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1 TRIBUNE n° 62 AQMI : du local à l’international Docteur d’État en Science politique, membre de l’Observatoire politique et stratégique de l’Afrique ; professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, au Centre de recherche et d’action pour la paix (Cerap, Abidjan) et au Centre d’études diplomatiques et stratégiques (CEDS, Paris) Dominique Bangoura Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) est une organisation islamiste armée d’origine algérienne. Ainsi baptisée en janvier 2007, elle se dénommait auparavant « Groupe salafiste pour la prédication et le combat » (GSPC). Toutefois, si les racines d’AQMI se trouvent en Algérie, cette organisation a depuis élargi son champ d’action et d’influence à la zone maghrébine puis sahélo- saharienne et aux pays d’Afrique subsaharienne où elle cible de plus en plus des ressortissants européens ou occidentaux. Cette évolution pose la question de savoir si AQMI peut dorénavant agir directement en dehors de l’espace africain. À l’origine, un groupe d’implantation locale Origines historiques (avant 2007) Le GSPC, créé en septembre 1998, est issu des Groupes islamistes armés (GIA) et a progressivement supplanté ces groupes sur la scène terroriste islamiste en Algérie. « D’abord cantonné dans une seule région du pays, la Kabylie, où il était relativement peu actif, il a acquis une notoriété internationale avec l’enlèvement d’une trentaine de touristes européens au Sahara au premier trimestre 2003 » *. * Enlèvement de touristes (2003) Voir François Gèze et Salima Mellah : « ‘‘Al-Qaïda au Maghreb’’ ou la très étrange histoire du GSPC algérien » in Algeria Watch, 22 septembre 2007. Six groupes de touristes sont enlevés avec leurs véhicules dans le désert près d’Illizi : seize Allemands, dix Autrichiens, quatre Suisses, un Néérlandais et un Suédois. Les otages du GSPC à la tête duquel se trouve Abderrazak El Para seront libérés en deux fois à l’issue d’une épreuve qui coûtera la vie à une femme. Depuis, il a multiplié les attentats et des actions armées dans le Nord du pays, ciblant en particulier les forces de sécurité, des civils et des étrangers, au point d’être vu en Europe comme une menace sérieuse, plus encore avec les attentats meurtriers de Madrid (11 mars 2004) et de Londres (7 juillet 2005) revendiqués par Al-Qaïda. Cette menace a été corroborée en septembre 2006 par le ralliement du GSPC à Al-Qaïda et sa transformation en janvier 2007 en « Organisation

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Docteur d’État en Science politique, membre de l’Observatoire politique etstratégique de l’Afrique ; professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne,au Centre de recherche et d’action pour la paix (Cerap, Abidjan) et au Centred’études diplomatiques et stratégiques (CEDS, Paris)

Dominique Bangoura

Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) est une organisation islamistearmée d’origine algérienne. Ainsi baptisée en janvier 2007, elle se dénommaitauparavant « Groupe salafiste pour la prédication et le combat » (GSPC).Toutefois, si les racines d’AQMI se trouvent en Algérie, cette organisation a depuisélargi son champ d’action et d’influence à la zone maghrébine puis sahélo-saharienne et aux pays d’Afrique subsaharienne où elle cible de plus en plus des ressortissants européens ou occidentaux. Cette évolution pose la question de savoirsi AQMI peut dorénavant agir directement en dehors de l’espace africain.

À l’origine, un groupe d’implantation locale

Origines historiques (avant 2007)

Le GSPC, créé en septembre 1998, est issu des Groupes islamistes armés(GIA) et a progressivement supplanté ces groupes sur la scène terroriste islamiste enAlgérie. « D’abord cantonné dans une seule région du pays, la Kabylie, où il était relativement peu actif, il a acquis une notoriété internationale avec l’enlèvement d’unetrentaine de touristes européens au Sahara au premier trimestre 2003 » *.

