nant mais bien de nantisation, autrement dit de la thse d'irralit faisant apparatre l'objet en image. " Ainsi, crit-il, l'acte imaginatif est la fois constituant, isolant et anantissant (p. 348) Il n'y a donc pas vritablement d'exprience d 'absence dans L'Imaginaire, il n'y a pas tant un donn-absent comme l'crit Sartre (p. 348) que plus exactement un pos-absent . Poser une image, c'est constituer un objet en marge de la totalit du rel, c'est donc tenir le rel distance, s'en affranchir, en un mot le nier (p. 352). L'loignement du monde peru fera de cette psychologie phnomnologique une ontologie

    13. Edmund Husserl, ldeen zu einer reinen P/1iinomenologie (1900/01), Husserliana Bd. Ill/l, Den Haag, 111.

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    de la libert dans la mesure o cette fonction nantisatrice propre la conscience la dvoile comme toujours libre (pp. 236-237).

    On a donc pu voir comment Sartre tente de penser la pauvret de l' imagination non pas comme une apprciation historique mais comme son essence intime. Paradoxalement, c'est en reprenant ce topos classique que Sartre dpasse en radicalit toutes les autres tentatives qui visent rhabiliter l'imagination. Car au cours de l'laboration de cette philosophie de l'imaginaire, Sartre passera d'une pistmologie psychologique une ontologie de la libert que la notion mme d' imagination en tant qu'cartement du rel permet de fonder. Vouloir interprter L'imaginaire comme un trait d'esthtique se rvle ds lors non seulement dcevant du point de vue de l'art mais plus encore, cela revient en rduire la porte et mconnatre qu'il est le terreau sur lequel pourras' riger plus tard l'architecture de L'Etre et le Nant.

    Dans le cadre de notre propos il s'agira toutefois, plutt que de reconstruire la continuit ncessaire entre les analyses phnomnologiques des annes 30 et ce dernier ouvrage14, d'interroger les raisons pour lesquelles, dans ce passage de la psychologie l'ontologie dans L'imaginaire, la question esthtique est prcisment lude.

    Il. L'image: de la psychologie l'esthtique L'art est le lieu go111triq11e de nos nmlradictions.

    Sartre, Saint Marc cl son double

    Bien que L'Imaginaire se termine sur un chapitre sur l'uvre d'art, celle-ci n'occupe- n effet en rien une position privilgie (ce dernier chapitre avait d'ailleurs uniquement t ajout suite la demande de l' diteur). Dans la conceptualit sartrienne, l'uvre d ' art n'existe pas, mieux : elle n 'existe que sur le mode de la ngation. Considrer l'uvre d'art comme matrialisation physique, ce serait encore rester dans l' attitude naturelle. Car tant que nous considrerons la toile et le cadre pour eux-mmes, l'objet esthtique Charles VIII n'apparatra pas (p. 362). Il apparatra au moment o la conscience, oprant une conversion radicale qui suppose la nantisation du monde, se constituera elle-mme comme imageante (ibid.). Sartre vacue ainsi toute question de perception physique et de support matriel (si le tableau brle, Charles VIII en image n'est aucunement touch [p. 352]), pour faire de la

    1 ,

    14 On se rapportera par exemple Joaquin Maristany, Sartre. El circulo imaginario. Ontologia irrcal de la i11111gc11, avec une prface de X. Tilliette, Barcelone, Anthropos, 1987.

    no

    Suspension et gravit. L'imaginaire sartrien face au Tintoret

    question esthtique une question d'intentionnalit conscientielle15. C'est prcisment en niant tout lien avec le monde charnel et perceptif qu'il peut y avoir une quelconque autonomie, et donc aussi une autonomie artistique. L'exemple d'uvre choisi pour conclure le livre n'est pas fortuit. L'Imaginaire se termine sur la 7e symphonie de Beethoven, la musique tant un genre d'image qui n'a plus d 'attaches dans le rel, qui n'est plus l'analogon d'autre chose, mais qui, en tant qu'un perptuel ailleurs, une perptuelle absence, est irrmdiablement hors du rel ,, (pp. 370 et 371).

