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Du même auteur

Warhol à son image, Flammarion, 2009.Le Grand Monde d’Andy Warhol, catalogue de l’exposi-

tion, Réunion des musées nationaux, 2009.La Peinture après l’abstraction, 1955-1975, Musée d’art

moderne de la ville de Paris, 1999.Le Lieu de l’œuvre, Berne, Kunsthalle, 1992.

Romans

Zôon, Verticales, 2002.Trois femmes blanches, Verticales, 1999.Un jour tous les jours, Seuil, 1994.

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Alain Cueff

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Flammarion

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© Flammarion, 2012.ISBN : 978-2-0812-8333-6

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Self-Portrait, 1945. Self-Portrait, 1945.

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Une femme seule dans un cinéma, une autre nueassise dans un fauteuil, une maison au milieu denulle part, un phare dans le ciel, un bateau échoué,une ville déserte, un dimanche hébété, un journal etun piano, une fenêtre éclairée, le reste du mondecourt-circuité, une femme et un classeur, un hommedans la nuit, un bar au croisement des avenues, unestrip-teaseuse sur la scène, la lumière du soleil décou-pée par la fenêtre, un chien en alerte, une vitrinepresque vide à sept heures du matin, une chambreouverte sur l’océan ? La pièce vide d’un appartementà louer ? Une femme au soleil et deux comédiens quisaluent avant de mourir ? Étranges visions, curieusesicônes – modestes vignettes de la vie ordinaire qui

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se révèlent tout à coup plus insondables que lesabîmes. Personnages figés à la minute de leur destin,lieux dépassés par d’infinis horizons, architecturesd’une époque révolue, théâtres fermés sur d’invi-sibles spectacles… Entractes : un geste et un regardsuspendus s’éternisent en une étrange coïncidence,un monde se continue entre une peur et un désir,

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le scénario envisagé n’a pas été écrit, aucun dénoue-ment en vue. Entractes : ce n’est ni le début ni lafin d’une histoire mais le temps plein et entier de lapeinture elle-même.

Edward Hopper n’a pas fabriqué ces images : illes a pensées et les a peintes. Simples, immédiates,offertes avec l’évidence d’un souvenir personnel,réalistes et surnaturelles, familières mais lointaines,d’un monde si bien connu qui se dérobe, elles per-sistent dans la mémoire bien après que le regard s’enest détourné. Elles s’estompent, reviennent avec lamême intensité comprise comme nouveauté. Je croisles connaître, les comprendre comme si elles m’appar-tenaient. Mais, déshabités, tenus à distance, les lieuxcommuns sont hantés, les évidences aveuglées, les mys-tères creusés dans les certitudes de la vision. – Déjàvu ? Oui, mais rien qui y ressemble.

Son œuvre si solidement construite, d’un abord siévident, est constituée de paradoxes, d’énigmes irré-solues, d’anomalies délibérées, consciencieusementperverses, de ruptures si discrètes qu’il n’est pas tou-jours aisé d’accepter leur incidence sur des pointsnévralgiques de la conscience. La fixité de son regardest le produit de son intelligence du mouvement, lafausse banalité de ses tableaux le fruit d’intermi-nables décantations et de retournements subreptices.

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Son monde est un théâtre où il se permet des coupsqui déconcertent le spectateur crédule, trop vite per-suadé d’assister à une prosaïque comédie aux conclu-sions déjà consommées.