* Enlèvement de touristes (2003)

Voir François Gèze et Salima Mellah : « ‘‘Al-Qaïda au Maghreb’’ ou la très étrange histoire du GSPC algérien » inAlgeria Watch, 22 septembre 2007. Six groupes de touristes sont enlevés avec leurs véhicules dans le désert près d’Illizi : seize Allemands, dix Autrichiens,quatre Suisses, un Néérlandais et un Suédois. Les otages du GSPC à la tête duquel se trouve Abderrazak El Paraseront libérés en deux fois à l’issue d’une épreuve qui coûtera la vie à une femme.

Depuis, il a multiplié les attentats et des actions armées dans le Nord dupays, ciblant en particulier les forces de sécurité, des civils et des étrangers, au pointd’être vu en Europe comme une menace sérieuse, plus encore avec les attentatsmeurtriers de Madrid (11 mars 2004) et de Londres (7 juillet 2005) revendiquéspar Al-Qaïda. Cette menace a été corroborée en septembre 2006 par le ralliementdu GSPC à Al-Qaïda et sa transformation en janvier 2007 en « Organisation

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d’Al-Qaïda au pays du Maghreb islamique » (AQMI). À la même époque, fin2006, on constate une internationalisation du GSPC. Tandis qu’un groupe arméet les forces de sécurité s’affrontent près de Tunis faisant une vingtaine de morts,au Maroc, au printemps 2007, le régime fait usage de la répression contre « lamenace terroriste islamiste ». Cet activisme du GSPC en dehors de sa base localed’origine est affirmé par l’organisation elle-même et par Al-Qaïda.

La naissance d’AQMI et ses actes de terrorisme

Les premières actions d’AQMI en Algérie en 2007 sont les attentats du11 avril à Alger qui sont minutieusement préparés et planifiés. La première ciblevisée est le Palais du Gouvernement ; la deuxième cible est le siège d’Interpol ; latroisième est le siège des forces spéciales de police à Alger. L’attentat est perpétré par un kamikaze qui fonce sur le bâtiment avec un véhicule rempli de500 kg d’explosifs, faisant plus de 200 morts. Les cibles sont donc à la fois nationales et internationales.

L’extension régionale d’AQMI

L’importance d’AQMI pour les islamistes de la région

La création d’AQMI est un tournant important pour les islamistes enAfrique du Nord et dans la zone sahélo-saharienne. L’organisation n’est plus seule-ment le prolongement du GSPC algérien, elle peut devenir un élément fédérateur

Source : Le Monde, 21 septembre 2010.

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et une base-arrière des islamistes. L’unification des groupes djihadistes maghrébinssous la bannière d’Al-Qaïda, si elle prend corps, peut élargir l’action de Ben Laden.De même, pour les groupes locaux, l’utilisation du label d’Al-Qaïda peut faciliter lerecrutement et leur donner plus de poids.

Les actions d’AQMI au Maghreb, dans le Sahel et en Afrique subsaharienne

Un document de travail discutant des modalités d’union entre plusieursgroupes islamistes a été découvert en 2006 dans la cellule islamiste de Ceuta : cetexte prévoyait que le GSPC algérien, le Groupe islamique combattant au Maroc(GICM), le Groupe islamique combattant en Tunisie (GICT) et le Groupe isla-mique combattant en Libye (GICL) ainsi que d’autres groupuscules dans plusieurspays du Sahel tels que la Mauritanie, le Mali et le Niger disposent d’un rôle dansce dispositif d’ensemble.

Or, avec les attentats d’avril 2007 en Algérie et au Maroc, « la connexionopérationnelle entre les différents groupes maghrébins » semblait devenir une réa-lité. Des vidéos et des publications montrent par ailleurs que l’ex-GSPC et AQMIsont devenus à partir de 2006 une plate-forme d’entraînement et de formationpour des combattants originaires de la région, d’abord pour la branche irakienned’Al-Qaïda et ensuite pour leur propre compte au Maghreb et dans la zone sahélo-saharienne. En février 2008, l’enlèvement de deux touristes autrichiens montre quel’action d’AQMI intègre désormais les connexions régionales et les dimensionstransfrontalières dans son organisation. Les otages ont été enlevés dans le désert duSud de la Tunisie et ont été libérés huit mois plus tard à des milliers de kilomètresau Nord du Mali.

