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EL CLUB DUMAS DE A. PÉREZ-REVERTE: LE REPAIRE DU DIABLE GILLES DEL VECCHIO Université de Bourgogne Dans son roman El club Dumas, Arturo Pérez-Reverte fait le choix de recourir à diverses formes littéraires qu'il entremêle harmonieusement afin de créer un roman particulièrement original. Les procédés du uilleton, du roman gothique ou encore du roman policier coexistent et s'entrecroisent afin de tisser un réseau complexe de références littéraires. L'architextualité 1 -entendue comme le rapport qu'établit un texte avec le genre auquel il appartient- acquiert dans ce cas une charge pluridimensionnelle puisque le texte n'entre pas en relation avec un genre mais avec plusieurs sans appartenir définitivement à l'une de ces catégories littéraires. Cette initiative de l'auteur montre à quel point Pérez-Reverte a souhaité intégrer pleinement le livre -son contenu, son genre, sa rme, sa valeur- dans El club Dumas. De it, le roman nous invite à pénétrer le cercle restreint des bibliophiles ainsi que l'univers secret des livres anciens. Rien d'étonnant dans ces conditions à ce que le livre ne se limite pas à un simple élément ornemental ou propice à intégrer une anecdote. Il figure directement au coeur de la trame, sa présence est manifeste tout au long du roman et i l acquiert un statut particulier qui l'assimile à un personnage. 1 J'adopte la terminologie de Gérard Genette dans Palimpsestes. La lilléralure au second degré, Paris : Editions du Seuil, 1982. HISP. - 22 - 2005 165

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EL CLUB DUMAS DE A. PÉREZ-REVERTE: LE REPAIRE DU DIABLE

GILLES DEL VECCHIO

Université de Bourgogne

Dans son roman El club Dumas, Arturo Pérez-Reverte fait le choix de

recourir à diverses formes littéraires qu'il entremêle harmonieusement

afin de créer un roman particulièrement original. Les procédés du

feuilleton, du roman gothique ou encore du roman policier coexistent et

s'entrecroisent afin de tisser un réseau complexe de références littéraires.

L'architextualité1 -entendue comme le rapport qu'établit un texte avec le

genre auquel il appartient- acquiert dans ce cas une charge

pluridimensionnelle puisque le texte n'entre pas en relation avec un genre

mais avec plusieurs sans appartenir définitivement à l'une de ces

catégories littéraires.

Cette initiative de l'auteur montre à quel point Pérez-Reverte a

souhaité intégrer pleinement le livre -son contenu, son genre, sa forme, sa

valeur- dans El club Dumas. De fait, le roman nous invite à pénétrer le

cercle restreint des bibliophiles ainsi que l'univers secret des livres

anciens. Rien d'étonnant dans ces conditions à ce que le livre ne se limite

pas à un simple élément ornemental ou propice à intégrer une anecdote. Il

figure directement au coeur de la trame, sa présence est manifeste tout au

long du roman et il acquiert un statut particulier qui l'assimile à un

personnage.

1 J'adopte la terminologie de Gérard Genette dans Palimpsestes. La lilléralure au second degré, Paris :

Editions du Seuil, 1982.

HISP. XX - 22 - 2005 165

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Gilles DEL VECCHIO

Nous relèverons dans un premier temps les diverses manifestations du

livre dans le roman et nous nous intéresserons par la même occasion au

statut de livre/personnage dans l'enquête menée par Lucas Corso. Ce

travail préalable nous permettra de dégager la fonction narrative du livre

au sein du roman.

C'est le personnage de Lucas Corso qui retiendra par la suite notre

attention : l'érudition qui le caractérise, la double mission qui lui est

confiée et surtout l'erreur d'interprétation commise par l'enquêteur par

excès de connaissances. En ce sens, l'intertexte se dote d'une dimension

doublement diabolique : une partie considérable des références intégrées

dans le roman s'organise autour de la représentation du diable, mais

l'aspect diabolique réside également dans la saturation intertextuelle qui

conduit Lucas Corso sur une fausse piste.

Enfin, nous établirons un lien entre les bibliophiles ou autres

spécialistes du livre et la notion de Mal afin de dégager la part

d'exemplarité qui émane de El club Dumas.

1 - LE STATUT DU LIVRE DANS EL CLUB DUMAS

10 LES DIFFÉRENTES FORMES DE MANIFESTATIONS

INTERTEXTUELLES

Que le roman de Pérez-Reverte établisse des liens avec une

production littéraire antérieure ne constitue nullement un cas de figure

exceptionnel. Il est désormais largement admis que rien ne peut être écrit

qui ne l'ait déjà été. Le rapport intertextuel, défini comme la capacité

inhérente au texte de réécrire un autre texte 1, apparaît comme absolument

incontournable. Ce phénomène est ressenti comme le degré de saturation

atteint par la production littéraire. Certains théoriciens comme Julia

Kristeva rejettent le principe d'une quelconque volonté de l'auteur.

D'autres, plus nuancés, estiment que l'intégration répétée d'une même

1 C'est ce que développe Julia Kristeva dans Séméiotiké. Recherches pour une sémanalyse, Paris :

Editions du Seuil, 1969.

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El club Dumas de A Pérez-Reverte

référence implique nécessairement une prise de position de la part de

l'auteur.

La principale difficulté en matière d'intertextualité reste le problème

du repérage. Cette étape demeure fondamentale si l'on souhaite par la

suite analyser l'écart entre le texte du départ (d'où provient l'intertexte) et

le texte récepteur (celui dans lequel s'intègre l'intertexte). Même dans les

cas les plus fidèles -les cas de citations-, le déracinement que suppose

l'opération modifie profondément l'interprétation à donner à l'intertexte 1•

Mais l'intertexte n'est pas tenu d'être aussi visible qu'une citation ; il peut

s'agir de quelque chose de beaucoup moins précis et de plus fugace

comme une simple impression de déjà vu ou un effet de mémoire. Lucas

Corsa en fera les frais : « Tras aquella pirueta de su memoria, con la

ins6lita asociaci6n de ideas y personajes, Corso se rasc6 la cabeza

desconcertado » (p. 143)2.