Il ne faut se fier ni aux apparences de l’œuvre ni àcelles de l’homme – la complexité et les contradictions

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d’un artiste, d’ailleurs, se laissent rarement découvrirà l’œil nu. Solitaire, réservé, taciturne, conservateur ?Hopper est surtout indépendant, orgueilleux, contem-platif, obstiné. Et aussi exigeant qu’intransigeant,aussi ironique que pessimiste, aussi implacable quedébonnaire. « Il était entier dans ses volontés ; liber-tin d’esprit, mais sage de mœurs ; impatient, timide,d’un abord froid et embarrassé, discret et réservéavec les inconnus, bon, mais difficile ami, misan-thrope, même critique malin et mordant, toujoursmécontent de lui-même et des autres, et pardonnantdifficilement. Il parlait peu, mais bien, il aimaitbeaucoup la lecture, c’était l’unique amusementqu’il se procurait dans son loisir… » Ce portraitqui lui correspond si bien n’est pas le sien, maiscelui d’Antoine Watteau, tracé par Edmé-FrançoisGersaint 1. Par-delà les années et les océans, cetteétrange coïncidence n’aurait pas manqué de réjouirce francophile si profondément marqué par sesvoyages initiatiques à Paris.

Né en 1882, dans les dernières années de l’âged’or de l’Amérique – The Gilded Age –, disparu en1967 quand elle est devenue un empire, Hopper atraversé le siècle avec flegme, sans le louer ni leplaindre. Sans chercher à en devenir un héros, beau-coup trop intelligent pour en être une victime. Avec

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la nonchalance et le sens aigu de l’observation quicaractérisent le passant et l’étranger, avec leur déta-chement et leur inflexible volonté de ne pas sedétourner du chemin tracé bien au-dessus descontingences. Entre son atelier au dernier étage du3, Washington Square, au beau milieu de Manhattan,et sa maison sur la haute dune de South Truro à

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Cap Cod, la peinture constituait son unique et véri-table horizon.

Loin de rechercher la rupture à tout prix, il aconservé à son art l’immédiate lisibilité du réalismeaméricain dont il procède, tout en altérant, avecune infinie discrétion, certains de ses présupposés etde ses buts fondamentaux. Bien plus sophistiqué etingénieux que sa réputation ne le laisse supposer, ila déguisé son ambition, sans alarmer ni le regard nila raison, et cherché avec opiniâtreté des problèmesqui n’appartiennent qu’à lui. Pas de programme, pasde manifeste : fidèle à quelques principes, il a vouluassurer sa souveraineté et vivre son propre temps àson propre rythme. De la morale sans concession deses ancêtres baptistes et huguenots, il a déduit unestricte méthode de travail, élaborant ses œuvres avecconscience et patience, insensible aux pressions ami-cales ou intéressées de ses proches. De 1921 à 1966,le catalogue raisonné ne recense pas plus de centtrente huiles sur toile. Mais chacune d’entre ellesprésentait de nouveaux défis et l’obligeait à repenserles enjeux ultimes de son art – la seule chose à sesyeux qui ait une réelle importance.

L’interprétation de son œuvre a été très vite fixéeautour de quelques thèmes par des commentateurs

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autorisés, comme son ami Guy Pène du Bois ou leconservateur du Whitney Museum, Lloyd Goo-drich, et inlassablement repris depuis. Le vocabulairecritique s’est coagulé autour des questions de la soli-tude, de l’aliénation, de la mélancolie, de la frustra-tion…, et s’est si bien implanté dans les esprits queHopper lui-même s’est parfois plaint de la réduction

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artificielle de son travail à ces quelques clichés exis-tentialistes. Ils ne sont pas tous dépourvus de consis-tance, mais, organisés en un système clos, laissenttrop facilement croire qu’il est devenu impossiblede renouveler le regard et d’envisager l’œuvre sousd’autres horizons.

Hopper a, bien sûr, une conscience très sûre del’histoire de la peinture et les références à Rem-brandt, Degas ou Eakins, parmi tant d’autres, abon-dent et composent un réseau dans lequel s’inscrit sontravail. Elles permettent souvent de comprendre lesproblèmes auxquels il était confronté et sa façon trèspersonnelle de les traiter. Mais, si importante pourlui, la littérature offre des ressources précieuses pourdécrypter certaines de ses intuitions et ambitions.Non pas en termes iconographiques (comme si telpassage d’Ernest Hemingway ou de SherwoodAnderson offrait une source d’inspiration directe),mais en termes d’intelligence de l’expérience humaine.« Dans chaque œuvre géniale, écrivait Emerson,nous retrouvons des pensées que nous avions reje-tées ; elles reviennent vers nous avec une certainemajesté distanciée 2. » Lecteur impuni, le peintreétait aussi sensible au génie des lettres et à sa majestédistanciée qu’à celui des images.

