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ÉCORCES

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DU MÊME AUTEUR

LA PEINTURE INCARNÉE, suivi de Le Chef-d’œuvre inconnu par Honoréde Balzac, 1985.

DEVANT L’IMAGE. Question posée aux fins d’une histoire de l’art, 1990.CE QUE NOUS VOYONS, CE QUI NOUS REGARDE, 1992.PHASMES. Essai sur l’apparition, 1998.L’ÉTOILEMENT. Conversation avec Hantaï, 1998.LA DEMEURE, LA SOUCHE. Apparentements de l’artiste, 1999.ÊTRE CRÂNE. Lieu, contact, pensée, sculpture, 2000.DEVANT LE TEMPS. Histoire de l’art et anachronisme des images, 2000.GÉNIE DU NON-LIEU. Air, poussière, empreinte, hantise, 2001.L’HOMME QUI MARCHAIT DANS LA COULEUR, 2001.L’IMAGE SURVIVANTE. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby

Warburg, 2002.IMAGES MALGRÉ TOUT, 2003.GESTES D’AIR ET DE PIERRE. Corps, parole, souffle, image, 2005.LE DANSEUR DES SOLITUDES, 2006.LA RESSEMBLANCE PAR CONTACT. Archéologie, anachronisme et moder-

nité de l’empreinte, 2008.SURVIVANCE DES LUCIOLES, 2009.QUAND LES IMAGES PRENNENT POSITION. L’Œil de l’histoire, 1, 2009.REMONTAGES DU TEMPS SUBI. L’Œil de l’histoire, 2, 2010.ATLAS OU LE GAI SAVOIR INQUIET. L’Œil de l’histoire, 3, 2011.

(suite page 75)

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GEORGES DIDI-HUBERMAN

ÉCORCES

LES ÉDITIONS DE MINUIT

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« Séjour où des corps vont cherchant cha-cun son dépeupleur. Assez vaste pour per-mettre de chercher en vain. Assez restreintpour que toute fuite soit vaine. […] Tousse figent alors. Leur séjour va peut-êtrefinir. Au bout de quelques secondes toutreprend. Conséquence de cette lumièrepour l’œil qui cherche. Conséquence pourl’œil qui ne cherchant plus fixe le sol ou selève vers le lointain plafond où il ne peut yavoir personne. »

Samuel Beckett, Le Dépeupleur.

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J’ai posé trois petits bouts d’écorce sur une feuille depapier. J’ai regardé. J’ai regardé en pensant que regarderm’aiderait peut-être à lire quelque chose qui n’a jamaisété écrit. J’ai regardé les trois petits lambeaux d’écorcecomme les trois lettres d’une écriture d’avant tout alpha-bet. Ou, peut-être, comme le début d’une lettre à écrire,mais à qui ? Je m’aperçois que je les ai spontanément dis-posés sur le papier blanc dans le sens même où va ma lan-gue écrite : chaque « lettre » commence à gauche, là oùj’ai enfoncé mes ongles dans le tronc de l’arbre pour en

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arracher l’écorce. Puis elle se déploie vers la droite,comme un flux malheureux, un chemin brisé : ce déploie-ment strié, ce tissu de l’écorce qui se déchire trop tôt.

Ce sont là trois lambeaux arrachés à un arbre, il y aquelques semaines, en Pologne. Trois lambeaux detemps. Mon temps lui-même en ses lambeaux : un mor-ceau de mémoire, cette chose non écrite que je tente delire ; un morceau de présent, là, sous mes yeux, sur lablanche page ; un morceau de désir, la lettre à écrire, maisà qui ?

Trois lambeaux dont la surface est grise, presque blan-che. Âgée, déjà. Caractéristique du bouleau. Elle s’effilo-che en volutes, comme les restes d’un livre brûlé. Surl’autre face, elle est encore – à l’heure où j’écris – rosecomme une chair. Elle adhérait si bien au tronc. Elle arésisté à la morsure de mes ongles. Les arbres aussi tien-nent à leur peau. J’imagine que, le temps passant, ces troislambeaux d’écorce seront gris, presque blancs, des deuxcôtés. Les conserverai-je, les rangerai-je, les oublierai-je ?Et si oui, dans quelle enveloppe de ma correspondance ?Dans quel rayonnage de ma bibliothèque ? Que penseramon enfant lorsqu’il tombera, moi mort, sur ces résidus ?

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Bouleaux de Birkenau : ce sont les arbres eux-mêmes– « bouleaux » se dit Birken, « bois de bouleaux » Birken-wald – qui ont donné leur nom au lieu que les dirigeantsdu camp d’Auschwitz voulurent, on le sait, consacrer toutparticulièrement à l’extermination des populations juivesd’Europe. Dans le mot Birkenau, la terminaison au dési-gne exactement la prairie où poussent les bouleaux, c’estdonc un mot pour le lieu en tant que tel. Mais ce seraitaussi – déjà – un mot pour la douleur elle-même, commeme l’a fait remarquer un ami avec lequel je parlais de ces

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choses : l’exclamation au !, en allemand, correspond aumarquage le plus spontané de la souffrance, comme aïe !en français ou ¡ ay ! en espagnol. Musique profonde etsouvent terrible des mots lourdement investis par noshantises. On dit, en polonais, Brzezinka.

Les bouleaux sont les arbres typiques des terres pau-vres, désolées ou siliceuses. On les nomme des « plantespionnières » parce qu’elles constituent souvent la pre-mière formation arborée par laquelle une forêt commencede gagner sur la lande sauvage. Ce sont des arbres trèsromantiques, à l’ombre desquels se déroulent, dans lalittérature russe, par exemple, d’innombrables histoiresd’amour, d’innombrables élégies poétiques. À l’ombre desbouleaux de Birkenau – ceux-là mêmes que j’ai photogra-phiés, puisque le bouleau, qui ne vit pas plus de trente ansdans les pays tempérés, résiste ici, sur la terre polonaise,jusqu’à cent ans et plus – s’est déroulé le fracas de milliersde drames dont témoignent seulement quelques manus-crits à moitié effacés, enfouis dans la cendre par les mem-bres du Sonderkommando, ces prisonniers juifs chargés dela manutention des cadavres et eux-mêmes destinés à lamort.

J’ai marché parmi les bouleaux de Birkenau au coursd’une belle journée de juin. Le ciel était lourd. Il faisaitchaud, la nature était toute florissante : innocente, grouil-lante, entêtée dans son travail de vie. Essaims qui s’affo-laient autour des arbres. Le nom du bouleau, dans plu-sieurs langues slaves, est associé au renouveau printanier,il évoque la sève qui recommence de circuler dans lesarbres. On fête en Russie, au début du mois de juin, la

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« semaine verte » qui célèbre la fécondité du bouleau,l’arbre national. Le bouleau est aussi le premier arbre ducalendrier celtique : il symbolise, dit-on, la sagesse.

Quelle conséquence de cette lumière pour mon œil quicherchait ? Quelle conséquence pour mon œil qui, necherchant plus, fixa le sol ou se leva vers la lointaine cimedes arbres ?

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Dans l’Antiquité puis au Moyen-Âge, l’écorce des bou-leaux fut utilisée comme support d’écritures et de fi-gures. Une planche de bois peinte en blanc et frappéed’une tête de mort accueille le visiteur de ce lieu oùdominent le bois, la brique, le ciment, le fil de fer bar-belé. Depuis 1945 – depuis que cet avertissement nesignifie plus rien d’immédiat –, la peinture blanche etnoire s’est écaillée, telle l’écorce d’un bouleau. Maiselle est bien lisible encore, et lisible avec elle le tempsqui l’a périmée. Quelques clous d’origine ont disparu,

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on a dû récemment fixer la pancarte avec une modernevis cruciforme.