Toutefois, le risque de non-perception est extrêmement limité dans El

club Dumas. Les renvois aux genres sont amplement soulignés par le

comportement d'enquêteur de Corso (roman policier), par les débats

autour d'Alexandre Dumas et la production littéraire du XIXe siècle (le

feuilleton) et même par le titre de certains chapitres « Un recurso de

novela g6tica » (p. 521 ).

Par ailleurs, l'aspect quantitatif constitue également une aide

précieuse. Si une référence intertextuelle peut ne retenir que

subrepticement l'attention du lecteur, la quantité considérable de

manifestations intertextuelles ne peut laisser le lecteur indifférent. Elle est

la preuve que le livre -en tant qu'objet mentionné- mérite de retenir

l'attention, qu'il se trouve au cœur de la trame et qu'il aura d'inévitables

retombées sur le dénouement de l'enquête.

De plus, les choix en matière de formes intertextuelles sont également

révélateurs de la volonté de l'auteur d'impliquer le lecteur dans le

repérage. L'allusion, qui présente le plus de risques en matière de

repérage, est le procédé le moins utilisé. On en retrouve la trace

essentiellement dans le rapport qui unit Corso à Irene Adler. L'identité du

personnage féminin conduit Corso à réagir par un signe de complicité

1 Les différentes modalités de l'intégration de la citation sont étudiées par Antoine Compagnon, la

seconde main ou le travail de la citation, Paris: Editions du Seuil, 1979. 2 Les numéros de pages renvoient à ! 'édition suivante : Arturo Pérez-Reverte, El club Dumas, Madrid :

Suma de Letras, Punto de lectura, duodécima edici6n, 2003.

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intertextuelle : « Elemental -dijo. Y tuvo la certeza de que se encontrarian

de nuevo » (p. 209).

Irene Adler semble sortie d'un roman de Conan Doyle, impression

confirmée par le passeport du personnage qui domicilie la jeune fille à

Londres 221 b Baker Street (p. 317).

Mais pour l'ensemble, l'intertexte se manifeste dans le roman de la

façon la plus criarde qui soit : la référence ou la citation. Les références

peuvent intégrer le titre, les noms de l'auteur et de l'éditeur, la date de

publication ainsi que d'autres informations détaillées sur l'aspect du livre,

voire sur la bibliothèque à laquelle il appartient. Références et citations se

conjuguent parfois pour éclairer le lecteur autour de Las Nueve Puertas,

le livre qui fait l'objet de l'enquête de Corso

El dossier de Varo Borja coincidfa con la Enciclopedia de

impresores y libros raros y curiosos, de Crozet: TORCHIA, Aristide.

lmpresor, grabador y encuademador veneciano. (1620-1667). Marca

tipografica: una serpiente y un arbol desgajado por el raya. Se form6

como aprendiz ... (pp. 113-114).

Il s'agit, par la concentration de données, l'association référence/

citation et la longueur du texte cité, d'élaborer un système <l'Autorité

autour d'un livre inexistant mais essentiel pour le déroulement du roman.

La Bibliografia Universal de Mateu (p. 105) -tout aussi fictive- répond

exactement au même besoin.

Le travail de recensement et d'identification de l'abondant intertexte

présent dans El club Dumas a déjà été effectué par Cécile Vilas 1

ainsi que

par José Manuel L6pez de Abiada et Augusta L6pez Bernasocchi2. Mais

l'intertexte, si dense soit-il, n'est jamais contraignant. Sa méconnaissance

ne constitue à aucun moment un obstacle à la compréhension de la trame

romanesque.

1 Cécile Vilas, « De incunables, xilografias y encuadernaciones: la tematica del libro antiguo en El club

Dumas o 'nadie lee impunemente un libro en el siglo XX'» in Territorio Reverte, Madrid: Editorial

Verbum, 2000, pp. 458-480. 2

José Manuel L6pez de Abiada y Augusta L6pez Bernasocchi, « Para una gramàtica del best-séller desde

el canon literario: El club Dumas como paradigma » in Sobre Héroes y libros. la obra narrativa y

periodistica de Arturo Pérez-Reverte, Murcia : Nausicaa, 2003, pp. 185-237.

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2° L'INTERTEXTE DIABOLIQUE

Ces considérations sont également valables pour l'appareil intertextuel relatif au diable. Les références en la matière sont nombreuses et leur présence est motivée par la nature même de l'enquête menée par Lucas Corso. Les travaux qu'il consulte, les informations qu'il échange avec Varo Borja -le bibliophile tolédan-, ou Frida Ungern -la spécialiste en sorcellerie établie à Paris- injectent dans le roman une masse de références destinées à augmenter la crédibilité autour du livre diabolique par excellence : Las Nueve Puertas. L'intertexte diabolique élève la démonologie au rang de science à part entière, une science qui ne s'improvise pas et qui exige un savoir que les spécialistes détiennent et que Corso est en train de rassembler progressivement. Le lecteur est d'une certaine manière exclu de ce savoir, ce qui ne fait qu'accroître l'aspect scientifique des informations recueillies.

Au centre de l'intertexte diabolique figure le volume imprimé par Aristide Torchia, l'éditeur vénitien condamné par l'inquisition au XVII0

siècle. Ce livre, plus que tout autre, fait l'objet d'une élaboration soignée comparable à celle d'un personnage. Il n'existe pas de façon isolée mais intègre un ensemble plus vaste d'autres livres mis en rapport avec Las

Nueve Puertas tout comme le personnage n'existe pas par rapport à lui­même mais par rapport à l'ensemble des personnages dont il croise la route.

Las Nueve Puer/as agit sur les personnages du roman et conditionne leur comportement : Corso protège et étudie l'exemplaire n° 1, cherche et consulte les exemplaires n° 2 et 3 qu'il essaie vainement de sauver de la destruction. Varo Borja ne pourra atteindre son but qu'en rassemblant les gravures des trois exemplaires.