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Les dessins de jeunesse inspirés par ses lectures, sapassion pour le théâtre, la contrainte de son travaild’illustrateur dans les années 1910 et 1920, l’appa-rente et frustrante narrativité de ses tableaux : autantde faits qui trahissent le caractère décisif de son rap-port à la littérature. Loin de chercher à en avoirl’usage, de mettre indûment à profit des ressources

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inassimilées, Hopper a trouvé les moyens inédits detravailler avec elle, avec sa puissance imaginaire etréflexive qui lui était de première nécessité. À telpoint qu’il a peut-être lui-même considéré la pein-ture comme un interlude vital entre deux lectures.

Les temps de la vie et de l’œuvre de Hopper sontexcentriques : la chronologie échoue à rendrecompte d’un développement qui n’a rien de linéaire.Au contraire, il procède par anticipations et retoursen arrière qui dessinent une figure complexe, commes’il avait considéré qu’aucun problème ne pouvaitjamais être tenu pour résolu et devait être reprissous des angles différents. Pour cette raison, au lieud’observer une chronologie peu éclairante, j’ai pré-féré isoler des thèmes et des moments qui per-mettent de mieux saisir les articulations de sa penséed’une peinture à l’autre.

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LE DERNIER PURITAIN

Fin juillet 1934, South Truro, Cap Cod, Massa-chusetts. Edward Hopper vient de célébrer soncinquante-deuxième anniversaire. Depuis la terrassede sa maison, posée sur la dune entre ciel et mer, leregard embrasse la baie, de Provincetown, à l’extré-mité nord-ouest de la pointe, jusqu’à Plymouth, àl’ouest. Sous la pluie ou dans la lumière de l’été, laplage interminable s’étend comme un mirage. Lescoordonnées de la mémoire et de la vision conver-gent à un long midi : Hopper est au milieu de sapropre vie comme au cœur d’un espace dont ildécide les horizons. « En toute saison, écrivait HenryDavid Thoreau, à toute heure du jour ou de la nuit,j’ai toujours voulu parfaire l’entaille du temps, et en

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marquer aussi l’encoche sur mon bâton, me tenir àla jonction de deux éternités, le passé et le futur, cequ’est précisément le moment présent 1. » L’histoiredonne une forme au passé, les divagations de l’ima-gination une silhouette au futur : de l’une à l’autreprospèrent les illusions du progrès. Mais rien n’est plusdifficile que de donner figure au présent, surtout

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quand il est malencontreusement confondu avec le« temps réel ». Il s’agit de modeler soi-même cettefigure contre les apparences quotidiennes trop viteenregistrées, de la faire durer en dépit des préjugésqui assurent qu’elle ne tient pas debout et concluentà l’obsolescence du temps lui-même. Hopper ignorela solennité trompeuse des gestes inauguraux, lavanité des découvertes et rejette l’ombre des conclu-sions prédites, des perspectives univoques : il marqueson temps avec constance.

Le temps d’un peintre coïncide rarement aveccelui du regard porté sur son œuvre. La premièrerétrospective, présentée quelques mois plus tôt àNew York, puis à Chicago, a mis fin à son isolementsur la scène américaine. Événement nécessaire etquelque peu embarrassant, prestigieux et dérisoire :une rétrospective, la révision de votre propre tempspar quelqu’un qui y reste étranger, est souvent uneépreuve. Alfred Barr, directeur du tout nouveauMuseum of Modern Art, qui allait devenir le templemondial du modernisme en faisant une large placeaux avant-gardes européennes, a pris l’initiative decelle-là. Dans sa préface au catalogue, il se plaît àsouligner les anomalies d’une carrière en dents descie qui ne cadre pas avec la marche triomphale àlaquelle l’art américain commence déjà à prendre