    Ainsi donc, la philosophie de l'imagination de Jean-Paul Sartre fait sans nul doute preuve d 'une radicalit indite, car elle fonde une mtaphysique de l'cart toute entire. Cependant, cette rupture ne peut s'oprer qu' condition de dtacher l'imagination de son enracinement dans le sensible et dans la chair. Cette tendance n'ira plus tard qu'en se renforant, puisque, s'il y a bien l'amorce d'une pense du corps dans la troisime partie de L'Etre et le Nant, celle-ci reste prisonnire d'un hypercartsianisme 16. Dans l'entretien intitul L'itinraire d'une pense, Sartre avoue d'ailleurs tre rest dans ses premiers travaux un philosophe de la conscience rationaliste , imbu d'un certain cartsianisme 17. Le monde de l'image est immanquablement considr comme le monde o il n'arrive rien (L 'Imaginaire, p . 29).

    Un dplacement dterminant dans la manire de penser la corrlation du sujet et de l'objet s'effectue vraisemblablement lors de la rencontre avec le plasticien Calder au dbut de l'anne 1945, lors de son voyage aux Etats-Unis. Dans le catalogue pour l'exposition la Galerie Louis Carr en octobre 1946, Sartre relate la scne primitive qui renverse son rapport l'art et l'image en gnral: Un jour que je parlais avec Calder dans son atelier, un mobile qui, jusque-l tait rest au repos, fut pris, tout contre moi, d'une violente agitation. Je fis un pas en arrire et crus m'tre mis hors de sa porte. Mais, soudain, lorsque cette agitation l'et quitt et qu'il parut retomber dans la mort, la longue queue

    15. Daniel Giovannangeli a retrac l'historique du refu s sartrien de la phnomnologie hyltique qu ' il viendra - paradoxalement - souponner d' tre complice avec l' idalisme. Daniel Giovannangeli, Le refus de la hyl chez Sartre , in : Etudes ph11011u'nolog;q11 es, n. 39-40 (2004), pp. 259-274. 16. Cf. la dmonstration de Renaud Barbaras, Le corps et la chair dans le troisime partie de /'Etre et le Nant, in: Sartre.et la phnomnologie, textes runis par Jean-Marc Mouillie, Paris, ENS, 2000, pp. 279-296. 17. Sartre avoue dans ltinerary of thought avoir t a Frenchman with a good Cartesian tradition behind me, imbued with a certain rationalism [ ... ] In my earl y work, I was a rationalist philosopher of consciousness cit d 'aprs Edward S. Casey, " Sartre on imagination , in : Paul Arthur Schilpp, The Philosophy of fean-Paul Sartre, La Salle, Open Court, 139-166, 1981, p. 166.

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    majestueuse, qui n'avait pas boug, se mit indolemment en marche, comme regret, tourna dans les airs et me passa sous le nez ,,18. Quand, dans L'imaginaire, Sartre tablit sa distinction entre rel et imaginaire, c' est la peinture qu'il a en tte, et plus exactement la peinture raliste19. Or, dans le mobile de Calder, qui n'a rien de raliste tout en tant parfaitement rel, le sujet fait l'exprience d'une uvre mettant littralement en mouvement le sujet lui-mme. Son moteur toutefois ne relve ni entirement du rgne du rel ni compltement du rgne de l'imaginaire.

    La rencontre, dcisive, avec les mobiles de Calder inaugure une rflexion sur certaines uvres qui demeurent toutefois en porte--faux avec les thories prcdentes. Sans chercher imprimer une cohrence l o il ne peut gure y en avoir, Sartre (qui n'crira jamais de trait esthtique)20 multipliera des mditations sur des artistes aussi singuliers les uns que les autres21 . Pour le dire avec les mots de Michel Sicard : Alors qu'on peut circonscrire toujours une philosophie sartrienne - au moins une par priode - l'esthtique se manifeste dans une srie de facettes dont on ne pourrait dire exactement l'unit primitive et profonde 22 . En effet, il n'y a, de prime abord, aucun lien entre Calder, Wols, Masson, Rebeyrolle, Lapoujade ou Giacometti. Dans le domaine de la littrature, Sartre s'attaquera des auteurs aussi diffrents que Baudelaire, Genet, Mallarm et surtout la biographie monumentale sur Flaubert dont l'criture s'tale sur plusieurs annes. Or, fait moins connu, Sartre prvoyait un travail quivalent peut-tre tout aussi important sur un peintre dcouvert des annes auparavant lors d'un voyage Venise: Jacopo Robusti ou encore Le Tintoret.