Mais le livre Las Nueve Puertas ne se limite pas à faire agir les personnages ; il est également susceptible d'être lui-même acteur puisque c'est lui qui permet d'invoquer le diable : « Libro de las Nueve Puertas del

Reina de las Sombras, una especie de manual para invocar al diablo ... »

(p. 43).

Las Nueve Puer/as n'est donc qu'une forme abrégée d'un titre beaucoup plus détaillé et plus évocateur ; cette double identité est à rapprocher du nom et du surnom plus familier dont pourrait bénéficier un

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personnage. Par ailleurs, ce manuel diabolique a une histoire exposée dans le détail par Corso lors de son entretien avec le libraire La Ponte

Época, mediados del XVII. Escenario, Venecia. Protagonista, un impresor llamado Aristide Torchia, a quien se le ocurre editar el llamado Libro de las Nueve Puertas del Reina de las Sombras ( ... ) el Santo Oficio consigue ( ... ) que le entreguen a Torchia. Cargos: artes diab6licas, agravados por el hecho, dicen, de haber reproducido nueve grabados del famoso Delomelanicon, el clâsico de los libros negros, que la tradici6n atribuye a la mano del mismisimo Lucifer... (p. 43).

Aucun personnage du roman ne bénéficie d'un tel traitement de faveur. Corso lui-même n'est que partiellement rattaché au passé par la brève évocation des campagnes militaires de son grand-père ou de sa vie commune avec Nikon.

Quant à l'aspect matériel de l'ouvrage, les précisions apportées à ce sujet sont largement assimilables au travail d'élaboration d'un personnage littéraire. Alberto Montaner Frutos s'est chargé de relever l'ensemble de ces données « physiques ».

170

Folio (299 x 215 mm) ; A-T ; 160 pag. + VIIII h. de 1am.

pag. 1: Portada

pag. 2: En blanco

pags. 3-159: Texto de la obra

pag. 160: En blanco

hh. I-VIIII: Laminas intercaladas.

Letras garaldas redondas y cursivas ( ... ), de varios cuerpos, con predominio de la lectura gorda ( ... ). Texto compuesto a reng16n tirado, con un complejo sistema de abreviaturas. Presenta nueve laminas fuera de texto, abiertas en madera por el propio Aristide Torchia e impresas a plana entera en hojas anopist6grafas, intercaladas entre pags. 16-17 (1am. I), 32-33 (II), 48-49 (Ill), 64-65 (IIII), 80-8 1 (V), 96-97 (VI), 1 12-113 (VII), 128-129 (Vlll) y 144-145 (Vllll). En laportada aparece la marca del impresor ( ... ) que representa un ârbol encuyo tronco se enrosca una serpiente que se muerde la cola, y sobre elcual hay una nube de donde parte un rayo que rompe una de las ramas

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El club Dumas de A Pérez-Reverte

de la derecha, con el lema (en tipografia) Sic Luceat Lux. ( ... )

Cubiertas de carton forrado de marroquin negro, con hierros dorados

que representan motivas vegetales y un pantaculo centrado en el piano

anterior de la cubierta. Loma con cinco nervios. Dos hojas de guarda

anteriores y otras dos posteriores. 1

Par ce traitement privilégié, Las Nueve Puertas se singularise. Il

devient le livre principal tout comme il existe un personnage principal

face à d'autres personnages secondaires. Il est le livre par excellence,

celui que l'on reconnaît, que l'on identifie immédiatement dans une

bibliothèque à Sintra ou à Paris. Il acquiert enfin un relief exceptionnel

qui permet au lecteur de le visualiser, de concevoir son propre exemplaire

de Las Nueve Puertas.

LA FONCTION NARRATIVE DU LIVRE

Tout le déroulement de l'action de El club Dumas trouve son point de

départ ou son aboutissement dans un livre. Le livre apparaît donc comme

le moteur essentiel de la trame.

Les premières pages du roman placent le lecteur en situation de

découverte : la découverte du cadavre de Enrique Taillefer pendu dans

son salon. Le mystère s'installe, une enquête s'impose, mais d'ores et déjà

le livre se veut incontournable. En effet, les étagères du salon sont

recouvertes de livres, le corps est celui d'un éditeur et, en guise de lettre

d'adieu, les policiers retrouvent un vieux livre ouvert dont un passage a

été souligné :

El libro era un viejo ejemplar de El vizconde de Bragelonne, una

edici6n barata encuademada en tela. Inclinandose sobre el hombro del

agente, el juez le ech6 un vistazo al texto marcado:

-Me han vendido -murmur6-. jTodo se sabe!

-Toda se sabe al fin -repuso Porthos, que nada sabfa (p. 12).

1 Alberto Montaner Frutos, « De libros y de enigmas: La trama bibliografica de El club Dumas» in

Territorio Reverte, op. cil., p. 221.

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Le mystère s'organise autour du livre et c'est encore le livre qui

guidera l'enquête ; même si Corso n'enquête pas directement sur la mort

de Taillefer, il en découvrira la raison par la suite. Le livre constitue

l'instrument de la découverte. Corso tente de supprimer les zones d'ombre

en ayant recours à la documentation livresque telle que la Enciclopedia de

impresores y libros raros y curiosos (p. 113) ou encore la Bibliografia

Universal de Mateu (p. 105).

Le comportement tout entier de Lucas Corso prend appui sur le livre

ou sur le souvenir de lectures emmagasinées dans une mémoire

redoutable, « una memoria prodigiosa » selon le narrateur (p. 15). Corso

ne perçoit la réalité (sa réalité tout aussi fictive que le livre qu'il étudie)

que par le biais de la littérature. La présence de l'homme à la cicatrice le

conduit à chercher une interprétation en rapport avec son travail :

Pero un recuerdo irracional percutfa en su interior. Te conozco, se dijo. Estoy seguro. Cierta vez, hace mucho tiempo, tropecé con un fulano como tu. Y sé que estas ahf, en alguna parte. En el lado oscuro de mi memoria (p. 67).

Lorsque Corso souhaite mettre en garde son ami libraire La Ponte

contre un éventuel danger, son argumentation adopte comme point de

référence l'univers littéraire qui le conditionne pleinement : « Escucha,

idiota. En las historias de misterio siempre muere el amigo. lCaptas el

silogismo? » (p. 169).

