ECRITURE DU SILENCE -...

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1 Jean-Marc Chouvel L’ECRITURE DU SILENCE. Il n’y a aucun silence possible dans le monde réel. Même si l’on édifiait la plus parfaite de ces chambres que les savants acousticiens nomment anéchoïques parce qu’à l’image d’un « corps noir » sonore elles absorbent toutes les ondes qui les traversent, nul ne saurait faire pénétrer ses oreilles dans ce lieu indemne de la plus infime vibration sans y introduire également son cœur, et, avec lui, tout le tohu- bohu des organes, de leur irrigation et de leurs rouages pneumatiques et musculaires. Cette impossibilité du silence réel, liée à l’incapacité de notre corps à s’immerger dans un vide absolu, fait de cette notion de silence la plus abstraite avant le néant. Le silence n’est-il pas en effet l’endroit exact où le temps s’exerce à la nudité de l’espace ? Autant dire qu’aucun mot ne peut être plus chargé de sens autant dire qu’aucun mot n’approche plus intimement l’axiomatique de notre condition. * Une sommaire synesthésie fait du silence l’équivalent pour le musicien de ce qu’est la page blanche chez l’écrivain. Même s’il peut aussi jouer dans l’indifférence bruyante du cabaret, quand il pénètre dans la salle de concert, l’interprète attend avant de prononcer sa première note que la salle lui signifie la qualité de son écoute. Le silence est alors bien plus qu’un substrat ou un préalable : il est déjà le signe d’une relation il participe à la majesté de la cérémonie. Car le silence, qui est quasiment incompatible avec l’action, ouvre la voie de la contemplation. C’est dans cette voie que la musique, dès lors qu’elle ne se contente plus de rythmer le divertissement, cherche à s’engager. Elle devient alors cosa mentale et son monde n’est absolument plus celui du réel. C’est dans ce monde-là qu’elle peut construire une écriture, dont le point de départ est sans doute la notation du geste, et, singulièrement, la notation de ce geste qui accompagne les inflexions de la voix, mais dont la visée sera bientôt de restituer une architecture utopique du sonore. * L’ancienne chironomie, en restreignant aux seules mains le geste adéquat à l’accompagnement du chant, a ouvert la voie des premiers signes musicaux. Mais la notation des neumes ignore celle du silence, si ce n’est sous la forme d’une césure qui s’est

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Jean-Marc Chouvel

L’ECRITURE DU SILENCE.

Il n’y a aucun silence possible dans le monde réel.

Même si l’on édifiait la plus parfaite de ces chambres que les savants acousticiens nomment anéchoïques parce qu’à l’image d’un « corps noir » sonore elles absorbent toutes les ondes qui les traversent, nul ne saurait faire pénétrer ses oreilles dans ce lieu indemne de la plus infime vibration sans y introduire également son cœur, et, avec lui, tout le tohu-bohu des organes, de leur irrigation et de leurs rouages pneumatiques et musculaires. Cette impossibilité du silence réel, liée à l’incapacité de notre corps à s’immerger dans un vide absolu, fait de cette notion de silence la plus abstraite avant le néant. Le silence n’est-il pas en effet l’endroit exact où le temps s’exerce à la nudité de l’espace ? Autant dire qu’aucun mot ne peut être plus chargé de sens — autant dire qu’aucun mot n’approche plus intimement l’axiomatique de notre condition.

* Une sommaire synesthésie fait du silence l’équivalent pour le musicien de ce qu’est

la page blanche chez l’écrivain. Même s’il peut aussi jouer dans l’indifférence bruyante du cabaret, quand il pénètre dans la salle de concert, l’interprète attend avant de prononcer sa première note que la salle lui signifie la qualité de son écoute. Le silence est alors bien plus qu’un substrat ou un préalable : il est déjà le signe d’une relation — il participe à la majesté de la cérémonie. Car le silence, qui est quasiment incompatible avec l’action, ouvre la voie de la contemplation. C’est dans cette voie que la musique, dès lors qu’elle ne se contente plus de rythmer le divertissement, cherche à s’engager. Elle devient alors cosa mentale et son monde n’est absolument plus celui du réel. C’est dans ce monde-là qu’elle peut construire une écriture, dont le point de départ est sans doute la notation du geste, et, singulièrement, la notation de ce geste qui accompagne les inflexions de la voix, mais dont la visée sera bientôt de restituer une architecture utopique du sonore.

