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Éléments de sociolinguistique d’une minorité linguistique : le cas de l’onomastique chez les Toussian 1 Mamadou Lamine Sanogo Chargé de recherche, INSS-CNRST Ouagadougou RÉSUMÉ : L’onomastique est l’un des domaines à travers lesquels il est facile de percevoir le degré d’influence culturelle des Dioula sur les Toussian. La présente étude montre que la domination du peuple colonisateur sur le peuple colonisé est remarquable pour ce qui touche tout autant les toponymes, les anthroponymes et les ethnonymes. À l’instar des Toussian, les Dioula ont baptisé et rebaptisé la quasi- totalité des peuples chez qui ils ont imposé leurs influences dont les marques essentielles sont la civilisation musulmane vs le fétichisme, l’économie de commerce vs le troc ainsi que l’usage de la langue véhiculaire vs les langues grégaires. ABSTRACT: Onomastics is one area through which the extent of the cultural influence of the Dioulas on the Toussians is easily observed. The present study seeks to show that evidence of a colonizing group’s dominance over a colonized group is equally noticeable in toponyms, anthroponyms and even ethnonyms. Following the example of the Toussians, the Dioulas have named and renamed almost all of the peoples on whom they have imposed the most salient features of their cultural influence, to wit, Islam as opposed to animist traditions, the market economy as opposed to bartering and the use of a vehicular language as opposed to the use of tribal languages. ____________ ____________

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Éléments de sociolinguistique d’une minorité linguistique : le cas de l’onomastique chez les Toussian1 Mamadou Lamine Sanogo Chargé de recherche, INSS-CNRST Ouagadougou

RÉSUMÉ : L’onomastique est l’un des domaines à travers lesquels il est facile de percevoir le degré d’influence culturelle des Dioula sur les Toussian. La présente étude montre que la domination du peuple colonisateur sur le peuple colonisé est remarquable pour ce qui touche tout autant les toponymes, les anthroponymes et les ethnonymes. À l’instar des Toussian, les Dioula ont baptisé et rebaptisé la quasi-totalité des peuples chez qui ils ont imposé leurs influences dont les marques essentielles sont la civilisation musulmane vs le fétichisme, l’économie de commerce vs le troc ainsi que l’usage de la langue véhiculaire vs les langues grégaires. ABSTRACT: Onomastics is one area through which the extent of the cultural influence of the Dioulas on the Toussians is easily observed. The present study seeks to show that evidence of a colonizing group’s dominance over a colonized group is equally noticeable in toponyms, anthroponyms and even ethnonyms. Following the example of the Toussians, the Dioulas have named and renamed almost all of the peoples on whom they have imposed the most salient features of their cultural influence, to wit, Islam as opposed to animist traditions, the market economy as opposed to bartering and the use of a vehicular language as opposed to the use of tribal languages.

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1. Introduction

Si la situation sociolinguistique de l’Ouest du Burkina Faso se caractérise par la présence de nombreuses langues assurant diverses fonctions, il est intéressant de rappeler qu’elle est le résultat d’une histoire antérieure à la période coloniale. En effet, les nombreuses ethnies (au sens Breton R. 1992) qui peuplent la partie Ouest du pays ont entretenu des contacts importants; ce qui s’est traduit, d’une part, par l’émergence d’une langue véhiculaire, le dioula et, d’autre part, par l’influence de cette dernière sur les autres langues des groupes ethniques. (Sanogo M.L. 1996 et 2000). Ainsi, les recherches sur les phénomènes de contact de langues se sont focalisées sur les monographies mettant en exergue les dynamiques et pratiques langagières, en termes d’influences lexicologiques, d’interférences. Cependant, d’autres aspects du bilinguisme sont dignes d’intérêt dans l’approche sociolinguistique des situations de contacts de langues. Sont de ceux-là, l’onomastique ou l’étude scientifique du nom propre2, branche de la lexicologie.

Ainsi, malgré l’intérêt peu manifeste de la part des linguistes

pour cette science, ce domaine de la linguistique apporte beaucoup à la connaissance des ethnies. L’onomastique est à cet effet, le reflet langagier, le miroir d’un groupe social et comme l’écrit Coulibaly A. (2004), « (…) un produit d’une société, d’une communauté, d’une ethnie données caractérisées par leur environnement, sinon leur écologie, leur histoire et leurs aspirations ». En effet, l’onomastique peut contribuer à rendre compte des conséquences et effets des phénomènes de contact des langues et des cultures, car comme l’écrit Becker C. et Faye C. (1991) « Les systèmes de nomination sont des révélateurs de la culture et de l’histoire ».

Partant de ce constat, nous avons mené la présente étude sur

l’onomastique chez les Toussian, une minorité linguistique du Burkina Faso. Les Toussian qui sont l’objet de la présente étude auraient probablement été en contact, d’abord avec les Senufo depuis la fin du XVIe siècle, d’après Hébert J. (1961 : 309). Plus tard, vers 1714 et toujours d’après la même source, Famagan Watara a dû soumettre les Toussian dans le cadre d’édification de Gouiriko, son grand royaume. Vers 1930, un certain Bala razzia Niagbankul sur les cendres duquel naîtra plus tard Tagalédougou. De nombreux autres travaux d’historiens

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relatent ces différents contacts faits d’alliances, de conflits économiques, politiques, militaires... entre les Toussian et les voisins. Les plus évoqués, à ce propos, restent les Dioula. (Person Y. 1969, Ki-Zerbo J. 1978, Konaré A. O. 1998).

