é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des...

56
noUVeLLes de RoUmAnIe Numéro hors série - Mars 2007 C onnaissons-nous bien les Roumains ? Leur accueil, leur fantaisie, leur entrain laissent rarement trans- paraître le traumatisme qu'ils ont enduré avec la machinerie à fabriquer "L'Homme nouveau" mise en place par le régime communiste. Peut-on être comme tout le monde après ces décennies de cauchemar ? A Bucarest, aujourd'hui, des jeunes gens se promènent dans la rue, bras dessus-bras dessous, insouciants, mordant à pleines dents dans la vie. Tout cela leur paraît déjà si loin… Une vieille dame les observe en hochant la tête. Son regard, chargé de tristesse et d'impuissance en dit long, la replongeant loin en arrière: "Ils nous ont volé notre jeunesse" semble-t-il dire… à elle comme à trois générations soumises aux délires idéologiques du pouvoir. Pour des millions de Roumains comme elle, ce n'est pas simplement leur jeunesse, mais leur vie toute entière qui leur a échappé. Une vie passée dans un univers kafkaïen où il fallait se méfier de ses collègues, des ses voisins, de ses enfants, s'ils se montraient bavards. Une vie où on perdait confiance en soi, dans son savoir faire, où la fierté du travail bien fait ne voulait plus rien dire, où il fallait baisser la tête et abdiquer sa dignité. Une vie où le pouvoir a tenté d'inculquer par la coercition à ce peuple plein de bons sens que un et un ne faisaient pas deux; qu'il lui fallait accepter sans aucune discussion que la bêtise le dirige dans ses gestes et faits de tous les jours, qu'il devait se contenter d'obéir, dans les blocs, à l'usine, à l'université. Une vie, enfin, où tout était régenté par le haut, où l'homme n'avait plus la capacité de prendre des initiatives individuelles et d'as- sumer ses responsabilités. Adriana, seulement 29 ans, se souvient bien. Pour elle, c'est: "Ils m'ont volé mon enfance". Quel miracle pour tous ces élèves, lors des dernières années de folie du régime de Ceausescu, d'avoir échappé à la schizophrénie quand le monde réel vécu quotidiennement à l'école et dans la rue contredisait le monde fictif raconté par les parents et qu'il ne fallait surtout pas rapporter à l'extérieur ! Comment imaginer dans ces conditions que cette époque, ce formatage, cet endoctrinement, ne laissent pas des traces profondes, aujourd'hui et, malheureusement, peut-être encore pour une ou deux décennies ? Comprendre les Roumains, c'est réaliser que, pendant ces longues années, ils se sont réfugiés dans leur univers intime, se repliant sur eux-mêmes ou, avec un peu de chance, sur la cel- lule familiale, le cercle d'amis, nourrissant leurs rêves inté- rieurs, trouvant là la seule consolation et le seul échappatoire à une vie imposée, absurde, grise et sans horizon. Jusqu'à la révolte finale, manipulée, volée elle aussi. Certains ont osé dénoncer, résister. Une minorité, magni- fique, comme au temps du nazisme en France. Leur lutte a duré vingt ans, mais leur sacrifice a été vain: les Occidentaux, dont l'intervention était si ardemment espérée, n'étaient pas au rendez-vous. Quelques uns, une poignée, se sont alors enfoncés dans un combat individuel, qui était surtout un cri de désespoir et se terminait généralement tragiquement. Les Roumains ne sont pas près d'oublier ces "années de plomb" où tout était entrepris pour les conditionner. Ils n'en sont pas sortis indemnes, mais vivants. Les cicatrices sont lourdes à porter et la tentation de les dissimuler - plutôt de les enfouir - l'emporte souvent. Il faut les voir encore aujourd'hui faire des provisions, de peur de manquer, se débrouiller dans les queues pour ne pas se faire voler sa place… Accueillis dans l'Europe avec réticence par ses citoyens bien nourris, ils s'attendent à d'autres épreuves. Elles leur paraissent si légères par rapport à celles du passé. Ils savent au moins que, désormais, il y a une vie devant. Dolorès Sirbu-Ghiran " Ils nous ont volé notre jeunesse " II - Les années de plomb Les collections des Les Années Rouges La Roumanie et les Roumains sous le communisme 23 août 1944 - 25 décembre 1989

Transcript of é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des...

Page 1: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

56

Ils sont cinq , représentatifs des jeunes venus suivre l'é-cole d'été de Sighet (notre photo), et ne manquentaucune des cinq-six conférences quotidiennes qui y

sont données pendant une semaine. Il y a Anca, 18 ans, deBucarest, Andreea, 13 ans, Parisienne d'origine roumaine,Alexandra, 17 ans, deTimisoara, Mihnea, 18 ans, garçon dePloiesti, Dan, 17 ans, Moldave de Chisinau. Tous ont été sélec-tionnés après avoir répondu en 3-4 pages à la question:"Connaissez-vous des personnes victimes du communisme ?Racontez…".

Poser sa candidature n'a pas toujours été évident, car lapublicité faite à ce séminaire sur la mémoire du communismeest plutôt discrète. Alexandra en avait entendu parler par unadjoint de Timisoara et avait obtenu les coordonnées en pia-notant sur Internet. Andrea par son professeur d'histoire.Mihnea collabore avec le centre culturel de Ploiesti et déjàplusieurs jeunes de cette ville ont participé à des sessionsprécédentes. Dan, lui, est membre du conseil de rédactiond'une revue de jeunes et avait eu l'occasion de consulter lesdocuments du Mémorial de Sighet.

"Je suis très en colère quand j'entends dire qu'autrefois c'était mieux que maintenant"

Anca, ici pour la 3ème fois, estune habituée. La 1ère c'était par curio-sité, puis par intérêt. "En découvrant leMémorial, c’était très étrange. J'étaistrès émue. J'avais entendu parler ducommunisme, mais pas imaginé sondegré d'horreur" reconnaît-elle, s'in-terrogeant: “Comment des gens peu-vent faire tant de mal à d'autres ?".Une émotion partagée par Andrea qui,à 13 ans, montre une maturité excep-tionnelle et revient pour la 2ème fois àSighet. A Paris, ses parents et grands-parents, réfugiés rou-mains, sont pour beaucoup dans cet intérêt précoce.

Alexandra, membre des jeunes du PNTCD (Parti NationalPaysan Chrétien Démocrate), se montre également choquéepar cette répression bestiale qui s'est abattue sur son pays, fai-sant des centaines de milliers de victimes. Pour elle, leMémorial ne permet pas seulement de théoriser sur le commu-nisme mais est surtout une révélation de la vérité, appréciantson côté pédagogique. Son grand-père a été déporté au canal etelle se montre très en colère quand elle entend affirmer"Autrefois, c'était mieux que maintenant".

"En Moldavie, être Roumain c'est être anti-communiste"

Mihnea a baigné tout jeune dans l'histoire du communis-me: "J'en ai entendu parler dès mes trois ou quatre ans car

mes parents, très anti-communistes, en discutait sans arrêt.Quand je suis venu à Sighet, j'avais une base déjà solide".

Dan, le Moldave, a été initié à l'âge de 11 à 12 ans par sesgrands-parents, également anti-communistes, mais surtoutayant une conscience roumaine très forte: "Je me sens moi-même Roumain et en Moldavie être Roumain c'est être anti-communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunesMoldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'ilest encore au pouvoir à Chisinau". Impressionnant et touchantdans sa détermination, il modère volontiers son propos "natio-naliste roumain", reconnaissant que les deux pays ont une per-sonnalité différente de par l'histoire récente, qu'ils doiventconserver, mais se montre désireux qu'ils aient un destin com-mun, symbolisé par l'entrée dans l'Union Européenne.

"Dans ma famille, on n'en parle pas du tout, car çà représente un cauchemar "

A l'évidence, ces 5 jeunes représentent une élite qui acompris que l'avenir ne peut évoluer sans tenir compte dupassé. La grande majorité de leurs camarades se moquent decet épisode de 5 décennies qui a détruit leur pays, culturelle-ment et matériellement. Pour eux, la vie c'est le "modèle amé-

ricain", sa manière de faire de l'argenttrès vite. Les valeurs humanistes n'ontplus leur place. Mihnea estime que cerefus de l'histoire et l'indifférence sont,d'une certaine manière, une façon desurvivre dans les conditions d'existen-ce difficiles actuelles et de penser quela page est définitivement tournée.

Anca confirme: "Les jeunes n'ontpas conscience de ce qu'était le com-munisme. Les adultes veulent oublieret la même chose pour leurs enfants.Ils minimalisent les effets et ne se ren-

dent pas compte qu'il est important de savoir. Dans ma famil-le, on n'en parle pascar ça représente un cauchemar".

"Les jeunes ne votent pas et les anciens imposent leur mentalité"

Andreea tempère un peu : "Pour certains l'histoire estimportante, mais les jeunes ne veulent pas commencer leur vieavec ce passif. Ils ne s'impliquent dans aucune forme d'asso-ciations, sont fondamentalement sceptiques. Ils ne votent pas,et c'est grave, car ce sont les anciens qui imposent leur men-talité". Et la jeune militante de reconnaître toute l'importancede l'école d'été de Sighet "qui constitue un système pyramidalpar lequel ses participants réveillent la conscience de leurscamarades", avant de conclure: "Mes parents me disent qu'ondevraient être heureux de vivre maintenant. Eux, quand ilsétaient jeunes, n'ont jamais connu la liberté".

Les Années de PLomb

noUVeLLes de RoUmAnIe

Numéro hors série - Mars 2007

Connaissons-nous bien les Roumains ? Leur accueil,leur fantaisie, leur entrain laissent rarement trans-paraître le traumatisme qu'ils ont enduré avec la

machinerie à fabriquer "L'Homme nouveau" mise en place parle régime communiste. Peut-on être comme tout le mondeaprès ces décennies de cauchemar ?

A Bucarest, aujourd'hui, des jeunes gens se promènentdans la rue, bras dessus-bras dessous, insouciants, mordant àpleines dents dans la vie. Tout cela leur paraît déjà si loin…Une vieille dame les observe en hochant la tête. Son regard,chargé de tristesse et d'impuissance en dit long, la replongeantloin en arrière: "Ils nous ont volé notre jeunesse" semble-t-ildire… à elle comme à trois générations soumises aux déliresidéologiques du pouvoir.

Pour des millions de Roumains comme elle, ce n'est passimplement leur jeunesse, mais leur vie toute entière qui leur aéchappé. Une vie passée dans un univers kafkaïen où il fallaitse méfier de ses collègues, des ses voisins, de ses enfants, s'ilsse montraient bavards. Une vie où on perdait confiance en soi,dans son savoir faire, où la fierté du travail bien fait ne voulaitplus rien dire, où il fallait baisser la tête et abdiquer sa dignité.Une vie où le pouvoir a tenté d'inculquer par la coercition à cepeuple plein de bons sens que un et un ne faisaient pas deux;qu'il lui fallait accepter sans aucune discussion que la bêtise ledirige dans ses gestes et faits de tous les jours, qu'il devait secontenter d'obéir, dans les blocs, à l'usine, à l'université. Unevie, enfin, où tout était régenté par le haut, où l'homme n'avaitplus la capacité de prendre des initiatives individuelles et d'as-sumer ses responsabilités.

Adriana, seulement 29 ans, se souvient bien. Pour elle,c'est: "Ils m'ont volé mon enfance". Quel miracle pour tous cesélèves, lors des dernières années de folie du régime deCeausescu, d'avoir échappé à la schizophrénie quand le monde

réel vécu quotidiennement à l'école et dans la rue contredisaitle monde fictif raconté par les parents et qu'il ne fallait surtoutpas rapporter à l'extérieur !

Comment imaginer dans ces conditions que cette époque,ce formatage, cet endoctrinement, ne laissent pas des tracesprofondes, aujourd'hui et, malheureusement, peut-être encorepour une ou deux décennies ?

Comprendre les Roumains, c'est réaliser que, pendant ceslongues années, ils se sont réfugiés dans leur univers intime, serepliant sur eux-mêmes ou, avec un peu de chance, sur la cel-lule familiale, le cercle d'amis, nourrissant leurs rêves inté-rieurs, trouvant là la seule consolation et le seul échappatoireà une vie imposée, absurde, grise et sans horizon. Jusqu'à larévolte finale, manipulée, volée elle aussi.

Certains ont osé dénoncer, résister. Une minorité, magni-fique, comme au temps du nazisme en France. Leur lutte aduré vingt ans, mais leur sacrifice a été vain: les Occidentaux,dont l'intervention était si ardemment espérée, n'étaient pas aurendez-vous. Quelques uns, une poignée, se sont alorsenfoncés dans un combat individuel, qui était surtout un cri dedésespoir et se terminait généralement tragiquement.

Les Roumains ne sont pas près d'oublier ces "années deplomb" où tout était entrepris pour les conditionner. Ils n'ensont pas sortis indemnes, mais vivants. Les cicatrices sontlourdes à porter et la tentation de les dissimuler - plutôt de lesenfouir - l'emporte souvent. Il faut les voir encore aujourd'huifaire des provisions, de peur de manquer, se débrouiller dansles queues pour ne pas se faire voler sa place…

Accueillis dans l'Europe avec réticence par ses citoyensbien nourris, ils s'attendent à d'autres épreuves. Elles leurparaissent si légères par rapport à celles du passé. Ils savent aumoins que, désormais, il y a une vie devant.

Dolorès Sirbu-Ghiran

" Ils nous ont volé notre jeunesse "

"Comment peut-on faire tant de mal aux autres ?"Anca, Alexandra, Andreea, Mihnea et Dan…

cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du communisme.

II - Les années de plomb

Les collections des

Les Années RougesLa Roumanie et les Roumains

sous le communisme23 août 1944 - 25 décembre 1989

Mémoire eet EEspoir

Page 2: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

2

La RRésistanceLes Années de PLomb Les Années de PLomb

55

Mémoire eet EEspoir

Pour la première fois en France, un ouvrage vient deparaître évoquant la Résistance au communisme enRoumanie, dans les années 50-60. La chute de la

dictature permet d'en savoir un peu plus sur ces paysans qui sesont opposés à la collectivisation aux lendemains de laSeconde Guerre mondiale. Pour la propagande du régime, ilsétaient des "... légionnaires, des koulaks (paysans riches), desennemis de classe et autres bandits ou terroristes...". Mais envérité, il s'agissait avant tout de simples Roumains attachés àleurs lopins de terre, ayant refusé un régime politique et éco-nomique venu de l'extérieur avec l'Armée rouge.

L'idée trop répandue du "peuple mamaliga"

Avec la chute de Ceausescu, de multiples témoignages ontafflué en même temps que les archives ont été ouvertes.Notamment celles de la Securitate et des tribunaux militairesqui ont eu en charge d'arrêter et de juger ces adversaires durégime. C'est donc avec la volonté de sortir cette histoire duvide historiographique où elle se trouvait que Georges Dienera écrit son livre L'autre communisme en Roumanie.Résistance populaire et Maquis, 1945-1965. Il ne s'agit paslà d'une vaste synthèse mais plutôt, pour reprendre les termes

de l'auteur, "...d'un travail dont nous espérons qu'il pourra lan-cer quelques pistes de recherche sur un terrain encore très peuexploré par les historiens".

Georges Diener a séjourné six ans en Roumanie, immé-diatement après la "Révolution" de décembre 1989, commedirecteur du Centre Culturel Français de Iasi, en profitant pouramasser des informations, consulter des archives, rencontrerd'anciens Résistants. En oeuvrant ainsi, l'auteur rectifie uneidée très répandue en Occident selon laquelle le peuple rou-main ne s'opposerait généralement pas, offrant le plus souventsoumission et passivité à l'oppression. C'est cette image de"peuple mamaliga", de "mamaliga qui n'explose pas" (lamamaliga ou polenta en Italie, à base de farine de maïs, est leplat paysan par excellence et... nécessité) que Georges Dienerestime devoir corriger.

Des paysans pauvres devenus maquisards

Le paysan roumain, dont l'identité est fondée sur la pro-priété de sa terre qui est sa patrie, a donc bien résisté à la col-lectivisation car "...au-delà de la propriété, c'est l'éliminationdes communautés villageoises avec ses repères propres et lasuppression du paysan qui étaient visées.".

Une Résistance populaire et spontanée s'est dressée face au régime communiste pour s'opposer aux collectivisations.

Des paysans ont lutté

SOMMAIRE La Résistance

- Une Résistance populaire et spontanée s'est dressée face au régime 2 et 3- Avec la complicité des parents, amis et voisins 4- La faillite de l'élite roumaine- Doina Cornea: "Il faut payer un prix pour la liberté" - Radio Free Europe et Radio Liberty étaient écoutées clandestinement par des millions de Roumains 5 à 7

Les Résistants- Ion Gavrila, l'insaisissable rebelle du Fagaras- Cicerone Ionitoiu, lutteur infatigable, n'a jamais renoncé 8 et 9 - Elisabeta Rizea faisait la croix avec sa langue dans la bouche et priait Dieu pour ne rien dire- Ionel Cana, le médecin révolté qui a fait peur au régime 10 et 11- Dans l'ombre, Cornel Georgiu, avait défié le "Conducator" 12 à 14

La première promotion retenue nous a appris beaucoup de choses. Le thèmechoisi était "la mémoire du communisme dans les familles". La moitié des partici-pants étaient Moldaves et il y avait une différence aussi bien dans leur comportementque dans le vécu dont ils avaient connaissance, la répression ayant été de type sovié-tique et beaucoup plus dure dans leur pays. Ils se montraient plus sérieux que lesjeunes Roumains, volontiers rigolards de tout.

Quand ils évoquaient le communisme, c'était pour raconter que 2 à 3000 per-sonnes avaient été déportées en masse dans leur village et seulement une dizaineétaient revenues, vingt ans plus tard. Les Roumains, eux, parlaient de cas indivi-duels, de leur grand-père emmené de force au canal.

Un regard très critique sur les parents

Nous nous sommes rendus compte aussi que les relations des jeunes étaientbeaucoup plus étroites avec les grands-parents, qui avaient connu avant-guerre uneépoque de liberté et livraient leurs souvenirs, qu'avec leurs parents dont ils criti-quaient "le cerveau lavé" et auxquels ils reprochaient leur compromission, leuropportunisme, et surtout de les obliger à pratiquer un double langage entre l'école,où il ne fallait pas se compromettre, et la maison.

Ce sentiment ressortait très fort dans une autre sélection, ayant pour sujet"Comment imaginez-vous votre famille?". A la fois apparaissait leur solitude vis-à-vis de leurs parents, les liens semblant coupés, et le désir très fort d'avoir des rela-tions différentes avec leurs futurs enfants.

En général, dans les réponses apportées aux questions posées, les jeunes mon-traient une maturité étonnante et, souvent, davantage de bon sens et de concret queles analystes spécialistes du sujet.

H.G. : Comment choisissez-vous les conférenciers ?A.B. : Avec le temps, cela se fait naturellement. Ainsi, nous avions invités

Stéphane Courtois dont la première traduction au monde de son "best seller", Lelivre noir du communisme a été roumaine.

Séduit par l'école d'été, il s'est montré " électrisant " pour les jeunes. Nousl'avons nommé recteur de l'école, titre purement honorifique auquel il fait cependanthonneur, en venant tous les ans et en participant aux travaux d'un bout à l'autre…sauf cette année, où il termine un livre monumental sur Lénine. C'est l'historien ducommunisme et journaliste français Thierry Wolton qui l'a remplacé.

“Qu'est-ce-que çà veut dire… Le Peuple?“

H.G. : Laissez-vous une trace de vos sessions ?A.B : Plusieurs livres ont été publiés, ainsi qu'après chaque édition des annales

qui relatent les interventions de tous les participants, aussi bien celles des conféren-ciers que des jeunes. D'autre part, un CD-rom devrait sortir à la fin de l'année pré-sentant intégralement le Mémorial et son contenu.

H.G. : Quel avenir pour votre école ?A.B. : Cela dépend du sort qui sera fait au projet de loi en cours de discussion

prévoyant d'introduire l'enseignement de la période communiste dans les livres d'his-toire des collèges et lycées. Dans ce cas, nous n'aurons guère plus d'utilité… sinon,peut-être, de former les enseignants.

Quoiqu'il en soit, l'école aura joué un rôle essentiel, en accueillant près d'un mil-lier de participants qui représentent, pour beaucoup, j’en suis sûre, la future élite duela Roumanie et de la Moldavie.

Il est amusant de voir que pendant nos sessions, toujours début juillet, certainsjeunes reçoivent leur résultat au bac: ils sont tous reçus, avec une moyenne supé-rieure à 9,5 sur 10. J'ai en mémoire cette réflexion : "Qu'est-ce que çà veut dire "LePeuple"… sinon une poignées de gens décidés qui l'ont entraîné et fait l'Histoire !”

Propos recueillis par Henri Gillet

La Révolte- La révolte annonciatrice des villageois roumains 15- Au printemps 1946, le "mai 68" des étudiants de Cluj- A Brasov, quinze mille ouvriers descendent dans la rue en criant "A bas le dictateur" 16 et 17- La seule "Révolution" sanglante marquant la chute du communisme - "Ensemble nous avons lutté, ensemble nous voulons mourir" 18 et 19

- La cravate rouge était le symbole de l'élève communiste modèle- Pionniers pour préparer l'avènement de "L'Homme nouveau"- Des petites marionnettes pour chanter les louanges des Ceausescu 20 à 23

Une vie communiste

Les Nouvelles de Roumanie

Hors série numéro un Mars 2007

Les Années RougesLa Roumanie et les Roumains sous le communisme(23 août 1944 - 25 décembre 1989)

1 - Les années de fer"Ils ne sont jamais revenus"

2 - Les années de plomb"Ils nous ont volé notre jeunesse”(Ne peuvent être vendus séparément)Prix : 20 € (+ 3 € de frais de port)

Ont participé à ce numéro hors série:Leonard Butucea, Adriana Lungu,Liana Lungu, Nichita Sîrbu, IonelFuneriu, Nicolae Dragulanescu, OvidiuGorea, Cicerone Ionitiou, AnaBlandiana, Mémorial de Sighetu-Marmatiei, Doina Cornea, CornelGeorgiu, Mircea Bajan, BernardCamboulives, Jean-Gabriel Barbin,Karin Humbert, Noël TaminiAutres sources: fonds de documenta-tion ADICA, "Histoire des Pays del'Est" (Henry Bogdan, Editions Perrin),"Du passé faisons table rase"(Stéphane Courtois, Editions Laffont)

Editeur: Les Nouvelles de RoumanieLettre d'information bimestrielle sur abonnement éditée par ADICA (Association pour leDéveloppement International, laCulture et l'Amitié,association loi 1901)Siège social, rédaction: 8 Chemin de laSécherie, 44 300 Nantes, FranceTel-Fax: 02 40 49 79 94E-Mail: [email protected]

Directeur de la publication :Henri GilletRédactrice en chef:Dolores Sirbu-GhiranAbonnement un an (six numéros) :Entreprises, administrations: 100 € TTCAssociations et particuliers : 80 € TTC

Impression: Helio Graphic, 11 rueLouis Armand, 44 980 Sainte-LuceNuméro de Commission paritaire :1107 G 80172Numéro ISSN : 1624-4699Dépôt légal: à parution

Page 3: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb Mémoire eet EEspoir Les Années de PLomb

3

La RRésistance

Contre cette entreprise "les révoltes paysannes prirent ende nombreux endroits des formes insurrectionnelles, avec desassemblées de villageois en colère réunis au son furieux dutocsin... Le pouvoir ne s'y trompa guère en réagissant avec desmoyens à la mesure de sa crainte panique de ce type de phé-nomène. Des bataillons entiers de sécuristes furent envoyéspour rétablir l'ordre, la plupart du temps en écrasant dans lesang les émeutes et en arrêtant, déportant, emprisonnant,assassinant, exécutant les meneurs, réels ou inventés".

Persécutée, cette résistance ne va pas s'éteindre immédia-tement. Après l'éradication des phénomènes de Résistanced'envergure nationale avec le jugement de groupes commecelui des Haïdouks d'Avram Iancu, ou la suppression du PartiNational Paysan de Iuliu Maniu (celui-ci arrêté en 1947, mortà la prison de Sighet en 1953), un noyau dur persiste.

Une éclosion d'organisations a désormais lieu au niveaulocal et régional. La diversité de leurs lieux d'implantation(Carpates, Dobroudja, Moldavie, Banat, etc…) donne la mesu-re de la contestation. Celle-ci avait pris, dans un premier tempset dans l'arc carpatique essentiellement, des formes de résis-tance armée derrière des chefs charismatiques, issus des cadresde l'armée roumaine. Par la suite, ce sont de simples paysansrebelles qui, pendant quelques années encore, prendront lemaquis dans les montagnes, un noyau dur persistant et sevouant à "... l'isolement et la clandestinité, dans des conditionsextrêmement précaires...". Leur but est avant tout de survivre

et de se tenir prêt au cas où ... les Américains interviendraient.La plupart de ces maquisards sont des paysans pauvres.

Un rapport de la Securitate en date de 1951 mentionne, parmiles gens arrêtés, 45% de paysans pauvres et 22% de paysansmoyens appartenant, ou étant complices, des 17 bandes demontagnes enregistrées. De plus, 56% sont sans appartenancepolitique. "Ces chiffres", commente Georges Diener, "fontvaloir le phénomène d'une résistance véritablement populairedans sa composition et spontanée dans sa forme...".

Les Américains ne venant pas, les Russes se retirant en1958, la Résistance semble alors marquer le pas. C'est dumoins l'avis de l'écrivain Paul Goma: "En 1958, c'est déjàl'agonie, les dernières heures - du point de vue physiologique- des gens qui ont constitué l'opposition...". Il appartiendra dèslors à d'autres, Paul Goma sera le plus connu de ceux-là, defaire vivre l'opposition à une dictature qui sera devenue entre-temps une dictature strictement roumaine.

Au terme de cette lecture roborative, de nombreuses ques-tions restent en suspens. Notamment celle des effectifs àl'œuvre dans cette Résistance. Georges Diener avoue qu'il estencore impossible de fournir des chiffres aujourd'hui.

Reste une question concernant le titre du livre. Après avoirenregistré le caractère apolitique (sinon anti-communiste parle refus de la collectivisation) de la Résistance roumaine, pour-quoi l'avoir appelé L'autre communisme en Roumanie?

Bernard Camboulives

Depuis neuf ans, l'écrivaine Ana Blandiana et sonmari, Romulus Rusan, également écrivain, organi-sent "L'école d'été du Mémorial de Sighet", musée

sur la mémoire du communisme dont ils sont à l'origine de lacréation. Cette initiative qui vise à faire prendre conscienceaux jeunes de ce que fut l'univers communiste, à partir de l'in-tervention d'historiens et divers conférenciers, est unique dansle monde, tout comme le Mémorial est le plus important et leplus révélateur consacré à cette période, existant en Europe del'Est… Sans-doute parce qu'ilrelève d'une démarche entière-ment privée, sans interventionde l'Etat, contrairement aumusée de l'horreur communis-te de Budapest, plus spectacu-laire mais beaucoup moinsdocumenté et pédagogique,dont la création a coûté 15 foisplus cher que l'ensemble desactions menées à Sighetdepuis déjà 13ans.

Ce "devoir de mémoire",important pour l'Humanité - etfait dans un esprit humaniste -doit beaucoup à l'énergie, latenacité d'Ana Blandiana (notre photo, au milieu des portraitsdes victimes de Sighet) mais aussi de Romulus Rusan, dont ladiscrétion ne saurait cacher la part essentielle qu'il a tenue dansce projet et de leur association, "La Fondation de l'Académiecivique". L'écrivaine répond aux questions d'Henri Gillet.

Trois cents candidats pour cent élus

Henri Gillet: Comment vous est venue l'idée de créercette école d'été ?

Ana Blandiana: Au début, en 1993, nous avions organiséun symposium sur les épreuves qu'avaient connues notre payspendant le régime totalitaire, destiné aux adultes, 200 à 300,principalement des anciens détenus et des historiens des paysde l'Est. Nous nous sommes rendus compte que nous tournionsen rond car nous étions tous d'accord sur ce que l'on avait vécu.Mais nous avons aussi eu conscience que les nouvelles géné-rations, par manque d'expérience ou de culture, ne savaientdéjà pratiquement rien de cette époque… Nous avons doncchangé notre fusil d'épaule.

H.G.: Quel public vise votre initiative ?A.B.: Les jeunes de 15-18 ans -âge où on est ouvert, où on

a envie de découvrir, de savoir- mais aussi où on est pris encharge par les parents, pas encore confronté aux problèmes

concrets de la vie, d'où une grande disponibilité d'esprit.

H.G.: Comment se passent concrètement les choses ?A.B.: Nous organisons un concours avec un thème choisi

- par exemple: "Comment a été vécu le communisme dansvotre commune ou dans votre famille ?" - sur lequel les can-didats doivent rédiger deux ou trois pages. Les médias en fontla publicité et un jury de trois personnes effectue la sélectioncar nous n'avons que cent places disponibles et nous recevons

trois fois plus de réponses,venant aussi bien de Roumanieque de Moldavie.

Les jeunes qui se sont déjàimpliqués dans les travaux surla mémoire de cette époque,réalisant des enregistrementsd'une dizaine d'heures, de survi-vants des camps, de témoins,etc… sont dispensés deconcours. Les participantsreviennent parfois à 2 ou 3reprises et ont une véritable cul-ture sur le sujet.

Les participants sont pristotalement en charge (voyage,

hébergement) pendant la semaine de ce séminaire. Le finance-ment est assuré par la Fondation allemande Konrad Adenauer,dont la vocation est de promouvoir les droits de l'Homme,notamment dans les pays où ils ont été bafoués. Une sessioncoûte environ 20 000 €. Quant à l'organisation elle est baséeprincipalement sur deux personnes, aidées par 3 ou 4 jeunesfilles à l'approche et pendant le déroulement de l'école.

Je dois dire que c'est épuisant pour tous. Pour mon mari etmoi-même, cette école est dévorante d'énergie et de disponibi-lité tout au long de l'année, et nous sommes contents de retrou-ver le mois d'août où nous pouvons entièrement nous consa-crer à notre vocation d'écrivains.

Des jeunes Moldaves sérieux… des Roumains plus "rigolards"

H.G.: Comment réagissent les jeunes ?A.B.: Au début, ils avaient cinq ou six ans, et pour

quelques uns une certaine mémoire de l'époque; maintenant,ils sont tous nés après la Révolution. Notre première édition aété ratée. Nous avons retenu directement les lauréats des olym-piades d'histoire, mais ils se fichaient bien du sujet et considé-raient leur participation comme une corvée obligatoire pendantles vacances… ce qui nous a décidés par la suite à faire ceconcours de sélection.

54

pour défendre leurs terres

- Défilé, bière et mici - Cent millions d'euros d'aujourd'hui pour la réussite de l'événement- "Quand j'ai appris que je devais défiler à Bucarest… c'était la tuile" 24 à 27- "Dis-moi quelle est ta voiture… Je te dirai qui tu es"- Dacia: lancée en 1968, la Renault 12 roumaine est entrée vivante dans la légende 28 à 31- A Pâques, agneau et œufs colorés étaient sur toutes les tables 32- Des citoyens vendus à l'Occident pour une valise de dollars 33- "Ils font semblant de nous payer… On fait semblant de travailler"- Une bombe écologique, doublée d'une bombe sociale 34 et 35

- "Les jeunes générations ne savent pratiquement rien du communisme"- "Comment peut-on faire tant de mal aux autres?" 52 à 56

- Surveillance mutuelle et méfiance généralisée- La confession pathétique d'un prêtre ancien informateur- Sportifs sous contrôle continu - Vainqueur de la coupe d'Europe, le jour de gloire du Steaua Bucarest - Malgré la censure, "Le Monde" circulait sous le manteau 36 à 39 - "Donnez nous notre queue quotidienne"- Au régime ! Le "communisme scientifique" des dernières années - Le paquet de Kent remplaçait de dollar, interdit sous peine de prison- Tout… et rien : le poème subversif d'Ana Blandiana 40 à 45- "Les Roumains ont froid, ont faim et se taisent "- Un couple de touristes suisses à la découverte du "Paradis des travailleurs" 46 et 47- "Il ne nous restait que çà": la dérision en guise de résistance- Dix ans de blagues sous Ceausescu 48 à 51

"Les jeunes générations ne savent pratiquement rien du communisme"

LES ANNEES DE PLOMB

Depuis neuf ans, à l'école d'été de Sighet, Ana Blandiana et son mari Romulus Rusan ont accueilli près d'un millier de 15-18 ans dans la prison même

où ont été exterminés les aînés de cette future élite politique.

Mémoire et Espoir

Page 4: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

En prenant femme, Calin Bogdan trouvera une autre mine.Son épouse se joindra à sa quête, rapportant ce qu'elle enten-dait sur son lieu de travail, les histoires racontées pas sescopines. Au total, en dix ans, il recueillera plus d'un millier deblagues, au rythme d'une tous les cinq jours, en conservant960, éliminant celles par trop vulgaires.

Devenu un orfèvre en la matière, il en fabriquera lui-même, les testant auprès de sa femme, de leurs cercles d'amiset de collègues, avant de les lancer dans la nature. Près de 160d'entre-elles feront ainsi le tour du pays.

Près de la catastrophe

Le régime se durcissant - le dissident Gheorghe Ursuvenait de mourir sous les coups de la Sécuritate - la rancœurcontre le régime et le nombre de blagues augmentèrent.

Calin Bogdan se montra de plus en plus prudent, d'autantplus qu'il avait maintenant deux enfants. Aucune allusion n'é-tait faite devant eux et il allait écouter "Radio Free Europe" surson balcon, mettant le transistor en sourdine.

Pourtant, l'ingénieur passa près de la catastrophe à deuxreprises, oubliant son carnet sur un bureau d'une administra-tion et s'en faisant confisquer un autre par un officier de poli-ce, alors qu'il prenait machinalement des notes en passantdevant l'ambassade américaine. Heureusement, celui-ci ne semontra pas trop curieux, se contentant d'enregistrer son iden-tité. Calin Bogdan Stefanescu oubliait ses peurs, en s'imagi-nant les fureurs du " Conducator ", espérant que certains de sessbires lui rapportaient tout ce qui se racontait sur lui. Ne disait-on pas que, de rage, après les émeute de Brasov de 1987, ilavait fait interdire l'emploi du mot "brasoave" - proche phoné-tiquement - qui veut dire "racontars"…

Les Années de PLomb

53

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

4

La RRésistance

Le principal souci des maquisards réfugiés dans les montagnes fut d'abord d'assurer leur existence en s'appuyant sur les villages avec lesquels

ils entretinrent des liens permanents.

Avec la complicité des parents, amis et voisins

La transformation rapide et radicale des campagnes àpartir de 1945, c'est-à-dire la collectivisation desmodes de production par la mise en place des GAC

(Exploitation Agricole Commune) et des GAS (ExploitationAgricole Socialiste) entraîna la réaction des paysans. Des refusd'inscription ou de céder la terre générèrent une protestationcollective. Le système des quotas avec ses prélèvements obli-gatoires révoltèrent les paysans. La répression suivit. Voiciquelques témoignages sur l'époque, livrés par Georges Diener:

"La population refuse de s'acquitter des quotas" (Extraitd'un rapport de la Securitate - 1950):

"Les koulaks (encore non identifiés) de la commune deFintinele, département de Prahova, ont incité les villageois àformer des groupes d'environ 200personnes pour moissonner seuls,sans s'acquitter des quotas (...).

A l'instigation de quelques kou-laks, à ce jour non encore identifiés,la population de la commune deIepureni, dans le département deVlasca, a refusé de s'acquitter desquotas. Les paysans ont apporté legrain chez eux, l'ont donné à leursbêtes ou l'ont porté au moulin (...).

A Ghimpati-Vlasca, lorsque lecollecteur se rendit sur l'aire de bat-tage n°1 pour récupérer les quotasdu koulak Vladescu avec lesorganes de la milice, tous furent encer-clés par 250 personnes - femmes,hommes et enfants - qui les empêchèrent de prélever le blé.Dans cette cohue, deux camarades activistes furent blessés etsauvés par l'intervention de la milice..." (p.42)

"Battu à en perdre connaissance" (Témoignage dupaysan Grigor A. Barbu, du village d'Amarastii de Sus, dans ledépartement de Dolj, à l'époque propriétaire de 8 hectares):

"Pendant l'été 1952, alors que nous marchions vers notremaison et passions devant le Conseil Populaire, nous fûmesarrêtés sur ordre de son président , le communiste Vasile Stan.On me plaça dans un bâtiment de la Mairie sans motif annoncéet je fus rossé. Participèrent à la bastonnade le Président et l'unde ses hommes de main. L'on me fit tomber sur le sol, puis jefus battu à coup de poing et de pied et ensuite avec une chaînejusqu'à ce que je perde connaissance." (p.50)

Le pouvoir politique consolidé, chaque paysan fut trans-formé en travailleur de kolkhoze. Une résistance minoritaire semanifesta cependant dans des conditions de survie extraordi-nairement précaires. Le principal souci des maquisards réfu-giés dans les montagnes fut d'abord d'assurer leur existence.

Pour ce faire, ils s'appuyèrent sur unréseau de complicités avec lesquelsils entretinrent des liens permanents.Ces complices, parents, voisins,amis, etc. appartenaient aux mêmescommunautés villageoises. Lesmaquisards restèrent parfois desannées dans la montagne, vivantdans un total isolement par rapportau "monde officiel".

"Condamnée pour avoir donnéà manger deux fois à son frèreévadé" (Extraits de sentencespénales ou de témoignagesrecueillis par Les Archives du

Totalitarisme):"Bilibau Ecaterina, de Putna,

soeur de Cenusa Constantin, a donné deux fois à manger à sonfrère et lui a livré 10 kg de patates en automne 1948, après l'é-vasion de celui-ci. Cenusa Marina (la sœur de sa femme) ahébergé Cenusa Constantin une nuit en automne 1948. En été1948, elle lui a donné à manger ainsi qu'à Motrescu Vasile."(p.99)

Les paysans-maquisards, réfu-giés dans les montagnes dupays, formaient des groupes

sans lien véritable entre eux. Ils ne consti-tuaient pas une opposition organisée aurégime, bien conscients de la supérioritéde la Sécuritate. Cependant leur actionétait mue par un espoir que GavrilVatamaniuc, ancien Résistant, faisantréponse à un volontaire, résume ainsi:"...Reste à la maison parce que nousavons besoin de toi. En cas de guerreentre les Américains et les Russes, en 24

heures les villages de Bucovine et la villede Radauti seront occupés par lesPartisans et libérés des communistes".

Il fallait être prêts pour l'heure del'intervention extérieure... Mais, dans l'at-tente, les conditions de vie étaient trèsdures, comme le rappelle G. Vataniuc:

"En automne, il nous fallait faire delongues marches pour l'approvisionne-ment de l'hiver. Tous, nous nous dépla-cions avec des sacs à dos. La journée,nous travaillions à l'aménagement denotre cabane, et la nuit nous cherchions

de la nourriture. Le soir, nous ne pou-vions pas faire de feu, car la fumée pou-vait se voir de loin et attirer l'attentiondes forestiers, sécuristes, militaires.L'approvisionnement de la cabane enautomne avait une importance capitale,car nous évitions de nous déplacer enhiver, de peur de laisser des traces dansla neige. De plus, l'hiver, les maisons denos parents étaient très soigneusementsurveillées par la Securitate qui faisaitmême souvent des perquisitions noc-turnes en vue de nous arrêter."

Dans l'attente des Américains...

Généreux CeausescuCeausescu surveille son pays du haut

de son hélicoptère. Tout à coup, il voit unattroupement, fouille dans son porte-feuille et jette par la fenêtre un billet decent lei.

- Tu est fou, qu'est ce qui te prends ?s'exclame sa femme

- Comme çà, il y aura au moins unRoumain heureux!

- C'est idiot, tu aurais jeté cinq billetsde vingt lei… tu aurais fait cinq contents

- Très juste! J'aurais même dû jeterdes pièces de un leu !

Sur son siège, le pilote se tord de rire- Qu'est-ce qui t'arrive ?- Vous pouviez même faire 23 mil-

lions d'heureux, en vous jetant tous lesdeux par la fenêtre!

TarifUne délégation de la Croix Rouge

visite un camp de détenus sur le Canal.Son responsable s'étonne de voir les pri-sonniers séparés en deux groupes et endemande la raison:

- Dans le premier, ce sont lescondamnés à cinq ans qui ont raconté desblagues sur notre grand leader bien-aimé,le camarade Gheorghiu Dej.

- Et le second ?- Ils ont pris deux ans pour les avoir

écoutées.

15 ansUn gardien de prison demande à un

détenu pourquoi il est enfermé:- Je n'en sais rien…

- Menteur ! Pour rien, c'est dix ans, ettoi tu en as pris quinze !

NapoléonNapoléon revient sur terre. Il

découvre "Scânteia" l'organe du Particommuniste, félicite Ceausescu et s'ex-clame, admiratif:

- Si je n'avais eu que des journauxcomme çà, personne n'aurait entendu par-ler de Waterloo!

RépliqueDeux miliciens reviennent d'une ins-

pection dans une coopérative agricole oùon leur a fait "cadeau" d'un cochon pourqu'ils ferment les yeux sur les irrégula-rités. Ils prennent en stop un pope et sepréparent à se moquer de lui. Le prêtreleur demande :

- Qu'est ce que vous allez faire ducochon ?

- On l'emmène passer un examen dethéologie !

- S'il ne réussit pas… vous le gardezdans la Milice ?

Pingouin- Quel est l'animal préféré de

Ceausescu ?- Le pingouin.- Pourquoi ?- Il ne mange jamais de viande, ne

craint pas le froid et applaudit tout letemps.

CochonIon déclare à la coopérative le porc

qu'il élève. Réussite du Plan quinquennalexigeant, son chef en déclare onze au pré-fet, qui se transforment en 21 dans le rap-port au ministre et finalement arrivent à31 sur le bureau du "Conducator". Celui-ci tranche:

- Vous en mettez un de côté pour l'ex-portation et vous donnez le reste à lapopulation.

Bonne noteSous Ceausescu, une institutrice pose

la question obligée à ses élèves :Savez-vous quelle est la devise du

communisme ?- Oui, "Tout pour l'homme"- Bien, tu auras neuf sur dix.- Mais camarade professeur, si je dis

quel est l'Homme… vous me mettez dix ?

Chien et chatUn chat et un chien se croisent à la

frontière hongroise. Le chat, qui ne trou-ve plus rien à manger, est très surpris devoir que le chien veut rentrer enRoumanie.

- Pourquoi tu viens chez nous ? - Parce qu'on m'a dit qu'on y menait

une vie de chien.

DélaiAdrian va commander sa Dacia. Le

vendeur lui indique la date de livraison:16 avril 1992… soit quinze ans plus tard.Pris d'un doute, Adrian sort son agenda :

- Oui, mais il faudrait que ce soit lematin, parce que l'après-midi il y a leplombier qui vient réparer les toilettes.

une nuit à la Securitate

La carte des maquis anti-communistes de Roumanie.

Blagues

Page 5: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

5

La RRésistance

Dans les dernières années de Ceausescu, la voixétouffée, solitaire et héroïque, de Doina Corneadénonçant sans relâche les affres du régime com-

muniste, notamment sur les ondes de Radio Free Europe, étaitconnue dans le monde entier. Après avoir été emprisonnée, lafrêle professeur de français de l'Université de Cluj vivait reclu-se dans sa petite maison, surveillée nuit et jour par laSecuritate, constamment menacée, soumise à des humiliationset pressions quotidiennes, fuie par nombre de ses amis oucollègues, sauvée sans-doute de l'assassinat par la notoriétéqu'elle avait acquise en Occident et la protection de quelquesambassades, dont celle de France. Mais elle ne renonça jamais.

Tout comme celui de Sakharov en URSS, le combat opi-niâtre de la dissidente qui avait choisi de rester dans son pays,contre vents et marées, fit l'admiration de tous. Vilipendée,dénoncée, accusée des pires turpitudes afin de salir son imageaux yeux de ses compatriotes, son courage et sa ténacité ontquelque part sauvé l'honneur de son pays. Comme toutes lesgrandes figures qui savent se lever, lorsque les temps sontcontraires, pour dire NON.

La première à deviner la nature du nouveau régime dès la fin décembre 1989

Mais ne nous y trompons pas, même si son cri solitaireprenait des accents désespérés, Doina Cornea, sous sa douceurnaturelle, qui laisse pantois quand on imagine la violence ducataclysme au milieu duquel elle s'était placée, était déter-

minée parce que lucide. A ses yeux, il n'y avait pas d'autresvoix que cette Résistance intellectuelle, première pierre de lalutte à mener pour sauver la Roumanie du naufrage.

En pleine "Révolution", fin décembre 1989, Henri Gilletavait pu vérifier sa perspicacité, alors que la Roumanie étaitemportée par une vague d'enthousiasme et le peuple appelé parses nouveaux dirigeants à les suivre les yeux fermés dans ungrand mouvement d'unanimisme, qui avait reçu aussi l'onctiondes capitales étrangères et des médias internationaux. Aucours d'une conversation en tête à tête passionnée et émouvan-te de plus de trois heures, dans un bureau de la mairie de Cluj,Doina Cornea lui avait alors confié ses premiers doutes sur lemouvement qui venait d'emporter Ceausescu.

Voulant profiter de sa notoriété à l'Ouest, le tout nouveaupouvoir l'avait conviée à siéger au sein du Front de SalutNational, autorité provisoire dirigeante et autoproclamée à l'é-poque. Aucun visage de ce Conseil ne lui était familier, saufcelui de Ion Iliescu, ancien responsable de la propagande duParti Communiste.

La dissidente subodorait une immense manipulation. "Si,d'ici un mois, je n'ai pas le cœur net que tous ces gens sontbien d'authentiques patriotes et démocrates, je démissionne-rai; et cela voudra dire que cette Révolution n'a été qu'unefaçade préparée par les communistes et la Securitate pours'assurer de la succession de Ceausescu" lui confia-t-ellealors, lui conseillant de bien lire les journaux après son retouren France. Trois semaines plus tard, un entrefilet du Mondeannonçait la démission de Mme Cornea...

Les Années de PLomb

52

Une vvie ccommuniste

Aujourd'hui, les Roumains n'apprécient plus telle-ment les blagues sur Ceausescu… çà leur reste surl'estomac. L'esprit humain a cette merveilleuse

faculté d'éliminer ce qui dérange ou fait mal. Ce n'est pas trèsdrôle de se souvenir que pour Roumanie, on disait"Ceauswitz" (mélange d'Auschwitz et Ceausescu) et que surnos marchés, les pommes de terre n'étaient pas plus grossesque des noix…

Commentant ainsi sa démarche dans la préface de sonlivre, Dix ans d'humour noir, Calin Bogdan Stefanescu apourtant choisi, en 1991, de rapporter de cette terrible époque,que le régime avait baptisé "Epoca de aur" ("L'Epoque d'or"),où les hommes étaient noirs d'une colère rentrée et affamés, ceminuscule et unique espace de liberté, grand comme un trou desouris, qui leur restait : se moquer. Se moquer du Pouvoir et du"Fiului cel mai iubit" ("Le fils le plus aimé du peuple", commese faisait appeler Ceausescu) qui les étranglaient, des drama-tiques conditions de vie qu'ils supportaient, se moquer d'eux-mêmes en tournant en dérision leurs souffrances.

“Tu sais ce que les Français ont fait avec Louis XVI ?”

Quelle revanche de pouvoir glisser discrètement à l'oreilled'un ami sûr, dans le tram-way passant devant l'im-mense chantier du palaisde pharaon du“Conducator”, la derniè-re blague sur son comp-te… "Tu sais qu'elle est ladifférence entre LeonidBrejnev et “Darâmaru”(“le démolisseur”...Ceausescu) ? Le premierétait secrétaire généraldu parti à vie, l'autre l'està vie et à mort"… ou

bien, rappelant les propos de Ceausescu répétant qu'avec lecommunisme tout était possible: " Tu sais ce que les Françaison fait avec Louis XVI ? Oui ! Et les Italiens avec Mussolini ?Oui ! Tu vois que c’est possible…"

… Et quel bonheur de le voir jubiler, d'un air entendu,devant ces plaisanteries amères, tout en jetant un regard suspi-cieux autour de lui. Un de ses concitoyens sur cinq n'était-ilpas considéré comme un informateur de la Securitate ? Un airdétourné d'un refrain à la mode, fredonné sous cape, ne disait-il pas "O clipa de sinceritate… O noapte la Securitate" ("Unmoment de sincérité… Une nuit à la Securitate") ?

Considérant ces blagues politiques comme un témoignagede l'histoire, Calin Bogdan Stefanescu n'a pas voulu que seperde ce patrimoine. Cet ingénieur travaillant à la mairie deBucarest et aujourd'hui âgé de 56 ans, aimait les collationner

et s'est rendu compte un beau matin d'août 1979 que, si d'aven-ture le cauchemar se terminait, plus personne ne s'en souvien-drait. Transmises de bouche à oreille, jamais écrites et à for-tiori publiées, elles s'évanouissaient à travers le pays.

Il décida alors de s'acheter un premier carnet et de lesnoter consciencieusement, avec leur date d'apparition, la vites-se à laquelle elles se propageaient, leurs thèmes, leur attribuantdes codes qui ne permettaient pas d'identifier les sources.

"Je cachais une véritable bombe chez moi"

"Je ne me rendais pas compte qu'avec mes carnets, jecachais une véritable bombe chez moi. J'avais 41 ans, je n'é-tais pas marié, pas d'enfant. Je ne mesurais pas le risque".

Calin Bogdan recueillait les blagues dans tous lesmoments de la vie, le métro, le boulot, mais assez peu les fêtesou les noces "car il y avait trop de monde et les gens sur-veillaient ce qu'ils disaient ".

Les longues heures passées dans les files d'attente étaientriches en échanges de bonnes histoires. "Je me levais à cinqheures pour être à sept heures devant le magasin d'alimenta-tion sans savoir ce qu'il y avait à acheter, ni s'il en resterait. Jeme serrais contre les gens et j'ouvrais grandes mes oreilles,m'efforçant de capter les conversations, entre un "Ce maifaci?" ("Comment çà va?") et un "Ce au mai bagat astia?"("Qu'est-ce qu'on va bien trouver aujourd'hui?"). Certains meregardaient comme si j'étais de la Securitate. Je n'avais pastoujours le cœur de noter ce que j'entendais, car j'ai vu de mespropres yeux des vieillards mourir dans les queues".

C'est en faisant la queue que Calin Bogdan Stefanescu afabriqué une de ses blagues les plus cruelles et révélatrices. Unvieil homme, victime d'un malaise dans la rue sans que per-sonne ne vienne le secourir, reprenait ses esprits en s'appuyantà la porte d'entrée d'une alimentation dont la vitrine ne présen-tait que des boites de conserves de tomates, sans-doutepérimées. Une, deux, dix personnes s'étaient agglutinées der-rière lui - tout le monde se promenait avec un sac, au cas oùune opportunité se découvrirait - la queue enflant jusqu'à faireune trentaine de mètres. Finalement, au bout d'une heure oudeux quelqu'un demanda: "Mais qu'est-ce qu'il y a dans cemagasin ?". Le vieillard répondit: "Je ne sais pas; rien sans-doute" et, devant le regard courroucé de ceux qui attendaientderrière lui en vain, se justifia: "J'étais si heureux. Jamais çàne m'était arrivé d'être le premier à la queue".

Le Parti communiste une des meilleures sources

L'une des meilleures sources de l'ingénieur fût le Particommuniste, dont il était membre depuis 1969, comme beau-coup de ses compatriotes. "J'y ai enregistré bien des bêtisespendant les réunions, mais aussi tout un tas de blagues qu'onéchangeait entre nous, si on sentait qu'on pouvait avoirconfiance".

La faillite de l'élite roumaineUn moment de sincérité…

Il est difficile d'imaginer pour unoccidental ce que Radio FreeEurope et Radio Liberty, qui ont

fêté leur 50 ans d'existence en 2001, ontreprésenté pour les millions de Roumainsqui les écoutaient clandestinement pen-dant les années de plomb du communis-me… La seule fenêtre sur la liberté, leseul lien avec le monde extérieur, le seulrefuge, la seule part de rêve et le seulespoir d'un avenir meilleur.

En quelque sorte une "Radio-Londres" à la puissance dix: touchant unterritoire et une population dix fois plusimportants que la France et la Belgiqueoccupées par les Allemands, puisqu'elless'adressaient à l'URSS et à ses satellites,pour une période dix fois plus longue, de

1951 à la chute du mur de Berlin.Fondées aux heures les plus sombres

de la guerre froide, par la "CommissionNationale pour une Europe Libre", unorganisme américain financé alors par laCIA, les deux radios reçurent pour mis-sion d'apporter une information objecti-ve, dans leur langue, aux populations despays communistes, privées de presselibre.

Installées à Munich lors de leurscréations, opérant tout d'abord séparé-ment, les deux radios ont par la suitefusionné, se libérant rapidement de latutelle de la CIA pour n'être plusfinancées publiquement que par lecongrès américain. Leurs émissionsétaient animées, comme aujourd'hui

encore, par des journalistes des pays aux-quelles elles étaient destinées.

Nombre de leurs auditeurs, de dissi-dents de l'époque, leur attribuent uneplace essentielle dans le processus d'ef-fondrement du communisme, la réceptiondes ondes, malgré les tentatives debrouillage, et la circulation des idées quis'en suivait, étant les rares domaineséchappant au contrôle des autorités.

RFE/RL a déménagé à Prague en1995. Captée aujourd'hui par 35 millionsd'auditeurs, la radio émet 800 heures parsemaine en 26 langues, dont toujours leroumain, grâce à la collaboration d'unmillier de journalistes, touchant aussibien l'Asie centrale que le Pacifique, lamer Noire, la région du Golfe.

Les voix de la liberté

Calin Bogdan Stefanescu a pris beaucoup de risques en

accumulant les blagues sur le régime.

La célèbre dissidente Doina Cornea met en cause le manque de courage de l'intelligentsia de son pays sous le communisme.

Radio Free Europe et Radio Liberty étaient écoutées clandestinement par des millions de Roumains

Calin Bogdan Stefanescu a consacré une décennie à recueillir toutes les blagues sur Ceausescu et son régime.

Page 6: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

51

Une vvie ccommuniste

qu’en pleurer ...

Les Années de PLomb

6

La RRésistance

Depuis une dizaine d'années, on a peu entenduDoina Cornea qui, épuisée par son terrible com-bat, a pris du recul avec la vie poli-

tique. Récemment, plusieurs articles et inter-views lui ont été consacrés dans la presse rou-maine. La dissidente y fait le point sur laRoumanie de ces trente dernières années.

Avec le recul, comment voyez-vous les évé-nements de 1989 et les années qui ont suivi ?

-Exactement comme à l'époque, et avec lamême attitude critique. Si c'était à refaire, jereferais la même chose... c'est à dire essayer dedémontrer que l'absence de changement et lefatalisme ne sont pas une solution, qu'on peutfaire quelque chose.

Malheureusement, si on remonte avant, dans les années70-80, on ne peut que regretter que les Roumains n'aient pasfait ce qu'il fallait. Ils tenaient trop à leur confort personnel, àleur sécurité, à leur passeport, à leur avancement... Il nousaurait fallu penser que, comme pour toutes les valeurs démo-cratiques, il nous faut payer un prix pour la liberté et qu'il fautse battre sans arrêt pour elle, comme on le fait dans les paysoccidentaux.

J'ai toujours considéré que la plus grande faute revenaitaux intellectuels, qui ne se sont pas impliqués suffisamment àl'époque. C'était a eux d'apporter un message, un programme,d'être les porte-drapeaux. Mais la seule protestation est venuedes mineurs de la vallée de Jiu en 1977 et des travailleurs deBrasov en 1987. Où étaient-ils les intellectuels d'alors et l'é-nergie énorme qu'ils pouvaient apporter, surtout lors desémeutes de Brasov, connues dans tout le pays deux jours aprèsgrâce à Radio Free Europe ?

Je vais peut-être vous choquer mais, à mon avis, la res-ponsabilité de la terrible époque que nous avons vécue si ellerevient bien sûr à Ceausescu, et peut-être mêmeencore plus à son entourage, est portée aussi à50 % par l'absence de réaction de la société civi-le, au premier rang de laquelle, je place les intel-lectuels. De tous temps, dans l'histoire de notrepays, les intellectuels roumains ont toujours étéau premier rang des grands événements qu'il atraversés. Le peuple les a suivis quand ils ont vuque c'étaient des gens honnêtes, intelligents,courageux, dévoués à une grande cause.

"Ceausescu n'était pas assez bête pour me faire assassiner"

Dans mon premier message public, en1982, je m'adressais à eux, "à ceux qui ont cessé de penser",mais je me suis rendu compte qu'il n'y en avait très peu prêts àagir, car je n'ai reçu qu'une seule réponse. Mon texte a été lusur les ondes de Radio Free Europe, parce que je m'étaisdébrouillée toute seule pour qu'il le soit, ce qui montre que sion voulait, on pouvait. Si j'avais pensé que Ceausescu pouvait

me faire tuer, peut-être que j'aurais hésité; mais je savais aussique si j'arrivais à faire entendre ma voix en Occident, il ne

donnerait pas l'ordre de m'assassiner, parce qu'iln'était pas aussi bête; il avait une intelligencenaturelle, même bestiale, et un sens politique cer-tain. Je savais jusqu'où et jusqu'à quand la cordepouvait être tendue. Bien que je me tournais enpriorité vers les intellectuels pour les réveiller etleur rappeler leur rôle, j'ai été très déçu par leurabsence de réaction. Deux ou trois se sont mani-festés, Dan Petrescu, Dan Desliu, également,plus tard, l'écrivain Constantin Noica.

J'ai reçu toutefois un très grand soutienmoral de la part de Nicolae Steinhard (grand phi-losophe-écrivain juif, converti à la religionorthodoxe pendant ces longues années de prison

sous le communisme, et devenu moine par la suite). Quand ila su que j'étais arrêté, il est venu jusqu'à Cluj me voir pourmontrer qu'il était avec moi. Il s'est présenté à ma porte, gardéepar la milice qui l'a chassé. Il a pris le temps de chercher monfils pour demander de mes nouvelles. Il m' a aidé par ses livresà poser les fondements de ma contestation du communisme.

"Valait-il la peine de se battre pour des gens qui vous tournent le dos ?"

- Pendant toute cette époque, n'avez-vous pas eu le sen-timent de lutter en vain ?

- Si; surtout pendant les deux dernières années avant la"Révolution", quand on m'interdisait l'entrée de l'église, quandle médecin refusait de se déplacer alors que maman était àl'agonie, quand mon fils a été renvoyé de son emploi. Alors, ilm'est arrivé de me demander si cela valait la peine de sacrifiermon enfant pour ces hommes pour lesquels je luttais et qui metournaient le dos.

Dans ces moments de profond décourage-ment, j'allais voir une de mes anciennes élèves,devenue professeur de français, Ana Hompot,aveugle, et qui me recevait chez elle bien qu'onl'ait menacée de lui faire perdre son travail. Unefois, j'étais tellement désemparée que j'ai pousséla porte et je me suis effondrée en pleurs sur sonlit, avant même de la saluer. Elle m'a prise dansses bras et m'a réconfortée.

Quelques rares amis ou collègues m'ont sou-tenue; trois ou quatre relations, deux anciens étu-diants de Blaj; le professeur Mircea Zaciu n'hé-sitait pas à converser avec moi quand il me croi-sait dans la rue, au vu et au su de tout le monde;il me téléphonait aussi parfois, bien qu'il sût que

ma ligne était sur table d'écoutes. L’historien Adrian Marinoest le seul à être venu à la parastase (cérémonie et repas à lamémoire des morts qui ont lieu six semaines et un an aprèsleur disparition) que j'avais organisée en l'honneur de MirceaEliade (écrivain, considéré comme le plus grand historien desreligions du XXème siècle, décédé en 1986 à Chicago).

de la paysannerie, de l'organisation scientifique de la produc-tion, du programme d'alimentation scientifique des Roumains,de la politique démographique, de la systématisation, etc.

On peut les regrouper, grosso-modo en une douzaine dechapitres: celles portant sur le niveau de vie, la culture (cen-surée) et l'enseignement (encadré), l'industrialisation forcée,l'agriculture collectivisée, la politique extérieure, la sociétésocialiste multilatéralement développée, le marxisme-léninis-me, l'opposition au régime, les droits de l'Homme, lesmembres du Parti, la Securitate et la police, Ceausescu et leculte de la personnalité, Elena Ceausescu.

Contourner la censure comme sur Tchernobyl

Ces blagues jouaient aussi le rôle irremplaçable d'informerdes Roumains, quand la censure les en empêchait, se répan-dant à une vitesse fulgurante à travers le pays.

Ainsi, avant la radio ou la télévision, et à moins d'avoirécouté Radio Free Europe, c'est par leur intermédiaire, quenombre de Roumains ont appris, en moins d'une semaine, larévolte des ouvriers de Brasov, en novembre 1987, grosse demenaces pour le régime. "Est-ce que tu sais quelles conditionsil faut remplir pour rentrer au Parti ? Non… Ne pas avoir defusil de chasse, ni de cousins à Brasov".

C'est aussi en les colportant qu'ils ont mesuré la gravité dela catastrophe de Tchernobyl, cachée pendant plusieurs jourspar le régime: Bula, apprenant la nouvelle, et comprenant qu'ilest question de radiations dangereuses, décide d'enfiler uncaleçon en plomb. "Je veux rester un bon patriote et pouvoirdonner à l'Etat les cinq enfants qu'il nous réclame!" s'excla-me-t-il (la propagande de l'époque exigeait que chaque famil-le ait au moins quatre enfants; l'avortement n'était autoriséqu'ensuite, mais même avec dix enfants certains gynécologuesrefusaient de les pratiquer).

"Tuez-le! Tuez-le!", "Elle aussi… Elle aussi!"

Au fur et à mesure que grandissaient l'impopularité et lahaine du régime, leur ton se faisait de plus en plus dur. Et leNicolae Ceausescu de 1980, dont on brocarde le culte de lapersonnalité sous l'appellation de "Nicu Lauda" ("Nicu - sondiminutif - qu'on loue ") parce que non seulement il a un grandpassé révolutionnaire, mais aussi de champion sportif, devientdans ses dernières années, "le bœuf", sa femme "la vache", etleur fils Nicu "le veau".

La dernière blague connue au sujet du couple, trois joursavant son exécution, est révélatrice du sentiment que mêmenombre de ses " compères " nourrissaient à son égard: lors del'ultime congrès du Parti, un activiste s'est endormi. Soudain,un rat se met à courir dans les travées et les camarades de crier"Tuez le! Tuez-le! Réveillé en sursaut, l'homme se met à gla-pir: "Elle aussi! Elle aussi!".

Aujourd'hui, les blagues se font rares en Roumanie.L'optimiste dira que c'est parce qu'il n'y a plus matière à rire,le pessimiste, parce que on ne sait plus à qui s'en prendre pourpleurer.

(1) En visite officielle à Bucarest* avec son mari, AnneAymone Giscard d'Estaing s'esbaudit devant les chaussuresd'Elena Ceausescu :

- Quelle élégance, quelle distinction…- Je suis ravie qu'elles vous plaisent.- Oh, j'aimerai tellement avoir les mêmes.- Je suis désolée, mais c'est impossible.- Mais pourquoi donc?- Cette paire est unique. C'est avec elle que mon mari a eu

son diplôme.(Les Roumains se moquaient du manque de culture des

Ceausescu. Nicolae Ceausescu a été apprenti cordonnier). * Le couple présidentiel français a séjourné à Bucarest

du 8 au 10 mars 1979.

EconomiesLe "Conducator" a ordonné que chaque Roumain fasse

des économies d'énergie. La maîtresse interroge ses élèves :- Dis-moi Cornel, que font tes parents pour suivre les

consignes de Notre grand leader bien aimé ?- Maman a débranché le frigidaire et a mis la nourriture

dans la chambre.- Bravo, et toi Marian ?- Dès que je rentre de l'école, je ne vais pas jouer mais j'ap-

prends mes leçons, comme çà je n'ai pas besoin de lumière.- C'est très bien, à ton tour Bula.- Moi, Papa écoute Radio Europe Libre, comme çà c'est

les Américains qui fournissent le courant.

PénurieUne ménagère entre dans un magasin et demande :-Vous n'avez pas de poisson ?-Non, ici on n'a pas de viande. C'est à côté qu'ils n'ont pas

de poisson.

RatéCeausescu se déguise pour aller vérifier comment marche

le timbre à son effigie qu'il vient de lancer et demande à unfacteur s'il transporte beaucoup de lettres qui le portent :

- Non !- Comment çà ?- Les gens se trompent. Au lieu de cracher là où il y a la

colle, ils crachent sur le recto.

PolitessesA sept heure le matin, Ceausescu salue le soleil levant :- Bonjour Soleil et bonne journée.Le soleil lui répond :- Mes respects Camarade, et bonne journée.A midi, même cérémonie :- Je te salue Soleil, et bon après-midi.- Mes respects Camarade et bon après-midi;Le soir, à l'heure du coucher, le Conducator prend congé :- Je te salue Soleil, et bonne nuit.- Va te faire foutre Camarade, je suis passé à l'Ouest.

"Il faut payer un prix pour la liberté"

Adrian Marino, le plus connu des critiques littéraires

roumains à l’étranger, a été l’un des rares intellectuels

à s’élever contre le régime.

Blagues

Page 7: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

50

Une vvie ccommuniste

Il ne nous restait que çà"… Nombre d'étrangers ontrecueilli cette confidence de leurs amis roumains,illustrant leur sens de la dérision, seule arme qui leur

restait pour survivre aux terribles années de la dictature deCeausescu.

Jamais le répertoire de blagues roumain n'a été aussi étofféqu'en cette tragique époque. Pire était la situation, pire leurrépondait leur férocité. Tout était prétexte à plaisanterie.Quand on ne trouvait plus de papier hygiénique dans les maga-sins, quand il fallait que les femmes se lèvent la nuit pour pré-parer la cuisine car c'était le seul moment où le gaz avait unpeu de pression. "As plinge, dar nu pot de ris " dit un dictonroumain, exacte réplique de notre " Mieux vaut en rire qu'enpleurer"…

Ridiculiser le “Conducator”

Dans son livre Dix ans d'humour noir roumain, publiédeux ans après la "Révolution", mais malheureusement uni-quement en langue roumaine, Calin Bogdan Stefanescu arépertorié près de mille blagues que les Roumains racontaiententre eux et qu'il a consciencieusement notées au fil de la ter-rible décennie 80, les classant, puis les analysant.

Non pas sans courage, car cet opposant à Ceausescu qui seréfugiait derrière Bula et autres personnages de l'imaginairecomique roumain pour à la fois ridiculiser le "Conducator" ettémoigner de la détresse de son peuple, prenait d'immensesrisques pour collationner des histoires prémonitoires du genre:"Dis donc qu'est-ce que les Français ont fait à Louis XVI ? Ilsl'ont guillotiné. Et les Italiens à Mussolini? Ils l'ont pendu !Alors, tu vois bien que c'est possible…".

Se méfier des oreilles de la Securitate

Finalement, en se racontant entre-eux toutes ces blagues,les Roumains faisaient, à leur façon, acte de résistance etexprimaient leur mécontentement. On les rapportait en famil-le, entre collègues, au bistro, lors des visites entre amis, dansle tram, dans le métro, en faisant la queue devant les magasins.Tout le monde se les repassait et était concerné, jeunes, moinsjeunes, intellectuels, ouvriers, paysans, étudiants, militaires,policiers.

Mais, comme sous tous les régimes dictatoriaux, il fallaitaussi savoir tenir sa langue, choisir ses auditeurs, se méfier desoreilles de la Securitate, toujours là et surtout, où on ne s’yattendait pas. Tout le monde connaissait le tarif: cinq ans pourceux qui les racontaient, deux ans pour les avoir écoutées.

Combien d'étudiants n'ont-ils pas regretté de s'être mon-trés imprudents en voulant épater leurs copains par leursconnaissances dans ce domaine, pour découvrir, trop tard, qu'ily avait au moins un mouchard dans leur groupe, auquel ilsdevaient d'avoir été exclus de l'Université, voire d'avoir passéquelques mois en prison.

Combien de vieilles femmes n'ont-elles pas tremblé àl'idée de ne pas voir revenir leurs maris, sachant qu'après avoirfait la queue pendant des heures et dans le froid, ils ne man-queraient pas d'exploser et de débiter à la cantonade toutes lesbonnes histoires qu'ils savaient.

Féroce ou fermant les yeux

Toutefois, l'attitude de la Securitate n'était pas figée.Parfois, elle laissait courir, lorsqu'elle sentait que la pressiondevenait intolérable pour la population, parfois, elle réagissaitdurement, sans que les gens ne sachent pourquoi.

Dans certains cas, elle préférait fermer les yeux, pour don-ner le sentiment qu'il ne se passait rien dans son secteur, plutôtque d'arrêter des contestataires qu'on lui aurait reproché de nepas avoir démasqués plus tôt. Les Roumains, à l'esprit balka-nique, dans un pays où il existe force lois… faites pour ne pasêtre respectées, savaient s'arranger de ces situations.

Mise en place d'une véritable contre-culture

Catalyseur du ressentiment de la population ou utile sou-pape de sécurité ? Plus "la Roumanie avançait victorieusementsur la route de la construction de la société socialiste multi-latéralement développée", plus le délire de Ceausescu empi-rait… plus les blagues se faisaient nombreuses et féroces, luifaisant craindre que son peuple ne soit pas aussi résigné quecela… et moins il se montrera enclin à tolérer cette protesta-tion dangereuse car anonyme et insaisissable.

En fait, éminemment politiques, ces blagues jouaient lerôle d'une véritable contre-culture, se moquant des discours duPouvoir, montrant que le peuple n'en était pas dupe. Elles com-mentaient l'actualité internationale, comme lors de la visite deGiscard d'Estaing (1), la maladie de Tito, la mort d'Andropov.Elles prenaient le contre-pied de la propagande communiste sevantant de "ses merveilleuses réalisations": "quelle est ladifférence entre un leu et un dollar? Cinq dollars"… Le prixqu'il fallait payer au marché noir pour acquérir ceux-ci.

La nature du régime avait provoqué un dédoublement dela personnalité chez les Roumains, à moitié collaborateurs, àmoitié victimes… seul mode de fonctionnement leur permet-tant de survivre. Côté extérieur, ils applaudissaient à toutrompre leurs dirigeants, côté intérieur, tous les cinq minutes,ils en disaient pis que pendre.

Une douzaine de chapitres

Les blagues ridiculisaient aussi les mesures prises par les diri-geants : en 1981, la décision de réduire la consommation d'é-nergie et de combustible, qui affecta durablement les condi-tions de vie de la population, plus tard, l'aberrante idée de " lanouvelle révolution agraire", lancée lors du deuxième congrès

Les Années de PLomb

7

La RRésistance

Le courage des syndicalistes de Zarnesti et les bouquets de fleurs des anonymes

J'ai reçu également le soutien de syndicalistes de Zarnesti,qui sont venus me voir à Cluj me dire qu'ils étaient d'accordavec ma dénonciation des exactions du régime contre les vil-lages et les églises. La Securitate les a arrêtés, battus féroce-ment, les a faits setenir debout, les piedsnus, sur du cimentfroid, pendant troisjours et trois nuits.