Je suis arrivé au complexe d’Auschwitz-Birkenau undimanche matin, très tôt, à une heure où l’entrée estencore libre – quel étrange adjectif, si l’on y pense, maisc’est l’adjectif qui donne sens à notre vie de chaque ins-tant, adjectif dont il faudrait savoir se méfier quand on lelit en lettres trop évidentes, par exemple dans le fer forgédu fameux portail Arbeit macht frei –, plus précisément àune heure où il n’est pas encore obligatoire de faire lavisite sous l’autorité d’un guide. Les tourniquets métalli-ques, exactement les mêmes que ceux du métro, étaientencore ouverts. Les centaines de casques audio encoreaccrochés à leur présentoir. Le couloir « handicapés »encore fermé. Les pancartes nationales – Polski, Deutsch,Slovensky… – encore rangées dans leur rayonnage. Lasalle de Kino encore vide.

Ici et là, d’autres pancartes : la petite flèche verte sur lemur après le tourniquet, flèche comme l’injonction à nepas dévier du sens obligatoire, verte comme la feuille desbouleaux ou comme une indication que la voie est« libre ». Pancartes pour gérer le trafic humain, comme ily en a tellement, tellement partout. Je lis encore le motVorsicht (« Attention ! ») barré d’un éclair rouge et suivides mots Hochspannung – Lebensgefahr, c’est-à-dire« Haute tension » et « Danger de vie » (on veut, bien sûr,indiquer par là le danger de la mort). Mais aujourd’hui,ce mot Vorsicht me semble résonner bien différemment :plutôt comme l’invitation à porter la vue (Sicht) vers un« devant » (vor) de l’espace, un « avant » (vor) du temps,

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voire une cause de ce que l’on voit (comme dans l’expres-sion vor Hunger sterben, « mourir de faim »). Cette causeou « chose originaire » (Ursache) dont on n’en finit pas descruter l’efficacité pour la « chose » des camps.

D’autres pancartes surgissent encore un peu partout :des stèles mémorielles, comme on dit, où des textes écritsen blanc – dans les trois langues polonaise, anglaise ethébreue – se détachent sur un fond noir. Ou bien, plusprosaïques, les signalisations en forme si familière de« sens interdits » : gardez le silence ; ne déambulez pas enmaillot de bain ; ne fumez pas ; ne mangez pas, ne buvezpas (l’image représentant, barré d’un trait rouge, un ham-burger à côté d’un grand verre de Coca) ; n’utilisez pasvotre téléphone portable ; ne vous baladez pas avec votretransistor en marche ; ne traînez pas votre valise dans cecamp, n’y poussez pas votre landau ; n’utilisez pas votreflash photographique ou votre caméra à l’intérieur desblocks ; laissez votre chien à l’entrée.

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Ce baraquement du camp d’Auschwitz a été transforméen stand commercial : il vend des guides, des cassettes,livres de témoignage, des ouvrages pédagogiques sur lesystème concentrationnaire nazi. Il vend même unebande dessinée très vulgaire qui semble raconter lesamours d’une prisonnière et d’un gardien du camp. Il estdonc un peu tôt pour se réjouir complètement. Ausch-witz comme Lager, ce lieu de barbarie, a sans doute ététransformé en lieu de culture, Auschwitz comme « muséed’État », et c’est tant mieux. Toute la question est de

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savoir de quel genre de culture ce lieu de barbarie estdevenu le site exemplaire.

Il semble qu’il n’y ait aucune commune mesure entreune lutte pour la vie, pour la survie, dans le contexte d’un« lieu de barbarie » comme le fut Auschwitz en tant quecamp, et un débat sur les formes culturelles de la survi-vance, dans le contexte d’un « lieu de culture » commel’est aujourd’hui Auschwitz en tant que musée d’État. Ily a pourtant bien une commune mesure. C’est que le lieude barbarie a été rendu possible – puisqu’il fut pensé,organisé, soutenu par l’énergie physique et spirituelle detous ceux qui y travaillèrent à nier la vie de millions depersonnes – par une certaine culture : une culture anthro-pologique et philosophique (la race, par exemple), uneculture politique (le nationalisme, par exemple), voireune culture esthétique (ce qui fit dire, par exemple, qu’unart pouvait être « aryen » et qu’un autre était « dégé-néré »). La culture, ce n’est donc pas la cerise sur legâteau de l’histoire : c’est encore et toujours un lieu deconflits où l’histoire même prend forme et visibilité aucœur même des décisions et des actes, aussi « barbares »ou « primitifs » soient-ils.

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Je marchais près des barbelés lorsqu’un oiseau est venu seposer près de moi. Juste à côté, mais : de l’autre côté. J’aifait une photographie, sans trop réfléchir, probablementtouché par la liberté de cet animal qui se jouait des clô-tures. Le souvenir des papillons dessinés en 1942, dans lecamp de Theresienstadt, par Eva Bulová, une enfant dedouze ans qui devait mourir ici, à Auschwitz, au débutd’octobre 1944, m’a probablement traversé l’esprit. Maisaujourd’hui, en regardant cette image, je m’aperçois detout autre chose : à l’arrière-plan courent les barbelés

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électrifiés du camp, leur métal déjà sombre de rouille, etdisposés selon un « tressage » bien particulier qui n’appa-raît pas sur les barbelés du premier plan. La couleur deceux-ci – gris clair – m’indique qu’ils ont été récemmentinstallés.

De comprendre cela déjà me serre le cœur. Cela signi-fie qu’Auschwitz en tant que « lieu de barbarie » (lecamp) a installé les barbelés du fond dans les années1940, tandis que ceux du premier plan ont été disposéspar Auschwitz en tant que « lieu de culture » (le musée)bien plus récemment. Pour quelle raison ? Est-ce pourorienter le flux des visiteurs en utilisant le fil de fer bar-belé comme « couleur locale » ? Est-ce pour « restau-rer » une clôture qui s’était dégradée avec le temps ? Je nesais. Mais je sens bien que l’oiseau s’est posé entre deuxtemporalités terriblement disjointes, deux gestions biendifférentes de la même parcelle d’espace et d’histoire.L’oiseau s’est posé sans le savoir entre barbarie et culture.

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Le fameux « mur des exécutions », à Auschwitz, se situeentre les blocks 10 et 11. Au rez-de-chaussée de celui-ciavait été installée une petite « salle de service » SS qui fai-sait office de tribunal pénal de la Gestapo de Kattowitz,ainsi que les pièces où les détenus attendaient leur exécu-tion : pièces que l’on nous dit « reconstituées ». Au sous-sol se trouvaient les cellules de la prison du Stamm-lager ou « camp principal » (le mot Stamm désigne, enréalité, le tronc d’un arbre, et il dénote ainsi l’essentiel dequelque chose ou son lien généalogique, comme dans

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l’expression der Apfel fällt nicht weit vom Stamm, quiéquivaut à notre expression « tel père, tel fils »). On voitencore, en haut des murs, les restes de tuyauteries duchauffage. On voit les minuscules oubliettes où les pri-sonniers, privés de tout – de nourriture, d’air, de lu-mière –, mouraient de faim et de soif.

Le « mur des exécutions » (Erschiessungswand), appeléaussi « mur de la mort », était en réalité peint en noir. Ilétait constitué de plaques de ciment, de sable et de bois,matériaux destinés à éviter le ricochet des balles. Le murque je vois maintenant – où certains ont déposé, qui uncaillou blanc, qui une couronne funéraire, qui une rosefactice ou une image pieuse – est fait, quant à lui, d’unagglomérat de fibres grises noyées dans un enduit, un plâ-tre ou un ciment liquide. On dirait un matériau d’isola-tion ou un mur de théâtre. Pénible sensation – puisqueici, aucune inscription ne me renseigne sur la réalité de ceque je vois – que les murs d’Auschwitz ne disent pas tou-jours la vérité.