Le présent article a pour objectif l’étude sociolinguistique de

l’influence des Dioula sur les Toussian. En termes spécifiques, nous comptons analyser l’onomastique toussian en nous inspirant des objectifs et méthodes sociolinguistiques afin d’étudier les conséquences du contact de langues et de cultures. Il s’agit, entre autres, de répondre aux questions essentielles suivantes : Comment se manifeste l’influence culturelle et linguistique des Dioula sur l’onomastique toussian? Quels sont les aspects de l’onomastique toussian les plus influencés par la langue dioula? Quel lien y’a-t-il entre ce domaine spécifique et la situation de minorité linguistique du pays toussian?

Cette étude entre dans le cadre de nos recherches sur les

minorités linguistiques, l’autre versant de l’étude sur les langues véhiculaires (Sanogo M.L. 1996). Elle est la suite logique et le prolongement des recherches sociolinguistiques que nous menons sur les communautés de langues minoritaires qui utilisent le dioula comme langue véhiculaire à l’Ouest du pays. Après avoir étudié les processus de domination culturelle à l’échelle du village et celui du marché, nous allons nous atteler ici à analyser le domaine de l’onomastique. Nous espérons, à cet effet, rendre compte des aspects jusque-là très peu étudiés des situations de contact de langues. Ainsi, les domaines spécifiques comme les toponymes, anthroponymes et ethnonymes seront étudiés dans le cadre des langues minoritaires en pays toussian.

Nous partons, pour ce faire, de deux hypothèses. Dans un

premier temps, nous pensons que l’influence actuelle des Dioula sur l’onomastique toussian n’est que le versant linguistique d’une domination culturelle, économique, politique et militaire remontant à la période précoloniale. L’histoire des langues étant le versant linguistique de l’histoire des communautés, la dynamique actuelle de la langue dioula en pays toussian n’est qu’une manifestation historique d’une suite d’alliances, de conflits... Notre deuxième hypothèse de travail a un fondement épistémologique. Il y a une certaine idée reçue chez des chercheurs comme El Fasi (1978 : 19) faisant croire

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qu’il y a des domaines très stables dans les langues comme « les noms de lieux qui ne changent presque jamais ». À la suite de Saussure F. (1972), nous pensons qu’il n’y a rien de stable dans une langue et que tous les domaines sont susceptibles de changement, celui de l’onomastique y compris. L’histoire des peuples colonisés et colonisateurs est truffée de revendications, voire de réclamations onomastiques tant le fait de nommer une localité, une entité politique, un peuple, un événement… n’est pas un acte neutre. Nommer est un acte politique.

Le présent article a le mérite de traiter d’un domaine qui est

encore peu étudié en Afrique de façon générale et au Burkina Faso en particulier. Compte tenu du fait de l’intérêt de l’onomastique dans diverses autres sciences comme l’anthropologie, l’histoire, la géographie, la philosophie, etc., elle mérite plus d’attention de la part des linguistes africains. Malgré son caractère précieux dans la connaissance des communautés, ce pan important de la linguistique africaine et africaniste est celui qui exploite le moins les outils linguistiques. Quand on sait que toute la zone Ouest du pays est sous l’influence du dioula véhiculaire et que la majeure partie des noms de lieux sont des doublés toponymiques, il convient de tirer la sonnette d’alarme sur les risques que représente le grand retard dans l’onomastique africaine. 2. Méthode de collecte des données

Pour cette recherche sur l’onomastique des Toussian, nous avons privilégié la collecte de données auprès des membres de la communauté vivant en pays toussian. À cet effet, nous avons mené les enquêtes en deux phases. La première phase a consisté en des entretiens semi-dirigés auprès de notables et d’enquêtés ou informateurs divers dans quatre villages toussian que sont Toussiana, Djigouera, Toussiamasso et Tagaledougou. Ensuite, au cours d’une deuxième phase, nous avons travaillé avec « des informateurs principaux » pour chaque dialecte en tenant compte de l’extrême variabilité de la langue d’un village à l’autre. Ainsi, pour le toussian de Toussiana, nous avons travaillé avec madame Koulibaly, professeur des lycées et collèges à Bobo-Dioulasso. Née à Toussiana où elle a passé son enfance, elle est imprégnée de la culture de son milieu qu’elle a étudiée au cours de son cursus universitaire. Elle nous a été

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d’une aide inestimable dans la vérification des équivalences des patronymes modernes et traditionnels. Pour le parler de Djigouera, notre informateur est Sipessia Ali Traoré (50 ans), notable à Djigouera où il réside. Instruit en français et « responsable administratif du marché » du village, il appuie les autorités coutumières locales et celles des environs dans l’application des coutumes ethniques. De même, il joue le rôle de courroie de transmission entre la jeune génération et les anciens et celui de facilitateur avec l’administration. Quant à Toussiamasso, nous avons travaillé avec Bakary Sanogo (20 ans), un élève scolarisé à Bobo-Dioulasso. Il passait ses vacances dans son village natal au moment des enquêtes. Il parle couramment la langue toussian et reconnaît les différentes variétés dialectales. Enfin, pour le parler de Tagaledougou, nous avons interrogé madame Traoré Mariam (56 ans) à Bobo-Dioulasso, comme informatrice principale. Mère au foyer, elle est l’actuelle responsable de l’une des principales familles toussian de la ville de Bobo-Dioulasso. Elle a accueilli et hébergé de nombreux Toussian venant en ville par exode rurale ou par migration temporaire.