    Depuis 1947, Sartre nourrissait l'ide d'un grand livre sur l'Italie qui inclurait tous les aspects culturels, historiques, politiques et artistiques du pays. Lorsque la biographie sur Genet, appartenant encore nettement la phase existentialiste, est quasiment acheve en octobre 1951, Sartre part pour un sjour italien prolong. Quand un diteur lui propose un ouvrage sur un artiste, le projet totalisant est redimensionn une monographie sur Je peintre vnitien: la solution Tintoret m'est apparue

    18. Cf. Jean-Paul Sartre, Les mobiles de Calder, Paris, Carr, 1946. 19. Philippe Cabestan, L'imaginaire. Sartre, Paris, Ellipses, 1999, p. 38. 20. Mme le texte qui ressemble le plus une esthtique (Qu'est-ce que la littrature? de 1948) ne peut tre considr comme tel, son but tant d'tablir les conditions de possibilit d 'une litterature engage. 21. Cf. le tra va il considrable cet gard de Heiner Wittmann, L'estlttique de Sartre. Artistes et i11tdlc:ct11cls, tr . N. Weitemeier et J. Yacar, Paris, L'Harmattan, 2001 . 22. Michel Sicard, Esthtiques de Sartre, Obliques 24/25 (1981), numro spcial : Sartre et b arts. pp. 139-154, p. 139.

    Suspension et gravit. L'imaginaire sartrien face au Tintoret

    comme un moyen commode de ramasser mon exprience italienne 23. L'intrt que reprsente Robusti est confirm par l'article de Vuillemin que celui-ci publie en mai 1954 dans Les Temps modernes24. D'aprs Beauvoir, Sartre retourne plusieurs reprises Venise pour tudier les tableaux de prs, en 1956, et, plus longuement encore, en 195725. En novembre de la mme anne, l'article Le squestr de Venise parat dans Les Temps modernes26. Sartre y fait une analyse historico-sociale du peintre et de son contexte, prsentant Le Tintoret comme le rvolutionnaire des styles picturaux contre Titien, l'aristocrate conservateur27. Cette lecture o Sartre tente de fondre, selon la mthode qu'il appelle progressive-rgressive 28, une psychanalyse de l'individu et une tude du cadre politico-conomique, a t reue avec beaucoup de rserve par les spcialistes de la peinture vnitienne et elle relgua Sartre au rayon des philosophes cherchant leur thorie une illustration dans l'art. La rception ngative occulta toutefois le fait que, ds 1961 environ, Sartre change progressivement son approche, dlaissant peu peu l'hermneutique socio-historisante au profit d'une description phnomnologique des uvres d'une minutie parfois surprenante.

    Il semblerait que la fulguration visuelle de ces tableaux, o les corps s'entrechoquent en autant de bousculades , ait jou une part dterminante dans la transformation d'un imaginaire o l'acte de conscience s'oppose frontalement la physique du rel vers un imaginaire matriel greff sur les corps et grev par leur lourdeur.

    23. Entretien Capri avec l'hebdomadaire allemand [et non pas italien, comme l'crit Michel ThvozJ Welt am Sonntag du 6 octobre 1957, cit d'aprs Contat & Rybalka, Les crits de Sartre, p. 314. 24. Jacques Vuillemin, La personnalit esthtique du Tintoret , Les Temps modernes n. 102, mai 1954. 25. Cf. Simone de Beauvoir, La force des choses, Paris, Gallimard, 1963. 26. Jean-Paul Sartre, Le squestr de Venise, Les Temps modernes no. 14, novembre 1957 (repris dans : Situations IV. Portrait, Paris, 1964, pp. 291-346). 27. Titien, Sartre avait pu le dcouvrir de visu encore avant 1933 au Prado. A en croire le Castor, ses tableaux provoqurent son rejet total (cf. Beauvoir, La force de l'ge, op. cil, p. 91). 28. Cf. le chapitre La mthode progressive-rgressive in : Critique de la Raison dialectique prcd de Questions de mthode, t. 1 : Thorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1960 (d. corrige de 1985).