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goût. Résumant le parcours du peintre en adoptantle ton neutre d’un article encyclopédique, il donnel’impression que l’œuvre de Hopper ne réserve plusde surprises. Selon sa rigoureuse conception de l’his-toire, perce le soupçon que la contribution de Hop-per à l’art américain est accomplie. Dans les annéessuivantes, pourtant, loin de se contenter d’apporter

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Le dernier puritain

un simple commentaire à ses œuvres précédentes,Hopper va amplifier la portée de ses intuitions ets’imposer de nouveaux défis. Face aux étenduesinterminables de la toile ou de l’océan, il s’agit tou-jours de conjurer, dans le même mouvement, leséchéances du monde et les fins dernières.

« Rares sont les peintres contemporains, remarqueBarr, à avoir produit si peu sur une aussi longuepériode, et rares ceux qui ont été capables de donnerà chaque œuvre un caractère aussi original et aussiintense 2. » Ars longa vita brevis ? C’est ce qui se ditdans les musées. Dans son atelier, le peintre n’a pasle goût d’y songer. Les temps de la peinture et del’existence ne font qu’un – lent, intense, peut-êtreinterminable, dans la durée qu’exige leur travail :aucune frontière entre les métiers de vivre et depeindre. Un tableau en suscite d’autres qui repren-nent l’œuvre là où elle était suspendue. « Dans ledéveloppement de tout artiste, écrivait Hopper, legerme de son œuvre tardive se retrouve toujoursdans celle de ses débuts. Le noyau autour duquell’intellect d’un artiste construit son œuvre, c’est lui-même – l’ego, la personnalité, appelez-le commevous voudrez –, et cela change peu de la naissanceà la mort. Ce qu’il était, il l’est encore, à quelquesmodifications près. Les différences de méthode ou de

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choix de sujets ont sur lui peu ou pas d’influence 3. »Avec autorité, Hopper rompt ainsi avec les exigencesde l’idée de carrière, calquée sur les schémas de l’évo-lution et du progrès. « Deviens ce que tu es. Fais ceque toi seul peux faire 4. »

La mer face à lui est aussi tranquille qu’un lac, etpourtant les tempêtes imprévisibles ont causé de si

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nombreux naufrages que les premiers habitants, en1770, avaient d’abord donné à l’actuelle Truro lenom de Dangerfield. Les apparences sont trom-peuses : le Cap s’offre comme un havre de paix, uneprovidence pour les égarés. Mais sous le bleu étin-celant de la surface, des bancs de sables affleurent iciet là, les houles bouleversent les fonds, trahissent laconfiance des marins trop heureux de toucher auterme de leur voyage. À l’extrême nord, la passe estétroite entre Stellwagen Bank et Race Point (autre-fois connu sous les noms de Point Care puis deTucker’s Terror). Et le Billingsgate Shoal, parmid’autres, forme un redoutable écueil au milieu de labaie. Sans oublier les requins, qui viennent parfoiscroiser près du rivage avec de nouveaux appétits, niles cétacés, qui s’y échouent parfois et que les tou-ristes, aujourd’hui, chassent avec leurs appareilsphoto dans la réserve naturelle de Stellwagen. Lesphares, les cartes, les portulans et les conjurationstoponymiques n’avaient pas suffi à supprimer tousles risques : Henri David Thoreau commence le récitde ses pérégrinations sur le Cap entre 1849 et 1857par le naufrage d’un brick irlandais, le St John.