Sensation pénible de voir les blocks du camp – lesblocks 13 à 21 – transformés en « pavillons nationaux »,comme à la Biennale de Venise qui se tient au momentmême où je traverse ces lieux. Ici plus qu’ailleurs les mursmentent : une fois dans le block, je ne peux plus rien voirde ce qu’est un block, tout ayant été « réaménagé » enespace d’exposition. Le pavillon polonais avec ses grandstableaux pédagogiques et son emphase nationale ; lepavillon italien avec son architecture intérieure en tor-sade, comme s’il lui avait fallu une fantaisie décorativepour véhiculer son message historique ; le pavillon fran-

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çais avec son « scénario » signé Annette Wieviorka, sa« scénographie » et son « graphisme », ses inutiles figuresd’ombres dessinées sur le mur, son installation imitantune œuvre de Christian Boltanski et sa publicité pour lefilm Shoah de Claude Lanzmann. Les livres d’AnnetteWieviorka sont plus que jamais nécessaires dans lesbibliothèques, le film de Claude Lanzmann demeure plusque jamais nécessaire dans les salles de cinéma. Tous leslieux de culture – les bibliothèques, les salles de cinéma,les musées – peuvent contribuer de par le monde àconstruire une mémoire d’Auschwitz, cela va sans dire.Mais que dire quand Auschwitz doit être oublié dans sonlieu même pour se constituer comme un lieu fictif destinéà se souvenir d’Auschwitz ?

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C’est tout autre chose à Birkenau. Ici les murs n’existentpresque plus. Mais l’échelle ne ment pas et vous atteintavec une force – une force de désolation, de terreur –inouïe. Le sol non plus ne ment pas. Auschwitz, aujour-d’hui tend vers le musée, quand Birkenau ne demeureguère plus qu’un site archéologique. C’est du moins ce quiapparaît lorsqu’on regarde ce qui reste à voir, là où pres-que tout a été détruit : par exemple ces sols brisés, blessés,criblés, fendus. Ces sols entaillés, balafrés, ouverts. Cessols fêlés, fracassés par l’histoire, ces sols à crier.

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Un lieu comme celui-ci exige de son visiteur qu’ils’interroge, à quelque moment, sur ses propres actes deregard. Je me suis aperçu, avec le temps, qu’une certaineconfiguration de mon propre corps – une petite taille, desyeux qui restent myopes malgré toutes les lunettes, unecertaine peur fondamentale – m’incitait à regarder plutôtles choses qui sont en bas. Je marche habituellement enregardant vers le sol. Quelque chose a dû persister d’unetrès vieille – mieux vaudrait dire enfantine – peur de tom-ber. Mais aussi d’une certaine propension à la honte, ensorte que regarder en face me fut longtemps aussi difficile– le sentiment qu’il y fallait un véritable courage – quenécessaire. Il en est résulté, comme naturellement, unensemble de gestes imperceptibles destinés à concentrer,plutôt qu’à diffuser, mon champ visuel. Alors j’ai pris lepli de transformer cette générale timidité devant leschoses, cette envie de fuir ou de demeurer dans une per-pétuelle attention flottante, en observation de tout ce quiest en bas : les premières choses à voir, les choses que l’ona « sous le nez », les choses terre à terre. Comme si sepencher pour voir m’aidait un peu mieux à penser ce queje vois. À Birkenau, un accablement particulier devantl’histoire m’a sans doute fait pencher la tête un peu plusque de coutume.

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Je me suis donc rendu à Birkenau. Comme tant d’autres– les milliers de touristes, les milliers de pèlerins ou lesquelques centaines de survivants, les uns se prenant quel-quefois pour les autres –, je « visite » cette capitale du malque l’homme sait faire à l’homme. À quoi cela rime ? Etpourquoi l’écrire ? N’ai-je pas, longtemps, été persuadéque cela me serait impossible ? Il est pourtant si facile deprendre l’avion pour Varsovie, le train pour Cracovie,l’autobus pour Auschwitz et la navette pour Birkenau.Bien qu’environ huit cents personnes nommées Huber-

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man soient inscrites au registre des morts de la Shoah, jene suis pas dans la situation de « retourner » à Auschwitz-Birkenau, comme pouvait légitimement le dire PaulaBiren, une survivante du camp, devant la caméra deClaude Lanzmann : « J’ai voulu, souvent. Mais qu’est-ceque je verrais ? Comment affronter cela ? […] Commentpuis-je retourner à ça, visiter ? »

J’ai donc passé la porte de ce qui fut l’enfer autrefoiset de ce qui était, ce dimanche matin, si calme et silen-cieux. Je suis monté au mirador principal. J’ai photogra-phié la fenêtre qui donne sur la rampe de sélection. Monami Henri, qui m’accompagnait – et par l’insistante dou-ceur duquel je m’étais résolu à faire le pas de ce voyage –,me dit m’avoir entendu dire : « C’est inimaginable. » Jel’ai dit, bien sûr, je l’ai dit comme tout le monde. Mais sije dois continuer d’écrire, de regarder, de cadrer, de pho-tographier, de monter mes images et de penser tout cela,c’est précisément pour rendre une telle phrase incom-plète. Il faudrait plutôt dire : « C’est inimaginable, doncje dois l’imaginer malgré tout. » Pour en figurer quelquechose au moins, au minimum de ce que nous pouvons ensavoir.

J’ai regardé, c’était inimaginable et si simple en mêmetemps. En découvrant, là-bas, la rampe de sélection– avec un groupe clairsemé de visiteurs sur le chemin d’enface –, j’ai bien éprouvé l’inimaginable de la réalité pas-sée (la tragédie des sélections) comme l’inimaginable dupoint de vue passé (l’observation, devant la même fenê-tre, du bon fonctionnement des choses par le SS degarde). L’inimaginable, ce fut l’impossibilité pour les vic-

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times d’accéder à une claire représentation des minutesqui allaient suivre, qui allaient consommer – consumer– leur destin. Ou bien c’était le refus, pour le SS de garde,d’imaginer l’humanité de ces hommes, de ces femmes, deces enfants, qu’il observait de haut et de loin. Maisaujourd’hui, pour moi sur cette page, pour n’importe quidevant un livre d’histoire ou sur le territoire d’Ausch-witz, c’est la nécessité de n’en pas rester à cette impassede l’imagination, cette impasse qui fut précisément l’unedes grandes forces stratégiques – via les mensonges et lesbrutalités – du système d’extermination nazi.

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À partir de ce moment, j’ai pratiquement photographiétoute chose à l’aveugle. D’abord parce qu’une sorted’urgence me poussait en avant. Ensuite parce que jen’avais pas envie de transformer ce lieu en une série depaysages bien cadrés. Enfin, tout cadrage précis m’étaitpresque interdit, techniquement parlant, en ceci que lalumière pesante de cette mi-journée, dont les nuages dansle ciel accentuaient presque l’intensité, ou du moinsl’intensité de plomb, m’empêchait de vérifier quoi que cefût sur le petit écran de contrôle de mon appareil digital.

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Mais qu’est-ce qu’un horizon à Birkenau ? Qu’est-cequ’un horizon dans ce lieu conçu pour briser toutespoir ? L’horizon, ce sont d’abord ces plans de terraindésolés – aujourd’hui désolés, alors grouillant de touteune population terrorisée – que dominent les miradors. Ily a bien, tout là-bas, la ligne de crête des arbres de laforêt. Il faut alors tenter de projeter son regard au plusloin, par-delà les clôtures électrifiées du camp : là où,comme on dit, la nature « reprend ses droits » et où,peut-être, existe encore un droit pour les humains, dontce lieu, justement, a si efficacement géré la négation. Maisl’horizon, ici, ce sont d’abord les traits horizontaux desbarbelés – une vingtaine de rangées environ – qui, à hau-teur d’homme, où que l’on soit, emprisonnent la vuecomme la vie.

Tout l’espace est raturé, rayé, entaillé, biffé, écorchépar les barbelés. Des horizontales hérissées, mises enplace non pour se repérer, comme dans un appareil opti-que de quadrillage perspectif, mais pour renoncer à tout.C’est donc un horizon par-delà toute orientation ou déso-rientation. C’est un horizon menteur, où l’ouverture versle lointain se heurte à l’implacable clôture des barbelés.Contrairement à une prison – qui est, théoriquement, unespace juridique, et dont la clôture se matérialise par desmurs opaques –, le camp de Birkenau est d’autant plusfermé dans sa négation du droit qu’il est visuellement« ouvert » sur l’extérieur.