Le rôle de ces informateurs principaux a consisté pour les uns à nous fournir les différents termes collectés et pour les autres, de nous aider en plus à les classifier suivant les catégories. De plus, nous avons eu recours aux services d’informateurs occasionnels à Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso, pour des vérifications de données et hypothèses. 3. Présentation du pays toussian

Situé à l’ouest du Burkina Faso, le pays toussian est une enclave ethnique s’étalant sur trois provinces que sont le Houet, la Comoé et le Kénédougou. Le nombre de Toussian est estimé à environ 40 000 personnes installées surtout en zone rurale et vivant de l’agriculture de subsistance. Les plus grandes concentrations de cette population se trouvent dans les parties sud et centre de la province du Kénédougou où sont situés une dizaine de villages regroupés autours des départements de Djigouera et de Banzon. On trouve également quelques villages aux alentours de la commune d’Orodra (Kourignon, Bandougou, Toussiamassom etc.). En dehors de cette zone, les autres villages toussians sont dispersés dans la Province du

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Houet (Toussiamba, Nianaba, Yorokofeso, Taga, etc.), dans la celle de la Comoé (Tagaledougou).

Carte de localisation de quelques ethnies du Burkina Faso

Du point de vue de la généalogie, la langue des Toussian

appartient au groupe des langues voltaïques ou famille Gur. Elle se situerait dans le sous-groupe Gur central aux côtés du viemo, du tiefo et du wara-niatioro. Du point de vue dialectologique, le pays toussian est divisé, d’après les travaux de Hébert J. (1961) et Wiesmann H. (2000), entre deux aires dialectales qui sont le toussian sud (Houet et Comoé) et le toussian nord (Kénédougou). Le mode de vie d’agriculteurs sédentaires en sous-groupes isolés expliquerait, en partie, le degré actuellement faible de l’intercompréhension entre les deux groupes de dialectes. Cependant, malgré les différences coutumières et linguistiques, les Toussian ont une conscience ethnique commune. Une étude dialectologique rigoureuse permettrait d’avoir une perception plus nette des différentes aires dialectales de la langue des Toussian.

Pays Toussian

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Chacune des deux aires dialectales est représentée dans notre étude par deux parlers distincts qui sont dans l’ordre : pour le toussian nord, le parler de Djigouera et celui de Toussiamasso et pour le parler sud, ceux de Tagaledougou et de Toussiamba3. Pour des raisons techniques, nous avons décidé de ne pas marquer les éléments suprasegmentaux du toussian. Nous ne disposons, à ce jour, d’aucune étude sur le système tonal de cette langue.

Nous allons étudier successivement trois domaines de l’onomastique qui sont l’anthroponymie, l’ethnonymie et enfin la toponymie. Le choix de ces trois domaines s’explique par leur degré d’influence divers très perceptible, de prime abord, en pays toussian. D’autres domaines comme la zoonymie et les parties du corps sont également touchées par cette influence grandissante. Mais, pour le moment, nous ne disposons pas de données recueillies sur ces aspects, aussi, avons-nous jugé utile d’envisager cette étude dans nos travaux à venir sur la situation sociolinguistique du pays toussian dans son ensemble. 4. L’anthroponymie

Il a existé chez les Toussian comme chez nombre de peuples de notre zone d’étude un système de nomination des hommes qui leur était sans doute propre. Si les sources d’accès à l’anthroponymie sont difficiles à trouver compte tenu de la précarité des moyens de conversation (essentiellement oral), il est à noter cependant que des survivances culturelles nous permettent de saisir des pans importants de la culture toussian. La transmission de certains prénoms est encore assurée, car les rites s’y rattachant sont en survivance chez certains Toussian surtout en zone rurale. Aussi, allons-nous focaliser notre attention, concernant l’anthroponymie, sur les prénoms d’abord et ensuite sur les patronymes. 4.1 Les prénoms

Il existe chez les Toussian trois types de prénoms qui marquent chacun un moment important dans la vie de l’individu. Nous avons d’abord, les prénoms de naissance, ensuite les prénoms de la petite initiation et, enfin, les prénoms de la grande initiation.