Hopper avait déjà exploré « le bras nu etrecourbé » du Cap à l’instigation et en compagniede son épouse Josephine. Dans leur vieille Dodge,

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ils avaient plusieurs fois accompli le voyage depuisNew York ou au retour de leurs pérégrinations dansle Maine septentrional. Ils y avaient visité quelquesconnaissances et peint l’un et l’autre des aquarelles,à Corn Hill, Provincetown, Wellfleet, Eastham. Ilsavaient séjourné au Bird Cage Cottage, prenant pasà pas la mesure de la presqu’île, traversée en son

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Le dernier puritain

milieu d’une seule grand-route et d’un chemin defer aujourd’hui hors d’usage. De part et d’autre,l’océan et la baie sont parfois visibles simultané-ment ; et quand ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est unétang qui a creusé sa demeure dans le sable et s’ytient, entouré de pitchpins, de caroubiers, d’airelles,de camarines noires. Malgré l’envahissante lourdeurde la civilisation, le Cap a gardé certains des aspectsenchanteurs qui s’offraient aux hommes de 1620.« Après maintes difficultés dans de tumultueusestempêtes, écrit l’un des pèlerins du Mayflower, enfin,grâce à la Providence de Dieu, le 9e de novembre,nous aperçûmes une terre que nous pensâmes être leCap Cod, ce qui s’avéra plus tard exact. Le 11e denovembre, nous jetâmes l’ancre dans la baie, qui estun excellent port et une plaisante baie, tout entouréede terre, sauf la passe d’entrée, qui fait environquatre milles de large, d’une terre à l’autre, et plan-tée tout autour, jusqu’au rivage, de chênes, de pins,de genièvre, de sassafras et d’autres douces essences.C’est un port où mille voiles pourraient trouverrefuge 5. »

Cent, sinon mille voiles y avaient déjà passé avanteux. Le capitaine Gosnold, heureux d’y avoir pêchéabondance de morues (cod en anglais), l’avait ainsibaptisé en 1602. En référence aux côtes inhospita-

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lières du Kerala, Samuel de Champlain l’avait troisans plus tard dénommé Malabar et avait préférépoursuivre sa route au nord pour coloniser les rivesdu Saint Laurent. Henry David Thoreau remonteplus loin et passe en revue les possibles explorateursqui auraient accosté ces rivages, jusqu’aux tempsreculés des Gaulois et des Vikings, oubliant toutefois

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de mentionner Saint Brendan, un Irlandais qui yaurait navigué vers 515 : qui pourrait prétendre entoute certitude être le premier conquistador de telou tel rivage ? Le continent américain, ajoute-t-il, ade toute façon été perdu et retrouvé au moins unefois, pourquoi pas deux ? « C’est toujours la mêmehistoire : Bob Smith a découvert la mine, mais moi,je l’ai fait connaître au monde ; et maintenant, BobSmith la revendique 6. » L’histoire est un continuelcalcul d’improbabilités et, souvent, la forme avanta-geuse du mythe devient son assise. Certainement, lespèlerins avaient un récit à offrir, assez héroïque poursublimer leur accostage en découverte d’une terrepromise : affaire de simples marchands, la colonisa-tion de la Virginie dès 1607 fait figure d’anecdotetriviale. À celui qui avait invoqué Dieu dans lesrègles, à celui-là seul était réservé le privilège de sedéclarer fondateur de l’Amérique.

Exigeant une purification de l’Église d’Angleterre,que les compromis de la reine Elizabeth avec lescatholiques rendaient à leurs yeux infréquentable,ceux qui, aux alentours de 1560, sont fustigéscomme « puritains », sûrs de la signification de leurmission, se trouvent en butte aux autorités politiqueset religieuses. Les persécutions dont ils sont victimesles poussent à s’exiler à Amsterdam, puis à Leyde,

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où ils demeurent près de douze ans. Les ProvincesUnies sont aussi hospitalières que tolérantes, troplibérales aux yeux de certains d’entre eux qui déci-dent de quitter le pays. Selon les mots de WilliamBradford, premier gouverneur de Plymouth, « ani-més d’un zèle ardent, ils caressaient l’espoir de jeterdes fondations solides pour étendre le royaume du

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N° d’éditeur : L.01ELJN000420.N001Dépôt légal : avril 2012