Un seul intellec-tuel a signé cette pro-testation appelant àdéfendre les villagesmenacés de destruc-tion, un poète de Clujqui, au bout d'unesemaine, a démentil'avoir fait, m'accusantd'avoir fabriqué unfaux.

Mais je recevais aussi des signes discrets d'encouragementqui m'aidaient à traverser ces périodes de désespoir. Bien quema maison fût sans-cesse surveillée et gardée, je découvraissouvent des bouquets de perce-neige qui avaient été lancésdans le jardin; quand le bus 46 passait devant chez moi, par mafenêtre je voyais toutes les têtes des passagers qui se tournaientautomatiquement vers ma maison.

Un peu après la "Révolution", j'ai appris quebeaucoup de paysans du Timis, mais aussi d'autresrégions, m'avaient écrit après avoir entendu mesappels sur Radio Free Europe. Evidemment, je n'aijamais reçu leurs lettres, mais elles figurent dansleurs dossiers à la Securitate. Je voudrais lespublier dans la revue "Memoria" comme exemplede vrai patriotisme.

"La Securitate a mis la main sur le pouvoir dès le début"

- Treize ans ont passé depuis les événementsde 1989 et les intellectuels brillent toujours parleur absence. Que pensez-vous de leur implica-tion dans la transition ?

- Vous voulez dire leur non-implication... Elle a pourconséquence la situation que connaît la Roumanie aujourd'hui.La Securitate a mis la main sur le pouvoir sous une façade quej'ai démasqué dès le début.

Je suis allée voir alors Silviu Brucan (homme de l'ombredu régime, considéré comme Gorbatchévien à l'époque et trèsinfluent intellectuel communiste) pour lui demander ce qui setramait par en dessous.

Il était évident que les cinq-six personnes mises en avantne pouvaient diriger seules le pays et les événements. Il devaity avoir autre chose derrière eux. Brucan ne m'a pas donné deréponse claire. Mais on avait vraisemblablement pris bonne

note de mes doutes… on a commencé à m'injurier, deux-troissemaines plus tard, à la suite d'une campagne de calomnies etde mensonges sans relâche sur mon compte.

“Il n’y avait pas de Vaclav Havel en Roumanie”

Nous en sommes rendus là parce que nos intellectuels nese sont pas organisés comme l'ont fait lesTchèques. Chez eux, leurs grands penseurs, écri-vains, scientifiques - l'élite, en un mot - ontperdu leur travail pour leur engagement et ontété emprisonnés.

A leur sortie, on les envoyait faire les tra-vaux des champs, on leur réservait les emploisles plus médiocres, les plud dévalorisants, maisils continuaient tant bien que mal leurs activitésde pédagogue de la démocratie et de la liberté,clandestinement, formant les jeunes.

S'ils étaient pris, ils retournaient en prisonmais ne renonçaient pas. Tous ont payé le prix etnotamment Vaclav Havel qui a été enfermé cinqans. Il nous manquait des exemples comme lui.

"Nous avons commis la faute de ne pas entrerimmédiatement dans les partis politiques et de laisser le terrain libre aux autres"

Si nous nous étions organisés à temps, nous aurions eu unprojet, notamment pour les droits de l'Homme, un programmeéconomique, un gouvernement. Sans-doute aurait-il été plus

facile d'or-ganiser lasociété.

L e si n t e l l e c -tuels ontaussi com-mis la fautede ne pasentrer dansles partispolitiquesimmédiate-ment aprèsla "Révolu-

tion", bien que j'ai plaidé dès le 26 décembre 1989 auprèsd'Andrei Plesu (philosophe, historien de l'art, futur ministre dela Culture de Petre Roman sous Ion Iliescu et des Affairesétrangères sous Emil Constantinescu) la nécessité d'être pré-sents aux prochaines élections.

On ne m'a pas écouté, j'étais seule, alors j'ai cédé. Ainsi estné le "Groupe pour le Dialogue Social" dont les premiers sta-tuts spécifiaient que ses membres ne devaient s'engager dansaucun parti, laissant le champ libre à tous les autres appétits.

Cela nous a coûté cher. Quand on s'est rendu compte del'erreur, on a redressé le tir, les statuts ont été révisés et lesintellectuels sont entrés en masse dans les partis. Mais il étaitdéjà trop tard. Le pays avait pris un mauvais départ.

Mieux vaut en rire Dix ans d'humour noir roumain sous Ceausescu ou la dérision

en guise de résistance... et comme soupape de sécurité.

Le leader politique Corneliu Coposu, figure historique du PNTCD (ici honoré après la chute

du régime de Ceausescu) a payé de nombreuses années de prison son engagement contre le communisme.

Le Pouvoir redoutait surtout la révolte des ouvriers et l’émergence d’un syndicalisme contestataire comme ici sur cette photo.

Page 8: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

49

En 1986, l'écrivain et journaliste suisse Noël Taminiavait eu l'occasion d'interviewer, sous la garantie duplus grand anonymat, son ami Nicolae Masescu,

lequel lui avait détaillé les terribles difficultés éprouvées parles Roumains à l'époque. Noël Tamini l'avait rencontré enRoumanie en 1982, lorsque sa revue l'avait envoyé couvrir lesJeux balkaniques. Cette fois-ci,Masescu accompagnait commeentraîneur l'équipe féminine rou-maine de cross-country qui parti-cipait au championnat mondialde Neufchâtel. L'équipe étaitarrivée au tout dernier moment,selon un itinéraire destiné àempêcher tout contact avec ladiaspora roumaine. Les fillesétaient démunies de tout équipe-ment et ce sont des Suisses quileur avaient fourni vêtements etchaussures adéquats. Voici lecompte-rendu que Noël Taminiavait fait à l'époque de son entre-tien avec son ami Masescu, dans"Le Matin" de Lausanne et qu'il avait intitulé: "Défense deparler… Les Roumains ont froid, ont faim et se taisent ".

Interdiction de parler à un étranger

"En l'espace de quelques années, la Roumanie est devenuele pays-goulag par excellence. Et la situation qui y règne faitdire à certains que, par comparaison, il est préférable de vivreen Albanie. C'est tout dire…

Mais qui le dit ? Personne. Et pourquoi ? Parce que lestouristes, parqués dans des zones délimitées, n'ont guère decontact avec les Roumains. Parce que les étrangers qui s'y ren-

dent pour des raisons professionnelles - c'est mon cas - ontintérêt à la boucler s'ils désirent y retourner. Un fait s'est pro-duit à la mi-mars, qui m'a encouragé à parler enfin... tout endemandant l'anonymat.

- En Roumanie, pays exportateur de pétrole, les Roumainsont eu froid cet hiver. Car le chauffage y était partout limité à

14° C !- En Roumanie, l'essence est

rationnée: 30 litres par famille etpar mois.

- En Roumanie, s'ils ne fontpas partie de la nomenklatura - àla manière de ce qui s'est passéaux Philippines avec le coupleMarcos, tout tourne autour duclan Ceausescu - les Roumainsont faim et manquent souvent deproduits de première nécessité.En général, il s'agit du simplesavon, voire du papier hygié-nique, denrées parfois aussirares que dans certains coinsd'Ethiopie sinistrée !

- Les Roumaines doivent régulièrement se soumettre à descontrôles gynécologiques, pour savoir si elles sont enceintes.Car pas question d'avorter sans l'autorisation de l'Etat!

- En Roumanie, tout détenteur de machine à écrire estobligé de s'annoncer à la police, en précisant exactement lemodèle de la machine, le type d'écriture, etc. Des fois que destracts circuleraient, dactylographiés...

Et voici la goutte d'eau qui m'a incité à parler :-Depuis le 17 mars, il est interdit à tout citoyen roumain

de parler à un étranger. Pour le faire, il doit préalablementdemander une autorisation à la police. Et puis, s'il l'a obtenue,il devra rendra compte de "l'entretien" qu'il a eu avec lui.

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

8

Les RRésistants

Cicerone Ionitoiu

"Les Roumains ont froid, ont faim et se taisent"

Comment ne pas ressentir une immense tendresse etcompassion devant les terribles souffrancesendurées par cet homme, ne pas être fortement

impressionné par sa détermination sans faille à dénoncer leshorreurs du communisme, et surtout ne pas être extraordinai-rement admiratif ? Car telle a été la vie de Cicerone Ionitoiuqui, à 84 ans, à travers ses nombreuses publications et le site

internet à son nom, conti-nue aujourd'hui son com-bat pour que la vérité soitfaite sur cette périodeaffreuse et qu'on ne l'oubliepas. Oh non, CiceroneIonitoiu n'est pas un va-t-en-guerre, mais, à traverssa douceur et sa retenue, oncomprend qu'on est en faced'une conscience excep-tionnelle que rien ne peutbriser et les communistesde l'époque la plus dure s'ysont cassés les dents.

Aux travaux forcés sur le Canal

Le jeune professeur d'histoire qu'il était n'aura enseignéqu'un an… jusqu'à ce que le NKVD, la Gestapo soviétique, nel'enlève une première fois en 1945, à 19 ans - les troupes del'URSS occupent alors la Roumanie - pour avoir dénoncé lesatteintes à la liberté dans des lettres adressées aux autoritéscommunistes, sur la place publique, tentant de faire parvenirses courriers à l'étranger.

A sa sortie de prison, en 1946, Cicerone Ionitoiu, ajoutantla dénonciation de la collectivisation qui en est à ses débuts àses griefs, est condamné à deux ans de détention… auxquelson rajoute dix-huit mois en 1947, lors du procès de IuliuManiu, ancien Premier ministre et grande figure politique dupays, et de Cornoliu Coposu, symbole historique de la démo-cratie roumaine, parce que, même dans sa geôle, il continue àprotester. Dans la clandestinité, il était devenu vice-présidentdu vieux parti démocratique des paysans et chrétiens démo-crates (PNTCD).

En 1948, refusant toujours de se taire, Cicerone Ionitoiu,retourne en cellule pour trois mois, transformés, au cours d'unnouveau procès, en cinq ans en 1949. Il est envoyé creuser lecanal Danube-Mer Noire en 1951.

Pieds et mains liés, torturé pendant deux ans

Conformément à la chartre des Droits de l'Homme, cetancêtre des dissidents refuse les travaux forcés imposés auxdétenus. On le met dans une cellule. Il entame une série de

grèves de la faim, avec une douzaine de compagnons, pouraméliorer le sort des dizaines de milliers d'autres prisonniers.Ces protestations seront prises, en partie, en considération.

Mais les autorités entendent briser cet "empêcheur detourner en rond ". Il est maltraité, injurié, torturé par des brutesépaisses, malfrats incultes sortis des villages. On l'enchaîne,pieds et mains liés, le suspendant pour le faire tourner sur lui-même, le frappant sur toutes les parties du corps, lui jetant desseaux d'eau quand il perd conscience.

Ces supplices dureront, par intermittence, deux ans pen-dant lesquels il verra plusieurs détenus exécutés d'une balledans la tête, dont l'un, les pieds entravés, que l'on a jeté dansles barbelés entourant le camp pour faire croire qu'il voulaits'évader.

Libéré en 1953, à 27 ans, le jeune homme s'acharne à faireconnaître la vérité sur le régime. Isolé, sa famille étant victimede représailles, il se réfugie dans les montagnes, muni d'un pis-tolet. Mais cet être pacifique ne tirera qu'une seule balle…pour abattre une chèvre sauvage, car il n'a plus rien à manger.

Sauvé par Valéry Giscard d'Estaing

De nouveau arrêté en 1961 et, cette fois-ci condamné àhuit ans, ramenés ultérieurement à six, il bénéficiera de lamesure de grâce générale prise par les dirigeants communistesen 1964. Au total, jugé à six reprises, le dissident aura accu-mulé 24 années de prison, dont dix et demie effectuées réelle-ment. Il aura connu les prisons de Aiud, Orea Mare, Jilava,Craiova, sera passé dans quelques uns des quinze camps detravaux forcés du Canal qui s'alignent sur 38 kilomètres et ontvu défiler plus de 500 000 détenus . A sa sortie, à 38 ans, ledétenu demandera en vertu de quel article du code pénal on l'acondamné, laréponse étant"laisse tomber,c'est fini, c'estdu passé".

La "puni-tion" n'est paspour autant ter-minée. CiceroneIonitoiu estchassé de l'en-seignement. Cet intellectuel survit en travaillant commemaçon, charpentier, homme de force. Mais il ne se tait toujourspas, ce qui lui vaut en 1977 une assignation dans un asile psy-chiatrique… qu'il retourne directement à Ceausescu en luiécrivant qu'elle le concerne ! Heureusement, la visite officiel-le de Valéry Giscard d'Estaing en Roumanie, en 1978, lesauve. Pour sa venue, le président français a exigé que 120détenus politiques, dont les réfugiés roumains à Paris lui onttransmis la liste, soient libérés.

Le vieil homme, aujourd'hui âgé de 84 ans, emprisonné à six reprises et condamné à 24 ans de prison, a toujours refusé de se soumettre,

même quand on voulait l'envoyer en hôpital psychiatrique.

au bout de la luneLes terres étaient mal drainées ou pas du tout, et donc trop

mouillées. Alors nous trouvions des endroits avec des petitesmaisonnettes, genre cabanes, où les riches venaient une heure

ou deux avecleur secrétai-re, dans leurbelle voiture,puis retour-naient dansleurs hôtelsluxueux, auxprix inacces-sibles et où,nous, les“capitalistessuisses", avecnotre modesteGS Citroën,

nous nous sentions déplacés. Parfois, quand même, nous pre-nions un hôtel pour pouvoir nous laver. Mais, soit ils étaienthorriblement chers, et ce n'était pas pour nous, ou très sales,avec des toilettes repoussantes et des lits dans un tel mauvaisétat que je préférais dormir par terre pour ne pas sentir les res-sorts dans mon dos.

"Celui qui trime, celui qui profite"

J'étais malheureuse et déconcertée de toutes ces décou-vertes. C'était donc cela leur “tout pour chacun et chacun pourtous”! Mon œil, il y avait celui qui trime, qui avait faim, quiavait peur, qui ne comprenait pas, et celui qui profitait et quitriche jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus.

Moi, je n'avais jamais été très convaincue du communis-me, mais j'ai été estomaqué de voir autant d'injustice en si peude temps. Quand à mon mari, à notre retour, il s'est est inscritau Parti socialiste".

Târgu Jiu: l’un des nombreux camps où étaient enfermés les opposants au régime.

Les cabanes de vacances, où les Roumains séjournaient afin de profiter du grand air,

servaient parfois aux ébats de la nomenklatura.

Choc capitalisme - communisme: le premier c’était la banane, dont les Roumains étaient privés,

le second, la propagande, dont ils étaient abreuvés.

Page 9: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Réagissant à l'article de Noël Tamini "Défense deparler" (lire page 49), une lectrice suisse alleman-de de Cernier raconte le voyage qu'elle a effectué

en Roumanie, en compagnie de son mari, en 1976, et sa décou-verte du " Paradis des travailleurs ". Voici quelques extraits deson récit où elle exprime avec spontanéité son grand étonne-ment et sa déception :

"Mon mari était un communiste "presque" convaincu et ilvoulait aller voir sur place. Comme par miracle nous avonsréussi à entrer dans ce pays avec notre propre voiture, sansagence de voyage qui nous guidait. Oh, oui, le pays est magni-fique, mais les routes tellement mauvaises et les gens "riches"tellement corrompus que nous en avions gros sur la "patate".

La vérité sur les petites routes

Certes, au Sud, au bord de la mer, il n'y avait pas de pro-blème, tout était parfait… trop parfait. Il y avait de tout, lanourriture, vêtements, les routes impeccable, et tout et tout…Au bout de trois jours, nous avons pris la direction de l'inté-rieur du pays. Quel changement! Dès que nous sortions desgrandes axes, c'était la catastrophe. Les routes dans un étatlamentable, partout des pneus crevés au bord, pas de stationd'essence (bien sûr je comprends maintenant… car desvoitures, les travailleurs n'en n'ont pas besoin. Ils ont leurs

pieds et leursoutils sur ledos, car lematin, avantd'aller à l'usi-ne, ils doiventsûrement allertravailler unbout de terre).

Quelquesf e m m e smaniant lapioche et la

pelle refaisaient les chaussées. Mon mari avait en tête de visi-ter quelques fermes "modèles". Nous y étions toujours sur-veillés de très près pour ne pas avoir la mauvaise idée deprendre des photos. Avaient-ils peur que nous prenionsexemple sur eux? Possible, puisque qu'on leur apprenait quenul part ailleurs cela se passait mieux que chez eux.

Des choux le midi, des choux le soir… et ainsi de suite !

Pendant trois jours, je cherchais du sucre; il n'y en avaitpas, même dans les grands magasins. Ces jours là, il n'y avaitque du sel… Faut le faire ! Au bout de ma peine, j'en ai trouvéun petit peu chez un petit marchand de bric et de broc dans untout petit village.

Ce qui me choquait beaucoup, c'était les gens qui nousharcelaient pour nous demander des dollars. En bon commu-niste, très naïvement, mon mari ne savait pas que tout pouvaits'acheter avec des dollars. Nous n'avions donc que des lei,comme tous les Roumains pauvres et nous ne pouvions rienacheter !

Les magasins… quel désastre, vu qu'il n'y a rien dedans,ni viande, nifruits, nilégumes. Si,une fois j'ai vuq u e l q u e scarottes qui secouraient lesunes après lesautres, et peut-être des choux,dont ce devaitêtre la saison.Ah, les choux ! Des choux à midi, des choux le soir, et ainsi desuite. Nous avons photographié un marché où il n'y avait quedes choux.

“Nous nous sentions toujours observés”

C'était presque hallucinant. D'ailleurs un policier m'avaitconfisqué l'appareil; j'étais folle de rage; des gens qui nousregardaient de loin et moi je faisais un tel cirque qu'il s'est sentiobligé de me le rendre. Depuis, nous nous sentions toujoursobservés. Qu'il n'y ait rien dans les magasins, nous étonnaitbeaucoup, car ce pays était si riche en terres fertiles. Nousavons vu des immenses champs de légumes, des arbres frui-tiers, des étendues à blé. Tenez le pain: je ne me rappelle pasd'avoir pu en manger. D'ailleurs, c'est simple: nous avons eufaim pendant quinze jours.

Quelle honte pour un si grand et si beau pays d'y voir quel'homme n'y est considéré que comme une machine. Et pourquel usage ? Nous avons vu un paysan sur un immense trac-teur en train de faucher son champ. Mais au lieu que l'herbetombe dans son camion, il en mettait la moitié à coté. On sen-tait qu'il n'avait aucun intérêt à bien faire son travail. Quelgâchis ! Mon mari était écœuré et commençait à se poser desérieuses questions sur les valeurs du communisme.

Mais nous avons aussi vu vivre les riches, car des riches ily en a aussi là-bas et c'était encore plus révoltant. Un soir, dansune grande ville, nous avions envie de passer une soirée dansun endroit typiquement Roumain. Nous avions pris un taxi quinous a emmenés dans un endroit très chic et très cher -en uneheure, nous avons dépensé comme pour quatre jours -où l'onjouait... de la musique viennoise. Toujours l'arnaque !

Nous étions partis pour camper, mais des places de cam-ping, il n'y en avait qu'au bord de la mer. A l'intérieur du pays,pas question.

Les Années de PLomb

48

Une vvie ccommuniste Les Années de PLomb

9

Les RRésistants

Cicerone Ionitoiu en fait partie et prendra donc l'avionpour la capitale française où il vit depuis. Il ne reviendra dansson pays qu'au moment de la "révolution", prenant le premieravion. Devenu secrétaire général du PNTCD en 1990, puisprésident du Conseil des Roumains de France, il choisira alorsde se consacrer à l'édition de ses livres, refusant la propositionque lui fait le nouveau pouvoir de devenir député et secrétaired'Etat.

"Révolution": 600 morts sur le compte d'Iliescu

L'ancien détenu se méfie et a ses raisons. Au terme d'unminutieux travail de vérification, il établira à 1281 le nombredes morts à travers toute la Roumanie, pendant la"Révolution", dont la moitié dans la capitale, en mettant envi-

ron 600 sur le compte de Ion Iliescu et du mystérieux GeluVoican. En leur souvenir, il fera édifier une tombe collectiveau cimetière Montmartre de Paris. D'ailleurs, pour le vieux lut-teur, le problème de la Securitate n'est pas réglé, ses hommesétant toujours installés aux postes clés des rouages du pouvoiractuel. Il en veut pour preuve, le fait qu'il ait toujours un casierjudiciaire en Roumanie pour ses actes de résistance au com-munisme. On lui a bien proposé une mesure de grâce indivi-duelle, mais il veut une amnistie générale pour les anciensdétenus politiques, demande à laquelle les gouvernements suc-cessifs font la sourde oreille. Cicerone Ionitoiu ne se découra-ge pas pour autant… Il vient d'entamer dans son pays natal unprocès contre le communisme, un second contre la collectivi-sation entreprise à cette époque et s'est mis à l'écriture de nou-veaux livres de témoignage et d'analyses.

Voyage... n'a jamais renoncé

La Roumanie a enterré au mois de mai 2006 un de ses symboles, une des âmes les pluspures du pays, Ion Gavrila-Ogoranu, 83 ans, dernier chef des partisans qui ont luttécontre les communistes, depuis leurs refuges dans les montagnes des Carpates. A 21

ans, en 1944, le jeune homme avait déjà pris les armes pour chasser les Allemands du pays.Mais, étudiant en agronomie à Cluj et en sciences économiques à Brasov, il les avait retournéesdès 1946 contre les communistes, devenant le leader de la grande grève des étudiants de Clujcontre le régime, organisant des noyaux de résistance contre l'occupation soviétique. Deux ansplus tard, en 1948, il prenait le maquis dans les monts Fagaras avec quelques camarades, alorsque s'abattait la grande vague d'épuration entreprise par les communistes.

A la tête du Groupe des Carpates de l'Armée Nationale qu'il avait constituée, Ion Gavrilaentamera un combat de dix ans contre les troupes de la Securitate, devenant pour celle-ci unvéritable cauchemar, déclenchant des dizaines d'attaques et provoquant plus d'une centainesd'offensives vaines de ses ennemis pour y mettre un terme. Sa petite armée, qui ne dépassajamais une trentaine d'hommes, était insaisissable, rompant le combat après avoir déclenché sesactions surprises pour se réfugier dans les montagnes. Aux archives de la Securitate on recense

cent mille fiches contenues dans 124 volumes consacrées à ses activités. Le groupe fut démantelé en 1955. Plusieurs de sesmembres avaient été tués au combat, les survivant furent condamnés à mort. Miraculeusement, Ion Gavrila, condamné à mort parcontumace en 1951, échappa à l'arrestation, regagnant ses montagnes. En 1956, il redescendit dans la plaine et se cacha à Galtiu(judet d'Alba), dans la maison de la veuve d'un de ses anciens camarades de lycée, Ana Sabadus, qu'il épousa plus tard, en secret.

Libéré grâce à Nixon

Pendant près de vingt ans encore, la Sécuritate, ne réussissant pas à le localiser, le pourchassa pour finalement mettre la mainsur lui à la suite d'une dénonciation, alors qu'il se trouvait à Cluj. Il fut durement interrogé pendant 6 mois, mais finalement libérésur intervention directe du président Nixon, bénéficiant de la prescription décidée en 1964. Cela ne l'empêcha pas, par la suite,d'être constamment suivi et surveillé par la Securitate, jusqu'à l'exécution des Ceausescu.

A 67 ans, l'infatigable rebelle reprit du service lors des "évènements" de décembre 1989. Contrairement à bien d'autres résis-tants de la dernière heure, parfois fortement compromis avec le régime qui venait de tomber, il ne sollicita pas un certificat de"Révolutionnaire", ne voulant tirer aucun avantage de son engagement.

Par la suite et jusqu'à son dernier souffle, Ion Gavrila se consacrera à une tâche qu'il jugeait de la plus haute importance: êtrela mémoire des horreurs du communisme et rappeler le souvenir de ceux qui l'avaient combattu, devenant membre de plusieursassociations comme l'Académie civique ou le parti "Pour la Patrie". Il écrira plusieurs ouvrages, le "haiduc" des Fagaras expli-quant les raisons de son combat: commencer une guerre pour libérer le territoire de l'occupation soviétique et aider de l'intérieurl'intervention qui ne saurait tarder des Américains. Mais la Roumanie n'a pas connu ce 6 juin que Ion Gavrila a appelé de ses voeuxpendant 43 ans.

L'insaisissable rebelle du FagarasIon Gavrila Ogoranu, héros de la résistance anti-communiste, à la tête de son Armée

nationale des Carpates, a été pourchassé pendant 30 ans avant d'être arrêté.

En 1976, un couple de touristes suisses à la découverte du "Paradis des travailleurs" va de surprise en surprise.

Page 10: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les doryphores: véritable fléau des cultures de pommesde terre, mais on ne disposait de rien pour le combattre, et ilfallait ramasses ces insectes à la main.

Essence: bien que la Roumanie soit pays producteur, elleétait strictement rationnée, la priorité étant donnée à l'exporta-tion.

Fanions: on en trouvait accrochés partout pour leséquipes locales de football, de gymnastique et, bien sûr, il fal-lait les agiter au passage de Ceausescu.

Coupe d'Europe: le football était devenu une obsessionnationale, la seule distraction possible et au moins on pouvaiten parler en toute liberté pendant des jours.

Bouteilles de gaz: les camions remplis de bouteilles degaz butane étaient attendus pendant des jours par les habitants,provoquant d'immenses queues quand on annonçait leurarrivée prochaine.

Portraits familiers… de Ceausescu que l'on voyait par-tout, dans chaque classe d'école, dans les salles de dispen-saires, etc.

Pommes refusées à l'exportation: les Roumains devaientse contenter des restes, toute nourriture correcte était exportéepour accumuler des devises étrangèreset rembourser la dette du pays.

Journaux: les quotidien du parti,"Scânteia", était multi-usages, servantcomme emballage… ou papier toilette.

Pain: rassis, rationné, et il fallaittoujours faire la queue pour en avoir.

Huile trafiquée: mauvais mélan-ge, avec dépôt au fond de la bouteille,goût douteux et, en plus, rationnée (1/2litre par mois et par personne), commele beurre, décoloré (100 g par mois).

Oeillets: ne manquaient pas, sur-tout dans les bouquets offerts au "Conducator" et à sa femme.

Accueils à l'aéroport: pour les invités étrangers deCeausescu, reçus avec des fleurs et fanions tout au long desrues par les adultes et les enfants réquisitionnés dans les usineset les écoles pour venir les acclamer.

Cico: un jus sucré avec un arôme chimique, servait d'er-satz au Pepsi-Cola (davantage connu que le Coca) que seulsles privilégiés pouvaient se procurer dans les magasins spé-ciaux réservés à la nomenklatura.

Salami de Bucarest: substance décolorée, dégoûtante,supposée contenir de la viande, et faite de graisse et d'os deplusieurs sortes d'animaux. Le très connu et apprécié salami deSibiu était exclusivement réservé à l'exportation… sauf si onconnaissait quelqu'un qui avait ses entrées à la cantine duParti.

Yaourt diététique: la nourriture saine était totalementintrouvable.

Des femmes tsiganes avec des Kent: les cigarettes amé-ricaines ne se trouvaient que dans les "shops", magasins pourles étrangers payant en devises, mais on pouvait s'en procurerau marché noir auprès des Tsiganes. Les cartouches de Kentétaient devenues la seconde monnaie du pays, après le leu, ser-vant à graisser la patte du médecin, de la police…. Ces ciga-rettes étaient aussi le symbole d'un statut social, et en laisser

traîner "négligemment" un paquet vide sur son bureau ou surle tableau de bord de sa Dacia, faisait "classe".

Oeufs de Crevedia: provenant d'une localité proche deBucarest, ils étaient considérés comme les meilleurs, et on fai-sait la queue dans les magasins pour s'en procurer

Rumeurs: dans un monde de désinformation et de lavagedes cerveaux, les rumeurs fleurissaient.

Feuilleton du samedi: souvent Dallas ou Kojak ; à ne pasmanquer, attendu avec impatience, le reste du programme detoute la semaine - deux heures par jour à la fin du régime - étaitconsacré aux discours interminables de Ceausescu ou auxgroupes folkloriques.

Substitut de café: mélange de chicorée ou de glands; levrai café était rare en dehors des restaurants pour les étrangersou les "shops". Quelques paquets de vrai café valaient un moisde salaire. Si on habitait près de la Hongrie, on arrivait à s'yprocurer des boites de Nescafé "Amigo" du Brésil… un luxe etune fête !

Paix: les appels constants de Ceausescu en faveur de lapaix et le désarmement visaient à courtiser l'Occident spécia-lement les Etats Unis, qui ont accordé à la Roumanie le statut

de la "nation la plus favorisée" pour saposition jugée antisoviétique.

Chœurs: avec les discours du"Conducator", ils constituaient lamajeure partie des programmes télé etces groupes folkloriques chantaientaussi les éloge de Ceausescu et du Particommuniste.

Production à l'hectare: desaffiches vantaient partout les résultatsdes dernières récoltes, toujours plusimportantes d'une année sur l'autre,présentant des chiffres grossièrement

exagérés servant à illustrer les succès dans la construction dusocialisme.

Gerovital : le fameux traitement anti-âge, dont l'exporta-tion rapportait des grosses sommes en devises.

Garçons de Calea Victoriei : membres de la Securitatesupposés être des anciens orphelins totalement loyaux au régi-me et chargés de surveiller la Calea Victoriei (grande rue de lacapitale) jusqu'au siège du Comité Central qui s'y trouvait.

Chant à la Roumanie: repris lors des grandes fêtes durégime pour chanter les éloges du Conducator et focaliser lepatriotisme du peuple.

Adidas: symbole du statut social, chaussures que l'on nepouvaient se procurer qu'au marché noir et en les payant trèscher... mais aussi et surtout, appellation donnée par lesRoumains aux pieds de cochons, seul morceau de l'animalqu'ils trouvaient dans leurs assiettes, les parties nobles étantvendues à l'exportation.

Fruits en compote bulgares : ont envahi les magasins en1984.

Blagues: surtout sur et contre le régime.Poisson océanique: des sardines venant des "pays frères",

Chine ou Vietnam, recommandées comme étant très nutritives,mais vendues en masses semi-congelées et à moitié pourries.

…Tout.

Les Années de PLomb

47

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

10

Les RRésistants

Je faisais la croix avec ma languedans la bouche et je priais Dieupour ne rien dire"… Elizabeta

Rizea, racontait comment, jeune femme, elleavait surmonté les terribles souffrancesinfligées par les tortionnaires de la Securitatelui lors des centaines d'interrogatoires et aucours de nombreuses années de détention,pour qu'elle dénonce ses compagnons delutte et par punition.

Figure de légende de la Résistance anti-communiste, dernière survivante du maquisdes Monts Fagaras, l'un de ses foyers les plusactifs, condamnée aux travaux forcés àperpétuité et redevenue une simple paysanneaprès son élargissement, la vieille dame estmorte fin 2003, à l'âge de 91 ans, dans sonvillage de Nucsoara, dans le judet d'Arges (Pitesti).

Elisabeta Rizea était née le 28 juillet 1912, à Domnesti,près de Curtea de Arges. Elle était la nièce d'un grand leader

du Parti Paysan de Iuliu Maniu, GheorgheSuta, assassiné par la Securitate en 1948.Malgré sa condition modeste, elle se révoltacontre la prise du pouvoir par les commu-nistes, en compagnie de son mari, Gheorghe,et rejoignit les rangs de la Résistance qui pre-nait corps dans les montagnes, sous la direc-tion de Gheorghe Arsenescu et TomaArnautoiu. Ces partisans espéraient encore unsoulèvement de l'Armée et l'intervention desAméricains.

Battue, pendue par les cheveux, affamée

Le 18 juin 1949, à 37 ans, la jeune femmeétait capturée au cours d'une dure bataille. Elle

fut sauvagement battue par le lieutenant responsable de laSecuritate, Constantinescu, pendue par les cheveux et fouettéejusqu'au sang.

"Je faisais la croix avec ma langue dans la Elisabeta Rizea, survivante des maquis, légende et mémoire vivante des années terribles,

a résisté aux pires tortures. Elle s'est éteinte en 2003, à 91 ans, dans son village de Nucsoara.

Le 4 mars 1979, le directeur de"Radio Free Europe", NoëlBernard, lisait en direct sur

l'antenne un texte annonçant la créationdu premier syndicat libre de Roumanie, leSLOMR (Syndicat Libre des Travailleursde Roumanie). Basée à l'époque àMunich, RFE était écoutée clandestine-ment par des centaines de milliers deRoumains qui puisaient là leurs seulesinformations crédibles.

Cette annonce fit l'effet d'une véri-table bombe, déclenchant l'hystérie dupouvoir qui vit dans son auteur, IonelCana, un Lech Walesa en puissance. LaPologne était alors en pleine effervescen-ce avec l'apparition de "Solidarnosc".Mais cette déclaration provoqua aussiune vague d'adhésions. Copiée des cen-taines de fois à la main, distribuée sous lemanteau aux collègues de travail, auxamis, elle fit vite le tour du pays,réveillant la conscience des citoyens quioublièrent leur peur et reprirent courage.

En moins d'une semaine, 2400 adhé-

sions parvinrent au domicile de IonelCana qui s'était adjoint le concours d'unéconomiste, Gheorghe Brasoveanu, etd'un prêtre, Gheorghe Calciu -Dumitreasa. Les trois hommes se réunis-saient chez eux, dans une cafétéria oubien dans le parc Cismigiu, à Bucarest.

Sept et dix ans de prison pourcomplot contre l'ordre socialiste

La Securitate n'intervint pas sur lechamp, laissant l'initiative prendre sonenvol , afin d'identifier ses sympathisants,puis réagit brutalement, la tuant dansl'œuf. Le 10 mars 1979, Ionel Cana et ses2 amis étaient arrêtés. Ils furent inter-rogés sans relâche pendant un mois, avecles méthodes spécifiques de la police durégime. Gheorghe Calciu-Dumitreasa futcontraint de rester debout pendant quatrejours consécutifs et privé de sommeil.

Le procès fut bâclé et les troishommes condamnés à des peines entresept et dix ans de prison pour "complot

contre l'ordre socialiste". GheorgheCalciu-Dumitreasa écopa de la plus lour-de condamnation et ne fut libéré qu'en1984. Entre temps l'Eglise orthodoxe rou-maine l'avait chassé de ses rangs pourdésobéissance et insubordination et pouravoir enfreint son règlement. Le prêtre vitaujourd'hui aux USA où il a retrouvé sesfonctions sacerdotales.

Ionel Cana fut condamné à sept ans.Emprisonné dans le quartier de hautesécurité de la prison de Craiova, il "béné-ficia" d'un régime de détention très dur,respirant à peine dans une cellule étroitepartagée avec trois ou quatre autres pri-sonniers, souvent des mouchards. Il futlibéré à sa grande surprise fin 1980, après20 mois d'emprisonnement. Ceausescuavait fait un geste avant la tenue de laconférence de Madrid portant sur lesdroits de l'Homme et les détenus poli-tiques, geste considéré par les dissidentscomme de "la poudre aux yeux", destinéà berner les Occidentaux et à calmer leursrécriminations.

Ionel Cana, le médecin Le 4 mars 1979, Radio Free Europe annonçait la naissance d'un syndicat

libre en Roumanie qui, en moins d'une semaine, recueillera 2400 adhésions.

Page 11: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

46

Une vvie ccommuniste Les Années de PLomb

11

Les RRésistants

La liberté retrouvée de Ionel Cana se révéla être un enfer.Pendant sept années, jusqu'à ce que la permission d'émigreraux Etat-Unis lui fut accordée, il fut constamment l'objet demenaces quant à sa vie et surveillé 24 heures sur 24.

Trois "gars aux yeux bleux" ("Baieti cu ochi albastri"),comme on appelait les agents de la Securitate, contrôlaientl'entrée de l'immeuble où il vivait en permanence, l'un faisantles cent pas devant la porte de son appartement. Il notait lesidentités des visiteurs et les motifs de leur venue. Deux autrespoliciers étaient postés aux issues de la rue. Le téléphone étaitcoupé et aucun ami ne pouvait venir le voir. Pendant toutecette époque, le syndicaliste cacha sa détresse… au point queses "anges gardiens", ulcérés et dépités par son manque deréaction, lui lancèrent un jour "Eh quoi… Tu nous prends pourde la m…. On n'existe pas ? Tu ne nous regardes même pas".

La naïveté d'un médecin devenu syndicaliste

Ionel Cana était venu au syndicalisme par hasard.Médecin au combinat "Industrie Socialiste" de Bals, il étaitaccablé par l'état de santé de plus en plus précaire des tra-vailleurs, la silicose faisant des ravages dans leurs rangs. Ilenregistra leurs plaintes, convaincu que ses ordonnances nesuffisaient pas, mais qu'il fallait s'attaquer aux racines socialesdu mal, les mauvaises conditions de travail.

Le médecin se mit à étudier la législation sociale et tentanaïvement de créer un syndicat, en s'appuyant sur le décretprésidentiel 212, par lequel Ceausescu reconnaissait aux tra-

vailleurs le droit de disposer de leur propre organisation. Vitedétrompé par la Securitate sur les intentions libérales du régi-me, il se tourna donc vers "Radio Free Europe" qui répercutason appel dans toute la Roumanie.

Déçu par les leaders syndicaux actuels

Ionel Cana connut d'autres désillusions après l'échec de satentative de faire réagir ses concitoyens contre le régime deCeausescu. Quand il gagna l'Amérique, en 1987, le médecindécouvrit une communauté roumaine égoïste, sur laquelle lesnouveaux immigrés ne pouvaient pas compter. Il réussitcependant à regrouper des dissident sous le sigle du SLOMR,syndicat qui fut reconnu par la Confédération des SyndicatsLibres d'Europe, dont le siège est à Genève.

Pendant la "Révolution" de décembre 1989, le courageuxRoumain réunit quatre mille de ses compatriotes établis auxUSA qu'il fit défiler dans les rues de Los Angeles, dans uncortège recouvert de drapeaux de son pays. De retour enRoumanie, Ionel Cana fut écarté du mouvement syndicalistenaissant qui avait pris la suite de l'organisation syndicale del'ancien régime, l'UGSR (Union Générale des Syndicats deRoumanie) sans vraiment rompre les liens avec lui.

Déçu par le comportement des leaders syndicaux actuels,"qui considèrent leurs mouvements comme une passerelle versla politique et ne s'occupent pas des vrais problèmes syndi-caux", Ionel Cana a réenfilé sa blouse blanche pour redevenirmédecin dans un dispensaire d'un quartier de Bucarest.

En 1984, le poème d'Ana Blandiana décrivant à mots à peine couvertsla réalité quotidienne provoque la colère du régime.

Survivant malgré tout, mais laissée affamée pendant plu-sieurs jours, elle fut enfermée dans la sinistre prison de Pitesti,qui devint un camp expérimental tortionnaire, et condamnée à7 ans de prison, pendant lesquels elle fut constamment battue.

Libérée au terme de sa peine, en 1958, Elisabeta Rizearenoua avec les survivants des maquis du Fagaras, communi-quant avec eux à l'aide de messages qu'elle glissait dans des"boîtes postales" aménagées dans des troncs d'arbres. En1961, après la capture de Gheorghe Arsenescu, appelé "LeGénéral des montagnes", elle fût à nouveau arrêtée etcondamnée aux travaux forcés à perpétuité.

La paysanne de plus de 80 ans infatigable lutteuse pour la démocratie

Elargie à la suite d'une amnistie, Elisabeta Rizea vécuttrente ans sous une surveillance stricte, soumise sans arrêt àdes interrogatoires, étant considérée, avec son mari, comme"ennemie du peuple". Aux premières élections "libres" de1990, après la chute du dictateur, entérinant par un véritableras de marée la prise du pouvoir par les post-communistes deIon Iliescu, elle appela ses compatriotes à ne pas élire un seulparti… à la suite de quoi, elle fut internée dans un hôpital pour"diagnostic", dont elle réussit à s'enfuir, malgré ses 78 ans.

La veille dame était devenue depuis la mémoire vivantedes terribles années de la dictature communiste, participant àde très nombreux meetings de l'Alliance Civique, en compa-gnie d'Ana Blandiana et Doina Cornea, autres figures fémi-nines de la Résistance au totalitarisme.

En 1999, le Président Emil Constantinescu était venu luirendre visite dans sa maison. Deux ans plus tard, pour laseconde fois, à l'occasion des fêtes de Pâques, c'était au tour duroi Michel et de la reine Anne. A 89 ans, ce fut un rayon delumière dans sa vie. Elle leur offrit du "cozonac" (brioche), desoeufs rouges et du vin, et donna à l'ancien souverain une photode lui qu'elle avait prise quand il était jeune, lorsqu'il venaitdans la région, lui rappelant qu'il lui avait donné un épi de maïsdont il avait gardé pour elle la meilleure partie.

Dernièrement, un documentaire de la BBC a été présentéà la télévision roumaine, évoquant la vie et la mentalité deshabitants de deux villages, Scornicesti, d'où était originaireCeausescu, et Nucsoara, commune natale d'Elisabeta Rizea.Inspiré du livre "La faucille et le bulldozer, le mécanisme d'as-servissement du peuple roumain", il a été diversementaccueilli et la grande dame a eu la tristesse de constater queson message de Résistance et d'espoir n'avait pas été comprispar nombre de paysans qui, pourtant, avaient retrouvé leursterres grâce au retour de la démocratie.

En 1984, la poétesse Ana Blandiana ("Les Nouvellesde Roumanie", n° 27) est déjà considérée commeun élément subversif par le régime qui se méfie du

contenu explosif des mots apparemment anodins de cespoèmes. Totul ("Tout"), publié dans le magazine littéraire"Amfiteatru", avec trois autres poèmes, déclenche sa colère.La revue est retirée de la circulation dans les heures suivanteset ses éditeurs renvoyés.

La chronique hebdomadaire d'Ana Blandiana est suspen-due et celle-ci est assaillie de menaces et de coups de télé-phones anonymes.. Mais les écrits de la poétesse attirent deplus en plus l'attention à l'étranger. Ils sont diffusés sur "RadioEurope Libre", traduits dans "Newsweek" et des copies cir-culent sous le manteau en Roumanie, devenant les premiers"samizdats" roumains.

Mais qu'est-ce qui a bien pu provoquer l'hyre du régime ?Totul est en fait une énumération de ce qui existait ou n'exis-tait pas en Roumanie à l'époque, une énumération fourre-toutde ce qu'on trouvait et ne trouvait pas, évoquant pêle-mêle lesconditions de vie miséreuses de la population, sa maigre pitan-ce, le culte de la personnalité de Ceausescu… Le "Tout" for-mant une image qui permet de se rendre compte de l'universquotidien des Roumains.

Totul était aussi un mot utilisé constamment parCeausescu dans ses discours, martelant le fait que " Tout " a étéfait par le Parti et que le peuple lui doit “Tout”.

Mais pour bien comprendre ce poème, qui parle immédia-

tement aux Roumains, même plus de vingt ans après, uneexplication de texte est nécessaire:

Feuilles, paroles, les larmes: comme les feuilles en abon-dance, les belles paroles et les larmes étaient une des rareschoses qui ne manquaient pas.

Les étagères des magasins étaient désespérément vides, ilne restait que certaines conserves, empilées les unes sur lesautres et faisant illusion.

Chats: des rumeurs circulaient, disant qu'un chat errantavait attaqué et blessé les chiens bien aimés de Ceausescu pen-dant qu'il surveillait les travaux de son palais. Il avait ordonnéen vain de l'attraper et le tuer.

Trams : venaient de temps en temps, et toujours bondés.Des queues pour la farine… et pour tout : pain, huile,

viande, essence, œufs, sucre.Charançons : on les trouvait immanquablement dans la

farine, les pâtes.Bouteilles vides : comme les bocaux, elles étaient

stockées précieusement dans les caves et débarras pour fabri-quer ses propres conserves et confitures afin de pouvoir passerl'hiver avec quelque chose à manger.

Des discours: du "Conducator " bien sûr ; eux, en abon-dance, ne manquaient pas; c'était de véritables pensumsconnus pour leur longueur et monotonie.

Les image allongées : la réception télé était très faible etles images apparaissaient sur l'écran distordues.

révolté qui a fait peur au régime

bouche et je priais Dieu pour ne rien dire"ToutTotul

Frunze, cuvinte, lacrimiCutii de conserve, pisiciTramvaie câteodata, cozi la fainaGargarite, sticle goale, discursuriImagini lungite la televizorGîndaci de Colorado, benzinaStegulete, Cupa Campionilor EuropeniMasini cu butelii, portrete cunoscuteMere refuzate la exportZiare, franzeleUlei în amestec, garoafeÎntîmpinari la aeroportCico, baloaneSalam Bucuresti, iaurt dieteticTiganci cu Kenturi, oua de CrevediaZvonuriSerialul de Sîmbata, cafea cu înlocuitoriLupta popoarelor pentru pace, coruriProductie la hectarGerovitalul, baietii de pe Calea VictorieiCîntarea României, adidasiCompot bulgaresc, bancuri, peste oceanicTotul.

Ana Blandiana (1984)

Feuilles, paroles, larmesBoîtes de conserve, chatsTrams parfois, queues pour la farineCharançons, bouteilles vides, discoursImages allongées de la téléDoryphores, essence Fanions, Coupe d'Europe des championsCamions avec des bouteilles à gaz, portraits familiersPommes refusés à l'exportation Journaux, pain,Huile trafiquée, oeilletsAccueils à l'aéroportCico, ballonsSalami de Bucarest, yaourt diététiqueTsiganes avec des Kent, œufs de Crevedia,RumeursFeuilleton du samedi, ersatz de café Lutte des peuples pour la paix, choeursProduction à l'hectareGérovital, garçons de Calea VictorieiChant à la Roumanie, AdidasFruits au sirop bulgares, blagues, poisson océaniqueTout.

Tout… et rien

Page 12: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

45

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

12

Les RRésistants

Dans l'ombre, Cornel Georgiu

Je regrette; je ne recommencerais pas"… Le propos estlourd et amer; il traduit une grande désillusion. Celuiqui le tient est un de ces rares “hommes de l'ombre”

qui ont osé défier Ceausescu."J'ai gâché plusieurs années de ma vie, abîmé ma santé,

mis en péril et fait souffrir les miens, j'ai dû quitter mon payssous la menace… tout çà pour qu'une bande d'escrocs mette lamain sur lui et trahisse les espoirs du peuple" confie-t-il. Maisle Résistant se reprend vite: "Si, peut-être je le referais car jene supporte pas l'injustice et je crois en l'avenir".

En 1983, Cornel Georgiu, natif de lavallée des mineurs (Valea Jiului, Vulcan) oùson père a perdu la vie dans un coup de grisou,décide de rentrer en résistance contreCeausescu. Il a 33 ans, est marié, père de troisjeunes enfants, occupe un poste de techniciensupérieur dans l'armée à Ineu (Judet d'Arad),ville de 12 000 habitants… ce qui lui vaudraun jour les félicitations du "Conducator" pourune de ses inventions. Cornel Georgiu mûrittout seul son projet qui donne naissance, à l'été1985, au "Syndicat Indépendant de l'Unité dupeuple", formé par cinq autres compagnons,plutôt des intellectuels. Objectif: se débarras-ser de Ceausescu, même physiquement, et ins-taurer la démocratie. Stratégie: copier LechWalesa et "Solidarnosc".

"Réveille-toi Roumain"

Tout de suite, un vieux chant populaire "Desteapta-teRomâne" ("Réveille-toi Roumain") est promu au rang d'hymnenational… ce qu'il deviendra effectivement après la chute durégime. Une imprimerie clandestine est improvisée. Millemanifestes du programme sont tirés, qu'une adhérente, revêtued'une robe de femme enceinte, part distribuer en train à traverstoutes les grandes villes du pays: Bucarest, Timisoara, Cluj,Sibiu, Craiova… et jusque dans la cour de la Securitate àBucarest. Un tract où le portrait du dictateur est barré de lamention "Affameur", est mis en circulation.

Ingénieux, Cornel Georgiu fabrique un mécanisme qui lesdélivre automatiquement. Les feuilles s'envolent et se disper-sent dans les halls de gare, au moment de la sortie des usines,les policiers courrant en vain pour les rattraper alors que lesouvriers les ramassent discrètement. Cette technique, appli-quée simultanément dans plusieurs villes éloignées du pays, apour but de mettre sur les dents la Securitate et d'inquiéter lerégime qui pense avoir à faire à une résistance organisée d'en-vergure.

Au fil des mois, le groupe se développe, atteignant unequarantaine de membres clandestins, ce qui est un exploit dansla Roumanie ceausiste. Des fonds sont demandés à "RadioFree Europe", qui joue le rôle, en nettement plus grand du

"Radio Londres" des Résistants français, auprès des pays com-munistes. Ils n'arrivent pas, tout comme l'aide morale sollicitéeauprès des Roumains de l'étranger. Le syndicat s'apprête àenvoyer clandestinement deux représentants dans les payslibres, lorsqu'il est démantelé par la Securitate.

Echappant à la Securitate pendant 18 mois

Cornel Georgiu est arrêté le 2 octobre 1986, avec la listede ses compagnons sur lui qu'il s'apprêtait à dissimuler ; ceux-

ci seront appréhendés dans la foulée. Legroupe a réussi a échapper à la sinistre poli-ce politique pendant près de 18 mois… uneprouesse dans un pays où on dit que lorsqueque quatre personnes se rencontrent, une aumoins appartient à la Securitate.

Le syndicaliste était prévenu de sonarrestation, car s'il savait que son organisa-tion était infiltrée par la police - les enquê-teurs lui montreront les courriers envoyés ausiège de Radio Free Europe à Munich, qu'unede leurs taupes sur place leur avaientretournés - car il avait aussi réussi à y placerdes informateurs.

Le colonel Popa, chef de la Securitate, etses adjoints, étaient dépêchés sur les lieuxpour l'interrogatoire, impatient de voir cettecuriosité qui avait réussi à échapper si long-temps à leur service.

Le régime essaie d'étouffer l'affaire

Brutalités pour certains et tortures pour les autres. CornelGeorgiu était enfermé dans une sorte de cage d'où lui parvenaità gauche, les cris enregistrés des torturés… et, à droite, la voixpure d'enfants entonnant des hymnes à la gloire du tyran. Onlui donna des restes à manger. Souffrant de violentes douleursdans le dos, on lui administra des somnifères, le laissant dansun état semi-léthargique. Puis on l'enferma dans un pavillon detuberculeux contagieux pour, ensuite, le transférer dans unecellule avec des détenus homosexuels - un crime à l'époque -puis avec des prisonniers fumant cigarette sur cigarette, alorsqu'il était asthmatique.

Ses amis subirent les mêmes sévices. L'un d'entre-eux futenfermé dans la section psychiatrique d'un hôpital de Bucarest.La plupart des membres du syndicat furent cependant relâchésau bout de trois mois, le régime ne tenant pas à ce que l'affai-re fut ébruitée.

Assignés à résidence, ils furent menacés d'une peine allantde quinze ans de prison à la mort, en cas de récidive. Deuxouvriers furent pourtant condamner à huit et dix ans de prison.On ne plaisantait pas avec les prolétaires qui se devaient d'êtreles piliers du régime.

Sous Ceausescu, une réplique de "Solidarnosc" existait en Roumanie, à la barbe et sous le nez de la Securitate qui eut beaucoup de mal à la démanteler.

produit unique ?Virgil était vraiment heureux car, la veille, son ami d'en-

fance Nelu, naturalisé américain et revenu voir sa famille,l'avait emmené dans le "shop" de l'hôtel Intercontinental.C'était la première fois qu'il pénétrait dans ce magasin réservéaux étrangers, que l'on retrouvait aussi en province dans lestrès grands hôtels comme les "Astoria" ou "Central", et pro-posant des produits occidentaux payables uniquement en dol-lars, devise qu'il était interdit aux Roumains de posséder, souspeine de prison. Son ami lui avait offert un briquet genre Bicavec des recharges, qui fera l'émerveillement de ses copainsquand il allumera une "Carpati", cigarette au papier jauni laplus commune, équivalent des "Troupes", autrefois distribuéesaux appelés français.

A l'époque, la seule "monnaie étrangère" connue desRoumains… était le paquet de "Kent", servant de dollar offi-cieux, acheté au marché noir ou à des étrangers dans la rue,lesquels récupéraient ainsi des lei à un meilleur taux que celuiabominable imposé par l'Etat aux touristes.

Passeports conservés par la Milice

Comme leurs compatriotes, Virgil etMagda n'avaient le droit de sortir du paysqu'une fois tous les deux ans… pour se rendreévidemment uniquement dans les pays"frères". Il fallait faire une demande au moinstrois mois à l'avance, obtenir l'autorisation del'employeur, remplir des formulaires passantpar le contrôle de la Securitate, l'agrément n'étant délivré quelorsqu'elle était sûre que le voyage projeté ne mettait pas encause la sécurité de l'Etat. Au retour, on devait remettre sonpasseport à la Milice qui le conservait.

Le couple avait ainsi visité Berlin-Est. Cela lui avait sem-blé le paradis et il était revenu avec ses valises et sacs débor-dant de chocolat, jus de fruits en brik, une cafetière - elle trôneencore en évidence dans la vitrine du buffet - des ustensiles decuisine ou de confort ménager, salières, poivrières, porte-ser-viettes, etc. Magda n'en avait jamais vus d'aussi beaux. Elle

redoutait cependant le passage de lafrontière, les douaniers roumains n'é-tant pas particulièrement arrangeants.Heureusement pour elle, la foudretomba sur un voisin de compartimentqui avait ramené un magnétophone etfut contraint d'acquitter une taxe de7000 lei, soit trois salaires mensuels.

Lénine pouvait se retournerdans son mausolée

Avertis par l'expérience, le couple se rendit deux ans plustard à Moscou. Le périple n'était possible qu'en voyage orga-nisé et par le train. Les "Alain Delon" emportés discrètementet vendus aux Russes permirent d'acheter un transistor, unappareil photo Zenith, apprécié pour sa qualité, des collants,

un thermomètre (!), différents objets et colifi-chets, dont certains furent revendus avec profiten Roumanie, ce qui permit de payer intégrale-ment le voyage et de rembourser les achatseffectués. Certains firent même des affaires enor. Le groupe n'avait surtout pas oublié d'"arro-ser" le guide, lequel s'était arrangé avec lesdouaniers au passage des frontières… tout enfaisant consciencieusement son métier, person-ne n'échappant au clou du voyage: la visiteobligatoire du Mausolée de Lénine, impliquant

une queue de plusieurs heures qui ne dépaysa aucun Roumain.Deux ans après la "Révolution", Magda et Virgil sont

retournés à Moscou, retrouvant le même guide qu’ils appré-ciaient pour sa débrouillardise. Toutefois, au bout de plusieursjours, ils s’étonnèrent de ne pas avoir été encore conduitsdevant le cercueil en verre du "Petit Père des Peuples", d'au-tant plus que la queue sur la Place Rouge, n'avait rien de com-parable à celle qu'ils avaient connue. Pour toute réponse, ilss'entendirent dire: "Ah, celui là, il nous a assez fait ... !”

Nichita Sîrbu

Cornel Georgiu peu de temps après sa libération.

Des fanions pour les“meilleurs productivistes”.

Page 13: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

44

Une vvie ccommuniste Les Années de PLomb

13

Les RRésistants

avait défié le "Conducator"Cornel Georgiu est traduit devant un pseudo-tribunal, sans

avocat et dans les bâtiments de la Securitate, qui lui donne lechoix entre la peine capitale et 20 ans de prison, s'il avoue êtreun agent de "l'impérialisme". Il ne dessert pas les dents. Ceprocès est préparé à la va-vite et sent le faux à plein nez.Policiers et juges trouvent leur maître dans cet hommefarouche, au regard brun intense. On l'accuse d'être un traître,un criminel, de comploter contre l'Etat, lui promet la mort. Ilréplique, pointe son doigt accusateur sur les abominations durégime, culpabilisant ses interrogateurs. Il demande, en vain, àrencontrer directement Ceausescu pour lui parler des souf-frances du peuple, sachant que sa démarche l'envoyait audevant du peloton d'exécution.

Gymnastique pour mourir sans perdre l'honneur

De fait, la sentence capitale tombe. Retournant dans sacellule de la prison de Jilava, àBucarest, où il a été précédemmenttransféré, le condamné attend sonexécution. On l'affame afin de le fairecraquer, alors que son co-détenu estabondamment nourri et joue la cartede la sympathie pour le faire parler,en lui proposant de partager sonrepas. L'homme ne cède pas, se plan-te devant la caméra qui l'espionne etqu'il a repérée, disant chaque soir sesquatre vérités à Ceausescu.Gymnastique pour mourir sans perdrel'honneur.

Après des semaines d'attente,alors que Cornel Georgiu s'efforce àla sérénité et paraît détaché, un véritable tribunal le condam-nera cette fois à 12 ans de prison.... Cela revenait à la mort àpetits feux. Il souffre, car il sait que, dehors, ses enfants sontmontrés du doigts aux voisins, à l'école, qu'on veut forcer safemme à divorcer. On lui dit d'ailleurs qu'elle le trompe.

Après plus de trois ans de prison, la "Révolution" éclate.Sentant le vent tourner, ses interrogateurs, penauds, viennentle libérer, sans-doute pour se disculper et lui confient qu'ilavait été programmé pour être "détruit".

Deux mille personnes pour un retour triomphal… mais "organisé"

Complètement démuni, dans ses pauvres vêtements,Cornel Georgiu prend le train pour rejoindre les siens à Ineu, àl'autre bout du pays. Dans le compartiment, on regarde d'unœil méfiant cet homme à la tête au visage triste et fatigué, auregard tendu et au sourire crispé, marchant avec peine car onvient de lui enlever ses chaînes. Des passagers le prennentpour un agent de la Securitate qui tente de se mettre au frais.Ils l'insultent.

A Ineu, l'accueil est tout à fait différent. Le téléphone amarché, et le nouveau régime, en quête de légitimité, a préparé

la réception. Deux mille personnes l'attendent sur le quai de lagare et le portent triomphalement à la mairie. Parmi elles, plu-sieurs avaient signé une pétition pour qu'il soit condamné àmort. Epuisé, coupé du monde, Cornel Georgiu est nommémaire avant qu'il ait eu le temps d'embrasser sa femme et sesenfants.

Un maire sans téléphone, ni voiture

Voulant profiter de son prestige, le gouvernement lui offrele poste de sénateur, de préfet du judet d'Arad. Iliescu lui télé-phone en personne. Le pestiféré devenu subitement héros refu-se, laissant certaines de ses fonctions à ses compagnons. Ilveut consacrer toute son énergie à sa ville pour laquelle ildéborde de projets. Mais il sent aussi sourdre en lui une pro-fonde méfiance.

Le nouveau maire croise tous les jours dans la rue celuiqui l'a arrêté et celui qui l'a dénoncé.Ils ont même pris du galon. On nepeut pas dire que les autorités aidentle premier magistrat de la ville danssa tâche. Il n'a toujours pas le télé-phone chez lui. Il va et revient de lamairie à pied - sa maison est distan-te de près de deux kilomètres - per-sonne ne pensant à le raccompagneren voiture… Il refuse de faireembaucher sa femmepar les servicesmunicipaux, comme on lui suggère,pour ne pas prêter le flan à l'accusa-tion de favoritisme.

Seul privilège, il peut convierses rares invités à déjeuner dans la

fameuse chambre secrète, glaciale comme un coffre-fort, la n°107 de l'hôtel où la nomenklatura festoyait et ripaillait. Cesanciens privilégiés, souvent des juges, des avocats, n'ont pastout perdu. En tant que retraités du parti communiste, ils conti-nuent à percevoir une pension d’une centaine d’euros, sommeimportante à l'époque, les agriculteurs retraités devant secontenter… de un euro.

Accusé d'être à la fois agent de la CIA et KGB !

Tous ces anciens affidés du PCR, reprennent du poil de labête, et entreprennent d'isoler et d'éliminer ce maire qui refusel'allégeance aux nouveau pouvoir. Dans un climat hyper-natio-nalisme - Ineu est tout proche de la frontière hongroise - on luireproche pêle-mêle de protéger les minorités hongroises, tsi-ganes, d'être un ancien agent de la CIA et du KGB et d'avoirété en prison en Grèce ! Les coups de téléphone anonymespleuvent, le nouveau préfet menace de le jeter encore en pri-son. Par deux fois, Cornel Georgiu est drogué. A l'été 90, alorsque le pays vient de vivre sa première "minériade", CornelGeorgiu est un homme brisé. Il vient d'avoir deux infarctus dumyocarde et a découvert que la Securitate l'espionnait au seinmême de sa famille. (Lire page suivante)

Dans les petits villages, comme Maderat (jud Arad),600 âmes, les habitants disposaient d'un seulmagasin, "Universal", pour s'approvisionner. On y

trouvait l'essentiel: des chaussures, un fer à repasser, du fil àcoudre, du shampoing, mais aussi du salami. Pour les achatsplus importants, les gens attendaient le samedi afin d'aller augrand marché voisin de Pâncota (7000 habitants). On en profi-tait pour vendre les quelques concombres, choux ou tomates,poussés dans son jardin, du lait ou fromage des rares vachesconservées, souvent une seule. Il s'agissait de l'unique com-merce toléré par le régime. Encore fallait-il avoir une autori-sation et payer une taxe pour l'étal d'un ou deux mètres carrésoccupés, à moins qu'on ne vende directement le contenu deson cabas. Il n'y avait pas là de quoi menacer l'existence de l'é-conomie socialiste.

Des paysans proposaient aussi quelques fleurs, notam-ment des glaïeuls l'été. Si on avait besoin d'une couronne mor-tuaire ou d'un bouquet de mariée, il se trouvait toujours quel-qu'un pour les confectionner, contre une modeste rétribution.

A Pâncota, l'Universal offrait unassortiment plus grand, notammentpour les tissus, les vêtements, saufl'alimentation qui se vendait dans lesquatre ou cinq "Alimentara" de lacommune. On ne trouvait pas demarques précises. Les produits appa-raissaient sous leur nom. Lapte ouBere, pour le lait, la bière et l'eauminérale, les clients amenant leursbouteilles. Le beurre ("Unt") étaitdébité suivant le rationnement. Ilexistait une boucherie, "Carne"(Viande), une pharmacie, un Electro-Casnica (Electro-ménager), uneCofetarie où étaient exposés des bon-bons acidulés, des caramels, desgâteaux. On trouvait aussi deux res-taurants, trois ou quatre bistrots dont certains, misérables, n'é-taient fréquentés que par les Tsiganes. Tous ces magasins etlieux dépendaient de l'Etat, l'initiative privée étant bannie.

Les “millionnaires" trafiquants d'"Alain Delon"

Outre son importante et réputée fabrique de meubles, l'ac-tivité de Pâncota tournait autour de sa "CooperativaMestesugareasca", la coopérative de métiers employant unmillier de personnes, réparties à travers la commune dans desateliers de fabrication de chaussures, de vêtements, dont lescélèbres "Alain Delon", redingotes en cuir fourrées de laine demouton, dont le nom était tiré de la tenue portée par l'acteurdans un film où il évoluait avec des Tsiganes. Ici comme dans

les autres localités,tout un trafic en sous-main était organisépar les chefs s'assu-rant grâce à des bak-chichs que les auto-rités fermaient lesyeux.

La population, aucourant, les classaiten "millionnaires",sans que l'on sache sices termes recou-vraient un sentimentd'envie ou d'admira-tion. Car, pour elle, lequotidien n'était guère enviable. Des paysannes s'usaient lesyeux à broder des nappes ou à fabriquer des chaussures d'étéen macramé que leur prenait la coopérative. Pour tenter d'amé-

liorer l'ordinaire, des femmes professeurs passaientleurs soirées à tricoter des pulls - parfois un par semai-ne - qu'elles vendaient à des collègues ou voisines.

A la fin des années Ceausescu, la vie était pourtantcertainement moins dure dans les communes ruralesque dans les grandes villes. On y faisait cependant laqueue lorsqu'un arrivage, rare, d'oranges, était annoncé,leur achat impliquant celui obligatoire de biscuitsrances et sans goût qui n'avaient pas trouvé preneurs.

"Un goût sauvage venu d'ailleurs"

Le mot "consommateur" n'existait pas, bien sûr. LesRoumains n'avaient guère le choix dans les magasins.Parti unique… Produit unique…? Le Nescafé c'étaitune fois pour toutes "Amigo", les frigos "Arctic", lesavon, qui sentait bon d'ailleurs, "Vis" ("Rêve"). Alors,on sautait sur

toute occasion permet-tant d'apporter unrayon de soleil dans lagrisaille ambiante.

Dans le train laramenant de Bucarestà Arad, Magda serraitprécieusement contreelle son sac contenant une vingtaine de vraies bouteilles dePespi-Cola. Virgil, son mari les avait négociées auprès de l'em-ployé du Room service de l'Hôtel Ambasador où le coupleétait descendu. Pour eux, il s'agissait vraiment "d'un goût sau-vage venu d'ailleurs", les faisant rêver de l'Amérique. Jusquelà, ils s'étaient contentés de l'insipide "Aracola", fabriqué àArad à partir d'un concentré, devenu “Sicola” à Sibiu.

Parti unique… Les Roumains se contentaient de ce qu'ils trouvaient, mais saisissaient l'occasion

de partir dans les "pays frères" pour améliorer l'ordinaire, le paquet de Kent remplaçant de dollar qu'il était interdit de posséder, sous peine de prison.

Cornel Georgiu, en discussion avec le chirurgien nantaisJean-Gabriel Barbin, l’un des tous premiers médecins

à intervenir en Roumanie pendant “la Révolution”.

Les livrets de la Caisse d’Epargne,seule banque du pays, où l’on pouvait placer ses économies.

Propagande pour le “travail patriotique”gratuit... c’est à dire le dimanche.

Page 14: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

43

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

14

Les RRésistants

(Suite de la page 13)Il se réfugie à Budapest pour prendre un peu de champ et

lance un appel à la télévision hongroise pour dénoncer le néo-communisme roumain en marche.

La Securitate l'y poursuit encore. Une voiture fonce surlui, alors qu'il marche paisiblement sur un trottoir, ne devant lavie qu'à une accompagnatrice qui le plaque contre le mur; lemême jour, le même véhicule tentera d'écraser le pasteurLaszlo Tökes, un des virulents leaders de la minorité hongroi-se de Roumanie.

Un homme brisé qui prend le chemin de la France… pour un nouveau calvaire

Deux mois plus tard, ne se sentant plus en sécurité, CornelGeorgiu décide de gagner la France. N'ayant plus de passeport,le gouvernement hongrois lui délivre un titre de transport. Ilsera accueilli d'abord par le maire de Vagnes et après par Rezé,dans la banlieue nantaise, ville qui entretient des relations avecIneu. Mais il ne se doute pas qu'un autre calvaire le guette.

Pendant 18 mois, l'administration française lui refusera lestatut de réfugié politique, l'OFPRA perdant deux fois son dos-sier, qu'il a fallu recommencer, puis statuant à tort, soutenantque la Hongrie le lui avait déjà accordé. Puis, la Commission

de recours des réfugiés politiques, balançant entre cynisme etincompétence, jugera qu'il devra retourner chez lui, laRoumanie étant devenue démocratique. Dans le même temps,elle accordera le statut à un violoniste en tournée qui avaitfaussé compagnie à sa troupe.

Il faudra l'intervention d'hommes politiques de tous bords,d'élus municipaux, de syndicats (FO et la CFDT), de journa-listes et, en dernier ressort, la sommation de la Commissiondes Droits de l'Homme de l'ONU, pour que l'OFPRA ravale sahonte et revienne sur sa décision. Cornel Georgiu, à laconsternation de ses amis qui avaient en tête l'idée de la France"Pays des Droits de l'Homme", confiera que, dans l'attente deson arrêté d'expulsion, ses nuits étaient semblables à celles oùil s'apprêtait à être exécuté.

Depuis, le "héros de l'ombre" s'est installé définitivementen France, à Rezé, commençant une autre vie. Devenu artisan,il s'est parfaitement intégré dans un pays dont il ne connaissaitpas la langue au départ. Longtemps, il a jeté un voile sur laRoumanie; la blessure était trop profonde et trop récente. Peuà peu, Cornel Georgiu a pris conscience des ponts qui exis-taient entre son pays natal et celui d’adoption, écoutant lesrécits de voyages en Roumanie de ses amis français et vitdésormais dans un univers où il se sent enfin bien.

Henri Gillet

Vingt ans, presque jour pourjour, après Ian Palach, cejeune étudiant tchécoslo-

vaque qui s'était immolé par le feu, pourdénoncer la répression du "Printemps dePrague", bouleversant ses compatrioteset l'opinion publique mondiale, son actemenaçant les fondements du régime com-muniste, le Roumain Liviu Cornel Babesen faisait autant.

Le 2 mars 1989, ce Brasovean de 47ans, marié et père d'une fillette, électri-cien dans une usine et peintre amateur,s'aspergeait d'essence et y mettait le feupour protester contre les atrocités du régi-me Ceausescu et montrer le désespoir dupeuple. Son corps s'était embrasé et ilétait mort dans d'horribles souffrances, lesoir même à l'Hôpital d'urgence deBrasov.

Pour accomplir son geste, dont iln'avait pas parlé à sa famille, LiviuCornel Babes avait choisi une piste de skide la station de Poiana Brasov, sans-douteafin de lui donner davantage d'écho enattirant l'attention des quelques skieursétrangers qui risquaient de se trouver là.Ce qui fut le cas, puisque ce sont unHollandais et deux Ecossais qui vinrentles premiers à son secours, alors qu'il des-

cendait la pente en flamme, brandissantun panneau où était écrit en anglais "StopMurder, Auschwitz-Romanie 1989".

A leur retour, ces touristes, choquéspar le fait que cet homme n'avait enaucun cas demandé à être sauvé alorsmême que sa chevelure était en feu,

avaient alerté la presse de leurs pays, le"Sunday Times" consacrant un article àcet événement. Les policiers de laSecuritate avaient acheté une nouvellecombinaison de ski à un des deuxtémoins écossais car il avait brûlé la sien-ne en essayant d'étouffer les flammes, et

lui avaient offert une bouteille de cham-pagne, tentant de lui expliquer qu'ils'agissait de l'acte d'un fou.

Le pouvoir, lui, s'était empressé depasser sa mort sous silence en Roumanieet même aujourd'hui le sacrifice de celuique ses amis considèrent comme un hérosest assez peu connu. Son geste n'a étéreconnu qu'en 1996 par les autorités rou-maines, après l'accession d'EmilConstantinescu à la Présidence de laRépublique.

Alors en exil en Grande-Bretagne, lemillionnaire Ion Ratiu, président du PartiPaysan, fit connaître le sacrifice de Babesà travers la Diaspora roumaine par l'inter-médiaire de son journal, "The freeRomanian" ("Le Roumain Libre"). Plustard, il deviendra président d'honneur dela Fondation "Liviu Cornel Babes".