Aujourd’hui que presque tout a été détruit – notam-ment les crématoires, dynamités par les SS entre le 20 etle 22 janvier 1945, juste avant l’arrivée des premiers

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soldats de l’Armée rouge, le 27 –, l’horizon de Birkenause situe plus fortement entre les baraquements de boisencore là, le hérissement des poteaux de clôture et lesvestiges de tout ce qui a été démoli. C’est pourquoi le solrevêt une telle importance pour le visiteur de ces lieux. Ilfaut regarder comme regarde un archéologue : dans cettevégétation repose une immense désolation humaine ;dans ces fondations rectangulaires et ces amas de briquesrepose toute l’horreur des gazages de masse ; dans cettetoponymie aberrante – « Kanada », « Mexiko » – reposetoute la folle logique d’une organisation rationnelle del’humanité comprise comme matériau, comme résidu àtransformer ; dans ces tranquilles surfaces marécageusesreposent les cendres d’innombrables assassinés.

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Je suis entré dans les baraquements encore intacts (si l’onpeut dire). Espaces tout à la fois démesurés et confinés.Maintenant que plus personne n’est là pour souffrir,gémir, mourir ou survivre, on demeure frappé par quel-que chose comme l’état antérieur à cette conditionhumaine : je veux parler du mode de construction, de sasimplicité, de sa cruelle pauvreté, de sa logique d’étable.La brique et le ciment, c’était en bas pour le sol, leslatrines, les conduits, les cheminées. Tout le reste est enbois : des poutres, des planches, et c’est tout. La fruste

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menuiserie des châlits. Le brou noir des parois, typiquedes constructions paysannes en Pologne. Le système defermeture des portes.

Photographier cela, c’est fatalement produire desimages aux perspectives atterrantes : ce sont de longsbâtiments, où par exemple les trous sommaires deslatrines se succèdent sans fin. On comprend pourquoi laforme cinématographique la plus évidente, dans un lieucomme celui-ci, fut le travelling adopté par Alain Resnaisdans Nuit et brouillard (duquel se différencient les pa-noramiques et les plans larges de Claude Lanzmannlorsqu’il filma, dans Shoah, les « non-lieux » des sitesd’extermination dont il ne restait plus aucune construc-tion). De plus, le travelling demande un rail et s’appa-rente, de ce fait, au dispositif ferroviaire lui-même, cedispositif essentiel à la « Solution finale » puisqu’il s’agis-sait – comme l’a montré Raul Hilberg – de gérer le trans-port des populations juives depuis toute l’Europe jusqu’àcette fatale « rampe » de Birkenau.

L’étable à êtres humains, dont je photographie seule-ment la porte – qui est comme le plan d’arrêt, le halte-làde toutes ces perspectives –, cette baraque ne fut-elle pas,à tout prendre, qu’un gigantesque wagon à bestiaux deplus ? Le dernier wagon, le wagon à l’arrêt, l’espaced’une vie infernale en attendant pire encore ?

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La voici plus qu’ailleurs, cette perspective atterrante.C’est le chemin – la « route du camp » nommée Lager-strasse A par les fonctionnaires nazis – qui menait, soitvers le Zentralsauna pour les « aptes » qu’on allaitdépouiller de leurs vêtements, désinfecter au Zyklon B,tatouer, etc., soit vers les crématoires IV et V pour les« inaptes » promis au gazage immédiat par doses mor-telles du même Zyklon B. Un autre chemin, nomméHauptstrasse ou « route principale », dirigeait les arri-vants « inaptes » vers les grands crématoires II et III.

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C’est sur cette route, après la « sélection » sur la Juden-rampe, qu’un fonctionnaire nazi s’est posté, entre mai etjuin 1944, pour photographier les arrivants des convoisde juifs hongrois, et notamment ces « inaptes » – femmes,enfants, vieillards – que l’on menait directement à lamort. En ce dimanche paisible de juin 2011, la route estvide : pas un touriste à l’horizon. Ce n’est qu’une voiecaillouteuse pour se rendre de la zone ferroviaire ducamp vers la zone des chambres à gaz. L’image que j’ensaisis d’une visée sommaire et d’un simple geste du doigtest au fond bien plus retorse, en dépit de sa grande bana-lité, bien plus complexe que tout ce qu’on peut direlorsqu’on espère tout d’une photographie (« oui, c’est là,c’est cela ! ») ou, au contraire, lorsqu’on n’en espère plusrien du tout (« non, ce n’est pas cela, car cela estinimaginable »).

Il suffit d’un point de vue archéologique pour lever lesfausses difficultés de cette alternative. Oui, c’est bien là,oui c’est cela qui résiste encore au temps : c’est bien cetteroute, ce chemin, ce sont bien ces deux haies de piliers enbéton munis de barbelés. C’est bien le lieu de notre his-toire. Mais ce lieu est désormais vide de tous les acteursde sa tragédie. Le feu de l’histoire est passé. Parti avec lafumée des crématoires, enfoui avec les cendres des morts.Est-ce à dire qu’il n’y a rien à imaginer parce qu’il n’y arien – ou si peu – à voir ? Certainement pas. Regarder leschoses d’un point de vue archéologique, c’est comparerce que nous voyons au présent, qui a survécu, avec ce quenous savons avoir disparu.

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On ne dit pas la vérité avec des mots (chaque mot peutmentir, chaque mot peut signifier tout et son contraire),mais avec des phrases. Ma photographie de la « route ducamp » n’est encore qu’un pauvre mot. Il demande doncà être situé dans une phrase. Ici, la phrase n’est autre quemon récit tout entier, récit de mots et d’images insé-parés. Mais un même mot ne prend sens qu’à être utilisédans des contextes qu’il faut savoir faire varier, éprou-ver : des contextes différents, des phrases, des montagesdifférents. Par exemple le montage qui consisterait, aprèsavoir solitairement arpenté cette route, à scruter lesvisages de ceux et de celles qui y passèrent, un jour de maiou de juin 1944 : ces visages que l’officier nazi photo-graphia sans les regarder, mais qui nous regardentaujourd’hui depuis les pages atterrantes – terre à terre etterrifiantes, si simples et vertigineuses en même temps– de l’Album d’Auschwitz.

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Il faut marcher un certain temps. Au bout de la Lager-strasse A, on repasse sous un nouveau portail grillagé.Puis, il faut tourner à gauche en prenant la Lager-strasse B que prolonge – tout est si vide ici, mais ces topo-nymes indiquent bien que nous sommes dans une ville,une immense cité de fantômes – la Ringstrasse. C’est làque commence le Birkenwald ou bois de bouleaux. Ilapparaît dans toute sa sérénité verdoyante (en hiver cedoit être bien différent), avec cette beauté si délicate destroncs blancs et leurs taches qui évoquent les restes de

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quelque partition musicale. Sur quelques-unes de mesphotographies, on ne voit que les arbres, comme si monregard avait cherché sa respiration par-delà les barbelés.Mais les barbelés sont bien là, avec leurs poteaux deciment et leurs conducteurs électriques. Tout cela rendusi discret par la force visuelle des troncs d’arbres alen-tour, si présent pourtant puisqu’ils indiquent dans cettebanale forêt un lieu de massacre organisé.

Nous sommes tout près des crématoires IV et V. Dansles planches de l’Album d’Auschwitz réunies par le photo-graphe nazi sous le chapitre des « inadaptés », on voit desdizaines de femmes et d’enfants regroupés parmi lesarbres, assis sur l’herbe, et qu’un regard inattentif pour-rait situer dans une scène de pique-nique géant (en réa-lité ils ne mangent pas, ils attendent, et ceux que l’on voitmain sur la bouche n’ont que ce geste pour l’angoisse quiles tient devant l’objectif intimidant du SS). On voit quel-quefois, à l’arrière-plan, les poteaux électrifiés. Mais lestroncs d’arbres sont déjà comme les barreaux d’uneimmense prison, ou plutôt comme les mailles d’un piègeobsidional.

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Le site du crématoire V fait comme une clairière dans lebois de bouleaux. En novembre 1942 commencèrent lestravaux de construction et, dès le 5 avril 1943, les SS pou-vaient y organiser un premier gazage de masse. Le visi-teur aujourd’hui ne voit à peu près que ce que virent lesSoviétiques en janvier 1945 : une simple ruine, un amon-cellement de décombres devant lesquels un petit « sensinterdit » nous incite à ne pas « entrer ».