Le métier même de Corso conduit à l'association personnage/ livre.

C'est en effet par le livre que Corso se construit et se définit :

-lÉse es su trabajo? -pregunt6 ella- lAutentificar manuscritos?Hizo un vago gesto afirmativo ( ... ).

-A veces también busco libros raros, grabados y cosas por elestilo (p. 57).

Et c'est enfin le livre qui facilite la mise en relation des personnages.

La passion partagée, la connaissance, le savoir technique sont autant de

points communs susceptibles d'établir un certain degré de complicité

entre spécialistes. Les échanges dialogués où chacun apporte une preuve

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de sa légitimité à intégrer le débat sont une étape obligée avant d'entrer

dans le vif du sujet. En voici un exemple mettant en rapport Corso et

Balkan, le narrateur :

-Sin la menor duda -dije- esto es de Alejandro Dumas, padre. El

vino de Anjou: capitulo cuarenta y tantos, creo recordar, de Los tres

mosqueteros.

-Cuarenta y dos -confirm6 Corso-. Capitulo cuarenta y dos(p. 19).

Ce même procédé permet à Corso de gagner la confiance de Frida

Ungern. Le livre permet au personnage de laisser apprécier sa

compétence et donc de renforcer la complicité avec les membres du

cercle réduit des bibliophiles :

Entonces dos frailes dominicos, Kramer y Sprenger, redactaron el Malleus Mallejicarum: un manual para inquisidores ...

Corso alz6 el dedo indice.

-Lyon, 1519. Octavo en g6tico, sin nombre de autor (p. 645).

Le livre dans El club Dumas constitue un but (l'authentification du

manuscrit Dumas, l'étude de Las Nueve Puertas), mais il constitue

également l'instrument de travail d'un enquêteur dont la mémoire est

saturée de lectures. De fait, le livre conditionne le comportement du

personnage. En outre, il facilite la rencontre entre bibliophiles et par la

même occasion l'accès au savoir.

Par son triple statut -à la fois cause, instrument et but- le livre enferme

le personnage dans un univers clos qui va le conduire, malgré sa grande

érudition ou précisément à cause de celle-ci, vers une erreur

d'appréciation.

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Il - LUCAS CORSO ET LA MÉMOIRE LIVRESQUE

1° L'ÉRUDITION DE LUCAS CORSO

Les rares informations dont dispose le lecteur au sujet du personnage

de Lucas Corso s'articulent essentiellement autour de l'univers du livre.

Son métier consiste à identifier des manuscrits, retrouver des éditions

rares : « Corso era un mercenario de la bibliofilia ; un cazador de libros

por cuenta ajena » (p. 15).

Son activité professionnelle le place immédiatement en relation avec

la connaissance. Il s'agit d'un personnage instruit : sa culture et sa

connaissance le rendent capable d'accomplir des tâches d'expertise aussi

délicates qu'une authentification par exemple : « Era uno de esos lectores

compulsivos que devoran pape! impreso desde la mas tiema infancia »

(p. 21) ; « Corso, que fue lector precoz, sabia desde nifio ... » (p. 333).

« Infancia », « nifio » : autant dire que la vie du personnage a

entièrement été consacrée à la lecture. Cet apprentissage précoce est à

l'origine du savoir accumulé par Lucas Corso, un savoir qu'il est capable

de concentrer dans une mémoire à toute épreuve et qui finit toujours par

faire rejaillir la référence recherchée. L'accumulation de données ainsi

que la mémoire infaillible de Corso font de celui-ci un interlocuteur avisé

qui ne se laisse jamais déstabiliser par un autre personnage, fût-il une

référence en matière de littérature ou de bibliophilie : « Sé a qué se refiere

-dijo por fin-. Sus opiniones son conocidas y polémicas, sefior Balkan »

(p. 27).

Sa connaissance du monde de l'édition se manifeste à nouveau lorsque

Corso est interrogé par Varo Borja. La réponse est immédiate : « Es un

Elzevir del XVII. Gran infolio con grabados. Se le considera el mas bello

tratado de esgrima. Y el mas caro » (p. 82).

Les phrases brèves, l'absence de verbe sont un indice supplémentaire

de cette érudition qui ne s'encombre pas de détails et qui rejette les

formules creuses souvent destinées à masquer l'ignorance. Le véritable

savoir se suffit à lui-même et s'accommode mal d'artifices inutiles.

La connaissance de Corso concerne aussi bien le contenu du livre que

sa forme. Son savoir en la matière le rend apte à apprécier la valeur d'un

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livre de façon immédiate et certaine. Ses concurrents -Armengol e Hijos,

Libros Antiguos y Curiosidades Bibliogrâficas- se plaignent, par

l'intermédiaire du libraire La Ponte, de cette capacité à évaluer et à

repérer les perles rares :

Dicen que llevartelo [el Fuero Real] fue un golpe bajo.

-Allf lo iba a dejar: glosa latina de Diaz de Montalvo, sin

indicaciones tipograficas pero impreso en Sevilla, Alonso del Puerto,

posiblemente 1482 ... (p. 35).

Ce savoir d'expert est doublé d'une bonne connaissance du latin qui

permet à Corso de traduire au pied levé les références latines qui lui sont

soumises. C'est ce qui se produit lorsque Frida Ungern déchiffre les

légendes abrégées des gravures de Las Nueve Puertas

-La clave es elemental -dijo Frida Ungem-: abreviaturas similares

a las utilizadas en los antiguos manuscritos latinos ( ... ): NEM. PERV.T

QUI N. N LEG. CERT.RIT es, por supuesto, NEMO PERVENIT QUI NON

LEGITIME CERTAVERIT.

- ... Nadie que no haya combatido segun las reglas lo consigue

(p. 361).