Comme l'avaient remarqué safemme, Etelka, et sa petite fille, Gabriela,les derniers tableaux de Liviu Cornelsemblaient porteurs de messages, maiselles pensaient qu'il s'agissait d'art.Pourtant, il avait intitulé le dernier"Sfârsit"… "La fin". Une rue de Brasovporte le nom de Liviu Cornel Babes etune croix a été élevée à sa mémoire àl'endroit où s'est déroulé le drame.

Liviu Babes comme Ian Palach

heures de propagande à la télévision. C'était la seule émissionde la journée, le week-end étant un peu plus étoffé, 3-4 heures,avec des variétés, notamment des spectacles folkloriques quirappelaient que le régime perpétuait la tradition du pays et enétait le légitime héritier.

Il est arrivé qu'un match du Steaua passionnant l'opinion,les autorités aient décidé de le diffuser, rétablissant l'électricitéentre 14 et 16 h, au moment de la rencontre. Les trois jours sui-vants, la population a été intégralement privée de courant pourrécupérer l'énergie ainsi perdue. D'ailleurs les Roumains ontété privés totalement de la retransmission de la coupe dumonde 1986, les populations frontalières se débrouillant pourcapter les chaînes hongroises, bulgares ou yougoslaves, en ins-tallant des émetteurs clandestins de fortune.

Pour l'hygiène corporelle, il fallait être courageux. Quandl'eau chaude arrivait une fois par semaine, on s'estimait heu-reux. L'eau courante était par ailleurs parfois coupée, lespompes ne recevant pas d'électricité.

L'approvisionnement en bonbonnes de gaz posait aussiproblème. Dès qu'une livraison était annoncée, d'immensesqueues se formaient, mais elles n'étaient délivrées que sur pré-sentation de la carte d'identité: seuls les habitants des villes yavaient droit, les ruraux devant se chauffer au bois.

Record d'Europe du plus grave accident de bus

Si les habitants des campagnes avaient le privilège de cul-tiver leurs légumes, ils étaient également touchés par le ration-nement, notamment par celui du pain - élément essentiel del'alimentation des Roumains - qui arrivait davantage en abon-dance dans les villes.

Là, finalement, il était plus facile de survivre. Des per-sonnes âgées faisait la queue à la place de ceux qui les rétri-buaient. La communauté y étant plus importante, des petitsréseaux d'entraide ou d'intérêts se constituaient. On pouvaittoujours espérer avoir un peu de "piston" d'un voisin quiappartenait au conseil de quartier du Parti. Certaines catégo-ries étaient privilégiées: médecins spécialistes, directeurs decombinat, employés de commerce… Mais même eux ne trou-vaient pas toujours ce qu'ils voulaient.

Les restrictions d'essence - 15 litres par mois - compli-quaient également beaucoup la vie des ruraux. On ne pouvaitutiliser les voitures qu'un dimanche sur deux, suivant le numé-ro d'immatriculation, pair ou impair. Les contrevenants sevoyaient confisquer leur permis pour trois mois… ce qui estarrivé à Marcel Lupus. Le technicien, habitant à l'écart, sur unpetit chemin, sortait à peine sa Trabant de son jardin, pour allerramasser des champignons dans un petit fois voisin… quand ilest tombé nez à nez avec une patrouille de la Milice.

Trains et bus étaient bondés et dans un état pitoyable. Siun enseignant ou un fonctionnaire était convoqué pour uneréunion en ville à 8 heures du matin - ce qui était fréquent - ilfallait se lever à quatre heures et voyager debout. Parfois 80personnes s'entassaient dans des bus prévus pour 40. Leur étattechnique était si mauvais qu'il arrivait que leur suspension sebrise net et qu'ils s'immobilisent à plat ventre sur la chaussée.

L'un, circulant entre Botosani et Suceava a terminé sacourse dans un marécage, faisant une soixantaine de morts…

ce qui a constitué le plus grand acci-dent de ce genre dans l'Europe del'Après-guerre et a valu de nombreuxarticles à la Roumanie, l'informationayant réussi, pour une fois, à franchirles frontières: dans les pays commu-nistes, il n'y avait jamais d'accidents.

Machines à écrire proscrites

Le pouvoir se méfiait quand mêmedes mauvais esprits qui auraient pu seglisser parmi ces citoyens qu'il "choyait" tant. Sans-doute pasGeorges Marchais, lequel passait ses vacances sur le yacht deCeausescu, "Liliane ayant fait les valises", et trouvait "lebilan du régime globalement positif". Mais des intellectuelsdont les pensées subversives auraient circulé…

Pour être sûr qu'il n'en était rien, les possesseurs, rares,d'une machine à écrire, devaient livrer chaque mois à la mili-ce une feuille avec tous les caractères tapés afin de mesurerleur degré d'usure et d'identifier l'auteur d'un éventuelle diatri-be. Pour les écoles et les administrations, cette vérification sefaisait tous les trois mois. Malgré tous les lieux qu'il était inter-dit de photographier, les appareils photos n'étaient pas soumisà la même surveillance… pour la bonne raison qu'il était sou-vent difficile de trouver des pellicules.

“Le plus beau sapin du monde”

Dans cet univers crépusculaire des dernières années deCeausescu, commencé à la fin de la décennie 70, s'aggravantau cours de la suivante, pour devenir effroyable dans les cinqdernières années (1984-1989), pouvait-on être heureux per-sonnellement? L'état d'esprit de la population était triste etsans espoir. Mais celle-ci survivait en ne se faisant pas tropd'illusion et en se contentant des petits moments heureux deleur sphère d'intimité que le régime ne pouvait pas leur voler.

Aux mariages, on mangeait, chantait, buvait sec. Il fallaitquand même surveiller ses propos. Et surtout déployer uneimagination incroyable, utiliser toutes les combines possibles,payer cher pour organiser la fête. Cela demandait des effortsénormes, mais on y arrivait. Les convives pouvaient entonner"La multi ani" ("Vivez longtemps") devant les plats de cochon,que l'on avait le droit de sacrifier, ou de veau, dont l'abattageétait un très grand délit, sévèrement puni… négociable avecdes bakchichs.

Ovidiu Gorea se souvient avec émotion des momentssimples de bonheur qu'il passait avec sa fille, Andrea. Il faisaitprovision de bonbons, lorsque ceux-ci faisaient leur appari-tion, parfois au mois d'août. Pendant les vacances, avant Noël,il installait sur la table le papier d'emballage coloré que sonvoisin et ami avait chapardé dans la fabrique où il travaillait.Là, en compagnie de sa fillette, Ovidiu passait des journées àdessiner des motifs et à les emballer. Puis, devant leurs yeuxravis, Mirela, la maman, les suspendait en forme de décorationet de guirlandes. C'était le plus beau sapin du monde… Et, siOvidiu avait réussi à trouver une orange, le bonheur de lafamille était au comble. Ovidiu Gorea

Les “Carpati”,“Gauloises” roumaines.

Page 15: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

42

Une vvie ccommuniste Les Années de PLomb

15

La RRévolte

Lancée en Belgique le 12 janvier 1989, où elle reçutun très large écho, l'initiative d'"Opération VillagesRoumains" était aussi simple qu'originale: faire

adopter chacun des 7000 villages menacés de systématisationpar le régime de Ceausescu par autant de communes et villageseuropéens. Dès février, la France se mobilisait, suivie par laSuisse, le Danemark, la Suède, la Finlande, l'Espagne, l'Italie,l'Angleterre, l'Allemagne et le Canada, encouragés par leConseil de l'Europe et le Parlement européen. Les mairesadoptants et leurs administrés se déclarèrent solidaires et res-ponsables du sort qui serait fait à "leur village" et s'engagèrentà veiller à sa sauvegarde.

La pression internationale joua pleinement son rôle et, le9 mars 1989, dans une résolution co-parrainée par la Hongrie,inquiète du sort de la minorité magyare, l'ONU condamnait ungouvernement roumain de plus en plus isolé sur la scène inter-nationale, lâché par l'URSS qui s'abstenait, de même que parl'Ukraine, la Bulgarie et la RDA.

Dirigeants du parti et de la Securitate malmenés

Mais déjà en Roumanie quelques voix courageuses com-mençaient à se faire entendre. La première fut celle de DoïnaCornea. La dissidente, cloîtrée dans sa maisonnette de Cluj,avait lancé en septembre 1988 un appel à Ceausescu, quali-fiant son programme d'"ethnocide", récidivant en avril 1989dans une lettre ouverte au dictateur, qu'elle réussit à faire par-venir à l'Ouest. Dans plusieurs villages la révolte grondait.Ainsi, une autre lettre apprit le soulèvement de la commune dePetrova, dans le Maramures. Armés de bâtons, les villageoiss'étaient rués sur une délégation de dirigeants communisteslocaux venus les rassembler afin qu'ils souscrivent à la dispa-rition de leur commune. Le secrétaire à la propagande du judet fut battu ainsi que lecommandant de la Securitate qui dût être hospitalisé, tandisque la mairesse était malmenée. Appelées en renfort, lestroupes de la Securitate n'osèrent pas intervenir. Le Premiersecrétaire du Parti de la région fut contraint de promettre que

la commune ne disparaîtrait pas et d'accepter qu'un nouveaumaire, cette fois-ci originaire des lieux, soit désigné. En mars1989, six anciens dirigeants du Parti Communiste Roumaindénoncèrent la politique de Ceausescu, puis les poètes MirceaDinescu et Dan Desliu, l'accusèrent de violer la Constitution.Des paysans de la région de Iasi firent passer en Occident unmessage faisant savoir que la population roumaine se réjouis-sait de l'initiative de l'"Opération Villages Roumains".

Fonctionnaire séquestré, tocsin et barrages

Une autre lettre relata la révolte de deux villages du judetde Bistrita-Nasaud. A Parva, seules manquaient quelquessignatures administratives pour que la commune disparaisse.Mais on porta manquant un fonctionnaire chargé de ramenerau chef-lieu du département les plans de systématisationcontre-signés par les autorités locales. Les habitants du villageayant appris de quoi il en retournait, l'avaient séquestré pen-dant trois jours à l'intérieur du siège du Conseil Populaire.

Les paysans exigèrent, en échange de sa libération, la pré-sence sur place du premier secrétaire du Parti du judet. Celui-ci, poltron, préféra délégué un de ses subordonnés. Des dis-cussions s'en suivirent, mais les villageois ne se montrèrentpas convaincus. Ils organisèrent alors des tours de garde, fai-sant sonner letocsin dès qu'une voiture officielle s'approchait,signal auquel la population se rassemblait devant la mairie.

Les autorités prirent alors des mesures d'intimidation et leprêtre fut muté à Bistrita. Le tambour remplaça le clocher etdes barrières furent installées à l'entrée du village. Les auto-rités battirent finalement en retraite et la mesure fut annulée.

Le courage des habitants de Parva fut contagieux. Ceux deMonor, menacés du même sort, déplacèrent pendant la nuit lesbornes du judet se retrouvant ainsi dans celui du Mures, retar-dant le processus administratif et échappant également au sortqui leur était promis. Autant d'actes de résistance qui montrentque couvait déjà le feu de la "Révolution" qui s'annonçait endécembre de cette année là, par delà l'instrumentalisation évi-dente dont elle a fait l'objet.

La marche vers le "Grand soir"En 1989, la mise en œuvre du plan de systématisation va signer l'arrêt de mort

du régime en provoquant la révolte annonciatrice des villageois roumains, réveillant les consciences et suscitant l'indignation à l'étranger.

Après les très dures grèves de 1977,qui avaient vu les mineurs se révoltercontre leur sort, Ceausescu était accourudans la vallée de Jiu, feignant de décou-vrir la situation, promettant d' y mettre unterme, ce qui leva un grand espoir, terri-blement déçu par la suite.

Le "Conducator" entendait surtoutreprendre la situation en main. Les lea-ders du mouvement disparurent et l'arméearriva. De jeunes recrues d'origine pay-

sanne furent envoyées au fond des minespour pallier à toute nouvelle agitation.Manquant de formation, de professionna-lisme, mal nourrie, mal considérée, cettemain d'œuvre entraîna une détériorationde la sécurité, aggravée par l'état du maté-riel et de l'outillage, et les exigences tou-jours plus grandes de la production.

C'est alors que les plus grandes catas-trophes furent enregistrées. En 1982,après une explosion faisant plusieurs

morts, une commission d'enquêteenvoyée sur les lieux pénétra dans lamine, bien qu' ayant été avertie qu' uneseconde déflagration était à redouter… cequi se produisit, tuant tous ses membres.En 1986, la même année où Vulcan enre-gistra sa plus terrible catastrophe, avec 57morts, une autre tragédie fera 96 morts,dont une cinquantaine de jeunes mili-taires à Petrosani, ville minière distantede quelques kilomètres.

Les militaires envoyés au fond des mines après les dures grèves de 1977

Les Roumains n'avaient pas à se faire de mouron…le régime communiste pensait à tout et, en premierlieu, à leur bien-être. Ainsi le journal du Parti,

"Scânteia" (L'Etincelle) précisait que "o tovarasa" (unecamarade) adulte de 1,70 m ne devait pas peser plus de 60 kg,"un tovaras", "camarade" adulte travailleur de 1,80 m, 70 kg,ce qui était déjà beaucoup.

En fonction de l'âge et du sexe,les habitants savaient ce qu'ilsdevaient faire pour être considéréscomme de bons citoyens de laRépublique Socialiste de Roumanie:respecter les "recommandations médi-cales, conformes aux standards d'unealimentation rationnelle" en suivantles instructions alimentaires fourniespar le Parti et l'Etat.

Les journaux rappelaient quellesétaient les rations alimentaires par personne et par semaine :750 g de viande, 520 g de fruits, 1,5 litre de lait, 800 g depommes de terre, 1,27 kg de légumes. Voilà qui tombait à picpour le pouvoir qui justifiait ainsi "scientifiquement" sesappels à se serrer la ceinture. Si, les dernières années, on netrouvait plus rien dans les magasins - presque tout était réservéà l'exportation - s'il fallait faire la queue des heures pour avoirun peu de lait… c'était parce le régime prenait soin de la santédes citoyens.

10 à 12 degrés dans les appartements où les occupants s'entassaient dans une seule pièce

La population était vivement encouragée dans ce sens. Larigueur et la frugalité convenaient tout à fait au stoïcisme dontelle était appelée à faire preuve. Dans les blocs, l'hiver, latempérature ne dépassait pas les 10-12°, en dessous même dela norme officielle de 14°. Un brouillard de condensationenvahissait les pièces. Il fallait calfeutrer les fenêtres, lesportes. Chacun s'habillait comme s'il allait dehors. Il était fré-quent de porter dans son appartement un manteau, se couvrirla tête d'un bonnet, s'enrouler un cache col autour de la gorge,enfiler des mitaines.

Dans les villes, le chauffage était centralisé et était ali-menté par le gaz. La chaleur était amenée par d'énormes ethideux tuyaux qui faisaient des coudes au-dessus des rues. Malentretenus, à l'image de ce que faisait le régime en général, ilsavaient d'énormes déperditions et lorsque la pression de gazbaissait, le chauffage n'était plus assuré.

Cette situation se répétant fréquemment, de nombreusesfamilles bricolaient des poêles de fortune en taule, non sans

danger car le risque d'asphyxie était réel. Ils étaient alimentésavec des bûches que l'on se débrouillait à récupérer dans lesbosquets proches, entraînant également une déforestation. Lesoccupants des appartements se regroupaient pour vivre dans laseule pièce ainsi chauffée. Souvent c'était la cuisine, car onallumait aussi le four à gaz, servant de chauffage d'appoint…

avec les nombreux accidents que l'onpeut imaginer. La nuit, les bouillottesétaient indispensables.

La journée n'apportait pas derépit. Il faisait aussi froid dans lesadministrations, les ateliers, lesécoles, les cantines, les hôpitaux oùles malades devaient venir en ayantacheté leurs médicaments, où lesanesthésies étaient réservées auxpatients versant un bakchich et où onlaissait mourir les vieux, les ambu-

lances ne se déplaçant pas si on avait plus de 60 ans. Les chi-rurgiens sortaient des salles d'opération en soufflant sur leursdoigts pour les réchauffer. Le soir, quand le courant étaitcoupé, des miliciens passaient dans les chambres avec une lan-terne afin de vérifier sur les prises qu'aucune chaufferetten'avait été utilisée dans la journée.

Les élèves,emmitouflés,les doigtse n g o u r d i s ,avaient de lapeine à tenirleurs crayons.Parfois, desparents appor-taient desbûches. Dansces conditionsm a t é r i e l l e sextrêmes, dont souffraient énormément les instituteurs et pro-fesseurs, il n'est pas difficile d'imaginer quelle pouvait être laqualité de l'enseignement.

Coupures de courant quotidiennes eau chaude une fois par semaine

Régulièrement, à cinq-six heures le soir, l'électricité étaitcoupée. Il fallait faire des économies. On préparait alors lesbougies, les lampes à pétrole étant bannies car on ne trouvaitpas de pétrole. Le courant revenait entre 20 et 22 heures pourque les citoyens puissent suivre le programme unique de deux

Au régime ! Le "communisme scientifique" des dernières années Suivre les instructions alimentaires fournies par le Parti et l'Etat, se chauffer

avec le four à gaz, se coucher de bonne heure, s'éclairer à la bougie, malades achetant les médicaments pour l'hôpital, ambulances qui ne se déplaçaient pas pour les anciens… C'était “le bon vieux temps” des nostalgiques d’aujourd’hui !

Hideux conduits de chauffage, incapables de fournir une chaleur suffisante et constante.

Page 16: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

41

Je me sentais déshonoré d'avoir à faire la queue toutela nuit pour un morceau de viande ou un bout desalami "… Vasile Fora, 53 ans, originaire de la vallée

des mineurs de Jiu, tremble encore d'indi-gnation quand il se remémore ses intermi-nables attentes dans la neige, parfois parmoins vingt degrés, pour pouvoir rame-ner un minimum de ravitaillement à safamille. " Pourtant, faire la queue, cheznous c'était naturel. Tout petit j'y avais étéhabitué, mon père m'y emmenait, maisavec Ceausescu c'est devenu infernal".

Poisson, lait, pomme de terres, bon-bons pour Noël, farine de maïs pour lescochons… la liste des produits rationnésétait sans limite. Les queues pour la vian-de étaient impressionnantes. Pourtant onne trouvait que des morceaux de mauvaise qualité que l'onmettait dans la tocana (ragoût), ainsi que des pattes de pouletpour faire de la soupe: les morceaux nobles partaient à l'ex-portation.

Cochons et poules élevés dans les cours d'immeubles, maïs et légumes poussant entre les blocs

Mais le plus terrible, c'était pour les œufs. "Un jour, je sor-tais du boulot quand je vois une queue très longue" se souvientVasile; "il y avait un arrivage d'œufs. Je prends mon rang,mais voilà qu'arrive un mineur ivre qui passe devant tout lemonde. Comme personne ne réagissait, je suis allé le trouverpour lui demander de faire comme les autres. Il m'a assomméet cassé le nez d'un coup de poing.

Quelqu'un a alors jeté deux gros rats vivants dans la foule- on en trouvait partout - espérant sans-doute profiter de laconfusion créée. Il a réussi son coup provoquant une mêlée etune panique générales renversant les étagères. Je n'ai jamaisvu une aussi grande omelette".

Il n'y avait pas cependant pénurie de tout. On trouvait dela graisse de porc, des étalages de conserves; toujours lesmêmes, parfois périmées. Les légumes ne manquaient pas.Tout le monde disposait d'un petit lopin de terre au pied de sonbloc. C'est ainsi que dans les allées, on pouvait voir pousser dumaïs. Il servait à nourrir les cochons, car chaque famille enavait un, ainsi que des poules, élevés dans les cabanons descours d'immeubles… Jusqu'à ce qu'un jour, Elena Ceausescu,de passage dans la région de Jiu, les découvrant depuis lafenêtre de son train, ordonna de les faire raser.

Racket sur le papier hygiénique

Lorsqu'un produit recherché faisait son apparition, il nefallait pas s'imaginer pour autant avoir la chance de réaliser

une bonne affaire. L'Etat avait mis en place un système devente forcée, obligeant à acheter un autre produit, le plus sou-vent inconsommable. Ainsi, si on voulait faire l'emplette pour

les enfants d'une tablette de chocolat chi-nois, assez apprécié, il fallait acquérir unpaquet de cigarettes Amiral, que l'on soitfumeur ou non. Leur papier jauni et leurtabac étaient si mauvais qu'elles étaientinvendables et les gens les jetaient dans lecaniveau. Pour dix œufs, on devait ache-ter au même prix un kilo de poisson pour-ri dont les chiens ne voulaient pas.

Bien que située dans un secteurminier, la commune de Vasile avait étédéclarée "ville agricole", soumise à destaxes supplémentaires sur les produits dela terre. Partagé entre rire et colère, ne

sachant pas s'il doit évoquer Caragiale ou Kafka, le Roumainse rappelle le curieux circuit qui accompagnait la vente dupapier hygiénique: "On était obligé de payer les rouleaux avecdes œufs qu'on achetait 1,10 leu pièce et que l'on nous repre-nait 0,70 leu à la caisse du magasin… remis aussitôt en vente.Bien sûr, il fallait aussi acheter le poisson pourri qui allaitavec les œufs".

Sièges pliants et parties de cartes pour tromper l'attente

Les queues commençaient dès la sortie des usines ou desbureaux, pour une ouverture du magasin le lendemain matin à7 heures. Les gens s'organisaient. La nuit, membres de lafamille, voisins de queue, relations, se relayaient environtoutes les trois heures pour garder la place. Cela ne créait pasde problèmes, mais c'était dur de résister quand il faisait -10°,voire -20°. L'été, l'ambiance était plus conviviale. On apportaitdes sièges pliants, certains jouaient aux cartes, on buvait beau-coup de tsuica. Mais, dès l'ouverture des portes, plus personnene se connaissait. C'était la ruée, le chacun pour soi. Tout lemonde cherchait à passer devant, jouant des coudes. Vasileraconte: "Il y avait des experts pour gagner deux-trois placeset ainsi de suite. Ainsi mon oncle endormait ses voisins enbavardant gentiment avec eux et avançait ni vu, ni connu…jusqu'à ce qu'on le pousse contre une vitre. Parfois, çà se ter-minait mal: j'ai vu un enfant grièvement blessé".

"Mais le pire, c'est quand on avait fait la queue toute lanuit et qu'il n'y avait plus rien" se souvient-il. "Le magasin s'é-tait arrangé avec les copains qui passaient avant qu'il n'ouvre,à moins que ce ne soit avec les miliciens pour qu'ils fermentles yeux sur les trafics et ne contrôlent rien. Non seulementceux-là ne payaient pas, mais on leur rendait en plus la mon-naie sur l'argent qu'ils n'avaient pas versé! Et c'était unesomme conséquente. Il y avait une expression qu'on leur prê-tait pour ce manège: Je viens, je reçois la viande… et le reste".

Attendre toute une nuit dans le froid glacial pour un bout de salami ou des pattes de poulets.

Les Années de PLomb

16

La RRévolte

Fait oublié, la résistance des étudiants de Cluj à l'ins-tauration du communisme, au printemps 1946, agravement embarrassé le nouveau pouvoir qui a

senti monter l'hostilité de tout le pays à son égard. Le mouve-ment a commencé fin 1945 à la suite du rapatriement à Clujdes étudiants qui avaient été envoyés pendant la guerre à Sibiu,ville à influence fortement allemande, sur décision deRibbentrop et du gendre de Mussolini, Ciano.

Ces jeunes gens sont vite confrontés aux difficultés de cenouveau transfert, ne serait-ce que pour se loger; en outre, laguerre a mélangé les générations entre les plus jeunes et lesanciens qui viennent d'être démobilisés. Par leur vitalité, leurénergie, leurs débats, ils occupent aussitôt une place centraledans la ville, ce qui dérange beaucoup les nouvelles autoritéscommunistes, à près de 90 % hon-groises, nommées par les Soviétiques.

Cette prééminence magyare - oncompte mille Hongrois aux postes clésde l'administration locale contre unecentaine de Roumains, à la suite de larestructuration décidée pendant laguerre - réveille également le senti-ment nationaliste des étudiants, d'au-tant plus que certains habitants tententd'obtenir de Bucarest un statut d'auto-nomie et veulent conserver l'universitéhongroise ouverte pendant le conflitmondial, alors que les professeurs rou-mains rapatriés de Sibiu veulent reve-nir à la situation qui prévalait auparavant: une seule université,roumaine, avec un enseignement en hongrois.

Kali, déesse de la liberté indienne, cri de ralliement

Le 24 janvier 1946, jour anniversaire de l'Union de laMoldavie et de la Valachie, qui donnera naissance à laRoumanie moderne, 200 étudiants entreprennent de faire letour de la ville, avec des drapeaux roumains. Quand ils passentdevant le siège du Parti communiste, ils sont ulcérés de n'yvoir que des drapeaux du PCR et soviétiques, y pénètrent, lesaccagent et blessent sont gardien. La police intervient vive-ment. De février à avril, incidents et affrontements se multi-plient. On en dénombre une quinzaine, alors que les commu-nistes ont pris en main l'université. La projection d'un filmindien, où apparaît une déesse de la liberté, Kali, devient l'em-blème du mouvement. Les étudiants défilent en criant son nomet aussi "Hai la U" ("Tous à l'université").

Le 10 mai, traditionnel jour de la monarchie - le roiMichel est toujours le souverain - les communistes entrepren-nent d'organiser une marche des travailleurs pour montrer leurforce. Les étudiants les devancent, occupent le centre-ville et

bloquent ses accès, à leur grande fureur. Ils décident alors deleur donner une leçon et font arrêter cinq de leurs leaders, pro-voquant leur mobilisation et déclanchant des heurts.

Déjà une "minériade"

Le 27 mai, une délégation d'étudiants se présente à la pré-fecture pour exiger la libération de leurs camarades.N'obtenant pas de réponse, une cinquantaine d'entre-eux cam-pent sur les lieux, criant des slogans anti-communistes toute lajournée. Ils sont rejoints par 200 de leurs condisciples. La villese tait et épie.

Envoyé par Bucarest, l'inspecteur de police Craciun entre-prend de négocier, de peur que le mouvement ne s'étende à

toute la population. Mais déjà, dansl'ombre, les dirigeants communistes ontdécidé de le réprimer. Ils hésitent entrearrêter les étudiants ou faire intervenirde façon musclée les travailleurs pour enfinir avec eux. Une "minériade" avantl'heure, dont le principe sera repris prèsd'un demi-siècle plus tard par les gou-vernements de Ion Iliescu. C'est cettedernière solution qui est choisie.

Les ouvriers de la fabrique dechaussure en cuir "Dermata" sont mobi-lisés, tandis que le pouvoir rameute lescheminots, à 90 % Hongrois. La troupe,avec ses manches de pioches et autres

armes, marche sur le foyer des étudiants de la ville. Ceux-ciont fermé la grille d'accès aux étages et obstrué l'entrée avecleurs meubles. Elle réussit à pénétrer au rez-de-chaussée,dévaste la bibliothèque et autres parties communes, sous leshuées des jeunes qui leur déversent sur la tête toutes sortesd'objets leur tombant sous la main.

Les affrontements et les cris sont si forts que les églises duvillage voisin de Monastir, où sont logés nombre d'étudiants,sonnent le tocsin pour les appeler à l'aide. Ces derniers affluentvers le foyer. Les autorités soviétiques qui ont leur siège àquelques pas, inquiètes de la tournure des évènements, inter-viennent et obtiennent la fin de l'agression des ouvriers.

Dans l'ombre, la répression commence

Les jours suivants, les étudiants déclenchent une grève. Ilsexigent des autorités qu'elles punissent leurs agresseurs, met-tent fin à la communisation de l'université y interdisant toutepolitisation, libèrent leurs camarades arrêtés et réparent lesdégâts faits. Le ministre de l'Intérieur, Georgescu, et celui dela Justice, Petrescanu ont été envoyés sur place et tentent decalmer le jeu, ramenant la confrontation à des aspects sociauxet économiques et non plus politiques.

Au printemps 1946, le "mai 68" des étudiants de ClujL'échec du mouvement de protestation estudiantin, soutenu par la population,

ouvrira les portes à la terreur communiste, le nouveau pouvoir voulant réprimer la montée de l'hostilité de tout le pays à son égard.

"Donnez nous notre queue quotidienne"

A Cluj, les communistes réquisitionnèrent des ouvriers pour organiser des manifestations

contre les partis démocratiques et les étudiants.

Page 17: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

40

Dans l'ombre, malgré la certaine bonne volonté dePetrescanu, qui sera désavoué par le Comité central du Particommuniste, la répression a commencé. Les leaders étudiantssont exclus de l'université, parmi eux l'actuel archevêque deCluj, Mgr Anania; on procède à de nombreuses poursuites etarrestations. L'inspecteur Craciun, plutôt arrangeant, est rem-placé par un ancien officier de la brigade Ana Pauker qui aopéré pendant la guerre civile en Espagne, Mihail Patriciu.Son efficacité le fera nommer plus tard directeur de laSecuritate de Cluj.

Soutien massif de l'opinion

Comme en France, en mai 1968, le mouvement s'arrête delui-même, fin juin 1946, avec la fin de l'année universitaire.Dans cette période de violence, on aura dénombré seulementdeux morts, et encore s'agit-il sans-doute de règlements de

comptes. En jouant la montre, tout comme l'a fait en son tempsGeorges Pompidou, le gouvernement roumain a désamorcé lacrise. Toutefois, la similitude avec le mouvement étudiantfrançais s'arrête là. La lutte des étudiants roumains n'a pasréussi à faire la jonction avec les travailleurs, embrigadés parles communistes, débouchant sur une grève génrale paralysantle pays, mais elle a bénéficié, dans le silence il est vrai, du sou-tien massif de l'opinion publique, des paysans, et celui-ci aduré bien après.

Mais, si mai 68, désapprouvé à la fin par une grande majo-rité de Français, a conduit ensuite à de nombreuses réformesde la société, comme c'est le cas dans les démocraties lors-qu'apparaissent des désordres sociaux, le printemps 46 rou-main mettra un terme définitif aux dernières protestationsorganisées contre l'instauration du communisme. La porte seradésormais ouverte à la terreur, la seule réponse que les dicta-tures peuvent apporter.

Les Années de PLomb

17

La RRévolte

Le régime communiste encadrait sévèrement la pres-se et, si la censure était omniprésente, c'était plutôtl'auto-censure qui sévissait, les journalistes n'envi-

sageant même pas d'oser faire une remarque ou un commen-taire qui auraient pu être mal interprétés. Insipides, les médiasétaient chargés d'encenser le pouvoir. Pour en savoir plus, lesRoumains se précipitaient sur les journaux occidentaux s'ilsarrivaient à mettre la main sur un exemplaire, ce qui était unexploit. Il fallait alors se méfier. Celui qui aurait lu par dessusl'épaule de son heureux propriétaire avait autant de chanced'être un mouchard de la Securitate qu'un curieux, avide desavoir ce qui se passait dans le monde.

“L’humanité” n’avait pas la cote

“Pif-Gadget” a été la seule revue occidentale à pouvoirêtre diffusée sur abonnement en Roumanie, après les années70. Ce "privilège" avait aussi une contrepartie commerciale.La revue, émanation du Parti Communiste Français mais sansaucun contenu idéologique, se faisait payer les nombreuxabonnements souscrits par les Roumains en étant impriméetotalement et à moindre coût à Craïova.

Dans les années 60-70,on pouvait aussi trouverdans certains kiosques"L'Humanité" mais, au fildes années, les Roumainss'en sont désintéressés,n'accordant guère de créditaux "camarades" françaisqui encensaient le régimequ'ils enduraient (GeorgesMarchais était venu passerses vacances sur un yachtmis à sa disposition parCeausescu).

En vente libre, le temps du “Printemps de Ceausescu"

Plus étonnant, entre 1965 et 1970, il était possible de trou-ver en vente libre "Le Monde", "L'Express", "ParisMatch", ainsi que des revues et journaux anglo-saxons à laGare du Nord et dans les grands hôtels. Cette courte périodecorrespond au vent de libéralisation que Ceausescu a fait souf-fler pendant deux ou trois ans, lors de son arrivée au pouvoir.

Le dictateur avait même fait cesser le brouillage des radiosétrangères, dont "Radio Free Europe" et "Voice ofAmerica". Mais elle s'arrêta vite avec le "Printemps dePrague" et le durcissement du régime, à la suite du voyage du"Conducator" en Corée du Nord, puis dans la Chine de Mao,en juillet 1971. Pourtant, quelques rares Roumains ont conti-nué à recevoir tout à fait légalement "Le Monde" ou "Paris

Match" - celui-ci très recherché - alors que l'ensemble de lapresse occidentale, même communiste, était proscrit. Il suffi-sait qu'un parent vivant à l'étranger ou parti en coopération - enAlgérie par exemple où les Roumains étaient nombreux -abonne les siens. Mais en faisant cette démarche, il savait qu'illes rendait immédiatement suspects, ainsi que lui-même, auxyeux de la Securitate qui les mettait sous surveillance.

Au départ de l'abonnement, les numéros arrivaient trèsirrégulièrement, espacés, certains manquant, signe d'une mau-vaise volonté évidente. Mais il suffisait que l'abonné - ou celuiqui avait passé la commande - proteste par lettre auprès del'Union Postale Universelle, à laquelle appartient la Roumanie,pour que la distribution normale du courrier soit rétablie et queles journaux arrivent ensuite normalement. Il en coûtait 30 $d'amende par courrier recommandé non distribué au pays fau-tif. En outre il aggravait la mauvaise réputation dont était déjàaffublé le pays.

Parfois avec deux ou trois ans de retard

Commençait alors la diffusion clandestine du journal, cir-culant de mains en mains, sous le manteau, à la manière des

samizdats, son propriétaireet les lecteurs suivants pre-nant toutes les précautionscar ils risquaient alors laprison pour "diffusion d'in-formations nuisant àl'intérêt national". De véri-tables réseaux se mettaienten place. Dans le meilleurcas, on disposait d'unesemaine pour sa lecture,mais le plus souvent il fal-lait le remettre à quelqu'und'autre dès le lendemain. Ilarrivait qu'on ne récupère

un exemplaire que deux ou trois ans plus tard, mais cela avaitpeu d'importance, tant on était content d'en disposer.

Presse francophone plus appréciée que l’anglophone

Pour les Roumains, il s'agissait bien sûr, de disposer denouvelles crédibles mais aussi de lire directement en françaisou en anglais original, puisque l'importation de livres était éga-lement interdite et que l'on ne trouvait que des traductions,parfois expurgées.

"Le Monde" était le journal le plus apprécié, le françaisétant alors dominant en Roumanie, pour son sérieux mais aussiparce que, contrairement aux journaux anglo-saxons, sescolonnes contenaient très peu de publicité à laquelle lesRoumains étaient rétifs, n'y étant pas habitués.

“Mais qui lit donc par dessus mon épaule ?”

Sur les quais du port de Constantsa, “chapeau” au “Monde”, en souvenir del’époque où ce journal était un bien précieux qu’on se passait en cachette.

Devant la terrible dégradationdes conditions de vie et detravail le mécontentement

social avait éclaté à plusieurs reprisesdepuis le début des années 80, enRoumanie. Mais la répression, la peurqu'inspiraient les moyens d'encadrementet de surveillance, l'atomisation de lasociété et l'abattement de la population nelui avaient jamais permis, quelle qu'aitété son ampleur, d'être davantage que desrévoltes isolées, presque sans échos etsans lendemain.

A cet égard, l'année 1987 marqua unerupture: pour la première fois apparurentnettement des signes d'une continuitéentre les diverses formes d'expression dumécontentement, ainsi que de solidaritéactive, individuelle et collective, avec lesvictimes de la répression.

Grèves et émeute

En même temps, des organisationsclandestines réussirent à manifester leurexistence par des distributions de tractssur une échelle qui, tout en restantmodeste, n'avait jamais atteint ce niveau(Action démocratique roumaine, syndicatlibre SLOMR, Roumanie libre, etc…).

L'émeute de Brasov, le 15 novembre1987, fut à la fois le détonateur et l'ex-pression la plus spectaculaire de cetteévolution. Ce jour là, quelque 15 000ouvriers des usines Steagul Rosu

("Drapeau Rouge") et Tractorul se rendi-rent au centre de la ville aux cris de "Abas le dictateur!".

Cette manifestation, précédée d'unesérie de grèves au cours de l'année 1987et qui avait fait l'objet d'une certaine pré-

paration et concertation échappant à lavigilance du pouvoir, avait débouché,dans ces mêmes usines, sur la création decomités clandestins d'aide aux ouvriersarrêtés, dont le nombre est estimé à envi-ron 400, mais dont on ne sut les condam-nations que pour une soixantaine.

Fait sans précédent en Roumanie, lesévénements de Brasov ont été connus

immédiatement dans tout le pays et à l'é-tranger, grâce, principalement, aux habi-tants de la ville, aux routiers et aux che-minots. Ils furent suivis dans diversesvilles de prises de position d'intellectuelset de manifestations collectives de solida-rité: manifestations d'étudiants à Brasov,dès le 21 novembre 1987, à Timisoara,les 2 et 3 décembre (avec des slogans seréférant aussi à la première manifestationd'étudiants de l'histoire de la Roumaniesocialiste, à Iasi, en février 1987), tentati-ve de manifestation à Iasi, débutdécembre (suivie de nombreuses arresta-tions).

Parallèlement, on assista à une multi-plication de tracts appelant la populationà s'organiser, et à une série de grèves dansdes usines: à Sibiu et Braila, finnovembre, à Constantsa et Turceni endécembre, à Bacau et Savinesti en janvier1988.

Première : une solidarité dans les pays "frères"

Autre conséquence: l'action commu-ne, la première du genre, organisée parles oppositions de plusieurs pays de l'Esten soutien aux ouvriers roumains (mani-festations simultanées, le 1er février1988, à l'appel de la Charte 77, à Prague,à Budapest, en RDA, en Pologne, avecl'appui de Andreï Sakharov et du PressClub soviétique "Glasnost").

Le détonateur du mécontentementA Brasov, le 15 novembre 1987, quinze mille ouvriers descendent dans la rue en criant "A bas le dictateur".

Quand "Le Monde" circulait sous le manteau, malgré la Securitate, impuissante, et que Pif-Gadjet était la seule référence de la presse occidentale...

Le monument commémoratif de la grève du 15 novembre 1987 à Brasov.

Page 18: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

39

Quand, le 8 mai 1986, le Steaua (l'Etoile) ramène laCoupe des clubs champions à Bucarest, le trophéefranchit pour la première fois le rideau de fer. Il

entre dans un autre monde, fait de mystère et de secrets. EnRoumanie, Ceausescu contrôle alors tout, le football ne faisantpas exception. Il s'intéresse d'autant plus au Steaua que c'est luiqui l'a personnellement fondé, dans les années 1951-1952, eten a assuré les beaux jours.

A cette époque, Ceausescu est général et chef de la direc-tion politique de l'armée roumaine. Il avait donc la main-misesur le sport militaire et manifestait l'ambition de mettre un clubomnisports sur pied. Dans un premier temps, le Steaua s'appe-la le CCA, "Casa Centrala a Armatei" (la Maison Centrale del'Armée). Même si aujourd'hui le club a toujours des liens avecl'Armée, à l'époque, et jusqu'au renversement du communis-me, il pouvait puiser comme il l'entendait dans le réservoir desappelés, retenant les meilleurs.

Le club le plus discipliné du pays

Ainsi, la prédominance du Steaua était-elle que, pendanttrois saisons, de 1986 à 1989, il ne perdit pas un seul match enRoumanie. C'était - Armée oblige - le club le plus discipliné dupays. On ne peut pas dire que l'Armée forçait la main auxjoueurs. Ils y venaient de leur plein gré car ils avaient envied'opérer au plus haut niveau. Les footballeurs ne constituaientqu'une partie des succès du Steaua. Cette "usine à sportifs"sortait des champions dans toutes les disciplines, comme letennisman Ilie Nastase, vainqueur de Roland Garros, qui, leurcarrière terminée, devenaient des gradés de haut rang.

Autre atout du club: il était financé sur les deniers du filsaîné de Ceausescu, Valentin, qui y occupait une fonction diri-geante à temps plein (et est toujours membre de son comitédirecteur). Ami avec les joueurs, Valentin leur donnait un coupde main pour trouver une belle maison, monter en grade, ache-ter une jolie voiture…

Le rival du Steaua était le Dynamo, l'autre grand club dela capitale, dépendant, lui, de la Police. Son titre de gloire a été

d'éliminer Liverpool en quart de finale de la Coupe des clubschampions, en 1984. Appartenir à l'un ou à l'autre ne pouvaitque favoriser le statut social des joueurs, leurs succès ren-forçant le régime qui se montrait reconnaissant. Les dirigeantsde ces deux clubs essayaient d'influencer les arbitres, allantdiscuter avec eux, promesses ou menaces à l'appui, ce quiamenait à truquer les résultats.

Résultat de la finale de la coupe de Roumanie inversé sur ordre "venu d'en haut"

En 1988, les Ceausescu modifièrent le résultat de la Coupede Roumanie. Alors que les deux équipes finalistes étaient àégalité (1-1), le Steaua marqua un but qui fut refusé par l'ar-bitre pour hors jeu. Un ordre tomba alors du haut de la tribuneofficielle, donné par Valentin Ceausescu et par le frère duConducator, le général Ceausescu, enjoignant aux joueurs dequitter le terrain, ce qu'ils firent la peur au ventre, le matchétant arrêté faute de combattants.

Pendant 24 heures, aucun résultat ne fut annoncé à la radioet aucun commentaire ne parut dans les journaux. Puis, lesCeausescu ayant décidé de la conduite à tenir, le ministre desSports donna son aval à la sortie des joueurs, pour faute d'ar-bitrage, et proclama le Steaua vainqueur de la Coupe par 2 butsà 1, alors que le règlement prévoyait que les décisions arbi-trales étaient définitives. Quand aux arbitres… ils furent sanc-tionnés pour avoir semé la confusion dans les rangs du public.

En 1989, le Steaua se distingua à nouveau en Coupe desclubs champions, disputant sa 2ème finale contre le Milan ACde Gullit et Van Basten, à Barcelone. L'équipe entraînée parson ancien joueur, et futur entraîneur national,le général deréserve Anghel Iordanescu, fut balayée 4-0.

Après la chute des Ceausescu, huit mois plus tard, et lacoupe du monde de 1990, le club de l'Armée suivit la déconfi-ture de l'ancien régime - comme les autres clubs roumains -perdant neuf de ses onze meilleurs joueurs, partis à l'étranger,et ne dispute guère plus, aujourd'hui, que des compétitionsnationales dévaluées.

Les Années de PLomb

18

La RRévolte

Jurnalul National" a retrouvé latrace de trois des huit parachu-tistes qui ont formé le peloton

d'exécution des Ceausescu, obtenantleurs témoignages sur les derniers ins-tants du couple. Ces soldats avaient étéenvoyés en hélicoptère de Bucarest,comme les membres composant le tribu-nal, pour s'assurer que le processus d'éli-mination des prisonniers serait bien menéà son terme, alors que la situation n'étaitpas encore stabilisée dans le pays. Endébarquant dans la cour de la caserne deTârgoviste où allaient être jugés le"Conducator" et sa femme, ces parachu-tistes n'étaient pas particulièrement ras-surés, ne sachant pas quel était l'état d'es-prit des 200 militaires qui se trouvaientsur place et se tenaient un peu à l'écart.

Trente cartouches et un chargeur par homme

Maître d'œuvre de l'opération, etavant que le procès ne commence, legénéral Stanculescu avait précisé à ceshommes le nombre de cartouches qu'ilsdevaient chacun tirer, lors de l'exécution,soit 30 en tout, en ayant un chargeur sup-plémentaire avec eux… ce qui ne laissaitguère de doute sur la sentence.

Les parachutistes avaient sorti les

Ceausescu du tank où on les avaient misà l'écart, de peur qu'une tentative de lesdélivrer ne soit menée, et les avaientconduits, kalachnikov dans le dos, versune salle de la caserne, à proximitéimmédiate, pour une visite médicaleavant le procès.

Demeurant silencieux, ceux-ciparaissaient fatigués, mais n'étaient pasagités, sans-doute assez satisfaits deretrouver un cadre plus confortable quel'intérieur confiné du blindé où ils avaientpassé des heures et où il faisait froid.

Leurs gardes avaient reçu la consignede les abattre si un événement survenaitpendant le procès et de ne laisser person-ne approcher à moins de deux mètres dela salle où se tenait l'audience, avec ordrede tirer si on voulait passer outre.

Refus de se faire passer pour des fous

Les parachutistes restèrent doncplantés devant la porte fermée de la salleet purent entendre distinctement ce quis'y passait. "C'était une mascaradedepuis le début; nous savions déjà quelleétait la fin prévue puisque nous la prépa-rions" confie l'un d'eux. A un moment, lecommandant de la caserne voulut entrercar il avait un message à transmettre.

L'accès lui fut refusé, mais Gelu Voicanvint s'entretenir avec lui. Bucarest s'impa-tientait et demandait que les choses netraînent plus. Le procès était commencédepuis un quart d'heure…

Après que la sentence de mort ait étéprononcée, et l'appel rejeté - en tout une

demi-heure - l'avocat commis d'office, etqui devait savoir que le sort de ses" clients " était scellé bien avant, sortit dela salle, paraissant en colère.

Il confia d'une voix tremblante: "Jeleur ai donné une chance de s'en sortir endisant qu'ils n'avaient plus leurs facultésmentales, et, dans ce cas là, l'exécutionn'est pas possible, mais ils n'ont rienvoulu savoir".

Mais le "Conducator" qui, visible-ment, n'était pas habitué à se retrouverdans une position d'accusé, refusait de sedéfendre, ne voulant répondre que devantla Grande Assemblée Nationale, en tantque chef de l'Etat.

Les évènements de décembre 1989 ont fait 1104 morts officiellement, dont la moitié à Bucarest. La Roumanie sera le seul pays de l'Est

à se débarrasser du communisme dans la violence.

Armée contre SecuritateLa "Révolution"

La "Révolution" de décembre 1989 est loin d'avoirdévoilé tous ses mystères et il s'agit sans-doutedavantage d'un coup d'état fomenté par une partie

de la nomenklatura avec l'aide des services secrets roumains etétrangers, ayant reçu la bénédiction de Moscou, le régime deCeausescu étant devenu par trop infréquentable. Quelquesjours avant son déclenchement, le président Bush etGorbatchev s'étaient rencontrés au large de Malte, alors quel'Europe de l'Est vivait à l'heure des bouleversements.

La protestation avait commencé le samedi 16 décembre àTimisoara où furent enregistrées les premières victimes de larépression ordonnée par Ceausescu. Elle s'étendit le jeudi 21 àBucarest à la suite du dernier meeting de Ceausescu.

Le lendemain, le dictateur et sa femme s'enfuyaient du

siège du comité Central du Parti communiste, en face du Palaisroyal, en hélicoptère. Le pilote simulait une panne, le coupledevait continuer sa fuite en voiture, étant arrêté par l'armée etconduit à la garnison de Târgoviste. Il sera jugé de manièreexpéditive et exécuté le lundi 25 décembre.

Le vendredi 22 au soir, un groupe conduit par Ion Iliescuprenait les commandes du pouvoir, présentant un programmeen dix points. Il se constituait sous la forme d'un Conseil duFront du Salut National le mardi 26, nommant officiellementIon Iliescu à la tête de l'Etat et Petre Roman, Premier ministre.

La veille, la télévision roumaine avait montré les premiè-re images du procès et de l'exécution des Ceausescu quiavaient été filmés sur ordre du général Stanculescu. La versionintégrale de ce document aurait été vendue à la chaîne TV 5.

"Ensemble nous avons lutté,

Club de l'Armée créé par Ceausescu qui avait ensuite placé son fils à sa direction, le Steaua de Bucarest, rival du Dinamo, club de la police,

a suivi le "Conducator" dans sa déconfiture.

A Târgoviste, le 25 décembre 1989, l'exécution du "Conducator" et de sa femme signe la fin d'un demi-siècle de dictature et de terreur.

En 1986, sa victoire surAnderlecht (3-1) propulsa leSteaua en finale de la Coupe

des clubs champions, qu'il disputa enEspagne contre Barcelone.

Impressionnés, les joueurs roumainsrestèrent en défense et conservèrent lerésultat (0-0) au terme d'un match hermé-tique et de ses prolongations. Le héros dela rencontre fut le gardien Dukadam quiarrêta les quatre penaltys tirés par les

Barcelonais. Marius Lacatus en réussis-sant le sien, donna la victoire à son club.

A leur retour, les joueurs du Steauafurent accueillis triomphalement. SeulCeausescu avait droit à ce genre de traite-ment, d'habidude. Leur trophée à bout debras, chantant dans un mégaphone, lesvainqueurs jetèrent leurs vêtements, leursvestes, leurs cravates, à une foule en déli-re massée tout au long des quinze kmséparant l'aéroport de la capitale. Qualifié

d'office pour disputer la Super couped'Europe, contre le Dynamo Kiev, vain-queur de la Coupe des coupes, le Steaual'emporta à nouveau 1-0.

Le but fut marqué par un jeuneinconnu, Gheorghe Hagi. Opérant auSportul Studentesc, le club des étudiants,dirigé par Nicu Ceausescu, le fils cadetdu dictateur, le joueur avait été prêté pourdeux jours au Steaua, dirigé par le filsaîné, Valentin, et y resta finalement.

Jour de gloire et foule en délire

Page 19: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

38

Aujourd'hui, les anciens sportifs ne sont pas à l'abrides enquêtes de "déconspiration" des agents de laSecuritate qui donnent actuellement la fièvre à

toute la Roumanie. Une des plus grandes athlètes de tous lestemps, Iolanda Balas (notre photo), multi-championne olym-pique de saut en hauteur dans les années 60 et actuelle prési-dente de la Fédération Roumaine d'Athlétisme confie qu'elleest sûre que certaines de ses camarades avaientsigné un engagement à la Securitate, indiquantqu'il s'agissait souvent de sportifs de niveauxmédiocres, les grands noms ne se prêtant pas à cejeu. Selon elle, les dirigeants de club étaientobligés de faire aussi ce boulot.

La championne évoque également les tracas-series qu'elle a dû endurées. "Mon mari et entraî-neur, Ioan Sotter, était suspect de part son origi-ne germano-hongroise et du fait qu'il avait unfrère installé en Australie… depuis 1942. Nousétions sans arrêt surveillés, suivis tout le temps,alors que nous n'étions coupables de rien, ce quiétait très difficile à supporter".

En 1960, juste avant les JO de Rome, excédée, IolandaBalas mit les pieds dans le plat en allant rencontrer directe-ment le dictateur de l'époque, Gheorghiu Dej, qui lui promitd'arranger les choses… moyennant quoi le couple fut surveillénuit et jour pendant toute la durée de la compétition, ne retrou-vant un peu de liberté qu'au moment d'aller aux toilettes !

"La belle en RFA par la fenêtre du train"

Ion Marin, joueur au Dinamo, se souvient aussi que sonéquipe était constamment surveillée, notamment quant elle sedéplaçait à l'étranger, pour éviter les défections. "Le sécuristedu club, bien connu de nous, rapportait ce qu'on disait, man-geait, buvait, achetait".

Cristian Gatu, président de la Fédération Roumaine de

Hand-ball et ancien joueur de l'équipe nationale, qui dominaitalors cette discipline au niveau mondial, raconte: "Nous avionstoujours des officiers de la Securitate autour de nous, maisaussi des mouchards. Suivant un ordre du ministère de laDéfense, nous devions signer un engagement à revenir aupays, lors de nos déplacements à l'étranger. En Allemagnefédérale, alors que nous faisions une tournée pour le compte

du Steaua, dans chaque compartiment du train,un agent de la Securitate observait nos faits etgestes… ce qui n'a pas empêché, lors d'un arrêtdans une gare, l'un de nos coéquipiers de sauterpar la fenêtre. A notre retour, nous avons tousété inquiétés et souffert".

"Aux JO de Séoul, en 1988, plus de sécuristes que de sportifs"

La sonde de cloche est différent chezElisabeta Lipa, la canoéiste la plus titrée deRoumanie. Travaillant aujourd'hui au ministèrede l'Intérieur, elle estime que "la déconspiration

est une imbécillité et qu'il vaudrait mieux laisser dormir lesmauvais souvenirs de l'époque". La sportive va même beau-coup plus loin dans son appréciation : "Les sécuristes avaientune mission des surveillance et d'encadrement sur nous.C'était normal qu'ils la remplissent et recrutent certains de nosco-équipiers. Beaucoup d'entre-eux étaient nos amis, nousparlions sans arrêt avec. Ils étaient sains, bien mis, si on avaitbesoin de passer une caméra vidéo ou une chaîne hi-fi à ladouane, ils nous aidaient. J'ai gardé des relations d'amitiéavec eux et on va souvent manger ensembles".

Toutefois, l'ancienne championne reconnaît qu'à la fin durègne de Ceausescu, la surveillance devenait un peu pesante:"Aux Olympiades de Séoul, en 1988, il y avait plus de sécu-ristes que d'athlètes. L'air commençait à devenir irrespirable.On s'approchait du changement".

Les Années de PLomb

19

La RRévolte

Sportifs sous haute surveillanceLe lendemain, une manifestation

avait eu lieu à Bucarest, devant le Comitécentral, pour protester contre la manièreexpéditive du procès des Ceausescu.

Après onze années d'enquête, unecommission sur ces évènements dedécembre 1989, conduite par le généralDan Voina, a rendu ses conclusions, bienincomplètes. Elle a indiqué que, contraire-ment à ce qui avait été avancé, il n'y avaitpas eu de “terroristes“ à l'époque (par là,il fallait entendre des franges de laSecuritate), que l'armée était en partie res-ponsable des morts mais que ceux-ciétaient dus à la panique, provoquant destirs entre les révolutionnaires et les soldats. Une explicationqui laisse sur sa faim, car personne n'a élucidé jusqu'ici lesmotifs de ces tirs croisés et fusillades.

Le nombre des morts est arrêté à 1104pour cette période - il pourrait être biensupérieur - dont 162 jusqu'au 22décembre, jour où prend fin le régime deCeausescu, et 3135 blessés. 942 mortssont enregistrés dans les trois jours sui-vants, bien que le rapport souligne quel'armée et les révolutionnaires fraterni-saient. Bucarest, à elle seule, a comptabi-lisé 543 morts, soit pratiquement la moitiédu total (48 jusqu'au 22 décembre et 495ensuite) et 1879 blessés. Près de 35 % desvictime sont des soldats (333 morts) oudes policiers (63 morts). 1425 personnesoupçonnées de terrorisme avaient été

arrêtées, puis relâchées faute de preuves. 245 ont été inculpéespour crimes pendant ces évènements, 128 condamnées. Seul lecouple Ceausescu a été condamné à mort et exécuté.

"Suivant un ordre du ministère de la Défense, nous devions signer un engagement à revenir au pays, lors de nos déplacements à l'étranger".

sanglante

Le procès terminé, les soldats entrè-rent avec des cordelettes pour lier lesmains dans le dos des condamnés. Ilsdurent s'y mettre à deux pour chacund'entre eux et les forcer un peu. ElenaCeausescu disait aux gardes qu'ils étaientses enfants, qu'elle les avait élevés, donnédes grades, des fonctions et que mainte-nant ils l'attachaient. Nerveux et stressés,des soldats élevèrent la voix, laissantéchapper quelques jurons, leur deman-dant d'être plus coopératifs, ce qu'ilsfirent finalement, cédant.

"Ils étaient dignes, très dignes"

Un lieutenant-colonel de laSecuritate entra et ordonna qu'ils soientconduits devant le peloton l'un aprèsl'autre, lui en premier. Tous les deuxdemandèrent à être exécutés ensemble;"Je veux mourir à coté de mon mari;ensemble nous avons lutté, ensemblenous voulons mourir" implora Elena, cequi leur fut finalement accordé en tantque dernière volonté.

Nicolae Ceausescu fut poussé vers laporte et sortit dans la cour en entonnantd'une voix forte l'Internationale, puis cria"Vive le Parti Communiste Roumain". Safemme suivait à un mètre, un soldat dechaque côté lui tenant le bras. Une quin-zaine de mètres les séparait du mur d'exé-cution. Ils ne cherchèrent pas à fuir, dessubterfuges pour retarder le moment

fatal, ils regardaient droit devant eux. "Ilsétaient dignes, très dignes" confièrentplus tard leurs gardes.

"L'histoire me vengera"

A peine le couple fut-il installédevant le peloton - certains soldats se ren-dirent compte seulement à ce moment làqu'ils en faisaient partie - que la fusilladeéclata, improvisée, sans que personne nel'ait apparemment commandée. Un desparachutistes avait eu juste le temps de se

retirer avant le déclenchement du tir et setrouvait à peine à cinq-six mètres de lacible, revenant vers ses camarades. Il seretourna et vida tout son chargeur, enrafale, rechargeant immédiatement, car ilappréhendait ce qui pouvait survenir.

Ceausescu avait à peine eu le tempsde clamer ses derniers mots: "L'Histoireme vengera". Un officier s'approcha pourdonner le coup de grâce, mais il jugea quece n'était pas nécessaire… les corps

étaient criblés de balle et le médecinconfirma la mort du “Conducator" et desa femme. Tout cela s'était passé si viteque le caméraman chargé de filmer debout en bout le procès et l'exécution n'apu enregistré cette dernière scène, car soncâble n'était pas assez long et il n'avaitpas eu le temps de changer de batterie.

Les membres du tribunal et les hautsgradés s'étaient tenus très à l'écart et nevinrent pas constater le décès de leursanciens maîtres, s'engouffrant dans leshélicoptères qui devaient les ramener àBucarest, leur mission accomplie. Lesparachutistes chargèrent les deux corpsdans l'un d'entre eux et montèrent dansles appareils qui volèrent en rase-mottejusqu'à la capitale, pour ne pas êtrerepérés. Malgré la disparition du couplede dictateurs, les craintes étaient encoregrandes dans les esprits.

Les soldats étaient les plus inquiets.Est-ce que ce n'allait pas être leur tourd'être fusillés ou victimes d'un accident,pour faire disparaître les témoins ?Voyant grandir le malaise, le généralStanculescu vint les rassurer, leur affir-mant qu'ils n'avaient rien à craindre. Dixsept ans après, plusieurs d'entre-eux n'ar-rivent toujours pas à passer un Noëlserein en famille. Il leur revient toujoursles images de ce 25 décembre 1989 où unrégime vieux de près de cinquante ans esttombé en même temps que le couple quien avait fait son incarnation.

ensemble nous voulons mourir "

"J'avais envie de hurler... mais il n'y avait personne pour m'écouter"(Suite de la page 37)

Le prêtre évoque également l'igno-rance: "Le régime ne permettait pasd'avoir une vision politique. Je vivaisdans un isolement culturel et social total,n'imaginant pas l’existence d'autresociété. Je ne savais rien à propos dessouffrances endurées dans les prisonspar les opposants".

Le désespoir s'est vite abattu sur lejeune homme qui ne peut pas alors se

confier: "Je ressentais cette situationcomme un signe de l'insuffisance de mafoi en Dieu. J'étais dans un état de schi-zophrénie morale et de dédoublement dela personnalité. Je me dégoûtais, mêmesi, au fond, je gardais ma liberté deconscience. J'avais envie de hurler, maisil n'y avait personne pour m'écouter".

Recontacté par son officier traitant en 1993

Après les "évènements" de décembre1989, Eugen Jurca ne s'est plus rendu auxrendez-vous que lui fixait régulièrement

son officier traitant. "Je me suis senti toutà coup libre" confie-t-il, "Mais j'avais untel poids sur la tête que je ne pouvais pasregarder les jeunes dans les yeux". En1993, le même agent de la Securitate ten-tera en vain de le réactiver.

Sentant le danger et décidé à montrerla voie, le prêtre affirme avec force : "LesRoumains doivent savoir, pour ne pasrecommencer les mêmes erreurs, ne pascéder aux mêmes chantages, et l'Eglisedoit donner l'exemple dans ce processusd'exorcisation morale. Il n'existe pasd'autres armes contre le Diable que lavérité".

Page 20: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

37

Une vvie ccommuniste

documentaires qu'elle a tournée, après 1990, intitulée "Lamémoire de la souffrance".

"Jamais je n'aurais imaginé çà. Il ne m'en a pas parlé",confie-t-elle, "Il avait pourtant toutes les raisons de refuser.Son père était un héros, condamné à mort par les commu-

nistes, envoyé au Canal. Il aassisté à son procès. Il avaitdouze ans, a été malmené.Des agitateurs l'ont poussécontre un mur, lui ont crachéau visage ainsi qu'auxmembres de sa famille. On apris leur maison et on les aenvoyés vivre dans une cave.Ce qu'il a fait est impardon-nable".

Lucia Hossu-Longinpense que son ex-mari a cédépar la peur de revivre de tels

moments mais aussi par faiblesse de caractère. "Ainsi estl'homme, avec ses limites" concède-t-elle, relevant que lesfamilles des détenus politiques étaient plus vulnérables "carelles avaient la peur dans le sang". "La Securitate faisait pres-sion sur elles, les menaçant, pour obtenir leur collaboration.Dans les zones de montagne où il y avait eu de la résistancearmée, toutes les familles ont été torturées afin de trahirfrères, sœurs, père et ainsi de suite". La réalisatrice confie

avoir été approchée par deux fois par la Securitate et l'avoiréconduite, martelant "Personne n'était obligé de travailleravec eux. Il suffisait de dire non et se taire".

Terroriser et tenir la population dans sa main… sans avoir pratiquement à bouger le petit doigt

La méfiance était devenue un réflexe conditionné. Si,jamais il ne fallait se livrer à la moindre critique du système enpublic, cela allait tout autant de soi avec ses collègues de tra-vail. Les Roumains ne pouvaient donner le fond de leur penséequ'aux amis les plus sûrs. Même en famille, la prudence étaitde règle, les parents montrant souvent l'exemple de la discré-tion. Les enfants, un frère pouvaient bavarder inconsidéré-ment. Pour une blague sur le compte du "Conducator", reve-nue aux oreilles de la milice, un étudiant pouvait se voir exclude l'université. Pourtant, cela n'empêchait pas les blagues decirculer, comme une forme de résistance. Le traumatisme estresté longtemps. Deux ans après la chute du régime, dans safermette de Bucovine éloignée de plusieurs centaines demètres de toute autre habitation, Adrian parlait encore en chu-chotant à ses hôtes étrangers de la situation du pays.

La Securitate pouvait être fière. Elle avait réussi son entre-prise. En institutionnalisant délation et peur, en amenant lesRoumains à se surveiller mutuellement et à se méfier les unsdes autres, elle terrorisait et tenait la population dans samain… sans avoir pratiquement à bouger le petit doigt.

et méfiance généralisée

Les Années de PLomb

20

Une vvie ccommuniste

Bien sûr que je sais comment c'était sousCeausescu!"… Adriana, 30 ans, se cambre quanton lui dit qu'elle a eu de la chance, qu'elle est

passée au travers, vu son jeune âge. "J'avais douze ans quandil est mort et je peux vous dire que, comme enfant, j'ai connules années les plus terribles". La petite Bucarestoise se rendaità l'école dans son uniforme formée d'une robe bleu-marine, untablier blanc, un fichu dans les cheveux et une cravate rouge.Elle avait échappé aux deux énormes fleurs qu'on fixait sur latête. "Quelle horreur" se souvient-elle… et quelles moqueriespour celles qui en étaient affublées.. Les garçons portaient lemême uniforme, mais en pantalon.

Surtout il ne fallait pas oublier la cravate. "On nous ordon-nait sur le champ de retourner la chercher. Elle était le sym-bole de l'élève communiste modèle". Bien visible sur lamanche étaient cousus le nom du lycée et de l'élève, ce quipermettait de l'interpeller comme les miliciens, les conduc-teurs avec les plaques de voiture.

Les enfants vivaient entre monde réel et monde fictif

A la maison, la fillette se rendait compte que ses parentsurveillaient leurs paroles. Quant ils sortaient une blague, ilsrajoutaient tout de suite "Tu vas tenir ta langue". La famille,artistes, officiers, avait un niveau culturel certain. On se tenaitau courant, on écoutait les radios occidentales. On lui parlaitd'un autre monde, d'une époque sortant d'un livre de contes.

A l'école, c'était bien différent. La littérature mettait enavant les poètes de Ceausescu, l'histoire, les luttes des paysanscontre les bourgeois. Elle s'arrêtait d'ailleurs à la "Rascoala"(la grande révolte) de 1907 pour ne reprendre qu'avec la vic-toire de la classe ouvrière, en 1944 et le folklore communistede l'époque vantant les grandes réalisations socialistes.

L'apprentissage du russe était obligatoire. Le manuel defrançais d'Adriana ne comportait que 4 ou 5 lignes sur laFrance: "La France est un pays, situé à l'Ouest de l'Europe,dont la capitale est Paris". Le reste était consacré à la gram-maire, aux conjugaisons et vocabulaire, en s'appuyant sur de lapropagande pour le régime en français.

Lors de la rentrée des vacances de printemps (on ne disaitpas Pâques), son institutrice avait invité les enfants à les racon-ter dans une rédaction. Bonne élève, Adriana, heureuse de direcomment les fêtes s'étaient passées dans le village de sa grand-mère, s'attendait à une bonne note. La maîtresse lui avaitenjoint de recommencer l'exercice, mais ne l'avait toujours pasnoté, puis l'avait vue en barrer des passages entiers. Plus tard,elle a compris que l'enseignante ne voulait pas se compro-mettre, ni la sanctionner.

"Ce que je vivais à la maison, puis à l'école et dans la rueétait deux univers différents. Mais personne ne m'expliquait.

Je ressentais un désaccord profond entre le monde réel et lemonde fictif".

"Dans notre pays, les dames et les messieurs sont en prison"

Un peu plus tard, une vieille professeur de français avaitmarqué ses élèves. Elle refusait qu'ils l'appellent "Camaradeprofesseur", exigeant qu'ils lui disent "Bonjour Madame".Cela était revenu aux oreilles de la directrice qui avait faitirruption dans la classe, pour lui faire la leçon, s'exclamant"Dans notre pays, les dames et les messieurs sont en prison",s'attirant cette réplique du tac au tac: "Je ne savais pas quedans notre belle société socialiste, on envoyait les dames enprison".

Les professeurs avaient la hantise que leurs élèves com-mettent des bévues, les sermonnaient dans ce sens, ce quin'empêchait pas qu’elles se produisent. L'un avait répondu àun inspecteur, heureusement ivre pour ne pas réagir, qui luidemandait où il avait entendu telle information: "C'est papaqui l'a appris à Radio Free Europe". Un autre, pourtantdûment chapitré avant la venue d'un inspecteur le lendemainde Pâques, l'avait salué du traditionnel "Hristos a înviat" ("LeChrist est ressuscité"), utilisé la veille par tous les villageois.

Un professeur avait fait le même genre de gaffe, répon-dant à l'inspecteur qui lui demandait pourquoi les enfants d'unvillage polonais étaient absents "C'est Pâques catholique chezeux". Le même inspecteur qui se rendait à la messe pour noterle nom des enseignants de l'école qui y assistaient, avaitdemandé - en vain - leur renvoi général parce que les enfantsavaient apporté de la brioche dans les classes afin de célébrerla fête religieuse.

"Bâtissons l'avenir en regardant toujours vers l'Est"

Aux disciplines déjà encadrées qu'ils enseignaient, lesprofesseurs - soumis à une rencontre mensuelle idéologique -devaient rajouter une heure par semaine de formation politiquedes enfants, évoquant les réflexions et les conseils que "lecamarade Ceausescu" avaient prodigués et que tous notaientconsciencieusement dans des cahiers spéciaux, contrôlés enpriorité par les inspecteurs. A partir de 12 ans, les élèves rece-vaient une formation militaire hebdomadaire d'une heure.

Et chaque matin à 8 heures, jusqu'en 1965, époque où laRoumanie a pris ses distances avec Moscou, enfants et ensei-gnants entamaient en chœur "Gloire à la Roumanie", l'hymneaux trois couleurs de Porumbescu, arrangé pour la circonstan-ce: "Ensemble, bâtissons l'avenir en regardant toujours versl'Est; Rendons grâce au peuple soviétique, qui nous a aidés àvaincre les impérialistes".

Adriana à l'école"Le plus important dans l'uniforme, c'était la cravate rouge.

Surtout il ne fallait pas l'oublier, sinon on nous ordonnait sur le champ de retourner la chercher. Elle était le symbole de l'élève communiste modèle".

Fin mars 2001, Eugen Jurca a eule courage de révéler publique-ment qu'il avait été informa-

teur de la Securitate de 1980 jusqu'à lachute de Ceausescu, demandant pardonaux victimes de ses agissements. Laconfession de ce prêtre, lecteur à laFaculté de Théologie orthodoxe deTimisoara, reprise par l'ensemble desmédias roumains a provoqué un véritableélectrochoc dans le pays, même si ellen'est pas la première du genre. Sans-doute parce qu’il s’agissait d’un prêtre,fonction à laquelle les Roumains atta-chent la plus grande importance .

Les rédactions des journaux ont reçudes coups de téléphones de dizaines depersonnes ayant vécu la même expérien-ce, dont des Roumains envoyés à l'étran-ger, ou qui ont réussi à ne pas tomberdans le piège de la collaboration avec la

sinistre police politique, et désireusesd'apporter leur témoignage. Deux motssont alors apparus dans les journaux,revenant quasi-quotidiennement depuis :"turnator", c'est à dire mouchard ouinformateur de la Securitate et "déconspi-ration", soit rendre public les agisse-ments de pans entiers de la société sous lerégime communiste.

"Réduire les prêtres au même niveau que les citoyens"

Après s'être interrogé longuement,Eugen Jurca a finalement décidé d'en-voyer une lettre ouverte à sa hiérarchie etau journal "Evenimentul Zilei" révélantses agissements.

Il y analyse les raisons perverses quipoussaient la Securitate à recruter desinformateurs dans son milieu. "Ce n'était

pas uniquement parce que les prêtresrecevaient les fidèles en confession, maispar ce moyen elle les inféodait, les ren-dait vulnérables aux pressions et auchantage… finalement les réduisait aumême niveau que les autres citoyens quileur avaient donné leurs confiance alorsqu'ils la refusaient au régime."

Poussant plus loin l'introspection,Eugen Jurca tente de s'expliquer l'engre-nage dans lequel il a été pris, mettant enavant la peur: "Je n'avais personne pourme défendre si je refusais de collaborer.Je ne pouvais pas compter sur l'Eglise, nisur les gens". Mais aussi la lâcheté :"Quand j'ai été contacté, j'étais étudiant.Je redoutais qu'on m'interdise la facultési je disais non. J'espérais, aussi, un jour,obtenir une bourse pour aller étudier àl'étranger, me spécialiser, et c'était le seulmoyen". (Lire page suivante)

"Il n'existe pas d'autre arme contre le Diable que la vérité"La confession pathétique d'un prêtre ancien informateur de la Securitate.

Fin mars 2001, Eugen Jurca a eu le courage de révéler publiquement qu'il avait été ”turnator” de 1980 jusqu'à la chute de Ceausescu.