On sait que les Russes tentèrent de déblayer ces ves-tiges, peut-être dans l’idée de mettre au jour les restes du

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four crématoire fabriqué – comme tous les autres – parl’honorable firme Topf und Söhne, initialement spéciali-sée dans la fourniture de matériels pour les brasseriesindustrielles ou pour la torréfaction des céréales. Mais,comme les charges explosives avaient été placées juste-ment dans ces fours, il n’est plus rien resté que des tasinformes de briques et de ferraille. Une pancarte installéedevant les décombres donne aujourd’hui la configurationexacte du bâtiment dont les fonctionnaires de la Baulei-tung, le service de construction du camp, n’auront pas eule temps, en 1945, de brûler tous les plans.

C’est ici que furent prises en août 1944, par un mem-bre du Sonderkommando assisté de tous ses camarades,les quatre photographies constituant, à ce jour, les seulstémoignages visuels d’une opération de gazage dans letemps même de son déroulement. Témoignages produitspar les prisonniers eux-mêmes et destinés à être trans-mis, comme les fameux « manuscrits des Sonderkomman-dos », par-delà le monde clos – implacable bouclage del’espace et implacable fatalité du temps – de Birkenau. Lecaractère exceptionnel de ces documents a incité lesconservateurs du musée d’État d’Auschwitz-Birkenau àinstaller, juste en face de la ruine, trois stèles reproduisantles photographies et résumant les conditions de leur prisede vue.

Cela fait maintenant plus de dix ans que j’ai consacré àces photographies un travail d’écriture : un essai, une ten-tative pour les regarder de près, en esquisser la phénomé-nologie, en situer la teneur historique, en comprendre lavaleur bouleversante pour notre pensée même. Cela n’est

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pas allé sans mal : difficultés intrinsèques pour affronterde telles images, difficultés extrinsèques pour affronterune polémique relative au fait même de leur accorder unetelle importance. Ces difficultés ne sont pas les miennes :elles accompagnent, je pense, toute décision « cultu-relle » liée à la transmission et à la muséification d’un évé-nement historique aux enjeux – mémoriels, sociaux,philosophiques, politiques – considérables.

Je résume donc la situation, dans cette clairière du boisde bouleaux : d’un côté, il y a une charmante forêt ver-doyante, et de l’autre un grand tas de briques et de fer-raille, soit ce qui reste du crématoire V de Birkenau oùfurent assassinées, en dehors de tout droit humain, desmilliers de personnes. Entre les deux se tiennent les trois« stèles » photographiques, ces « lieux de mémoire »,comme on dit, que quatre autres stèles noires viennentcompléter, à quelques pas de là : elles sont gravées de let-tres blanches, en quatre langues où l’on peut lire les mots« mémoire », « victimes », « génocide », « cendres », etl’expression « reposent en paix ». On y voit aussi, délicate-ment déposés par les pèlerins de passage, des roses rougesou les petits cailloux funéraires de la tradition juive.

Je suis évidemment frappé, connaissant déjà ces photo-graphies, par l’opération qu’elles ont subie pour accéder,sur ces stèles, au statut de « lieux de mémoire ». Je ne veuxpas ici parler en « spécialiste » – que je ne suis pas – tatil-lon. Il me vient juste à l’esprit cette question, la plus évi-dente qui soit : faut-il donc simplifier pour transmettre ?Faut-il enjoliver pour éduquer ? On pourrait dire, en radi-calisant : faut-il mentir pour dire la vérité ? Qui donc, à ces

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questions, assumerait de répondre positivement ? Si je mesouviens bien, au sous-sol du Mémorial des juifs assas-sinés d’Europe, à Berlin, les documents sont présentésdans un esprit d’exactitude scrupuleuse : les lettres dedéportés ont été photographiées, transcrites et traduitespour le visiteur qui en reçoit, du coup, toute la vérité maté-rielle avec toute la force émotionnelle (car ces lettres sontbouleversantes, et ce n’est pas le scrupule philologique,bien au contraire, qui aura pu réduire leur capacité à nousémouvoir).

Ici, au contraire, et comme dans tant d’autres livresd’histoire ou « musées de la mémoire », les photographiesdu Sonderkommando ont été simplifiées, manière d’en tra-hir les conditions mêmes d’existence. D’abord, on nousparle de – et on nous montre – trois photographies sur lesquatre effectivement parvenues jusqu’à nous. Quel tortfait donc cette quatrième image, devenue invisible, auxtrois autres ? Nous savons les conditions d’extrême dangerencouru par le photographe clandestin de Birkenau, sur-tout au moment où il eut décidé de capter, à l’extérieur ducrématoire – soit à quelques mètres seulement d’un mira-dor qui se trouve toujours sur les lieux –, la course déses-pérée des femmes conduites vers la chambre à gaz.

La photographie absente sur les stèles n’avait été qu’unessai pour capter cette course : dans l’impossibilité decadrer, c’est-à-dire de sortir l’appareil du seau où il lecachait, dans l’impossibilité de porter son œil contre leviseur, le membre du Sonderkommando a orienté commeil a pu son objectif vers les arbres, à l’aveugle. Il ne savaitévidemment pas ce que cela donnerait sur l’image. Ce que

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nous sommes aujourd’hui capables d’y reconnaître, cesont les arbres de la forêt de bouleaux : juste les arbres,leurs ramures élancées vers le ciel, et la lumière surexposéede ce jour d’août 1944.

Pour nous qui acceptons de la regarder, cette photogra-phie « ratée », « abstraite » ou « désorientée », témoignede quelque chose qui demeure essentiel : elle témoigne dudanger lui-même, le vital danger de voir ce qui se passait àBirkenau. Elle témoigne de la situation d’urgence, et de laquasi-impossibilité de témoigner à ce moment précis del’histoire. Pour l’organisateur du « lieu de mémoire »,cette photographie est inutile parce qu’elle est privée duréférent qu’elle vise : on ne voit personne sur cette image.Mais faut-il une réalité clairement visible – ou lisible– pour que le témoignage ait lieu ?

Quant aux trois photographies restantes, je m’aperçoisbien vite qu’elles ont été recadrées de façon à rendre plus« lisible » la réalité dont elles témoignent : l’image desfemmes qui courent vers la chambre à gaz n’est ici qu’un« gros plan » prélevé à la photographie réelle dont le boisde bouleaux lui-même occupait une bien plus grande par-tie. Les deux images montrant la crémation des corps enplein air ont été « corrigées » de façon à supprimer celamême qui les avait rendues possibles : à savoir l’angle debiais et la grande pénombre – celle de la chambre à gazelle-même – grâce auxquels le photographe clandestin apu sortir son appareil et cadrer sa prise de vue. Il lui fal-lait bien se cacher pour voir, et c’est cela que la pédadogiemémorielle veut ici, curieusement, nous faire oublier.

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J’ai levé les yeux vers le ciel. En cet après-midi de juin oùl’azur était plombé, couleur de cendre, j’ai senti la lumièreimplacable comme on reçoit un coup. La ramure des bou-leaux au-dessus de ma tête. J’ai fait une ou deux photogra-phies à l’aveugle, sans trop savoir pourquoi – je n’avais, àce moment, aucun projet de travail, d’argument, derécit –, mais je vois bien aujourd’hui que ces images adres-sent vers les arbres du Birkenwald une question muette.Une question posée aux bouleaux eux-mêmes, les seulssurvivants, si l’on y pense, qui continuent de croître ici. Je

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constate, en comparant mon image avec celle du photo-graphe clandestin de Birkenau, que les troncs des bou-leaux sont désormais bien plus épais, bien plus solidesqu’ils ne l’étaient en août 1944.

La mémoire ne sollicite pas seulement notre capacité àfournir des souvenirs circonstanciés. Les témoins majeursde cette histoire – David Szmulewski, Zalmen Gra-dowski, Lejb Langfus, Zalmen Lewental, Yakov Gabbayou Filip Müller – nous ont transmis autant d’affects quede représentations, autant d’impressions fugaces, irréflé-chies, que de faits déclarés. C’est en cela que leur stylenous importe, en cela que leur langue nous bouleverse.Comme nous importent et nous bouleversent les choixd’urgence adoptés par le photographe clandestin de Bir-kenau pour donner une consistance visuelle – où le nonreconnaissable le dispute au reconnaissable, commel’ombre le dispute à la lumière –, pour donner une formeà son témoignage désespéré.