Le degré d'érudition de Corso est tel que, lors de la réunion littéraire

organisée par Balkan sur la littérature du XIXe siècle, le débat tourne très

rapidement au dialogue et les autres participants en sont réduits au statut

d'observateurs ( chapitre intitulé « Remember » ). Ce savoir est apprécié à

sa juste valeur par Balkan qui assimile son interlocuteur à un véritable

connaisseur, digne partenaire du débat : « Miré a Corso con sincero

respeto. Aquélla era una pregunta de especialista » (p. 161).

C'est précisément ce respect que parvient à imposer Corso qui facilite

la prise de contact avec l'ensemble des spécialistes. Cela lui vaudra la

complicité amicale de Victor Fargas : « -Enhorabuena, ( ... ). Lo saludo

coma a un hermano de cuita » (p. 221 ), ainsi que le regard admiratif de

Frida Ungern : « Lo mir6 satisfecha, a punto de concederle el diploma de

alumno distinguido » (p. 350).

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Ces qualités d'érudit font de Corso un spécialiste reconnu auquel on a

recours pour des tâches extrêmement minutieuses. La connaissance du

personnage est donc à l'origine des deux missions qui lui sont confiées

dans le roman.

2° LA DOUBLE MISSION DE CORSO

La Ponte, l'ami libraire de Corso, était le fournisseur de Enrique

Taillefer, éditeur de profession et passionné de romans-feuilletons. Lors

de leur dernière rencontre, Taillefer remet à La Ponte un manuscrit de

Dumas intitulé El vino de Anjou. Taillefer souhaite que-La Ponte procède

à l'expertise du document et qu'il le mette en vente. Peu de temps après,

l'éditeur est retrouvé pendu dans son salon. La Ponte se tourne vers son

ami Corso afin de lui confier le travail d'authentification réclamé par

Taillefer.

La deuxième m1ss1on de Corso lui est confiée par Varo Borja,

bibliophile tolédan. Ce travail concerne le Libro de las Nueve Puertas del

Reina de las Sombras. Ce manuel satanique a provoqué l'exécution de son

éditeur Aristide Torchia en 1666. Avant de périr sur le bûcher, Torchia

déclare qu'il n'existe qu'un exemplaire du livre condamné par

l'inquisition. Or, les bibliographies recensent trois exemplaires de ce

même ouvrage. Corso est donc chargé de les confronter afin de

déterminer lequel des trois est l'authentique.

Les deux missions d'expertise concernent deux types de documents

différents (un manuscrit, un livre relié), deux genres complètement

opposés (un extrait de roman, un manuel d'invocation satanique), des

époques et des contextes culturels également différents (XIXe

et XVIIe

siècles). Corso est le seul lien entre les deux documents. Dans les deux

cas, c'est vers lui que les personnages ont choisi de se porter pour mener à

bien le travail d'expertise.

La première démarche de Corso consiste à contacter Balkan. Celui-ci

recommande à Corso de rencontrer un libraire parisien qui pourra

l'informer plus amplement sur Alexandre Dumas. Or, le voyage de Corso

à Paris est déjà imposé par la mission de Varo Borja puisque l'un des

exemplaires de Las Nueve Puertas se trouve dans la bibliothèque

parisienne de Frida Ungern.

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C'est donc un concours de circonstances qui va permettre à Corso de

pousser plus avant son travail sur le manuscrit de Dumas. En effet,

l'intérêt du document ne mériterait pas le déplacement, mais le séjour de

Corso à Paris dans le cadre de l'expertise commandée par Borja va

permettre de mener les deux enquêtes simultanément.

3° LE RAPPROCHEMENT FORCÉ

Il s'agit à présent d'analyser les étapes qui vont progressivement

transformer ces deux missions en une seule et même affaire. L'intertexte

assumera de nouveau un rôle de premier plan et nous en signalerons le

caractère diabolique en relevant les différentes erreurs d'appréciation qui

engagent Corso dans une perspective erronée.

La mémoire infaillible de Corso aurait dû constituer un atout essentiel

dans son travail d'enquêteur. Toutefois, la saturation de données

mémorisées oblige Corso à des recoupements qui ne prennent appui que

sur des références littéraires. Lorsque Corso établit un lien entre l'homme

à la cicatrice qui le suit et Rochefort, c'est la mémoire qui agit en premier

lieu et cette identification de l'ennemi conduit à un croisement des deux

affaires :

La vaga inquietud que Corso sentia desde su visita a la viuda

Taillefer perfilaba ya unos limites, unos rostros, un ambiente y unos

personajes entre la carne y la ficci6n, con extraiios y todavia confusos

vinculos entre si. Dumas y un libro del siglo XVII, el diablo y Los

Ires mosqueteros ... (p. 144 ).

Mais la mémoire de Corso ne suffit pas à l'accomplissement de sa

mission. li doit impérativement se consacrer à la collecte d'informations

complémentaires et spécialisées avant de se prononcer en tant qu'expert :

Balkan et le libraire Replinger l'informent sur Alexandre Dumas : sa vie,

son œuvre, ses maîtresses et ses nègres ; Varo Borja le renseigne de façon

détaillée sur Las Nueve Puertas et particulièrement sur l'existence des

trois exemplaires ; Victor Fargas retrace l'histoire de sa bibliothèque ;

Frida Ungern complète le savoir de Corso en matière de démonologie et

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les frères Ceniza font un exposé complet des techniques de restauration et

de reproduction.

Au fil de cette phase d'information, le hasard s'obstine à brouiller les

pistes. Les données recueillies auprès des détenteurs d'un exemplaire de

Las Nueve Puertas concernent les pratiques sataniques ainsi que le

personnage du diable. Les frères Ceniza mettent Corso sur la piste des

gravures conçues par Lucifer. Mais, lorsque Corso enquête sur Dumas et

le XIXe siècle, il semble qu'une force extérieure cherche à le ramener

systématiquement à l'affaire de Las Nueve Puertas. La documentation

consultée lui révèle certaines informations concernant Adah Menken,

l'une des dernières maîtresses de Dumas : « ... tras las sesiones de

espiritismo y magia negra a que tan aficionada era, le gustaba

fotografiarse ... » (p. 13 7).