Page 21: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Moi, Dragulescu Dragos, entrant dans les rangsde l'organisation des Pionniers, je m'engage àaimer ma Patrie, à bien étudier, à être tra-

vailleur et discipliné, à honorer la cravate rouge avec tricolo-re*". Pratiquement tous les enfants roumains d'avant 1990 ontprêté ce serment qui les faisait entrer dans l'organisation depropagande et d'endoctrinement que le pouvoir avait mise enplace dès 1945, destinée aux 8-14 ans. Cet engagement ne fai-sait que suite à celui entamé dès l'âge de quatre ans, dans les"gradinitsa" (maternelles), où les bambins devenaient "Soimiai Patriei" ("Aigles de la Patrie")… et il précédait l'entrée desadolescents dans l'UTC, "Uniunea Tineretului Comunist"("Union des Jeunes Communistes"), laquelle était censée par-achever la formation de l'"omul lui nou", "l'Homme nouveau",de type communiste.

Copié sur le modèle soviétique

La Roumanie ne faisait que copier lemodèle soviétique, institué en 1922, lastructure d'embrigadement obligatoire desenfants portant le nom de "Jeunes PionniersSpartacus", puis, à la mort de Lénine, en1924, "Organisation de Pionniers VladimirIlitch Lénine", préparation à l'entrée dansles "Komsomols", destinés aux jeunes.

Après la Seconde guerre mondiale, lespays satellites imiteront le "grand frère": enBulgarie, les enfants seront mis au pas dès1944 dans l'organisation des"Septembristes", en Hongrie ils devien-dront les "Petits tambours", en RDA, les"petits Pionniers", avant d'entrer dans l'or-ganisation de Pionniers "Ernst Thalmann",en Pologne, ils entreront dans l'organisation"Harterilor". Au Vietnam, ils deviendront"Enfants d'Hô Chi Minh", puis "Enfantsd'Août". En Chine, les "Petits Gardes rouges", en grandissant,acquérront une notoriété tristement mondiale en participantaux assassinats de dizaines de milliers de leurs compatriotespendant la "Révolution culturelle".

Certains pays occidentaux ne seront pas en reste:"Pionniers de France", "Union Démocrate des Pionniers deFinlande" verront le jour, de telles organisations existant aussien Suède, Norvège, Italie ou Belgique.

Mais l'intérêt pour les enfant et les jeunes ne remontentpas cependant au seul communisme. Avec des ambitionsautrement plus nobles, le colonel Robert Baden Powell (1857-1941) a créé en 1907 son mouvement "Scouting for boys" ouscout. Sur le même modèle et pour la première fois enRoumanie apparaît en 1914, "Cercetasii României" ("LesEclaireurs de la Roumanie").

Vingt ans plus tard, en 1937, le roi Carol II dissoudra cetteorganisation, la remplaçant par "La Garde du Pays" afin de

contrecarrer l'influence de plus en plus grandissante du mou-vement fasciste légionnaire.

Participation aux vendanges, récolte du maïsélevage de lapins à la maison, de vers à soie...

En 1947, deux ans après leur création, à l'occasion delaquelle a été lancée la revue "Tot înainte" ("En avant"), lesPionniers sont encadrés par l'Union des Associations desElèves de Roumanie, puis subordonnés à l'Union des JeunesCommunistes, la participation devenant obligatoire. Enfant etjeunes sont enrôlés dans de nombreuses activités "collectiveset patriotiques": vendanges, récolte des céréales (populariséesous le nom "Spic cu spic, Patriei snop", "Epi après épi, lagerbe de la Patrie"), élevage de lapins à la maison, de vers àsoie, etc.

En 1966, Ceausescu, tout frais émoulu Secrétaire généraldu Parti, dote les Pionniers d'une directionautonome propre, le CNOP, ConseilNational des Organisations de Pionniers, etcharge les enseignants de prendre en mainle mouvement.

Dans les villes importantes sontconstruites des maisons des Pionniers, alorsqu'à Bucarest est édifié le Palais desPionniers, devenu aujourd'hui le Palais desenfants. Pour susciter l'émulation, des dis-tinctions sont attribuées aux membres ouorganisations méritantes: galons, titre de"Pionnier d'élite", de "Cutezatorul"("Pionnier audacieux"), "Pionnier d'élitedans l'intérêt de la Patrie", "Mérite duPionnier". Des insignes par genre d'acti-vités et des diplômes sont distribués :"Unité d'élite", "Détachement d'élite","Groupe d'élite "…

Le passage parmi les Pionniers, et sur-tout au CNOP, peut s'avérer un bon investissement et un for-midable tremplin pour un destin politique. Plusieurs sont deve-nus ministres sous le régime communiste, président del'UNICEF pour la Roumanie. Poliana Cristescu, présidente duCNOP, a épousé Nicu Ceausescu, le fils préféré du dictateur.

La "Révolution" n'a pas contrarié leur carrière. DanaMadlin, choisie à six ans pour réciter des poèmes patriotiquesau "Génie des Carpates", est aujourd'hui productrice d'émis-sions télévisées à succès; d'autres sont devenus ministre sousIliescu, préfets, députés PSD ou PRM (anciens communistes etultra-nationalistes), ou même euro-parlementaire à Strasbourgcomme Radu Podgoreanu. La palme revient cependant àConstantin Bostina, président du CNOP entre 1975 et 1980,secrétaire personnel de Ceausescu, ministre adjoint de l'écono-mie en 1990… et président de l'Association des Hommesd'Affaires de Roumanie depuis 2001.

* Couleurs du Parti Communiste et de la Roumanie.

Les Années de PLomb Une vvie ccommuniste

36 21

Les Années de PLomb Une vvie ccommuniste

Qui a collaboré avec la Securitate ? Pourquoi ?Quand ? Ces interrogations sont au centre de lagrande question qui agite tout le pays depuis

deux-trois ans et que les Roumains appellent la "déconspira-tion". Autrement dit, la révélation de leur passé pour ceux quijouent un rôle de premier plan aujourd'hui dans le pays.

Le sujet est brûlant car l'énorme majorité d'entre-eux ontplus ou moins pactisé avec l'ancien pouvoir, quand ils n'en sontpas issus directement. Chaque corporation essaie de se proté-ger, arguant de son statut qui l'avait obligé à "coopérer" avecles autorités: journalistes, politiciens, magistrats, militaires,enseignants, cadres de l'administration, etc. Le clergé est celuiqui rechigne le plus à dévoiler ses compromissions, à la foisles niant et arguant de sa position "insoupçonnable".

Racolage dès le lycée

Pourtant ces centaines de milliers d'informateurs de laSecuritate - parfois on avance même le chiffre de six millions(un Roumain sur quatre) en prenant en compte les délationsponctuelles - ont bien existé. Mais ils recouvrent une réalitécomplexe. Vengeance, jalousie, peur, couardise, réflexesconditionnés, chantage, voire "patriotisme", pouvaient aussibien conduire à devenir un collaborateur. Ainsi, Pavel,condamné à mort, transformé en 13 ans de prison, pour son

action contre le régime, a-t-il découvert que sa femme tenait aucourant la Securitate de ses faits et gestes quand il était déte-nu: c'était le prix à payer pour que ses enfants puissent aller àl'école et qu'elle garde son travail.

Récemment, le quotidien "Ziua" ("Le Jour") a décidé de"déconspirer" sa rédaction, sur la base du volontariat. Sondirecteur, Sorin Rosca Stanescu (notre photo), avait révélé, audébut des années 90, avoir été un agent de la Securitate. Deuxjournalistes, et pas n'importe lesquels, ont reconnu cette mêmecomplicité. Adrian Patrusca, rédacteur en chef, a raconté dansun article comment il avait été racolé par le "sécuriste" dulycée quant il préparait le bac et s'apprêtait à monter une trou-pe de rock - un genre pas très bien vu à l'époque - afin de sur-veiller ses copains. "J'en ai parlé à mes parents qui m'ontencouragé à refuser, la Securitate ne pouvant pas m'y obliger.Mais j'ai eu peur et j'ai cédé".

"Il suffisait de dire non et de se taire"

Valentin-Hossu-Longin, numéro deux de la rédaction areconnu aussi sa collaboration quant il travaillait à la revue"La Roumanie pittoresque", indiquant qu'il rédigeait desfiches sur ses collègues. Cette confession a provoqué lastupéfaction de son ex-femme, Lucia Hossu-Longin, uneréalisatrice de la télévision rendue célèbre par la série de

Pionniers pour préparer l'avènement de "L'Homme nouveau"

Cérémonial avec drapeaux pour la remise solennelle

des diplômes de pionniers.

Surveillance mutuelle Qui a collaboré avec la Securitate ? Pourquoi ? Quand ?

(Suite de la page 35)Ceux qui les font pousser ne se

posent pas la question, se contentant demanger à moindre frais. Sur les étals dumarché, on ne trouve plus de produitslocaux.

A Zlatna, on circule avec des mouchoirs sur le visage

A Zlatna, à 100 km, près d'Alba Iulia,au sortir même d'un massif montagneuxverdoyant, la nature, les animaux, leshommes, les bâtiments portent les stig-mates de la pollution. Les collines sonttouchées par les pluies acides, les toitsdes maisons sont recouverts de plusieursépaisseurs de rejets de métaux lourds.

Ce sont les hauts fourneaux de la fon-derie de cuivre qui envoient, 24 heuressur 24, leurs nuages toxiques au-dessusde la ville, située au fond d'une cuvette.La concentration de dioxyde de soufre, laprincipale substance polluante de larégion, rendant l'air irrespirable, dépassede 3 à 4 fois sa limite admise, les cani-cules aggravant encore les problèmes.

Pourtant habitués à cette situation,

les habitants circulent avec des mou-choirs humidifiés sur le visage, surtoutaux environs de midi, quand le phénomè-ne est à son maximum. Une nappe situéede 1 à 3 mètres du sol se dépose alors surla ville.

Il n'y a pas d'argent pour installer desfiltres. D'ailleurs l'entreprise est passée de2500 ouvriers à un millier. Localement, letaux de chômage est de 60 %. La régionest riche mais vit dans la misère. L'état etla population paraissent résignés. La fer-meture du pollueur, Ampelum SA, princi-pal fabricant de cuivre du pays, handica-perait l'économie nationale. Avec un tauxde chômage déjà à 60 %, les habitantspréfèrent conserver leur travail.

Se méfier de l'eau du robinet

Toutes les tentatives pour luttercontre la pollution ont échoué. L'une,plus prometteuse, consisterait à canaliserl'emploi du dioxyde de soufre vers lafabrication du plâtre, la région étant richeen calcaire. Mais les fonds nécessaires,20 M€ (130 MF) manquent. De toutesfaçons, les spécialistes estiment que

l'arrêt de l'activité d'Ampellum ne suffi-rait pas à ramener l'endroit à la normale.Pour cela, il faudrait patienter un siècle…

L'eau du robinet est sujette à caution.Les habitants préfèrent se ravitailler auxfontaines alimentées par des sources. Lesrivières reçoivent les rejets de métauxlourds et toxiques, transitant par destuyaux usés pour aboutir dans des bassinsd'épuration vétustes. La catastrophe n'estjamais loin. Pourtant, lorsque les coursd'eau de la région arrivent en Hongrie, ilsont retrouvé des niveaux de pollutioncertes limites, mais acceptés, ayant laisséleur nocivité se déposer tout au long deleurs méandres en Roumanie.

Des retard de croissance, des anoma-lies psychiques, physiques sont notéschez les enfants dont un nombre tropimportant présente un coefficient intel-lectuel inférieur à la moyenne. Tout lemonde va à l'hôpital de Cluj pour se soi-gner contre le plomb. Signe qui ne trom-pe pas… Dans la région de Zlatnavivaient 100 000 Allemands. Il n'en resteplus que 800. Les Roumains, eux, n'ontpas les moyens de partir. Pas de travail,pas d'argent, pas de santé… Pas d'avenir.

Page 22: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLombUne vvie ccommunisteLes Années de PLomb

22 35

Ils récitaient des poésies à Nicolae Ceausescu et remet-taient des fleurs à sa femme Elena. Aujourd'hui, ces"Pionniers-vedettes" font carrière dans le monde du

spectacle. Leurs noms figurent en tête des affiches des grandsthéâtres de Bucarest, ils apparaissent dans les émissions lesplus populaires de la télévision comme "Surprise-surprise" outournent dans des films de Lucian Pintilie. Repérés dès le jar-din d'enfants pour leur talent naissant, ils ne se posent guère dequestions sur leur utilisations par la propagande de l'ancienrégime, à quelques rares exceptions près, lui étant plutôtreconnaissants de l'expérience professionnelle acquise.

Ces petites marionnettes, destinées à chanter les louangesdes maîtres du pays, choisies au cours de pré-sélections dansles maternelles et écoles à l'occasion du concours national"Cîntarea Romaniei" ("Chanter la Roumanie"), grimpaientvite les échelons, passant du statut de "Soimi ai Patriei"("Aigles de la Patrie"), réservés aux plus petits, à celui de"Pionieri fruntasi" ("Pionniers d'élite").

Voiture avec chauffeur

Comédien au Théâtre national de Bucarest, Andrei Dubanest, aujourd'hui, encore plus connu du public comme anima-teur de l'émission télévisée "Bani la greu" ("L'argent, çàcompte") et du tirage du loto. "J'apporte la prospérité auxRoumains" se flatte-t-il, prenant commemodèle les acteurs américains qui, endébut de carrière, n'hésitent pas à tra-vailler comme plongeurs dans les res-taurants, pour assurer leur subsistance.De fait, "il fait des ménages", selon lejargon de la profession, animant un spotpublicitaire de dix minutes où, en ber-muda et l'air idiot, son rire ininterrompudoit provoquer celui des téléspectateurs.

Après sa participation remarquée à"Cîntarea Romaniei", Andrei Dubanavait été recruté pour les émissions télévisées "Bonjour lesenfants", "Le monde des enfants", et avait tourné dans"Pistruiatul" ("Poil de carotte" roumain) devenant héros. Sonemploi du temps, auquel s'ajoutait des participations à des fes-tivals de jeunesse ou d'enfants et de propagande, était telle-ment chargé qu'on lui avait fourni une voiture avec un chauf-feur qui n'était autre que son père, surnommé "Papa Taxi".

"J'aimais beaucoup Elena Ceausescu" se souvient l'acteur"et Poliana Cristescu (grande chef des pionniers et une desfemmes de Nicu Ceausescu) était une seconde mère pour moi".Il connut la gloire, lorsqu'il fut chargé de remettre au couple dedictateurs les clés du palais des Pionniers, lors de son inaugu-ration. Le cérémonial exigeant que ce soit un chef de l'organi-sation des pionniers qui accomplisse ce geste, Andrei Durbanfut promu, la nuit précédente, adjoint de Poliana Cristescu. Il

fut récompensé par Elena Ceausescu qui lui offrit une petitevoiture qui faisait des étincelles en roulant puis, plus tard, lorsde ses 16 ans, il reçut un "stylo présidentiel" qui avait servi àsigner des décrets… et lui fut volé lors de la "Révolution".

Des prestations payées jusqu'à 7500 €

Pour en arriver là, le garçonnet avait payé de sa personne.Après tout un parcours sélectif, commencé dès le plus jeuneâge, avoir escaladé tous les rangs, fait preuve de zèle pendantdes années, Andrei Durban avait été retenu à la suite d'uneépreuve d'un mois émaillée d'incessantes répétitions sous laconduite d'acteurs et de metteurs en scène préparant la grandecérémonie, suivie d'un contrôle médical et d'une sorte de miseen quarantaine… pour s'assurer qu'il ne contaminerait pas le"Conducator".

Ces efforts n'étaient pas vains; ses prestations à la télévi-sion ou dans les festivals de propagande étaient rémunérées,son cachet atteignant 14 000 lei de l'époque (50 000 F de 1985ou 7500 €), somme énorme, lorsqu'il s'agissait d'une cérémo-nie officielle impliquant le chef de l'Etat.

Sélectionnée dès l'âge de trois ans

Dana Mladin, elle, est devenue après la "Révolution" pré-sentatrice ou productrice d'émissions dedivertissement populaires comme"Surprise-Surprise", "L'école desvedettes" ou "Ciao Darwin". Elle acommencé sa carrière à la télévision àl'âge de trois ans, étant sélectionnée dèsle jardin d'enfants, ses parents prenantalors sa carrière de propagandiste enmain, les uns et les autres grimpant dansla hiérarchie des pionniers et du Parti.

Ne voyant pas d'inconvénients àavoir été manipulés par le régime et leur

famille, Andrei Duban et Dana Mladin ne regrettent rien."Cela m'a aidé dans mon expérience de récitante, dans macarrière plus tard. J'ai appris à me mouvoir devant la caméra,comment me débrouiller dans chaque situation " confie DanaMadlin. Elle évoque les queues qu'elle a faites pour décrocherun rôle dans les films historiques et de propagande de SergiuNicolaescu, le grand metteur en scène de l'époque et du régi-me… oubliant de dire que les émissions de faire-valoir aux-quelles elle participait étaient dépourvues d'originalité,connues pour leur rigidité, les récitants se contentant de débi-ter ce qu'ils avaient appris par cœur et étant sermonnés pour neprendre aucune initiative dans un protocole figé et rabâchéchaque année.

Andrei Durban, lui, retient qu'il a pu ainsi côtoyer deschefs d'Etat en visite, dont le Canadien Pierre Eliot Trudeau.

Des "Pionniers-vedettes" choyésLes petites marionnettes destinées à chanter les louanges du couple Ceausescu

ne regrettent pas leur "formation professionnelle" et font aujourd'hui de brillantes carrières.

sur le fossé séparant les deux sociétés dans lesquels j'ai vécuet l'évolution à attendre" soupire-t-il.

Mais aussi véritables travaux forcés !

Le travail prenait aussi la notion de travail forcé. Quant ilfallait atteindre en quatre ans les objectifs et les quotas déjàdéraisonnables et fantaisistes du "plan quinquennal"… il setrouvait des chefs pour activer le mouvement. Les cadencesdevenaient alors infernales afin de pouvoir afficher les réus-sites du régime à travers des statistiques mensongères.Obligation était faite de travailler par n'importe quel temps.

Quand le thermomètre descendait sous - 30°, la météo recevaitl'ordre de ne pas diffuser ses bulletins afin que tout le mondereste à son poste. Si bien que dans "la Petite Sibérie" (régionde Miercurea Ciuc, la plus froide du pays), on ne sait pas exac-tement quel est le record absolu du froid, estimé vers -38°.

La semaine tout juste terminée - six jours à l'époque, lesamedi libre ne viendra qu'avec la "Révolution" - fonction-naires, enseignants, parfois les ouvriers étaient réquisitionnéset devaient retourner le dimanche à l'usine ou aux champs pour"le travail patriotique", labeur gratuit que le citoyen était tenud'"offrir" à l'Etat prolétarien pour le remercier du soin qu'ilprenait du pays et de ses grandioses réalisations.

La pollution et l'environnementfigurent en tête des plusgrands désastres produits par

le régime communiste. La priorité était deproduire à tout prix, l'homme et la naturepassaient après. Près de vingt ans après lachute de Ceausescu, les conséquencessont encore visibles sur le cadre de viedes Roumains.

Pluies toxiques, déforestation, mas-todontes industriels, aujourd'hui enruines, enfumant des vallées entières,déchets s'empilant à l'entrée des com-munes, traitements chimiques, parfois aucyanure, empoisonnant les rivières: toutle registre des crimes que l'homme peutfaire contre la terre y passe et le pays ena pour longtemps avant de s'en remettre.Rapporter la situation aujourd'hui, c'estévoqué celle d'hier avec un élément dra-matique supplémentaire : avec la ferme-ture des combinats polluants, la bombesociale du chômage s'est rajoutée à labombe écologique.

Tout le monde est malade à Copsa Mica

Grands-parents, parents et enfants,tout le monde est malade à Copsa Mica,ville de Transylvanie, située entre Sibiuet Medias, considérée comme une desplus polluées d'Europe… Même si lafabrique de suie qui recouvrait de volutesnoires les environs a fermé ses portes,faute de financement pour lutter contre lapollution, faisant 2000 chômeurs de plus.Elle fonctionnait depuis un siècle et avait

transformé les lieux en un véritable enfer,touchant une population de 100 000 habi-tants dans la région. Les traces de la pol-lution sont encore bien visibles locale-ment et le seront encore pour des dizainesd'années, les maisons étant toujoursrecouvertes de noir et les dégâts sur lanature paraissant irréversibles.

De leur côté, les émanations de bi-oxyde de soufre des usines de métauxnon ferreux continuent à provoquer despluies acides. Lorsque l'entrepriseSometra (notre photo), aujourd'huigreco-roumaine, laisse échapper sesfumées, les habitants sont recouverts de

particules de plomb. Sometra, qui avait4500 employés en 1990 et n'en compteplus que 1500, a fait redémarrer sa pro-duction, celle-ci retrouvant son niveaudes années 80. Mais la pollution en a faitautant.

Les émissions de dioxyde de soufre -deux fois supérieures à la limite admise -

de plomb, de cadmium - soixante fois leniveau normal - ont repris de plus belle,faisant de la ville, un des endroits les plusinsalubres du continent européen, avec savoisine, Zlatna, et exposant ses habitantsaux maladies respiratoires, digestives,aux cancers. Les deux tiers des enfantsnaissent avec des malformations congéni-tales ou divers troubles. La ville n'acependant pas d'unité médicale où desanalyses pourraient être faites, et la popu-lation doit se rendre dans la grande citéproche, Medias.

Durée moyenne de vie des travailleurs : 55 ans

A l'hôpital, la situation est désespé-rante. Les médecins ont besoin d'unequantité impressionnante de médica-ments contre les bronchites et inflamma-tions de la gorge, les cancers, toutessortes d'empoisonnements… Sur place, ladurée de vie des hommes est de 55 ans,alors qu'avec une mortalité moyenne à 67ans, la Roumanie est déjà parmi les paysles plus mal placés d'Europe.

Le phénomène est aggravé par lechômage. Sometra a licencié 3000 de ses5000 employés. Une famille entière de 8personnes ne vit parfois qu’avec lamaigre pension de la grand-mère.

La terre est touchée également, pol-luée par les rejets de métaux lourds, lecadmium, l'arsenic. Les récoltes ne repré-sentent que 50 % de la normale. Leslégumes sont-ils consommables ?

(Lire page suivante)

Une bombe écologique, doublée d'une bombe socialeIl fallait produire à n'importe quel prix, sans tenir

compte des hommes et de la nature, premières victimes.

on fait semblant de travailler"

Page 23: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

23

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

34

"Ils font semblant de nous payer…

Métallurgiste à Otelu Rosu (Caras Severin), NeluCiobanu, avait trente ans quand il a pris le che-min de la France, en 1972, où aujourd'hui, il est

retraité. Nelu se souvient qu'il commençait ses journées dèsl'aube, prenant son travail dans l'immense combiné industrielde la ville à 7 heures du matin. Pour autant, il n'était pas immé-diatement à son poste. Il lui fallait enfiler son bleu, saluer lescamarades, boire un café, fumer une cigarette. Parfois, le chefs'énervait un peu, mais le plus souvent il venait se joindre à seshommes. Vers 7 h 30, le groupe se dirigeait d'un pas noncha-lant vers les machines. Le temps de tout mettre en route, celaprenait encore un bon quart d'heure.

Enfin, la journée commençait. C'était le moment où on seretroussait le plus les manches… ce qui n'empêchait pas d'al-lumer une ou deux autres cigarettes et d'aller bavarder avec lescopains. A dix heures, on faisait la pause. Café, cigarettes…chacun prenait son temps. Les brasballants, les gars attendaient les ordres.Pas question de prendre des initiatives,de peur de faire des bêtises. "Tout lemonde fuyait les responsabilités"raconte Nelu, rajoutant, sur un tondésabus: "On a toujours été habitués àbaisser la tête. Devant les Turcs, lesRusses, les communistes. C'était indis-pensable pour survivre. Alors on conti-nuait devant le chef d'atelier qui, lui-même, avait peur de prendre des déci-sions".

"Un talent extraordinaire pour ne pas faire le boulot"

L'usine s'arrêtait pour le déjeuner, une heure trente plustard, à midi. Il n'était pas question de bousculer cette pause,même si les sandwiches étaient vite avalés. La tsuica poussaitle café et ainsi de suite. Quand il était temps de reprendre letravail, il se trouvait bien une machine qui ne redémarrait paset qui bloquait les autres. Le chef d'atelier appelait alors l'é-quipe de dépannage, laquelle arrivait une demi-heure plus tard,mesurait la gravité du problème, partageait un café ou une tsui-ca avec les gars et mettait autant de temps à repartir qu'à répa-rer. Déjà l'heure de la débauche - 15 h 30 - approchait… maistrois quarts d'heures avant, certains ouvriers se dirigeaient déjàvers la sortie.

Après la "Révolution", un ingénieur coréen du sud, envoyépar son entreprises qui venait de racheter les chantiers navalsde Constantsa déclara: "Ici, j'ai trouvé un talent extraordinai-re pour ne pas faire le boulot; il doit bien exister 6000 motifspour ne pas l'exécuter".

Nelu considère que ce n'était ni de la fainéantise, ni de lamauvaise volonté: "On était habitué comme çà. Il n'y avait pasde motivation, les salaires étaient vraiment faibles. Alors on se

disait: L'Etat fait semblant de nous payer, nous, on fait sem-blant de travailler".

Vols sur les chantiers, retraite à 50 ans

Avec la même lucidité et un brun de cynisme, les ouvriersretournaient le slogan du pouvoir sur "la juste appropriationpar l'Etat et la classe ouvrière des biens privés"… détournantà leur profit les biens publics. Des quantités phénoménales dematériaux, d'outils disparaissaient chaque jour, au point quecertains construiront intégralement leur maison avec ce qu'ilsavaient ramené des chantiers.

A l'usine, le même état d'esprit prévalait quant à la qualitédu travail et au respect de son instrument. "Te casses pas latête, çà marche comme çà" était le leitmotiv général. Matérielet outillage étaient laissés à l'abandon. Il n'était pas rare de voir

un ouvrier poser là sa brouette rem-plie de béton, sans la vider ni la net-toyer, quand retentissait la sirèneannonçant l'heure de la débauche.

Ce laisser-aller général se dou-blait d'une autre pratique, systéma-tique, consistant à se faire passer"pâle" pour raison de santé, l'ab-sentéisme étant devenu un sportnational. Nombreux étaient ceux qui,munis de certificats médicaux decomplaisance, délivrés grâce à desbakchichs, obtenaient une pension deretraite dès l'âge de 50 ans ou unepension d'invalidité les dispensantd'aller travailler.

"Toi, tu ne me parles pas comme à un Roumain !"

Les mêmes comportements, auxquels s'ajoutaient arrogan-ce, sentiment de supériorité et mépris des citoyens, étaientobservés au sein de l'administration, dont les postes étaientsouvent occupés par des femmes. Il paraissait naturel de faire attendre des heures les administrés, en se faisant les onglessous leur nez, en prenant son café avec les collègues. Quandon daignait leur répondre, c'était d'un air revêche, sans lesregarder, ni fournir d'explication, et pour les éconduire parcequ'il manquait tel ou tel document. La prochaine fois, au moinsils feraient preuve de savoir-vivre et n'oublieraient pas le petitcadeau qui se devait d'accompagner toute demande…

Après la "Révolution", de retour à Otelu Rosu près devingt ans après son départ pour voir sa famille, Nelu a retrouvébrutalement cet univers lorsqu'il a demandé un papier à la mai-rie. Son sang n'a fait qu'un tour quand la fonctionnaire leconsidérant de haut, lui a à peine répondu. Il l'a attrapée parson pull et, les yeux dans les yeux, lui a intimé: "Toi, tu ne meparles pas comme à un Roumain !". "Ma colère en disait long

A l'usine, au bureau, sur les chantiers, dans les coopératives, une démotivation et un manque de confiance généralisés façonneront le véritable "Homme nouveau".

Dorina Chiriac:"Cela ne m'a servi à rien, mais au moins j'ai pu visiter la France et l'Allemagne"

Dorina Chiriac, une des grandes actrices roumaineactuelles, jouant au théâtre de la Comédie, ayant tourné dans"Terminus Paradis" de Lucian Pintilie et dans un film deCosta-Gavras, a un sentiment bien différent. Alors qu'elle avaitsept ans, son école a reçu la visite de Poliana Cristescu à larecherche de récitants.

Elle fut retenue parce qu'elle n'exprimait pas d'émotion,donc paraissait contrôlable, et avait de l'aisance. Ses parentsont donné leur accord; modestes, élevant avec difficulté leurstrois enfants, ils n'avaient pas voulu refuser à leur fille le"luxe" de manger un sandwich au jambon accompagné d'unPepsi (plus connu que Coca-Cola en Roumanie, où la firmeconcurrente avait décroché le marché) et de partir bivouaqueravec ses camarades pionniers.

Des émissions auxquelles elle a participé, dont "Le monde

des enfants", l'actrice ne garde que le souvenir de complimentsou de textes ternes qu'il fallait apprendre par cœur et débitersans aucune intonation. "Cela ne m'a servi à rien dans ma car-rière ultérieure" reconnaît-elle, ajoutant "le plus important,c'est que cela m'a permis de visiter la France et l'Allemagne".

"Nous étions beaucoup plus sérieux"

Ancien responsable national des pionniers, dans lesannées 70, aujourd'hui conférencier et comédien, AdrianTitieni, regrette cette époque. Il estime que les valeurs despionniers étaient universelles, mais avaient été confisquées parle communisme. "Elles sont pérennes encore aujourd'hui"insiste-t-il, "elles permettent aux enfants et aux jeunes de par-tager des expériences, d'établir des relations humaines plusprofondes.” Et d'ajouter: "Regardez les élèves d'aujourd'hui…Nous étions beaucoup plus sérieux". Un rêve à la BadenPowell… sans idéologie.

Oui, pendant les vingt cinqpremières années de ma vie,j'avais le sentiment d'être

heureuse. Jusqu'en 1975 où tout a com-mencé à aller de travers pour finir encauchemar". Anca se rappelle avec émo-tion son enfance: "Mes parents n'étaientpas riches du tout, mais ils nous aimaientmes frères et moi".

La fillette avait quatre ans quand ilsavaient été mutés à Bistrita. C'était ledébut des années 50 et elle se souvientn'avoir manqué de rien. "On achetait uncochon comme tout le monde et on faisaitdes réserves dans le cellier. Une jeunepaysanne aidait à l'entretien de la maison: c'était prévu dans le contrat de travailde mes parents".

En fait, le seul moment où Anca avaitpeur, c'est quant elle voyait débarquer lesmiliciens, venus contrôler la présence dela famille car son père, comme tous lesofficiers de son époque, avait fait partiede l'Armée royale. "Plus tard, je me suisrendue compte que nos parents prenaienttous les soucis sur eux afin que notreenfance soit sans nuages".

Devenue écolière, Anca trouva for-midable que tout soit gratuit : l'uniforme,les livres, les cours supplémentaires d'al-lemand. Avec les économies réalisées peuà peu, ses parents achetèrent uneWartburg, remplacée ensuite par une

Trabant, toutes deux voitures fabriquéesen Allemagne de l'Est. La famille s'entas-sa à l'intérieur pour une joyeuse équipée àla découverte du pays.

Devenue jeune fille, Anca situe sesmeilleures années entre 1967 et 1975. "Iln'y avait pas de stress comme aujourd'huipour le pouvoir d'achat, ni de jalousie.

Les prix ne bougeaient pas et tout lemonde gagnait à peu près pareil. Onsavait ce qu'on allait trouver dans lemagasins et on s'en contentait, car onn'imaginait pas autre chose. La vieparaissait calme, bien réglée".

Parfums français artistes internationaux

Revenue à Bucarest, elle fréquentaitles grands magasins de la capitale, BucurObor, Cocor, Eva, Victoria, Romarta."On y trouvait les grandes marques deproduits cosmétiques français à des prix

abordables: Carven, Lancôme, ElenaRubinstein, Estelle Auder…".

Comme tous les étudiants de cetteépoque, Anca avait soif de culture. "C'estincroyable tout les concerts, les opéras,les pièces de théâtre, les films que j'ai puvoir. Les billets étaient bon marché pourtout le monde".

Et d'énumérer spectacles et artistesqu'elle avait croisés: Barbara, Jean-Claude Pascal, Marie Laforêt, GilbertBécaud, Juliette Gréco, venus dans lecadre du fameux festival "Cerbul de Aur"("Le Cerf d'Or") de Brasov; mais aussiLouis Armstrong, Dizzy Gillespie, LeGolden Gate Quartet, Mahalia Jackson,Duke Ellington; également les grandesvoix de l'opéra: Elisabeth Schwartzkopf,Victoria de Los Angeles, Clara Haskil(Roumaine), sans oublier les plus grandschefs d'orchestre et instrumentalistes dumonde, invités à participer au festivalGeorge Enescu. "Je ne crois pas qu'unétudiant français aurait pu se permettreçà" sourit-elle. Il lui arriva même de ser-vir de guide à Ursula Andress qui accom-pagnait Jean-Paul Belmondo venu tour-ner "Les Mariés de l'An II" avec MarlèneJobert. Les sorties entre copains étaientfréquentes: "On se retrouvait pour desgrandes réunions d'amis, soit dans lachambre de l'un, soit pour faire desgrillades". (Lire la suite page 24)

Les années heureuses"Il n'y avait pas de stress comme aujourd'hui, ni de jalousie. Tout le monde gagnait

à peu près pareil. On savait ce qu'on allait trouver dans les magasins et on s'en contentait, car on n'imaginait pas autre chose. La vie paraissait calme, bien réglée".

Tableau de propagande incitant à produire et à travailler davantage.

Page 24: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

33

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

24

Pendant plus de quarante ans, le 23 août, jour décrétéfête nationale roumaine par les communistes, a serviau régime à la célébration de ses réalisations puis à

celle du culte de la personnalité de Ceausescu. Cette date faitréférence au 23 août 1944 où un coup d'Etat "légaliste" a per-mis au jeune roi Michel de se débarrasser du maréchalAntonescu, maître du pays, et par un changement d'alliance, defaire passer la Roumanie du camp des forces de l'Axe à celuides Alliés. Une semaine plus tard, l'Armée Rouge entrait dansBucarest et allait installer les communistes au pouvoir.

Après la "Révolution" de décembre 1989, les nouveauxdirigeants ont pris la décision de ne plus commémorer cettedate, trop chargée en symboles négatifs et sensibles, et dereporter la fête nationale au 1er décembre, en souvenir du 1erdécembre 1918, jour où fut décrétée la naissance de la GrandeRoumanie, lors de l'assemblée populaire de Alba Iulia, avec lerattachement de la Transylvanie, puis de la Bucovine et de laBessarabie. Toutefois, chez nombre de Roumains subsiste unenostalgie du 23 août car, notamment pour les retraités d'au-jourd'hui, il évoque leur jeunesse et des temps meilleurs. Maisaussi cette date, en plein été, signifiait fête et joie, ce qui n'é-tait pas fréquent, alors que le 1er décembre se célèbre sansmanifestation populaire particulière d’autant plus que l'hiverest déjà installé.

"Tout était beau dans le pays"

Les défilés du 23 août restent dans les mémoires des géné-rations ayant encore dix ou quinze ans en 1989. Côte à côte,les travailleurs, les pionniers défilaient dans tout le pays avecleurs pancartes et leurs drapeaux rouges devant la tribune offi-cielle, alors que la population, plus ou moins réquisitionnée,scandait "Ura ! Ura"… un "Ura" à double sens pour le parti etpour l'Etat socialiste car, en roumain, ce mot signifie aussi…"Haine". Mais pour beaucoup, ce jour, baptisé "Jour de laGrande Insurrection armée", signifiait une journée de reposaprès les obligations patriotiques, où l'on faisait griller desmici (boulettes de viande) en famille, buvait la bière du Parti,et où chacun recevait une prime de cent lei.

Chauffeur à la Régie des autobus de la capitale, Ion

Negoescu était réquisitionné du soir au matin. Il devait trans-porter les troupes de leur casernement jusqu'au lieu du défiléet les ramener. "Mais ça me plaisait" confie-t-il, "je sentaisque je vivais…Tout était propre, beau, je lavais mon bus, je leréparais". Si d'aventure, le chauffeur était libre, il filait à lacampagne avec sa famille faire des grillades et boire de labière. D'autres se souviennent qu'il buvaient des demis déjàbien avant le défilé, continuant après et rajoutent: "Rien n'achangé depuis, on fait toujours pareil".

"Seuls les idiots prenaient des pancartes"

Pavel Mirescu, qui a défilé plusieurs fois devant le"Conducator", se rappelle que "seuls les idiots prenaient despancartes qu'ils devaient porter jusqu'à la fin de la journée".Lui, visiblement plus malin, se débrouillait pour n'avoir quedes instructions à donner.

Iana Ionica, 72 ans, attendait avec émotion ce jour: "Toutétait beau dans le pays. On s'habillait comme pour ledimanche. Après la manifestation, les camions de notrefabrique nous emmenaient directement au parc Herestrau (leBois de Boulogne de Bucarest) où on faisait une promenade enbateau et où on mangeait à une terrasse. L'entreprise avaitréservé et payait tout". A défaut du parc, elle achetait quelquespoissons ("cinq lei le kilo, c'était vraiment pas cher, mais il fal-lait faire la queue"), qu'elle faisait griller en famille en bas dubloc et filait avec son mari jusqu'au parc Cismigiu où se trou-vait la seule brasserie de la capitale où on servait de la bièrebrune. Aujourd'hui, Iana Ionica est veuve et vit avec 1,5 mil-lion de lei mensuels ( 37 €, 240 F).

Ne pas tomber en panne au milieu du défilé

Pour Ioan Panduru, 80 ans, de Timisoara, le 23 août étaitaussi un jour heureux: "Avec ma femme, on allait au spectacle,on prenait le bateau et on se payait le restaurant "Banateana".La ville était couverte de drapeaux, d'oriflammes, de pan-cartes où était écrit "Vive Ceausescu et le Parti". Il y avait degrandes fêtes dans la forêt où l'on préparait des mici quemême la Securitate et les miliciens venaient manger la nuit".

Défilé, propagande,

Dès le début des années cinquante et jusqu'à lachute de Ceausescu, le régime communiste a tou-jours vendu ses citoyens à Israël et à l'Occident

pour qu'ils puissent quitter la Roumanie, les considérant auchoix, comme de la marchandise, du bétail ou des esclaves. Letrafic a même commencé dès 1949, peu de temps après la créa-tion de l'Etat d'Israël et sous la dictature de Gheorghiu Dej,avec un troc Juifs contre équipements pétroliers.

Le maître d'œuvre de ce marché était Gheorghe Marcu, unancien chef de l'espionnage roumain, qui vit aujourd'hui dansune maison très confortable de Bucarest. En poste à l'ambas-sade de Londres, il bénéficiait d'une couverture diplomatiqueet négociait avec un commerçant et avocat juif londonien,Henry Jacober. Ce dernier payait les servicessecrets roumains en argent cash, donnant lesnoms des personnes, parfois non juives, qu'ilsouhaitait voir quitter la Roumanie.

La somme demandée par Bucarest variaitsuivant l'importance du "colis" à livrer. Ainsi,Maria Golescu a été vendue pour 4200 dol-lars, le pasteur Richard Wurmbrand (notrephoto, ici avec sa femme), pour lequel lanégociation s'était tenue dans un parc de Bucarest, 10000 dol-lars, fournis par une organisation religieuse norvégienne. Larançon versée pour faire passer à l'Ouest l'important leader duParti Libéral Radu Campeanu a été gardée secrète.

Echangés… contre du sperme de taureau

Peu à peu, Gheorghiu Dej préféra que les "affaires" soienttraitées non pas en devises, mais en produits agricoles qui fai-saient défaut au pays. C'est ainsi que des Roumains persécutésfurent échangés… contre du sperme de taureau.

Dej paraissait assez réticent vis à vis de ces pratiquesmais, selon le général Pacepa, ancien chef des services secretsroumains, Khrouchtchev l'aurait convaincu, en octobre 1958,d'accepter des marchandises ou biens d'équipement israéliensplutôt que des dollars pour moins nuire à l'image du régime, sile trafic était rendu public. C'est ainsi que Tel Aviv installa lecombinat avicole modèle de Peris, d'une valeur de plusieursmillions de dollars, en contrepartie du bon de sortie délivré àplusieurs centaines de juifs roumains.

Ceausescu n'aurait appris l'existence de ce commerce par-ticulier qu'en accédant au pouvoir, en 1965. Il aurait réagi vio-lemment, redoutant le scandale qui pouvait en résulter; maistrès vite il changea d'avis. Deux ans après, le trafic avait reprisdans le plus grand secret.

Une valise avec un million de dollars perdue à l'aéroport de Zurich

Ceausescu exigeait du cash en dollars ou marks. Pour lesJuifs, des valises pleines de devises étaient remises par des

agents du Mossad en Allemagne fédérale, en Autriche ou enSuisse.

La vente des minorités allemandes, souabes ou sasi, sedéveloppa énormément après des négociations secrètes avecBonn. Chaque mois, des agents des services roumains pre-naient les lignes de la Tarom pour ramener des valisesbourrées de billets, passant sans encombre les contrôles. En1974, un Roumain, muni d'un passeport diplomatique, en per-dit une à l'aéroport de Zurich. Elle contenait un million de dol-lars… Des compagnies fantômes, avec comptes en banque enSuisse, notamment à Bâle, avaient été créées pour faciliter leséchanges. Les services chargés des opérations changèrent plu-sieurs fois de nom afin de brouiller les pistes.

Le rachat des Juifs prit de l'ampleur aprèsune visite de Golda Meir à Bucarest, les deuxleaders s'entretenant du sujet ainsi que de lasituation au Moyen-Orient au cours d'un têteà tête qui aurait duré quatorze heures, selonl'historien Radu Ioanid. Au total, entre 1968et 1989, Ceausescu aurait vendu 40 577 Juifspour une somme de 112 millions de dollars.

Mais, tout comme avec l'Allemagne, lesdevises ne constituaient qu'une partie de ce commerce. Bonnet Tel-Aviv avaient ouvert des lignes de crédit à la Roumaniequi pouvait acheter des marchandises allemandes et israé-liennes à des conditions exceptionnelles.

Fausses victimes de l'Holocauste pour extorquer des fonds

Ambassadeur d'Allemagne à Bucarest entre 1971 et 1976,Erwin Wickert, se rappelle que les autorités roumaines netenaient pas toujours leur parole et que Ceausescu essayaitd'extorquer des fonds en inventant des listes fausses de vic-times roumaines de l'Holocauste pour lesquelles il demandaitdes dédommagements.

Côté allemand, c'est un officier des services secrets,Edgard Hirt, se faisant appeler Edouard et se présentantcomme couverture en tant que représentant spécial du ministredes Affaires étrangères Hans Dietrich Genscher, qui menait lesnégociations. Il raconte que le scénario était pratiquement tou-jours le même. Il conviait à déjeuner l'ambassadeur deRoumanie ou un de ses représentants et, à la fin du repas, luiglissait discrètement sous sa serviette, sans mot dire, une enve-loppe contenant 50 à 60 000 marks. Ces fonds avaient été leplus souvent réunis par les banches humanitaires de l'Eglisecatholique allemande, la plus riche du monde.

Selon ses interlocuteurs occidentaux, Ceausescu avait nonseulement une soif inextinguible de devises cash, mais il étaitaussi très content de se débarrasser de minorités, caressant sonrêve d'une Roumanie homogène ethniquement. S'il avait pu sedéfaire des Hongrois de la même manière, il n'aurait pashésité. Mais la Hongrie étant un pays frère…

Vendus pour une valise de dollarsLe 23 août, fête nationale de la Roumanie communiste,

suscite encore la nostalgie des jours heureux.Juifs, minorités allemandes, étaient troqués à l'Occident contre

des devises ou des équipements agricoles, afin de quitter le pays.

"C'était bien… Il n'y avait pas de compétition entre nous"(Suite de la page 23)

Les vacances étaient un autremoment de bonheur. Elles aussi gratuitesou pratiquement et pour des séjours de 2à 3 semaines. Anca préférait les ran-données en montagne à la Mer Noire, oùelle se rendait souvent comme sa grand-mère y habitait. Excursions, ascensions,

traversée des Monts Fagaras se succé-daient par groupe d'une quinzaine degarçons et filles.

"C'était bien; il n'y avait pas decompétition entre nous. On se logeaitcomme on pouvait... par terre, dans desgranges ou des greniers. On dormait touthabillé, tous serrés les uns contre lesautres et dans le même sens quand il n'yavait pas trop de place. Il fallait attendrel'ordre du chef, en bout de rangée, pour

changer en même temps de position:“Tous sur le flanc droit !… Tous sur legauche ! Quelles parties de fou-rires !".

Avec le recul, Anca a un autreregard: "On n'avait aucune idée de cequ'était la liberté, la démocratie. On l'aappris bien plus tard. On était comme unanimal, toujours enfermé dans sa cage,qui n'avait jamais vécu dans la forêt, quel'on sortait, promenait… Comme çà, ilétait content".

Page 25: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

32

Les Années de PLomb Une vvie ccommuniste

25

Constantin Chirita, 76 ans, de Bucarest,était, lui, plus inquiet. Sous-officier dansune unité de blindés, il se préparait pour laparade dès le 15 juin: la nuit, entraînement,le jour, astiquage et entretien du char."Notre équipage était de cinq hommes.J'avais peur de tomber en panne pendant ledéfilé et de le bloquer. C'était arrivé à un demes collègues, le capitaine Pricop. Lepauvre, il a été muté et rétrogradé". Aprèsl'effort, venait le réconfort. "Nous noussâoulions à la bière jusqu'à tard dans lanuit. Nos femmes nous attendaient à laporte de la caserne pour nous ramener".

Se faire porter maladepour échapper à la corvée

Eugen Poplanschi, 62 ans, de Ploïesti, ancien directeur auministère du commerce extérieur, essayait de couper à la para-de. "Je me faisais porter malade pour échapper à cette corvée.J'avais un ami secrétaire du Parti. Il fermait les yeux. Un jour,il m'a fait une réflexion, mais ce n'est pas allé plus loin".

Aurica Stoica, 41 ans, de Galati, suivait le défilé à la télé-vision: "Je notais tout sur un carnet, car je me doutais qu'àl'automne, lors du cours d'éducation politique, le professeurnous demanderait ce qu'avait déclaré "le Camarade" ce jourlà, et qu'on se ferait réprimander si on ne savait pas".

D'autres ne prenaient pas autant de précautions. PetreColopareanu, 63 ans, de Bucarest: "Avec quelques uns de mes

amis, nous nous arrangions pour faire unpont de trois jours et partions à la mon-tagne, camper et pique-niquer…”

Dumitru Pufleanu, chef d'une unité deproduction de lait ne pouvait pas s'offrircette distraction: requis par le service, il n'ajamais eu un 23 août libre. IonValimareanu, 52 ans, de Bucarest, rit enco-re de la mésaventure qui lui est survenue,lors de la célébration du dernier 23 août del'ère ceaucesiste, en 1989, pour ne pas avoirrespecté son devoir patriotique. Il était partifaire du nudisme sur une plage de la merNoire. Pendant qu'il se baignait, on lui avolé tous ses vêtements et son argent.

Raluca, 16 ans : "J'en ai jamais entendu parler"

Aujourd'hui, cette époque semble bien lointaine. Lesbustes des héros de l'époque du socialisme, les emblèmes, lesnombreuses décorations qui ont vu le jour alors sont cachés,oubliés, conservés dans la naphtaline. A l'exception dequelques unes, comme la médaille d'or de "la faucille et dumarteau" qui se négocie actuellement à mille euros. Sa valeurn'est même pas d'ordre nostalgique… mais due aux 42grammes de métal précieux qu'elle contient. Interrogée dans larue, Raluca, 16 ans, répond: "Le 23 août? C’est quoi? J'en aijamais entendu parler", s'attirant les foudres de sa mère:"Comment ça, tu ne sais pas! Tu n'as pas obtenu ton brevet ?!Et la Grande Insurrection armée, ça veut dire quoi alors ?!".

Fête religieuse la plus importante du calendrier,Pâques a toujours continué à être célébrée sous lecommunisme, le régime baissant les bras devant la

mission impossible d'en détourner les Roumains, aprèsquelques tentatives timides.

Il lui aurait été difficile de faire autrement… même lesnomenklaturistes respectant la tradition, certes avec plus dediscrétion et sans se montrer dans les lieux de culte. Ministredes Affaires étrangères de 1978 à 1985, puis vice-premierministre de 1987 à la "Révolution", Stefan Andrei confesseque les dirigeants communistes fêtaient Pâques comme lesautres Roumains: "Sur la table il y avait des grilladesd'agneau, du hachis farcid'agneau (drob de miel), desœufs rouges, du fromage, de labrioche et du vin rouge. Je n'al-lais pas aux messes, non pasparce que Ceausescu l'auraitinterdit, mais parce que jen'avais pas l'habitude d'y aller.Mon fils, lui, y assistait. AuParti, on ne parlait jamais dePâques, mais tout le monde lecélébrait… y compris les Ceau-sescu qui cognaient les œufspeints comme le veut la traditionet mangeaient du drob de miel".

Concurrence déloyale mais vaine des discothèques

Certes la fête ne figurait pas au programme officiel et lesjournaux n'en soufflaient pas un mot, la seule mentionpublique étant sa date apparaissant dans le calendrier del'Eglise. Mais les citoyens n'avaient aucun problème à sortirdans leurs habits du dimanche pour assister aux cérémonies.

Le Pouvoir essayait bien, par quelques initia-tives, de détourner les jeunes de la tradition… Envain et, à la fin, il n'insista plus. La nuit de la Nativité,dans quelques villes, les autorités avaient pris l'habi-tude d'ouvrir jusqu'à très tard les discothèques espé-rant qu'elles les attireraient davantage que l'église…mais, dans le meilleur des cas, les jeunes ne venaientqu'au petit matin, après la fin de l'office. D'autres, ledimanche de Pâques, s'efforçaient d'organiser desrencontres sportives dans le cadre de l'école ou desjournées de "travail patriotique".

Pratiquement personne n'y venait et la méthodefut abandonnée. Parfois, des directeurs d'école ou des profes-seurs zélés suivaient leurs élèves qui allaient aux différentesmesses, pour baisser leurs notes ou les sanctionner d'une façonou d'une autre. Au total, il s'agissait de cas sporadiques et nond'une politique délibérée du Parti. Les autorités se rattrapaient

avec la télévision, seule distraction des Roumains, qui diffusaitles mêmes programmes que lors des week-ends ordinaires,agrémentés d'émissions idéologiques. Ainsi, en 1960, pour lanuit de la Nativité, les téléspectateurs ont eu droit au film"Lénine en octobre".

“Dallas” pour détourner les fidèles de la messe

Dans la dernière décennie du régime, cet aspect prit le passur les programmes de divertissement. Les Roumains purentvoir ainsi, pêle-mêle, "Chronique des luttes patriotiques etrévolutionnaires", "L'hymne des travailleurs sous le drapeau

tricolore", "9 mai 1985, quarantième anniversaire de lavictoire sur le fascisme" (cette année-là, Pâques avaitlieu un 14 avril), "Mon pays aujourd'hui - Epoque d'or deCeausescu - Hommage du pays à notre Conducator bien-aimé". Malin, à l'heure de la messe, le régime glissait unépisode de "Dallas", sachant l'immense succès querecueillait la série auprès des Roumains.

Tout était fait finalement pour banaliser les fêtes reli-gieuses, remplacer par des fêtes laïques (7 et 26 janvier,16 février, 6 mars, 1er mai, 23 août, 7 novembre).

Alors qu'avant l'instauration du communisme, lesélèves bénéficiaient traditionnellement d'une semaine devacances, le régime n'offrait même pas un jour de congé,les vacances de printemps ne coïncidant jamais avecPâques. Ce jour-là, les Roumains avaient droit au por-trait en grand du couple présidentiel à la une de tous lesjournaux, avec un rappel de leurs "magnifiques réalisa-

tions", et étaient invités à participer aux diverses manifesta-tions organisées par les autorités.

Humiliation des prisonniers politiques

Toutefois, une catégorie de la population a eu à affronterhumiliations et maltraitances en raison de ses convictions reli-

gieuses: les prison-niers politiques. APitesti, pendant la ter-rible expérience derééducation et dedéshumanisation desétudiants (voir parailleurs), les détenusqui refusaient de colla-borer, de dénoncer ettorturer leurs proprescompagnons de cel-

lules ou suspectés de ne pas avoir tout dit, étaient recouvertsde matière fécale, leur tête étant plongée dans des latrinesnauséabondes. Les gardiens forçaient un prisonnier à s'asseoirsur les WC à la turque pour symboliser la naissance du Christ,les autres devant s'agenouiller et s'incliner devenant lui.

A Pâques, agneau et œufs colorés étaient sur toutes les tablesLe régime n'a jamais pu empêcher les Roumains de célébrer les fêtes religieuses…

Même les dirigeants communistes, en privé, respectaient la tradition.

Gavril et Monica, enseignantsdans un village de Bucovine,se souviennent de leurs 23

août du début des années 80. Avec leursélèves, les étudiants et leurs collègues, ilsdevaient défiler à Suceava et, au coursdes 3-4semaines précédentes de se rendrechaque jour dans la capitale du judet pourles répétitions. Les vacances en étaientlargement écornées. Apprentissage desmouvements de gymnastique, prépara-tion des banderoles, des pancartes en car-ton sur lesquelles on affichait des cahiersgéants et où ne figuraient que des bonnesnotes, construction d'immenses instru-ments de classe, comme des équerres, desrègles, des rapporteurs, occupaient prati-quement le mois d'août.

Au jour dit, le cortège se formait plu-sieurs heures à l'avance, dans un ordrestrict traduisant les priorités idéologiquesdu Pouvoir, tout comme le nombre dedrapeaux, slogans, portraits deCeausescu, de sa femme, étaient établis etrépartis de manière "scientifique".

Fonctionnaires déguisés en paysans et faux sportifs

En tête prenait place l'Armée, puisvenaient les "gardes patriotiques" de laville, sorte de milice formée par lesouvriers de l'Etat; suivaient les "pion-niers" et les écoles, puis c'était le tour desprolétaires, les mineurs, choyés par lerégime, précédant les ouvriers des

grosses usines.Défilaient ensuite les paysans, les

principales victimes du communismeavec les intellectuels. Mais, dans les vil-lages, ces derniers se montraient très réti-cents à venir manifester leur attachementet leurs remerciements au "grand partides classes laborieuses", et les autoritésétaient obligées de recourir à des subter-fuges pour masquer leur absence. Ainsi,ce sont les fonctionnaires de ces localitésrétives qui étaient réquisitionnés pourparader à leur place, transformés en tra-vailleurs de la terre et revêtus des cos-tumes traditionnels locaux. Enfin, fer-mant la marche - et souvent tout aussifaux que les paysans - apparaissaient lessportifs. (Lire page suivante)

Les 23 août de Gavril et Monica professeurs dans un village de Bucovine

Les autorités dépensaient chaque année l'équivalent de cent millions d'euros d'aujourd'hui pour la réussite de l'événement.

bière et mici à volonté

Les traditions des paniers de victuailles bénis par le pope à la sortie

de la messe pascale et des oeufs que l’on casse, avaient toujours cours.

Lors des visites du dictateur, les magasins se transformaient soudainen cavernes d’Ali Baba... les Roumains

s’y précipitant pour faire leurs achats.

Page 26: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

26

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

31

Les Années de PLomb Une vvie ccommuniste

Défilé réservé à la nomenklatura et public interdit d'accès(Suite de la page 25)

Le défilé durait trois à quatre heures,au rythme des marches militaires diffuséespar les haut-parleurs et des slogans, soi-gneusement étudiés. La ville étaitpavoisée de drapeaux et de banderoles,mais curieusement vide. En effet, etcomme dans toute la Roumanie, le publicn'était pas admis à assister à la "grandemanifestation patriotique". Des camionsen travers des rues interdisaient l'accès aucentre et des cordons de policiersveillaient à éconduire les intrus.

Finalement le cortège ne présentaitson hymne à la gloire des "réalisations dusocialisme" qu'à une poignée de "privilé-giés", les 200 ou 300 membres de lanomenklatura locale, entassés dans la tri-bune officielle. Mépris, envie de resterentre gens de "bonne compagnie", peurd'incidents ou de réactions populaires ? Il en était de même àBucarest, la tribune étant simplement un peu plus garnie,accueillant 2 à 3000 hauts membres du Parti CommunisteRoumain et quelques invités de marque. Les "masses", elles,avaient le droit à une large diffusion de l'événement à la télé-vision, avec les commentaires "appropriés".

Scénario B, en cas de mauvais temps

Un ou deux jours avant le 23 août, les Bucarestois avaientdroit à une autre commémoration, dont les images faisaient letour du monde et de la Roumanie. Lesouvriers de la capitale étaient réquisitionnéspour remplir les 80 000 places du StadeNational - l'équipe de Roumanie y disputeses matchs - et servir de "claque" à l'im-mense parade qui y était présentée.

20 à 30 000 "acteurs", venus de tout lepays, mobilisés à tour de rôle dans lesjudets, les communes, les écoles, y présen-taient pendant des heures des tableauxréglés au millimètre, glorifiant les réalisa-tions du régime, scandant ses vertus et ren-dant hommage aux dirigeants. Préparé dèsfévrier et mars, le spectacle avait nécessité 3semaines de répétitions intenses.

Marx ne pouvant pas toujours comman-der à Dieu, il restait l'hypothèque du temps.Mais le Parti avait réponse à tout et avaitpréparé "un plan B", en cas de pluie. Lanomenklatura et les invités, environ 5000personnes, étaient conviés à se réfugier dansla salle du Congrès du Parti communiste. Là, un autre spec-tacle, mobilisant un millier d'autres participants et préparé uni-quement pour le cas d'intempéries, les attendait. Les figurants

du Stade National étaient alors renvoyésdans leurs pénates, après avoir gâché, envain, trois semaines de leurs vacances.

Enfants mis en quarantaine pour ne pas contaminer le "Conducator"

Gavril et Monica ont connu ce secondscénario. Envoyés dans la capitale dès lafin juillet, avec une vingtaine d'enfants deleur village, ils ont répété pendant quatresemaines. Mais auparavant, ils avaient dûcompléter des fiches personnelles surchaque élève pour savoir son originesociale, l'investigation remontant jus-qu'aux grands-parents.

Etaient-ils bourgeois, riches paysans,avaient-ils fait de la politique, quellesétaient leurs convictions religieuses, desmembres de leur famille étaient-ils partisà l'étranger? Le Parti entendait prévenirun éventuel acte terroriste, en écartant les

profils de potentiels "ennemis de classe".De même, les répétitions au sein de la salle des Congrès

étaient-elles soumises à des contrôles sévères, l'identité desparticipants étant vérifiée plusieurs fois. Mais, curieusement,le jour de la manifestation - Gavril et Monica avaient eu "lachance" de tomber sur un 23 août pluvieux et donc de ne pasavoir sacrifié leurs vacances pour rien - aucune vérification nefût faite, les deux enseignants et leur petite troupe se retrou-vant à moins de vingt mètres du couple Ceausescu.

Trois-quatre jours avant, les enfants chargés de remettrespontanément des fleurs au "Conducator" et à sa femme,

avaient été minutieusement auscultés pardes médecins pour voir s'ils ne souffraientpas de maladies contagieuses… et "mis enquarantaine" jusqu'au moment opportun.

Les élèves de Gavril et Monica ne gar-dent pas un mauvais souvenir de leur dépla-cement à Bucarest, qu'ils voyaient pour lapremière fois. Entre les répétitions - deuxheures le matin, autant l'après-midi - dessorties et des visites étaient organisés, desjeux prévus. L'hébergement était tout à faitcorrect et le suivi médical sérieux. Commeles trente mille participants prévus pour lesversions A et B, ils avaient reçu un costumede scène entièrement neuf, qu'il fallaitrendre ensuite… et qui étaient tous brûlés !

Rien n'était trop beau pour la réussite dela grande fête de l'Insurrection nationale,dont le peuple était pourtant tenu à l'écart, etchaque célébration du 23 août devait êtreencore plus magnifique que la précédente.

D'après les estimations de l'époque, il en coûtait chaque annéedeux milliards de lei à la Roumanie, soit cent millions d'eurosd'aujourd'hui !

voitures, démontent les portes d'une Dacia pour les remontersur une autre… et finalement constater que çà ne marchaitjamais. A la décharge des employés du constructeur:machines, outillage, moules pour les carrosseries n'avaient pasété changés depuis la construction de l'usine.

Etre à la fois mécano, électricien, tôlier...

Plus le temps passait depuis l'apparition de Dacia, plus laqualité s'effondrait. Après la tôle, c'est la mécanique quilâchait. Avec la folie des économies à tout prix que le régimeavait décidé de réaliser, notamment en important au minimum,on est allé jusqu'à installer des pièces d'occasion, prises surd'anciennes voitures, sur les modèles neufs. Moteur, boîte devitesse, cardans pouvaient casser au bout de seulement 500-600 km, l'installation électrique ne plus fonctionner. Parfois,c'est le faisceau électrique qui brûlait sans raison précise… oubien des roues se détachaient.

Les problèmes posés par les Dacia étaient devenus si nom-breux qu'un voyage avec une telle voiture devenait une vraieaventure. Son conducteur devait absolument être à la fois,mécano, électricien, tôlier, et avoir toujours à bord un mini-mum d'outils pour se dépanner: clés, tournevis, pinces, mar-teau… sans oublier les rustines et la colle.

Vu l'état des routes mais aussi la mauvaise qualité despneus, les crevaisons étaient - et sont toujours - si fréquentes,que la chambre à air, usée, crevait au passage du moindre trouou obstacle. L'auteur de ces lignes a crevé sept fois en allant dechez lui à Sibiu, distant de 40 km, et a dû réparer seul en plei-ne nuit, égrenant tout le chapelet de jurons qu'il connaissait.C'est ce problème qui a entraîné l'apparition de nombreux"Vulcanizare" (réparateurs de pneumatiques) dans toute la

Roumanie. Quant à la suspension, appréciée pour sa souplesselorsque la voiture est neuve, elle s'abîmait vite avec les trous.Deux fois par an, au printemps et à l'automne, il fallait chan-ger les silentblocs, les rotules et autres éléments.

Pas regardante pour le carburant

L'apparition de fabricants de pièces de rechange spéci-fiques aux Dacia a été un phénomène beaucoup plus récent etgrave : produites après la "Révolution" à moindre coût par desentreprises ayant un minimum de machines, leur qualité estplus que douteuse et elles peuvent conduire à des tragédies àla suite de défaillances du freinage ou de la direction, sans par-ler de la pollution engendrée. Bon nombre de Dacia fumaientà cause de leurs moteurs très anciens, souvent mal réglés pourconsommer le moins possible, mais aussi à cause de la mau-vaise qualité du carburant. On disait que les Dacia, peu regar-dantes, en acceptaient de toutes sortes, à l'exception du gas-oil:gaz liquide sortant de la terre, solvants, etc…

Entrée de son vivant dans la légende

Dernier phénomène lié à la "saga de cette voiture: l'appa-rition de nombreux chauffeurs de taxis improvisés depuis la"Révolution", souvent sans autorisation. Il s'agit de chômeursqui ont consacré leur prime de licenciement à l'achat d'unevieille Dacia et profitent, dans certaines régions, de la quasidisparition des entreprises de transport en commun, en faillite.Trente ans après, ils montrent des prodiges d'inventions et d'as-tuces pour continuer à faire rouler leur véhicule, faisant ainsientrer un peu plus la Dacia, de son vivant, dans sa légende.

Ovidiu Gorea

des Dacia

La revue du Parti célèbre “la grande messe” du 23 août,

à la gloire du régime... mais surtout de Ceausescu dans les dernières années.

Les “Cadillacs” de la population

Trouver del’essenceétait un rêveencore plusinaccessiblequ’avoirune voiture.

Bus marchantau gaz butane“pour faire deséconomies”.

Les “navetisti” utilisaient tous les

jours des trainsbondés pour se

rendre au travail.

La charette étaitle moyen

de locomotion le plus utilisé

dans les campagnes.

Préparatifs à la “manifestation patriotique”.

Page 27: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Dora était professeur dans une petite commune dujudet d'Arad. Jolie fille, jeune, gaie, elle avait étéremarquée par son directeur qui trouvait là le pro-

fil tout indiqué pour remplacer un de ses collègues sur ledépart, à la tête des "Pionniers", organisation du parti regrou-pant tous les élèves de 8-14 ans, et préparant l'entrée à l'U.T.C.(Union des Jeunes Communistes) organe destiné aux collé-

giens et lycéensque dirigeait d'unemain de fer la pro-fesseur de russe.

Elle avaitaccepté, résignée,non par conviction- hier commeaujourd'hui, elle n'aqu'aversion pour la

politique, la propagande et le militantisme - mais parce que leposte offrait des compensations non négligeables. Elle neserait plus obligée d'aller enseigner dans le village voisin oùelle se rendait deux jours par semaines - 10 km aller-retour àpied, dans la neige et parfois par - 20°, en hiver - son horairehebdomadaire étant ramené de 18 heures (parfois 26 heures,avec les heures supplémentaires obligatoires) - à 11 heures;pas de classes à superviser, et ne plus être contrainte de sur-veiller les élèves cueillant le raisin pendant les vendanges ouramassant les vers à soie, en mai-juin.

Encadrer le "travail patriotique" et s'ennuyer à mourir aux réunions du Parti

En contre-partie, elle avait dûadhérer au Parti communiste, assisterà ses réunions régulières, parfois enprésence d'"activistes" venus d'Arad.Elle devait aussi réunir ses jeunesouailles plusieurs fois par semainepour leur parler de l'action du Parti etdu camarade Ceausescu… du moinsen théorie, dans les rapports qu'elleremplissait pour ses chefs. Il lui fal-lait aussi encadrer le "travail patrio-tique" des pionniers, surveillé par lamairie: nettoyer le parc municipal, enlever les ronces dans lespâturages, collecter les vieux papiers et la ferraille, cueillir lesplantes médicinales, les faire sécher, ramasser les châ-taignes… Le travail de chaque élève devait rapporter 100 leipar an (5 € d'aujourd'hui).

Le plus pénible était d'assister aux interminables réunionsmensuelles du Parti à Arad, qui pouvaient durer jusqu'à sixheures. Pas question, là, de tricoter en cachette, comme au vil-

lage. Il fallait garder l'air inspiré… tout en trompant l'ennui enpensant à autre chose. De temps en temps, Dora devait prendrela parole pour débiter, sans en penser un mot, les slogans et lesmots d'ordre qu'elle avait découpés dans la presse du Parti.

Le cortège prenait un air de carnavalavec les chars des usines et des administrations

Dans sa petite commune, le 23 août se déroulait dans leparc municipal, les habitants attendant la fin des discours pourpartager tsuica et mici et assister à un modeste programme dedanses folkloriques. En cas de pluie, les professeurs, les fonc-tionnaires, les cadres du Parti et les représentants des élèvesétaient tenus de se regrouper dans la salle de la Maison de laCulture pour une commémoration qui durait 2-3 heures.

Dora n'avait jamais été conviée à envoyer ses enfants défi-ler à Arad, mais si elle avait l'occasion de se rendre dans lacapitale du judet, elle aimait assister à l'évènement, du haut del'appartement de sa tante qui donnait sur la tribune officielle.Le cortège, avec ses drapeaux, ses pancartes, la musique, seschars fabriqués par les usines et les administrations lui don-naient le sentiment d'être transportée au cœur d'un carnaval.

Convoquée et blâmée par le Parti

La "catastrophe" survint en 1987, à la fin de l'année sco-laire. Dora apprit qu'elle devait emmener ses élèves pour laparade du 23 août à Bucarest. Trois-quatre semaines perdues,où il faudrait en plus vivre en communauté, tout en surveillantses pionniers… Les vacances étaient fichues. C'était la tuile !Les parents avaient donné leur accord, mais quand elle se ren-

dit chez eux, ils se rétractèrent prati-quement tous, seuls cinq ou sixacceptant de s'en séparer. Dora aver-tit ses chefs et tomba "opportuné-ment" malade, si bien que leConducator dût se passer de sa pré-sence et de celle de ses protégés.

A la rentrée, elle fut convoquéeà Arad et fut vertement semoncée aucours d'une réunion spéciale duparti. Elle se rassura en constatantque son cas était loin d'être isolé,

imaginant, non sans un sourire, que les autorités du judetavaient dû se faire taper sur les doigts par Bucarest pour ne pasavoir rempli les normes "patriotiques".

Dora conserva toutefois ses fonctions, ses avantages et sespesanteurs, jusqu'à leur suppression, fin décembre 1989…montrant la profondeur de ses convictions idéologiques enétant parmi les premières à se ranger aux côtés desRévolutionnaires...

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

27

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

30

"Quand j'ai appris que je devais aller défiler à Bucarest… c'était la tuile "

Dora avait été désignée chef des pionniers parce qu'elle était jolie, jeune et gaie... mais ses vacances s’annonçaient mal.Au milieu des années 60, Ceausescu s'était mis en

tête de montrer la puissance économique de sonrégime en se lançant dans la construction d'une

petite voiture, les grosses limousines soviétiques, Volga ouCheika, ne correspondant pas aux aspirations populaires. Unecertaine tradition existait dans le pays mais, jusque là, la pro-duction se limitait à la fabrication de 4x4, les IMS, ancêtresdes ARO de nos jours, à Câmpulung Muscel, et à celle decamions et de tracteurs à Brasov, le tout sous licence sovié-tique, une bonne partie de ces véhicules y étant exportés.

Ceausescu se tourna vers des fabri-cants occidentaux. Toyota semblait lemieux placé, mais la pression des payseuropéens, qui redoutaient l'irruptiondes Japonais sur leur marché, auraitdécidé le "Conducator" a opté pourRenault. Une usine a donc été construiteà Pitesti, avec l'aide du constructeurfrançais. La fabrication a débuté en1969 avec la Dacia 1100, inspirée de laR8, dont le premier exemplaire fût remisà Ceausescu et qui se trouve exposéaujourd'hui dans le hall de l'usine.

Des carrosseries qui rouillaienttrois-quatre ans après l'achat

La marque prit son envol au tout début des années 70quand, en même temps qu'en France, sortait la Dacia 1300, enfait la R 12, une voiture dont rêvaient tous les Roumains,séduits par son élégance, sa maniabilité, son confort, sa méca-nique assez simple. Les premières séries furent achetées,comme de juste, par la haute et moyenne nomenklatura. Il fal-lait débourser à l'époque 70 000 lei, soit cinq ans de salaire. Laqualité était assez bonne car, au début, ce modèle était produitsous la surveillance et avec l'assistance technique des spécia-listes français.

Au fil des années, la demande s'est faite de plus en plusforte… alors que la qualité commençait à baisser, Renaultayant cessé sa collaboration en 1978. Les carrosseriesrouillaient trois-quatre ans après l'achat. Sont apparus alorsune multitude de tôliers-carrossiers - on en comptait un pourcent Dacia! - qui firent des prodiges et demeurent encoreaujourd'hui de véritables experts. Ils devaient procéder àl'"antiphonage" qui consiste à découper la tôle pourrie, en sou-der une neuve au chalumeau, peindre en dessous avec du mas-tic puis avec de la peinture résistante à l'eau, et finalementrepeindre toute la carrosserie.