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    III. Le poids d'un corps

    " f'ai /11.'soin de lourdes prsences massives. je 111c sc11s l'ide c11 face de ces fins plu111ngcs p

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    L'criture et le style se dplacent avec le segment ddi au tableau Saint-Georges terrassant le dragon (Une premire partie est publie en 1966 dans la revue L'Arc45. La partie restante fut publie peu aprs la mort de Sartre dans le Magazine Littraire sous le titre choisi par la rdaction Les produits finis du Tintoret 46).

    Il y a enfin l'bauche la plus volumineuse s'articulant autour du tableau-cl du Tintoret, Saint-Marc dlivrant un esclave (Une partie a fait l'objet d'une publication posthume dans la revue Obliques en 1981 sous le titre Saint-Marc et son double 47. Une autre partie, indite ce jour en franais, a t publie par Michel Sicard en italien sous le titre La riproposizione plastica di un miracolo )48.

    Tandis que les considrations autour du tableau londonien qui devaient constituer la fin de la monographie sur le Tintoret ont dj donn lieu plusieurs commentaires, il est tonnant que l'analyse de la lgende de Saint-Marc qui devait constituer, selon le plan de 196249, le dbut de l'essai, n'ait pas encore reu l'attention qu'elle mrite.

    Le Miracle de Saint-Marc, peint en 1548 pour la Confraternita di San Marco et aujourd'hui l' Acadmie50, se base sur une lgende prsente chez Jacques de Voragine51 racontant comment un esclave chrtien de Provence, n'ayant pas obtenu la permission de son matre paen, dcide malgr tout de suivre sa foi et d'effectuer un plerinage San Marco, o il placera son corps sous la protection de l'vangliste. De retour au domaine, le matre le fait fustiger pour le punir, puis lui inflige une srie de supplices pour lui faire renoncer sa foi. C'est ce moment que le pouvoir de Dieu selon le texte (Robusti en fait Saint Marc lui-mme descendant du ciel) brise les outils de torture dans les mains des

    44. jean-Paul Sartre,"' Un vieillard mystifi (1957), i11 : Sartre, catalogue de l'exposition la Bibliothque Nationale de France, sous la direction de M. Berne, Paris, BNF/Gallimard 2005, pp. 186-190. 45. jean-Paul Sartre, Saint Georges et le dragon, L'Arc n. 30, octobre 1966 (repris dans: Sit1111tia11s IX, Paris, Gallimard 1972, pp. 202-226). 46. Jean-Paul Sartre, " Les produits finis du Tintoret, texte tabli par M. Sicard, Le Maga:111c littnirc 176 (1966), pp. 28-30. 47. Jean-Paul Sartre, Saint Marc et son double (Le Squestr de Venise), Obliques 24/25 (1981), numro spcial" Sartre et les arts, pp. 170-203. 48. Catalogue Sartre e /'arte, Rome, Villa Mdicis, 1987, pp. 45-47 (repris dans Jean-Paul Sartre, Tintorelto oil sequestrato di Venezia, d. M. Sicard, Milan, Marinotti, 2005, pp. 274-284). 49. Exposition Sartre, Bibliothque Nationale de France, 2005, n. 183, folio 5 (ce folio n'est pas repris dans le catalogue). 50. Ll' n11racle de Saint-Marc, 1548, Huile sur toile, 2,15m x 1,63m, Venise, Acadmie. 51. Jacques de Voragine (2004), La lgende dore, d. La Pliade, Paris, Gallimard, chap. 57, pp. 324-325.

    Suspension et gravit. L'imaginaire sartrien face au Tintoret

    bourreaux, qui - la vue de ce miracle - se convertissent immdiatement et partent se recueillir en pnitence sur le tombeau du saint Venise.