Les années 2009 et 2010 sont marquées par une recrudescence d’enlève-ments de ressortissants occidentaux (français, britanniques, suisses, allemands,canadiens, américains, italiens, espagnols, etc.) donnant lieu parfois au paiementde rançons.

Des visées à l’échelle internationale, voire mondiale ?

La France et l’Europe dans le collimateur d’AQMI ?

Jusqu’à présent, la France, l’Europe et plus généralement l’Occident étaientvisés à travers leurs ressortissants et leurs entreprises situés sur le continent africain.La menace d’AQMI est à nouveau d’actualité en 2011, comme on l’a vu dès le moisde janvier avec les deux jeunes otages français enlevés au Niger et assassinés. À l’ave-nir, l’Europe étant le continent le plus proche d’AQMI sur l’autre rive de laMéditerranée, pourrait-elle devenir directement la proie de ces terroristes ?L’hypothèse d’une intervention d’AQMI en dehors des frontières africaines dépendpour une bonne part de la capacité d’action et de déploiement d’AQMI à l’étranger.

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Les combattants ne semblent pas nombreux. Leurs brigades dans le Sahel comptentquelques dizaines de personnes et AQMI, en tout, réunirait quelques centaines voireun millier d’hommes. C’est à la fois peu et beaucoup : peu au regard de l’immensitéde l’espace concerné ; beaucoup par rapport à la capacité criminelle de ces groupes.

En effet, dans l’espace sahélo-saharien, AQMI se caractérise par sa mobilitéet sa rapidité. Les combattants s’organisent par petits groupes, avec parfois un à troisvéhicules, qui se déplacent et agissent de manière furtive à proximité des frontières.Certains groupes ne sont pas nombreux, mais ils n’en sont pas moins redoutables etefficaces. Ils savent également comment bénéficier de complicités locales et trans-frontalières pour obtenir ce qui leur est nécessaire : les liaisons et communications(via des téléphones satellitaires, des GPS, des postes radios et ordinateurs), les véhi-cules tous terrains et le carburant, le ravitaillement en armes et explosifs, en nourri-ture, en documents administratifs falsifiés… Ils reçoivent probablement des sou-tiens financiers de l’organisation-mère mais ils disposent également de propres fondspar le biais du paiement de rançons ainsi que par leur proximité avec des réseauxmafieux et criminels, avec des mouvements rebelles, pratiquant la contrebande et lestrafics illicites en tous genres. AQMI n’est pas une entité fortement structurée. Les« katiba » (groupes de combattants) qui la composent font preuve d’une certaineautonomie d’action et de financement ainsi que de souplesse. Toutefois, AQMI a eudes difficultés pour s’implanter au Maghreb alors que c’était son but initial. Qu’enserait-il en Europe ? À l’époque du GSPC et du GIA algériens, on se souvient qu’ily a eu des bases arrière en Belgique, en Italie et en France.

De nos jours, AQMI pourrait-elle agir directement en Europe ? Deux hypo-thèses peuvent être évoquées. L’organisation pourrait frapper, soit par l’utilisationd’individus déjà présents pour monter une action sur le territoire d’un État, soit parl’envoi d’un groupe mandaté pour une action spécifique et s’appuyant sur un support local dans l’un des pays de l’Union. Dans ce cas, un commando terroristepourrait-il arriver sur le territoire européen ? Par une filière clandestine ? Dans tousles cas, pour pouvoir agir, il faudrait à AQMI des relais locaux et de la logistique.

AQMI, bras armé d’Al-Qaïda en Occident ?