Une telle réparation exige de deux à quatre semaines et, denos jours, coûte entre 500 et 800 €. Mais aujourd'hui, encoreplus qu'hier, il faut faire attention aux escrocs qui bouchent lestrous de rouille avec du mastic, voire du papier toilette, recou-verts de peinture ou de vernis.

La fierté de la famille

Jusqu'à l'apparition de la Logan, la Dacia 1300 était deve-nue la voiture de la classe moyenne, celle qui gagnait autourde 100 € par mois. Toutefois, s'acheter un véhicule neuf n'é-tait pas aussi facile que çà. Une Dacia coûtait entre 3000 et5000 €, ce qui était au-dessus des possibilités de l'énormemajorité des familles. On n'en vendait d'ailleurs qu'à peine60 000 par an, dont 40 000 voitures de tourisme. Autrefois, lavoiture était un objet de fierté pour toute la famille et celle-ci

mobilisait l'ensemble de ses moyenspour pouvoir effectuer l'acquisition.Vers 1980, un système de crédit - nou-veauté pour le régime - avait été mis enplace par la Caisse d'Epargne. Il fallaitdéposer 50 % du prix du véhicule etpayer le reste en mensualités pendanttrois ans… temps minimum d'ailleursnécessaire à sa livraison.

Motif de blagues

Avec le reçu de la Caissed'Epargne, on se rendait au servicecommercial de Dacia qui attribuait un

numéro d'ordre, pour la commande. Il ne restait plus qu'àpatienter… Une blague connue de l'époque voulait que lorsquele vendeur avait fixé la date de livraison, donc plusieurs annéeplus tard, l'acheteur se fasse préciser si celle-ci devait se fairele matin ou l'après-midi… le plombier devant passer réparerl'évier de la cuisine ce jour-là.

Les Dacia noires de la Securitate

Bien sûr, il existait des passe-droits. Fin des années 70,alors qu'on n'importait plus de voitures soviétiques, lescomités départementaux du PCR approuvaient pour lanomenklatura locale l'achat immédiat d'une Dacia. Les des-sous de table existaient aussi pour faire raccourcir les délais.

Les Roumains redoutaient par dessus-tout les Dacianoires. Solides, elles n'étaient pas destinées à la populationmais à l'appareil d'Etat, au Parti communiste, à la police et à laSecuritate. Toujours vers 1980, une Dacia 2000 est apparue,réservée à la très haute nomenklatura, mais dont seulement200 exemplaires ont été construits. Il s'agissait en fait de laRenault 30 qui arrivait pratiquement terminée, l'usine dePitesti se contentant de monter des éléments de moindreimportance comme les sièges ou les pare-chocs.

La Roumanie exportait aussi des Dacia de meilleure qua-lité vers divers Etats de l'Amérique latine, la Chine, ou d'autrespays dépourvus de constructeurs automobiles. Mais des pro-blèmes apparaissaient fréquemment. Une anecdote voulait queles importateurs etrangers lorsqu'ils vérifiaient leurs lots de

La saga Lancée en 1969, la Renault 12 roumaine est entrée vivante dans la légende

symbolisant la débrouillardise à laquelle la population avait été réduite.

En 35 ans, près de deux millions de Dacia auront été construites. Ici, le dernier exemplaire

sortie des chaines de l’usinede Pitesti.

Page 28: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommuniste

Jusqu'à la fin des années 50, il n'était pas correct politi-quement de posséder une voiture. D'ailleurs, à Bucarest, unseul magasin en proposait. Situé à l'angle du BoulevardMagheru ("Les champs Elysées" de la capitale) et de la rueJules Michelet, on y voyait exposés des Pobeda et Volga, ven-dus au prix faramineux de 75 000 lei. Une somme quant onpense que les fonctionnaires qui étaient accusés d'avoir dila-pidé l'équivalent ou plus risquaient sérieusement le pelotond'exécution !

Les Roumains qui en avaient les moyens seretournaient donc vers les motos, préférant encoreune fois les MZ et les Java, fabriqués enTchécoslovaquie ou les vieilles Zundapp et BMWallemandes, aux IJ soviétiques dont on dotait lesingénieurs et chefs de chantiers. Le communismeétait encore neuf dans les pays de l'Est, qui avaientconservé leur savoir-faire de l'Avant-guerre, alorsqu'il avait déjà sévi depuis 30 à 40 ans en Russie, cequi se ressentait sur la qualité des produits.

Le tournant de 1963

La fin des années 50 marque un tournant. Toujours venantde Tchécoslovaquie, apparaissent des modèles Skoda Octaviaet Felicia à deux portes, coupés, décapotables, cabriolets, ainsique la Wartburg, deux cylindres et quatre portes, mais toujoursque trois vitesses, vendue 50 000 lei, fabriquée en Allemagnede l'Est, roulant à 120 km/h et beaucoup plus élégante que laMoskvicht qui ne trouve plus preneur. Ces voitures intéressenttrès peu de gens: les ingénieurs, les artistes, les médecins, lessportifs reconnus et médaillés par le régime. Les autres restentdans une prudente expectative, se méfiant que la Securitatevienne leur demander des comptes sur l'origine de l'argentconsacré à cet éventuel achat.

Coup de tonnerre à l'automne 1963: pour la première fois,le magasin d'Etat de Bucarest propose à la vente des modèlesoccidentaux. Il s'agitdes Fiat 600, 1100,1300 et 1800.

Rapidement, laWartburg tombe endésuétude, les Skodaet Moskvicht n'inté-ressent plus grandmonde. Les motosMZ et Java, ainsi queles magnétophonesTchécos lovaquesTesla, appréciés pourleurs performances,appartiennent déjà aupassé. D'autant plus qu'en 1965, deux nouveaux modèles occi-dentaux apparaissent sur le marché roumain: la RenaultDauphine et la R 16, tout juste sortie en France et qui permetde rouler jusqu'à 171 km/h !, auxquelles s'ajoutera bientôt ledernier modèle Fiat 850.

Dacia règne en maître

La voie est alors dégagée pour l'avènement de la Dacia, en1966, la R 12 de Renault que le constructeur français va lan-cer lui-même avant de se retirer et qui, à l'image du Parti, vadevenir la "voiture unique" de la Roumanie pendant près dequatre décennies - le dernier exemplaire est sorti le 8 décembre2006 - tellement elle est présente sur les routes du pays.

La Dacia devientla voiture nationale,la première fabriquéepar le pays… avecplus ou moins debonheur et qui feradire "qu'elle est laseule voiture aumonde qui n'a pasdeux exemplaires quise ressemblent". Sonrègne symbolise

cette dérussification ambiguë entreprise par Ceausescu, dontl'avantage est de faire croire à une population humiliée parl'occupation soviétique, puis par sa dépendance vis à vis deMoscou, que le communisme peut aussi être national.

Une ère nouvelle a commencé. Le régime admet que lescitoyens aient une voiture à eux, "propriété personnelle"comme se flatte le vocabulaire officiel. Et il faut voir avec quelsoin les "propriétaires" entourent ce joyau. Ils ont les yeux deRodrigue pour ce qui n'était… qu'une chimère voici encorepeu. Ils lavent leur Dacia toutes les semaines, veillent sur ellecomme sur un nouveau-né, sont fiers de faire le tour du quar-tier avec, ne la prêteraient sous aucun prétexte.

Ceausescu en Mercedes 600 comme Tito, Mao… et Paul VI

Après une longue léthargie, les rues de Bucarestse réveillent, même si le trafic n'atteint pas celui del'Entre-Deux-Guerres. La diaspora établie en Europede l'Ouest revient visiter la famille, avec de nouveauxvéhicules; un commerce de voitures d'occasionétrangères apparaît. Ceausescu roule en Mercedes600 - ce qui se fait de mieux dans le monde, en dehorsde la Rolls Royce - à l'image de Tito, Mao TséToung… et Paul VI. Il y fera monter De Gaulle qui,en France, se contente d'une DS, puis Nixon.

Mais en 1979, la Roumanie a pris un tournant,avec le voyage du "Conducator" en Corée de Nord,dont il revient avec des idées à la "chinoise"annonçant les terribles années suivantes. La nomenk-latura doit renoncer aux voitures luxueuses et se

contenter des Dacia. Les seuls personnages publics qui ne s'yrésoudront pas, conservant leur Mercedes, sont deux métropo-lites et un archevêque. Le Patriarche Justin, lui, continuera àrouler en Cadillac, y compris pour se rendre aux réceptionsofficielles.

Les Années de PLomb

29

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

28

Dans les années les plus dures du communisme,entre 1948 et 1953, quand le chapeau et la crava-te étaient considérés comme des accessoires bour-

geois, seule une poignée d'anciens privilégiés -avocats, méde-cins, petits patrons, commerçants - possédaient une voiture. Acette époque, celle-ci devenait non plus un signe de richessemais un symbole de pouvoir et d'autorité. Les membres de lanomenklatura communiste n'avait pas de voiture personnelle,ni n'en conduisaient: ils bénéficiaient de celle que leur four-nissait le régime, avec chauffeur, ce qui indiquait qu'ils occu-paient une position sociale élevée.

Jusqu'en 1960, des taxis privés circulèrent cependant dansles rues de Bucarest. Le plus souvent c'étaient des Ford, inva-riablement noires, car ce constructeur avait créé une chaîned'assemblage de ses véhicules dans les faubourgs de la capita-le, entre les deux guerres; mais on voyait aussi des Dodge, desPlymouth, des Buick.

La Securitate en voitures américaines

A partir des années 60, des Fiat, des Skoda, des Renault,des Mercedes, ont fait leur apparition, côtoyant les premiersexemplaires des voitures soviétiques, les Pobeda et Volga,grossières copies des "belles américaines", dotées de seule-ment trois vitesses et d'une "marsarier" (marche arrière). Aumilieu des années 60, quelques Moskvicht, imitations del'Opel Kapitan, se glissent dans la circulation. Après la guerre,les Russes avaient démonté les chaînes de fabrication d'Opelsituées en Allemagne de l'Est pour les installer chez eux.

Cependant, jusqu'en 1960, les voiture soviétiques étaientminoritaires dans les rues de Bucarest et des grandes villes. En1948, le dernier lot de voitures américaines était arrivé enRoumanie. Il s'agissait dequelques centaines de Packard-Clippers et de Jeeps… qui furentattribuées à la Securitate! Plustard, elle seront remplacées pardes véhicules tous terrains sovié-tiques plus "conformes" idéolo-giquement, les "Gaz" qui devien-dront le symbole de la Securitatedans tous le pays et seront égale-ment attribués aux premierssecrétaires du Parti de chaquerayon, unités administrativescomposant chacune des seizerégions d'alors.

"Cadillacs mongoles"

Toujours obsédés par les Américains, une décennie aprèsla fin de la guerre, les Soviétiques s'efforcèrent de fabriquerdes grosses voitures que l'on appelait sous le manteau des

"Cadillacs mongoles". Trois marques apparurent, qui distin-guaient le rang du bénéficiaire: les ZIM, Les ZIS, les ZIL,d'une capacité de 8 personnes. Leurs espaces intérieurs étaientvastes et on y installait des tapis. A moins qu'il n'ait desinvités, le dirigeant auquel elle était attribuée s'installait àl'avant. Son secrétaire, son chef de cabinet, occupaient desstrapontins fixés au dos des sièges avant. Des rideaux garan-tissaient discrétion et confidentialité aux occupants…

Un sujet d'étude intéressant pour les psychanalystes: vou-laient-ils se voiler la face devant les réalités du quotidien, seprotéger de leurs échecs et ne pas avoir à se remettre en cause,ou bien affirmer avec arrogance devant les passants qu'ilsappartenaient à un autre univers ?

En 1960, un nouveau type de voiture russe du mêmegenre, la Ceaika, compléta la gamme. Avec ses chromes, ellerappelait les Buick de 1945. Ces véhicules étaient réservés auxdignitaires de haut rang, mais aussi à ceux de l'Eglise ortho-doxe, dont les hiérarques étaient compromis avec le régime.Ainsi le métropolite de Moldavie et Suceava, Iustin Moisescucirculait en Ceaika, celui d'Olténie, Firmilian Marin, remplaçasa Dodge trop vieille par une ZIM. Par contre le PatriarcheJustinien, chef de l'Eglise Orthodoxe Roumaine, conserva laCadillac de 1946 laissée par son prédécesseur, Nicodim, jus-qu'en 1968. Là, il la changea pour un nouveau modèle de cettemarque, acheminé des USA après beaucoup de péripéties etqui nécessita des sacrifices de la part des fidèles.

Le dictateur albanais Enver Hodja outré par le luxe des dirigeants roumains

Peu avant le soulèvement de Budapest, fin octobre 1956,les rapports Est-Ouest avaient connu une brève détente, bap-

tisée "L'esprit de Genève". Cedégel éphémère avait permis à laRoumanie d'importer des lots degrosses voitures américaines,destinées à la nomenklatura, etde Land-Rovers, remises à laSecuritate.

Un an plus tard, le dictateuralbanais Enver Hodja, qui allaitbientôt rompre avec Moscoupour se tourner vers Mao TséToung et prôner dans son paysun communisme à la chinoise,fut invité en visite officielle à

Bucarest. Il se montra outré par le luxe ostentatoire affiché parles dirigeants roumains, écrivant dans se mémoires: "Lescamarades communistes roumains n'ont aucun esprit prolétai-re. Ils se comportent comme n'importe quels bourgeois. Ilsroulent dans des voitures américaines, ils portent des costumesen étoffe anglaise, ils banquettent à la française devant destables opulentes".

"Dis-moi quelle est ta voiture Dignitaires du Parti et de l'Eglise orthodoxe roulaient dans des "voitures de classe"

mais le simple citoyen dut attendre 1965 pour devenir propriétaire d'un modeste véhicule.

... Je te dirai qui tu es"

Pas fou (pour une fois), Ceausescu s’était tourné vers le luxe occidental, choisissant cette Mercedes.

Métropolite de l’Eglise de Moldavie et de Suceava, Iustin Moisescu circulait en Ceaika, la “Cadillac mongole”

fabriquée en URSS et réservée aux dignitaires de haut rang.

Page 29: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommuniste

Jusqu'à la fin des années 50, il n'était pas correct politi-quement de posséder une voiture. D'ailleurs, à Bucarest, unseul magasin en proposait. Situé à l'angle du BoulevardMagheru ("Les champs Elysées" de la capitale) et de la rueJules Michelet, on y voyait exposés des Pobeda et Volga, ven-dus au prix faramineux de 75 000 lei. Une somme quant onpense que les fonctionnaires qui étaient accusés d'avoir dila-pidé l'équivalent ou plus risquaient sérieusement le pelotond'exécution !

Les Roumains qui en avaient les moyens seretournaient donc vers les motos, préférant encoreune fois les MZ et les Java, fabriqués enTchécoslovaquie ou les vieilles Zundapp et BMWallemandes, aux IJ soviétiques dont on dotait lesingénieurs et chefs de chantiers. Le communismeétait encore neuf dans les pays de l'Est, qui avaientconservé leur savoir-faire de l'Avant-guerre, alorsqu'il avait déjà sévi depuis 30 à 40 ans en Russie, cequi se ressentait sur la qualité des produits.

Le tournant de 1963

La fin des années 50 marque un tournant. Toujours venantde Tchécoslovaquie, apparaissent des modèles Skoda Octaviaet Felicia à deux portes, coupés, décapotables, cabriolets, ainsique la Wartburg, deux cylindres et quatre portes, mais toujoursque trois vitesses, vendue 50 000 lei, fabriquée en Allemagnede l'Est, roulant à 120 km/h et beaucoup plus élégante que laMoskvicht qui ne trouve plus preneur. Ces voitures intéressenttrès peu de gens: les ingénieurs, les artistes, les médecins, lessportifs reconnus et médaillés par le régime. Les autres restentdans une prudente expectative, se méfiant que la Securitatevienne leur demander des comptes sur l'origine de l'argentconsacré à cet éventuel achat.

Coup de tonnerre à l'automne 1963: pour la première fois,le magasin d'Etat de Bucarest propose à la vente des modèlesoccidentaux. Il s'agitdes Fiat 600, 1100,1300 et 1800.

Rapidement, laWartburg tombe endésuétude, les Skodaet Moskvicht n'inté-ressent plus grandmonde. Les motosMZ et Java, ainsi queles magnétophonesTchécos lovaquesTesla, appréciés pourleurs performances,appartiennent déjà aupassé. D'autant plus qu'en 1965, deux nouveaux modèles occi-dentaux apparaissent sur le marché roumain: la RenaultDauphine et la R 16, tout juste sortie en France et qui permetde rouler jusqu'à 171 km/h !, auxquelles s'ajoutera bientôt ledernier modèle Fiat 850.

Dacia règne en maître

La voie est alors dégagée pour l'avènement de la Dacia, en1966, la R 12 de Renault que le constructeur français va lan-cer lui-même avant de se retirer et qui, à l'image du Parti, vadevenir la "voiture unique" de la Roumanie pendant près dequatre décennies - le dernier exemplaire est sorti le 8 décembre2006 - tellement elle est présente sur les routes du pays.

La Dacia devientla voiture nationale,la première fabriquéepar le pays… avecplus ou moins debonheur et qui feradire "qu'elle est laseule voiture aumonde qui n'a pasdeux exemplaires quise ressemblent". Sonrègne symbolise

cette dérussification ambiguë entreprise par Ceausescu, dontl'avantage est de faire croire à une population humiliée parl'occupation soviétique, puis par sa dépendance vis à vis deMoscou, que le communisme peut aussi être national.

Une ère nouvelle a commencé. Le régime admet que lescitoyens aient une voiture à eux, "propriété personnelle"comme se flatte le vocabulaire officiel. Et il faut voir avec quelsoin les "propriétaires" entourent ce joyau. Ils ont les yeux deRodrigue pour ce qui n'était… qu'une chimère voici encorepeu. Ils lavent leur Dacia toutes les semaines, veillent sur ellecomme sur un nouveau-né, sont fiers de faire le tour du quar-tier avec, ne la prêteraient sous aucun prétexte.

Ceausescu en Mercedes 600 comme Tito, Mao… et Paul VI

Après une longue léthargie, les rues de Bucarestse réveillent, même si le trafic n'atteint pas celui del'Entre-Deux-Guerres. La diaspora établie en Europede l'Ouest revient visiter la famille, avec de nouveauxvéhicules; un commerce de voitures d'occasionétrangères apparaît. Ceausescu roule en Mercedes600 - ce qui se fait de mieux dans le monde, en dehorsde la Rolls Royce - à l'image de Tito, Mao TséToung… et Paul VI. Il y fera monter De Gaulle qui,en France, se contente d'une DS, puis Nixon.

Mais en 1979, la Roumanie a pris un tournant,avec le voyage du "Conducator" en Corée de Nord,dont il revient avec des idées à la "chinoise"annonçant les terribles années suivantes. La nomenk-latura doit renoncer aux voitures luxueuses et se

contenter des Dacia. Les seuls personnages publics qui ne s'yrésoudront pas, conservant leur Mercedes, sont deux métropo-lites et un archevêque. Le Patriarche Justin, lui, continuera àrouler en Cadillac, y compris pour se rendre aux réceptionsofficielles.

Les Années de PLomb

29

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

28

Dans les années les plus dures du communisme,entre 1948 et 1953, quand le chapeau et la crava-te étaient considérés comme des accessoires bour-

geois, seule une poignée d'anciens privilégiés -avocats, méde-cins, petits patrons, commerçants - possédaient une voiture. Acette époque, celle-ci devenait non plus un signe de richessemais un symbole de pouvoir et d'autorité. Les membres de lanomenklatura communiste n'avait pas de voiture personnelle,ni n'en conduisaient: ils bénéficiaient de celle que leur four-nissait le régime, avec chauffeur, ce qui indiquait qu'ils occu-paient une position sociale élevée.

Jusqu'en 1960, des taxis privés circulèrent cependant dansles rues de Bucarest. Le plus souvent c'étaient des Ford, inva-riablement noires, car ce constructeur avait créé une chaîned'assemblage de ses véhicules dans les faubourgs de la capita-le, entre les deux guerres; mais on voyait aussi des Dodge, desPlymouth, des Buick.

La Securitate en voitures américaines

A partir des années 60, des Fiat, des Skoda, des Renault,des Mercedes, ont fait leur apparition, côtoyant les premiersexemplaires des voitures soviétiques, les Pobeda et Volga,grossières copies des "belles américaines", dotées de seule-ment trois vitesses et d'une "marsarier" (marche arrière). Aumilieu des années 60, quelques Moskvicht, imitations del'Opel Kapitan, se glissent dans la circulation. Après la guerre,les Russes avaient démonté les chaînes de fabrication d'Opelsituées en Allemagne de l'Est pour les installer chez eux.

Cependant, jusqu'en 1960, les voiture soviétiques étaientminoritaires dans les rues de Bucarest et des grandes villes. En1948, le dernier lot de voitures américaines était arrivé enRoumanie. Il s'agissait dequelques centaines de Packard-Clippers et de Jeeps… qui furentattribuées à la Securitate! Plustard, elle seront remplacées pardes véhicules tous terrains sovié-tiques plus "conformes" idéolo-giquement, les "Gaz" qui devien-dront le symbole de la Securitatedans tous le pays et seront égale-ment attribués aux premierssecrétaires du Parti de chaquerayon, unités administrativescomposant chacune des seizerégions d'alors.

"Cadillacs mongoles"

Toujours obsédés par les Américains, une décennie aprèsla fin de la guerre, les Soviétiques s'efforcèrent de fabriquerdes grosses voitures que l'on appelait sous le manteau des

"Cadillacs mongoles". Trois marques apparurent, qui distin-guaient le rang du bénéficiaire: les ZIM, Les ZIS, les ZIL,d'une capacité de 8 personnes. Leurs espaces intérieurs étaientvastes et on y installait des tapis. A moins qu'il n'ait desinvités, le dirigeant auquel elle était attribuée s'installait àl'avant. Son secrétaire, son chef de cabinet, occupaient desstrapontins fixés au dos des sièges avant. Des rideaux garan-tissaient discrétion et confidentialité aux occupants…

Un sujet d'étude intéressant pour les psychanalystes: vou-laient-ils se voiler la face devant les réalités du quotidien, seprotéger de leurs échecs et ne pas avoir à se remettre en cause,ou bien affirmer avec arrogance devant les passants qu'ilsappartenaient à un autre univers ?

En 1960, un nouveau type de voiture russe du mêmegenre, la Ceaika, compléta la gamme. Avec ses chromes, ellerappelait les Buick de 1945. Ces véhicules étaient réservés auxdignitaires de haut rang, mais aussi à ceux de l'Eglise ortho-doxe, dont les hiérarques étaient compromis avec le régime.Ainsi le métropolite de Moldavie et Suceava, Iustin Moisescucirculait en Ceaika, celui d'Olténie, Firmilian Marin, remplaçasa Dodge trop vieille par une ZIM. Par contre le PatriarcheJustinien, chef de l'Eglise Orthodoxe Roumaine, conserva laCadillac de 1946 laissée par son prédécesseur, Nicodim, jus-qu'en 1968. Là, il la changea pour un nouveau modèle de cettemarque, acheminé des USA après beaucoup de péripéties etqui nécessita des sacrifices de la part des fidèles.

Le dictateur albanais Enver Hodja outré par le luxe des dirigeants roumains

Peu avant le soulèvement de Budapest, fin octobre 1956,les rapports Est-Ouest avaient connu une brève détente, bap-

tisée "L'esprit de Genève". Cedégel éphémère avait permis à laRoumanie d'importer des lots degrosses voitures américaines,destinées à la nomenklatura, etde Land-Rovers, remises à laSecuritate.

Un an plus tard, le dictateuralbanais Enver Hodja, qui allaitbientôt rompre avec Moscoupour se tourner vers Mao TséToung et prôner dans son paysun communisme à la chinoise,fut invité en visite officielle à

Bucarest. Il se montra outré par le luxe ostentatoire affiché parles dirigeants roumains, écrivant dans se mémoires: "Lescamarades communistes roumains n'ont aucun esprit prolétai-re. Ils se comportent comme n'importe quels bourgeois. Ilsroulent dans des voitures américaines, ils portent des costumesen étoffe anglaise, ils banquettent à la française devant destables opulentes".

"Dis-moi quelle est ta voiture Dignitaires du Parti et de l'Eglise orthodoxe roulaient dans des "voitures de classe"

mais le simple citoyen dut attendre 1965 pour devenir propriétaire d'un modeste véhicule.

... Je te dirai qui tu es"

Pas fou (pour une fois), Ceausescu s’était tourné vers le luxe occidental, choisissant cette Mercedes.

Métropolite de l’Eglise de Moldavie et de Suceava, Iustin Moisescu circulait en Ceaika, la “Cadillac mongole”

fabriquée en URSS et réservée aux dignitaires de haut rang.

Page 30: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Dora était professeur dans une petite commune dujudet d'Arad. Jolie fille, jeune, gaie, elle avait étéremarquée par son directeur qui trouvait là le pro-

fil tout indiqué pour remplacer un de ses collègues sur ledépart, à la tête des "Pionniers", organisation du parti regrou-pant tous les élèves de 8-14 ans, et préparant l'entrée à l'U.T.C.(Union des Jeunes Communistes) organe destiné aux collé-

giens et lycéensque dirigeait d'unemain de fer la pro-fesseur de russe.

Elle avaitaccepté, résignée,non par conviction- hier commeaujourd'hui, elle n'aqu'aversion pour la

politique, la propagande et le militantisme - mais parce que leposte offrait des compensations non négligeables. Elle neserait plus obligée d'aller enseigner dans le village voisin oùelle se rendait deux jours par semaines - 10 km aller-retour àpied, dans la neige et parfois par - 20°, en hiver - son horairehebdomadaire étant ramené de 18 heures (parfois 26 heures,avec les heures supplémentaires obligatoires) - à 11 heures;pas de classes à superviser, et ne plus être contrainte de sur-veiller les élèves cueillant le raisin pendant les vendanges ouramassant les vers à soie, en mai-juin.

Encadrer le "travail patriotique" et s'ennuyer à mourir aux réunions du Parti

En contre-partie, elle avait dûadhérer au Parti communiste, assisterà ses réunions régulières, parfois enprésence d'"activistes" venus d'Arad.Elle devait aussi réunir ses jeunesouailles plusieurs fois par semainepour leur parler de l'action du Parti etdu camarade Ceausescu… du moinsen théorie, dans les rapports qu'elleremplissait pour ses chefs. Il lui fal-lait aussi encadrer le "travail patrio-tique" des pionniers, surveillé par lamairie: nettoyer le parc municipal, enlever les ronces dans lespâturages, collecter les vieux papiers et la ferraille, cueillir lesplantes médicinales, les faire sécher, ramasser les châ-taignes… Le travail de chaque élève devait rapporter 100 leipar an (5 € d'aujourd'hui).

Le plus pénible était d'assister aux interminables réunionsmensuelles du Parti à Arad, qui pouvaient durer jusqu'à sixheures. Pas question, là, de tricoter en cachette, comme au vil-

lage. Il fallait garder l'air inspiré… tout en trompant l'ennui enpensant à autre chose. De temps en temps, Dora devait prendrela parole pour débiter, sans en penser un mot, les slogans et lesmots d'ordre qu'elle avait découpés dans la presse du Parti.

Le cortège prenait un air de carnavalavec les chars des usines et des administrations

Dans sa petite commune, le 23 août se déroulait dans leparc municipal, les habitants attendant la fin des discours pourpartager tsuica et mici et assister à un modeste programme dedanses folkloriques. En cas de pluie, les professeurs, les fonc-tionnaires, les cadres du Parti et les représentants des élèvesétaient tenus de se regrouper dans la salle de la Maison de laCulture pour une commémoration qui durait 2-3 heures.

Dora n'avait jamais été conviée à envoyer ses enfants défi-ler à Arad, mais si elle avait l'occasion de se rendre dans lacapitale du judet, elle aimait assister à l'évènement, du haut del'appartement de sa tante qui donnait sur la tribune officielle.Le cortège, avec ses drapeaux, ses pancartes, la musique, seschars fabriqués par les usines et les administrations lui don-naient le sentiment d'être transportée au cœur d'un carnaval.

Convoquée et blâmée par le Parti

La "catastrophe" survint en 1987, à la fin de l'année sco-laire. Dora apprit qu'elle devait emmener ses élèves pour laparade du 23 août à Bucarest. Trois-quatre semaines perdues,où il faudrait en plus vivre en communauté, tout en surveillantses pionniers… Les vacances étaient fichues. C'était la tuile !Les parents avaient donné leur accord, mais quand elle se ren-

dit chez eux, ils se rétractèrent prati-quement tous, seuls cinq ou sixacceptant de s'en séparer. Dora aver-tit ses chefs et tomba "opportuné-ment" malade, si bien que leConducator dût se passer de sa pré-sence et de celle de ses protégés.

A la rentrée, elle fut convoquéeà Arad et fut vertement semoncée aucours d'une réunion spéciale duparti. Elle se rassura en constatantque son cas était loin d'être isolé,

imaginant, non sans un sourire, que les autorités du judetavaient dû se faire taper sur les doigts par Bucarest pour ne pasavoir rempli les normes "patriotiques".

Dora conserva toutefois ses fonctions, ses avantages et sespesanteurs, jusqu'à leur suppression, fin décembre 1989…montrant la profondeur de ses convictions idéologiques enétant parmi les premières à se ranger aux côtés desRévolutionnaires...

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

27

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

30

"Quand j'ai appris que je devais aller défiler à Bucarest… c'était la tuile "

Dora avait été désignée chef des pionniers parce qu'elle était jolie, jeune et gaie... mais ses vacances s’annonçaient mal.Au milieu des années 60, Ceausescu s'était mis en

tête de montrer la puissance économique de sonrégime en se lançant dans la construction d'une

petite voiture, les grosses limousines soviétiques, Volga ouCheika, ne correspondant pas aux aspirations populaires. Unecertaine tradition existait dans le pays mais, jusque là, la pro-duction se limitait à la fabrication de 4x4, les IMS, ancêtresdes ARO de nos jours, à Câmpulung Muscel, et à celle decamions et de tracteurs à Brasov, le tout sous licence sovié-tique, une bonne partie de ces véhicules y étant exportés.

Ceausescu se tourna vers des fabri-cants occidentaux. Toyota semblait lemieux placé, mais la pression des payseuropéens, qui redoutaient l'irruptiondes Japonais sur leur marché, auraitdécidé le "Conducator" a opté pourRenault. Une usine a donc été construiteà Pitesti, avec l'aide du constructeurfrançais. La fabrication a débuté en1969 avec la Dacia 1100, inspirée de laR8, dont le premier exemplaire fût remisà Ceausescu et qui se trouve exposéaujourd'hui dans le hall de l'usine.

Des carrosseries qui rouillaienttrois-quatre ans après l'achat

La marque prit son envol au tout début des années 70quand, en même temps qu'en France, sortait la Dacia 1300, enfait la R 12, une voiture dont rêvaient tous les Roumains,séduits par son élégance, sa maniabilité, son confort, sa méca-nique assez simple. Les premières séries furent achetées,comme de juste, par la haute et moyenne nomenklatura. Il fal-lait débourser à l'époque 70 000 lei, soit cinq ans de salaire. Laqualité était assez bonne car, au début, ce modèle était produitsous la surveillance et avec l'assistance technique des spécia-listes français.

Au fil des années, la demande s'est faite de plus en plusforte… alors que la qualité commençait à baisser, Renaultayant cessé sa collaboration en 1978. Les carrosseriesrouillaient trois-quatre ans après l'achat. Sont apparus alorsune multitude de tôliers-carrossiers - on en comptait un pourcent Dacia! - qui firent des prodiges et demeurent encoreaujourd'hui de véritables experts. Ils devaient procéder àl'"antiphonage" qui consiste à découper la tôle pourrie, en sou-der une neuve au chalumeau, peindre en dessous avec du mas-tic puis avec de la peinture résistante à l'eau, et finalementrepeindre toute la carrosserie.

Une telle réparation exige de deux à quatre semaines et, denos jours, coûte entre 500 et 800 €. Mais aujourd'hui, encoreplus qu'hier, il faut faire attention aux escrocs qui bouchent lestrous de rouille avec du mastic, voire du papier toilette, recou-verts de peinture ou de vernis.

La fierté de la famille

Jusqu'à l'apparition de la Logan, la Dacia 1300 était deve-nue la voiture de la classe moyenne, celle qui gagnait autourde 100 € par mois. Toutefois, s'acheter un véhicule neuf n'é-tait pas aussi facile que çà. Une Dacia coûtait entre 3000 et5000 €, ce qui était au-dessus des possibilités de l'énormemajorité des familles. On n'en vendait d'ailleurs qu'à peine60 000 par an, dont 40 000 voitures de tourisme. Autrefois, lavoiture était un objet de fierté pour toute la famille et celle-ci

mobilisait l'ensemble de ses moyenspour pouvoir effectuer l'acquisition.Vers 1980, un système de crédit - nou-veauté pour le régime - avait été mis enplace par la Caisse d'Epargne. Il fallaitdéposer 50 % du prix du véhicule etpayer le reste en mensualités pendanttrois ans… temps minimum d'ailleursnécessaire à sa livraison.

Motif de blagues

Avec le reçu de la Caissed'Epargne, on se rendait au servicecommercial de Dacia qui attribuait un

numéro d'ordre, pour la commande. Il ne restait plus qu'àpatienter… Une blague connue de l'époque voulait que lorsquele vendeur avait fixé la date de livraison, donc plusieurs annéeplus tard, l'acheteur se fasse préciser si celle-ci devait se fairele matin ou l'après-midi… le plombier devant passer réparerl'évier de la cuisine ce jour-là.

Les Dacia noires de la Securitate

Bien sûr, il existait des passe-droits. Fin des années 70,alors qu'on n'importait plus de voitures soviétiques, lescomités départementaux du PCR approuvaient pour lanomenklatura locale l'achat immédiat d'une Dacia. Les des-sous de table existaient aussi pour faire raccourcir les délais.

Les Roumains redoutaient par dessus-tout les Dacianoires. Solides, elles n'étaient pas destinées à la populationmais à l'appareil d'Etat, au Parti communiste, à la police et à laSecuritate. Toujours vers 1980, une Dacia 2000 est apparue,réservée à la très haute nomenklatura, mais dont seulement200 exemplaires ont été construits. Il s'agissait en fait de laRenault 30 qui arrivait pratiquement terminée, l'usine dePitesti se contentant de monter des éléments de moindreimportance comme les sièges ou les pare-chocs.

La Roumanie exportait aussi des Dacia de meilleure qua-lité vers divers Etats de l'Amérique latine, la Chine, ou d'autrespays dépourvus de constructeurs automobiles. Mais des pro-blèmes apparaissaient fréquemment. Une anecdote voulait queles importateurs etrangers lorsqu'ils vérifiaient leurs lots de

La saga Lancée en 1969, la Renault 12 roumaine est entrée vivante dans la légende

symbolisant la débrouillardise à laquelle la population avait été réduite.

En 35 ans, près de deux millions de Dacia auront été construites. Ici, le dernier exemplaire

sortie des chaines de l’usinede Pitesti.

Page 31: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

26

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

31

Les Années de PLomb Une vvie ccommuniste

Défilé réservé à la nomenklatura et public interdit d'accès(Suite de la page 25)

Le défilé durait trois à quatre heures,au rythme des marches militaires diffuséespar les haut-parleurs et des slogans, soi-gneusement étudiés. La ville étaitpavoisée de drapeaux et de banderoles,mais curieusement vide. En effet, etcomme dans toute la Roumanie, le publicn'était pas admis à assister à la "grandemanifestation patriotique". Des camionsen travers des rues interdisaient l'accès aucentre et des cordons de policiersveillaient à éconduire les intrus.

Finalement le cortège ne présentaitson hymne à la gloire des "réalisations dusocialisme" qu'à une poignée de "privilé-giés", les 200 ou 300 membres de lanomenklatura locale, entassés dans la tri-bune officielle. Mépris, envie de resterentre gens de "bonne compagnie", peurd'incidents ou de réactions populaires ? Il en était de même àBucarest, la tribune étant simplement un peu plus garnie,accueillant 2 à 3000 hauts membres du Parti CommunisteRoumain et quelques invités de marque. Les "masses", elles,avaient le droit à une large diffusion de l'événement à la télé-vision, avec les commentaires "appropriés".

Scénario B, en cas de mauvais temps

Un ou deux jours avant le 23 août, les Bucarestois avaientdroit à une autre commémoration, dont les images faisaient letour du monde et de la Roumanie. Lesouvriers de la capitale étaient réquisitionnéspour remplir les 80 000 places du StadeNational - l'équipe de Roumanie y disputeses matchs - et servir de "claque" à l'im-mense parade qui y était présentée.

20 à 30 000 "acteurs", venus de tout lepays, mobilisés à tour de rôle dans lesjudets, les communes, les écoles, y présen-taient pendant des heures des tableauxréglés au millimètre, glorifiant les réalisa-tions du régime, scandant ses vertus et ren-dant hommage aux dirigeants. Préparé dèsfévrier et mars, le spectacle avait nécessité 3semaines de répétitions intenses.

Marx ne pouvant pas toujours comman-der à Dieu, il restait l'hypothèque du temps.Mais le Parti avait réponse à tout et avaitpréparé "un plan B", en cas de pluie. Lanomenklatura et les invités, environ 5000personnes, étaient conviés à se réfugier dansla salle du Congrès du Parti communiste. Là, un autre spec-tacle, mobilisant un millier d'autres participants et préparé uni-quement pour le cas d'intempéries, les attendait. Les figurants

du Stade National étaient alors renvoyésdans leurs pénates, après avoir gâché, envain, trois semaines de leurs vacances.

Enfants mis en quarantaine pour ne pas contaminer le "Conducator"

Gavril et Monica ont connu ce secondscénario. Envoyés dans la capitale dès lafin juillet, avec une vingtaine d'enfants deleur village, ils ont répété pendant quatresemaines. Mais auparavant, ils avaient dûcompléter des fiches personnelles surchaque élève pour savoir son originesociale, l'investigation remontant jus-qu'aux grands-parents.

Etaient-ils bourgeois, riches paysans,avaient-ils fait de la politique, quellesétaient leurs convictions religieuses, desmembres de leur famille étaient-ils partisà l'étranger? Le Parti entendait prévenirun éventuel acte terroriste, en écartant les

profils de potentiels "ennemis de classe".De même, les répétitions au sein de la salle des Congrès

étaient-elles soumises à des contrôles sévères, l'identité desparticipants étant vérifiée plusieurs fois. Mais, curieusement,le jour de la manifestation - Gavril et Monica avaient eu "lachance" de tomber sur un 23 août pluvieux et donc de ne pasavoir sacrifié leurs vacances pour rien - aucune vérification nefût faite, les deux enseignants et leur petite troupe se retrou-vant à moins de vingt mètres du couple Ceausescu.

Trois-quatre jours avant, les enfants chargés de remettrespontanément des fleurs au "Conducator" et à sa femme,

avaient été minutieusement auscultés pardes médecins pour voir s'ils ne souffraientpas de maladies contagieuses… et "mis enquarantaine" jusqu'au moment opportun.

Les élèves de Gavril et Monica ne gar-dent pas un mauvais souvenir de leur dépla-cement à Bucarest, qu'ils voyaient pour lapremière fois. Entre les répétitions - deuxheures le matin, autant l'après-midi - dessorties et des visites étaient organisés, desjeux prévus. L'hébergement était tout à faitcorrect et le suivi médical sérieux. Commeles trente mille participants prévus pour lesversions A et B, ils avaient reçu un costumede scène entièrement neuf, qu'il fallaitrendre ensuite… et qui étaient tous brûlés !

Rien n'était trop beau pour la réussite dela grande fête de l'Insurrection nationale,dont le peuple était pourtant tenu à l'écart, etchaque célébration du 23 août devait êtreencore plus magnifique que la précédente.

D'après les estimations de l'époque, il en coûtait chaque annéedeux milliards de lei à la Roumanie, soit cent millions d'eurosd'aujourd'hui !

voitures, démontent les portes d'une Dacia pour les remontersur une autre… et finalement constater que çà ne marchaitjamais. A la décharge des employés du constructeur:machines, outillage, moules pour les carrosseries n'avaient pasété changés depuis la construction de l'usine.

Etre à la fois mécano, électricien, tôlier...

Plus le temps passait depuis l'apparition de Dacia, plus laqualité s'effondrait. Après la tôle, c'est la mécanique quilâchait. Avec la folie des économies à tout prix que le régimeavait décidé de réaliser, notamment en important au minimum,on est allé jusqu'à installer des pièces d'occasion, prises surd'anciennes voitures, sur les modèles neufs. Moteur, boîte devitesse, cardans pouvaient casser au bout de seulement 500-600 km, l'installation électrique ne plus fonctionner. Parfois,c'est le faisceau électrique qui brûlait sans raison précise… oubien des roues se détachaient.

Les problèmes posés par les Dacia étaient devenus si nom-breux qu'un voyage avec une telle voiture devenait une vraieaventure. Son conducteur devait absolument être à la fois,mécano, électricien, tôlier, et avoir toujours à bord un mini-mum d'outils pour se dépanner: clés, tournevis, pinces, mar-teau… sans oublier les rustines et la colle.

Vu l'état des routes mais aussi la mauvaise qualité despneus, les crevaisons étaient - et sont toujours - si fréquentes,que la chambre à air, usée, crevait au passage du moindre trouou obstacle. L'auteur de ces lignes a crevé sept fois en allant dechez lui à Sibiu, distant de 40 km, et a dû réparer seul en plei-ne nuit, égrenant tout le chapelet de jurons qu'il connaissait.C'est ce problème qui a entraîné l'apparition de nombreux"Vulcanizare" (réparateurs de pneumatiques) dans toute la

Roumanie. Quant à la suspension, appréciée pour sa souplesselorsque la voiture est neuve, elle s'abîmait vite avec les trous.Deux fois par an, au printemps et à l'automne, il fallait chan-ger les silentblocs, les rotules et autres éléments.

Pas regardante pour le carburant

L'apparition de fabricants de pièces de rechange spéci-fiques aux Dacia a été un phénomène beaucoup plus récent etgrave : produites après la "Révolution" à moindre coût par desentreprises ayant un minimum de machines, leur qualité estplus que douteuse et elles peuvent conduire à des tragédies àla suite de défaillances du freinage ou de la direction, sans par-ler de la pollution engendrée. Bon nombre de Dacia fumaientà cause de leurs moteurs très anciens, souvent mal réglés pourconsommer le moins possible, mais aussi à cause de la mau-vaise qualité du carburant. On disait que les Dacia, peu regar-dantes, en acceptaient de toutes sortes, à l'exception du gas-oil:gaz liquide sortant de la terre, solvants, etc…

Entrée de son vivant dans la légende

Dernier phénomène lié à la "saga de cette voiture: l'appa-rition de nombreux chauffeurs de taxis improvisés depuis la"Révolution", souvent sans autorisation. Il s'agit de chômeursqui ont consacré leur prime de licenciement à l'achat d'unevieille Dacia et profitent, dans certaines régions, de la quasidisparition des entreprises de transport en commun, en faillite.Trente ans après, ils montrent des prodiges d'inventions et d'as-tuces pour continuer à faire rouler leur véhicule, faisant ainsientrer un peu plus la Dacia, de son vivant, dans sa légende.

Ovidiu Gorea

des Dacia

La revue du Parti célèbre “la grande messe” du 23 août,

à la gloire du régime... mais surtout de Ceausescu dans les dernières années.

Les “Cadillacs” de la population

Trouver del’essenceétait un rêveencore plusinaccessiblequ’avoirune voiture.

Bus marchantau gaz butane“pour faire deséconomies”.

Les “navetisti” utilisaient tous les

jours des trainsbondés pour se

rendre au travail.

La charette étaitle moyen

de locomotion le plus utilisé

dans les campagnes.

Préparatifs à la “manifestation patriotique”.

Page 32: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

32

Les Années de PLomb Une vvie ccommuniste

25

Constantin Chirita, 76 ans, de Bucarest,était, lui, plus inquiet. Sous-officier dansune unité de blindés, il se préparait pour laparade dès le 15 juin: la nuit, entraînement,le jour, astiquage et entretien du char."Notre équipage était de cinq hommes.J'avais peur de tomber en panne pendant ledéfilé et de le bloquer. C'était arrivé à un demes collègues, le capitaine Pricop. Lepauvre, il a été muté et rétrogradé". Aprèsl'effort, venait le réconfort. "Nous noussâoulions à la bière jusqu'à tard dans lanuit. Nos femmes nous attendaient à laporte de la caserne pour nous ramener".

Se faire porter maladepour échapper à la corvée

Eugen Poplanschi, 62 ans, de Ploïesti, ancien directeur auministère du commerce extérieur, essayait de couper à la para-de. "Je me faisais porter malade pour échapper à cette corvée.J'avais un ami secrétaire du Parti. Il fermait les yeux. Un jour,il m'a fait une réflexion, mais ce n'est pas allé plus loin".

Aurica Stoica, 41 ans, de Galati, suivait le défilé à la télé-vision: "Je notais tout sur un carnet, car je me doutais qu'àl'automne, lors du cours d'éducation politique, le professeurnous demanderait ce qu'avait déclaré "le Camarade" ce jourlà, et qu'on se ferait réprimander si on ne savait pas".

D'autres ne prenaient pas autant de précautions. PetreColopareanu, 63 ans, de Bucarest: "Avec quelques uns de mes

amis, nous nous arrangions pour faire unpont de trois jours et partions à la mon-tagne, camper et pique-niquer…”

Dumitru Pufleanu, chef d'une unité deproduction de lait ne pouvait pas s'offrircette distraction: requis par le service, il n'ajamais eu un 23 août libre. IonValimareanu, 52 ans, de Bucarest, rit enco-re de la mésaventure qui lui est survenue,lors de la célébration du dernier 23 août del'ère ceaucesiste, en 1989, pour ne pas avoirrespecté son devoir patriotique. Il était partifaire du nudisme sur une plage de la merNoire. Pendant qu'il se baignait, on lui avolé tous ses vêtements et son argent.

Raluca, 16 ans : "J'en ai jamais entendu parler"

Aujourd'hui, cette époque semble bien lointaine. Lesbustes des héros de l'époque du socialisme, les emblèmes, lesnombreuses décorations qui ont vu le jour alors sont cachés,oubliés, conservés dans la naphtaline. A l'exception dequelques unes, comme la médaille d'or de "la faucille et dumarteau" qui se négocie actuellement à mille euros. Sa valeurn'est même pas d'ordre nostalgique… mais due aux 42grammes de métal précieux qu'elle contient. Interrogée dans larue, Raluca, 16 ans, répond: "Le 23 août? C’est quoi? J'en aijamais entendu parler", s'attirant les foudres de sa mère:"Comment ça, tu ne sais pas! Tu n'as pas obtenu ton brevet ?!Et la Grande Insurrection armée, ça veut dire quoi alors ?!".

Fête religieuse la plus importante du calendrier,Pâques a toujours continué à être célébrée sous lecommunisme, le régime baissant les bras devant la

mission impossible d'en détourner les Roumains, aprèsquelques tentatives timides.

Il lui aurait été difficile de faire autrement… même lesnomenklaturistes respectant la tradition, certes avec plus dediscrétion et sans se montrer dans les lieux de culte. Ministredes Affaires étrangères de 1978 à 1985, puis vice-premierministre de 1987 à la "Révolution", Stefan Andrei confesseque les dirigeants communistes fêtaient Pâques comme lesautres Roumains: "Sur la table il y avait des grilladesd'agneau, du hachis farcid'agneau (drob de miel), desœufs rouges, du fromage, de labrioche et du vin rouge. Je n'al-lais pas aux messes, non pasparce que Ceausescu l'auraitinterdit, mais parce que jen'avais pas l'habitude d'y aller.Mon fils, lui, y assistait. AuParti, on ne parlait jamais dePâques, mais tout le monde lecélébrait… y compris les Ceau-sescu qui cognaient les œufspeints comme le veut la traditionet mangeaient du drob de miel".

Concurrence déloyale mais vaine des discothèques

Certes la fête ne figurait pas au programme officiel et lesjournaux n'en soufflaient pas un mot, la seule mentionpublique étant sa date apparaissant dans le calendrier del'Eglise. Mais les citoyens n'avaient aucun problème à sortirdans leurs habits du dimanche pour assister aux cérémonies.

Le Pouvoir essayait bien, par quelques initia-tives, de détourner les jeunes de la tradition… Envain et, à la fin, il n'insista plus. La nuit de la Nativité,dans quelques villes, les autorités avaient pris l'habi-tude d'ouvrir jusqu'à très tard les discothèques espé-rant qu'elles les attireraient davantage que l'église…mais, dans le meilleur des cas, les jeunes ne venaientqu'au petit matin, après la fin de l'office. D'autres, ledimanche de Pâques, s'efforçaient d'organiser desrencontres sportives dans le cadre de l'école ou desjournées de "travail patriotique".

Pratiquement personne n'y venait et la méthodefut abandonnée. Parfois, des directeurs d'école ou des profes-seurs zélés suivaient leurs élèves qui allaient aux différentesmesses, pour baisser leurs notes ou les sanctionner d'une façonou d'une autre. Au total, il s'agissait de cas sporadiques et nond'une politique délibérée du Parti. Les autorités se rattrapaient

avec la télévision, seule distraction des Roumains, qui diffusaitles mêmes programmes que lors des week-ends ordinaires,agrémentés d'émissions idéologiques. Ainsi, en 1960, pour lanuit de la Nativité, les téléspectateurs ont eu droit au film"Lénine en octobre".

“Dallas” pour détourner les fidèles de la messe

Dans la dernière décennie du régime, cet aspect prit le passur les programmes de divertissement. Les Roumains purentvoir ainsi, pêle-mêle, "Chronique des luttes patriotiques etrévolutionnaires", "L'hymne des travailleurs sous le drapeau

tricolore", "9 mai 1985, quarantième anniversaire de lavictoire sur le fascisme" (cette année-là, Pâques avaitlieu un 14 avril), "Mon pays aujourd'hui - Epoque d'or deCeausescu - Hommage du pays à notre Conducator bien-aimé". Malin, à l'heure de la messe, le régime glissait unépisode de "Dallas", sachant l'immense succès querecueillait la série auprès des Roumains.

Tout était fait finalement pour banaliser les fêtes reli-gieuses, remplacer par des fêtes laïques (7 et 26 janvier,16 février, 6 mars, 1er mai, 23 août, 7 novembre).

Alors qu'avant l'instauration du communisme, lesélèves bénéficiaient traditionnellement d'une semaine devacances, le régime n'offrait même pas un jour de congé,les vacances de printemps ne coïncidant jamais avecPâques. Ce jour-là, les Roumains avaient droit au por-trait en grand du couple présidentiel à la une de tous lesjournaux, avec un rappel de leurs "magnifiques réalisa-

tions", et étaient invités à participer aux diverses manifesta-tions organisées par les autorités.

Humiliation des prisonniers politiques

Toutefois, une catégorie de la population a eu à affronterhumiliations et maltraitances en raison de ses convictions reli-

gieuses: les prison-niers politiques. APitesti, pendant la ter-rible expérience derééducation et dedéshumanisation desétudiants (voir parailleurs), les détenusqui refusaient de colla-borer, de dénoncer ettorturer leurs proprescompagnons de cel-

lules ou suspectés de ne pas avoir tout dit, étaient recouvertsde matière fécale, leur tête étant plongée dans des latrinesnauséabondes. Les gardiens forçaient un prisonnier à s'asseoirsur les WC à la turque pour symboliser la naissance du Christ,les autres devant s'agenouiller et s'incliner devenant lui.

A Pâques, agneau et œufs colorés étaient sur toutes les tablesLe régime n'a jamais pu empêcher les Roumains de célébrer les fêtes religieuses…

Même les dirigeants communistes, en privé, respectaient la tradition.

Gavril et Monica, enseignantsdans un village de Bucovine,se souviennent de leurs 23

août du début des années 80. Avec leursélèves, les étudiants et leurs collègues, ilsdevaient défiler à Suceava et, au coursdes 3-4semaines précédentes de se rendrechaque jour dans la capitale du judet pourles répétitions. Les vacances en étaientlargement écornées. Apprentissage desmouvements de gymnastique, prépara-tion des banderoles, des pancartes en car-ton sur lesquelles on affichait des cahiersgéants et où ne figuraient que des bonnesnotes, construction d'immenses instru-ments de classe, comme des équerres, desrègles, des rapporteurs, occupaient prati-quement le mois d'août.

Au jour dit, le cortège se formait plu-sieurs heures à l'avance, dans un ordrestrict traduisant les priorités idéologiquesdu Pouvoir, tout comme le nombre dedrapeaux, slogans, portraits deCeausescu, de sa femme, étaient établis etrépartis de manière "scientifique".

Fonctionnaires déguisés en paysans et faux sportifs

En tête prenait place l'Armée, puisvenaient les "gardes patriotiques" de laville, sorte de milice formée par lesouvriers de l'Etat; suivaient les "pion-niers" et les écoles, puis c'était le tour desprolétaires, les mineurs, choyés par lerégime, précédant les ouvriers des

grosses usines.Défilaient ensuite les paysans, les

principales victimes du communismeavec les intellectuels. Mais, dans les vil-lages, ces derniers se montraient très réti-cents à venir manifester leur attachementet leurs remerciements au "grand partides classes laborieuses", et les autoritésétaient obligées de recourir à des subter-fuges pour masquer leur absence. Ainsi,ce sont les fonctionnaires de ces localitésrétives qui étaient réquisitionnés pourparader à leur place, transformés en tra-vailleurs de la terre et revêtus des cos-tumes traditionnels locaux. Enfin, fer-mant la marche - et souvent tout aussifaux que les paysans - apparaissaient lessportifs. (Lire page suivante)

Les 23 août de Gavril et Monica professeurs dans un village de Bucovine

Les autorités dépensaient chaque année l'équivalent de cent millions d'euros d'aujourd'hui pour la réussite de l'événement.

bière et mici à volonté

Les traditions des paniers de victuailles bénis par le pope à la sortie

de la messe pascale et des oeufs que l’on casse, avaient toujours cours.

Lors des visites du dictateur, les magasins se transformaient soudainen cavernes d’Ali Baba... les Roumains

s’y précipitant pour faire leurs achats.

Page 33: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

33

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

24

Pendant plus de quarante ans, le 23 août, jour décrétéfête nationale roumaine par les communistes, a serviau régime à la célébration de ses réalisations puis à

celle du culte de la personnalité de Ceausescu. Cette date faitréférence au 23 août 1944 où un coup d'Etat "légaliste" a per-mis au jeune roi Michel de se débarrasser du maréchalAntonescu, maître du pays, et par un changement d'alliance, defaire passer la Roumanie du camp des forces de l'Axe à celuides Alliés. Une semaine plus tard, l'Armée Rouge entrait dansBucarest et allait installer les communistes au pouvoir.

Après la "Révolution" de décembre 1989, les nouveauxdirigeants ont pris la décision de ne plus commémorer cettedate, trop chargée en symboles négatifs et sensibles, et dereporter la fête nationale au 1er décembre, en souvenir du 1erdécembre 1918, jour où fut décrétée la naissance de la GrandeRoumanie, lors de l'assemblée populaire de Alba Iulia, avec lerattachement de la Transylvanie, puis de la Bucovine et de laBessarabie. Toutefois, chez nombre de Roumains subsiste unenostalgie du 23 août car, notamment pour les retraités d'au-jourd'hui, il évoque leur jeunesse et des temps meilleurs. Maisaussi cette date, en plein été, signifiait fête et joie, ce qui n'é-tait pas fréquent, alors que le 1er décembre se célèbre sansmanifestation populaire particulière d’autant plus que l'hiverest déjà installé.

"Tout était beau dans le pays"

Les défilés du 23 août restent dans les mémoires des géné-rations ayant encore dix ou quinze ans en 1989. Côte à côte,les travailleurs, les pionniers défilaient dans tout le pays avecleurs pancartes et leurs drapeaux rouges devant la tribune offi-cielle, alors que la population, plus ou moins réquisitionnée,scandait "Ura ! Ura"… un "Ura" à double sens pour le parti etpour l'Etat socialiste car, en roumain, ce mot signifie aussi…"Haine". Mais pour beaucoup, ce jour, baptisé "Jour de laGrande Insurrection armée", signifiait une journée de reposaprès les obligations patriotiques, où l'on faisait griller desmici (boulettes de viande) en famille, buvait la bière du Parti,et où chacun recevait une prime de cent lei.

Chauffeur à la Régie des autobus de la capitale, Ion

Negoescu était réquisitionné du soir au matin. Il devait trans-porter les troupes de leur casernement jusqu'au lieu du défiléet les ramener. "Mais ça me plaisait" confie-t-il, "je sentaisque je vivais…Tout était propre, beau, je lavais mon bus, je leréparais". Si d'aventure, le chauffeur était libre, il filait à lacampagne avec sa famille faire des grillades et boire de labière. D'autres se souviennent qu'il buvaient des demis déjàbien avant le défilé, continuant après et rajoutent: "Rien n'achangé depuis, on fait toujours pareil".

"Seuls les idiots prenaient des pancartes"

Pavel Mirescu, qui a défilé plusieurs fois devant le"Conducator", se rappelle que "seuls les idiots prenaient despancartes qu'ils devaient porter jusqu'à la fin de la journée".Lui, visiblement plus malin, se débrouillait pour n'avoir quedes instructions à donner.

Iana Ionica, 72 ans, attendait avec émotion ce jour: "Toutétait beau dans le pays. On s'habillait comme pour ledimanche. Après la manifestation, les camions de notrefabrique nous emmenaient directement au parc Herestrau (leBois de Boulogne de Bucarest) où on faisait une promenade enbateau et où on mangeait à une terrasse. L'entreprise avaitréservé et payait tout". A défaut du parc, elle achetait quelquespoissons ("cinq lei le kilo, c'était vraiment pas cher, mais il fal-lait faire la queue"), qu'elle faisait griller en famille en bas dubloc et filait avec son mari jusqu'au parc Cismigiu où se trou-vait la seule brasserie de la capitale où on servait de la bièrebrune. Aujourd'hui, Iana Ionica est veuve et vit avec 1,5 mil-lion de lei mensuels ( 37 €, 240 F).

Ne pas tomber en panne au milieu du défilé

Pour Ioan Panduru, 80 ans, de Timisoara, le 23 août étaitaussi un jour heureux: "Avec ma femme, on allait au spectacle,on prenait le bateau et on se payait le restaurant "Banateana".La ville était couverte de drapeaux, d'oriflammes, de pan-cartes où était écrit "Vive Ceausescu et le Parti". Il y avait degrandes fêtes dans la forêt où l'on préparait des mici quemême la Securitate et les miliciens venaient manger la nuit".

Défilé, propagande,

Dès le début des années cinquante et jusqu'à lachute de Ceausescu, le régime communiste a tou-jours vendu ses citoyens à Israël et à l'Occident

pour qu'ils puissent quitter la Roumanie, les considérant auchoix, comme de la marchandise, du bétail ou des esclaves. Letrafic a même commencé dès 1949, peu de temps après la créa-tion de l'Etat d'Israël et sous la dictature de Gheorghiu Dej,avec un troc Juifs contre équipements pétroliers.

Le maître d'œuvre de ce marché était Gheorghe Marcu, unancien chef de l'espionnage roumain, qui vit aujourd'hui dansune maison très confortable de Bucarest. En poste à l'ambas-sade de Londres, il bénéficiait d'une couverture diplomatiqueet négociait avec un commerçant et avocat juif londonien,Henry Jacober. Ce dernier payait les servicessecrets roumains en argent cash, donnant lesnoms des personnes, parfois non juives, qu'ilsouhaitait voir quitter la Roumanie.

La somme demandée par Bucarest variaitsuivant l'importance du "colis" à livrer. Ainsi,Maria Golescu a été vendue pour 4200 dol-lars, le pasteur Richard Wurmbrand (notrephoto, ici avec sa femme), pour lequel lanégociation s'était tenue dans un parc de Bucarest, 10000 dol-lars, fournis par une organisation religieuse norvégienne. Larançon versée pour faire passer à l'Ouest l'important leader duParti Libéral Radu Campeanu a été gardée secrète.

Echangés… contre du sperme de taureau

Peu à peu, Gheorghiu Dej préféra que les "affaires" soienttraitées non pas en devises, mais en produits agricoles qui fai-saient défaut au pays. C'est ainsi que des Roumains persécutésfurent échangés… contre du sperme de taureau.

Dej paraissait assez réticent vis à vis de ces pratiquesmais, selon le général Pacepa, ancien chef des services secretsroumains, Khrouchtchev l'aurait convaincu, en octobre 1958,d'accepter des marchandises ou biens d'équipement israéliensplutôt que des dollars pour moins nuire à l'image du régime, sile trafic était rendu public. C'est ainsi que Tel Aviv installa lecombinat avicole modèle de Peris, d'une valeur de plusieursmillions de dollars, en contrepartie du bon de sortie délivré àplusieurs centaines de juifs roumains.

Ceausescu n'aurait appris l'existence de ce commerce par-ticulier qu'en accédant au pouvoir, en 1965. Il aurait réagi vio-lemment, redoutant le scandale qui pouvait en résulter; maistrès vite il changea d'avis. Deux ans après, le trafic avait reprisdans le plus grand secret.

Une valise avec un million de dollars perdue à l'aéroport de Zurich

Ceausescu exigeait du cash en dollars ou marks. Pour lesJuifs, des valises pleines de devises étaient remises par des

agents du Mossad en Allemagne fédérale, en Autriche ou enSuisse.

La vente des minorités allemandes, souabes ou sasi, sedéveloppa énormément après des négociations secrètes avecBonn. Chaque mois, des agents des services roumains pre-naient les lignes de la Tarom pour ramener des valisesbourrées de billets, passant sans encombre les contrôles. En1974, un Roumain, muni d'un passeport diplomatique, en per-dit une à l'aéroport de Zurich. Elle contenait un million de dol-lars… Des compagnies fantômes, avec comptes en banque enSuisse, notamment à Bâle, avaient été créées pour faciliter leséchanges. Les services chargés des opérations changèrent plu-sieurs fois de nom afin de brouiller les pistes.

Le rachat des Juifs prit de l'ampleur aprèsune visite de Golda Meir à Bucarest, les deuxleaders s'entretenant du sujet ainsi que de lasituation au Moyen-Orient au cours d'un têteà tête qui aurait duré quatorze heures, selonl'historien Radu Ioanid. Au total, entre 1968et 1989, Ceausescu aurait vendu 40 577 Juifspour une somme de 112 millions de dollars.

Mais, tout comme avec l'Allemagne, lesdevises ne constituaient qu'une partie de ce commerce. Bonnet Tel-Aviv avaient ouvert des lignes de crédit à la Roumaniequi pouvait acheter des marchandises allemandes et israé-liennes à des conditions exceptionnelles.

Fausses victimes de l'Holocauste pour extorquer des fonds

Ambassadeur d'Allemagne à Bucarest entre 1971 et 1976,Erwin Wickert, se rappelle que les autorités roumaines netenaient pas toujours leur parole et que Ceausescu essayaitd'extorquer des fonds en inventant des listes fausses de vic-times roumaines de l'Holocauste pour lesquelles il demandaitdes dédommagements.

Côté allemand, c'est un officier des services secrets,Edgard Hirt, se faisant appeler Edouard et se présentantcomme couverture en tant que représentant spécial du ministredes Affaires étrangères Hans Dietrich Genscher, qui menait lesnégociations. Il raconte que le scénario était pratiquement tou-jours le même. Il conviait à déjeuner l'ambassadeur deRoumanie ou un de ses représentants et, à la fin du repas, luiglissait discrètement sous sa serviette, sans mot dire, une enve-loppe contenant 50 à 60 000 marks. Ces fonds avaient été leplus souvent réunis par les banches humanitaires de l'Eglisecatholique allemande, la plus riche du monde.

Selon ses interlocuteurs occidentaux, Ceausescu avait nonseulement une soif inextinguible de devises cash, mais il étaitaussi très content de se débarrasser de minorités, caressant sonrêve d'une Roumanie homogène ethniquement. S'il avait pu sedéfaire des Hongrois de la même manière, il n'aurait pashésité. Mais la Hongrie étant un pays frère…

Vendus pour une valise de dollarsLe 23 août, fête nationale de la Roumanie communiste,

suscite encore la nostalgie des jours heureux.Juifs, minorités allemandes, étaient troqués à l'Occident contre

des devises ou des équipements agricoles, afin de quitter le pays.

"C'était bien… Il n'y avait pas de compétition entre nous"(Suite de la page 23)

Les vacances étaient un autremoment de bonheur. Elles aussi gratuitesou pratiquement et pour des séjours de 2à 3 semaines. Anca préférait les ran-données en montagne à la Mer Noire, oùelle se rendait souvent comme sa grand-mère y habitait. Excursions, ascensions,

traversée des Monts Fagaras se succé-daient par groupe d'une quinzaine degarçons et filles.

"C'était bien; il n'y avait pas decompétition entre nous. On se logeaitcomme on pouvait... par terre, dans desgranges ou des greniers. On dormait touthabillé, tous serrés les uns contre lesautres et dans le même sens quand il n'yavait pas trop de place. Il fallait attendrel'ordre du chef, en bout de rangée, pour

changer en même temps de position:“Tous sur le flanc droit !… Tous sur legauche ! Quelles parties de fou-rires !".

Avec le recul, Anca a un autreregard: "On n'avait aucune idée de cequ'était la liberté, la démocratie. On l'aappris bien plus tard. On était comme unanimal, toujours enfermé dans sa cage,qui n'avait jamais vécu dans la forêt, quel'on sortait, promenait… Comme çà, ilétait content".

Page 34: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

23

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

34

"Ils font semblant de nous payer…

Métallurgiste à Otelu Rosu (Caras Severin), NeluCiobanu, avait trente ans quand il a pris le che-min de la France, en 1972, où aujourd'hui, il est

retraité. Nelu se souvient qu'il commençait ses journées dèsl'aube, prenant son travail dans l'immense combiné industrielde la ville à 7 heures du matin. Pour autant, il n'était pas immé-diatement à son poste. Il lui fallait enfiler son bleu, saluer lescamarades, boire un café, fumer une cigarette. Parfois, le chefs'énervait un peu, mais le plus souvent il venait se joindre à seshommes. Vers 7 h 30, le groupe se dirigeait d'un pas noncha-lant vers les machines. Le temps de tout mettre en route, celaprenait encore un bon quart d'heure.

Enfin, la journée commençait. C'était le moment où on seretroussait le plus les manches… ce qui n'empêchait pas d'al-lumer une ou deux autres cigarettes et d'aller bavarder avec lescopains. A dix heures, on faisait la pause. Café, cigarettes…chacun prenait son temps. Les brasballants, les gars attendaient les ordres.Pas question de prendre des initiatives,de peur de faire des bêtises. "Tout lemonde fuyait les responsabilités"raconte Nelu, rajoutant, sur un tondésabus: "On a toujours été habitués àbaisser la tête. Devant les Turcs, lesRusses, les communistes. C'était indis-pensable pour survivre. Alors on conti-nuait devant le chef d'atelier qui, lui-même, avait peur de prendre des déci-sions".

"Un talent extraordinaire pour ne pas faire le boulot"

L'usine s'arrêtait pour le déjeuner, une heure trente plustard, à midi. Il n'était pas question de bousculer cette pause,même si les sandwiches étaient vite avalés. La tsuica poussaitle café et ainsi de suite. Quand il était temps de reprendre letravail, il se trouvait bien une machine qui ne redémarrait paset qui bloquait les autres. Le chef d'atelier appelait alors l'é-quipe de dépannage, laquelle arrivait une demi-heure plus tard,mesurait la gravité du problème, partageait un café ou une tsui-ca avec les gars et mettait autant de temps à repartir qu'à répa-rer. Déjà l'heure de la débauche - 15 h 30 - approchait… maistrois quarts d'heures avant, certains ouvriers se dirigeaient déjàvers la sortie.

Après la "Révolution", un ingénieur coréen du sud, envoyépar son entreprises qui venait de racheter les chantiers navalsde Constantsa déclara: "Ici, j'ai trouvé un talent extraordinai-re pour ne pas faire le boulot; il doit bien exister 6000 motifspour ne pas l'exécuter".

Nelu considère que ce n'était ni de la fainéantise, ni de lamauvaise volonté: "On était habitué comme çà. Il n'y avait pasde motivation, les salaires étaient vraiment faibles. Alors on se

disait: L'Etat fait semblant de nous payer, nous, on fait sem-blant de travailler".

Vols sur les chantiers, retraite à 50 ans

Avec la même lucidité et un brun de cynisme, les ouvriersretournaient le slogan du pouvoir sur "la juste appropriationpar l'Etat et la classe ouvrière des biens privés"… détournantà leur profit les biens publics. Des quantités phénoménales dematériaux, d'outils disparaissaient chaque jour, au point quecertains construiront intégralement leur maison avec ce qu'ilsavaient ramené des chantiers.

A l'usine, le même état d'esprit prévalait quant à la qualitédu travail et au respect de son instrument. "Te casses pas latête, çà marche comme çà" était le leitmotiv général. Matérielet outillage étaient laissés à l'abandon. Il n'était pas rare de voir

un ouvrier poser là sa brouette rem-plie de béton, sans la vider ni la net-toyer, quand retentissait la sirèneannonçant l'heure de la débauche.

Ce laisser-aller général se dou-blait d'une autre pratique, systéma-tique, consistant à se faire passer"pâle" pour raison de santé, l'ab-sentéisme étant devenu un sportnational. Nombreux étaient ceux qui,munis de certificats médicaux decomplaisance, délivrés grâce à desbakchichs, obtenaient une pension deretraite dès l'âge de 50 ans ou unepension d'invalidité les dispensantd'aller travailler.

"Toi, tu ne me parles pas comme à un Roumain !"

Les mêmes comportements, auxquels s'ajoutaient arrogan-ce, sentiment de supériorité et mépris des citoyens, étaientobservés au sein de l'administration, dont les postes étaientsouvent occupés par des femmes. Il paraissait naturel de faire attendre des heures les administrés, en se faisant les onglessous leur nez, en prenant son café avec les collègues. Quandon daignait leur répondre, c'était d'un air revêche, sans lesregarder, ni fournir d'explication, et pour les éconduire parcequ'il manquait tel ou tel document. La prochaine fois, au moinsils feraient preuve de savoir-vivre et n'oublieraient pas le petitcadeau qui se devait d'accompagner toute demande…

Après la "Révolution", de retour à Otelu Rosu près devingt ans après son départ pour voir sa famille, Nelu a retrouvébrutalement cet univers lorsqu'il a demandé un papier à la mai-rie. Son sang n'a fait qu'un tour quand la fonctionnaire leconsidérant de haut, lui a à peine répondu. Il l'a attrapée parson pull et, les yeux dans les yeux, lui a intimé: "Toi, tu ne meparles pas comme à un Roumain !". "Ma colère en disait long

A l'usine, au bureau, sur les chantiers, dans les coopératives, une démotivation et un manque de confiance généralisés façonneront le véritable "Homme nouveau".