    Le tableau dvoil en 1548 devant la Confrrie fait scandale, parce qu'il reprsente littralement du jamais vu52. On y voit l'instant o Saint-Marc jaillit du ciel pour fondre sur les infidles martyrisant ce corps qui lui est consacr. Un geste inou. Car telle est Venise en 1548, commente Sartre dans son essai Saint-Marc et son double, ses vaisseaux flottent sur la mer, ses palais sur la lagune, ses princes sur les toiles accroches ses murs. Et puis, tout coup, Saint Marc, le premier, de mmoire d'homme ne plus flotter (p. 175). Dans le miracle de l'esclave, il faut voir un rupture iconographique, affirme Sartre : Le haut Protecteur avait jusqu' cette anne fatidique, l'habitude d'envoyer sur terre ses simulacres. Il change d'avis, sans crier gare, et se dplace en personne (ibid.). Circonstance qui ne fait qu'aggraver le cas: il ne s'agit pas de consoler un Doge ou de raffermir un Roi mollissant ; tau t ce drangement n'a d'autre but que de sauver un esclave (ibid.). Le saint descend donc littralement au plus bas.

    Robusti n'hsite pas accompagner ce geste inattendu d'une inventio picturale ce jour indite: Saint Marc est figur sens dessus dessous, on voit, la tte en bas, l'minent protecteur de la Srnissime. Cette tte est plonge dans l'ombre du corps : ce n'est gure elle qui domine, mais ce corps massif qui l'entrane dans sa chute. Le saint nous prsente son pied gauche, le droit n'est pas encore totalement entr dans le champ du tableau. Aux nombreuses Assomptions dpeignant l'lvation ainsi que la rarfaction du corps, le peintre trublion oppose la scne d'un tre cleste se soumettant la gravitation terrestre des corps53. Comme dans le tableau de Londres, ce n'est pas 1' interventionnisme sacr (p. 176) qui intresse le Tintoret sartrien ; leur choix ne pouvant en toute rigueur se rsumer qu' une soumission aux lois du monde incarn. Car Saint Marc ne flotte pas au-dessus de la scne : amortie ou non, la chute continue, on ne l'arrtera qu'en dtruisant le tableau (ibid.). La preuve en est donne par le manteau qui claque dans les airs ; si Marc planait, l'toffe s'enroulerait autour de lui (ibid.). La tte dans l'ombre du corps, et ce corps mme en chute - deux moyens de nous restituer la pesanteur dans toute sa passivit (ibid.). Or, c'est bien cette passivit de la chair que Sartre croit dceler au cur du processus pictural du Tintoret. La preuve, s'il en faut, est donne par le fameux Enlvement de

    52. Sartre se trompe sur ce point, car Robusti s'est vraisemblablement inspir de Sansovino qui, quelques annes auparavant, avait dj reprsent l'pisode de l'esclave (relief sur la tribune du chur de San Marco, env. 1541-44). 53. Sur le rapport du Tintoret la physique newtonienne, cf. Lucien Rudrauf. Vertiges, chutes et ascensions dans l'espace pictural du Tintoret, Atti XVll/o Congresso di Storia dell'arte, 1955, pp. 279-282.

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    Saint-Marc54 figurant le moment o, selon la lgende, les chrtiens profitent d'une tourmente pour transfrer la dpouille de l'vangliste en lieu sr. Sur le fond de remous ariens translucides, on sent tout le poids du corps hiss par les fidles. Comme l'a bien vu Vuillemin, Tintoret ritre et radicalise dans le Miracle cette sparation en un premier plan opaque et le fond transparent . Robusti veut transporter sur sa toile des solides, dans leur pleine solidit. Rsultat : une bousculade ; ces corps impntrables se cognent sans se mlanger (p.174). Devant une clture lumineuse rappelant les jardins virginaux des retables de Duccio, un enchevtrement de corps s'entasse et on comprend que les dtracteurs du Tintoret aient pu en dcrier le dsordre.

    Or, il y a bien un ordre, celui impos par le corps du saint pesant sur les prsents. Les corps sont souds les uns aux autres par cette crasante dcharge de pesanteur (p. 176). Le visible mme est organis par ce corps qui reste invisible aux yeux de tous (sauf peut-tre aux yeux de l'enfant dans les bras de cette femme reprsente en piet) ; plus que visible pour nous, le saint reste le punctum caecum du tableau.