Interrogé par Corso sur le rôle de Rochefort dans Les trois

mousquetaires, Boris Balkan sème à nouveau le doute en apportant la

réponse suivante : « Al principio, Rochefort es el enemigo ( ... ) simboliza

las fuerzas ocultas, la tradici6n negra ... Es el agente de la conspiraci6n

diab6lica ... » (p. 149).

Les informations concernant Richelieu contribuent au même effet de

brouillage : « Para Dumas ( ... ) Richelieu suministra el personaje

imprescindible en todo folletin romàntico de aventuras y misterio: un

enemigo poderoso en la sombra, la encarnaci6n del Mal » (p. 158).

La bibliothèque du vrai Richelieu devient tout aussi suspecte puisque

les spécialistes y ont recensé des livres surprenants qui, une fois de plus,

détournent l'attention de Corso vers Las Nueve Puertas : « Lo que mas ha

sorprendido a los estudiosos es encontrar alli muchos textos antiguos

sobre ciencias ocultas, desde la Cabala a la magia negra » (p. 160).

Commentant le succès exceptionnel obtenu par Dumas de son vivant,

Replinger conclut : « De la nada, Dumas lo obtuvo todo ; como si hubiera

pactado con Dios ». Ce à quoi Corso ne manque pas de répondre : « 0

con el diablo » (p. 305).

La conviction s'installe très rapidement chez Corso. Les coïncidences

ne peuvent pas constituer une explication acceptable. Les deux missions

sont donc étroitement liées à ses yeux : « Tenia que haber un punto de

vista desde el que las cosas encajasen unas con otras ... » (p. 258).

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Le lecteur qui a constamment l'occasion d'apprécier le savoir de Corso

tend à adopter la perspective proposée par ce personnage. Son érudition,

sa rigueur, les recoupements effectués lors de la collecte d'informations,

tout conduit le lecteur à accorder sa confiance au professionnel qu'est

Corso. La contagion semble inévitable et la propagation de la« maladie»

est d'autant plus fulgurante que le langage lui-même se charge de

disséminer dans le texte des formules susceptibles d'évoquer une présence

diabolique : « Era de esos fulanos capaces de dar el alma a cambio de una

rareza » (p. 46) ; « Todos los libros de Historia podian irse al diablo »

(p. 69) ; « El hombre de la cicatriz, Rochefort o quien diablos fuese ... »

(p. 164); « Milady lanzô un grito salvaje, de terror inaudito, igual que si

hubiera visto al diablo » (p. 458) ; « Corso le hubiera seguido hasta las

mis mas puertas del infierno » (p. 481 ).

Certains livres abordent le Mal, Las Nueve Puertas permet de

l'invoquer, les rapprochements effectués par Corso font du Mal le pivot

autour duquel doivent s'articuler les deux enquêtes qui progressivement

n'en font plus qu'une, et il est particulièrement diabolique de faire

sombrer le personnage de Corso dans l'erreur précisément à cause de son

excès de connaissances, victime d'une intertextualité débordante.

Mais le Mal est également présent chez les personnages et c'est ce

dernier aspect qui va retenir notre attention.

Ill - L'EXEMPLARITÉ PAR LE CHÂTIMENT

1 ° LES BIBLIOPHILES ET LE MAL

Enrique Taillefer, Victor Fargas, Varo Borja, Frida Ungern ont tous

en commun une même passion pour le livre et chacun d'entre eux a

constitué une bibliothèque exceptionnelle. Mais le Mal unit également

chacun de ces personnages et cela à des degrés différents. La passion les

pousse systématiquement à enfreindre les règles.

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Taillefer se laisse séduire par la création littéraire. Il souhaite ne plus

se limiter à sa fonction d'éditeur et endosser le rôle d'auteur. Cependant,

sa « création» intitulée La mana del muerto n'est qu'un plagiat :

« Confiando en que nadie recordaria el relato, lo habia plagiado,

copiàndolo casi al pie de la letra salvo un capitulo integramente robado a

Fernàndez y Gonzàlez que, por cierto, era lo mejor de la historia ... »

(p. 513).

Plagier, copier, voler : le délit est clairement dénoncé et c'est bien un

livre qui conduit Taillefer à violer les règles établies, en l'occurrence la

violation de la propriété intellectuelle. En souhaitant publier le manuscrit

El vina de Anjou, Taillefer prétendait également violer d'autres règles très

strictes : celles imposées par Balkan à tous les membres de la société El

club Dumas : « Lo que pretendia era desatar un escàndalo sin que lo

salpicara directamente » (p. 512).

De son côté, Victor Fargas, déchiré par l'obligation de désigner

l'exemplaire sacrifié -celui qui sera vendu- pour sauver le reste de sa

bibliothèque, n'hésite pas à révéler à Corso ses pulsions criminelles :

« Hubiera apufialado gustoso a los encuadernadores de guillotina facil »

(p. 221); « ... yo también seria capaz de matar por un libro » (p. 222).

Une fois de plus, le livre apparaît comme le mobile du délit.

En ce qui concerne Frida Ungern, elle est la bibliophile qui apporte le

plus d'informations pour aider Corso à déchiffrer le sens des gravures de

Las Nueve Puertas. Elle reçoit l'enquêteur de façon extrêmement

courtoise, mais derrière le charme coquet de la vieille dame se cache un

passé très obscur. Elle prétend non seulement avoir rencontré le diable -

« Un dia lo vi. ( ... ) Era muy guapo ; ( ... ) Asi que me enamoré » (p. 340)­

mais surtout, offusquée par la requête de Corso qui souhaite que Frida

Ungern se retire afin de pouvoir étudier seul l'exemplaire de Las Nueve

Puertas, elle finit par céder au chantage de Corso qui lui fournit un

document révélant son passé nazi :

180

Una tarjeta de Corso marcaba una pagina ilustrada. En ella, Frida

Ungem, joven y muy bonita, sonreia al fot6grafo. Cada uno de sus

brazos -aun conservaba los dos- estaba asido al de un hombre: el de su

derecha vestia de paisano y el pie de foto lo identificaba como

astr6logo particular del Führer. A ella la mencionaba como su

ayudante, distinguida sefiorita Frida Wender. En cuanto al individuo

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de la izquierda ( ... ) no era preciso leer el pie de foto para reconocer al

Reichsfiihrer Heinrich Himmler (p. 372).