Cette question renvoie aux liens entre AQMI et Al-Qaïda. S’il est vraiqu’AQMI est l’un des quatre fronts d’Al-Qaïda * répartis dans le monde, il reste àsavoir quels sont les liens effectifs et le degré de confiance entre l’organisation-mèreet la branche maghrébine.

* Les quatre fronts d’Al-Qaïda :

Al-Qaïda central, Al-Qaïda pour la Péninsule arabique, Al-Qaïda en Irak, Al-Qaïda au Maghreb islamique. SelonJean-Pierre Filiu, le Maghreb et le Sahel ne constituent qu’un front secondaire pour Oussama Ben Laden engagé enIrak et au Yémen et dont la survie se joue essentiellement au Pakistan.

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Selon Mathieu Guidère, sur le plan doctrinal, le changement de nom duGSPC en AQMI « correspond en réalité à un glissement de la doctrine salafiste(présente dans le nom « groupe salafiste ») vers le jihadisme qui est la doctrinedéfendue par Al-Qaïda et qui stipule que l’État islamique tant espéré ne pourra êtreatteint que par les armes (djihad) ». Sur le plan opérationnel, le changement denom du GSPC coïncide avec un changement dans le mode d’action. Désormais,les attentats simultanés qui ont lieu (comme à Alger et à Casablanca en avril 2007)montrent la signature d’Al-Qaïda. Enfin, selon l’auteur, le nom donné à AQMI estle résultat d’un rapprochement, d’une négociation avec Al-Qaïda et le signe d’uneévolution doctrinale et idéologique.

De plus, les déclarations répétées fin 2010 et en janvier 2011 du chef d’Al-Qaïda, Oussama Ben Laden, sont une indication supplémentaire du rôle derelais et de bras armé que joue AQMI en faveur de l’organisation-mère. Oussama BenLaden, si sa voix est authentifiée, a conditionné la libération des otages français enAfrique au retrait de la France d’Afghanistan et a averti que les positions du présidentNicolas Sarkozy « coûteront cher » à la France, selon un enregistrement sonore diffu-sé le vendredi 21 janvier 2011 par la chaîne de télévision du Qatar, Al Jazeera. Il s’agitdu deuxième message menaçant la France en moins de trois mois. « Nous vous répé-tons le même message : la libération de vos prisonniers des mains de nos frères est liéeau retrait de vos soldats de notre pays », a ajouté la voix attribuée à Ben Laden.S’adressant au peuple français, ce dernier a affirmé : « Le refus de votre Président dese retirer d’Afghanistan est le résultat de son suivisme de l’Amérique et ce refus est unfeu vert pour tuer vos prisonniers. Cette position de Nicolas Sarkozy lui coûtera etvous coûtera cher sur différents fronts, à l’intérieur et à l’extérieur de la France ».

Conclusion

AQMI a véritablement pris de l’ampleur depuis ses origines algériennes etsa création en 2007. Le groupe a débordé de sa sphère locale vers la sphère natio-nale et régionale, d’abord maghrébine puis sahélo-saharienne et subsaharienne.Cette internationalisation s’est affirmée avec la prise pour cibles d’intérêts occi-dentaux et l’enlèvement d’otages. La menace d’extension d’AQMI à l’échelle euro-péenne est très présente et doit être prise au sérieux, plus encore depuis les misesen garde répétées d’Oussama Ben Laden à la France.

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ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE

Mathieu Guidère : « La tentation internationale d’Al-Qaïda au Maghreb » in Focus stratégique n° 12, décembre 2008.Interview de Dominique Thomas par Marianne Enault : « AQMI n’est pas capable de s’implanter en Europe » in Le JDD.fr, mercredi 22 septembre 2010.Jean-Pierre Filiu : « Les quatre fronts d’Al-Qaïda » in Études, 2010/10, tome 413.Lakhdar Benchiba : « Les mutations du terrorisme algérien » in Politique étrangère, 2009/2.Notes de l’IFRI n° 37, 2002.