    IV. L'-part de l'il PercCToir, c'est /J11ter contre 1111c prs1'11 . .,

    Sartre, Sai11t Marc et so11 dou/Jle

    Il convient prsent de prciser en quoi une rvision de la thorie de l'imaginaire s'est de toute vidence opre au contact des toiles du Tintoret, et en particulier face au Miracle de Saint-Marc. Les images matrielles du peintre ne sont plus le supplment d'une thorie de l'image mentale partant d'une philosophie de la conscience; ces dernires sont plutt penses sur le mode des premires, Se placer du point de vue de l'artiste, ce n'est plus opposer la ralit physique et l'irralit de l'image, mais concder au contraire une ambigut du rel dans lequel corps et image s'interpntrent. Ainsi, la plnitude n'est plus du ct du corps ni l'absence du ct de l'image, mais tous les deux participent, dans le processus cratif, d'une oscillation permanente: Le peintre n'a d'autre objet que la matire: il en regroupe les attributs autour de cette pesanteur ambigu, puissance et faiblesse, force, inertie, qui en est ses yeux l'absence (p. 176).

    Bien qu'il affirme pouvoir soutenir sa nette distinction entre imaginaire et rel propos du Tintoret ( il n'a jamais confondu le rel et l'imaginaire, p. 197), une lecture attentive ne saurait manquer le fait que

    54. L'e11li>e111e11t du corps de Saint-Marc, 1562-66, Huile sur toile, 3,06 x 4,21 m, Venise, Acadmie.

    Suspension et gravit. L'imaginaire sartrien face au Tintoret

    Sartre a lui-mme abandonn son ancienne thorie au profit d'une unit chamelle primordiale. Michel Sicard l'avait dj soulign en affirmant que selon Sartre, dans la peinture du Tintoret, il n'y a rien voir parce que prcisment le sujet n} est pas le rtinien mais le corps, la matire ressentie, vcue, subie ... 5 . Ce qui n'est pas de l'ordre du tangible - tel le centaure ou l'me - il ne suffit pas de l'imaginer, ce serait encore une clart, une amusette pour les yeux, bref, comme est le regard, un dfaut d'tre. S'il figure un envoy du Ciel, l'poque, c'est dans la tnbreuse plnitude de la chair (p. 174). L'vangliste n'est pas proprement parler visible, nanmoins sa prsence n'en est pas moins tangible: C'est le corps entier et, particulirement les muscles, tromps par une premire image, qui se sont chargs de ressentir leur manire l'invisible, c'est--dire d'en ressentir les imaginaires effets (p. 197). L'imaginaire n'est donc plus un effet d'une conscience prsupposant la mise en parenthse du corps ; ce dernier est au contraire la condition de possibilit du pathos provoqu par l'imaginaire.

    Tel est donc Le Miracle de Saint Marc: le saint troue la sparation entre les rgnes, il se loge dans le visuel sans pour autant tre visible56. Il est en cela le contrepoint parfait du tableau du Titien reprsentant l' Assomption de la Vierge l'glise Santa Maria dei Frari. La vote de nuages qui emporte la Vierge s'est dj referme et empche au regard humain de pntrer par les sens le royaume des Cieux qu'il ne pourra, par dfaut, qu'imaginer. Dans le tableau du Tintoret, ce n'est pas tellement un absent qui est donn comme prsent en image, mais un prsent qui se drobe nanmoins la visibilit pleine et se donne voir dans ses effets. Ici, crit Sartre, on ne prtend pas donner voir pour de vrai ce qui n'est justement pas visible (p. 197), mais le tableau suggre cette part d'invisible qui habite le visuel. L'imaginaire en vient ici potentialiser la perception, manifestant ses franges, ses latences, en dveloppant les composantes fictives de nos perceptions relles (ibid.).

    V. L'imaginaire, une configuration virtuelle de solides

    Tandis que dans L'imaginaire, Sartre postulait que l'imagination ne peut natre que l o la matire est nantise, la rencontre avec la peinture du Tintoret induit un dplacement vers une potique picturale qui s'intresse dsormais galement aux conditions matrielles du faire artistique. Dans le livre de Tietze sur le Tintoret qui restera sa rfrence

    55. Michel Sicard (1989), Le Tintoret. Approche d'une esthtique de la modernit, Essais sur Sartre, Paris, Galile, p. 256. 56. Nous reprenons ici la distinction propose par G. Didi-Hubermar.