C'est à nouveau le livre qui est en cause et qui facilite l'association au Mal en trahissant Frida Ungern.

Quant à Varo Borja, il s'agit d'un criminel notoire responsable de lamort de Victor Fargas et Frida Ungern, propriétaires des deux autres exemplaires de Las Nueve Puertas

Y fue él, Varo Borja, quien a la sombra de ese mismo libro ( ... )

mat6 a Victor Fargas y a la baronesa Ungem. No solo para reunir las

veintisiete laminas y combinar las nueve correctas, sino también para

destruir las pistas, hacienda imposible que nadie mas resolviera el

acertijo planteado por el impresor Torchia (p. 537).

Chacun des meurtres est proféré au nom d'un livre. Le Mal est donc présent sous diverses formes -fraude, pulsion criminelle, passé obscur, assassinat- chez les gens du livre, et il semblerait que Corso, sans atteindre le cas extrême de Varo Borja, ne constitue pas une exception.

2° LE PÉCHÉ D'ORGUEIL DE LUCAS CORSO

Lucas Corso n'est pas un personnage sans nuances et il n'a nullement pour fonction d'incarner le bien face à la malignité des bibliophiles. Sa première apparition dans le roman en dit long sur la dualité qu'il représente. Boris Balkan, le narrateur, évoque les différentes facettes du personnage en interprétant le sourire de Corso. L'antithèse est révélatrice

Yo acechaba su reacci6n y observé que sonreia a medias al

sen tarse: una mueca juven il de conejo al cabo de la calle: de esas que

captan de inmediato la benevolencia incondicional del publico en

cualquier pelicula de dibujos animados. Con el tiempo supe que

también era capaz de sonreir como un lobo despiadado y flaco, y que

podia componer uno u otro gesto segun lo exigieran las circunstancias

(p. 16).

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A la fois lapin inoffensif -voire attachant- et loup cruel et sans pitié,

Corso sait s'adapter aux circonstances. Il n'est ni bon ni mauvais, il est ce

qu'il a besoin d'être pour parvenir à ses fins.

Peu scrupuleux quant à la légalité de ses agissements, il n'hésite pas à

recourir à son complice portugais Amilcar Pinto pour organiser un faux

cambriolage en vue de justifier la disparition de l'exemplaire de Las

Nueve Puertas appartenant à Fargas :

-Quiero estar lejos cuando ocurra.

-Descuida. Tendras el libro, y al sefior Fargas se le molestara lo

imprescindible. Un cristal roto, como mucho: trabajo limpio (p. 265).

Mais c'est surtout le péché d'orgueil qui représente le point faible de

Lucas Corso. Ce trait du personnage est le pendant négatif de l'érudition

que nous relevions plus haut. Encore une fois, la dualité s'impose tant il

est vrai que le bien n'existe que par rapport au Mal.

Lorsque nous analysions l'érudition de Corso, nous avions observé la

tendance du personnage à répondre aux questions par des exposés

techniques. Sa réponse va souvent au-delà de ce qu'en attend

l'interlocuteur même dans le cas où la question est formulée de façon

fermée : « -l,Sabe lo que significa Delomelanicon? -Supongo que si.

Procede del griego: Delo, convocar. Y Melas: negro, oscuro » (p. 93).

L'exposé étymologique est précédé d'une manifestation de fausse

modestie : « supongo que si». Corso prétend ne pas être certain de

comprendre ce qu'il explique par le menu dans la suite de sa réponse.

Lorsque l'interlocuteur est surpris par le comportement de Corso qui

ne semble pas à la hauteur de sa renommée, le personnage s'empresse

d'apporter une justification destinée à lever toute ambiguïté et à préserver

le prestige dont il jouit. C'est ce qui se produit face à Balkan :

182

-Me extrafia que se ocupe con asuntos menores ( ... ) A fin de

cuentas Dumas, hoy en dia ... ( ... )

-Mi cliente es amigo -puntualiz6, neutro-. Se trata de un servicio

persona! (pp. 22-23).

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ou bien encore face aux frères Ceniza :

-Todo el mundo habla de libros falsos con demasiada ligereza.

-Demasiada ligereza -repiti6 el otro, como un eco-.

-Incluso usted, seiior Corso. Yeso nos sorprende.( ... )

Corso hizo un gesto reclamando indulgencia (p. I 74).

Corso se plaît à déclarer son aptitude. Le simple fait d'être impliqué

dans cette expertise délicate et dangereuse est pour lui un signe évident de

reconnaissance : « -Eres lista. -Clara que lo soy. Por eso me metieron en

esta » (p. 325).

Cette confiance en soi inébranlable le conduit à considérer chaque

élément et chaque étape de son enquête par le prisme du savoir, ce qui,

paradoxalement, l'éloigne d'une interprétation plausible. A la question de

Irene Adler qui lui demande s'il croit au diable, Corso répond : « Creo en

la estupidez y en la ignorancia » (p. 309).

Les deux ennemis de Corso se trouvent, dans cette phrase, mentionnés

côte à côte, mais le savoir sous forme d'un bagage intertextuel excessif le

pousse à rejeter toute interprétation issue du hasard. Le hasard est une clé

d'interprétation réservée aux ignorants. Corso, trop érudit, repousse la

seule explication qui pourrait le convaincre que les deux affaires n'ont

rien à voir entre elles.

Une autre forme d'orgueil consiste pour le personnage à affirmer son

statut de professionnel. Le professionnalisme de Corso est unanimement

reconnu : « Balkan: Corso era un profesional » (p. 18) ; « Borja: Se

reconoce a un bibli6filo ( ... ) por la forma de tocar un libro » (p. 90) ;

« Ceniza: Ahi lo reconozco a usted, sefior Corso, buena pregunta »

(p. 179) ; « Ungern: Es facil hablar con usted » (p. 346). Néanmoins, le

personnage s'applique à le revendiquer très fermement : « Es la diferencia

entre un profesional y un vulgar trapero » (p. 302).