Dorina Chiriac:"Cela ne m'a servi à rien, mais au moins j'ai pu visiter la France et l'Allemagne"

Dorina Chiriac, une des grandes actrices roumaineactuelles, jouant au théâtre de la Comédie, ayant tourné dans"Terminus Paradis" de Lucian Pintilie et dans un film deCosta-Gavras, a un sentiment bien différent. Alors qu'elle avaitsept ans, son école a reçu la visite de Poliana Cristescu à larecherche de récitants.

Elle fut retenue parce qu'elle n'exprimait pas d'émotion,donc paraissait contrôlable, et avait de l'aisance. Ses parentsont donné leur accord; modestes, élevant avec difficulté leurstrois enfants, ils n'avaient pas voulu refuser à leur fille le"luxe" de manger un sandwich au jambon accompagné d'unPepsi (plus connu que Coca-Cola en Roumanie, où la firmeconcurrente avait décroché le marché) et de partir bivouaqueravec ses camarades pionniers.

Des émissions auxquelles elle a participé, dont "Le monde

des enfants", l'actrice ne garde que le souvenir de complimentsou de textes ternes qu'il fallait apprendre par cœur et débitersans aucune intonation. "Cela ne m'a servi à rien dans ma car-rière ultérieure" reconnaît-elle, ajoutant "le plus important,c'est que cela m'a permis de visiter la France et l'Allemagne".

"Nous étions beaucoup plus sérieux"

Ancien responsable national des pionniers, dans lesannées 70, aujourd'hui conférencier et comédien, AdrianTitieni, regrette cette époque. Il estime que les valeurs despionniers étaient universelles, mais avaient été confisquées parle communisme. "Elles sont pérennes encore aujourd'hui"insiste-t-il, "elles permettent aux enfants et aux jeunes de par-tager des expériences, d'établir des relations humaines plusprofondes.” Et d'ajouter: "Regardez les élèves d'aujourd'hui…Nous étions beaucoup plus sérieux". Un rêve à la BadenPowell… sans idéologie.

Oui, pendant les vingt cinqpremières années de ma vie,j'avais le sentiment d'être

heureuse. Jusqu'en 1975 où tout a com-mencé à aller de travers pour finir encauchemar". Anca se rappelle avec émo-tion son enfance: "Mes parents n'étaientpas riches du tout, mais ils nous aimaientmes frères et moi".

La fillette avait quatre ans quand ilsavaient été mutés à Bistrita. C'était ledébut des années 50 et elle se souvientn'avoir manqué de rien. "On achetait uncochon comme tout le monde et on faisaitdes réserves dans le cellier. Une jeunepaysanne aidait à l'entretien de la maison: c'était prévu dans le contrat de travailde mes parents".

En fait, le seul moment où Anca avaitpeur, c'est quant elle voyait débarquer lesmiliciens, venus contrôler la présence dela famille car son père, comme tous lesofficiers de son époque, avait fait partiede l'Armée royale. "Plus tard, je me suisrendue compte que nos parents prenaienttous les soucis sur eux afin que notreenfance soit sans nuages".

Devenue écolière, Anca trouva for-midable que tout soit gratuit : l'uniforme,les livres, les cours supplémentaires d'al-lemand. Avec les économies réalisées peuà peu, ses parents achetèrent uneWartburg, remplacée ensuite par une

Trabant, toutes deux voitures fabriquéesen Allemagne de l'Est. La famille s'entas-sa à l'intérieur pour une joyeuse équipée àla découverte du pays.

Devenue jeune fille, Anca situe sesmeilleures années entre 1967 et 1975. "Iln'y avait pas de stress comme aujourd'huipour le pouvoir d'achat, ni de jalousie.

Les prix ne bougeaient pas et tout lemonde gagnait à peu près pareil. Onsavait ce qu'on allait trouver dans lemagasins et on s'en contentait, car onn'imaginait pas autre chose. La vieparaissait calme, bien réglée".

Parfums français artistes internationaux

Revenue à Bucarest, elle fréquentaitles grands magasins de la capitale, BucurObor, Cocor, Eva, Victoria, Romarta."On y trouvait les grandes marques deproduits cosmétiques français à des prix

abordables: Carven, Lancôme, ElenaRubinstein, Estelle Auder…".

Comme tous les étudiants de cetteépoque, Anca avait soif de culture. "C'estincroyable tout les concerts, les opéras,les pièces de théâtre, les films que j'ai puvoir. Les billets étaient bon marché pourtout le monde".

Et d'énumérer spectacles et artistesqu'elle avait croisés: Barbara, Jean-Claude Pascal, Marie Laforêt, GilbertBécaud, Juliette Gréco, venus dans lecadre du fameux festival "Cerbul de Aur"("Le Cerf d'Or") de Brasov; mais aussiLouis Armstrong, Dizzy Gillespie, LeGolden Gate Quartet, Mahalia Jackson,Duke Ellington; également les grandesvoix de l'opéra: Elisabeth Schwartzkopf,Victoria de Los Angeles, Clara Haskil(Roumaine), sans oublier les plus grandschefs d'orchestre et instrumentalistes dumonde, invités à participer au festivalGeorge Enescu. "Je ne crois pas qu'unétudiant français aurait pu se permettreçà" sourit-elle. Il lui arriva même de ser-vir de guide à Ursula Andress qui accom-pagnait Jean-Paul Belmondo venu tour-ner "Les Mariés de l'An II" avec MarlèneJobert. Les sorties entre copains étaientfréquentes: "On se retrouvait pour desgrandes réunions d'amis, soit dans lachambre de l'un, soit pour faire desgrillades". (Lire la suite page 24)

Les années heureuses"Il n'y avait pas de stress comme aujourd'hui, ni de jalousie. Tout le monde gagnait

à peu près pareil. On savait ce qu'on allait trouver dans les magasins et on s'en contentait, car on n'imaginait pas autre chose. La vie paraissait calme, bien réglée".

Tableau de propagande incitant à produire et à travailler davantage.

Page 35: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLombUne vvie ccommunisteLes Années de PLomb

22 35

Ils récitaient des poésies à Nicolae Ceausescu et remet-taient des fleurs à sa femme Elena. Aujourd'hui, ces"Pionniers-vedettes" font carrière dans le monde du

spectacle. Leurs noms figurent en tête des affiches des grandsthéâtres de Bucarest, ils apparaissent dans les émissions lesplus populaires de la télévision comme "Surprise-surprise" outournent dans des films de Lucian Pintilie. Repérés dès le jar-din d'enfants pour leur talent naissant, ils ne se posent guère dequestions sur leur utilisations par la propagande de l'ancienrégime, à quelques rares exceptions près, lui étant plutôtreconnaissants de l'expérience professionnelle acquise.

Ces petites marionnettes, destinées à chanter les louangesdes maîtres du pays, choisies au cours de pré-sélections dansles maternelles et écoles à l'occasion du concours national"Cîntarea Romaniei" ("Chanter la Roumanie"), grimpaientvite les échelons, passant du statut de "Soimi ai Patriei"("Aigles de la Patrie"), réservés aux plus petits, à celui de"Pionieri fruntasi" ("Pionniers d'élite").

Voiture avec chauffeur

Comédien au Théâtre national de Bucarest, Andrei Dubanest, aujourd'hui, encore plus connu du public comme anima-teur de l'émission télévisée "Bani la greu" ("L'argent, çàcompte") et du tirage du loto. "J'apporte la prospérité auxRoumains" se flatte-t-il, prenant commemodèle les acteurs américains qui, endébut de carrière, n'hésitent pas à tra-vailler comme plongeurs dans les res-taurants, pour assurer leur subsistance.De fait, "il fait des ménages", selon lejargon de la profession, animant un spotpublicitaire de dix minutes où, en ber-muda et l'air idiot, son rire ininterrompudoit provoquer celui des téléspectateurs.

Après sa participation remarquée à"Cîntarea Romaniei", Andrei Dubanavait été recruté pour les émissions télévisées "Bonjour lesenfants", "Le monde des enfants", et avait tourné dans"Pistruiatul" ("Poil de carotte" roumain) devenant héros. Sonemploi du temps, auquel s'ajoutait des participations à des fes-tivals de jeunesse ou d'enfants et de propagande, était telle-ment chargé qu'on lui avait fourni une voiture avec un chauf-feur qui n'était autre que son père, surnommé "Papa Taxi".

"J'aimais beaucoup Elena Ceausescu" se souvient l'acteur"et Poliana Cristescu (grande chef des pionniers et une desfemmes de Nicu Ceausescu) était une seconde mère pour moi".Il connut la gloire, lorsqu'il fut chargé de remettre au couple dedictateurs les clés du palais des Pionniers, lors de son inaugu-ration. Le cérémonial exigeant que ce soit un chef de l'organi-sation des pionniers qui accomplisse ce geste, Andrei Durbanfut promu, la nuit précédente, adjoint de Poliana Cristescu. Il

fut récompensé par Elena Ceausescu qui lui offrit une petitevoiture qui faisait des étincelles en roulant puis, plus tard, lorsde ses 16 ans, il reçut un "stylo présidentiel" qui avait servi àsigner des décrets… et lui fut volé lors de la "Révolution".

Des prestations payées jusqu'à 7500 €

Pour en arriver là, le garçonnet avait payé de sa personne.Après tout un parcours sélectif, commencé dès le plus jeuneâge, avoir escaladé tous les rangs, fait preuve de zèle pendantdes années, Andrei Durban avait été retenu à la suite d'uneépreuve d'un mois émaillée d'incessantes répétitions sous laconduite d'acteurs et de metteurs en scène préparant la grandecérémonie, suivie d'un contrôle médical et d'une sorte de miseen quarantaine… pour s'assurer qu'il ne contaminerait pas le"Conducator".

Ces efforts n'étaient pas vains; ses prestations à la télévi-sion ou dans les festivals de propagande étaient rémunérées,son cachet atteignant 14 000 lei de l'époque (50 000 F de 1985ou 7500 €), somme énorme, lorsqu'il s'agissait d'une cérémo-nie officielle impliquant le chef de l'Etat.

Sélectionnée dès l'âge de trois ans

Dana Mladin, elle, est devenue après la "Révolution" pré-sentatrice ou productrice d'émissions dedivertissement populaires comme"Surprise-Surprise", "L'école desvedettes" ou "Ciao Darwin". Elle acommencé sa carrière à la télévision àl'âge de trois ans, étant sélectionnée dèsle jardin d'enfants, ses parents prenantalors sa carrière de propagandiste enmain, les uns et les autres grimpant dansla hiérarchie des pionniers et du Parti.

Ne voyant pas d'inconvénients àavoir été manipulés par le régime et leur

famille, Andrei Duban et Dana Mladin ne regrettent rien."Cela m'a aidé dans mon expérience de récitante, dans macarrière plus tard. J'ai appris à me mouvoir devant la caméra,comment me débrouiller dans chaque situation " confie DanaMadlin. Elle évoque les queues qu'elle a faites pour décrocherun rôle dans les films historiques et de propagande de SergiuNicolaescu, le grand metteur en scène de l'époque et du régi-me… oubliant de dire que les émissions de faire-valoir aux-quelles elle participait étaient dépourvues d'originalité,connues pour leur rigidité, les récitants se contentant de débi-ter ce qu'ils avaient appris par cœur et étant sermonnés pour neprendre aucune initiative dans un protocole figé et rabâchéchaque année.

Andrei Durban, lui, retient qu'il a pu ainsi côtoyer deschefs d'Etat en visite, dont le Canadien Pierre Eliot Trudeau.

Des "Pionniers-vedettes" choyésLes petites marionnettes destinées à chanter les louanges du couple Ceausescu

ne regrettent pas leur "formation professionnelle" et font aujourd'hui de brillantes carrières.

sur le fossé séparant les deux sociétés dans lesquels j'ai vécuet l'évolution à attendre" soupire-t-il.

Mais aussi véritables travaux forcés !

Le travail prenait aussi la notion de travail forcé. Quant ilfallait atteindre en quatre ans les objectifs et les quotas déjàdéraisonnables et fantaisistes du "plan quinquennal"… il setrouvait des chefs pour activer le mouvement. Les cadencesdevenaient alors infernales afin de pouvoir afficher les réus-sites du régime à travers des statistiques mensongères.Obligation était faite de travailler par n'importe quel temps.

Quand le thermomètre descendait sous - 30°, la météo recevaitl'ordre de ne pas diffuser ses bulletins afin que tout le mondereste à son poste. Si bien que dans "la Petite Sibérie" (régionde Miercurea Ciuc, la plus froide du pays), on ne sait pas exac-tement quel est le record absolu du froid, estimé vers -38°.

La semaine tout juste terminée - six jours à l'époque, lesamedi libre ne viendra qu'avec la "Révolution" - fonction-naires, enseignants, parfois les ouvriers étaient réquisitionnéset devaient retourner le dimanche à l'usine ou aux champs pour"le travail patriotique", labeur gratuit que le citoyen était tenud'"offrir" à l'Etat prolétarien pour le remercier du soin qu'ilprenait du pays et de ses grandioses réalisations.

La pollution et l'environnementfigurent en tête des plusgrands désastres produits par

le régime communiste. La priorité était deproduire à tout prix, l'homme et la naturepassaient après. Près de vingt ans après lachute de Ceausescu, les conséquencessont encore visibles sur le cadre de viedes Roumains.

Pluies toxiques, déforestation, mas-todontes industriels, aujourd'hui enruines, enfumant des vallées entières,déchets s'empilant à l'entrée des com-munes, traitements chimiques, parfois aucyanure, empoisonnant les rivières: toutle registre des crimes que l'homme peutfaire contre la terre y passe et le pays ena pour longtemps avant de s'en remettre.Rapporter la situation aujourd'hui, c'estévoqué celle d'hier avec un élément dra-matique supplémentaire : avec la ferme-ture des combinats polluants, la bombesociale du chômage s'est rajoutée à labombe écologique.

Tout le monde est malade à Copsa Mica

Grands-parents, parents et enfants,tout le monde est malade à Copsa Mica,ville de Transylvanie, située entre Sibiuet Medias, considérée comme une desplus polluées d'Europe… Même si lafabrique de suie qui recouvrait de volutesnoires les environs a fermé ses portes,faute de financement pour lutter contre lapollution, faisant 2000 chômeurs de plus.Elle fonctionnait depuis un siècle et avait

transformé les lieux en un véritable enfer,touchant une population de 100 000 habi-tants dans la région. Les traces de la pol-lution sont encore bien visibles locale-ment et le seront encore pour des dizainesd'années, les maisons étant toujoursrecouvertes de noir et les dégâts sur lanature paraissant irréversibles.

De leur côté, les émanations de bi-oxyde de soufre des usines de métauxnon ferreux continuent à provoquer despluies acides. Lorsque l'entrepriseSometra (notre photo), aujourd'huigreco-roumaine, laisse échapper sesfumées, les habitants sont recouverts de

particules de plomb. Sometra, qui avait4500 employés en 1990 et n'en compteplus que 1500, a fait redémarrer sa pro-duction, celle-ci retrouvant son niveaudes années 80. Mais la pollution en a faitautant.

Les émissions de dioxyde de soufre -deux fois supérieures à la limite admise -

de plomb, de cadmium - soixante fois leniveau normal - ont repris de plus belle,faisant de la ville, un des endroits les plusinsalubres du continent européen, avec savoisine, Zlatna, et exposant ses habitantsaux maladies respiratoires, digestives,aux cancers. Les deux tiers des enfantsnaissent avec des malformations congéni-tales ou divers troubles. La ville n'acependant pas d'unité médicale où desanalyses pourraient être faites, et la popu-lation doit se rendre dans la grande citéproche, Medias.

Durée moyenne de vie des travailleurs : 55 ans

A l'hôpital, la situation est désespé-rante. Les médecins ont besoin d'unequantité impressionnante de médica-ments contre les bronchites et inflamma-tions de la gorge, les cancers, toutessortes d'empoisonnements… Sur place, ladurée de vie des hommes est de 55 ans,alors qu'avec une mortalité moyenne à 67ans, la Roumanie est déjà parmi les paysles plus mal placés d'Europe.

Le phénomène est aggravé par lechômage. Sometra a licencié 3000 de ses5000 employés. Une famille entière de 8personnes ne vit parfois qu’avec lamaigre pension de la grand-mère.

La terre est touchée également, pol-luée par les rejets de métaux lourds, lecadmium, l'arsenic. Les récoltes ne repré-sentent que 50 % de la normale. Leslégumes sont-ils consommables ?

(Lire page suivante)

Une bombe écologique, doublée d'une bombe socialeIl fallait produire à n'importe quel prix, sans tenir

compte des hommes et de la nature, premières victimes.

on fait semblant de travailler"

Page 36: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Moi, Dragulescu Dragos, entrant dans les rangsde l'organisation des Pionniers, je m'engage àaimer ma Patrie, à bien étudier, à être tra-

vailleur et discipliné, à honorer la cravate rouge avec tricolo-re*". Pratiquement tous les enfants roumains d'avant 1990 ontprêté ce serment qui les faisait entrer dans l'organisation depropagande et d'endoctrinement que le pouvoir avait mise enplace dès 1945, destinée aux 8-14 ans. Cet engagement ne fai-sait que suite à celui entamé dès l'âge de quatre ans, dans les"gradinitsa" (maternelles), où les bambins devenaient "Soimiai Patriei" ("Aigles de la Patrie")… et il précédait l'entrée desadolescents dans l'UTC, "Uniunea Tineretului Comunist"("Union des Jeunes Communistes"), laquelle était censée par-achever la formation de l'"omul lui nou", "l'Homme nouveau",de type communiste.

Copié sur le modèle soviétique

La Roumanie ne faisait que copier lemodèle soviétique, institué en 1922, lastructure d'embrigadement obligatoire desenfants portant le nom de "Jeunes PionniersSpartacus", puis, à la mort de Lénine, en1924, "Organisation de Pionniers VladimirIlitch Lénine", préparation à l'entrée dansles "Komsomols", destinés aux jeunes.

Après la Seconde guerre mondiale, lespays satellites imiteront le "grand frère": enBulgarie, les enfants seront mis au pas dès1944 dans l'organisation des"Septembristes", en Hongrie ils devien-dront les "Petits tambours", en RDA, les"petits Pionniers", avant d'entrer dans l'or-ganisation de Pionniers "Ernst Thalmann",en Pologne, ils entreront dans l'organisation"Harterilor". Au Vietnam, ils deviendront"Enfants d'Hô Chi Minh", puis "Enfantsd'Août". En Chine, les "Petits Gardes rouges", en grandissant,acquérront une notoriété tristement mondiale en participantaux assassinats de dizaines de milliers de leurs compatriotespendant la "Révolution culturelle".

Certains pays occidentaux ne seront pas en reste:"Pionniers de France", "Union Démocrate des Pionniers deFinlande" verront le jour, de telles organisations existant aussien Suède, Norvège, Italie ou Belgique.

Mais l'intérêt pour les enfant et les jeunes ne remontentpas cependant au seul communisme. Avec des ambitionsautrement plus nobles, le colonel Robert Baden Powell (1857-1941) a créé en 1907 son mouvement "Scouting for boys" ouscout. Sur le même modèle et pour la première fois enRoumanie apparaît en 1914, "Cercetasii României" ("LesEclaireurs de la Roumanie").

Vingt ans plus tard, en 1937, le roi Carol II dissoudra cetteorganisation, la remplaçant par "La Garde du Pays" afin de

contrecarrer l'influence de plus en plus grandissante du mou-vement fasciste légionnaire.

Participation aux vendanges, récolte du maïsélevage de lapins à la maison, de vers à soie...

En 1947, deux ans après leur création, à l'occasion delaquelle a été lancée la revue "Tot înainte" ("En avant"), lesPionniers sont encadrés par l'Union des Associations desElèves de Roumanie, puis subordonnés à l'Union des JeunesCommunistes, la participation devenant obligatoire. Enfant etjeunes sont enrôlés dans de nombreuses activités "collectiveset patriotiques": vendanges, récolte des céréales (populariséesous le nom "Spic cu spic, Patriei snop", "Epi après épi, lagerbe de la Patrie"), élevage de lapins à la maison, de vers àsoie, etc.

En 1966, Ceausescu, tout frais émoulu Secrétaire généraldu Parti, dote les Pionniers d'une directionautonome propre, le CNOP, ConseilNational des Organisations de Pionniers, etcharge les enseignants de prendre en mainle mouvement.

Dans les villes importantes sontconstruites des maisons des Pionniers, alorsqu'à Bucarest est édifié le Palais desPionniers, devenu aujourd'hui le Palais desenfants. Pour susciter l'émulation, des dis-tinctions sont attribuées aux membres ouorganisations méritantes: galons, titre de"Pionnier d'élite", de "Cutezatorul"("Pionnier audacieux"), "Pionnier d'élitedans l'intérêt de la Patrie", "Mérite duPionnier". Des insignes par genre d'acti-vités et des diplômes sont distribués :"Unité d'élite", "Détachement d'élite","Groupe d'élite "…

Le passage parmi les Pionniers, et sur-tout au CNOP, peut s'avérer un bon investissement et un for-midable tremplin pour un destin politique. Plusieurs sont deve-nus ministres sous le régime communiste, président del'UNICEF pour la Roumanie. Poliana Cristescu, présidente duCNOP, a épousé Nicu Ceausescu, le fils préféré du dictateur.

La "Révolution" n'a pas contrarié leur carrière. DanaMadlin, choisie à six ans pour réciter des poèmes patriotiquesau "Génie des Carpates", est aujourd'hui productrice d'émis-sions télévisées à succès; d'autres sont devenus ministre sousIliescu, préfets, députés PSD ou PRM (anciens communistes etultra-nationalistes), ou même euro-parlementaire à Strasbourgcomme Radu Podgoreanu. La palme revient cependant àConstantin Bostina, président du CNOP entre 1975 et 1980,secrétaire personnel de Ceausescu, ministre adjoint de l'écono-mie en 1990… et président de l'Association des Hommesd'Affaires de Roumanie depuis 2001.

* Couleurs du Parti Communiste et de la Roumanie.

Les Années de PLomb Une vvie ccommuniste

36 21

Les Années de PLomb Une vvie ccommuniste

Qui a collaboré avec la Securitate ? Pourquoi ?Quand ? Ces interrogations sont au centre de lagrande question qui agite tout le pays depuis

deux-trois ans et que les Roumains appellent la "déconspira-tion". Autrement dit, la révélation de leur passé pour ceux quijouent un rôle de premier plan aujourd'hui dans le pays.

Le sujet est brûlant car l'énorme majorité d'entre-eux ontplus ou moins pactisé avec l'ancien pouvoir, quand ils n'en sontpas issus directement. Chaque corporation essaie de se proté-ger, arguant de son statut qui l'avait obligé à "coopérer" avecles autorités: journalistes, politiciens, magistrats, militaires,enseignants, cadres de l'administration, etc. Le clergé est celuiqui rechigne le plus à dévoiler ses compromissions, à la foisles niant et arguant de sa position "insoupçonnable".

Racolage dès le lycée

Pourtant ces centaines de milliers d'informateurs de laSecuritate - parfois on avance même le chiffre de six millions(un Roumain sur quatre) en prenant en compte les délationsponctuelles - ont bien existé. Mais ils recouvrent une réalitécomplexe. Vengeance, jalousie, peur, couardise, réflexesconditionnés, chantage, voire "patriotisme", pouvaient aussibien conduire à devenir un collaborateur. Ainsi, Pavel,condamné à mort, transformé en 13 ans de prison, pour son

action contre le régime, a-t-il découvert que sa femme tenait aucourant la Securitate de ses faits et gestes quand il était déte-nu: c'était le prix à payer pour que ses enfants puissent aller àl'école et qu'elle garde son travail.

Récemment, le quotidien "Ziua" ("Le Jour") a décidé de"déconspirer" sa rédaction, sur la base du volontariat. Sondirecteur, Sorin Rosca Stanescu (notre photo), avait révélé, audébut des années 90, avoir été un agent de la Securitate. Deuxjournalistes, et pas n'importe lesquels, ont reconnu cette mêmecomplicité. Adrian Patrusca, rédacteur en chef, a raconté dansun article comment il avait été racolé par le "sécuriste" dulycée quant il préparait le bac et s'apprêtait à monter une trou-pe de rock - un genre pas très bien vu à l'époque - afin de sur-veiller ses copains. "J'en ai parlé à mes parents qui m'ontencouragé à refuser, la Securitate ne pouvant pas m'y obliger.Mais j'ai eu peur et j'ai cédé".

"Il suffisait de dire non et de se taire"

Valentin-Hossu-Longin, numéro deux de la rédaction areconnu aussi sa collaboration quant il travaillait à la revue"La Roumanie pittoresque", indiquant qu'il rédigeait desfiches sur ses collègues. Cette confession a provoqué lastupéfaction de son ex-femme, Lucia Hossu-Longin, uneréalisatrice de la télévision rendue célèbre par la série de

Pionniers pour préparer l'avènement de "L'Homme nouveau"

Cérémonial avec drapeaux pour la remise solennelle

des diplômes de pionniers.

Surveillance mutuelle Qui a collaboré avec la Securitate ? Pourquoi ? Quand ?

(Suite de la page 35)Ceux qui les font pousser ne se

posent pas la question, se contentant demanger à moindre frais. Sur les étals dumarché, on ne trouve plus de produitslocaux.

A Zlatna, on circule avec des mouchoirs sur le visage

A Zlatna, à 100 km, près d'Alba Iulia,au sortir même d'un massif montagneuxverdoyant, la nature, les animaux, leshommes, les bâtiments portent les stig-mates de la pollution. Les collines sonttouchées par les pluies acides, les toitsdes maisons sont recouverts de plusieursépaisseurs de rejets de métaux lourds.

Ce sont les hauts fourneaux de la fon-derie de cuivre qui envoient, 24 heuressur 24, leurs nuages toxiques au-dessusde la ville, située au fond d'une cuvette.La concentration de dioxyde de soufre, laprincipale substance polluante de larégion, rendant l'air irrespirable, dépassede 3 à 4 fois sa limite admise, les cani-cules aggravant encore les problèmes.

Pourtant habitués à cette situation,

les habitants circulent avec des mou-choirs humidifiés sur le visage, surtoutaux environs de midi, quand le phénomè-ne est à son maximum. Une nappe situéede 1 à 3 mètres du sol se dépose alors surla ville.

Il n'y a pas d'argent pour installer desfiltres. D'ailleurs l'entreprise est passée de2500 ouvriers à un millier. Localement, letaux de chômage est de 60 %. La régionest riche mais vit dans la misère. L'état etla population paraissent résignés. La fer-meture du pollueur, Ampelum SA, princi-pal fabricant de cuivre du pays, handica-perait l'économie nationale. Avec un tauxde chômage déjà à 60 %, les habitantspréfèrent conserver leur travail.

Se méfier de l'eau du robinet

Toutes les tentatives pour luttercontre la pollution ont échoué. L'une,plus prometteuse, consisterait à canaliserl'emploi du dioxyde de soufre vers lafabrication du plâtre, la région étant richeen calcaire. Mais les fonds nécessaires,20 M€ (130 MF) manquent. De toutesfaçons, les spécialistes estiment que

l'arrêt de l'activité d'Ampellum ne suffi-rait pas à ramener l'endroit à la normale.Pour cela, il faudrait patienter un siècle…

L'eau du robinet est sujette à caution.Les habitants préfèrent se ravitailler auxfontaines alimentées par des sources. Lesrivières reçoivent les rejets de métauxlourds et toxiques, transitant par destuyaux usés pour aboutir dans des bassinsd'épuration vétustes. La catastrophe n'estjamais loin. Pourtant, lorsque les coursd'eau de la région arrivent en Hongrie, ilsont retrouvé des niveaux de pollutioncertes limites, mais acceptés, ayant laisséleur nocivité se déposer tout au long deleurs méandres en Roumanie.

Des retard de croissance, des anoma-lies psychiques, physiques sont notéschez les enfants dont un nombre tropimportant présente un coefficient intel-lectuel inférieur à la moyenne. Tout lemonde va à l'hôpital de Cluj pour se soi-gner contre le plomb. Signe qui ne trom-pe pas… Dans la région de Zlatnavivaient 100 000 Allemands. Il n'en resteplus que 800. Les Roumains, eux, n'ontpas les moyens de partir. Pas de travail,pas d'argent, pas de santé… Pas d'avenir.

Page 37: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

37

Une vvie ccommuniste

documentaires qu'elle a tournée, après 1990, intitulée "Lamémoire de la souffrance".

"Jamais je n'aurais imaginé çà. Il ne m'en a pas parlé",confie-t-elle, "Il avait pourtant toutes les raisons de refuser.Son père était un héros, condamné à mort par les commu-

nistes, envoyé au Canal. Il aassisté à son procès. Il avaitdouze ans, a été malmené.Des agitateurs l'ont poussécontre un mur, lui ont crachéau visage ainsi qu'auxmembres de sa famille. On apris leur maison et on les aenvoyés vivre dans une cave.Ce qu'il a fait est impardon-nable".

Lucia Hossu-Longinpense que son ex-mari a cédépar la peur de revivre de tels

moments mais aussi par faiblesse de caractère. "Ainsi estl'homme, avec ses limites" concède-t-elle, relevant que lesfamilles des détenus politiques étaient plus vulnérables "carelles avaient la peur dans le sang". "La Securitate faisait pres-sion sur elles, les menaçant, pour obtenir leur collaboration.Dans les zones de montagne où il y avait eu de la résistancearmée, toutes les familles ont été torturées afin de trahirfrères, sœurs, père et ainsi de suite". La réalisatrice confie

avoir été approchée par deux fois par la Securitate et l'avoiréconduite, martelant "Personne n'était obligé de travailleravec eux. Il suffisait de dire non et se taire".

Terroriser et tenir la population dans sa main… sans avoir pratiquement à bouger le petit doigt

La méfiance était devenue un réflexe conditionné. Si,jamais il ne fallait se livrer à la moindre critique du système enpublic, cela allait tout autant de soi avec ses collègues de tra-vail. Les Roumains ne pouvaient donner le fond de leur penséequ'aux amis les plus sûrs. Même en famille, la prudence étaitde règle, les parents montrant souvent l'exemple de la discré-tion. Les enfants, un frère pouvaient bavarder inconsidéré-ment. Pour une blague sur le compte du "Conducator", reve-nue aux oreilles de la milice, un étudiant pouvait se voir exclude l'université. Pourtant, cela n'empêchait pas les blagues decirculer, comme une forme de résistance. Le traumatisme estresté longtemps. Deux ans après la chute du régime, dans safermette de Bucovine éloignée de plusieurs centaines demètres de toute autre habitation, Adrian parlait encore en chu-chotant à ses hôtes étrangers de la situation du pays.

La Securitate pouvait être fière. Elle avait réussi son entre-prise. En institutionnalisant délation et peur, en amenant lesRoumains à se surveiller mutuellement et à se méfier les unsdes autres, elle terrorisait et tenait la population dans samain… sans avoir pratiquement à bouger le petit doigt.

et méfiance généralisée

Les Années de PLomb

20

Une vvie ccommuniste

Bien sûr que je sais comment c'était sousCeausescu!"… Adriana, 30 ans, se cambre quanton lui dit qu'elle a eu de la chance, qu'elle est

passée au travers, vu son jeune âge. "J'avais douze ans quandil est mort et je peux vous dire que, comme enfant, j'ai connules années les plus terribles". La petite Bucarestoise se rendaità l'école dans son uniforme formée d'une robe bleu-marine, untablier blanc, un fichu dans les cheveux et une cravate rouge.Elle avait échappé aux deux énormes fleurs qu'on fixait sur latête. "Quelle horreur" se souvient-elle… et quelles moqueriespour celles qui en étaient affublées.. Les garçons portaient lemême uniforme, mais en pantalon.

Surtout il ne fallait pas oublier la cravate. "On nous ordon-nait sur le champ de retourner la chercher. Elle était le sym-bole de l'élève communiste modèle". Bien visible sur lamanche étaient cousus le nom du lycée et de l'élève, ce quipermettait de l'interpeller comme les miliciens, les conduc-teurs avec les plaques de voiture.

Les enfants vivaient entre monde réel et monde fictif

A la maison, la fillette se rendait compte que ses parentsurveillaient leurs paroles. Quant ils sortaient une blague, ilsrajoutaient tout de suite "Tu vas tenir ta langue". La famille,artistes, officiers, avait un niveau culturel certain. On se tenaitau courant, on écoutait les radios occidentales. On lui parlaitd'un autre monde, d'une époque sortant d'un livre de contes.

A l'école, c'était bien différent. La littérature mettait enavant les poètes de Ceausescu, l'histoire, les luttes des paysanscontre les bourgeois. Elle s'arrêtait d'ailleurs à la "Rascoala"(la grande révolte) de 1907 pour ne reprendre qu'avec la vic-toire de la classe ouvrière, en 1944 et le folklore communistede l'époque vantant les grandes réalisations socialistes.

L'apprentissage du russe était obligatoire. Le manuel defrançais d'Adriana ne comportait que 4 ou 5 lignes sur laFrance: "La France est un pays, situé à l'Ouest de l'Europe,dont la capitale est Paris". Le reste était consacré à la gram-maire, aux conjugaisons et vocabulaire, en s'appuyant sur de lapropagande pour le régime en français.

Lors de la rentrée des vacances de printemps (on ne disaitpas Pâques), son institutrice avait invité les enfants à les racon-ter dans une rédaction. Bonne élève, Adriana, heureuse de direcomment les fêtes s'étaient passées dans le village de sa grand-mère, s'attendait à une bonne note. La maîtresse lui avaitenjoint de recommencer l'exercice, mais ne l'avait toujours pasnoté, puis l'avait vue en barrer des passages entiers. Plus tard,elle a compris que l'enseignante ne voulait pas se compro-mettre, ni la sanctionner.

"Ce que je vivais à la maison, puis à l'école et dans la rueétait deux univers différents. Mais personne ne m'expliquait.

Je ressentais un désaccord profond entre le monde réel et lemonde fictif".

"Dans notre pays, les dames et les messieurs sont en prison"

Un peu plus tard, une vieille professeur de français avaitmarqué ses élèves. Elle refusait qu'ils l'appellent "Camaradeprofesseur", exigeant qu'ils lui disent "Bonjour Madame".Cela était revenu aux oreilles de la directrice qui avait faitirruption dans la classe, pour lui faire la leçon, s'exclamant"Dans notre pays, les dames et les messieurs sont en prison",s'attirant cette réplique du tac au tac: "Je ne savais pas quedans notre belle société socialiste, on envoyait les dames enprison".

Les professeurs avaient la hantise que leurs élèves com-mettent des bévues, les sermonnaient dans ce sens, ce quin'empêchait pas qu’elles se produisent. L'un avait répondu àun inspecteur, heureusement ivre pour ne pas réagir, qui luidemandait où il avait entendu telle information: "C'est papaqui l'a appris à Radio Free Europe". Un autre, pourtantdûment chapitré avant la venue d'un inspecteur le lendemainde Pâques, l'avait salué du traditionnel "Hristos a înviat" ("LeChrist est ressuscité"), utilisé la veille par tous les villageois.

Un professeur avait fait le même genre de gaffe, répon-dant à l'inspecteur qui lui demandait pourquoi les enfants d'unvillage polonais étaient absents "C'est Pâques catholique chezeux". Le même inspecteur qui se rendait à la messe pour noterle nom des enseignants de l'école qui y assistaient, avaitdemandé - en vain - leur renvoi général parce que les enfantsavaient apporté de la brioche dans les classes afin de célébrerla fête religieuse.

"Bâtissons l'avenir en regardant toujours vers l'Est"

Aux disciplines déjà encadrées qu'ils enseignaient, lesprofesseurs - soumis à une rencontre mensuelle idéologique -devaient rajouter une heure par semaine de formation politiquedes enfants, évoquant les réflexions et les conseils que "lecamarade Ceausescu" avaient prodigués et que tous notaientconsciencieusement dans des cahiers spéciaux, contrôlés enpriorité par les inspecteurs. A partir de 12 ans, les élèves rece-vaient une formation militaire hebdomadaire d'une heure.

Et chaque matin à 8 heures, jusqu'en 1965, époque où laRoumanie a pris ses distances avec Moscou, enfants et ensei-gnants entamaient en chœur "Gloire à la Roumanie", l'hymneaux trois couleurs de Porumbescu, arrangé pour la circonstan-ce: "Ensemble, bâtissons l'avenir en regardant toujours versl'Est; Rendons grâce au peuple soviétique, qui nous a aidés àvaincre les impérialistes".

Adriana à l'école"Le plus important dans l'uniforme, c'était la cravate rouge.

Surtout il ne fallait pas l'oublier, sinon on nous ordonnait sur le champ de retourner la chercher. Elle était le symbole de l'élève communiste modèle".

Fin mars 2001, Eugen Jurca a eule courage de révéler publique-ment qu'il avait été informa-

teur de la Securitate de 1980 jusqu'à lachute de Ceausescu, demandant pardonaux victimes de ses agissements. Laconfession de ce prêtre, lecteur à laFaculté de Théologie orthodoxe deTimisoara, reprise par l'ensemble desmédias roumains a provoqué un véritableélectrochoc dans le pays, même si ellen'est pas la première du genre. Sans-doute parce qu’il s’agissait d’un prêtre,fonction à laquelle les Roumains atta-chent la plus grande importance .

Les rédactions des journaux ont reçudes coups de téléphones de dizaines depersonnes ayant vécu la même expérien-ce, dont des Roumains envoyés à l'étran-ger, ou qui ont réussi à ne pas tomberdans le piège de la collaboration avec la

sinistre police politique, et désireusesd'apporter leur témoignage. Deux motssont alors apparus dans les journaux,revenant quasi-quotidiennement depuis :"turnator", c'est à dire mouchard ouinformateur de la Securitate et "déconspi-ration", soit rendre public les agisse-ments de pans entiers de la société sous lerégime communiste.

"Réduire les prêtres au même niveau que les citoyens"

Après s'être interrogé longuement,Eugen Jurca a finalement décidé d'en-voyer une lettre ouverte à sa hiérarchie etau journal "Evenimentul Zilei" révélantses agissements.

Il y analyse les raisons perverses quipoussaient la Securitate à recruter desinformateurs dans son milieu. "Ce n'était

pas uniquement parce que les prêtresrecevaient les fidèles en confession, maispar ce moyen elle les inféodait, les ren-dait vulnérables aux pressions et auchantage… finalement les réduisait aumême niveau que les autres citoyens quileur avaient donné leurs confiance alorsqu'ils la refusaient au régime."

Poussant plus loin l'introspection,Eugen Jurca tente de s'expliquer l'engre-nage dans lequel il a été pris, mettant enavant la peur: "Je n'avais personne pourme défendre si je refusais de collaborer.Je ne pouvais pas compter sur l'Eglise, nisur les gens". Mais aussi la lâcheté :"Quand j'ai été contacté, j'étais étudiant.Je redoutais qu'on m'interdise la facultési je disais non. J'espérais, aussi, un jour,obtenir une bourse pour aller étudier àl'étranger, me spécialiser, et c'était le seulmoyen". (Lire page suivante)

"Il n'existe pas d'autre arme contre le Diable que la vérité"La confession pathétique d'un prêtre ancien informateur de la Securitate.

Fin mars 2001, Eugen Jurca a eu le courage de révéler publiquement qu'il avait été ”turnator” de 1980 jusqu'à la chute de Ceausescu.

Page 38: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

38

Aujourd'hui, les anciens sportifs ne sont pas à l'abrides enquêtes de "déconspiration" des agents de laSecuritate qui donnent actuellement la fièvre à

toute la Roumanie. Une des plus grandes athlètes de tous lestemps, Iolanda Balas (notre photo), multi-championne olym-pique de saut en hauteur dans les années 60 et actuelle prési-dente de la Fédération Roumaine d'Athlétisme confie qu'elleest sûre que certaines de ses camarades avaientsigné un engagement à la Securitate, indiquantqu'il s'agissait souvent de sportifs de niveauxmédiocres, les grands noms ne se prêtant pas à cejeu. Selon elle, les dirigeants de club étaientobligés de faire aussi ce boulot.

La championne évoque également les tracas-series qu'elle a dû endurées. "Mon mari et entraî-neur, Ioan Sotter, était suspect de part son origi-ne germano-hongroise et du fait qu'il avait unfrère installé en Australie… depuis 1942. Nousétions sans arrêt surveillés, suivis tout le temps,alors que nous n'étions coupables de rien, ce quiétait très difficile à supporter".

En 1960, juste avant les JO de Rome, excédée, IolandaBalas mit les pieds dans le plat en allant rencontrer directe-ment le dictateur de l'époque, Gheorghiu Dej, qui lui promitd'arranger les choses… moyennant quoi le couple fut surveillénuit et jour pendant toute la durée de la compétition, ne retrou-vant un peu de liberté qu'au moment d'aller aux toilettes !

"La belle en RFA par la fenêtre du train"

Ion Marin, joueur au Dinamo, se souvient aussi que sonéquipe était constamment surveillée, notamment quant elle sedéplaçait à l'étranger, pour éviter les défections. "Le sécuristedu club, bien connu de nous, rapportait ce qu'on disait, man-geait, buvait, achetait".

Cristian Gatu, président de la Fédération Roumaine de

Hand-ball et ancien joueur de l'équipe nationale, qui dominaitalors cette discipline au niveau mondial, raconte: "Nous avionstoujours des officiers de la Securitate autour de nous, maisaussi des mouchards. Suivant un ordre du ministère de laDéfense, nous devions signer un engagement à revenir aupays, lors de nos déplacements à l'étranger. En Allemagnefédérale, alors que nous faisions une tournée pour le compte

du Steaua, dans chaque compartiment du train,un agent de la Securitate observait nos faits etgestes… ce qui n'a pas empêché, lors d'un arrêtdans une gare, l'un de nos coéquipiers de sauterpar la fenêtre. A notre retour, nous avons tousété inquiétés et souffert".

"Aux JO de Séoul, en 1988, plus de sécuristes que de sportifs"

La sonde de cloche est différent chezElisabeta Lipa, la canoéiste la plus titrée deRoumanie. Travaillant aujourd'hui au ministèrede l'Intérieur, elle estime que "la déconspiration

est une imbécillité et qu'il vaudrait mieux laisser dormir lesmauvais souvenirs de l'époque". La sportive va même beau-coup plus loin dans son appréciation : "Les sécuristes avaientune mission des surveillance et d'encadrement sur nous.C'était normal qu'ils la remplissent et recrutent certains de nosco-équipiers. Beaucoup d'entre-eux étaient nos amis, nousparlions sans arrêt avec. Ils étaient sains, bien mis, si on avaitbesoin de passer une caméra vidéo ou une chaîne hi-fi à ladouane, ils nous aidaient. J'ai gardé des relations d'amitiéavec eux et on va souvent manger ensembles".

Toutefois, l'ancienne championne reconnaît qu'à la fin durègne de Ceausescu, la surveillance devenait un peu pesante:"Aux Olympiades de Séoul, en 1988, il y avait plus de sécu-ristes que d'athlètes. L'air commençait à devenir irrespirable.On s'approchait du changement".

Les Années de PLomb

19

La RRévolte

Sportifs sous haute surveillanceLe lendemain, une manifestation

avait eu lieu à Bucarest, devant le Comitécentral, pour protester contre la manièreexpéditive du procès des Ceausescu.

Après onze années d'enquête, unecommission sur ces évènements dedécembre 1989, conduite par le généralDan Voina, a rendu ses conclusions, bienincomplètes. Elle a indiqué que, contraire-ment à ce qui avait été avancé, il n'y avaitpas eu de “terroristes“ à l'époque (par là,il fallait entendre des franges de laSecuritate), que l'armée était en partie res-ponsable des morts mais que ceux-ciétaient dus à la panique, provoquant destirs entre les révolutionnaires et les soldats. Une explicationqui laisse sur sa faim, car personne n'a élucidé jusqu'ici lesmotifs de ces tirs croisés et fusillades.

Le nombre des morts est arrêté à 1104pour cette période - il pourrait être biensupérieur - dont 162 jusqu'au 22décembre, jour où prend fin le régime deCeausescu, et 3135 blessés. 942 mortssont enregistrés dans les trois jours sui-vants, bien que le rapport souligne quel'armée et les révolutionnaires fraterni-saient. Bucarest, à elle seule, a comptabi-lisé 543 morts, soit pratiquement la moitiédu total (48 jusqu'au 22 décembre et 495ensuite) et 1879 blessés. Près de 35 % desvictime sont des soldats (333 morts) oudes policiers (63 morts). 1425 personnesoupçonnées de terrorisme avaient été

arrêtées, puis relâchées faute de preuves. 245 ont été inculpéespour crimes pendant ces évènements, 128 condamnées. Seul lecouple Ceausescu a été condamné à mort et exécuté.

"Suivant un ordre du ministère de la Défense, nous devions signer un engagement à revenir au pays, lors de nos déplacements à l'étranger".

sanglante

Le procès terminé, les soldats entrè-rent avec des cordelettes pour lier lesmains dans le dos des condamnés. Ilsdurent s'y mettre à deux pour chacund'entre eux et les forcer un peu. ElenaCeausescu disait aux gardes qu'ils étaientses enfants, qu'elle les avait élevés, donnédes grades, des fonctions et que mainte-nant ils l'attachaient. Nerveux et stressés,des soldats élevèrent la voix, laissantéchapper quelques jurons, leur deman-dant d'être plus coopératifs, ce qu'ilsfirent finalement, cédant.

"Ils étaient dignes, très dignes"

Un lieutenant-colonel de laSecuritate entra et ordonna qu'ils soientconduits devant le peloton l'un aprèsl'autre, lui en premier. Tous les deuxdemandèrent à être exécutés ensemble;"Je veux mourir à coté de mon mari;ensemble nous avons lutté, ensemblenous voulons mourir" implora Elena, cequi leur fut finalement accordé en tantque dernière volonté.

Nicolae Ceausescu fut poussé vers laporte et sortit dans la cour en entonnantd'une voix forte l'Internationale, puis cria"Vive le Parti Communiste Roumain". Safemme suivait à un mètre, un soldat dechaque côté lui tenant le bras. Une quin-zaine de mètres les séparait du mur d'exé-cution. Ils ne cherchèrent pas à fuir, dessubterfuges pour retarder le moment

fatal, ils regardaient droit devant eux. "Ilsétaient dignes, très dignes" confièrentplus tard leurs gardes.

"L'histoire me vengera"

A peine le couple fut-il installédevant le peloton - certains soldats se ren-dirent compte seulement à ce moment làqu'ils en faisaient partie - que la fusilladeéclata, improvisée, sans que personne nel'ait apparemment commandée. Un desparachutistes avait eu juste le temps de se

retirer avant le déclenchement du tir et setrouvait à peine à cinq-six mètres de lacible, revenant vers ses camarades. Il seretourna et vida tout son chargeur, enrafale, rechargeant immédiatement, car ilappréhendait ce qui pouvait survenir.

Ceausescu avait à peine eu le tempsde clamer ses derniers mots: "L'Histoireme vengera". Un officier s'approcha pourdonner le coup de grâce, mais il jugea quece n'était pas nécessaire… les corps

étaient criblés de balle et le médecinconfirma la mort du “Conducator" et desa femme. Tout cela s'était passé si viteque le caméraman chargé de filmer debout en bout le procès et l'exécution n'apu enregistré cette dernière scène, car soncâble n'était pas assez long et il n'avaitpas eu le temps de changer de batterie.

Les membres du tribunal et les hautsgradés s'étaient tenus très à l'écart et nevinrent pas constater le décès de leursanciens maîtres, s'engouffrant dans leshélicoptères qui devaient les ramener àBucarest, leur mission accomplie. Lesparachutistes chargèrent les deux corpsdans l'un d'entre eux et montèrent dansles appareils qui volèrent en rase-mottejusqu'à la capitale, pour ne pas êtrerepérés. Malgré la disparition du couplede dictateurs, les craintes étaient encoregrandes dans les esprits.

Les soldats étaient les plus inquiets.Est-ce que ce n'allait pas être leur tourd'être fusillés ou victimes d'un accident,pour faire disparaître les témoins ?Voyant grandir le malaise, le généralStanculescu vint les rassurer, leur affir-mant qu'ils n'avaient rien à craindre. Dixsept ans après, plusieurs d'entre-eux n'ar-rivent toujours pas à passer un Noëlserein en famille. Il leur revient toujoursles images de ce 25 décembre 1989 où unrégime vieux de près de cinquante ans esttombé en même temps que le couple quien avait fait son incarnation.

ensemble nous voulons mourir "

"J'avais envie de hurler... mais il n'y avait personne pour m'écouter"(Suite de la page 37)

Le prêtre évoque également l'igno-rance: "Le régime ne permettait pasd'avoir une vision politique. Je vivaisdans un isolement culturel et social total,n'imaginant pas l’existence d'autresociété. Je ne savais rien à propos dessouffrances endurées dans les prisonspar les opposants".

Le désespoir s'est vite abattu sur lejeune homme qui ne peut pas alors se

confier: "Je ressentais cette situationcomme un signe de l'insuffisance de mafoi en Dieu. J'étais dans un état de schi-zophrénie morale et de dédoublement dela personnalité. Je me dégoûtais, mêmesi, au fond, je gardais ma liberté deconscience. J'avais envie de hurler, maisil n'y avait personne pour m'écouter".

Recontacté par son officier traitant en 1993

Après les "évènements" de décembre1989, Eugen Jurca ne s'est plus rendu auxrendez-vous que lui fixait régulièrement

son officier traitant. "Je me suis senti toutà coup libre" confie-t-il, "Mais j'avais untel poids sur la tête que je ne pouvais pasregarder les jeunes dans les yeux". En1993, le même agent de la Securitate ten-tera en vain de le réactiver.

Sentant le danger et décidé à montrerla voie, le prêtre affirme avec force : "LesRoumains doivent savoir, pour ne pasrecommencer les mêmes erreurs, ne pascéder aux mêmes chantages, et l'Eglisedoit donner l'exemple dans ce processusd'exorcisation morale. Il n'existe pasd'autres armes contre le Diable que lavérité".

Page 39: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

39

Quand, le 8 mai 1986, le Steaua (l'Etoile) ramène laCoupe des clubs champions à Bucarest, le trophéefranchit pour la première fois le rideau de fer. Il

entre dans un autre monde, fait de mystère et de secrets. EnRoumanie, Ceausescu contrôle alors tout, le football ne faisantpas exception. Il s'intéresse d'autant plus au Steaua que c'est luiqui l'a personnellement fondé, dans les années 1951-1952, eten a assuré les beaux jours.

A cette époque, Ceausescu est général et chef de la direc-tion politique de l'armée roumaine. Il avait donc la main-misesur le sport militaire et manifestait l'ambition de mettre un clubomnisports sur pied. Dans un premier temps, le Steaua s'appe-la le CCA, "Casa Centrala a Armatei" (la Maison Centrale del'Armée). Même si aujourd'hui le club a toujours des liens avecl'Armée, à l'époque, et jusqu'au renversement du communis-me, il pouvait puiser comme il l'entendait dans le réservoir desappelés, retenant les meilleurs.

Le club le plus discipliné du pays

Ainsi, la prédominance du Steaua était-elle que, pendanttrois saisons, de 1986 à 1989, il ne perdit pas un seul match enRoumanie. C'était - Armée oblige - le club le plus discipliné dupays. On ne peut pas dire que l'Armée forçait la main auxjoueurs. Ils y venaient de leur plein gré car ils avaient envied'opérer au plus haut niveau. Les footballeurs ne constituaientqu'une partie des succès du Steaua. Cette "usine à sportifs"sortait des champions dans toutes les disciplines, comme letennisman Ilie Nastase, vainqueur de Roland Garros, qui, leurcarrière terminée, devenaient des gradés de haut rang.

Autre atout du club: il était financé sur les deniers du filsaîné de Ceausescu, Valentin, qui y occupait une fonction diri-geante à temps plein (et est toujours membre de son comitédirecteur). Ami avec les joueurs, Valentin leur donnait un coupde main pour trouver une belle maison, monter en grade, ache-ter une jolie voiture…

Le rival du Steaua était le Dynamo, l'autre grand club dela capitale, dépendant, lui, de la Police. Son titre de gloire a été

d'éliminer Liverpool en quart de finale de la Coupe des clubschampions, en 1984. Appartenir à l'un ou à l'autre ne pouvaitque favoriser le statut social des joueurs, leurs succès ren-forçant le régime qui se montrait reconnaissant. Les dirigeantsde ces deux clubs essayaient d'influencer les arbitres, allantdiscuter avec eux, promesses ou menaces à l'appui, ce quiamenait à truquer les résultats.

Résultat de la finale de la coupe de Roumanie inversé sur ordre "venu d'en haut"

En 1988, les Ceausescu modifièrent le résultat de la Coupede Roumanie. Alors que les deux équipes finalistes étaient àégalité (1-1), le Steaua marqua un but qui fut refusé par l'ar-bitre pour hors jeu. Un ordre tomba alors du haut de la tribuneofficielle, donné par Valentin Ceausescu et par le frère duConducator, le général Ceausescu, enjoignant aux joueurs dequitter le terrain, ce qu'ils firent la peur au ventre, le matchétant arrêté faute de combattants.

Pendant 24 heures, aucun résultat ne fut annoncé à la radioet aucun commentaire ne parut dans les journaux. Puis, lesCeausescu ayant décidé de la conduite à tenir, le ministre desSports donna son aval à la sortie des joueurs, pour faute d'ar-bitrage, et proclama le Steaua vainqueur de la Coupe par 2 butsà 1, alors que le règlement prévoyait que les décisions arbi-trales étaient définitives. Quand aux arbitres… ils furent sanc-tionnés pour avoir semé la confusion dans les rangs du public.

En 1989, le Steaua se distingua à nouveau en Coupe desclubs champions, disputant sa 2ème finale contre le Milan ACde Gullit et Van Basten, à Barcelone. L'équipe entraînée parson ancien joueur, et futur entraîneur national,le général deréserve Anghel Iordanescu, fut balayée 4-0.

Après la chute des Ceausescu, huit mois plus tard, et lacoupe du monde de 1990, le club de l'Armée suivit la déconfi-ture de l'ancien régime - comme les autres clubs roumains -perdant neuf de ses onze meilleurs joueurs, partis à l'étranger,et ne dispute guère plus, aujourd'hui, que des compétitionsnationales dévaluées.

Les Années de PLomb

18

La RRévolte

Jurnalul National" a retrouvé latrace de trois des huit parachu-tistes qui ont formé le peloton

d'exécution des Ceausescu, obtenantleurs témoignages sur les derniers ins-tants du couple. Ces soldats avaient étéenvoyés en hélicoptère de Bucarest,comme les membres composant le tribu-nal, pour s'assurer que le processus d'éli-mination des prisonniers serait bien menéà son terme, alors que la situation n'étaitpas encore stabilisée dans le pays. Endébarquant dans la cour de la caserne deTârgoviste où allaient être jugés le"Conducator" et sa femme, ces parachu-tistes n'étaient pas particulièrement ras-surés, ne sachant pas quel était l'état d'es-prit des 200 militaires qui se trouvaientsur place et se tenaient un peu à l'écart.

Trente cartouches et un chargeur par homme

Maître d'œuvre de l'opération, etavant que le procès ne commence, legénéral Stanculescu avait précisé à ceshommes le nombre de cartouches qu'ilsdevaient chacun tirer, lors de l'exécution,soit 30 en tout, en ayant un chargeur sup-plémentaire avec eux… ce qui ne laissaitguère de doute sur la sentence.

Les parachutistes avaient sorti les

Ceausescu du tank où on les avaient misà l'écart, de peur qu'une tentative de lesdélivrer ne soit menée, et les avaientconduits, kalachnikov dans le dos, versune salle de la caserne, à proximitéimmédiate, pour une visite médicaleavant le procès.

Demeurant silencieux, ceux-ciparaissaient fatigués, mais n'étaient pasagités, sans-doute assez satisfaits deretrouver un cadre plus confortable quel'intérieur confiné du blindé où ils avaientpassé des heures et où il faisait froid.

Leurs gardes avaient reçu la consignede les abattre si un événement survenaitpendant le procès et de ne laisser person-ne approcher à moins de deux mètres dela salle où se tenait l'audience, avec ordrede tirer si on voulait passer outre.

Refus de se faire passer pour des fous

Les parachutistes restèrent doncplantés devant la porte fermée de la salleet purent entendre distinctement ce quis'y passait. "C'était une mascaradedepuis le début; nous savions déjà quelleétait la fin prévue puisque nous la prépa-rions" confie l'un d'eux. A un moment, lecommandant de la caserne voulut entrercar il avait un message à transmettre.

L'accès lui fut refusé, mais Gelu Voicanvint s'entretenir avec lui. Bucarest s'impa-tientait et demandait que les choses netraînent plus. Le procès était commencédepuis un quart d'heure…

Après que la sentence de mort ait étéprononcée, et l'appel rejeté - en tout une

demi-heure - l'avocat commis d'office, etqui devait savoir que le sort de ses" clients " était scellé bien avant, sortit dela salle, paraissant en colère.

Il confia d'une voix tremblante: "Jeleur ai donné une chance de s'en sortir endisant qu'ils n'avaient plus leurs facultésmentales, et, dans ce cas là, l'exécutionn'est pas possible, mais ils n'ont rienvoulu savoir".

Mais le "Conducator" qui, visible-ment, n'était pas habitué à se retrouverdans une position d'accusé, refusait de sedéfendre, ne voulant répondre que devantla Grande Assemblée Nationale, en tantque chef de l'Etat.

Les évènements de décembre 1989 ont fait 1104 morts officiellement, dont la moitié à Bucarest. La Roumanie sera le seul pays de l'Est

à se débarrasser du communisme dans la violence.

Armée contre SecuritateLa "Révolution"

La "Révolution" de décembre 1989 est loin d'avoirdévoilé tous ses mystères et il s'agit sans-doutedavantage d'un coup d'état fomenté par une partie

de la nomenklatura avec l'aide des services secrets roumains etétrangers, ayant reçu la bénédiction de Moscou, le régime deCeausescu étant devenu par trop infréquentable. Quelquesjours avant son déclenchement, le président Bush etGorbatchev s'étaient rencontrés au large de Malte, alors quel'Europe de l'Est vivait à l'heure des bouleversements.

La protestation avait commencé le samedi 16 décembre àTimisoara où furent enregistrées les premières victimes de larépression ordonnée par Ceausescu. Elle s'étendit le jeudi 21 àBucarest à la suite du dernier meeting de Ceausescu.

Le lendemain, le dictateur et sa femme s'enfuyaient du

siège du comité Central du Parti communiste, en face du Palaisroyal, en hélicoptère. Le pilote simulait une panne, le coupledevait continuer sa fuite en voiture, étant arrêté par l'armée etconduit à la garnison de Târgoviste. Il sera jugé de manièreexpéditive et exécuté le lundi 25 décembre.

Le vendredi 22 au soir, un groupe conduit par Ion Iliescuprenait les commandes du pouvoir, présentant un programmeen dix points. Il se constituait sous la forme d'un Conseil duFront du Salut National le mardi 26, nommant officiellementIon Iliescu à la tête de l'Etat et Petre Roman, Premier ministre.

La veille, la télévision roumaine avait montré les premiè-re images du procès et de l'exécution des Ceausescu quiavaient été filmés sur ordre du général Stanculescu. La versionintégrale de ce document aurait été vendue à la chaîne TV 5.

"Ensemble nous avons lutté,

Club de l'Armée créé par Ceausescu qui avait ensuite placé son fils à sa direction, le Steaua de Bucarest, rival du Dinamo, club de la police,

a suivi le "Conducator" dans sa déconfiture.

A Târgoviste, le 25 décembre 1989, l'exécution du "Conducator" et de sa femme signe la fin d'un demi-siècle de dictature et de terreur.

En 1986, sa victoire surAnderlecht (3-1) propulsa leSteaua en finale de la Coupe

des clubs champions, qu'il disputa enEspagne contre Barcelone.

Impressionnés, les joueurs roumainsrestèrent en défense et conservèrent lerésultat (0-0) au terme d'un match hermé-tique et de ses prolongations. Le héros dela rencontre fut le gardien Dukadam quiarrêta les quatre penaltys tirés par les

Barcelonais. Marius Lacatus en réussis-sant le sien, donna la victoire à son club.

A leur retour, les joueurs du Steauafurent accueillis triomphalement. SeulCeausescu avait droit à ce genre de traite-ment, d'habidude. Leur trophée à bout debras, chantant dans un mégaphone, lesvainqueurs jetèrent leurs vêtements, leursvestes, leurs cravates, à une foule en déli-re massée tout au long des quinze kmséparant l'aéroport de la capitale. Qualifié

d'office pour disputer la Super couped'Europe, contre le Dynamo Kiev, vain-queur de la Coupe des coupes, le Steaual'emporta à nouveau 1-0.

Le but fut marqué par un jeuneinconnu, Gheorghe Hagi. Opérant auSportul Studentesc, le club des étudiants,dirigé par Nicu Ceausescu, le fils cadetdu dictateur, le joueur avait été prêté pourdeux jours au Steaua, dirigé par le filsaîné, Valentin, et y resta finalement.

Jour de gloire et foule en délire

Page 40: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

40

Dans l'ombre, malgré la certaine bonne volonté dePetrescanu, qui sera désavoué par le Comité central du Particommuniste, la répression a commencé. Les leaders étudiantssont exclus de l'université, parmi eux l'actuel archevêque deCluj, Mgr Anania; on procède à de nombreuses poursuites etarrestations. L'inspecteur Craciun, plutôt arrangeant, est rem-placé par un ancien officier de la brigade Ana Pauker qui aopéré pendant la guerre civile en Espagne, Mihail Patriciu.Son efficacité le fera nommer plus tard directeur de laSecuritate de Cluj.

Soutien massif de l'opinion

Comme en France, en mai 1968, le mouvement s'arrête delui-même, fin juin 1946, avec la fin de l'année universitaire.Dans cette période de violence, on aura dénombré seulementdeux morts, et encore s'agit-il sans-doute de règlements de

comptes. En jouant la montre, tout comme l'a fait en son tempsGeorges Pompidou, le gouvernement roumain a désamorcé lacrise. Toutefois, la similitude avec le mouvement étudiantfrançais s'arrête là. La lutte des étudiants roumains n'a pasréussi à faire la jonction avec les travailleurs, embrigadés parles communistes, débouchant sur une grève génrale paralysantle pays, mais elle a bénéficié, dans le silence il est vrai, du sou-tien massif de l'opinion publique, des paysans, et celui-ci aduré bien après.

Mais, si mai 68, désapprouvé à la fin par une grande majo-rité de Français, a conduit ensuite à de nombreuses réformesde la société, comme c'est le cas dans les démocraties lors-qu'apparaissent des désordres sociaux, le printemps 46 rou-main mettra un terme définitif aux dernières protestationsorganisées contre l'instauration du communisme. La porte seradésormais ouverte à la terreur, la seule réponse que les dicta-tures peuvent apporter.

Les Années de PLomb

17

La RRévolte

Le régime communiste encadrait sévèrement la pres-se et, si la censure était omniprésente, c'était plutôtl'auto-censure qui sévissait, les journalistes n'envi-

sageant même pas d'oser faire une remarque ou un commen-taire qui auraient pu être mal interprétés. Insipides, les médiasétaient chargés d'encenser le pouvoir. Pour en savoir plus, lesRoumains se précipitaient sur les journaux occidentaux s'ilsarrivaient à mettre la main sur un exemplaire, ce qui était unexploit. Il fallait alors se méfier. Celui qui aurait lu par dessusl'épaule de son heureux propriétaire avait autant de chanced'être un mouchard de la Securitate qu'un curieux, avide desavoir ce qui se passait dans le monde.

“L’humanité” n’avait pas la cote

“Pif-Gadget” a été la seule revue occidentale à pouvoirêtre diffusée sur abonnement en Roumanie, après les années70. Ce "privilège" avait aussi une contrepartie commerciale.La revue, émanation du Parti Communiste Français mais sansaucun contenu idéologique, se faisait payer les nombreuxabonnements souscrits par les Roumains en étant impriméetotalement et à moindre coût à Craïova.

Dans les années 60-70,on pouvait aussi trouverdans certains kiosques"L'Humanité" mais, au fildes années, les Roumainss'en sont désintéressés,n'accordant guère de créditaux "camarades" françaisqui encensaient le régimequ'ils enduraient (GeorgesMarchais était venu passerses vacances sur un yachtmis à sa disposition parCeausescu).

En vente libre, le temps du “Printemps de Ceausescu"

Plus étonnant, entre 1965 et 1970, il était possible de trou-ver en vente libre "Le Monde", "L'Express", "ParisMatch", ainsi que des revues et journaux anglo-saxons à laGare du Nord et dans les grands hôtels. Cette courte périodecorrespond au vent de libéralisation que Ceausescu a fait souf-fler pendant deux ou trois ans, lors de son arrivée au pouvoir.

Le dictateur avait même fait cesser le brouillage des radiosétrangères, dont "Radio Free Europe" et "Voice ofAmerica". Mais elle s'arrêta vite avec le "Printemps dePrague" et le durcissement du régime, à la suite du voyage du"Conducator" en Corée du Nord, puis dans la Chine de Mao,en juillet 1971. Pourtant, quelques rares Roumains ont conti-nué à recevoir tout à fait légalement "Le Monde" ou "Paris

Match" - celui-ci très recherché - alors que l'ensemble de lapresse occidentale, même communiste, était proscrit. Il suffi-sait qu'un parent vivant à l'étranger ou parti en coopération - enAlgérie par exemple où les Roumains étaient nombreux -abonne les siens. Mais en faisant cette démarche, il savait qu'illes rendait immédiatement suspects, ainsi que lui-même, auxyeux de la Securitate qui les mettait sous surveillance.

Au départ de l'abonnement, les numéros arrivaient trèsirrégulièrement, espacés, certains manquant, signe d'une mau-vaise volonté évidente. Mais il suffisait que l'abonné - ou celuiqui avait passé la commande - proteste par lettre auprès del'Union Postale Universelle, à laquelle appartient la Roumanie,pour que la distribution normale du courrier soit rétablie et queles journaux arrivent ensuite normalement. Il en coûtait 30 $d'amende par courrier recommandé non distribué au pays fau-tif. En outre il aggravait la mauvaise réputation dont était déjàaffublé le pays.

Parfois avec deux ou trois ans de retard

Commençait alors la diffusion clandestine du journal, cir-culant de mains en mains, sous le manteau, à la manière des

samizdats, son propriétaireet les lecteurs suivants pre-nant toutes les précautionscar ils risquaient alors laprison pour "diffusion d'in-formations nuisant àl'intérêt national". De véri-tables réseaux se mettaienten place. Dans le meilleurcas, on disposait d'unesemaine pour sa lecture,mais le plus souvent il fal-lait le remettre à quelqu'und'autre dès le lendemain. Ilarrivait qu'on ne récupère

un exemplaire que deux ou trois ans plus tard, mais cela avaitpeu d'importance, tant on était content d'en disposer.

Presse francophone plus appréciée que l’anglophone

Pour les Roumains, il s'agissait bien sûr, de disposer denouvelles crédibles mais aussi de lire directement en françaisou en anglais original, puisque l'importation de livres était éga-lement interdite et que l'on ne trouvait que des traductions,parfois expurgées.

"Le Monde" était le journal le plus apprécié, le françaisétant alors dominant en Roumanie, pour son sérieux mais aussiparce que, contrairement aux journaux anglo-saxons, sescolonnes contenaient très peu de publicité à laquelle lesRoumains étaient rétifs, n'y étant pas habitués.

“Mais qui lit donc par dessus mon épaule ?”

Sur les quais du port de Constantsa, “chapeau” au “Monde”, en souvenir del’époque où ce journal était un bien précieux qu’on se passait en cachette.

Devant la terrible dégradationdes conditions de vie et detravail le mécontentement

social avait éclaté à plusieurs reprisesdepuis le début des années 80, enRoumanie. Mais la répression, la peurqu'inspiraient les moyens d'encadrementet de surveillance, l'atomisation de lasociété et l'abattement de la population nelui avaient jamais permis, quelle qu'aitété son ampleur, d'être davantage que desrévoltes isolées, presque sans échos etsans lendemain.

A cet égard, l'année 1987 marqua unerupture: pour la première fois apparurentnettement des signes d'une continuitéentre les diverses formes d'expression dumécontentement, ainsi que de solidaritéactive, individuelle et collective, avec lesvictimes de la répression.

Grèves et émeute

En même temps, des organisationsclandestines réussirent à manifester leurexistence par des distributions de tractssur une échelle qui, tout en restantmodeste, n'avait jamais atteint ce niveau(Action démocratique roumaine, syndicatlibre SLOMR, Roumanie libre, etc…).

L'émeute de Brasov, le 15 novembre1987, fut à la fois le détonateur et l'ex-pression la plus spectaculaire de cetteévolution. Ce jour là, quelque 15 000ouvriers des usines Steagul Rosu

("Drapeau Rouge") et Tractorul se rendi-rent au centre de la ville aux cris de "Abas le dictateur!".

Cette manifestation, précédée d'unesérie de grèves au cours de l'année 1987et qui avait fait l'objet d'une certaine pré-

paration et concertation échappant à lavigilance du pouvoir, avait débouché,dans ces mêmes usines, sur la création decomités clandestins d'aide aux ouvriersarrêtés, dont le nombre est estimé à envi-ron 400, mais dont on ne sut les condam-nations que pour une soixantaine.

Fait sans précédent en Roumanie, lesévénements de Brasov ont été connus

immédiatement dans tout le pays et à l'é-tranger, grâce, principalement, aux habi-tants de la ville, aux routiers et aux che-minots. Ils furent suivis dans diversesvilles de prises de position d'intellectuelset de manifestations collectives de solida-rité: manifestations d'étudiants à Brasov,dès le 21 novembre 1987, à Timisoara,les 2 et 3 décembre (avec des slogans seréférant aussi à la première manifestationd'étudiants de l'histoire de la Roumaniesocialiste, à Iasi, en février 1987), tentati-ve de manifestation à Iasi, débutdécembre (suivie de nombreuses arresta-tions).

Parallèlement, on assista à une multi-plication de tracts appelant la populationà s'organiser, et à une série de grèves dansdes usines: à Sibiu et Braila, finnovembre, à Constantsa et Turceni endécembre, à Bacau et Savinesti en janvier1988.

Première : une solidarité dans les pays "frères"

Autre conséquence: l'action commu-ne, la première du genre, organisée parles oppositions de plusieurs pays de l'Esten soutien aux ouvriers roumains (mani-festations simultanées, le 1er février1988, à l'appel de la Charte 77, à Prague,à Budapest, en RDA, en Pologne, avecl'appui de Andreï Sakharov et du PressClub soviétique "Glasnost").

Le détonateur du mécontentementA Brasov, le 15 novembre 1987, quinze mille ouvriers descendent dans la rue en criant "A bas le dictateur".

Quand "Le Monde" circulait sous le manteau, malgré la Securitate, impuissante, et que Pif-Gadjet était la seule référence de la presse occidentale...

Le monument commémoratif de la grève du 15 novembre 1987 à Brasov.