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    principale57, on trouve ainsi une remarque quant aux pratiques prparatoires du peintre. Ridolfi explique en 1648 comment Le Tintoret avait l'habitude de dissquer des membres de cadavres afin de bien apprendre le jeu des muscles, en tentant d'unir ses tudes d'aprs des moulages celles d'aprs nature ; et ainsi il apprenait des uns la bonne forme, et de l'autre, l'unit et la souplesse ,,ss. Jusqu'ici, rien de parhculi_rement surprenant dans ces tudes anatomiques, si ce n'est que la d1ssechon demeure encore toujours scandaleuse au sicle de Vsale. A ct d'une attention particulire pour la matire du corps, le Tintoret exp_riment~ galement au moyen de corps inanims qu'il peut configurer a sa gtnse. Le peintre ralise, toujours d'aprs Ridolfi, des figurines de cire ou d 'argile, et aprs les avoir vtues de chiffons, il les drapait de faon souligner le jeu de leurs membres; parfois aussi, il les disposait dans de petites maisons, ou dans des dcors en perspective faits de planch~ttes et de carton, et plaait aux fentres de petits lumignons afm de regler les effets d'ombres et de lumires . Pourquoi ne pas utiliser_ d~s n:od~les _ei: chair et en os, comme d'autres peintres, dont il pourrait etud1er a 101sir la couleur sur la chair, aprs les avoir disposs selo~ ses souhaits ? N'en dplaise Sartre qui voit en Robusti le peintre J?roletaue par excellence, on ne saurait invoquer i de simples raisons econom1ques. Car il s'agit, pour le Tintoret, de configurer en image, ce qui ne peut pas tre rn acte. Ridolfi relate d'ailleurs comment le peintre suspendait ces petits modles aux poutres du plafond pour pouvoir observer les effets qu'elles produisaient vues d 'en dessous ,,59. On se mrrend to~1tefois si l'on n'y voit qu'une possibilit pour tudier momdre frais les raccourcis perspectifs plutt que de hisser en l'air un mo~le: Le Tir; taret _apprhen?e la peinture non sous l'aspect de la restitution du reel en image mais sous l'aspect d'une configuration relle de ce qui n'est_ P3: actuel. Si, contrairement la lgende qu'il propagea sans doute lm-meme et qu on retrouve jusque chez Vasari, Robusti pratiqua bien le dessin prparatoire partir de modles, celui-ci reste cependant circonscrit l'tude d'lments isols, de figures distinctes. La ma9uette en. cire o_u en argile, modele d'aprs ces figures croques, devient ensuite le heu d 'une con-figuration, solide, mais permettant tous les possibles.

    Il faudrait redcouvrir aujourd'hui la porte non seulement littraire mais galement philosophique des mditations sartriennes sur le Tintoret qui contiennent les amorces d'une pense de l'image laissant derrire elle les oppositions entre un monde rel et un monde irrel de l'image. Ce qui

    57. Hans Tietze, Ti11torctlo. The pai11ti11gs a11d drawings, Londres, Phaidon, 1948. 58. Carlo Ridolfi , Le 111tmwiglie dd/'arte, 1648, cit. d'aprs Tout /'oe11pre peint de Ti11toret, Milan, Rizzoli/ Paris, Flammarion, 1971, p . 11. 59. llid .

    Suspension et gravit. L'imaginaire sartrien face au Tintoret

    se dessine, c'est une rinsertion de l'image au sein mme du rel (l'imaginaire de ce monde, pour le dire avec Merleau-Ponty), sa rinscription dans un mdium irrductiblement sensible. Ceci implique galement de repenser la pauvret essentielle avance par Sartre : la diffrence de l'image ne se situera plus au niveau d'une quelconque irralit mais au niveau de son inactualit. Ce qui se donne voir en image ne se donne pas voir actuellement, en chair et en os, mais en puissance. Remmoration d'un absent, anticipation d'un prsent futur ou tout simplement configuration d'un possible qui ne sera jamais prsent : l'image est jamais inactuelle.

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