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J’ai longtemps déambulé, ignorant le panneau d’interdic-tion, parmi les ruines silencieuses du crématoire V, cettedésolation « à l’air libre »… une expression que jeregrette déjà, tant elle résonne du paradoxe induit par lacruauté, par la mise à l’ombre – et la mise à mort – inhé-rentes à un tel lieu. Le ciel était lourd au-dessus, une brisepassait alentour. Les fondations nettement visibles, lapersistance de quelques rangées de briques, tout celadonnait, comme par une inversion du paysage ouvertdevant moi, à imaginer les murs et les plafonds de ce bâti-

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ment où s’étouffèrent tant de vies humaines. On voit laforêt juste en face, qui s’étend sereinement au-delà de laclôture des barbelés.

L’image que j’ai produite alors adopte, de fait, un anglequi n’est pas très éloigné du point de vue adopté naguèrepar le photographe clandestin de Birkenau (je laisse decôté une question d’orientation que j’ai tentée ailleursd’élaborer, et qui concerne le sens, inversé ou non, de laplanche-contact conservée au musée d’Auschwitz parrapport au négatif disparu). Le format rectangulaire demon image coupe seulement la vue dans la ramure desbouleaux, là où le format carré de l’appareil utilisé par lemembre du Sonderkommando laissait apparaître un peude ciel au-dessus des mêmes arbres.

En dépit des véhémentes et persistantes dénégations deClaude Lanzmann – qu’elles soient dues à quelque argu-ment métaphysique ou à la plus simple mauvaise foi decelui qui veut avoir, ou avoir toujours eu, raison –, appa-raît ici, au milieu de ce tas de gravats et de ces lignes defondation, une terrible évidence que j’avais établie sur labase conjointe de l’analyse des plans de construction descrématoires et du témoignage capital fourni par DavidSzmulewski, le seul survivant de cet épisode, qui répon-dait en 1987 aux questions méticuleuses de Jean-ClaudePressac. Une terrible évidence dont les images aériennesde la RAF, prises le 23 août 1944 mais révélées il y a peu,auront donné l’appui d’un nouveau point de vue. C’estque les deux photographies du Sonderkommando où l’ondécouvre la crémation des corps sur le talus d’en face ontbien été prises depuis une chambre à gaz : sa porte

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ouverte vers la face nord, précisait Szmulewski, à des finsd’aération. Cette porte même dont on ne peut, aujour-d’hui, que contempler le seuil brisé.

Pourquoi une telle proposition a-t-elle déchaîné tantde résistances, tant de colères et d’inférences douteuses ?La réponse tient sans doute dans les différentes valeursd’usage auxquelles on veut référer l’expression « cham-bre à gaz » dans les discours tenus, aujourd’hui, sur legrand massacre des juifs européens lors de la SecondeGuerre mondiale. Pour un métaphysicien de la Shoah,« chambre à gaz » signifie le cœur d’un drame et d’unmystère : le lieu par excellence de l’absence de témoin,analogue si l’on veut, par son invisibilité radicale, au cen-tre vide du Saint des Saints.

Il faut dire au contraire, et sans craindre la terriblesignification que prennent les mots quand on les réfère àleur matérialité, que la chambre à gaz était, pour un mem-bre du Sonderkommando, le « lieu de travail » quasi quo-tidien, le lieu infernal du travail du témoin (que ce témoinait miraculeusement survécu, comme Filip Müller, ouqu’il soit mort comme tous les autres, mais en ayant réussià faire survivre le récit de sa condition, comme ZalmenGradowski). Le geste du photographe clandestin fut, àtout prendre, aussi simple qu’héroïque : en se postantdans la chambre à gaz, là même où les SS le contrai-gnaient, jour après jour, de décharger les cadavres desvictimes à peine assassinées, il a transformé, pour quel-ques rares secondes volées à l’attention de ses gardiens, letravail asservi, son travail d’esclave de l’enfer, en un véri-table travail résistant.

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À nous qui tentons aujourd’hui, sans y parvenir, demesurer l’horreur des meurtres de masse, la chambre àgaz signifie d’abord le centre absolu de la « Solutionfinale ». Mais les conditions réelles – toujours maté-rielles, triviales, circonstancielles – d’un tel processus nesont jamais absolues, en sorte que la chambre à gaz exis-tait pour chacun dans le réseau relatif – cruellement rela-tif – des « sélections », des décisions de SS et, en général,des conditions innombrables où chaque destin pouvaitvarier, bifurquer, si peu que ce fût, à l’intérieur même decet implacable horizon de mort. Le geste du photographeclandestin de Birkenau, en utilisant le seuil de la cham-bre à gaz comme abri momentané et comme cadre biaisépour son acte de témoignage, ne doit-il pas être compris,dès lors, comme cette minuscule bifurcation de son tra-vail de mort en travail de regard ?

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Alors je me suis aventuré près de la clôture, en directiondu nord. On voit ici, à l’angle du périmètre établi pourcette zone de Birkenau, le mirador qui fut, sans doute,l’objet de toutes les inquiétudes des membres du Sonder-kommando pendant leur opération de prises de vue clan-destines. C’est là, près de la clôture électrifiée, que lescompagnons du photographe clandestin – dont il a, litté-ralement, documenté le travail – jetaient les cadavres desvictimes à peine gazées dans de grands brasiers à cielouvert, d’où s’échappait une épaisse fumée, la même que

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l’on voit, très distinctement, sur les clichés aériens de laRAF.

On sait que, jusqu’à l’automne 1942, les corps des vic-times juives des Bunkers I et II étaient enterrées. Lors desa visite à Auschwitz des 17 et 18 juillet 1942, HeinrichHimmler assista à un gazage au Bunker II et à l’ensevelis-sement des cadavres. Mais les SS craignaient par ailleursla pollution, par les cadavres en décomposition, de lanappe phréatique, ce qui posait donc de nouveaux pro-blèmes de logistique pour le projet d’interner cent milleprisonniers de plus à Birkenau. Himmler ordonna doncque les corps fussent brûlés, sur le modèle – mis en placepar le colonel SS Paul Blobel – des grands brasiers deChelmno. De la fin du mois de septembre à la fin novem-bre de 1942, cinquante mille corps furent ainsi brûlés àl’air libre dans la zone du bois de bouleaux. Filip Müllera méticuleusement rapporté le creusement des nouvellesfosses d’incinération en face du crématoire V, au prin-temps 1944, pour gérer l’énorme entreprise d’extermina-tion des juifs hongrois.

Depuis ce temps, les fosses ont été comblées. Ce que jepeux voir, près de cette clôture du camp, ressemble pro-bablement à un état du sol d’avant ces terrifiants disposi-tifs qui faisaient quarante à cinquante mètres de longueursur huit de largeur et deux de profondeur, dispositifsauxquels furent ajoutés des caniveaux destinés à recueillirla graisse humaine. « Absolument » parlant, il n’y a plusrien à voir de tout cela. Mais l’après de cette histoire, où jeme situe aujourd’hui, n’a pas été sans travailler lui aussi,travailler à retardement, travailler « relativement ». C’est

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ce dont je me rends compte en découvrant, le cœur serré,ce pullulement bizarre de fleurs blanches sur le lieu exactdes fosses de crémation.

Georges Bataille a écrit, autrefois, un bel article inti-tulé « Le langage des fleurs ». Il y met sens dessus des-sous la valeur rassurante attribuée aux fleurs lorsqu’onveut ignorer leur relation à la sexualité, à l’effeuillementde toute chose ou à la pourriture des racines. Ici le para-doxe est bien plus cruel encore. Car l’exubérance aveclaquelle poussent les fleurs des champs n’est autre, à toutprendre, que la contrepartie d’une hécatombe humainemise à profit par cette bande de terre polonaise.