* L’ancienne chironomie, en restreignant aux seules mains le geste adéquat à

l’accompagnement du chant, a ouvert la voie des premiers signes musicaux. Mais la notation des neumes ignore celle du silence, si ce n’est sous la forme d’une césure qui s’est

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conservée encore aujourd’hui dans l’usage de la virgule. En marquant les frontières de la phrase, cette césure indique surtout la place de la respiration, et cette respiration, si elle suspend l’émission du son, n’est pas encore le silence musical, qui suspendra — on l’entrevoit — la respiration elle-même. L’écriture du silence apparaît avec la notation mensuraliste qui va permettre l’éclosion de la polyphonie. Il y a là plusieurs éléments déterminants qu’il convient de souligner : écrire le silence, c’est d’abord inscrire une durée et cette durée s’inscrit elle-même dans une mesure. Mais la mesure n’est pas seulement là pour arpenter le temps : elle assure surtout la synchronicité des voix qui, en conquérant leur indépendance dans l’espace, doivent désormais s’asservir à la pulsation temporelle.

* Il n’est pas d’activité humaine qui ne requière plus de silence que l’écriture de la

musique. Non que les compositeurs ne soient à l’écoute du monde, bien au contraire. Mais ce qu’ils écrivent doit tout à une voix intérieure qui, pour rester audible, doit s’affranchir des solicitations du monde réel. Il est difficile de comprendre comment tant de grands compositeurs devenus sourds dans leur chair ont pu encore coucher sur le papier les chefs-d’œuvres les plus sublimes. C’est ignorer à quel point l’acte de l’écriture est éloigné dans son essence de l’émission du son qu’il est sensé mettre en branle. Pourtant il y a chez le compositeur une connivence virtuelle d’un raffinement parfois incroyable entre ces signes ésothériques qu’il trace et le résultat sonore qu’il en escompte, et une connivence peut-être plus grande encore entre ces signes et le geste du musicien qui va donner corps à la vibration. Par l’écriture, la sensation est revécue, avec une précision inouïe, en même temps qu’elle est imaginée dans ses combinaisons les plus complexes et les plus folles.

* C’est donc dans le monde de la mémoire et de l’anticipation que le silence musical

existe. Dans ce monde de l’esprit, il peut atteindre la perfection que lui refuse le monde réel, une perfection littéralement « à couper le souffle ». Mais il touche alors également un autre remue-ménage, mental celui-là, qui va colorer la béance ainsi ouverte de toutes les résonances intérieures les plus insondables. À vrai dire, c’est là que se joue véritablement l’écriture du silence. Car le silence n’est pas qu’un intervalle de séparation entre deux moments sonores. Il tient sa valeur de toute la musique qui l’a précédé. Olivier Messiaen commente ainsi les deux mesures de silence que lui a imposées son système rythmique à la fin de Chronochromie. « Je n’y ai pas pensé en l’écrivant, mais le court silence qui suit la Coda (symétrique de celui qui suit l’Introduction), ne peut plus avoir la même fonction toute humble de séparer les épisodes : un amateur de symboles pourrait dire que l’énorme fortissimo représente la force du Temps destructeur, et que la brièveté même de ce silence

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obligé avant le mot « Fin » peut nous élever par renoncement au niveau du symbole impossible : celui de l’indivisible éternité »1.