Page 41: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

41

Je me sentais déshonoré d'avoir à faire la queue toutela nuit pour un morceau de viande ou un bout desalami "… Vasile Fora, 53 ans, originaire de la vallée

des mineurs de Jiu, tremble encore d'indi-gnation quand il se remémore ses intermi-nables attentes dans la neige, parfois parmoins vingt degrés, pour pouvoir rame-ner un minimum de ravitaillement à safamille. " Pourtant, faire la queue, cheznous c'était naturel. Tout petit j'y avais étéhabitué, mon père m'y emmenait, maisavec Ceausescu c'est devenu infernal".

Poisson, lait, pomme de terres, bon-bons pour Noël, farine de maïs pour lescochons… la liste des produits rationnésétait sans limite. Les queues pour la vian-de étaient impressionnantes. Pourtant onne trouvait que des morceaux de mauvaise qualité que l'onmettait dans la tocana (ragoût), ainsi que des pattes de pouletpour faire de la soupe: les morceaux nobles partaient à l'ex-portation.

Cochons et poules élevés dans les cours d'immeubles, maïs et légumes poussant entre les blocs

Mais le plus terrible, c'était pour les œufs. "Un jour, je sor-tais du boulot quand je vois une queue très longue" se souvientVasile; "il y avait un arrivage d'œufs. Je prends mon rang,mais voilà qu'arrive un mineur ivre qui passe devant tout lemonde. Comme personne ne réagissait, je suis allé le trouverpour lui demander de faire comme les autres. Il m'a assomméet cassé le nez d'un coup de poing.

Quelqu'un a alors jeté deux gros rats vivants dans la foule- on en trouvait partout - espérant sans-doute profiter de laconfusion créée. Il a réussi son coup provoquant une mêlée etune panique générales renversant les étagères. Je n'ai jamaisvu une aussi grande omelette".

Il n'y avait pas cependant pénurie de tout. On trouvait dela graisse de porc, des étalages de conserves; toujours lesmêmes, parfois périmées. Les légumes ne manquaient pas.Tout le monde disposait d'un petit lopin de terre au pied de sonbloc. C'est ainsi que dans les allées, on pouvait voir pousser dumaïs. Il servait à nourrir les cochons, car chaque famille enavait un, ainsi que des poules, élevés dans les cabanons descours d'immeubles… Jusqu'à ce qu'un jour, Elena Ceausescu,de passage dans la région de Jiu, les découvrant depuis lafenêtre de son train, ordonna de les faire raser.

Racket sur le papier hygiénique

Lorsqu'un produit recherché faisait son apparition, il nefallait pas s'imaginer pour autant avoir la chance de réaliser

une bonne affaire. L'Etat avait mis en place un système devente forcée, obligeant à acheter un autre produit, le plus sou-vent inconsommable. Ainsi, si on voulait faire l'emplette pour

les enfants d'une tablette de chocolat chi-nois, assez apprécié, il fallait acquérir unpaquet de cigarettes Amiral, que l'on soitfumeur ou non. Leur papier jauni et leurtabac étaient si mauvais qu'elles étaientinvendables et les gens les jetaient dans lecaniveau. Pour dix œufs, on devait ache-ter au même prix un kilo de poisson pour-ri dont les chiens ne voulaient pas.

Bien que située dans un secteurminier, la commune de Vasile avait étédéclarée "ville agricole", soumise à destaxes supplémentaires sur les produits dela terre. Partagé entre rire et colère, ne

sachant pas s'il doit évoquer Caragiale ou Kafka, le Roumainse rappelle le curieux circuit qui accompagnait la vente dupapier hygiénique: "On était obligé de payer les rouleaux avecdes œufs qu'on achetait 1,10 leu pièce et que l'on nous repre-nait 0,70 leu à la caisse du magasin… remis aussitôt en vente.Bien sûr, il fallait aussi acheter le poisson pourri qui allaitavec les œufs".

Sièges pliants et parties de cartes pour tromper l'attente

Les queues commençaient dès la sortie des usines ou desbureaux, pour une ouverture du magasin le lendemain matin à7 heures. Les gens s'organisaient. La nuit, membres de lafamille, voisins de queue, relations, se relayaient environtoutes les trois heures pour garder la place. Cela ne créait pasde problèmes, mais c'était dur de résister quand il faisait -10°,voire -20°. L'été, l'ambiance était plus conviviale. On apportaitdes sièges pliants, certains jouaient aux cartes, on buvait beau-coup de tsuica. Mais, dès l'ouverture des portes, plus personnene se connaissait. C'était la ruée, le chacun pour soi. Tout lemonde cherchait à passer devant, jouant des coudes. Vasileraconte: "Il y avait des experts pour gagner deux-trois placeset ainsi de suite. Ainsi mon oncle endormait ses voisins enbavardant gentiment avec eux et avançait ni vu, ni connu…jusqu'à ce qu'on le pousse contre une vitre. Parfois, çà se ter-minait mal: j'ai vu un enfant grièvement blessé".

"Mais le pire, c'est quand on avait fait la queue toute lanuit et qu'il n'y avait plus rien" se souvient-il. "Le magasin s'é-tait arrangé avec les copains qui passaient avant qu'il n'ouvre,à moins que ce ne soit avec les miliciens pour qu'ils fermentles yeux sur les trafics et ne contrôlent rien. Non seulementceux-là ne payaient pas, mais on leur rendait en plus la mon-naie sur l'argent qu'ils n'avaient pas versé! Et c'était unesomme conséquente. Il y avait une expression qu'on leur prê-tait pour ce manège: Je viens, je reçois la viande… et le reste".

Attendre toute une nuit dans le froid glacial pour un bout de salami ou des pattes de poulets.

Les Années de PLomb

16

La RRévolte

Fait oublié, la résistance des étudiants de Cluj à l'ins-tauration du communisme, au printemps 1946, agravement embarrassé le nouveau pouvoir qui a

senti monter l'hostilité de tout le pays à son égard. Le mouve-ment a commencé fin 1945 à la suite du rapatriement à Clujdes étudiants qui avaient été envoyés pendant la guerre à Sibiu,ville à influence fortement allemande, sur décision deRibbentrop et du gendre de Mussolini, Ciano.

Ces jeunes gens sont vite confrontés aux difficultés de cenouveau transfert, ne serait-ce que pour se loger; en outre, laguerre a mélangé les générations entre les plus jeunes et lesanciens qui viennent d'être démobilisés. Par leur vitalité, leurénergie, leurs débats, ils occupent aussitôt une place centraledans la ville, ce qui dérange beaucoup les nouvelles autoritéscommunistes, à près de 90 % hon-groises, nommées par les Soviétiques.

Cette prééminence magyare - oncompte mille Hongrois aux postes clésde l'administration locale contre unecentaine de Roumains, à la suite de larestructuration décidée pendant laguerre - réveille également le senti-ment nationaliste des étudiants, d'au-tant plus que certains habitants tententd'obtenir de Bucarest un statut d'auto-nomie et veulent conserver l'universitéhongroise ouverte pendant le conflitmondial, alors que les professeurs rou-mains rapatriés de Sibiu veulent reve-nir à la situation qui prévalait auparavant: une seule université,roumaine, avec un enseignement en hongrois.

Kali, déesse de la liberté indienne, cri de ralliement

Le 24 janvier 1946, jour anniversaire de l'Union de laMoldavie et de la Valachie, qui donnera naissance à laRoumanie moderne, 200 étudiants entreprennent de faire letour de la ville, avec des drapeaux roumains. Quand ils passentdevant le siège du Parti communiste, ils sont ulcérés de n'yvoir que des drapeaux du PCR et soviétiques, y pénètrent, lesaccagent et blessent sont gardien. La police intervient vive-ment. De février à avril, incidents et affrontements se multi-plient. On en dénombre une quinzaine, alors que les commu-nistes ont pris en main l'université. La projection d'un filmindien, où apparaît une déesse de la liberté, Kali, devient l'em-blème du mouvement. Les étudiants défilent en criant son nomet aussi "Hai la U" ("Tous à l'université").

Le 10 mai, traditionnel jour de la monarchie - le roiMichel est toujours le souverain - les communistes entrepren-nent d'organiser une marche des travailleurs pour montrer leurforce. Les étudiants les devancent, occupent le centre-ville et

bloquent ses accès, à leur grande fureur. Ils décident alors deleur donner une leçon et font arrêter cinq de leurs leaders, pro-voquant leur mobilisation et déclanchant des heurts.

Déjà une "minériade"

Le 27 mai, une délégation d'étudiants se présente à la pré-fecture pour exiger la libération de leurs camarades.N'obtenant pas de réponse, une cinquantaine d'entre-eux cam-pent sur les lieux, criant des slogans anti-communistes toute lajournée. Ils sont rejoints par 200 de leurs condisciples. La villese tait et épie.

Envoyé par Bucarest, l'inspecteur de police Craciun entre-prend de négocier, de peur que le mouvement ne s'étende à

toute la population. Mais déjà, dansl'ombre, les dirigeants communistes ontdécidé de le réprimer. Ils hésitent entrearrêter les étudiants ou faire intervenirde façon musclée les travailleurs pour enfinir avec eux. Une "minériade" avantl'heure, dont le principe sera repris prèsd'un demi-siècle plus tard par les gou-vernements de Ion Iliescu. C'est cettedernière solution qui est choisie.

Les ouvriers de la fabrique dechaussure en cuir "Dermata" sont mobi-lisés, tandis que le pouvoir rameute lescheminots, à 90 % Hongrois. La troupe,avec ses manches de pioches et autres

armes, marche sur le foyer des étudiants de la ville. Ceux-ciont fermé la grille d'accès aux étages et obstrué l'entrée avecleurs meubles. Elle réussit à pénétrer au rez-de-chaussée,dévaste la bibliothèque et autres parties communes, sous leshuées des jeunes qui leur déversent sur la tête toutes sortesd'objets leur tombant sous la main.

Les affrontements et les cris sont si forts que les églises duvillage voisin de Monastir, où sont logés nombre d'étudiants,sonnent le tocsin pour les appeler à l'aide. Ces derniers affluentvers le foyer. Les autorités soviétiques qui ont leur siège àquelques pas, inquiètes de la tournure des évènements, inter-viennent et obtiennent la fin de l'agression des ouvriers.

Dans l'ombre, la répression commence

Les jours suivants, les étudiants déclenchent une grève. Ilsexigent des autorités qu'elles punissent leurs agresseurs, met-tent fin à la communisation de l'université y interdisant toutepolitisation, libèrent leurs camarades arrêtés et réparent lesdégâts faits. Le ministre de l'Intérieur, Georgescu, et celui dela Justice, Petrescanu ont été envoyés sur place et tentent decalmer le jeu, ramenant la confrontation à des aspects sociauxet économiques et non plus politiques.

Au printemps 1946, le "mai 68" des étudiants de ClujL'échec du mouvement de protestation estudiantin, soutenu par la population,

ouvrira les portes à la terreur communiste, le nouveau pouvoir voulant réprimer la montée de l'hostilité de tout le pays à son égard.

"Donnez nous notre queue quotidienne"

A Cluj, les communistes réquisitionnèrent des ouvriers pour organiser des manifestations

contre les partis démocratiques et les étudiants.

Page 42: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

42

Une vvie ccommuniste Les Années de PLomb

15

La RRévolte

Lancée en Belgique le 12 janvier 1989, où elle reçutun très large écho, l'initiative d'"Opération VillagesRoumains" était aussi simple qu'originale: faire

adopter chacun des 7000 villages menacés de systématisationpar le régime de Ceausescu par autant de communes et villageseuropéens. Dès février, la France se mobilisait, suivie par laSuisse, le Danemark, la Suède, la Finlande, l'Espagne, l'Italie,l'Angleterre, l'Allemagne et le Canada, encouragés par leConseil de l'Europe et le Parlement européen. Les mairesadoptants et leurs administrés se déclarèrent solidaires et res-ponsables du sort qui serait fait à "leur village" et s'engagèrentà veiller à sa sauvegarde.

La pression internationale joua pleinement son rôle et, le9 mars 1989, dans une résolution co-parrainée par la Hongrie,inquiète du sort de la minorité magyare, l'ONU condamnait ungouvernement roumain de plus en plus isolé sur la scène inter-nationale, lâché par l'URSS qui s'abstenait, de même que parl'Ukraine, la Bulgarie et la RDA.

Dirigeants du parti et de la Securitate malmenés

Mais déjà en Roumanie quelques voix courageuses com-mençaient à se faire entendre. La première fut celle de DoïnaCornea. La dissidente, cloîtrée dans sa maisonnette de Cluj,avait lancé en septembre 1988 un appel à Ceausescu, quali-fiant son programme d'"ethnocide", récidivant en avril 1989dans une lettre ouverte au dictateur, qu'elle réussit à faire par-venir à l'Ouest. Dans plusieurs villages la révolte grondait.Ainsi, une autre lettre apprit le soulèvement de la commune dePetrova, dans le Maramures. Armés de bâtons, les villageoiss'étaient rués sur une délégation de dirigeants communisteslocaux venus les rassembler afin qu'ils souscrivent à la dispa-rition de leur commune. Le secrétaire à la propagande du judet fut battu ainsi que lecommandant de la Securitate qui dût être hospitalisé, tandisque la mairesse était malmenée. Appelées en renfort, lestroupes de la Securitate n'osèrent pas intervenir. Le Premiersecrétaire du Parti de la région fut contraint de promettre que

la commune ne disparaîtrait pas et d'accepter qu'un nouveaumaire, cette fois-ci originaire des lieux, soit désigné. En mars1989, six anciens dirigeants du Parti Communiste Roumaindénoncèrent la politique de Ceausescu, puis les poètes MirceaDinescu et Dan Desliu, l'accusèrent de violer la Constitution.Des paysans de la région de Iasi firent passer en Occident unmessage faisant savoir que la population roumaine se réjouis-sait de l'initiative de l'"Opération Villages Roumains".

Fonctionnaire séquestré, tocsin et barrages

Une autre lettre relata la révolte de deux villages du judetde Bistrita-Nasaud. A Parva, seules manquaient quelquessignatures administratives pour que la commune disparaisse.Mais on porta manquant un fonctionnaire chargé de ramenerau chef-lieu du département les plans de systématisationcontre-signés par les autorités locales. Les habitants du villageayant appris de quoi il en retournait, l'avaient séquestré pen-dant trois jours à l'intérieur du siège du Conseil Populaire.

Les paysans exigèrent, en échange de sa libération, la pré-sence sur place du premier secrétaire du Parti du judet. Celui-ci, poltron, préféra délégué un de ses subordonnés. Des dis-cussions s'en suivirent, mais les villageois ne se montrèrentpas convaincus. Ils organisèrent alors des tours de garde, fai-sant sonner letocsin dès qu'une voiture officielle s'approchait,signal auquel la population se rassemblait devant la mairie.

Les autorités prirent alors des mesures d'intimidation et leprêtre fut muté à Bistrita. Le tambour remplaça le clocher etdes barrières furent installées à l'entrée du village. Les auto-rités battirent finalement en retraite et la mesure fut annulée.

Le courage des habitants de Parva fut contagieux. Ceux deMonor, menacés du même sort, déplacèrent pendant la nuit lesbornes du judet se retrouvant ainsi dans celui du Mures, retar-dant le processus administratif et échappant également au sortqui leur était promis. Autant d'actes de résistance qui montrentque couvait déjà le feu de la "Révolution" qui s'annonçait endécembre de cette année là, par delà l'instrumentalisation évi-dente dont elle a fait l'objet.

La marche vers le "Grand soir"En 1989, la mise en œuvre du plan de systématisation va signer l'arrêt de mort

du régime en provoquant la révolte annonciatrice des villageois roumains, réveillant les consciences et suscitant l'indignation à l'étranger.

Après les très dures grèves de 1977,qui avaient vu les mineurs se révoltercontre leur sort, Ceausescu était accourudans la vallée de Jiu, feignant de décou-vrir la situation, promettant d' y mettre unterme, ce qui leva un grand espoir, terri-blement déçu par la suite.

Le "Conducator" entendait surtoutreprendre la situation en main. Les lea-ders du mouvement disparurent et l'arméearriva. De jeunes recrues d'origine pay-

sanne furent envoyées au fond des minespour pallier à toute nouvelle agitation.Manquant de formation, de professionna-lisme, mal nourrie, mal considérée, cettemain d'œuvre entraîna une détériorationde la sécurité, aggravée par l'état du maté-riel et de l'outillage, et les exigences tou-jours plus grandes de la production.

C'est alors que les plus grandes catas-trophes furent enregistrées. En 1982,après une explosion faisant plusieurs

morts, une commission d'enquêteenvoyée sur les lieux pénétra dans lamine, bien qu' ayant été avertie qu' uneseconde déflagration était à redouter… cequi se produisit, tuant tous ses membres.En 1986, la même année où Vulcan enre-gistra sa plus terrible catastrophe, avec 57morts, une autre tragédie fera 96 morts,dont une cinquantaine de jeunes mili-taires à Petrosani, ville minière distantede quelques kilomètres.

Les militaires envoyés au fond des mines après les dures grèves de 1977

Les Roumains n'avaient pas à se faire de mouron…le régime communiste pensait à tout et, en premierlieu, à leur bien-être. Ainsi le journal du Parti,

"Scânteia" (L'Etincelle) précisait que "o tovarasa" (unecamarade) adulte de 1,70 m ne devait pas peser plus de 60 kg,"un tovaras", "camarade" adulte travailleur de 1,80 m, 70 kg,ce qui était déjà beaucoup.

En fonction de l'âge et du sexe,les habitants savaient ce qu'ilsdevaient faire pour être considéréscomme de bons citoyens de laRépublique Socialiste de Roumanie:respecter les "recommandations médi-cales, conformes aux standards d'unealimentation rationnelle" en suivantles instructions alimentaires fourniespar le Parti et l'Etat.

Les journaux rappelaient quellesétaient les rations alimentaires par personne et par semaine :750 g de viande, 520 g de fruits, 1,5 litre de lait, 800 g depommes de terre, 1,27 kg de légumes. Voilà qui tombait à picpour le pouvoir qui justifiait ainsi "scientifiquement" sesappels à se serrer la ceinture. Si, les dernières années, on netrouvait plus rien dans les magasins - presque tout était réservéà l'exportation - s'il fallait faire la queue des heures pour avoirun peu de lait… c'était parce le régime prenait soin de la santédes citoyens.

10 à 12 degrés dans les appartements où les occupants s'entassaient dans une seule pièce

La population était vivement encouragée dans ce sens. Larigueur et la frugalité convenaient tout à fait au stoïcisme dontelle était appelée à faire preuve. Dans les blocs, l'hiver, latempérature ne dépassait pas les 10-12°, en dessous même dela norme officielle de 14°. Un brouillard de condensationenvahissait les pièces. Il fallait calfeutrer les fenêtres, lesportes. Chacun s'habillait comme s'il allait dehors. Il était fré-quent de porter dans son appartement un manteau, se couvrirla tête d'un bonnet, s'enrouler un cache col autour de la gorge,enfiler des mitaines.

Dans les villes, le chauffage était centralisé et était ali-menté par le gaz. La chaleur était amenée par d'énormes ethideux tuyaux qui faisaient des coudes au-dessus des rues. Malentretenus, à l'image de ce que faisait le régime en général, ilsavaient d'énormes déperditions et lorsque la pression de gazbaissait, le chauffage n'était plus assuré.

Cette situation se répétant fréquemment, de nombreusesfamilles bricolaient des poêles de fortune en taule, non sans

danger car le risque d'asphyxie était réel. Ils étaient alimentésavec des bûches que l'on se débrouillait à récupérer dans lesbosquets proches, entraînant également une déforestation. Lesoccupants des appartements se regroupaient pour vivre dans laseule pièce ainsi chauffée. Souvent c'était la cuisine, car onallumait aussi le four à gaz, servant de chauffage d'appoint…

avec les nombreux accidents que l'onpeut imaginer. La nuit, les bouillottesétaient indispensables.

La journée n'apportait pas derépit. Il faisait aussi froid dans lesadministrations, les ateliers, lesécoles, les cantines, les hôpitaux oùles malades devaient venir en ayantacheté leurs médicaments, où lesanesthésies étaient réservées auxpatients versant un bakchich et où onlaissait mourir les vieux, les ambu-

lances ne se déplaçant pas si on avait plus de 60 ans. Les chi-rurgiens sortaient des salles d'opération en soufflant sur leursdoigts pour les réchauffer. Le soir, quand le courant étaitcoupé, des miliciens passaient dans les chambres avec une lan-terne afin de vérifier sur les prises qu'aucune chaufferetten'avait été utilisée dans la journée.

Les élèves,emmitouflés,les doigtse n g o u r d i s ,avaient de lapeine à tenirleurs crayons.Parfois, desparents appor-taient desbûches. Dansces conditionsm a t é r i e l l e sextrêmes, dont souffraient énormément les instituteurs et pro-fesseurs, il n'est pas difficile d'imaginer quelle pouvait être laqualité de l'enseignement.

Coupures de courant quotidiennes eau chaude une fois par semaine

Régulièrement, à cinq-six heures le soir, l'électricité étaitcoupée. Il fallait faire des économies. On préparait alors lesbougies, les lampes à pétrole étant bannies car on ne trouvaitpas de pétrole. Le courant revenait entre 20 et 22 heures pourque les citoyens puissent suivre le programme unique de deux

Au régime ! Le "communisme scientifique" des dernières années Suivre les instructions alimentaires fournies par le Parti et l'Etat, se chauffer

avec le four à gaz, se coucher de bonne heure, s'éclairer à la bougie, malades achetant les médicaments pour l'hôpital, ambulances qui ne se déplaçaient pas pour les anciens… C'était “le bon vieux temps” des nostalgiques d’aujourd’hui !

Hideux conduits de chauffage, incapables de fournir une chaleur suffisante et constante.

Page 43: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

43

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

14

Les RRésistants

(Suite de la page 13)Il se réfugie à Budapest pour prendre un peu de champ et

lance un appel à la télévision hongroise pour dénoncer le néo-communisme roumain en marche.

La Securitate l'y poursuit encore. Une voiture fonce surlui, alors qu'il marche paisiblement sur un trottoir, ne devant lavie qu'à une accompagnatrice qui le plaque contre le mur; lemême jour, le même véhicule tentera d'écraser le pasteurLaszlo Tökes, un des virulents leaders de la minorité hongroi-se de Roumanie.

Un homme brisé qui prend le chemin de la France… pour un nouveau calvaire

Deux mois plus tard, ne se sentant plus en sécurité, CornelGeorgiu décide de gagner la France. N'ayant plus de passeport,le gouvernement hongrois lui délivre un titre de transport. Ilsera accueilli d'abord par le maire de Vagnes et après par Rezé,dans la banlieue nantaise, ville qui entretient des relations avecIneu. Mais il ne se doute pas qu'un autre calvaire le guette.

Pendant 18 mois, l'administration française lui refusera lestatut de réfugié politique, l'OFPRA perdant deux fois son dos-sier, qu'il a fallu recommencer, puis statuant à tort, soutenantque la Hongrie le lui avait déjà accordé. Puis, la Commission

de recours des réfugiés politiques, balançant entre cynisme etincompétence, jugera qu'il devra retourner chez lui, laRoumanie étant devenue démocratique. Dans le même temps,elle accordera le statut à un violoniste en tournée qui avaitfaussé compagnie à sa troupe.

Il faudra l'intervention d'hommes politiques de tous bords,d'élus municipaux, de syndicats (FO et la CFDT), de journa-listes et, en dernier ressort, la sommation de la Commissiondes Droits de l'Homme de l'ONU, pour que l'OFPRA ravale sahonte et revienne sur sa décision. Cornel Georgiu, à laconsternation de ses amis qui avaient en tête l'idée de la France"Pays des Droits de l'Homme", confiera que, dans l'attente deson arrêté d'expulsion, ses nuits étaient semblables à celles oùil s'apprêtait à être exécuté.

Depuis, le "héros de l'ombre" s'est installé définitivementen France, à Rezé, commençant une autre vie. Devenu artisan,il s'est parfaitement intégré dans un pays dont il ne connaissaitpas la langue au départ. Longtemps, il a jeté un voile sur laRoumanie; la blessure était trop profonde et trop récente. Peuà peu, Cornel Georgiu a pris conscience des ponts qui exis-taient entre son pays natal et celui d’adoption, écoutant lesrécits de voyages en Roumanie de ses amis français et vitdésormais dans un univers où il se sent enfin bien.

Henri Gillet

Vingt ans, presque jour pourjour, après Ian Palach, cejeune étudiant tchécoslo-

vaque qui s'était immolé par le feu, pourdénoncer la répression du "Printemps dePrague", bouleversant ses compatrioteset l'opinion publique mondiale, son actemenaçant les fondements du régime com-muniste, le Roumain Liviu Cornel Babesen faisait autant.

Le 2 mars 1989, ce Brasovean de 47ans, marié et père d'une fillette, électri-cien dans une usine et peintre amateur,s'aspergeait d'essence et y mettait le feupour protester contre les atrocités du régi-me Ceausescu et montrer le désespoir dupeuple. Son corps s'était embrasé et ilétait mort dans d'horribles souffrances, lesoir même à l'Hôpital d'urgence deBrasov.

Pour accomplir son geste, dont iln'avait pas parlé à sa famille, LiviuCornel Babes avait choisi une piste de skide la station de Poiana Brasov, sans-douteafin de lui donner davantage d'écho enattirant l'attention des quelques skieursétrangers qui risquaient de se trouver là.Ce qui fut le cas, puisque ce sont unHollandais et deux Ecossais qui vinrentles premiers à son secours, alors qu'il des-

cendait la pente en flamme, brandissantun panneau où était écrit en anglais "StopMurder, Auschwitz-Romanie 1989".

A leur retour, ces touristes, choquéspar le fait que cet homme n'avait enaucun cas demandé à être sauvé alorsmême que sa chevelure était en feu,

avaient alerté la presse de leurs pays, le"Sunday Times" consacrant un article àcet événement. Les policiers de laSecuritate avaient acheté une nouvellecombinaison de ski à un des deuxtémoins écossais car il avait brûlé la sien-ne en essayant d'étouffer les flammes, et

lui avaient offert une bouteille de cham-pagne, tentant de lui expliquer qu'ils'agissait de l'acte d'un fou.

Le pouvoir, lui, s'était empressé depasser sa mort sous silence en Roumanieet même aujourd'hui le sacrifice de celuique ses amis considèrent comme un hérosest assez peu connu. Son geste n'a étéreconnu qu'en 1996 par les autorités rou-maines, après l'accession d'EmilConstantinescu à la Présidence de laRépublique.

Alors en exil en Grande-Bretagne, lemillionnaire Ion Ratiu, président du PartiPaysan, fit connaître le sacrifice de Babesà travers la Diaspora roumaine par l'inter-médiaire de son journal, "The freeRomanian" ("Le Roumain Libre"). Plustard, il deviendra président d'honneur dela Fondation "Liviu Cornel Babes".

Comme l'avaient remarqué safemme, Etelka, et sa petite fille, Gabriela,les derniers tableaux de Liviu Cornelsemblaient porteurs de messages, maiselles pensaient qu'il s'agissait d'art.Pourtant, il avait intitulé le dernier"Sfârsit"… "La fin". Une rue de Brasovporte le nom de Liviu Cornel Babes etune croix a été élevée à sa mémoire àl'endroit où s'est déroulé le drame.

Liviu Babes comme Ian Palach

heures de propagande à la télévision. C'était la seule émissionde la journée, le week-end étant un peu plus étoffé, 3-4 heures,avec des variétés, notamment des spectacles folkloriques quirappelaient que le régime perpétuait la tradition du pays et enétait le légitime héritier.

Il est arrivé qu'un match du Steaua passionnant l'opinion,les autorités aient décidé de le diffuser, rétablissant l'électricitéentre 14 et 16 h, au moment de la rencontre. Les trois jours sui-vants, la population a été intégralement privée de courant pourrécupérer l'énergie ainsi perdue. D'ailleurs les Roumains ontété privés totalement de la retransmission de la coupe dumonde 1986, les populations frontalières se débrouillant pourcapter les chaînes hongroises, bulgares ou yougoslaves, en ins-tallant des émetteurs clandestins de fortune.

Pour l'hygiène corporelle, il fallait être courageux. Quandl'eau chaude arrivait une fois par semaine, on s'estimait heu-reux. L'eau courante était par ailleurs parfois coupée, lespompes ne recevant pas d'électricité.

L'approvisionnement en bonbonnes de gaz posait aussiproblème. Dès qu'une livraison était annoncée, d'immensesqueues se formaient, mais elles n'étaient délivrées que sur pré-sentation de la carte d'identité: seuls les habitants des villes yavaient droit, les ruraux devant se chauffer au bois.

Record d'Europe du plus grave accident de bus

Si les habitants des campagnes avaient le privilège de cul-tiver leurs légumes, ils étaient également touchés par le ration-nement, notamment par celui du pain - élément essentiel del'alimentation des Roumains - qui arrivait davantage en abon-dance dans les villes.

Là, finalement, il était plus facile de survivre. Des per-sonnes âgées faisait la queue à la place de ceux qui les rétri-buaient. La communauté y étant plus importante, des petitsréseaux d'entraide ou d'intérêts se constituaient. On pouvaittoujours espérer avoir un peu de "piston" d'un voisin quiappartenait au conseil de quartier du Parti. Certaines catégo-ries étaient privilégiées: médecins spécialistes, directeurs decombinat, employés de commerce… Mais même eux ne trou-vaient pas toujours ce qu'ils voulaient.

Les restrictions d'essence - 15 litres par mois - compli-quaient également beaucoup la vie des ruraux. On ne pouvaitutiliser les voitures qu'un dimanche sur deux, suivant le numé-ro d'immatriculation, pair ou impair. Les contrevenants sevoyaient confisquer leur permis pour trois mois… ce qui estarrivé à Marcel Lupus. Le technicien, habitant à l'écart, sur unpetit chemin, sortait à peine sa Trabant de son jardin, pour allerramasser des champignons dans un petit fois voisin… quand ilest tombé nez à nez avec une patrouille de la Milice.

Trains et bus étaient bondés et dans un état pitoyable. Siun enseignant ou un fonctionnaire était convoqué pour uneréunion en ville à 8 heures du matin - ce qui était fréquent - ilfallait se lever à quatre heures et voyager debout. Parfois 80personnes s'entassaient dans des bus prévus pour 40. Leur étattechnique était si mauvais qu'il arrivait que leur suspension sebrise net et qu'ils s'immobilisent à plat ventre sur la chaussée.

L'un, circulant entre Botosani et Suceava a terminé sacourse dans un marécage, faisant une soixantaine de morts…

ce qui a constitué le plus grand acci-dent de ce genre dans l'Europe del'Après-guerre et a valu de nombreuxarticles à la Roumanie, l'informationayant réussi, pour une fois, à franchirles frontières: dans les pays commu-nistes, il n'y avait jamais d'accidents.

Machines à écrire proscrites

Le pouvoir se méfiait quand mêmedes mauvais esprits qui auraient pu seglisser parmi ces citoyens qu'il "choyait" tant. Sans-doute pasGeorges Marchais, lequel passait ses vacances sur le yacht deCeausescu, "Liliane ayant fait les valises", et trouvait "lebilan du régime globalement positif". Mais des intellectuelsdont les pensées subversives auraient circulé…

Pour être sûr qu'il n'en était rien, les possesseurs, rares,d'une machine à écrire, devaient livrer chaque mois à la mili-ce une feuille avec tous les caractères tapés afin de mesurerleur degré d'usure et d'identifier l'auteur d'un éventuelle diatri-be. Pour les écoles et les administrations, cette vérification sefaisait tous les trois mois. Malgré tous les lieux qu'il était inter-dit de photographier, les appareils photos n'étaient pas soumisà la même surveillance… pour la bonne raison qu'il était sou-vent difficile de trouver des pellicules.

“Le plus beau sapin du monde”

Dans cet univers crépusculaire des dernières années deCeausescu, commencé à la fin de la décennie 70, s'aggravantau cours de la suivante, pour devenir effroyable dans les cinqdernières années (1984-1989), pouvait-on être heureux per-sonnellement? L'état d'esprit de la population était triste etsans espoir. Mais celle-ci survivait en ne se faisant pas tropd'illusion et en se contentant des petits moments heureux deleur sphère d'intimité que le régime ne pouvait pas leur voler.

Aux mariages, on mangeait, chantait, buvait sec. Il fallaitquand même surveiller ses propos. Et surtout déployer uneimagination incroyable, utiliser toutes les combines possibles,payer cher pour organiser la fête. Cela demandait des effortsénormes, mais on y arrivait. Les convives pouvaient entonner"La multi ani" ("Vivez longtemps") devant les plats de cochon,que l'on avait le droit de sacrifier, ou de veau, dont l'abattageétait un très grand délit, sévèrement puni… négociable avecdes bakchichs.

Ovidiu Gorea se souvient avec émotion des momentssimples de bonheur qu'il passait avec sa fille, Andrea. Il faisaitprovision de bonbons, lorsque ceux-ci faisaient leur appari-tion, parfois au mois d'août. Pendant les vacances, avant Noël,il installait sur la table le papier d'emballage coloré que sonvoisin et ami avait chapardé dans la fabrique où il travaillait.Là, en compagnie de sa fillette, Ovidiu passait des journées àdessiner des motifs et à les emballer. Puis, devant leurs yeuxravis, Mirela, la maman, les suspendait en forme de décorationet de guirlandes. C'était le plus beau sapin du monde… Et, siOvidiu avait réussi à trouver une orange, le bonheur de lafamille était au comble. Ovidiu Gorea

Les “Carpati”,“Gauloises” roumaines.

Page 44: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

44

Une vvie ccommuniste Les Années de PLomb

13

Les RRésistants

avait défié le "Conducator"Cornel Georgiu est traduit devant un pseudo-tribunal, sans

avocat et dans les bâtiments de la Securitate, qui lui donne lechoix entre la peine capitale et 20 ans de prison, s'il avoue êtreun agent de "l'impérialisme". Il ne dessert pas les dents. Ceprocès est préparé à la va-vite et sent le faux à plein nez.Policiers et juges trouvent leur maître dans cet hommefarouche, au regard brun intense. On l'accuse d'être un traître,un criminel, de comploter contre l'Etat, lui promet la mort. Ilréplique, pointe son doigt accusateur sur les abominations durégime, culpabilisant ses interrogateurs. Il demande, en vain, àrencontrer directement Ceausescu pour lui parler des souf-frances du peuple, sachant que sa démarche l'envoyait audevant du peloton d'exécution.

Gymnastique pour mourir sans perdre l'honneur

De fait, la sentence capitale tombe. Retournant dans sacellule de la prison de Jilava, àBucarest, où il a été précédemmenttransféré, le condamné attend sonexécution. On l'affame afin de le fairecraquer, alors que son co-détenu estabondamment nourri et joue la cartede la sympathie pour le faire parler,en lui proposant de partager sonrepas. L'homme ne cède pas, se plan-te devant la caméra qui l'espionne etqu'il a repérée, disant chaque soir sesquatre vérités à Ceausescu.Gymnastique pour mourir sans perdrel'honneur.

Après des semaines d'attente,alors que Cornel Georgiu s'efforce àla sérénité et paraît détaché, un véritable tribunal le condam-nera cette fois à 12 ans de prison.... Cela revenait à la mort àpetits feux. Il souffre, car il sait que, dehors, ses enfants sontmontrés du doigts aux voisins, à l'école, qu'on veut forcer safemme à divorcer. On lui dit d'ailleurs qu'elle le trompe.

Après plus de trois ans de prison, la "Révolution" éclate.Sentant le vent tourner, ses interrogateurs, penauds, viennentle libérer, sans-doute pour se disculper et lui confient qu'ilavait été programmé pour être "détruit".

Deux mille personnes pour un retour triomphal… mais "organisé"

Complètement démuni, dans ses pauvres vêtements,Cornel Georgiu prend le train pour rejoindre les siens à Ineu, àl'autre bout du pays. Dans le compartiment, on regarde d'unœil méfiant cet homme à la tête au visage triste et fatigué, auregard tendu et au sourire crispé, marchant avec peine car onvient de lui enlever ses chaînes. Des passagers le prennentpour un agent de la Securitate qui tente de se mettre au frais.Ils l'insultent.

A Ineu, l'accueil est tout à fait différent. Le téléphone amarché, et le nouveau régime, en quête de légitimité, a préparé

la réception. Deux mille personnes l'attendent sur le quai de lagare et le portent triomphalement à la mairie. Parmi elles, plu-sieurs avaient signé une pétition pour qu'il soit condamné àmort. Epuisé, coupé du monde, Cornel Georgiu est nommémaire avant qu'il ait eu le temps d'embrasser sa femme et sesenfants.

Un maire sans téléphone, ni voiture

Voulant profiter de son prestige, le gouvernement lui offrele poste de sénateur, de préfet du judet d'Arad. Iliescu lui télé-phone en personne. Le pestiféré devenu subitement héros refu-se, laissant certaines de ses fonctions à ses compagnons. Ilveut consacrer toute son énergie à sa ville pour laquelle ildéborde de projets. Mais il sent aussi sourdre en lui une pro-fonde méfiance.

Le nouveau maire croise tous les jours dans la rue celuiqui l'a arrêté et celui qui l'a dénoncé.Ils ont même pris du galon. On nepeut pas dire que les autorités aidentle premier magistrat de la ville danssa tâche. Il n'a toujours pas le télé-phone chez lui. Il va et revient de lamairie à pied - sa maison est distan-te de près de deux kilomètres - per-sonne ne pensant à le raccompagneren voiture… Il refuse de faireembaucher sa femmepar les servicesmunicipaux, comme on lui suggère,pour ne pas prêter le flan à l'accusa-tion de favoritisme.

Seul privilège, il peut convierses rares invités à déjeuner dans la

fameuse chambre secrète, glaciale comme un coffre-fort, la n°107 de l'hôtel où la nomenklatura festoyait et ripaillait. Cesanciens privilégiés, souvent des juges, des avocats, n'ont pastout perdu. En tant que retraités du parti communiste, ils conti-nuent à percevoir une pension d’une centaine d’euros, sommeimportante à l'époque, les agriculteurs retraités devant secontenter… de un euro.

Accusé d'être à la fois agent de la CIA et KGB !

Tous ces anciens affidés du PCR, reprennent du poil de labête, et entreprennent d'isoler et d'éliminer ce maire qui refusel'allégeance aux nouveau pouvoir. Dans un climat hyper-natio-nalisme - Ineu est tout proche de la frontière hongroise - on luireproche pêle-mêle de protéger les minorités hongroises, tsi-ganes, d'être un ancien agent de la CIA et du KGB et d'avoirété en prison en Grèce ! Les coups de téléphone anonymespleuvent, le nouveau préfet menace de le jeter encore en pri-son. Par deux fois, Cornel Georgiu est drogué. A l'été 90, alorsque le pays vient de vivre sa première "minériade", CornelGeorgiu est un homme brisé. Il vient d'avoir deux infarctus dumyocarde et a découvert que la Securitate l'espionnait au seinmême de sa famille. (Lire page suivante)

Dans les petits villages, comme Maderat (jud Arad),600 âmes, les habitants disposaient d'un seulmagasin, "Universal", pour s'approvisionner. On y

trouvait l'essentiel: des chaussures, un fer à repasser, du fil àcoudre, du shampoing, mais aussi du salami. Pour les achatsplus importants, les gens attendaient le samedi afin d'aller augrand marché voisin de Pâncota (7000 habitants). On en profi-tait pour vendre les quelques concombres, choux ou tomates,poussés dans son jardin, du lait ou fromage des rares vachesconservées, souvent une seule. Il s'agissait de l'unique com-merce toléré par le régime. Encore fallait-il avoir une autori-sation et payer une taxe pour l'étal d'un ou deux mètres carrésoccupés, à moins qu'on ne vende directement le contenu deson cabas. Il n'y avait pas là de quoi menacer l'existence de l'é-conomie socialiste.

Des paysans proposaient aussi quelques fleurs, notam-ment des glaïeuls l'été. Si on avait besoin d'une couronne mor-tuaire ou d'un bouquet de mariée, il se trouvait toujours quel-qu'un pour les confectionner, contre une modeste rétribution.

A Pâncota, l'Universal offrait unassortiment plus grand, notammentpour les tissus, les vêtements, saufl'alimentation qui se vendait dans lesquatre ou cinq "Alimentara" de lacommune. On ne trouvait pas demarques précises. Les produits appa-raissaient sous leur nom. Lapte ouBere, pour le lait, la bière et l'eauminérale, les clients amenant leursbouteilles. Le beurre ("Unt") étaitdébité suivant le rationnement. Ilexistait une boucherie, "Carne"(Viande), une pharmacie, un Electro-Casnica (Electro-ménager), uneCofetarie où étaient exposés des bon-bons acidulés, des caramels, desgâteaux. On trouvait aussi deux res-taurants, trois ou quatre bistrots dont certains, misérables, n'é-taient fréquentés que par les Tsiganes. Tous ces magasins etlieux dépendaient de l'Etat, l'initiative privée étant bannie.

Les “millionnaires" trafiquants d'"Alain Delon"

Outre son importante et réputée fabrique de meubles, l'ac-tivité de Pâncota tournait autour de sa "CooperativaMestesugareasca", la coopérative de métiers employant unmillier de personnes, réparties à travers la commune dans desateliers de fabrication de chaussures, de vêtements, dont lescélèbres "Alain Delon", redingotes en cuir fourrées de laine demouton, dont le nom était tiré de la tenue portée par l'acteurdans un film où il évoluait avec des Tsiganes. Ici comme dans

les autres localités,tout un trafic en sous-main était organisépar les chefs s'assu-rant grâce à des bak-chichs que les auto-rités fermaient lesyeux.

La population, aucourant, les classaiten "millionnaires",sans que l'on sache sices termes recou-vraient un sentimentd'envie ou d'admira-tion. Car, pour elle, lequotidien n'était guère enviable. Des paysannes s'usaient lesyeux à broder des nappes ou à fabriquer des chaussures d'étéen macramé que leur prenait la coopérative. Pour tenter d'amé-

liorer l'ordinaire, des femmes professeurs passaientleurs soirées à tricoter des pulls - parfois un par semai-ne - qu'elles vendaient à des collègues ou voisines.

A la fin des années Ceausescu, la vie était pourtantcertainement moins dure dans les communes ruralesque dans les grandes villes. On y faisait cependant laqueue lorsqu'un arrivage, rare, d'oranges, était annoncé,leur achat impliquant celui obligatoire de biscuitsrances et sans goût qui n'avaient pas trouvé preneurs.

"Un goût sauvage venu d'ailleurs"

Le mot "consommateur" n'existait pas, bien sûr. LesRoumains n'avaient guère le choix dans les magasins.Parti unique… Produit unique…? Le Nescafé c'étaitune fois pour toutes "Amigo", les frigos "Arctic", lesavon, qui sentait bon d'ailleurs, "Vis" ("Rêve"). Alors,on sautait sur

toute occasion permet-tant d'apporter unrayon de soleil dans lagrisaille ambiante.

Dans le train laramenant de Bucarestà Arad, Magda serraitprécieusement contreelle son sac contenant une vingtaine de vraies bouteilles dePespi-Cola. Virgil, son mari les avait négociées auprès de l'em-ployé du Room service de l'Hôtel Ambasador où le coupleétait descendu. Pour eux, il s'agissait vraiment "d'un goût sau-vage venu d'ailleurs", les faisant rêver de l'Amérique. Jusquelà, ils s'étaient contentés de l'insipide "Aracola", fabriqué àArad à partir d'un concentré, devenu “Sicola” à Sibiu.

Parti unique… Les Roumains se contentaient de ce qu'ils trouvaient, mais saisissaient l'occasion

de partir dans les "pays frères" pour améliorer l'ordinaire, le paquet de Kent remplaçant de dollar qu'il était interdit de posséder, sous peine de prison.

Cornel Georgiu, en discussion avec le chirurgien nantaisJean-Gabriel Barbin, l’un des tous premiers médecins

à intervenir en Roumanie pendant “la Révolution”.

Les livrets de la Caisse d’Epargne,seule banque du pays, où l’on pouvait placer ses économies.

Propagande pour le “travail patriotique”gratuit... c’est à dire le dimanche.

Page 45: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

45

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

12

Les RRésistants

Dans l'ombre, Cornel Georgiu

Je regrette; je ne recommencerais pas"… Le propos estlourd et amer; il traduit une grande désillusion. Celuiqui le tient est un de ces rares “hommes de l'ombre”

qui ont osé défier Ceausescu."J'ai gâché plusieurs années de ma vie, abîmé ma santé,

mis en péril et fait souffrir les miens, j'ai dû quitter mon payssous la menace… tout çà pour qu'une bande d'escrocs mette lamain sur lui et trahisse les espoirs du peuple" confie-t-il. Maisle Résistant se reprend vite: "Si, peut-être je le referais car jene supporte pas l'injustice et je crois en l'avenir".

En 1983, Cornel Georgiu, natif de lavallée des mineurs (Valea Jiului, Vulcan) oùson père a perdu la vie dans un coup de grisou,décide de rentrer en résistance contreCeausescu. Il a 33 ans, est marié, père de troisjeunes enfants, occupe un poste de techniciensupérieur dans l'armée à Ineu (Judet d'Arad),ville de 12 000 habitants… ce qui lui vaudraun jour les félicitations du "Conducator" pourune de ses inventions. Cornel Georgiu mûrittout seul son projet qui donne naissance, à l'été1985, au "Syndicat Indépendant de l'Unité dupeuple", formé par cinq autres compagnons,plutôt des intellectuels. Objectif: se débarras-ser de Ceausescu, même physiquement, et ins-taurer la démocratie. Stratégie: copier LechWalesa et "Solidarnosc".

"Réveille-toi Roumain"

Tout de suite, un vieux chant populaire "Desteapta-teRomâne" ("Réveille-toi Roumain") est promu au rang d'hymnenational… ce qu'il deviendra effectivement après la chute durégime. Une imprimerie clandestine est improvisée. Millemanifestes du programme sont tirés, qu'une adhérente, revêtued'une robe de femme enceinte, part distribuer en train à traverstoutes les grandes villes du pays: Bucarest, Timisoara, Cluj,Sibiu, Craiova… et jusque dans la cour de la Securitate àBucarest. Un tract où le portrait du dictateur est barré de lamention "Affameur", est mis en circulation.

Ingénieux, Cornel Georgiu fabrique un mécanisme qui lesdélivre automatiquement. Les feuilles s'envolent et se disper-sent dans les halls de gare, au moment de la sortie des usines,les policiers courrant en vain pour les rattraper alors que lesouvriers les ramassent discrètement. Cette technique, appli-quée simultanément dans plusieurs villes éloignées du pays, apour but de mettre sur les dents la Securitate et d'inquiéter lerégime qui pense avoir à faire à une résistance organisée d'en-vergure.

Au fil des mois, le groupe se développe, atteignant unequarantaine de membres clandestins, ce qui est un exploit dansla Roumanie ceausiste. Des fonds sont demandés à "RadioFree Europe", qui joue le rôle, en nettement plus grand du

"Radio Londres" des Résistants français, auprès des pays com-munistes. Ils n'arrivent pas, tout comme l'aide morale sollicitéeauprès des Roumains de l'étranger. Le syndicat s'apprête àenvoyer clandestinement deux représentants dans les payslibres, lorsqu'il est démantelé par la Securitate.

Echappant à la Securitate pendant 18 mois

Cornel Georgiu est arrêté le 2 octobre 1986, avec la listede ses compagnons sur lui qu'il s'apprêtait à dissimuler ; ceux-

ci seront appréhendés dans la foulée. Legroupe a réussi a échapper à la sinistre poli-ce politique pendant près de 18 mois… uneprouesse dans un pays où on dit que lorsqueque quatre personnes se rencontrent, une aumoins appartient à la Securitate.

Le syndicaliste était prévenu de sonarrestation, car s'il savait que son organisa-tion était infiltrée par la police - les enquê-teurs lui montreront les courriers envoyés ausiège de Radio Free Europe à Munich, qu'unede leurs taupes sur place leur avaientretournés - car il avait aussi réussi à y placerdes informateurs.

Le colonel Popa, chef de la Securitate, etses adjoints, étaient dépêchés sur les lieuxpour l'interrogatoire, impatient de voir cettecuriosité qui avait réussi à échapper si long-temps à leur service.

Le régime essaie d'étouffer l'affaire

Brutalités pour certains et tortures pour les autres. CornelGeorgiu était enfermé dans une sorte de cage d'où lui parvenaità gauche, les cris enregistrés des torturés… et, à droite, la voixpure d'enfants entonnant des hymnes à la gloire du tyran. Onlui donna des restes à manger. Souffrant de violentes douleursdans le dos, on lui administra des somnifères, le laissant dansun état semi-léthargique. Puis on l'enferma dans un pavillon detuberculeux contagieux pour, ensuite, le transférer dans unecellule avec des détenus homosexuels - un crime à l'époque -puis avec des prisonniers fumant cigarette sur cigarette, alorsqu'il était asthmatique.

Ses amis subirent les mêmes sévices. L'un d'entre-eux futenfermé dans la section psychiatrique d'un hôpital de Bucarest.La plupart des membres du syndicat furent cependant relâchésau bout de trois mois, le régime ne tenant pas à ce que l'affai-re fut ébruitée.

Assignés à résidence, ils furent menacés d'une peine allantde quinze ans de prison à la mort, en cas de récidive. Deuxouvriers furent pourtant condamner à huit et dix ans de prison.On ne plaisantait pas avec les prolétaires qui se devaient d'êtreles piliers du régime.

Sous Ceausescu, une réplique de "Solidarnosc" existait en Roumanie, à la barbe et sous le nez de la Securitate qui eut beaucoup de mal à la démanteler.

produit unique ?Virgil était vraiment heureux car, la veille, son ami d'en-

fance Nelu, naturalisé américain et revenu voir sa famille,l'avait emmené dans le "shop" de l'hôtel Intercontinental.C'était la première fois qu'il pénétrait dans ce magasin réservéaux étrangers, que l'on retrouvait aussi en province dans lestrès grands hôtels comme les "Astoria" ou "Central", et pro-posant des produits occidentaux payables uniquement en dol-lars, devise qu'il était interdit aux Roumains de posséder, souspeine de prison. Son ami lui avait offert un briquet genre Bicavec des recharges, qui fera l'émerveillement de ses copainsquand il allumera une "Carpati", cigarette au papier jauni laplus commune, équivalent des "Troupes", autrefois distribuéesaux appelés français.

A l'époque, la seule "monnaie étrangère" connue desRoumains… était le paquet de "Kent", servant de dollar offi-cieux, acheté au marché noir ou à des étrangers dans la rue,lesquels récupéraient ainsi des lei à un meilleur taux que celuiabominable imposé par l'Etat aux touristes.

Passeports conservés par la Milice

Comme leurs compatriotes, Virgil etMagda n'avaient le droit de sortir du paysqu'une fois tous les deux ans… pour se rendreévidemment uniquement dans les pays"frères". Il fallait faire une demande au moinstrois mois à l'avance, obtenir l'autorisation del'employeur, remplir des formulaires passantpar le contrôle de la Securitate, l'agrément n'étant délivré quelorsqu'elle était sûre que le voyage projeté ne mettait pas encause la sécurité de l'Etat. Au retour, on devait remettre sonpasseport à la Milice qui le conservait.

Le couple avait ainsi visité Berlin-Est. Cela lui avait sem-blé le paradis et il était revenu avec ses valises et sacs débor-dant de chocolat, jus de fruits en brik, une cafetière - elle trôneencore en évidence dans la vitrine du buffet - des ustensiles decuisine ou de confort ménager, salières, poivrières, porte-ser-viettes, etc. Magda n'en avait jamais vus d'aussi beaux. Elle

redoutait cependant le passage de lafrontière, les douaniers roumains n'é-tant pas particulièrement arrangeants.Heureusement pour elle, la foudretomba sur un voisin de compartimentqui avait ramené un magnétophone etfut contraint d'acquitter une taxe de7000 lei, soit trois salaires mensuels.

Lénine pouvait se retournerdans son mausolée

Avertis par l'expérience, le couple se rendit deux ans plustard à Moscou. Le périple n'était possible qu'en voyage orga-nisé et par le train. Les "Alain Delon" emportés discrètementet vendus aux Russes permirent d'acheter un transistor, unappareil photo Zenith, apprécié pour sa qualité, des collants,

un thermomètre (!), différents objets et colifi-chets, dont certains furent revendus avec profiten Roumanie, ce qui permit de payer intégrale-ment le voyage et de rembourser les achatseffectués. Certains firent même des affaires enor. Le groupe n'avait surtout pas oublié d'"arro-ser" le guide, lequel s'était arrangé avec lesdouaniers au passage des frontières… tout enfaisant consciencieusement son métier, person-ne n'échappant au clou du voyage: la visiteobligatoire du Mausolée de Lénine, impliquant

une queue de plusieurs heures qui ne dépaysa aucun Roumain.Deux ans après la "Révolution", Magda et Virgil sont

retournés à Moscou, retrouvant le même guide qu’ils appré-ciaient pour sa débrouillardise. Toutefois, au bout de plusieursjours, ils s’étonnèrent de ne pas avoir été encore conduitsdevant le cercueil en verre du "Petit Père des Peuples", d'au-tant plus que la queue sur la Place Rouge, n'avait rien de com-parable à celle qu'ils avaient connue. Pour toute réponse, ilss'entendirent dire: "Ah, celui là, il nous a assez fait ... !”

Nichita Sîrbu

Cornel Georgiu peu de temps après sa libération.

Des fanions pour les“meilleurs productivistes”.

Page 46: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les doryphores: véritable fléau des cultures de pommesde terre, mais on ne disposait de rien pour le combattre, et ilfallait ramasses ces insectes à la main.

Essence: bien que la Roumanie soit pays producteur, elleétait strictement rationnée, la priorité étant donnée à l'exporta-tion.

Fanions: on en trouvait accrochés partout pour leséquipes locales de football, de gymnastique et, bien sûr, il fal-lait les agiter au passage de Ceausescu.

Coupe d'Europe: le football était devenu une obsessionnationale, la seule distraction possible et au moins on pouvaiten parler en toute liberté pendant des jours.

Bouteilles de gaz: les camions remplis de bouteilles degaz butane étaient attendus pendant des jours par les habitants,provoquant d'immenses queues quand on annonçait leurarrivée prochaine.

Portraits familiers… de Ceausescu que l'on voyait par-tout, dans chaque classe d'école, dans les salles de dispen-saires, etc.

Pommes refusées à l'exportation: les Roumains devaientse contenter des restes, toute nourriture correcte était exportéepour accumuler des devises étrangèreset rembourser la dette du pays.

Journaux: les quotidien du parti,"Scânteia", était multi-usages, servantcomme emballage… ou papier toilette.

Pain: rassis, rationné, et il fallaittoujours faire la queue pour en avoir.

Huile trafiquée: mauvais mélan-ge, avec dépôt au fond de la bouteille,goût douteux et, en plus, rationnée (1/2litre par mois et par personne), commele beurre, décoloré (100 g par mois).

Oeillets: ne manquaient pas, sur-tout dans les bouquets offerts au "Conducator" et à sa femme.

Accueils à l'aéroport: pour les invités étrangers deCeausescu, reçus avec des fleurs et fanions tout au long desrues par les adultes et les enfants réquisitionnés dans les usineset les écoles pour venir les acclamer.

Cico: un jus sucré avec un arôme chimique, servait d'er-satz au Pepsi-Cola (davantage connu que le Coca) que seulsles privilégiés pouvaient se procurer dans les magasins spé-ciaux réservés à la nomenklatura.

Salami de Bucarest: substance décolorée, dégoûtante,supposée contenir de la viande, et faite de graisse et d'os deplusieurs sortes d'animaux. Le très connu et apprécié salami deSibiu était exclusivement réservé à l'exportation… sauf si onconnaissait quelqu'un qui avait ses entrées à la cantine duParti.

Yaourt diététique: la nourriture saine était totalementintrouvable.

Des femmes tsiganes avec des Kent: les cigarettes amé-ricaines ne se trouvaient que dans les "shops", magasins pourles étrangers payant en devises, mais on pouvait s'en procurerau marché noir auprès des Tsiganes. Les cartouches de Kentétaient devenues la seconde monnaie du pays, après le leu, ser-vant à graisser la patte du médecin, de la police…. Ces ciga-rettes étaient aussi le symbole d'un statut social, et en laisser

traîner "négligemment" un paquet vide sur son bureau ou surle tableau de bord de sa Dacia, faisait "classe".

Oeufs de Crevedia: provenant d'une localité proche deBucarest, ils étaient considérés comme les meilleurs, et on fai-sait la queue dans les magasins pour s'en procurer

Rumeurs: dans un monde de désinformation et de lavagedes cerveaux, les rumeurs fleurissaient.

Feuilleton du samedi: souvent Dallas ou Kojak ; à ne pasmanquer, attendu avec impatience, le reste du programme detoute la semaine - deux heures par jour à la fin du régime - étaitconsacré aux discours interminables de Ceausescu ou auxgroupes folkloriques.

Substitut de café: mélange de chicorée ou de glands; levrai café était rare en dehors des restaurants pour les étrangersou les "shops". Quelques paquets de vrai café valaient un moisde salaire. Si on habitait près de la Hongrie, on arrivait à s'yprocurer des boites de Nescafé "Amigo" du Brésil… un luxe etune fête !

Paix: les appels constants de Ceausescu en faveur de lapaix et le désarmement visaient à courtiser l'Occident spécia-lement les Etats Unis, qui ont accordé à la Roumanie le statut

de la "nation la plus favorisée" pour saposition jugée antisoviétique.

Chœurs: avec les discours du"Conducator", ils constituaient lamajeure partie des programmes télé etces groupes folkloriques chantaientaussi les éloge de Ceausescu et du Particommuniste.

Production à l'hectare: desaffiches vantaient partout les résultatsdes dernières récoltes, toujours plusimportantes d'une année sur l'autre,présentant des chiffres grossièrement

exagérés servant à illustrer les succès dans la construction dusocialisme.

Gerovital : le fameux traitement anti-âge, dont l'exporta-tion rapportait des grosses sommes en devises.

Garçons de Calea Victoriei : membres de la Securitatesupposés être des anciens orphelins totalement loyaux au régi-me et chargés de surveiller la Calea Victoriei (grande rue de lacapitale) jusqu'au siège du Comité Central qui s'y trouvait.

Chant à la Roumanie: repris lors des grandes fêtes durégime pour chanter les éloges du Conducator et focaliser lepatriotisme du peuple.

Adidas: symbole du statut social, chaussures que l'on nepouvaient se procurer qu'au marché noir et en les payant trèscher... mais aussi et surtout, appellation donnée par lesRoumains aux pieds de cochons, seul morceau de l'animalqu'ils trouvaient dans leurs assiettes, les parties nobles étantvendues à l'exportation.

Fruits en compote bulgares : ont envahi les magasins en1984.

Blagues: surtout sur et contre le régime.Poisson océanique: des sardines venant des "pays frères",

Chine ou Vietnam, recommandées comme étant très nutritives,mais vendues en masses semi-congelées et à moitié pourries.

…Tout.

Les Années de PLomb

47

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

10

Les RRésistants

Je faisais la croix avec ma languedans la bouche et je priais Dieupour ne rien dire"… Elizabeta

Rizea, racontait comment, jeune femme, elleavait surmonté les terribles souffrancesinfligées par les tortionnaires de la Securitatelui lors des centaines d'interrogatoires et aucours de nombreuses années de détention,pour qu'elle dénonce ses compagnons delutte et par punition.

Figure de légende de la Résistance anti-communiste, dernière survivante du maquisdes Monts Fagaras, l'un de ses foyers les plusactifs, condamnée aux travaux forcés àperpétuité et redevenue une simple paysanneaprès son élargissement, la vieille dame estmorte fin 2003, à l'âge de 91 ans, dans sonvillage de Nucsoara, dans le judet d'Arges (Pitesti).

Elisabeta Rizea était née le 28 juillet 1912, à Domnesti,près de Curtea de Arges. Elle était la nièce d'un grand leader

du Parti Paysan de Iuliu Maniu, GheorgheSuta, assassiné par la Securitate en 1948.Malgré sa condition modeste, elle se révoltacontre la prise du pouvoir par les commu-nistes, en compagnie de son mari, Gheorghe,et rejoignit les rangs de la Résistance qui pre-nait corps dans les montagnes, sous la direc-tion de Gheorghe Arsenescu et TomaArnautoiu. Ces partisans espéraient encore unsoulèvement de l'Armée et l'intervention desAméricains.

Battue, pendue par les cheveux, affamée

Le 18 juin 1949, à 37 ans, la jeune femmeétait capturée au cours d'une dure bataille. Elle

fut sauvagement battue par le lieutenant responsable de laSecuritate, Constantinescu, pendue par les cheveux et fouettéejusqu'au sang.

"Je faisais la croix avec ma langue dans la Elisabeta Rizea, survivante des maquis, légende et mémoire vivante des années terribles,

a résisté aux pires tortures. Elle s'est éteinte en 2003, à 91 ans, dans son village de Nucsoara.

Le 4 mars 1979, le directeur de"Radio Free Europe", NoëlBernard, lisait en direct sur

l'antenne un texte annonçant la créationdu premier syndicat libre de Roumanie, leSLOMR (Syndicat Libre des Travailleursde Roumanie). Basée à l'époque àMunich, RFE était écoutée clandestine-ment par des centaines de milliers deRoumains qui puisaient là leurs seulesinformations crédibles.

Cette annonce fit l'effet d'une véri-table bombe, déclenchant l'hystérie dupouvoir qui vit dans son auteur, IonelCana, un Lech Walesa en puissance. LaPologne était alors en pleine effervescen-ce avec l'apparition de "Solidarnosc".Mais cette déclaration provoqua aussiune vague d'adhésions. Copiée des cen-taines de fois à la main, distribuée sous lemanteau aux collègues de travail, auxamis, elle fit vite le tour du pays,réveillant la conscience des citoyens quioublièrent leur peur et reprirent courage.

En moins d'une semaine, 2400 adhé-

sions parvinrent au domicile de IonelCana qui s'était adjoint le concours d'unéconomiste, Gheorghe Brasoveanu, etd'un prêtre, Gheorghe Calciu -Dumitreasa. Les trois hommes se réunis-saient chez eux, dans une cafétéria oubien dans le parc Cismigiu, à Bucarest.

Sept et dix ans de prison pourcomplot contre l'ordre socialiste

La Securitate n'intervint pas sur lechamp, laissant l'initiative prendre sonenvol , afin d'identifier ses sympathisants,puis réagit brutalement, la tuant dansl'œuf. Le 10 mars 1979, Ionel Cana et ses2 amis étaient arrêtés. Ils furent inter-rogés sans relâche pendant un mois, avecles méthodes spécifiques de la police durégime. Gheorghe Calciu-Dumitreasa futcontraint de rester debout pendant quatrejours consécutifs et privé de sommeil.

Le procès fut bâclé et les troishommes condamnés à des peines entresept et dix ans de prison pour "complot

contre l'ordre socialiste". GheorgheCalciu-Dumitreasa écopa de la plus lour-de condamnation et ne fut libéré qu'en1984. Entre temps l'Eglise orthodoxe rou-maine l'avait chassé de ses rangs pourdésobéissance et insubordination et pouravoir enfreint son règlement. Le prêtre vitaujourd'hui aux USA où il a retrouvé sesfonctions sacerdotales.

Ionel Cana fut condamné à sept ans.Emprisonné dans le quartier de hautesécurité de la prison de Craiova, il "béné-ficia" d'un régime de détention très dur,respirant à peine dans une cellule étroitepartagée avec trois ou quatre autres pri-sonniers, souvent des mouchards. Il futlibéré à sa grande surprise fin 1980, après20 mois d'emprisonnement. Ceausescuavait fait un geste avant la tenue de laconférence de Madrid portant sur lesdroits de l'Homme et les détenus poli-tiques, geste considéré par les dissidentscomme de "la poudre aux yeux", destinéà berner les Occidentaux et à calmer leursrécriminations.

Ionel Cana, le médecin Le 4 mars 1979, Radio Free Europe annonçait la naissance d'un syndicat

libre en Roumanie qui, en moins d'une semaine, recueillera 2400 adhésions.

Page 47: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

46

Une vvie ccommuniste Les Années de PLomb

11

Les RRésistants

La liberté retrouvée de Ionel Cana se révéla être un enfer.Pendant sept années, jusqu'à ce que la permission d'émigreraux Etat-Unis lui fut accordée, il fut constamment l'objet demenaces quant à sa vie et surveillé 24 heures sur 24.

Trois "gars aux yeux bleux" ("Baieti cu ochi albastri"),comme on appelait les agents de la Securitate, contrôlaientl'entrée de l'immeuble où il vivait en permanence, l'un faisantles cent pas devant la porte de son appartement. Il notait lesidentités des visiteurs et les motifs de leur venue. Deux autrespoliciers étaient postés aux issues de la rue. Le téléphone étaitcoupé et aucun ami ne pouvait venir le voir. Pendant toutecette époque, le syndicaliste cacha sa détresse… au point queses "anges gardiens", ulcérés et dépités par son manque deréaction, lui lancèrent un jour "Eh quoi… Tu nous prends pourde la m…. On n'existe pas ? Tu ne nous regardes même pas".

La naïveté d'un médecin devenu syndicaliste

Ionel Cana était venu au syndicalisme par hasard.Médecin au combinat "Industrie Socialiste" de Bals, il étaitaccablé par l'état de santé de plus en plus précaire des tra-vailleurs, la silicose faisant des ravages dans leurs rangs. Ilenregistra leurs plaintes, convaincu que ses ordonnances nesuffisaient pas, mais qu'il fallait s'attaquer aux racines socialesdu mal, les mauvaises conditions de travail.

Le médecin se mit à étudier la législation sociale et tentanaïvement de créer un syndicat, en s'appuyant sur le décretprésidentiel 212, par lequel Ceausescu reconnaissait aux tra-

vailleurs le droit de disposer de leur propre organisation. Vitedétrompé par la Securitate sur les intentions libérales du régi-me, il se tourna donc vers "Radio Free Europe" qui répercutason appel dans toute la Roumanie.

Déçu par les leaders syndicaux actuels

Ionel Cana connut d'autres désillusions après l'échec de satentative de faire réagir ses concitoyens contre le régime deCeausescu. Quand il gagna l'Amérique, en 1987, le médecindécouvrit une communauté roumaine égoïste, sur laquelle lesnouveaux immigrés ne pouvaient pas compter. Il réussitcependant à regrouper des dissident sous le sigle du SLOMR,syndicat qui fut reconnu par la Confédération des SyndicatsLibres d'Europe, dont le siège est à Genève.

Pendant la "Révolution" de décembre 1989, le courageuxRoumain réunit quatre mille de ses compatriotes établis auxUSA qu'il fit défiler dans les rues de Los Angeles, dans uncortège recouvert de drapeaux de son pays. De retour enRoumanie, Ionel Cana fut écarté du mouvement syndicalistenaissant qui avait pris la suite de l'organisation syndicale del'ancien régime, l'UGSR (Union Générale des Syndicats deRoumanie) sans vraiment rompre les liens avec lui.

Déçu par le comportement des leaders syndicaux actuels,"qui considèrent leurs mouvements comme une passerelle versla politique et ne s'occupent pas des vrais problèmes syndi-caux", Ionel Cana a réenfilé sa blouse blanche pour redevenirmédecin dans un dispensaire d'un quartier de Bucarest.

En 1984, le poème d'Ana Blandiana décrivant à mots à peine couvertsla réalité quotidienne provoque la colère du régime.

Survivant malgré tout, mais laissée affamée pendant plu-sieurs jours, elle fut enfermée dans la sinistre prison de Pitesti,qui devint un camp expérimental tortionnaire, et condamnée à7 ans de prison, pendant lesquels elle fut constamment battue.

Libérée au terme de sa peine, en 1958, Elisabeta Rizearenoua avec les survivants des maquis du Fagaras, communi-quant avec eux à l'aide de messages qu'elle glissait dans des"boîtes postales" aménagées dans des troncs d'arbres. En1961, après la capture de Gheorghe Arsenescu, appelé "LeGénéral des montagnes", elle fût à nouveau arrêtée etcondamnée aux travaux forcés à perpétuité.

La paysanne de plus de 80 ans infatigable lutteuse pour la démocratie

Elargie à la suite d'une amnistie, Elisabeta Rizea vécuttrente ans sous une surveillance stricte, soumise sans arrêt àdes interrogatoires, étant considérée, avec son mari, comme"ennemie du peuple". Aux premières élections "libres" de1990, après la chute du dictateur, entérinant par un véritableras de marée la prise du pouvoir par les post-communistes deIon Iliescu, elle appela ses compatriotes à ne pas élire un seulparti… à la suite de quoi, elle fut internée dans un hôpital pour"diagnostic", dont elle réussit à s'enfuir, malgré ses 78 ans.

La veille dame était devenue depuis la mémoire vivantedes terribles années de la dictature communiste, participant àde très nombreux meetings de l'Alliance Civique, en compa-gnie d'Ana Blandiana et Doina Cornea, autres figures fémi-nines de la Résistance au totalitarisme.

En 1999, le Président Emil Constantinescu était venu luirendre visite dans sa maison. Deux ans plus tard, pour laseconde fois, à l'occasion des fêtes de Pâques, c'était au tour duroi Michel et de la reine Anne. A 89 ans, ce fut un rayon delumière dans sa vie. Elle leur offrit du "cozonac" (brioche), desoeufs rouges et du vin, et donna à l'ancien souverain une photode lui qu'elle avait prise quand il était jeune, lorsqu'il venaitdans la région, lui rappelant qu'il lui avait donné un épi de maïsdont il avait gardé pour elle la meilleure partie.

Dernièrement, un documentaire de la BBC a été présentéà la télévision roumaine, évoquant la vie et la mentalité deshabitants de deux villages, Scornicesti, d'où était originaireCeausescu, et Nucsoara, commune natale d'Elisabeta Rizea.Inspiré du livre "La faucille et le bulldozer, le mécanisme d'as-servissement du peuple roumain", il a été diversementaccueilli et la grande dame a eu la tristesse de constater queson message de Résistance et d'espoir n'avait pas été comprispar nombre de paysans qui, pourtant, avaient retrouvé leursterres grâce au retour de la démocratie.

En 1984, la poétesse Ana Blandiana ("Les Nouvellesde Roumanie", n° 27) est déjà considérée commeun élément subversif par le régime qui se méfie du

contenu explosif des mots apparemment anodins de cespoèmes. Totul ("Tout"), publié dans le magazine littéraire"Amfiteatru", avec trois autres poèmes, déclenche sa colère.La revue est retirée de la circulation dans les heures suivanteset ses éditeurs renvoyés.

La chronique hebdomadaire d'Ana Blandiana est suspen-due et celle-ci est assaillie de menaces et de coups de télé-phones anonymes.. Mais les écrits de la poétesse attirent deplus en plus l'attention à l'étranger. Ils sont diffusés sur "RadioEurope Libre", traduits dans "Newsweek" et des copies cir-culent sous le manteau en Roumanie, devenant les premiers"samizdats" roumains.

Mais qu'est-ce qui a bien pu provoquer l'hyre du régime ?Totul est en fait une énumération de ce qui existait ou n'exis-tait pas en Roumanie à l'époque, une énumération fourre-toutde ce qu'on trouvait et ne trouvait pas, évoquant pêle-mêle lesconditions de vie miséreuses de la population, sa maigre pitan-ce, le culte de la personnalité de Ceausescu… Le "Tout" for-mant une image qui permet de se rendre compte de l'universquotidien des Roumains.