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Les prénoms de naissance chez les Toussian sont donnés à la naissance comme chez nombre de populations de l’Ouest africain (Bâ A. H. 1972). Nous passons sous silence toutes les festivités qu’il y a autour de la naissance d’un bébé, car comme nous le montrons dans Sanogo M. L. (2000) la coutume musulmane a entraîné la disparition des pratiques ancestrales dans beaucoup de domaines. Retenons qu’à la naissance chez les Toussian, chaque enfant « vient avec son prénom » en fonction de l’ordre de naissance suivant la descendance matrilinéaire4. En effet, les prénoms sont donnés suivant l’ordre de naissance chez la mère et chaque enfant se voit donc attribuer un nom qui est lié à son rang chrono-sexuel. Autrement dit, les prénoms de naissance sont donnés par des séries distinctes en fonction du sexe et de l’ordre de naissance des enfants d’une même femme. Ainsi, il y a une série de prénoms pour les garçons et une autre série pour les filles.

Les différentes séries de prénoms se présentent dans l’ordre selon le tableau suivant :

Tableau 1. Les prénoms de naissance

Prénoms de fille

1 Sie Yabl ou Sapir 2 San Wo 3 Ula N1an 4 Sepie Pan 5 Twaxa Sla 6 Paxa Ema 7 Kepaxa Pra 8 Siedowona Ninkε (sans prénom) ou yabldoxona 9 Sadoxona -

À partir de ce tableau, nous voyons qu’il n’y a que deux

catégories de nominaux dans les prénoms de naissance chez les Toussian. Dans un premier temps, on relève des prénoms formés à partir de constituants nominaux simples (base + nominant). Il s’agit des six premiers prénoms chez les garçons et des sept premiers chez les filles.

Ensuite, viennent les prénoms formés de nominaux dérivés comme le septième prénom de la liste chez les garçons. En

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revanche, cette dérivation ne commence chez les filles qu’à partir de la huitième. En effet, après le sixième chez les garçons, la liste revient cette fois avec un processus de création lexicale par la préfixation d’un morphème /Ke-/ exprimant la reprise de la série /Ke-paxa/. Cependant, ce processus est très bref, car ne s’appliquant qu’à cette unique place dans les prénoms toussian. Ainsi, à partir du huitième prénom chez les garçons, nous passons à un autre processus qui consiste cette fois en la suffixation de /-doxona/ marquant la répétition : /Sie-dowona/ et /Sa-doxona/. Comme dans la préfixation, ce deuxième processus signifie également qu’il y a une reprise de l’ordre chronologique. Chez les filles, en revanche, cette reprise de l’ordre chronologique n’est marquée qu’à partir de la huitième personne. Contrairement à la série des garçons, la septième fille a un prénom de naissance /Pra/. Cependant, le système des prénoms n’est pas plus favorable aux filles qu’aux garçons, car pour la huitième fille : “ elle n’a pas de prénom ” /Ninkε/.

Notons tout de même que si le système traditionnel prévoit

une certaine limitation des noms de naissances, les familles sont obligées de trouver une astuce. À titre d’exemple, dans les familles où naîtraient, chez une même femme, plus de filles que ne prévoit la liste, on se réfère par analogie à la série des garçons. Ainsi certaines filles reçoivent alors les prénoms de Yabldoxona (huitième fille) et Wodoxona (neuvième fille).

De même, le système des prénoms chez les Toussian connaît des réglementations qui permettent d’éviter certaines confusions au cas où les enfants de mêmes séries sont de mères différentes. Ainsi, au cas où le mari aurait deux ou trois, voire quatre femmes, il y a de forts risques de confusions suivant la liste traditionnelle. La communauté toussian a prévu, dans ces cas, de faire appel au prénom de chacune des différentes co-épouses à l’évocation de celui de leurs enfants respectifs. Cette disposition coutumière a pour effet de lever l’ambiguïté dans l’appellation des enfants au sein d’une même famille. Exemples, le prénom Slakmo est attribué à la 5e fille de la femme forgeron. Il est formé à partir de Sla (5e fille) et de Kumo (forgeron) ». Nous avons également Wosedi composé de Wo (1re fille) et de Sedi (Prénom adulte « Chat sauvage ») « Première fille de Sedi » ou encore Piesandi qui vient de Pie ou Sepie et de Sandi (Prénom d’adulte « L’aiguille ») pour dire le 4e fils de Sandi.

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Remarquons qu’en plus de ces prénoms de naissance, la famille peut décider, compte tenu des événements survenus lors de la naissance ou en tenant compte d’autres facteurs, d’ajouter un autre prénom au premier. Ce sont, par exemple les prénoms donnés suite à une succession de décès de nourrissons chez la même mère, une grossesse après terme comme Nyagwan ou mEnkOnO chez les Bambara ou encore après un malheur survenu dans la famille ou dans le village comme le décès du père géniteur avant la naissance (Fako), une naissance gémellaire (Koniba), etc. De même, des événements du calendrier comme le mois de ramadan [Sungalo5] ou certaines fêtes célébrées dans le pays [Seriba]6 peuvent expliquer un prénom supplémentaire. Dans la plupart des cas, l’usage de ce second prénom de circonstance supplante le prénom traditionnel. Par exemple, un San Koniba sera très souvent appelé Koniba (deuxième fils né après les jumeaux). Il en est de même pour un Ula Fako ou Fako va paraître plus souvent que Ula, (3e garçon, né après le décès de son père géniteur).