* Que nous soyons ou pas amateurs de symbole, ce silence « final » dont parle

Messiaen — le silence qu’exige également Ligeti à la fin de son Lux Æterna — nous laisse devant un abîme. La musique, qui nous avait conduit jusque là, s’est éteinte. Il ne reste plus que le mouvement de l’esprit, l’inertie de la pensée ou l’excitation des affects ; et ce miroir de l’être au bord du gouffre où la présence ne devient sensible que par l’absence. La musique ne serait-elle pas masquée par l’évidence de ses sons ? Le silence découvre, dans ses fonctionnements les plus intimes, la « nudité » de l’esprit. Nul ne l’a mieux compris peut-être que Haydn. Dans ses quatuors — extraordianire paradis de l’idée musicale — chaque apparition du silence désigne un moment particulier. Silence dramatique issu du Sturm und drang et, à travers lui, de la rhétorique et de l’emphase baroque, qui creuse, comme une semonce, la distance avec l’ailleurs ; silence ténu, aboutissement d’un long processus d’amenuisement, de développement ou de liquidation, où le temps s’annihile avant de se reconnaître ; silence moqueur où l’esprit se joue de sa propre mémoire… autant de figures inégales qui démontrent in fine l’impossible identité de l’être humain.

* On peut dire sans trop forcer le paradoxe que le 4’33” de John Cage est la pièce qui a

fait le plus de bruit de l’histoire de la musique. Elle a frappé les esprits au moins autant que le carré noir sur fond noir de Malevitch. 273 secondes séparent son début de sa fin, autant qu’il y a de degrés entre le gel de l’eau et la cessation totale de toute activité de la matière. Il faut sans doute croire Cage quand il dit que c’est cette pièce qui lui a coûté le plus d’efforts. Il y a toujours une grande responsabilité morale à l’écriture de la musique, quelle qu’elle soit. Celle qu’il appelle avec une grande tendresse sa « pièce silencieuse » n’est bien entendu pas silencieuse du tout. Aucun silence — nous l’avons dit — n’est possible dans le monde réel. Mais cette impossibilité n’est ni un manque, ni une frustration. Le silence que vise Cage est d’abord le silence de l’écoute, et, dans l’écoute, le silence des désirs préfabriqués, le silence des attentes conventionnelles et conservatrices. On ne dira jamais assez la violence de ces attentes, la violence de l’écoute dès lors qu’elle est centrée sur celui qui écoute, sur ses règles, sur ses modèles, ses volontés et ses limites. Le silence — Luigi Nono nous le rappelle dans ses écrits autant que dans ses œuvres2 —

1 Olivier Messiaen, Traité de Rythme, de Couleur et d’Ornithologie, A. Leduc, Paris, T. 3, 1996, p. 103. 2 Luigi Nono, « L’erreur comme nécessité », in Écrits, réunis et traduits par Laurent Feynerou, Christian Bourgois, Paris, 1993, pp. 256-

257.

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c’est la place que nous faisons à l’autre, et, au delà, c’est la capacité d’accueillir l’imprévisible, l’inavouable… l’erreur.

* Quel étrange miroir du temps présent tendent ces musiques qui agacent nos oreilles

jusqu’à l’indifférence ! Quelle image essaie désespérément de s’incarner dans ce squelette mécanique qui n’a d’autre horizon que l’infini de la répétition ? Du son, en voilà jusqu’à la saturation, jusqu’à combler chaque interstice de fréquence et de temps. Aucun silence, bien entendu — c’est-à-dire, en fin de compte, aucun espace de liberté. L’agitation thermique de la planète et le bruit de fond grandissant ne sont qu’un seul et même phénomène. Composer aujourd’hui une musique véritable est devenu un acte parfaitement inaudible. Comme était inaudible, dans le pire moyen-âge, la râclure de la plume qui nous a transmis les bribes d’un millénaire de pensée. Aujourd’hui, la duplication du même a atteint un degré de facilité inégalée. Un même sans aura, qui n’a plus rien à transmettre, un même incapable de devenir autre, un même tonitruant qui n’échappe pas à l’angoisse qui le taraude. Une nuée de crickets s’est abattue sur le jardin d’Eden de la musique. Prolifération insensée et invraissemblablement bruyante, désert au milieu duquel il faudrait hurler comme un fou sans aucun espoir d’être entendu, ou scène vide d’un théâtre obsur où il ne reste plus qu’à se glisser dans la peau du pantin qui s’agite pitoyablement. La réduction au silence, par une idéologie très sophistiquée de communication de masse, de toute vélléité intellectuelle et de toute autonomie de pensée artistique est la marque coercitive d’une barbarie proto-fasciste. Le fait que de très nombreuses partitions « savantes » autour de la fin du vingtième siècle consacrent une place importante au silence, est une réaction dont on peut se demander si elle fait écho à une condition imposée par la société, ou si elle désigne l’antidote au vacarme ravageur qui sature l’espace public.