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On ne peut donc jamais dire : il n’y a rien à voir, il n’y aplus rien à voir. Pour savoir douter de ce qu’on voit, ilfaut savoir voir encore, voir malgré tout. Malgré la des-truction, l’effacement de toute chose. Il faut savoir regar-der comme regarde un archéologue. Et c’est à travers untel regard – une telle interrogation – sur ce que nousvoyons que les choses commencent de nous regarderdepuis leurs espaces enfouis et leurs temps enfuis. Mar-cher aujourd’hui dans Birkenau, c’est déambuler dans unpaysage paisible qui a été discrètement orienté – balisé

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d’inscriptions, d’explications, documenté en somme – parles historiens de ce « lieu de mémoire ». Comme l’histoireterrifiante dont ce lieu fut le théâtre est une histoire passée,on voudrait croire à ce qu’on voit d’abord, à savoir que lamort s’en est allée, que les morts ne sont plus là.

Mais c’est tout le contraire que l’on découvre peu àpeu. La destruction des êtres ne signifie pas qu’ils sontpartis ailleurs. Ils sont là, ils sont bien là : là dans les fleursdes champs, là dans la sève des bouleaux, là dans ce petitlac où reposent les cendres de milliers de morts. Lac, eaudormante qui exige de notre regard un qui-vive de cha-que instant. Les roses déposées par les pèlerins à la sur-face de l’eau flottent encore et commencent de pourrir.Les grenouilles sautent de partout lorsque je m’approchedu bord de l’eau. En dessous sont les cendres. Il fautcomprendre ici que l’on marche dans le plus grand cime-tière du monde, un cimetière dont les « monuments » nesont que les restes des appareils précisément conçus pourl’assassinat de chacun séparément et de tous ensemble.

Les « conservateurs » de ce bien paradoxal « muséed’État » se sont d’ailleurs heurtés à une difficulté inatten-due et difficilement gérable : dans la zone qui entoure lescrématoires IV et V, à l’orée du bois de bouleaux, la terreelle-même fait constamment resurgir les traces des massa-cres de masse. Le lessivage des pluies, en particulier, a faitremonter d’innombrables esquilles et fragments d’os à lasurface du sol, en sorte que les responsables du site sesont vus obligés de mettre de la terre pour recouvrir cettesurface qui reçoit encore la sollicitation du fond, qui vitencore du grand travail de la mort.

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J’ai photographié, avant de repartir, le sol du créma-toire V. Le ciment est toujours aussi dur, seulement fis-suré, brisé par endroits. Mousses ou lichens ont prispossession du lieu. Aux nazis qui ont fait sauter le bâti-ment pour supprimer les « preuves » de leur entreprisecriminelle, il n’est pas venu à l’idée de détruire les sols.Rien ne ressemble plus à un sol de ciment qu’un autre solde ciment. Mais l’archéologue tient, on le sait, un autrediscours : les sols nous parlent, précisément dans lamesure où ils survivent, et ils survivent dans la mesure

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où on les tient pour neutres, insignifiants, sans consé-quences. Mais c’est justement pour cela qu’ils méritentnotre attention. Ils sont eux-mêmes comme l’écorce del’histoire.

Je sais que certains sites des camps nazis – celui deBuchenwald, notamment – ont dû faire appel à la compé-tence d’archéologues professionnels pour interroger lessols, fouiller les profondeurs, exhumer les vestiges del’histoire. À Birkenau, le sol du Kanada II – zone dont ilne subsiste plus aucun baraquement – « dégorge encorede la misérable richesse des victimes des SS », commel’écrit Jean-François Forges dans son récent Guide histo-rique d’Auschwitz : couverts, assiettes, récipients en étainou en émail, fragments de verres ou de bouteilles.

Dans un magnifique petit texte intitulé « Fouille etsouvenir », Walter Benjamin a rappelé – à la suite deFreud – que l’activité de l’archéologue pouvait éclairer,par-delà sa technique matérielle, quelque chose d’essen-tiel à l’activité de notre mémoire. « Qui tente de s’appro-cher de son propre passé enseveli doit faire comme unhomme qui fouille. Il ne doit pas craindre de revenir sanscesse à un seul et même état de choses – à le dispersercomme on disperse la terre, à le retourner comme onretourne le royaume de la terre. » Or, ce qu’il trouve,dans ce ressassement dispersé, toujours remonté dutemps perdu, ce sont « les images, qui, arrachées à toutcontexte antérieur, sont pour notre regard ultérieur desjoyaux en habits sobres, comme les torsi dans la galerie ducollectionneur. »

Cela signifie deux choses au moins. D’une part, que

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l’art de la mémoire ne se réduit pas à l’inventaire desobjets mis au jour, des objets clairement visibles. D’autrepart, que l’archéologie n’est pas seulement une techni-que pour explorer le passé, mais aussi et surtout uneanamnèse pour comprendre le présent. C’est pourquoil’art de la mémoire, dit Benjamin, est un art « épique etrhapsodique » : « Au sens le plus strict, le véritable souve-nir doit donc, sur un mode épique et rhapsodique, don-ner en même temps une image de celui qui se souvient, demême qu’un bon rapport archéologique ne doit pas seu-lement indiquer les couches d’où proviennent les décou-vertes, mais aussi et surtout celles qu’il a fallu traverserauparavant. » Je ne prétends donc pas, en regardant cesol, faire émerger tout ce qu’il cache. J’interroge seule-ment les couches de temps qu’il m’aura fallu traverserauparavant pour parvenir jusqu’à lui. Et pour qu’il viennerejoindre, ici même, le mouvement – l’inquiétude – demon propre présent.

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Ce que l’écorce me dit de l’arbre. Ce que l’arbre me ditdu bois. Ce que le bois, le bois de bouleaux, me dit deBirkenau. Cette image bien sûr, comme les autres, n’estque fort peu de chose. Une fort petite chose, une chosesuperficielle : pellicule, sels argentiques qui se déposent,pixels qui se matérialisent. Toujours tout à la surface etpar surfaces entremises. Surfaces techniques pour netémoigner que de la surface des choses. Qu’est-ce quecela me dit du fond, qu’est-ce que cela atteint au fond ?La plupart des images, je le sais bien, demeurent sans

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conséquences. Des milliers de touristes avant moi sontvenus à Birkenau, leur appareil photo à la main, et ils ontdéjà mille fois posé leur objectif, j’imagine, là exactementoù j’ai posé le mien. À chacun son album, pourrait-ondire. Ces images, en général, deviennent trésors privés,comme les images de rêves elles ne sont intenses et signifi-catives que dans le souvenir personnel de celui qui leschérit.

Mais toutes les images ne demeurent pas sans consé-quences partagées. Il y a des images – comme celles duSonderkommando de Birkenau – qui sont des actes collec-tifs et non de simples trophées ou bibelots privés. Il y ades surfaces qui transforment le fond des choses alen-tour. Les philosophes de l’idée pure, les mystiques duSaint des Saints ne pensent la surface que comme unmaquillage, un mensonge : ce qui cache l’essence vraie deschoses. Apparence contre essence ou semblance contresubstance, en somme. On peut penser, au contraire, quela substance décrétée au-delà des surfaces n’est qu’unleurre métaphysique. On peut penser que la surface est cequi tombe des choses : ce qui en vient directement, ce quis’en détache, ce qui en procède donc. Et qui s’en détachepour venir traîner à notre rencontre, sous notre regard,comme les lambeaux d’une écorce d’arbre. Pour peu quenous acceptions de nous baisser pour en ramasser quel-ques bouts.

L’écorce n’est pas moins vraie que le tronc. C’est mêmepar l’écorce que l’arbre, si j’ose dire, s’exprime. En toutcas se présente à nous. Apparaît d’apparition et pas seule-ment d’apparence. L’écorce est irrégulière, discontinue,

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accidentée. Ici elle tient à l’arbre, là elle se défait et tombeentre nos mains. Elle est l’impureté qui vient des chosesmêmes. Elle dit l’impureté – la contingence, la variété,l’exubérance, la relativité – de toute chose. Elle se tientquelque part dans l’interface d’une apparence fugitive etd’une inscription survivante. Ou bien elle désigne, préci-sément, l’apparence inscrite, la fugitivité survivante denos propres décisions de vie, de nos expériences subiesou agies.