Ces prénoms de naissance, avec ou sans prénoms de circonstance, ne sont cependant pas définitifs. D’autres événements sociaux non moins importants viendront ajuster et compléter le système de prénom chez les Toussian : ce sont, dans l’ordre, la petite initiation et ensuite la grande initiation. 4.1.1 La petite initiation ou sékweke

Ouverte et obligatoire à tous les membres de la communauté, la petite initiation est une étape très importante dans la vie des Toussian. En effet, elle marque une seconde naissance, le début d’une vie d’enfant, l’entrée dans les liens sociaux pour l’initié. Si l’événement le plus marquant de cette initiation est la circoncision pour les garçons et l’excision pour les filles, c’est également le lieu de rappeler qu’elle constitue une rupture avec une vie de nourrisson et marque l’entrée dans le monde des adultes, quoique d’autres étapes restent à franchir pour atteindre ce stade (Dieterlen G. 1951 et Zahan D. 1960).

Au cours d’une cérémonie organisée à l’occasion de cette petite initiation, un poulet est sacrifié au nom du candidat. Celui-ci « abandonne » désormais son prénom de naissance et se voit attribuer un autre inspiré du grand livre de la nature et de son environnement. Ce prénom issu de la petite initiation est un

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nom de fétiche, un zoonyme ou celui d’une divinité abstraite. C’est le cas par exemple de Sensi ou encore de Sipessia.

Cette cérémonie regroupe les membres d’une même classe d’âge, filles et garçons. Règle générale, les filles ne font que cette petite initiation au cours de laquelle elles sont excisées. Cependant, les filles des balafonistes sont les seules autorisées à prendre part à cette cérémonie même si elles n’ont pas l’âge de l’excision. Cette disposition exceptionnelle s’explique par la place très importante que ce groupe occupe chez les Toussian. (Hébert J. 1972).

À la fin de cette petite initiation, le nouvel initié qui vient

ainsi « de prendre » son nouveau prénom ne devra plus être désigné par celui attribué à la naissance. Les autres membres de la société sont tenus de ne plus le rappeler sinon ils risquent de courir une peine d’amende. Hebert J. (op. cit.) a dressé une liste des pénalités que la communauté inflige en pays toussian. Sur cette liste, le manquement à cette tradition de ne plus évoquer le prénom de naissance d’un initié en fait partie. C’est la raison pour laquelle il ne devrait pas y avoir, en pays toussian, d’adultes portant les prénoms que nous avons vus au tableau 1 des prénoms de naissance ci-dessus. L’initié grandira avec ce second prénom jusqu’à la grande initiation, s’il en a l’occasion. 4.1.2 La grande initiation ou dotOnOn

Cérémonie organisée une fois tous les quarante ans à

l’occasion de la sortie des masques toussian7, la grande initiation est un moment déterminant dans la vie du Toussian. En effet, c’est en ce moment que l’on donne le dotOnenNiNE ou prénom de la grande initiation. Il marque le tournant définitif de la désignation car, non seulement il ne peut plus être changé, mais, le sujet n’est plus désigné et interpellé que par ce seul prénom.

À ce stade, c’est le candidat à l’initiation qui choisit lui-même son prénom. Il peut choisir un nom de fétiche ou d’une divinité auquel il sera toujours lié pour des obligations supplémentaires. Ces obligations sont, par conséquent, individuelles et ne sauraient être imposées aux membres de la famille ou de la communauté. Il peut également choisir un nom d’animal et celui-ci devient automatiquement son totem. Il ne

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peut, par conséquent, ni le tuer ni même le chasser. L’animal ou la divinité dont il porte désormais le nom totémique sera également considéré comme son génie protecteur en brousse comme au village.

Au cas où le candidat ne peut pas prendre part physiquement à la cérémonie de la grande initiation, la communauté prévoit une participation par procuration. En son nom, les membres de la famille choisissent le dotOnOnNiME ou prénom de grand initié qu’ils communiqueront plus tard à l’intéressé. Les sacrifices nécessaires sont faits en son nom. Il en est de même pour ceux qui, pour des raisons diverses, sont amenés à ne pas pouvoir suivre tout le programme des rituels8.

De nos jours, le système des prénoms toussians fait face à deux problèmes majeurs le mettant en danger de disparition. Il s’agit de la non-prise en compte des spécificités culturelles des populations par l’administration issue de la colonisation, d’une part, et du processus de recul culturel qui frappe les peuples et les minorités linguistiques, d’autre part. Ainsi, au niveau de l’administration, la pratique qui consiste à fixer une fois pour tous les prénoms à la déclaration de naissance sur un registre administratif est une entrave assez importante à la survie culturelle des Toussian. En effet, après la déclaration de naissance tous les prénoms d’initiés seront écartés, car ni le premier prénom si le second ne peuvent être utilisés comme le veut la tradition. Le pire est que l’on ne peut même pas « se faire appeler » par son dotOnOnNiME au cas où l’on aurait la chance de passer les épreuves de la grande initiation.