Mais cette conscience du savoir et cet orgueil affirmé peuvent

facilement se transformer en obstination aveugle. L'excès d'orgueil est

tellement caractéristique du personnage de Corso que, même lorsque

Balkan révèlera le fin mot du club Dumas, l'enquêteur refusera d'admettre

son erreur et s'obstinera, dans un premier temps à associer les deux

affaires : « Sin embargo -murmur6- la conexi6n existe» (p. 517).

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Cette faiblesse de Corso contribue en définitive à accentuer la charge d'humanisation du héros. En effet comme le souligne Rafael de C6zar : « Aquella antigua vision simplista de buenos y malos se va diluyendo, asi como la supervaloraci6n de los poderes del héroe se ha venido sustituyendo progresivamente por unas cualidades màs naturales ... » 1•

3° LA LEÇON EXEMPLAIRE

L'exemplarité du roman El club Dumas provient de ce que tous les personnages associés au Mal sont victimes de leur propre faiblesse et reçoivent, dans tous les cas, un châtiment sévère.

Enrique Taillefer se suicide après avoir appris que Balkan avait découvert son plagiat. Victor Fargas, le bibliophile aux pulsions criminelles, est retrouvé noyé dans les jardins de sa propriété. Frida Ungern décède dans l'incendie de son appartement. Varo Borja échoue dans sa tentative d'invocation diabolique et connaît un sort imprécis mais apparemment tourmenté à en juger par le hurlement final du bibliophile

Un alarido desgarrado, inhumano, de horror y desesperaci6n, en

el que apenas pudo reconocer la voz de Varo Borja. ( ... ) Varo Borja

ya no gritaba. 0 tal vez lo hacia desde algun lugar oscuro, demasiado

lejano para que el sonido llegara hasta la cal le (p. 558).

Quant à Lucas Corso, si la vie lui est épargnée, il n'en expie pas moins ses fautes. L'échec l'a accompagné tout au long de l'enquête : son obstination, son refus d'attribuer quoi que ce soit au hasard, son aveuglement face à la manipulation de Borja ont provoqué la mort de deux personnes (Fargas et Ungern) et la disparition définitive d'exemplaires rares.

Corso reçoit une véritable leçon d'humilité. Son enquête ne peut aboutir sans l'apport d'autres personnages. Il est constamment victime de l'intertextualité qui paralyse son raisonnement. Il est donc révélateur que

1 Rafael de C6zar, « El héroe y sus atributos en la narrativa de Pérez-Reverte », p. 54 in Sobre héroes y

libros ...

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ce soit précisément son savoir -c'est-à-dire ce qui fait l'orgueil de Corso­qui l'induise en erreur.

Malgré les meurtres et les pertes bibliographiques, l'énigme de Las

Nueve Puertas n'est pas entièrement résolue. Le savoir de Corso s'est donc révélé inutile, voire contreproductif. La clé de lecture de Las Nueve

Puertas réside dans les neuf gravures que renferme le manuel. Ces gravures ne sont pas exactement identiques dans les trois exemplaires. Il existe donc trois exemplaires de chacune de ces gravures dont l'un est légèrement différent. Cette différence est à attribuer à Lucifer lui-même qui serait l'auteur des gravures authentiques. Ce sont ces exemplaires précis qu'il faut rassembler pour entrer en contact avec le diable. Or, comble de l'humiliation, le repérage de ces différences essentielles ne fait nullement appel à l'érudition de Corso. Au contraire, l'exercice revêt un caractère ludique : « Con las laminas enfrentadas se sinti6 de pronto infantil, igual que cuando jugaba a detectar los siete errores » (p. 24 7).

Corso paie le prix fort pour son péché d'orgueil. Il est blessé par son échec et par la manipulation dont il a été victime ainsi que par l'humiliation face à l'inefficacité de son savoir. Ceci devait se produire à un moment ou à un autre, car comme l'affirme Irene Adler : « Orgullo, libertad ... Conocimiento. Siempre hay que pagar por todo, al principio o al final » (p. 329).

CONCLUSlON

L'intertexte particulièrement abondant et diversifié confère au livre un statut privilégié semblable à celui d'un personnage. Histoire, contenu, auteur, propriétaires, aspect matériel, autant d'informations destinées à donner à certains livres la stature d'un personnage littéraire. De fait, le livre figure constamment au centre de l'action. Corso enquête sur les livres, Taillefer les publie, Balkan en écrit tout comme Frida Ungern, Fargas les collectionne et Borja tue pour en acquérir.

Les livres contribuent également à l'élaboration littéraire du personnage de Corso. Systématiquement associé à la lecture, Corso -par

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excès d'intertextualité- persiste à vouloir associer deux missions

parfaitement indépendantes.

Le Mal se manifeste pratiquement à chaque page du roman, ce qui

conduit à assimiler El club Dumas de Pérez-Reverte à un repaire

diabolique. En effet, le Mal se manifeste dans les livres qui traitent de

démonologie, dans les gravures élaborées par le diable en personne ainsi

que dans le comportement des bibliophiles rencontrés par Corso. La

passion semble se trouver à l'origine du Mal, à moins que la connaissance

véhiculée par les livres -le savoir n'est-il pas interdit dans La Genèse ?­

n'en soit la cause. Le livre, vecteur de savoir, serait donc un instrument

satanique.

Quoi qu'il en soit, le Mal entraîne un châtiment exemplaire pour

chacun des bibliophiles excessivement passionnés. Le secret de Las

Nueve Puertas réside dans le fait qu'un exemplaire unique est réparti dans

trois volumes. Autrement dit, les trois exemplaires consultés par Corso

n'en constituent qu'un.

En conséquence, il ne nous semble pas exagéré de considérer que les

bibliophiles réunis -« chacales de Gutenberg, pirafias de las ferias de

anticuario, sanguijuelas de almodena ( ... ) capaces de vender a su madre

por una edicion principe» (p. 16)- renferment également une partie d'un

tout (à l'instar des trois exemplaires de Las Nueve Puertas) et représentent

à eux tous un personnage unique : le diable.

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