Qu’est-ce que je suis allé faire à Birkenau ? Pourquoi« retourner à ça » ? Je me souviens avoir déambulé defaçon indécise quoique, évidemment, orientée par unsavoir construit depuis l’enfance. J’ai traversé le bois debouleaux tout projet suspendu et, cependant, je mar-chais dans une impérieuse direction. Tout cela dans unétat d’âme flottant mais bouleversé, plus désaffecté que jene l’aurais pensé d’abord bien que totalement sollicitépar la violence du lieu. J’ai éprouvé l’air particulier de cedimanche d’été, l’échelle imprévisible de l’espace, la lour-deur du ciel. J’ai regardé les arbres comme on interrogedes témoins muets. J’ai essayé de ne pas trop en vouloir àces pauvres fleurs cruelles. J’ai réinscrit, chemin faisant,ce lieu dans mon histoire familiale, mes grands-parentsmorts ici même, ma mère qui en perdit toute faculté deraconter, ma sœur qui a aimé la Pologne à une époque oùje ne pouvais pas le comprendre, mon cousin qui n’estpas encore prêt, j’imagine, pour cette sorte de retrouvaillefrontale avec l’histoire. J’ai pensé à cet ami juif polonaisqui, au même moment, était en train de mourir à l’autrebout de l’Europe.

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Pour n’être ni ébloui ni terrassé, j’ai donc fait commetout le monde : j’ai fait quelques photographies auhasard. Disons, presque au hasard. Je me suis retrouvé,une fois rentré chez moi, devant ces quelques boutsd’écorce, cette pancarte de bois peint, cette boutique desouvenirs, cet oiseau entre les barbelés, ce mur de fusil-lade factice, ces sols bien réels fissurés par le travail de lamort et du temps écoulé depuis, cette fenêtre de mira-dor, ce bout de terrain vague annonçant l’enfer, ce che-min de terre entre deux clôtures électrifiées, cette portede baraquement, ces quelques troncs d’arbres et ceshautes ramures dans le bois de bouleaux, cette traînée defleurs des champs en face du crématoire V, ce lac gorgéde cendres humaines. Quelques images, c’est trois foisrien pour une telle histoire. Mais elles sont à ma mémoirece que quelques bouts d’écorce sont à un seul troncd’arbre : des bouts de peau, la chair déjà.

En français, le mot écorce est dit par les étymologistesreprésenter l’aboutissement médiéval du latin impérialscortea, qui signifie « manteau de peau ». Comme pourrendre évident qu’une image, si on fait l’expérience de lapenser comme une écorce, est à la fois un manteau – uneparure, un voile – et une peau, c’est-à-dire une surfaced’apparition douée de vie, réagissant à la douleur et pro-mise à la mort. Le latin classique a produit une distinc-tion précieuse : il n’y a pas une, mais deux écorces. Il y ad’abord l’épiderme ou cortex. C’est la partie de l’arbreimmédiatement offerte à l’extérieur, et c’est elle que l’oncoupe, que l’on « décortique » en premier. L’origineindo-européenne de ce mot – que l’on retrouve dans les

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vocables sanscrits krtih et krttih – dénote à la fois la peauet le couteau qui la blesse ou la prélève. En ce sens,l’écorce désigne cette partie liminaire du corps qui estsusceptible d’être atteinte, scarifiée, découpée, séparée enpremier.

Or, là précisément où elle adhère au tronc – le derme,en quelque sorte –, les latins ont inventé un second motqui donne l’autre face, exactement, du premier : c’est lemot liber, qui désigne la partie d’écorce qui sert plusfacilement que le cortex lui-même de matériau pourl’écriture. Il a donc naturellement donné son nom à ceschoses si nécessaires pour inscrire les lambeaux de nosmémoires : ces choses faites de surfaces, de bouts de cel-lulose découpés, extraits des arbres, et où viennent seréunir les mots et les images. Ces choses qui tombent denotre pensée, et que l’on nomme des livres. Ces chosesqui tombent de nos écorchements, ces écorces d’imageset de textes montés, phrasés ensemble.

(Juillet 2011)

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TABLE

Écorces ..................................................................... 9

Bouleaux ................................................................... 11

Pancarte .................................................................... 15

Boutique ................................................................... 19

Barbelés .................................................................... 21

Murs ......................................................................... 23

Sols ........................................................................... 27

Mirador .................................................................... 29

Horizon .................................................................... 33

Porte ......................................................................... 37

Chemin ..................................................................... 39

Forêt ......................................................................... 43

Stèles ......................................................................... 45

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Ramures .................................................................... 51

Seuil .......................................................................... 53

Fleurs ........................................................................ 57

Lac ............................................................................ 61

Chambre ................................................................... 63

Écorces ..................................................................... 67

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SUITE DES OUVRAGES DE

GEORGES DIDI-HUBERMAN

Chez d’autres éditeurs :

INVENTION DE L’HYSTÉRIE. Charcot et l’Iconographie de la Salpêtrière,Éd. Macula, 1982.

MÉMORANDUM DE LA PESTE. Le fléau d’imaginer, Éd. C. Bourgeois, 1983.LES DÉMONIAQUES DANS L’ART, de J.-M. Charcot et P. Richer (édition et

présentation, avec P. Fédida), Éd. Macula, 1984.FRA ANGELICO – DISSEMBLANCE ET FIGURATION, Éd. Flammarion, 1990.À VISAGE DÉCOUVERT (direction et présentation), Éd. Flammarion, 1992.LE CUBE ET LE VISAGE. Autour d’une sculpture d’Alberto Giacometti,

Éd. Macula, 1993.SAINT GEORGES ET LE DRAGON. Versions d’une légende (avec R. Gar-

betta et M. Morgaine), Éd. Adam Biro, 1994.L’EMPREINTE DU CIEL, édition et présentation des CAPRICES DE LA FOU-

DRE, de C. Flammarion, Éd. Antigone, 1994.LA RESSEMBLANCE INFORME, OU LE GAI SAVOIR VISUEL SELON GEORGES

BATAILLE, Éd. Macula, 1995.L’EMPREINTE, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1997.OUVRIR VÉNUS. Nudité, rêve, cruauté (L’Image ouvrante, 1), Éd. Galli-

mard, 1999.NINFA MODERNA. Essai sur le dérapé tombé, Éd. Gallimard, 2002.MOUVEMENTS DE L’AIR. Étienne-Jules Marey, photographe des fluides

(avec L. Mannoni), Éd. Gallimard, 2004.EX-VOTO. Image, organe, temps, Éd. Bayard, 2006.L’IMAGE OUVERTE. Motifs de l’incarnation dans les arts visuels, Éd. Gal-

limard, 2007.ATLAS ¿ CÓMO LLEVAR EL MUNDO A CUESTA ? – ATLAS. HOW TO CARRY

THE WORLD ON ONE’S BACK ?, trad. M. D. Aguilera et S. B. Lillis,Madrid, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, 2010.

L’EXPÉRIENCE DES IMAGES (avec Marc Augé et Umberto Eco), Bry-sur-Marne, INA Éditions, 2011.

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COMPOSITION ET MISE EN PAGES :

FACOMPO À LISIEUX (14100)

CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER LE VINGT

ET UN SEPTEMBRE DEUX MILLE ONZE DANS LES

ATELIERS DE NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S.

À LONRAI (61250) (FRANCE)

Nº D’ÉDITEUR : 5114

Nº D’IMPRIMEUR :

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Dépôt légal : novembre 2011

Licence eden-124-5106028a4b384338-ab8b1c14938c44fc accordée le 04avril 2012 à E17-00003919-granger-nicolas

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Cette édition électronique du livre Écorces de Georges Didi-Huberman

a été réalisée le 11 octobre 2011 par les Éditions de Minuit

à partir de l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782707322203).

© 2011 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique.

www.leseditionsdeminuit.fr ISBN : 9782707324030

Licence eden-124-5106028a4b384338-ab8b1c14938c44fc accordée le 04avril 2012 à E17-00003919-granger-nicolas