Quant à la situation des minorités linguistiques qui est celle des Toussian, il faut reconnaître qu’elle les plonge dans un contexte de domination par rapport aux groupes linguistiques à langues dominantes ou langues prioritaires selon l’expression de Mackey W. (1976 : 19). Cette domination s’exprime à travers le prestige et la puissance de ces langues dont les locuteurs ont successivement colonisé le pays toussian. Leur situation actuelle qui est un bilinguisme enchâssé se traduit par la suprématie du français (langue officielle du pays) suivi par la domination du dioula (langue véhiculaire de la région). Le bas de cette pyramide des langues est alors occupé par les multiples langues minoritaires à fonction grégaire dont fait partie le toussian.

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Dans le domaine de l’onomastique cette situation se manifeste par une forte présence des prénoms musulmans comme Bakari, Seydou, Lassina, Ali etc. Nous avons également beaucoup de prénoms catholiques comme Pascal, François, Jean etc. L’évolution actuelle du système des prénoms tend à favoriser donc ces prénoms d’inspiration musulmane et catholique qui apparaissent systématiquement sur les registres de l’état civil en plus des prénoms de naissance. Les prénoms issus de ces deux religions sont considérés comme modernes aux yeux des Toussian au point où il est rare de trouver le prénom traditionnel de naissance sur les registres des mairies. Cependant, la relative longue influence des Dioula a fait acquérir aux prénoms musulmans une certaine habitude au point de les laïciser. A Djigouera par exemple, le fait de s’appeler Ali ou Amadou, Aminata ou Fatoumata n’a rien de systématiquement musulman. Les prénoms musulmans sont donnés aux enfants par conformisme à une pratique devenue une habitude de la communauté. 4.2 Les patronymes

Chez les Toussian comme chez nombre d’ethnies minoritaires de l’Ouest du Faso qui ont subi l’influence culturelle des Dioula musulmans, les patronymes traditionnels ont disparu. Ce phénomène peut s’expliquer par l’influence des noms musulmans à consonance musulmane qui sont empruntés chez les Mandingues. Ainsi, à titre d’exemple, si les Toussian autochtones actuels de Djigouera ou de Yorokofesso prétendent avoir pour nom de famille : Traoré, Ouattara, Kouroubaly, Sanogo et Bar, etc. il faut reconnaître à la suite de Hébert J. (1972) que l’anthroponymie toussian authentique a existé et l’on peut encore retrouver des traces. C’est ainsi que Hébert J. (Op. Cit. : 14-15) a retrouvé les quelques patronymes authentiques et a établi ainsi les équivalences avec ceux du domaine mandingue-musulman.

Tableau 2. Les équivalences des patronymes chez les Toussian

Patronyme mandingue/musulman Patronyme authentique

Coulibaly Sébé Traoré / Sanogo Silbi

Baro Yibi Watara Sombé

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Il ressort de ce tableau que tous les patronymes toussians ont donc un équivalent en mandingue-musulman. Cette situation peut s’expliquer par une certaine emprise de la colonisation dioula sur cette communauté restée longtemps réfractaire à l’islam. Depuis les travaux de Binger G. (1892), il est connu que l’influence des Dioula de Kong dans les domaines économique et commercial ainsi que leur prestige politique et économique ont été des éléments non moins importants de leur expansion dans la zone.

Si ces patronymes mandingues et musulmans ont une certaine connotation moderne, et dirait-on « civilisée », ils représentent par conséquent une certaine manière de vivre qui n’est pas sans rappeler les courants d’influence dioula. Porter ces patronymes est devenu maintenant un phénomène de mode à telle enseigne que même les animistes et les autres catholiques se nomment ainsi. Les transformations dans le domaine de l’anthroponymie traduisent une certaine volonté des Toussian de ressembler aux voisins musulmans-dioula. À cet effet, nombre de Toussian et même des moins jeunes ne connaissent pas les patronymes authentiques. Deux facteurs peuvent expliquer le degré d’extinction actuelle de ces patronymes. Nous avons, dans un premier temps, l’influence précédemment évoquée et ensuite l’entrée en scène de l’état civil. Il faudra remonter aux pratiques des commis sous l’administration coloniale pour comprendre la portée de cette affirmation. En effet, les interprètes et autres commis de l’époque pouvaient s’accorder la liberté de changer les patronymes des administrés suivant leur humeur (Bâ A.H. 1972). Et comme les Toussian eux-mêmes avaient entamé un système d’équivalence, nous pensons qu’il a été privilégié au détriment des patronymes authentiques.

Le cas des Toussian n’est pas isolé. Il s’agit d’une vague qui

s’est emparée des régions colonisées par les Dioula. Les régions concernées sont l’Ouest du Burkina Faso, le Nord de la Côte d’Ivoire (Dérive J. M. 1985) et le Sud du Mali. Dacher M. (1997) qui a travaillé sur les Gouin (cerma) dans la province de la Comoé, des voisins des Toussian, a également relevé le même phénomène chez cette population. Le refus du patronyme authentique, celui lié et donné par le terroir est une manifestation de l’acceptation de l’influence du peuple colonisateur. Plus cette influence est grande, plus la tendance à

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perdre les items authentiques est importante, comme ce qui est arrivé aux Toussian. 4.3 L’ethnonymie