* Écrire le silence est un acte d’un luxe inouï. Dans certaines partitions de la fin des

années soixante, les parties silencieuses de l’orchestration sont tout simplement ommises, ce qui permet de mieux mettre en valeur celles qui jouent. Cette solution, pourtant a priori plus confortable pour le chef d’orchestre, n’a pas été retenue comme norme de publication, ce qui n’était pas très compliqué avec les outils actuels d’édition musicale. C’est que même s’il ne joue pas, le musicien est présent : il compte ou il guette un signe de départ, et il est rétribué pour cela. C’est peut-être cette présence qui est notée minutieusement, fût-elle abrégée par un simple nombre de mesures dans les parties séparées. Consacrer un signe — en fait toute une gradation de signes en fonction de la durée — à la simple idée de ne rien faire, témoigne d’un raffinement extraordinaire de la

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maîtrise sociale. Dans toutes les cultures où se pratique le jeu collectif, aucun manquement, aucun moment d’inattention n’est permis, et l’interprète est à l’écoute permanente de la structure dans la quelle il intervient pour lui donner l’impulsion qui est spécifiquement la sienne et qu’un long apprentissage culturel lui fait sentir « naturellement ». L’ orchestre occidental délègue à un démiurge extérieur, par le double relais du chef et du compositeur, la conduite de son affaire. Ce n’est plus une question de participation, mais de « direction ».

* Il y a, dans une partition pour chœur du compositeur espagnol Francisco Guerrero

(1951-1997), une « Grande Pause » de 29 secondes, située vers les deux tiers de la partition (autour de la section d’or). Suspendre l’exécution d’un grand chœur pendant quasiment une demi-minute n’est pas un geste anodin. La tension incroyable que cela génère, que ce soit chez les exécutants ou pour le public, en fait un moment d’une force incroyable. Ce silence est précédé par un suraigü du registre extrême des sopranos, et dans une nuance décroissante qui finit, suivant l’expression traditionnelle, al niente (c’est le sens du petit cercle qui conclut le signe de nuance). Autant dire qu’il s’agit d’un passage quasiment impossible, surtout dans la culture traditionnelle du chant choral. Nur — « Lumière » en arabe (c’est le titre de la pièce) — met en musique un texte du Coran. Pour certains, c’est sans doute un acte sacrilège. La pièce s’achève, après un point d’orgue sur une quinte diminuée, par une deuxième Grande Pause de 18 secondes. « Le chef et les choristes », peut-on lire sur la partition, « resteront dans une attitude expectative, suspendus ». La musique est ainsi mise à distance de l’intervention du public par un silence final résonnant de la couleur « diabolique » du triton. Ce silence est deux fois moins long — mais cette valeur chronométrique est-elle conforme au vécu de la conscience ? — que le silence ultime qui marquait au sommet de l’œuvre la distance avec le divin. Prenant ainsi sa place dans la forme du temps, le silence, en sondant la vie et la mort et en reliant symboliquement les extrêmes de la condition humaine, renvoie la musique à l’essence de sa fonction sacrée.

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