Une des populations autochtones de l’Ouest du Burkina Faso, les Toussian sont connus du monde scientifique et dans le discours ordinaire sous l’appellation « tousignè, tusigne » qui sera francisée « Toussian ». Le terme toussian qui est utilisé dans tous les textes relatifs à ce peuple viendrait de l’appellation [tuSEn]9 que leur auraient donné les voisins dioula, par le processus que Diagne P. (1978 : 13) appelle « des déformations par formulations non originelles ». Dans ce cas, il s’agit d’une création d’un nom étranger au peuple qui sera ainsi nommé. Il s’agit d’un phénomène courant, car selon Diagne P. (1978 : 13), « Les Soninké se disent Wangara, les Wolof sont des Waalo Waalo, des Kayoor Kayoar, des Jolof Jolof. Le Soninké devient Saraxulle pour le Wolof, le Pullo un Peul. Le terme Bassari n’est pas employé par les peuples de ce nom ».

Quant aux autonymes ou formulations originelles, ils sont variables d’un point à un autre de l’espace dialectal toussian. Les Toussian n’ont pas une manière commune de désigner leur ensemble ethnolinguistique et chaque sous-groupe n’a des termes que pour désigner ceux vivants sur son espace. Les Toussian ne sont pas les seuls à ne pas avoir pas un terme pour désigner l’ensemble ethnique. Les Wara (Samue) et les Niatioro (Sama) ne sont-ils pas une seule ethnie? De même, les Dzungooma et Kpragooma ne doivent une appellation commune Samogo qu’aux Dioula. Il en est de même des Narérégués, des Tagwa, des Sicités, des Sipirés qui sont tous désignés Senufo par les mêmes Dioula. D’après Capo H. (1980) qui a travaillé sur le cas des Gbe du Bénin, l’une des difficultés dans la dénomination des entités ethniques en Afrique viendrait de cet éclatement dans la dénomination des sous-groupes d’un même ensemble.

Chaque sous-groupe de locuteurs d’un dialecte semble se reconnaître dans une appellation spécifique relative à sa manière de nommer également son parler. Ainsi, nous avons, pour les zones étudiées, une série d’appellations comme ce qui ressort du tableau suivant.

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Tableau 3. Auto-appellation des différents dialectes

Dialecte Auto-appellation Djigouera Turu Toussiamba WunE Tagaledougou MOni Toussiamasso Tere

Comme nous le voyons, cet éclatement dans les appellations

n’est pas sans conséquence. En effet, il rend difficile la perception des degrés de liens entre les différentes branches d’un même ensemble et laisse souvent la porte ouverte à des interprétations maladroites. Les différentes auto-appellations des dialectes toussian ne font aucune référence à la division dialectale entre le Nord et le Sud. Combien de chercheurs n’ont-ils pas été tenté de voir un lien génétique entre les (Dzungo, Prango et Jowulu) et les San tous dénommés Samogo par les Dioula? Combien sont les études qui ont assimilé les Bwaba (parlant une langue voltaïque bwamu) aux Mandarè (parlant une langue mandé) parce que tous communément appelés Bobo? 4.4 La toponymie

Les principaux villages toussian au Burkina Faso se caractérisent, dans la dynamique sociolinguistique actuelle, par une substitution toponymique du dioula à celui du toussian. D’après une carte établie par la Mission Catholique de Toussiana10, il n’y a pas un seul village dans cette zone qui porte administrativement un toponyme toussian.

Tableau 4. Appellations de quelques villages toussians

Toponymes traditionnels Toponymes administratifs

Mpra Djigouera Tuwoke Soubagagnedougou

Kun Kyini Banonso Banzon

Kose (toussiamba) Toussiana

(suite du tableau page suivante)

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Toponymes traditionnels Toponymes administratifs

KetEnfo (yorokofesso) Toussiana YOnONanaba Toussiana

Kesa Kansanga Jon Jan

Kuoko Kaka Sinkani Serekeni

Gnawore Gnawe YingbObkwil Tagaledougou

Kuluke Kolokaga Muklon Gosiamandara

Sun Jasaga TEki Taga

TEfokwil Tapoko

SOnkwil Beregadougou

De ce tableau, il ressort deux faits importants relatifs aux destins des toponymes toussians. Premièrement, tous les autres villages toussian ont soit changé de nom comme Mpra, Tuwoke et Sun, soit pris un nom dioula, mais cela marqué par une certaine proximité de résonance comme Sinkani, Kukule ou Banonso. Deuxièmement, même les toponymes considérés par certains Toussian comme authentiques se révèlent être des emprunts au dioula. C’est le cas de Yorokofesso (Chez Yoroko) et celui de Toussiamba (Grande souche toussian).

Le cas des Toussian est intéressant de ce point de vue, car il

vient bousculer des idées reçues à propos de la prétendue stabilité de certains domaines des langues, notamment les toponymes. Ainsi, contrairement à ce que pense El-Fasi (1978), la toponymie n’est pas le domaine le plus stable des langues. Cette remarque est aussi bien valable dans la généralité sur les phénomènes de langue que dans l’onomastique. Il est connu depuis les travaux de Saussure F. (1972) que tout est dynamique dans une langue. Les éléments relativement stables dans une langue sont fonction des aléas historiques qui déterminent les domaines du changement linguistique.

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5. Conclusion

La présente étude sur l’onomastique toussian nous a permis de nous rendre compte du degré réel de l’influence culturelle des Dioula sur ce groupe minoritaire. Plusieurs aspects de l’onomastique sont touchés par cette dynamique grandissante. Dans ce contexte de bilinguisme généralisé, la communauté toussian connaît de profondes mutations culturelles dont l’onomastique est le reflet linguistique le plus visible. En effet, si les origines de cette mutation culturelle et linguistique remontent à la période pré-coloniale, toutes les influences successives ont laissé la place aujourd’hui à celle des Dioula. Même le système des prénoms qui a été emprunté aux Senufo n’a pas résisté à la domination des conquérants musulmans et commerçants.

La leçon principale qu’il convient de retenir de cette approche est que rien n’est statique dans la langue et même des domaines aussi réputés conservateurs sont modifiables au gré de l’histoire de ceux qui utilisent les appellations. Les minorités dont font partie les Toussian devront voir et revoir leur onomastique s’ils veulent réécrire leur histoire, analyser leur communauté. Le constat que nous venons de faire en ce qui concerne les dénominations n’est que la manifestation d’une situation de contact de langues et de cultures qui a évolué vers le bilinguisme généralisé. La situation de minorité linguistique des Toussian reste marquée dans le domaine de l’onomastique par la substitution linguistique dans les patronymes, les toponymes et l’ethnonyme, la superposition linguistique dans les prénoms.

La langue des Toussian qui est très fortement influencée par le dioula à laquelle elle emprunte beaucoup est dans une situation de langue dominée. Le génie linguistique de la création lexicale semble orienté vers l’adoption des items en provenance d’une langue d’une autre famille (mandé). Dans cette situation où tout semble encore indiquer que le prestige et la domination du dioula va en grandissant, on est alors en droit de se poser la question suivante : jusqu’à quand le toussian gardera-t-il encore les traits qui fondent sa classification dans la famille voltaïque ou gur?

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NOTES 1. La première version du présent article a fait l’objet d’une

communication sous le titre : « éléments de l’onomastique toussian » au colloque international sur le thème : “ les langues gur ” tenu du 18 au 23 février 2001 à Kara / Togo. Les données ont été réactualisées au cours d’autres missions de recherches que nous avons menées en pays toussian.

2. Le nom propre désigne toute substance distincte de l'espèce à laquelle elle appartient. Il ne possède en conséquence aucune signification, ni aucune définition.

3. D’après notre informatrice principale de Toussiana, il y aurait trois dialectes distincts qui sont celui de Yorokofesso, le dialecte de Nienamba et enfin le dialecte central qui est celui de Toussiamba. La dynamique actuelle de cette nouvelle ville nécessite un approfondissement de sa dynamique linguistique afin de mesurer la vitalité des dialectes précédemment cités.

4. Les Toussian sont un groupe patrilinéaire, selon notre informatrice madame Coulibaly. Nous avons relevé cette manière de nommer suivant l’ordre matrilinéaire –au cours d’autres missions de recherche- chez les Wara, les Senufo (Sipire et Naneregue), les Sembla, les Tiéfo et les Sèmè et d’aucuns de nos informateurs, en l’occurrence Ouattara Djina (80 ans), notable à Noumoudara, que nous avons rencontré en Août 2001 pense que le système des prénoms a été emprunté aux Senufo. Des travaux de recherches menés en pays Senufo notamment à Sokoraba, Koloko, Kangala, Kourouma, Sindou…, nous avons effectivement constaté que le système des prénoms fonctionne de la même manière.

5. Sungalo est un composé dioula de sun « jeûne » et de kalo « lune » signifiant le mois de carême musulman.

6. Sériba « tabaski » se composé de séli « fête, prière » et de l’augmentatif ba « grand ».

7. Notons que chez les Toussian de Toussiana, cette cérémonie au cours de laquelle sort le masque toussian n’a lieu qu’une fois tous les 40 ans. La grande initiation chez les Toussian de Djigouera a lieu en mai-juin 2001. Selon le chef de village qui a officié les traditions, il y a de cela 20 ans qu’il ne s’était déroulé aucune cérémonie Toussian dans son pays. Il aurait décidé de « réveiller » les pratiques ancestrales qui n’ont que trop souffert de la colonisation mandé-musulmane et plus tard occidentale.

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8. Certains initiés de Djigouera sont rentrés pour des raisons de scolarité avant la fin du calendrier. Mais leur initiation est considérée comme pleinement accomplie selon le chef des traditions que nous avons rencontré le lendemain de la cérémonie de sortie des initiés.

9. D’après nos informateurs, ce mot serait un composé mandingue formé de tu « herbes » et de Ñn « labourer », car les Toussian seraient de braves cultivateurs.

10. Cette carte figue en annexe 5, page 177 de l’équipe toussian de la Société Internationale de Linguistique, BARRO Ketandi, COULIBALY Soungalo, WIESMANN Hannes, 2004,dictionnaire toussian-français français-toussian.

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