Totul était aussi un mot utilisé constamment parCeausescu dans ses discours, martelant le fait que " Tout " a étéfait par le Parti et que le peuple lui doit “Tout”.

Mais pour bien comprendre ce poème, qui parle immédia-

tement aux Roumains, même plus de vingt ans après, uneexplication de texte est nécessaire:

Feuilles, paroles, les larmes: comme les feuilles en abon-dance, les belles paroles et les larmes étaient une des rareschoses qui ne manquaient pas.

Les étagères des magasins étaient désespérément vides, ilne restait que certaines conserves, empilées les unes sur lesautres et faisant illusion.

Chats: des rumeurs circulaient, disant qu'un chat errantavait attaqué et blessé les chiens bien aimés de Ceausescu pen-dant qu'il surveillait les travaux de son palais. Il avait ordonnéen vain de l'attraper et le tuer.

Trams : venaient de temps en temps, et toujours bondés.Des queues pour la farine… et pour tout : pain, huile,

viande, essence, œufs, sucre.Charançons : on les trouvait immanquablement dans la

farine, les pâtes.Bouteilles vides : comme les bocaux, elles étaient

stockées précieusement dans les caves et débarras pour fabri-quer ses propres conserves et confitures afin de pouvoir passerl'hiver avec quelque chose à manger.

Des discours: du "Conducator " bien sûr ; eux, en abon-dance, ne manquaient pas; c'était de véritables pensumsconnus pour leur longueur et monotonie.

Les image allongées : la réception télé était très faible etles images apparaissaient sur l'écran distordues.

révolté qui a fait peur au régime

bouche et je priais Dieu pour ne rien dire"ToutTotul

Frunze, cuvinte, lacrimiCutii de conserve, pisiciTramvaie câteodata, cozi la fainaGargarite, sticle goale, discursuriImagini lungite la televizorGîndaci de Colorado, benzinaStegulete, Cupa Campionilor EuropeniMasini cu butelii, portrete cunoscuteMere refuzate la exportZiare, franzeleUlei în amestec, garoafeÎntîmpinari la aeroportCico, baloaneSalam Bucuresti, iaurt dieteticTiganci cu Kenturi, oua de CrevediaZvonuriSerialul de Sîmbata, cafea cu înlocuitoriLupta popoarelor pentru pace, coruriProductie la hectarGerovitalul, baietii de pe Calea VictorieiCîntarea României, adidasiCompot bulgaresc, bancuri, peste oceanicTotul.

Ana Blandiana (1984)

Feuilles, paroles, larmesBoîtes de conserve, chatsTrams parfois, queues pour la farineCharançons, bouteilles vides, discoursImages allongées de la téléDoryphores, essence Fanions, Coupe d'Europe des championsCamions avec des bouteilles à gaz, portraits familiersPommes refusés à l'exportation Journaux, pain,Huile trafiquée, oeilletsAccueils à l'aéroportCico, ballonsSalami de Bucarest, yaourt diététiqueTsiganes avec des Kent, œufs de Crevedia,RumeursFeuilleton du samedi, ersatz de café Lutte des peuples pour la paix, choeursProduction à l'hectareGérovital, garçons de Calea VictorieiChant à la Roumanie, AdidasFruits au sirop bulgares, blagues, poisson océaniqueTout.

Tout… et rien

Page 48: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Réagissant à l'article de Noël Tamini "Défense deparler" (lire page 49), une lectrice suisse alleman-de de Cernier raconte le voyage qu'elle a effectué

en Roumanie, en compagnie de son mari, en 1976, et sa décou-verte du " Paradis des travailleurs ". Voici quelques extraits deson récit où elle exprime avec spontanéité son grand étonne-ment et sa déception :

"Mon mari était un communiste "presque" convaincu et ilvoulait aller voir sur place. Comme par miracle nous avonsréussi à entrer dans ce pays avec notre propre voiture, sansagence de voyage qui nous guidait. Oh, oui, le pays est magni-fique, mais les routes tellement mauvaises et les gens "riches"tellement corrompus que nous en avions gros sur la "patate".

La vérité sur les petites routes

Certes, au Sud, au bord de la mer, il n'y avait pas de pro-blème, tout était parfait… trop parfait. Il y avait de tout, lanourriture, vêtements, les routes impeccable, et tout et tout…Au bout de trois jours, nous avons pris la direction de l'inté-rieur du pays. Quel changement! Dès que nous sortions desgrandes axes, c'était la catastrophe. Les routes dans un étatlamentable, partout des pneus crevés au bord, pas de stationd'essence (bien sûr je comprends maintenant… car desvoitures, les travailleurs n'en n'ont pas besoin. Ils ont leurs

pieds et leursoutils sur ledos, car lematin, avantd'aller à l'usi-ne, ils doiventsûrement allertravailler unbout de terre).

Quelquesf e m m e smaniant lapioche et la

pelle refaisaient les chaussées. Mon mari avait en tête de visi-ter quelques fermes "modèles". Nous y étions toujours sur-veillés de très près pour ne pas avoir la mauvaise idée deprendre des photos. Avaient-ils peur que nous prenionsexemple sur eux? Possible, puisque qu'on leur apprenait quenul part ailleurs cela se passait mieux que chez eux.

Des choux le midi, des choux le soir… et ainsi de suite !

Pendant trois jours, je cherchais du sucre; il n'y en avaitpas, même dans les grands magasins. Ces jours là, il n'y avaitque du sel… Faut le faire ! Au bout de ma peine, j'en ai trouvéun petit peu chez un petit marchand de bric et de broc dans untout petit village.

Ce qui me choquait beaucoup, c'était les gens qui nousharcelaient pour nous demander des dollars. En bon commu-niste, très naïvement, mon mari ne savait pas que tout pouvaits'acheter avec des dollars. Nous n'avions donc que des lei,comme tous les Roumains pauvres et nous ne pouvions rienacheter !

Les magasins… quel désastre, vu qu'il n'y a rien dedans,ni viande, nifruits, nilégumes. Si,une fois j'ai vuq u e l q u e scarottes qui secouraient lesunes après lesautres, et peut-être des choux,dont ce devaitêtre la saison.Ah, les choux ! Des choux à midi, des choux le soir, et ainsi desuite. Nous avons photographié un marché où il n'y avait quedes choux.

“Nous nous sentions toujours observés”

C'était presque hallucinant. D'ailleurs un policier m'avaitconfisqué l'appareil; j'étais folle de rage; des gens qui nousregardaient de loin et moi je faisais un tel cirque qu'il s'est sentiobligé de me le rendre. Depuis, nous nous sentions toujoursobservés. Qu'il n'y ait rien dans les magasins, nous étonnaitbeaucoup, car ce pays était si riche en terres fertiles. Nousavons vu des immenses champs de légumes, des arbres frui-tiers, des étendues à blé. Tenez le pain: je ne me rappelle pasd'avoir pu en manger. D'ailleurs, c'est simple: nous avons eufaim pendant quinze jours.

Quelle honte pour un si grand et si beau pays d'y voir quel'homme n'y est considéré que comme une machine. Et pourquel usage ? Nous avons vu un paysan sur un immense trac-teur en train de faucher son champ. Mais au lieu que l'herbetombe dans son camion, il en mettait la moitié à coté. On sen-tait qu'il n'avait aucun intérêt à bien faire son travail. Quelgâchis ! Mon mari était écœuré et commençait à se poser desérieuses questions sur les valeurs du communisme.

Mais nous avons aussi vu vivre les riches, car des riches ily en a aussi là-bas et c'était encore plus révoltant. Un soir, dansune grande ville, nous avions envie de passer une soirée dansun endroit typiquement Roumain. Nous avions pris un taxi quinous a emmenés dans un endroit très chic et très cher -en uneheure, nous avons dépensé comme pour quatre jours -où l'onjouait... de la musique viennoise. Toujours l'arnaque !

Nous étions partis pour camper, mais des places de cam-ping, il n'y en avait qu'au bord de la mer. A l'intérieur du pays,pas question.

Les Années de PLomb

48

Une vvie ccommuniste Les Années de PLomb

9

Les RRésistants

Cicerone Ionitoiu en fait partie et prendra donc l'avionpour la capitale française où il vit depuis. Il ne reviendra dansson pays qu'au moment de la "révolution", prenant le premieravion. Devenu secrétaire général du PNTCD en 1990, puisprésident du Conseil des Roumains de France, il choisira alorsde se consacrer à l'édition de ses livres, refusant la propositionque lui fait le nouveau pouvoir de devenir député et secrétaired'Etat.

"Révolution": 600 morts sur le compte d'Iliescu

L'ancien détenu se méfie et a ses raisons. Au terme d'unminutieux travail de vérification, il établira à 1281 le nombredes morts à travers toute la Roumanie, pendant la"Révolution", dont la moitié dans la capitale, en mettant envi-

ron 600 sur le compte de Ion Iliescu et du mystérieux GeluVoican. En leur souvenir, il fera édifier une tombe collectiveau cimetière Montmartre de Paris. D'ailleurs, pour le vieux lut-teur, le problème de la Securitate n'est pas réglé, ses hommesétant toujours installés aux postes clés des rouages du pouvoiractuel. Il en veut pour preuve, le fait qu'il ait toujours un casierjudiciaire en Roumanie pour ses actes de résistance au com-munisme. On lui a bien proposé une mesure de grâce indivi-duelle, mais il veut une amnistie générale pour les anciensdétenus politiques, demande à laquelle les gouvernements suc-cessifs font la sourde oreille. Cicerone Ionitoiu ne se découra-ge pas pour autant… Il vient d'entamer dans son pays natal unprocès contre le communisme, un second contre la collectivi-sation entreprise à cette époque et s'est mis à l'écriture de nou-veaux livres de témoignage et d'analyses.

Voyage... n'a jamais renoncé

La Roumanie a enterré au mois de mai 2006 un de ses symboles, une des âmes les pluspures du pays, Ion Gavrila-Ogoranu, 83 ans, dernier chef des partisans qui ont luttécontre les communistes, depuis leurs refuges dans les montagnes des Carpates. A 21

ans, en 1944, le jeune homme avait déjà pris les armes pour chasser les Allemands du pays.Mais, étudiant en agronomie à Cluj et en sciences économiques à Brasov, il les avait retournéesdès 1946 contre les communistes, devenant le leader de la grande grève des étudiants de Clujcontre le régime, organisant des noyaux de résistance contre l'occupation soviétique. Deux ansplus tard, en 1948, il prenait le maquis dans les monts Fagaras avec quelques camarades, alorsque s'abattait la grande vague d'épuration entreprise par les communistes.

A la tête du Groupe des Carpates de l'Armée Nationale qu'il avait constituée, Ion Gavrilaentamera un combat de dix ans contre les troupes de la Securitate, devenant pour celle-ci unvéritable cauchemar, déclenchant des dizaines d'attaques et provoquant plus d'une centainesd'offensives vaines de ses ennemis pour y mettre un terme. Sa petite armée, qui ne dépassajamais une trentaine d'hommes, était insaisissable, rompant le combat après avoir déclenché sesactions surprises pour se réfugier dans les montagnes. Aux archives de la Securitate on recense

cent mille fiches contenues dans 124 volumes consacrées à ses activités. Le groupe fut démantelé en 1955. Plusieurs de sesmembres avaient été tués au combat, les survivant furent condamnés à mort. Miraculeusement, Ion Gavrila, condamné à mort parcontumace en 1951, échappa à l'arrestation, regagnant ses montagnes. En 1956, il redescendit dans la plaine et se cacha à Galtiu(judet d'Alba), dans la maison de la veuve d'un de ses anciens camarades de lycée, Ana Sabadus, qu'il épousa plus tard, en secret.

Libéré grâce à Nixon

Pendant près de vingt ans encore, la Sécuritate, ne réussissant pas à le localiser, le pourchassa pour finalement mettre la mainsur lui à la suite d'une dénonciation, alors qu'il se trouvait à Cluj. Il fut durement interrogé pendant 6 mois, mais finalement libérésur intervention directe du président Nixon, bénéficiant de la prescription décidée en 1964. Cela ne l'empêcha pas, par la suite,d'être constamment suivi et surveillé par la Securitate, jusqu'à l'exécution des Ceausescu.

A 67 ans, l'infatigable rebelle reprit du service lors des "évènements" de décembre 1989. Contrairement à bien d'autres résis-tants de la dernière heure, parfois fortement compromis avec le régime qui venait de tomber, il ne sollicita pas un certificat de"Révolutionnaire", ne voulant tirer aucun avantage de son engagement.

Par la suite et jusqu'à son dernier souffle, Ion Gavrila se consacrera à une tâche qu'il jugeait de la plus haute importance: êtrela mémoire des horreurs du communisme et rappeler le souvenir de ceux qui l'avaient combattu, devenant membre de plusieursassociations comme l'Académie civique ou le parti "Pour la Patrie". Il écrira plusieurs ouvrages, le "haiduc" des Fagaras expli-quant les raisons de son combat: commencer une guerre pour libérer le territoire de l'occupation soviétique et aider de l'intérieurl'intervention qui ne saurait tarder des Américains. Mais la Roumanie n'a pas connu ce 6 juin que Ion Gavrila a appelé de ses voeuxpendant 43 ans.

L'insaisissable rebelle du FagarasIon Gavrila Ogoranu, héros de la résistance anti-communiste, à la tête de son Armée

nationale des Carpates, a été pourchassé pendant 30 ans avant d'être arrêté.

En 1976, un couple de touristes suisses à la découverte du "Paradis des travailleurs" va de surprise en surprise.

Page 49: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

49

En 1986, l'écrivain et journaliste suisse Noël Taminiavait eu l'occasion d'interviewer, sous la garantie duplus grand anonymat, son ami Nicolae Masescu,

lequel lui avait détaillé les terribles difficultés éprouvées parles Roumains à l'époque. Noël Tamini l'avait rencontré enRoumanie en 1982, lorsque sa revue l'avait envoyé couvrir lesJeux balkaniques. Cette fois-ci,Masescu accompagnait commeentraîneur l'équipe féminine rou-maine de cross-country qui parti-cipait au championnat mondialde Neufchâtel. L'équipe étaitarrivée au tout dernier moment,selon un itinéraire destiné àempêcher tout contact avec ladiaspora roumaine. Les fillesétaient démunies de tout équipe-ment et ce sont des Suisses quileur avaient fourni vêtements etchaussures adéquats. Voici lecompte-rendu que Noël Taminiavait fait à l'époque de son entre-tien avec son ami Masescu, dans"Le Matin" de Lausanne et qu'il avait intitulé: "Défense deparler… Les Roumains ont froid, ont faim et se taisent ".

Interdiction de parler à un étranger

"En l'espace de quelques années, la Roumanie est devenuele pays-goulag par excellence. Et la situation qui y règne faitdire à certains que, par comparaison, il est préférable de vivreen Albanie. C'est tout dire…

Mais qui le dit ? Personne. Et pourquoi ? Parce que lestouristes, parqués dans des zones délimitées, n'ont guère decontact avec les Roumains. Parce que les étrangers qui s'y ren-

dent pour des raisons professionnelles - c'est mon cas - ontintérêt à la boucler s'ils désirent y retourner. Un fait s'est pro-duit à la mi-mars, qui m'a encouragé à parler enfin... tout endemandant l'anonymat.

- En Roumanie, pays exportateur de pétrole, les Roumainsont eu froid cet hiver. Car le chauffage y était partout limité à

14° C !- En Roumanie, l'essence est

rationnée: 30 litres par famille etpar mois.

- En Roumanie, s'ils ne fontpas partie de la nomenklatura - àla manière de ce qui s'est passéaux Philippines avec le coupleMarcos, tout tourne autour duclan Ceausescu - les Roumainsont faim et manquent souvent deproduits de première nécessité.En général, il s'agit du simplesavon, voire du papier hygié-nique, denrées parfois aussirares que dans certains coinsd'Ethiopie sinistrée !

- Les Roumaines doivent régulièrement se soumettre à descontrôles gynécologiques, pour savoir si elles sont enceintes.Car pas question d'avorter sans l'autorisation de l'Etat!

- En Roumanie, tout détenteur de machine à écrire estobligé de s'annoncer à la police, en précisant exactement lemodèle de la machine, le type d'écriture, etc. Des fois que destracts circuleraient, dactylographiés...

Et voici la goutte d'eau qui m'a incité à parler :-Depuis le 17 mars, il est interdit à tout citoyen roumain

de parler à un étranger. Pour le faire, il doit préalablementdemander une autorisation à la police. Et puis, s'il l'a obtenue,il devra rendra compte de "l'entretien" qu'il a eu avec lui.

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

8

Les RRésistants

Cicerone Ionitoiu

"Les Roumains ont froid, ont faim et se taisent"

Comment ne pas ressentir une immense tendresse etcompassion devant les terribles souffrancesendurées par cet homme, ne pas être fortement

impressionné par sa détermination sans faille à dénoncer leshorreurs du communisme, et surtout ne pas être extraordinai-rement admiratif ? Car telle a été la vie de Cicerone Ionitoiuqui, à 84 ans, à travers ses nombreuses publications et le site

internet à son nom, conti-nue aujourd'hui son com-bat pour que la vérité soitfaite sur cette périodeaffreuse et qu'on ne l'oubliepas. Oh non, CiceroneIonitoiu n'est pas un va-t-en-guerre, mais, à traverssa douceur et sa retenue, oncomprend qu'on est en faced'une conscience excep-tionnelle que rien ne peutbriser et les communistesde l'époque la plus dure s'ysont cassés les dents.

Aux travaux forcés sur le Canal

Le jeune professeur d'histoire qu'il était n'aura enseignéqu'un an… jusqu'à ce que le NKVD, la Gestapo soviétique, nel'enlève une première fois en 1945, à 19 ans - les troupes del'URSS occupent alors la Roumanie - pour avoir dénoncé lesatteintes à la liberté dans des lettres adressées aux autoritéscommunistes, sur la place publique, tentant de faire parvenirses courriers à l'étranger.

A sa sortie de prison, en 1946, Cicerone Ionitoiu, ajoutantla dénonciation de la collectivisation qui en est à ses débuts àses griefs, est condamné à deux ans de détention… auxquelson rajoute dix-huit mois en 1947, lors du procès de IuliuManiu, ancien Premier ministre et grande figure politique dupays, et de Cornoliu Coposu, symbole historique de la démo-cratie roumaine, parce que, même dans sa geôle, il continue àprotester. Dans la clandestinité, il était devenu vice-présidentdu vieux parti démocratique des paysans et chrétiens démo-crates (PNTCD).

En 1948, refusant toujours de se taire, Cicerone Ionitoiu,retourne en cellule pour trois mois, transformés, au cours d'unnouveau procès, en cinq ans en 1949. Il est envoyé creuser lecanal Danube-Mer Noire en 1951.

Pieds et mains liés, torturé pendant deux ans

Conformément à la chartre des Droits de l'Homme, cetancêtre des dissidents refuse les travaux forcés imposés auxdétenus. On le met dans une cellule. Il entame une série de

grèves de la faim, avec une douzaine de compagnons, pouraméliorer le sort des dizaines de milliers d'autres prisonniers.Ces protestations seront prises, en partie, en considération.

Mais les autorités entendent briser cet "empêcheur detourner en rond ". Il est maltraité, injurié, torturé par des brutesépaisses, malfrats incultes sortis des villages. On l'enchaîne,pieds et mains liés, le suspendant pour le faire tourner sur lui-même, le frappant sur toutes les parties du corps, lui jetant desseaux d'eau quand il perd conscience.

Ces supplices dureront, par intermittence, deux ans pen-dant lesquels il verra plusieurs détenus exécutés d'une balledans la tête, dont l'un, les pieds entravés, que l'on a jeté dansles barbelés entourant le camp pour faire croire qu'il voulaits'évader.

Libéré en 1953, à 27 ans, le jeune homme s'acharne à faireconnaître la vérité sur le régime. Isolé, sa famille étant victimede représailles, il se réfugie dans les montagnes, muni d'un pis-tolet. Mais cet être pacifique ne tirera qu'une seule balle…pour abattre une chèvre sauvage, car il n'a plus rien à manger.

Sauvé par Valéry Giscard d'Estaing

De nouveau arrêté en 1961 et, cette fois-ci condamné àhuit ans, ramenés ultérieurement à six, il bénéficiera de lamesure de grâce générale prise par les dirigeants communistesen 1964. Au total, jugé à six reprises, le dissident aura accu-mulé 24 années de prison, dont dix et demie effectuées réelle-ment. Il aura connu les prisons de Aiud, Orea Mare, Jilava,Craiova, sera passé dans quelques uns des quinze camps detravaux forcés du Canal qui s'alignent sur 38 kilomètres et ontvu défiler plus de 500 000 détenus . A sa sortie, à 38 ans, ledétenu demandera en vertu de quel article du code pénal on l'acondamné, laréponse étant"laisse tomber,c'est fini, c'estdu passé".

La "puni-tion" n'est paspour autant ter-minée. CiceroneIonitoiu estchassé de l'en-seignement. Cet intellectuel survit en travaillant commemaçon, charpentier, homme de force. Mais il ne se tait toujourspas, ce qui lui vaut en 1977 une assignation dans un asile psy-chiatrique… qu'il retourne directement à Ceausescu en luiécrivant qu'elle le concerne ! Heureusement, la visite officiel-le de Valéry Giscard d'Estaing en Roumanie, en 1978, lesauve. Pour sa venue, le président français a exigé que 120détenus politiques, dont les réfugiés roumains à Paris lui onttransmis la liste, soient libérés.

Le vieil homme, aujourd'hui âgé de 84 ans, emprisonné à six reprises et condamné à 24 ans de prison, a toujours refusé de se soumettre,

même quand on voulait l'envoyer en hôpital psychiatrique.

au bout de la luneLes terres étaient mal drainées ou pas du tout, et donc trop

mouillées. Alors nous trouvions des endroits avec des petitesmaisonnettes, genre cabanes, où les riches venaient une heure

ou deux avecleur secrétai-re, dans leurbelle voiture,puis retour-naient dansleurs hôtelsluxueux, auxprix inacces-sibles et où,nous, les“capitalistessuisses", avecnotre modesteGS Citroën,

nous nous sentions déplacés. Parfois, quand même, nous pre-nions un hôtel pour pouvoir nous laver. Mais, soit ils étaienthorriblement chers, et ce n'était pas pour nous, ou très sales,avec des toilettes repoussantes et des lits dans un tel mauvaisétat que je préférais dormir par terre pour ne pas sentir les res-sorts dans mon dos.

"Celui qui trime, celui qui profite"

J'étais malheureuse et déconcertée de toutes ces décou-vertes. C'était donc cela leur “tout pour chacun et chacun pourtous”! Mon œil, il y avait celui qui trime, qui avait faim, quiavait peur, qui ne comprenait pas, et celui qui profitait et quitriche jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus.

Moi, je n'avais jamais été très convaincue du communis-me, mais j'ai été estomaqué de voir autant d'injustice en si peude temps. Quand à mon mari, à notre retour, il s'est est inscritau Parti socialiste".

Târgu Jiu: l’un des nombreux camps où étaient enfermés les opposants au régime.

Les cabanes de vacances, où les Roumains séjournaient afin de profiter du grand air,

servaient parfois aux ébats de la nomenklatura.

Choc capitalisme - communisme: le premier c’était la banane, dont les Roumains étaient privés,

le second, la propagande, dont ils étaient abreuvés.

Page 50: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

50

Une vvie ccommuniste

Il ne nous restait que çà"… Nombre d'étrangers ontrecueilli cette confidence de leurs amis roumains,illustrant leur sens de la dérision, seule arme qui leur

restait pour survivre aux terribles années de la dictature deCeausescu.

Jamais le répertoire de blagues roumain n'a été aussi étofféqu'en cette tragique époque. Pire était la situation, pire leurrépondait leur férocité. Tout était prétexte à plaisanterie.Quand on ne trouvait plus de papier hygiénique dans les maga-sins, quand il fallait que les femmes se lèvent la nuit pour pré-parer la cuisine car c'était le seul moment où le gaz avait unpeu de pression. "As plinge, dar nu pot de ris " dit un dictonroumain, exacte réplique de notre " Mieux vaut en rire qu'enpleurer"…

Ridiculiser le “Conducator”

Dans son livre Dix ans d'humour noir roumain, publiédeux ans après la "Révolution", mais malheureusement uni-quement en langue roumaine, Calin Bogdan Stefanescu arépertorié près de mille blagues que les Roumains racontaiententre eux et qu'il a consciencieusement notées au fil de la ter-rible décennie 80, les classant, puis les analysant.

Non pas sans courage, car cet opposant à Ceausescu qui seréfugiait derrière Bula et autres personnages de l'imaginairecomique roumain pour à la fois ridiculiser le "Conducator" ettémoigner de la détresse de son peuple, prenait d'immensesrisques pour collationner des histoires prémonitoires du genre:"Dis donc qu'est-ce que les Français ont fait à Louis XVI ? Ilsl'ont guillotiné. Et les Italiens à Mussolini? Ils l'ont pendu !Alors, tu vois bien que c'est possible…".

Se méfier des oreilles de la Securitate

Finalement, en se racontant entre-eux toutes ces blagues,les Roumains faisaient, à leur façon, acte de résistance etexprimaient leur mécontentement. On les rapportait en famil-le, entre collègues, au bistro, lors des visites entre amis, dansle tram, dans le métro, en faisant la queue devant les magasins.Tout le monde se les repassait et était concerné, jeunes, moinsjeunes, intellectuels, ouvriers, paysans, étudiants, militaires,policiers.

Mais, comme sous tous les régimes dictatoriaux, il fallaitaussi savoir tenir sa langue, choisir ses auditeurs, se méfier desoreilles de la Securitate, toujours là et surtout, où on ne s’yattendait pas. Tout le monde connaissait le tarif: cinq ans pourceux qui les racontaient, deux ans pour les avoir écoutées.

Combien d'étudiants n'ont-ils pas regretté de s'être mon-trés imprudents en voulant épater leurs copains par leursconnaissances dans ce domaine, pour découvrir, trop tard, qu'ily avait au moins un mouchard dans leur groupe, auquel ilsdevaient d'avoir été exclus de l'Université, voire d'avoir passéquelques mois en prison.

Combien de vieilles femmes n'ont-elles pas tremblé àl'idée de ne pas voir revenir leurs maris, sachant qu'après avoirfait la queue pendant des heures et dans le froid, ils ne man-queraient pas d'exploser et de débiter à la cantonade toutes lesbonnes histoires qu'ils savaient.

Féroce ou fermant les yeux

Toutefois, l'attitude de la Securitate n'était pas figée.Parfois, elle laissait courir, lorsqu'elle sentait que la pressiondevenait intolérable pour la population, parfois, elle réagissaitdurement, sans que les gens ne sachent pourquoi.

Dans certains cas, elle préférait fermer les yeux, pour don-ner le sentiment qu'il ne se passait rien dans son secteur, plutôtque d'arrêter des contestataires qu'on lui aurait reproché de nepas avoir démasqués plus tôt. Les Roumains, à l'esprit balka-nique, dans un pays où il existe force lois… faites pour ne pasêtre respectées, savaient s'arranger de ces situations.

Mise en place d'une véritable contre-culture

Catalyseur du ressentiment de la population ou utile sou-pape de sécurité ? Plus "la Roumanie avançait victorieusementsur la route de la construction de la société socialiste multi-latéralement développée", plus le délire de Ceausescu empi-rait… plus les blagues se faisaient nombreuses et féroces, luifaisant craindre que son peuple ne soit pas aussi résigné quecela… et moins il se montrera enclin à tolérer cette protesta-tion dangereuse car anonyme et insaisissable.

En fait, éminemment politiques, ces blagues jouaient lerôle d'une véritable contre-culture, se moquant des discours duPouvoir, montrant que le peuple n'en était pas dupe. Elles com-mentaient l'actualité internationale, comme lors de la visite deGiscard d'Estaing (1), la maladie de Tito, la mort d'Andropov.Elles prenaient le contre-pied de la propagande communiste sevantant de "ses merveilleuses réalisations": "quelle est ladifférence entre un leu et un dollar? Cinq dollars"… Le prixqu'il fallait payer au marché noir pour acquérir ceux-ci.

La nature du régime avait provoqué un dédoublement dela personnalité chez les Roumains, à moitié collaborateurs, àmoitié victimes… seul mode de fonctionnement leur permet-tant de survivre. Côté extérieur, ils applaudissaient à toutrompre leurs dirigeants, côté intérieur, tous les cinq minutes,ils en disaient pis que pendre.

Une douzaine de chapitres

Les blagues ridiculisaient aussi les mesures prises par les diri-geants : en 1981, la décision de réduire la consommation d'é-nergie et de combustible, qui affecta durablement les condi-tions de vie de la population, plus tard, l'aberrante idée de " lanouvelle révolution agraire", lancée lors du deuxième congrès

Les Années de PLomb

7

La RRésistance

Le courage des syndicalistes de Zarnesti et les bouquets de fleurs des anonymes

J'ai reçu également le soutien de syndicalistes de Zarnesti,qui sont venus me voir à Cluj me dire qu'ils étaient d'accordavec ma dénonciation des exactions du régime contre les vil-lages et les églises. La Securitate les a arrêtés, battus féroce-ment, les a faits setenir debout, les piedsnus, sur du cimentfroid, pendant troisjours et trois nuits.

Un seul intellec-tuel a signé cette pro-testation appelant àdéfendre les villagesmenacés de destruc-tion, un poète de Clujqui, au bout d'unesemaine, a démentil'avoir fait, m'accusantd'avoir fabriqué unfaux.

Mais je recevais aussi des signes discrets d'encouragementqui m'aidaient à traverser ces périodes de désespoir. Bien quema maison fût sans-cesse surveillée et gardée, je découvraissouvent des bouquets de perce-neige qui avaient été lancésdans le jardin; quand le bus 46 passait devant chez moi, par mafenêtre je voyais toutes les têtes des passagers qui se tournaientautomatiquement vers ma maison.

Un peu après la "Révolution", j'ai appris quebeaucoup de paysans du Timis, mais aussi d'autresrégions, m'avaient écrit après avoir entendu mesappels sur Radio Free Europe. Evidemment, je n'aijamais reçu leurs lettres, mais elles figurent dansleurs dossiers à la Securitate. Je voudrais lespublier dans la revue "Memoria" comme exemplede vrai patriotisme.

"La Securitate a mis la main sur le pouvoir dès le début"

- Treize ans ont passé depuis les événementsde 1989 et les intellectuels brillent toujours parleur absence. Que pensez-vous de leur implica-tion dans la transition ?

- Vous voulez dire leur non-implication... Elle a pourconséquence la situation que connaît la Roumanie aujourd'hui.La Securitate a mis la main sur le pouvoir sous une façade quej'ai démasqué dès le début.

Je suis allée voir alors Silviu Brucan (homme de l'ombredu régime, considéré comme Gorbatchévien à l'époque et trèsinfluent intellectuel communiste) pour lui demander ce qui setramait par en dessous.

Il était évident que les cinq-six personnes mises en avantne pouvaient diriger seules le pays et les événements. Il devaity avoir autre chose derrière eux. Brucan ne m'a pas donné deréponse claire. Mais on avait vraisemblablement pris bonne

note de mes doutes… on a commencé à m'injurier, deux-troissemaines plus tard, à la suite d'une campagne de calomnies etde mensonges sans relâche sur mon compte.

“Il n’y avait pas de Vaclav Havel en Roumanie”

Nous en sommes rendus là parce que nos intellectuels nese sont pas organisés comme l'ont fait lesTchèques. Chez eux, leurs grands penseurs, écri-vains, scientifiques - l'élite, en un mot - ontperdu leur travail pour leur engagement et ontété emprisonnés.

A leur sortie, on les envoyait faire les tra-vaux des champs, on leur réservait les emploisles plus médiocres, les plud dévalorisants, maisils continuaient tant bien que mal leurs activitésde pédagogue de la démocratie et de la liberté,clandestinement, formant les jeunes.

S'ils étaient pris, ils retournaient en prisonmais ne renonçaient pas. Tous ont payé le prix etnotamment Vaclav Havel qui a été enfermé cinqans. Il nous manquait des exemples comme lui.

"Nous avons commis la faute de ne pas entrerimmédiatement dans les partis politiques et de laisser le terrain libre aux autres"

Si nous nous étions organisés à temps, nous aurions eu unprojet, notamment pour les droits de l'Homme, un programmeéconomique, un gouvernement. Sans-doute aurait-il été plus

facile d'or-ganiser lasociété.

L e si n t e l l e c -tuels ontaussi com-mis la fautede ne pasentrer dansles partispolitiquesimmédiate-ment aprèsla "Révolu-

tion", bien que j'ai plaidé dès le 26 décembre 1989 auprèsd'Andrei Plesu (philosophe, historien de l'art, futur ministre dela Culture de Petre Roman sous Ion Iliescu et des Affairesétrangères sous Emil Constantinescu) la nécessité d'être pré-sents aux prochaines élections.

On ne m'a pas écouté, j'étais seule, alors j'ai cédé. Ainsi estné le "Groupe pour le Dialogue Social" dont les premiers sta-tuts spécifiaient que ses membres ne devaient s'engager dansaucun parti, laissant le champ libre à tous les autres appétits.

Cela nous a coûté cher. Quand on s'est rendu compte del'erreur, on a redressé le tir, les statuts ont été révisés et lesintellectuels sont entrés en masse dans les partis. Mais il étaitdéjà trop tard. Le pays avait pris un mauvais départ.

Mieux vaut en rire Dix ans d'humour noir roumain sous Ceausescu ou la dérision

en guise de résistance... et comme soupape de sécurité.

Le leader politique Corneliu Coposu, figure historique du PNTCD (ici honoré après la chute

du régime de Ceausescu) a payé de nombreuses années de prison son engagement contre le communisme.

Le Pouvoir redoutait surtout la révolte des ouvriers et l’émergence d’un syndicalisme contestataire comme ici sur cette photo.

Page 51: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

51

Une vvie ccommuniste

qu’en pleurer ...

Les Années de PLomb

6

La RRésistance

Depuis une dizaine d'années, on a peu entenduDoina Cornea qui, épuisée par son terrible com-bat, a pris du recul avec la vie poli-

tique. Récemment, plusieurs articles et inter-views lui ont été consacrés dans la presse rou-maine. La dissidente y fait le point sur laRoumanie de ces trente dernières années.

Avec le recul, comment voyez-vous les évé-nements de 1989 et les années qui ont suivi ?

-Exactement comme à l'époque, et avec lamême attitude critique. Si c'était à refaire, jereferais la même chose... c'est à dire essayer dedémontrer que l'absence de changement et lefatalisme ne sont pas une solution, qu'on peutfaire quelque chose.

Malheureusement, si on remonte avant, dans les années70-80, on ne peut que regretter que les Roumains n'aient pasfait ce qu'il fallait. Ils tenaient trop à leur confort personnel, àleur sécurité, à leur passeport, à leur avancement... Il nousaurait fallu penser que, comme pour toutes les valeurs démo-cratiques, il nous faut payer un prix pour la liberté et qu'il fautse battre sans arrêt pour elle, comme on le fait dans les paysoccidentaux.

J'ai toujours considéré que la plus grande faute revenaitaux intellectuels, qui ne se sont pas impliqués suffisamment àl'époque. C'était a eux d'apporter un message, un programme,d'être les porte-drapeaux. Mais la seule protestation est venuedes mineurs de la vallée de Jiu en 1977 et des travailleurs deBrasov en 1987. Où étaient-ils les intellectuels d'alors et l'é-nergie énorme qu'ils pouvaient apporter, surtout lors desémeutes de Brasov, connues dans tout le pays deux jours aprèsgrâce à Radio Free Europe ?

Je vais peut-être vous choquer mais, à mon avis, la res-ponsabilité de la terrible époque que nous avons vécue si ellerevient bien sûr à Ceausescu, et peut-être mêmeencore plus à son entourage, est portée aussi à50 % par l'absence de réaction de la société civi-le, au premier rang de laquelle, je place les intel-lectuels. De tous temps, dans l'histoire de notrepays, les intellectuels roumains ont toujours étéau premier rang des grands événements qu'il atraversés. Le peuple les a suivis quand ils ont vuque c'étaient des gens honnêtes, intelligents,courageux, dévoués à une grande cause.

"Ceausescu n'était pas assez bête pour me faire assassiner"

Dans mon premier message public, en1982, je m'adressais à eux, "à ceux qui ont cessé de penser",mais je me suis rendu compte qu'il n'y en avait très peu prêts àagir, car je n'ai reçu qu'une seule réponse. Mon texte a été lusur les ondes de Radio Free Europe, parce que je m'étaisdébrouillée toute seule pour qu'il le soit, ce qui montre que sion voulait, on pouvait. Si j'avais pensé que Ceausescu pouvait

me faire tuer, peut-être que j'aurais hésité; mais je savais aussique si j'arrivais à faire entendre ma voix en Occident, il ne

donnerait pas l'ordre de m'assassiner, parce qu'iln'était pas aussi bête; il avait une intelligencenaturelle, même bestiale, et un sens politique cer-tain. Je savais jusqu'où et jusqu'à quand la cordepouvait être tendue. Bien que je me tournais enpriorité vers les intellectuels pour les réveiller etleur rappeler leur rôle, j'ai été très déçu par leurabsence de réaction. Deux ou trois se sont mani-festés, Dan Petrescu, Dan Desliu, également,plus tard, l'écrivain Constantin Noica.

J'ai reçu toutefois un très grand soutienmoral de la part de Nicolae Steinhard (grand phi-losophe-écrivain juif, converti à la religionorthodoxe pendant ces longues années de prison

sous le communisme, et devenu moine par la suite). Quand ila su que j'étais arrêté, il est venu jusqu'à Cluj me voir pourmontrer qu'il était avec moi. Il s'est présenté à ma porte, gardéepar la milice qui l'a chassé. Il a pris le temps de chercher monfils pour demander de mes nouvelles. Il m' a aidé par ses livresà poser les fondements de ma contestation du communisme.

"Valait-il la peine de se battre pour des gens qui vous tournent le dos ?"

- Pendant toute cette époque, n'avez-vous pas eu le sen-timent de lutter en vain ?

- Si; surtout pendant les deux dernières années avant la"Révolution", quand on m'interdisait l'entrée de l'église, quandle médecin refusait de se déplacer alors que maman était àl'agonie, quand mon fils a été renvoyé de son emploi. Alors, ilm'est arrivé de me demander si cela valait la peine de sacrifiermon enfant pour ces hommes pour lesquels je luttais et qui metournaient le dos.

Dans ces moments de profond décourage-ment, j'allais voir une de mes anciennes élèves,devenue professeur de français, Ana Hompot,aveugle, et qui me recevait chez elle bien qu'onl'ait menacée de lui faire perdre son travail. Unefois, j'étais tellement désemparée que j'ai pousséla porte et je me suis effondrée en pleurs sur sonlit, avant même de la saluer. Elle m'a prise dansses bras et m'a réconfortée.

Quelques rares amis ou collègues m'ont sou-tenue; trois ou quatre relations, deux anciens étu-diants de Blaj; le professeur Mircea Zaciu n'hé-sitait pas à converser avec moi quand il me croi-sait dans la rue, au vu et au su de tout le monde;il me téléphonait aussi parfois, bien qu'il sût que

ma ligne était sur table d'écoutes. L’historien Adrian Marinoest le seul à être venu à la parastase (cérémonie et repas à lamémoire des morts qui ont lieu six semaines et un an aprèsleur disparition) que j'avais organisée en l'honneur de MirceaEliade (écrivain, considéré comme le plus grand historien desreligions du XXème siècle, décédé en 1986 à Chicago).

de la paysannerie, de l'organisation scientifique de la produc-tion, du programme d'alimentation scientifique des Roumains,de la politique démographique, de la systématisation, etc.

On peut les regrouper, grosso-modo en une douzaine dechapitres: celles portant sur le niveau de vie, la culture (cen-surée) et l'enseignement (encadré), l'industrialisation forcée,l'agriculture collectivisée, la politique extérieure, la sociétésocialiste multilatéralement développée, le marxisme-léninis-me, l'opposition au régime, les droits de l'Homme, lesmembres du Parti, la Securitate et la police, Ceausescu et leculte de la personnalité, Elena Ceausescu.

Contourner la censure comme sur Tchernobyl

Ces blagues jouaient aussi le rôle irremplaçable d'informerdes Roumains, quand la censure les en empêchait, se répan-dant à une vitesse fulgurante à travers le pays.

Ainsi, avant la radio ou la télévision, et à moins d'avoirécouté Radio Free Europe, c'est par leur intermédiaire, quenombre de Roumains ont appris, en moins d'une semaine, larévolte des ouvriers de Brasov, en novembre 1987, grosse demenaces pour le régime. "Est-ce que tu sais quelles conditionsil faut remplir pour rentrer au Parti ? Non… Ne pas avoir defusil de chasse, ni de cousins à Brasov".

C'est aussi en les colportant qu'ils ont mesuré la gravité dela catastrophe de Tchernobyl, cachée pendant plusieurs jourspar le régime: Bula, apprenant la nouvelle, et comprenant qu'ilest question de radiations dangereuses, décide d'enfiler uncaleçon en plomb. "Je veux rester un bon patriote et pouvoirdonner à l'Etat les cinq enfants qu'il nous réclame!" s'excla-me-t-il (la propagande de l'époque exigeait que chaque famil-le ait au moins quatre enfants; l'avortement n'était autoriséqu'ensuite, mais même avec dix enfants certains gynécologuesrefusaient de les pratiquer).

"Tuez-le! Tuez-le!", "Elle aussi… Elle aussi!"

Au fur et à mesure que grandissaient l'impopularité et lahaine du régime, leur ton se faisait de plus en plus dur. Et leNicolae Ceausescu de 1980, dont on brocarde le culte de lapersonnalité sous l'appellation de "Nicu Lauda" ("Nicu - sondiminutif - qu'on loue ") parce que non seulement il a un grandpassé révolutionnaire, mais aussi de champion sportif, devientdans ses dernières années, "le bœuf", sa femme "la vache", etleur fils Nicu "le veau".

La dernière blague connue au sujet du couple, trois joursavant son exécution, est révélatrice du sentiment que mêmenombre de ses " compères " nourrissaient à son égard: lors del'ultime congrès du Parti, un activiste s'est endormi. Soudain,un rat se met à courir dans les travées et les camarades de crier"Tuez le! Tuez-le! Réveillé en sursaut, l'homme se met à gla-pir: "Elle aussi! Elle aussi!".

Aujourd'hui, les blagues se font rares en Roumanie.L'optimiste dira que c'est parce qu'il n'y a plus matière à rire,le pessimiste, parce que on ne sait plus à qui s'en prendre pourpleurer.

(1) En visite officielle à Bucarest* avec son mari, AnneAymone Giscard d'Estaing s'esbaudit devant les chaussuresd'Elena Ceausescu :

- Quelle élégance, quelle distinction…- Je suis ravie qu'elles vous plaisent.- Oh, j'aimerai tellement avoir les mêmes.- Je suis désolée, mais c'est impossible.- Mais pourquoi donc?- Cette paire est unique. C'est avec elle que mon mari a eu

son diplôme.(Les Roumains se moquaient du manque de culture des

Ceausescu. Nicolae Ceausescu a été apprenti cordonnier). * Le couple présidentiel français a séjourné à Bucarest

du 8 au 10 mars 1979.

EconomiesLe "Conducator" a ordonné que chaque Roumain fasse

des économies d'énergie. La maîtresse interroge ses élèves :- Dis-moi Cornel, que font tes parents pour suivre les

consignes de Notre grand leader bien aimé ?- Maman a débranché le frigidaire et a mis la nourriture

dans la chambre.- Bravo, et toi Marian ?- Dès que je rentre de l'école, je ne vais pas jouer mais j'ap-

prends mes leçons, comme çà je n'ai pas besoin de lumière.- C'est très bien, à ton tour Bula.- Moi, Papa écoute Radio Europe Libre, comme çà c'est

les Américains qui fournissent le courant.

PénurieUne ménagère entre dans un magasin et demande :-Vous n'avez pas de poisson ?-Non, ici on n'a pas de viande. C'est à côté qu'ils n'ont pas

de poisson.

RatéCeausescu se déguise pour aller vérifier comment marche

le timbre à son effigie qu'il vient de lancer et demande à unfacteur s'il transporte beaucoup de lettres qui le portent :

- Non !- Comment çà ?- Les gens se trompent. Au lieu de cracher là où il y a la

colle, ils crachent sur le recto.

PolitessesA sept heure le matin, Ceausescu salue le soleil levant :- Bonjour Soleil et bonne journée.Le soleil lui répond :- Mes respects Camarade, et bonne journée.A midi, même cérémonie :- Je te salue Soleil, et bon après-midi.- Mes respects Camarade et bon après-midi;Le soir, à l'heure du coucher, le Conducator prend congé :- Je te salue Soleil, et bonne nuit.- Va te faire foutre Camarade, je suis passé à l'Ouest.

"Il faut payer un prix pour la liberté"

Adrian Marino, le plus connu des critiques littéraires

roumains à l’étranger, a été l’un des rares intellectuels

à s’élever contre le régime.

Blagues

Page 52: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb

5

La RRésistance

Dans les dernières années de Ceausescu, la voixétouffée, solitaire et héroïque, de Doina Corneadénonçant sans relâche les affres du régime com-

muniste, notamment sur les ondes de Radio Free Europe, étaitconnue dans le monde entier. Après avoir été emprisonnée, lafrêle professeur de français de l'Université de Cluj vivait reclu-se dans sa petite maison, surveillée nuit et jour par laSecuritate, constamment menacée, soumise à des humiliationset pressions quotidiennes, fuie par nombre de ses amis oucollègues, sauvée sans-doute de l'assassinat par la notoriétéqu'elle avait acquise en Occident et la protection de quelquesambassades, dont celle de France. Mais elle ne renonça jamais.

Tout comme celui de Sakharov en URSS, le combat opi-niâtre de la dissidente qui avait choisi de rester dans son pays,contre vents et marées, fit l'admiration de tous. Vilipendée,dénoncée, accusée des pires turpitudes afin de salir son imageaux yeux de ses compatriotes, son courage et sa ténacité ontquelque part sauvé l'honneur de son pays. Comme toutes lesgrandes figures qui savent se lever, lorsque les temps sontcontraires, pour dire NON.

La première à deviner la nature du nouveau régime dès la fin décembre 1989

Mais ne nous y trompons pas, même si son cri solitaireprenait des accents désespérés, Doina Cornea, sous sa douceurnaturelle, qui laisse pantois quand on imagine la violence ducataclysme au milieu duquel elle s'était placée, était déter-

minée parce que lucide. A ses yeux, il n'y avait pas d'autresvoix que cette Résistance intellectuelle, première pierre de lalutte à mener pour sauver la Roumanie du naufrage.

En pleine "Révolution", fin décembre 1989, Henri Gilletavait pu vérifier sa perspicacité, alors que la Roumanie étaitemportée par une vague d'enthousiasme et le peuple appelé parses nouveaux dirigeants à les suivre les yeux fermés dans ungrand mouvement d'unanimisme, qui avait reçu aussi l'onctiondes capitales étrangères et des médias internationaux. Aucours d'une conversation en tête à tête passionnée et émouvan-te de plus de trois heures, dans un bureau de la mairie de Cluj,Doina Cornea lui avait alors confié ses premiers doutes sur lemouvement qui venait d'emporter Ceausescu.

Voulant profiter de sa notoriété à l'Ouest, le tout nouveaupouvoir l'avait conviée à siéger au sein du Front de SalutNational, autorité provisoire dirigeante et autoproclamée à l'é-poque. Aucun visage de ce Conseil ne lui était familier, saufcelui de Ion Iliescu, ancien responsable de la propagande duParti Communiste.

La dissidente subodorait une immense manipulation. "Si,d'ici un mois, je n'ai pas le cœur net que tous ces gens sontbien d'authentiques patriotes et démocrates, je démissionne-rai; et cela voudra dire que cette Révolution n'a été qu'unefaçade préparée par les communistes et la Securitate pours'assurer de la succession de Ceausescu" lui confia-t-ellealors, lui conseillant de bien lire les journaux après son retouren France. Trois semaines plus tard, un entrefilet du Mondeannonçait la démission de Mme Cornea...

Les Années de PLomb

52

Une vvie ccommuniste

Aujourd'hui, les Roumains n'apprécient plus telle-ment les blagues sur Ceausescu… çà leur reste surl'estomac. L'esprit humain a cette merveilleuse

faculté d'éliminer ce qui dérange ou fait mal. Ce n'est pas trèsdrôle de se souvenir que pour Roumanie, on disait"Ceauswitz" (mélange d'Auschwitz et Ceausescu) et que surnos marchés, les pommes de terre n'étaient pas plus grossesque des noix…

Commentant ainsi sa démarche dans la préface de sonlivre, Dix ans d'humour noir, Calin Bogdan Stefanescu apourtant choisi, en 1991, de rapporter de cette terrible époque,que le régime avait baptisé "Epoca de aur" ("L'Epoque d'or"),où les hommes étaient noirs d'une colère rentrée et affamés, ceminuscule et unique espace de liberté, grand comme un trou desouris, qui leur restait : se moquer. Se moquer du Pouvoir et du"Fiului cel mai iubit" ("Le fils le plus aimé du peuple", commese faisait appeler Ceausescu) qui les étranglaient, des drama-tiques conditions de vie qu'ils supportaient, se moquer d'eux-mêmes en tournant en dérision leurs souffrances.

“Tu sais ce que les Français ont fait avec Louis XVI ?”

Quelle revanche de pouvoir glisser discrètement à l'oreilled'un ami sûr, dans le tram-way passant devant l'im-mense chantier du palaisde pharaon du“Conducator”, la derniè-re blague sur son comp-te… "Tu sais qu'elle est ladifférence entre LeonidBrejnev et “Darâmaru”(“le démolisseur”...Ceausescu) ? Le premierétait secrétaire généraldu parti à vie, l'autre l'està vie et à mort"… ou

bien, rappelant les propos de Ceausescu répétant qu'avec lecommunisme tout était possible: " Tu sais ce que les Françaison fait avec Louis XVI ? Oui ! Et les Italiens avec Mussolini ?Oui ! Tu vois que c’est possible…"

… Et quel bonheur de le voir jubiler, d'un air entendu,devant ces plaisanteries amères, tout en jetant un regard suspi-cieux autour de lui. Un de ses concitoyens sur cinq n'était-ilpas considéré comme un informateur de la Securitate ? Un airdétourné d'un refrain à la mode, fredonné sous cape, ne disait-il pas "O clipa de sinceritate… O noapte la Securitate" ("Unmoment de sincérité… Une nuit à la Securitate") ?

Considérant ces blagues politiques comme un témoignagede l'histoire, Calin Bogdan Stefanescu n'a pas voulu que seperde ce patrimoine. Cet ingénieur travaillant à la mairie deBucarest et aujourd'hui âgé de 56 ans, aimait les collationner

et s'est rendu compte un beau matin d'août 1979 que, si d'aven-ture le cauchemar se terminait, plus personne ne s'en souvien-drait. Transmises de bouche à oreille, jamais écrites et à for-tiori publiées, elles s'évanouissaient à travers le pays.

Il décida alors de s'acheter un premier carnet et de lesnoter consciencieusement, avec leur date d'apparition, la vites-se à laquelle elles se propageaient, leurs thèmes, leur attribuantdes codes qui ne permettaient pas d'identifier les sources.

"Je cachais une véritable bombe chez moi"

"Je ne me rendais pas compte qu'avec mes carnets, jecachais une véritable bombe chez moi. J'avais 41 ans, je n'é-tais pas marié, pas d'enfant. Je ne mesurais pas le risque".

Calin Bogdan recueillait les blagues dans tous lesmoments de la vie, le métro, le boulot, mais assez peu les fêtesou les noces "car il y avait trop de monde et les gens sur-veillaient ce qu'ils disaient ".

Les longues heures passées dans les files d'attente étaientriches en échanges de bonnes histoires. "Je me levais à cinqheures pour être à sept heures devant le magasin d'alimenta-tion sans savoir ce qu'il y avait à acheter, ni s'il en resterait. Jeme serrais contre les gens et j'ouvrais grandes mes oreilles,m'efforçant de capter les conversations, entre un "Ce maifaci?" ("Comment çà va?") et un "Ce au mai bagat astia?"("Qu'est-ce qu'on va bien trouver aujourd'hui?"). Certains meregardaient comme si j'étais de la Securitate. Je n'avais pastoujours le cœur de noter ce que j'entendais, car j'ai vu de mespropres yeux des vieillards mourir dans les queues".

C'est en faisant la queue que Calin Bogdan Stefanescu afabriqué une de ses blagues les plus cruelles et révélatrices. Unvieil homme, victime d'un malaise dans la rue sans que per-sonne ne vienne le secourir, reprenait ses esprits en s'appuyantà la porte d'entrée d'une alimentation dont la vitrine ne présen-tait que des boites de conserves de tomates, sans-doutepérimées. Une, deux, dix personnes s'étaient agglutinées der-rière lui - tout le monde se promenait avec un sac, au cas oùune opportunité se découvrirait - la queue enflant jusqu'à faireune trentaine de mètres. Finalement, au bout d'une heure oudeux quelqu'un demanda: "Mais qu'est-ce qu'il y a dans cemagasin ?". Le vieillard répondit: "Je ne sais pas; rien sans-doute" et, devant le regard courroucé de ceux qui attendaientderrière lui en vain, se justifia: "J'étais si heureux. Jamais çàne m'était arrivé d'être le premier à la queue".

Le Parti communiste une des meilleures sources

L'une des meilleures sources de l'ingénieur fût le Particommuniste, dont il était membre depuis 1969, comme beau-coup de ses compatriotes. "J'y ai enregistré bien des bêtisespendant les réunions, mais aussi tout un tas de blagues qu'onéchangeait entre nous, si on sentait qu'on pouvait avoirconfiance".

La faillite de l'élite roumaineUn moment de sincérité…

Il est difficile d'imaginer pour unoccidental ce que Radio FreeEurope et Radio Liberty, qui ont

fêté leur 50 ans d'existence en 2001, ontreprésenté pour les millions de Roumainsqui les écoutaient clandestinement pen-dant les années de plomb du communis-me… La seule fenêtre sur la liberté, leseul lien avec le monde extérieur, le seulrefuge, la seule part de rêve et le seulespoir d'un avenir meilleur.

En quelque sorte une "Radio-Londres" à la puissance dix: touchant unterritoire et une population dix fois plusimportants que la France et la Belgiqueoccupées par les Allemands, puisqu'elless'adressaient à l'URSS et à ses satellites,pour une période dix fois plus longue, de

1951 à la chute du mur de Berlin.Fondées aux heures les plus sombres

de la guerre froide, par la "CommissionNationale pour une Europe Libre", unorganisme américain financé alors par laCIA, les deux radios reçurent pour mis-sion d'apporter une information objecti-ve, dans leur langue, aux populations despays communistes, privées de presselibre.

Installées à Munich lors de leurscréations, opérant tout d'abord séparé-ment, les deux radios ont par la suitefusionné, se libérant rapidement de latutelle de la CIA pour n'être plusfinancées publiquement que par lecongrès américain. Leurs émissionsétaient animées, comme aujourd'hui

encore, par des journalistes des pays aux-quelles elles étaient destinées.

Nombre de leurs auditeurs, de dissi-dents de l'époque, leur attribuent uneplace essentielle dans le processus d'ef-fondrement du communisme, la réceptiondes ondes, malgré les tentatives debrouillage, et la circulation des idées quis'en suivait, étant les rares domaineséchappant au contrôle des autorités.

RFE/RL a déménagé à Prague en1995. Captée aujourd'hui par 35 millionsd'auditeurs, la radio émet 800 heures parsemaine en 26 langues, dont toujours leroumain, grâce à la collaboration d'unmillier de journalistes, touchant aussibien l'Asie centrale que le Pacifique, lamer Noire, la région du Golfe.

Les voix de la liberté

Calin Bogdan Stefanescu a pris beaucoup de risques en

accumulant les blagues sur le régime.

La célèbre dissidente Doina Cornea met en cause le manque de courage de l'intelligentsia de son pays sous le communisme.

Radio Free Europe et Radio Liberty étaient écoutées clandestinement par des millions de Roumains

Calin Bogdan Stefanescu a consacré une décennie à recueillir toutes les blagues sur Ceausescu et son régime.

Page 53: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

En prenant femme, Calin Bogdan trouvera une autre mine.Son épouse se joindra à sa quête, rapportant ce qu'elle enten-dait sur son lieu de travail, les histoires racontées pas sescopines. Au total, en dix ans, il recueillera plus d'un millier deblagues, au rythme d'une tous les cinq jours, en conservant960, éliminant celles par trop vulgaires.

Devenu un orfèvre en la matière, il en fabriquera lui-même, les testant auprès de sa femme, de leurs cercles d'amiset de collègues, avant de les lancer dans la nature. Près de 160d'entre-elles feront ainsi le tour du pays.

Près de la catastrophe

Le régime se durcissant - le dissident Gheorghe Ursuvenait de mourir sous les coups de la Sécuritate - la rancœurcontre le régime et le nombre de blagues augmentèrent.

Calin Bogdan se montra de plus en plus prudent, d'autantplus qu'il avait maintenant deux enfants. Aucune allusion n'é-tait faite devant eux et il allait écouter "Radio Free Europe" surson balcon, mettant le transistor en sourdine.

Pourtant, l'ingénieur passa près de la catastrophe à deuxreprises, oubliant son carnet sur un bureau d'une administra-tion et s'en faisant confisquer un autre par un officier de poli-ce, alors qu'il prenait machinalement des notes en passantdevant l'ambassade américaine. Heureusement, celui-ci ne semontra pas trop curieux, se contentant d'enregistrer son iden-tité. Calin Bogdan Stefanescu oubliait ses peurs, en s'imagi-nant les fureurs du " Conducator ", espérant que certains de sessbires lui rapportaient tout ce qui se racontait sur lui. Ne disait-on pas que, de rage, après les émeute de Brasov de 1987, ilavait fait interdire l'emploi du mot "brasoave" - proche phoné-tiquement - qui veut dire "racontars"…

Les Années de PLomb

53

Une vvie ccommunisteLes Années de PLomb

4

La RRésistance

Le principal souci des maquisards réfugiés dans les montagnes fut d'abord d'assurer leur existence en s'appuyant sur les villages avec lesquels

ils entretinrent des liens permanents.

Avec la complicité des parents, amis et voisins

La transformation rapide et radicale des campagnes àpartir de 1945, c'est-à-dire la collectivisation desmodes de production par la mise en place des GAC

(Exploitation Agricole Commune) et des GAS (ExploitationAgricole Socialiste) entraîna la réaction des paysans. Des refusd'inscription ou de céder la terre générèrent une protestationcollective. Le système des quotas avec ses prélèvements obli-gatoires révoltèrent les paysans. La répression suivit. Voiciquelques témoignages sur l'époque, livrés par Georges Diener:

"La population refuse de s'acquitter des quotas" (Extraitd'un rapport de la Securitate - 1950):

"Les koulaks (encore non identifiés) de la commune deFintinele, département de Prahova, ont incité les villageois àformer des groupes d'environ 200personnes pour moissonner seuls,sans s'acquitter des quotas (...).

A l'instigation de quelques kou-laks, à ce jour non encore identifiés,la population de la commune deIepureni, dans le département deVlasca, a refusé de s'acquitter desquotas. Les paysans ont apporté legrain chez eux, l'ont donné à leursbêtes ou l'ont porté au moulin (...).

A Ghimpati-Vlasca, lorsque lecollecteur se rendit sur l'aire de bat-tage n°1 pour récupérer les quotasdu koulak Vladescu avec lesorganes de la milice, tous furent encer-clés par 250 personnes - femmes,hommes et enfants - qui les empêchèrent de prélever le blé.Dans cette cohue, deux camarades activistes furent blessés etsauvés par l'intervention de la milice..." (p.42)

"Battu à en perdre connaissance" (Témoignage dupaysan Grigor A. Barbu, du village d'Amarastii de Sus, dans ledépartement de Dolj, à l'époque propriétaire de 8 hectares):

"Pendant l'été 1952, alors que nous marchions vers notremaison et passions devant le Conseil Populaire, nous fûmesarrêtés sur ordre de son président , le communiste Vasile Stan.On me plaça dans un bâtiment de la Mairie sans motif annoncéet je fus rossé. Participèrent à la bastonnade le Président et l'unde ses hommes de main. L'on me fit tomber sur le sol, puis jefus battu à coup de poing et de pied et ensuite avec une chaînejusqu'à ce que je perde connaissance." (p.50)

Le pouvoir politique consolidé, chaque paysan fut trans-formé en travailleur de kolkhoze. Une résistance minoritaire semanifesta cependant dans des conditions de survie extraordi-nairement précaires. Le principal souci des maquisards réfu-giés dans les montagnes fut d'abord d'assurer leur existence.

Pour ce faire, ils s'appuyèrent sur unréseau de complicités avec lesquelsils entretinrent des liens permanents.Ces complices, parents, voisins,amis, etc. appartenaient aux mêmescommunautés villageoises. Lesmaquisards restèrent parfois desannées dans la montagne, vivantdans un total isolement par rapportau "monde officiel".

"Condamnée pour avoir donnéà manger deux fois à son frèreévadé" (Extraits de sentencespénales ou de témoignagesrecueillis par Les Archives du

Totalitarisme):"Bilibau Ecaterina, de Putna,

soeur de Cenusa Constantin, a donné deux fois à manger à sonfrère et lui a livré 10 kg de patates en automne 1948, après l'é-vasion de celui-ci. Cenusa Marina (la sœur de sa femme) ahébergé Cenusa Constantin une nuit en automne 1948. En été1948, elle lui a donné à manger ainsi qu'à Motrescu Vasile."(p.99)

Les paysans-maquisards, réfu-giés dans les montagnes dupays, formaient des groupes

sans lien véritable entre eux. Ils ne consti-tuaient pas une opposition organisée aurégime, bien conscients de la supérioritéde la Sécuritate. Cependant leur actionétait mue par un espoir que GavrilVatamaniuc, ancien Résistant, faisantréponse à un volontaire, résume ainsi:"...Reste à la maison parce que nousavons besoin de toi. En cas de guerreentre les Américains et les Russes, en 24

heures les villages de Bucovine et la villede Radauti seront occupés par lesPartisans et libérés des communistes".

Il fallait être prêts pour l'heure del'intervention extérieure... Mais, dans l'at-tente, les conditions de vie étaient trèsdures, comme le rappelle G. Vataniuc:

"En automne, il nous fallait faire delongues marches pour l'approvisionne-ment de l'hiver. Tous, nous nous dépla-cions avec des sacs à dos. La journée,nous travaillions à l'aménagement denotre cabane, et la nuit nous cherchions

de la nourriture. Le soir, nous ne pou-vions pas faire de feu, car la fumée pou-vait se voir de loin et attirer l'attentiondes forestiers, sécuristes, militaires.L'approvisionnement de la cabane enautomne avait une importance capitale,car nous évitions de nous déplacer enhiver, de peur de laisser des traces dansla neige. De plus, l'hiver, les maisons denos parents étaient très soigneusementsurveillées par la Securitate qui faisaitmême souvent des perquisitions noc-turnes en vue de nous arrêter."

Dans l'attente des Américains...

Généreux CeausescuCeausescu surveille son pays du haut

de son hélicoptère. Tout à coup, il voit unattroupement, fouille dans son porte-feuille et jette par la fenêtre un billet decent lei.

- Tu est fou, qu'est ce qui te prends ?s'exclame sa femme

- Comme çà, il y aura au moins unRoumain heureux!

- C'est idiot, tu aurais jeté cinq billetsde vingt lei… tu aurais fait cinq contents

- Très juste! J'aurais même dû jeterdes pièces de un leu !

Sur son siège, le pilote se tord de rire- Qu'est-ce qui t'arrive ?- Vous pouviez même faire 23 mil-

lions d'heureux, en vous jetant tous lesdeux par la fenêtre!

TarifUne délégation de la Croix Rouge

visite un camp de détenus sur le Canal.Son responsable s'étonne de voir les pri-sonniers séparés en deux groupes et endemande la raison:

- Dans le premier, ce sont lescondamnés à cinq ans qui ont raconté desblagues sur notre grand leader bien-aimé,le camarade Gheorghiu Dej.

- Et le second ?- Ils ont pris deux ans pour les avoir

écoutées.

15 ansUn gardien de prison demande à un

détenu pourquoi il est enfermé:- Je n'en sais rien…

- Menteur ! Pour rien, c'est dix ans, ettoi tu en as pris quinze !

NapoléonNapoléon revient sur terre. Il

découvre "Scânteia" l'organe du Particommuniste, félicite Ceausescu et s'ex-clame, admiratif:

- Si je n'avais eu que des journauxcomme çà, personne n'aurait entendu par-ler de Waterloo!

RépliqueDeux miliciens reviennent d'une ins-

pection dans une coopérative agricole oùon leur a fait "cadeau" d'un cochon pourqu'ils ferment les yeux sur les irrégula-rités. Ils prennent en stop un pope et sepréparent à se moquer de lui. Le prêtreleur demande :

- Qu'est ce que vous allez faire ducochon ?

- On l'emmène passer un examen dethéologie !

- S'il ne réussit pas… vous le gardezdans la Milice ?

Pingouin- Quel est l'animal préféré de

Ceausescu ?- Le pingouin.- Pourquoi ?- Il ne mange jamais de viande, ne

craint pas le froid et applaudit tout letemps.

CochonIon déclare à la coopérative le porc

qu'il élève. Réussite du Plan quinquennalexigeant, son chef en déclare onze au pré-fet, qui se transforment en 21 dans le rap-port au ministre et finalement arrivent à31 sur le bureau du "Conducator". Celui-ci tranche:

- Vous en mettez un de côté pour l'ex-portation et vous donnez le reste à lapopulation.

Bonne noteSous Ceausescu, une institutrice pose

la question obligée à ses élèves :Savez-vous quelle est la devise du

communisme ?- Oui, "Tout pour l'homme"- Bien, tu auras neuf sur dix.- Mais camarade professeur, si je dis

quel est l'Homme… vous me mettez dix ?

Chien et chatUn chat et un chien se croisent à la

frontière hongroise. Le chat, qui ne trou-ve plus rien à manger, est très surpris devoir que le chien veut rentrer enRoumanie.

- Pourquoi tu viens chez nous ? - Parce qu'on m'a dit qu'on y menait

une vie de chien.

DélaiAdrian va commander sa Dacia. Le

vendeur lui indique la date de livraison:16 avril 1992… soit quinze ans plus tard.Pris d'un doute, Adrian sort son agenda :

- Oui, mais il faudrait que ce soit lematin, parce que l'après-midi il y a leplombier qui vient réparer les toilettes.

une nuit à la Securitate

La carte des maquis anti-communistes de Roumanie.

Blagues

Page 54: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

Les Années de PLomb Mémoire eet EEspoir Les Années de PLomb

3

La RRésistance

Contre cette entreprise "les révoltes paysannes prirent ende nombreux endroits des formes insurrectionnelles, avec desassemblées de villageois en colère réunis au son furieux dutocsin... Le pouvoir ne s'y trompa guère en réagissant avec desmoyens à la mesure de sa crainte panique de ce type de phé-nomène. Des bataillons entiers de sécuristes furent envoyéspour rétablir l'ordre, la plupart du temps en écrasant dans lesang les émeutes et en arrêtant, déportant, emprisonnant,assassinant, exécutant les meneurs, réels ou inventés".

Persécutée, cette résistance ne va pas s'éteindre immédia-tement. Après l'éradication des phénomènes de Résistanced'envergure nationale avec le jugement de groupes commecelui des Haïdouks d'Avram Iancu, ou la suppression du PartiNational Paysan de Iuliu Maniu (celui-ci arrêté en 1947, mortà la prison de Sighet en 1953), un noyau dur persiste.

Une éclosion d'organisations a désormais lieu au niveaulocal et régional. La diversité de leurs lieux d'implantation(Carpates, Dobroudja, Moldavie, Banat, etc…) donne la mesu-re de la contestation. Celle-ci avait pris, dans un premier tempset dans l'arc carpatique essentiellement, des formes de résis-tance armée derrière des chefs charismatiques, issus des cadresde l'armée roumaine. Par la suite, ce sont de simples paysansrebelles qui, pendant quelques années encore, prendront lemaquis dans les montagnes, un noyau dur persistant et sevouant à "... l'isolement et la clandestinité, dans des conditionsextrêmement précaires...". Leur but est avant tout de survivre

et de se tenir prêt au cas où ... les Américains interviendraient.La plupart de ces maquisards sont des paysans pauvres.

Un rapport de la Securitate en date de 1951 mentionne, parmiles gens arrêtés, 45% de paysans pauvres et 22% de paysansmoyens appartenant, ou étant complices, des 17 bandes demontagnes enregistrées. De plus, 56% sont sans appartenancepolitique. "Ces chiffres", commente Georges Diener, "fontvaloir le phénomène d'une résistance véritablement populairedans sa composition et spontanée dans sa forme...".

Les Américains ne venant pas, les Russes se retirant en1958, la Résistance semble alors marquer le pas. C'est dumoins l'avis de l'écrivain Paul Goma: "En 1958, c'est déjàl'agonie, les dernières heures - du point de vue physiologique- des gens qui ont constitué l'opposition...". Il appartiendra dèslors à d'autres, Paul Goma sera le plus connu de ceux-là, defaire vivre l'opposition à une dictature qui sera devenue entre-temps une dictature strictement roumaine.

Au terme de cette lecture roborative, de nombreuses ques-tions restent en suspens. Notamment celle des effectifs àl'œuvre dans cette Résistance. Georges Diener avoue qu'il estencore impossible de fournir des chiffres aujourd'hui.

Reste une question concernant le titre du livre. Après avoirenregistré le caractère apolitique (sinon anti-communiste parle refus de la collectivisation) de la Résistance roumaine, pour-quoi l'avoir appelé L'autre communisme en Roumanie?

Bernard Camboulives

Depuis neuf ans, l'écrivaine Ana Blandiana et sonmari, Romulus Rusan, également écrivain, organi-sent "L'école d'été du Mémorial de Sighet", musée

sur la mémoire du communisme dont ils sont à l'origine de lacréation. Cette initiative qui vise à faire prendre conscienceaux jeunes de ce que fut l'univers communiste, à partir de l'in-tervention d'historiens et divers conférenciers, est unique dansle monde, tout comme le Mémorial est le plus important et leplus révélateur consacré à cette période, existant en Europe del'Est… Sans-doute parce qu'ilrelève d'une démarche entière-ment privée, sans interventionde l'Etat, contrairement aumusée de l'horreur communis-te de Budapest, plus spectacu-laire mais beaucoup moinsdocumenté et pédagogique,dont la création a coûté 15 foisplus cher que l'ensemble desactions menées à Sighetdepuis déjà 13ans.

Ce "devoir de mémoire",important pour l'Humanité - etfait dans un esprit humaniste -doit beaucoup à l'énergie, latenacité d'Ana Blandiana (notre photo, au milieu des portraitsdes victimes de Sighet) mais aussi de Romulus Rusan, dont ladiscrétion ne saurait cacher la part essentielle qu'il a tenue dansce projet et de leur association, "La Fondation de l'Académiecivique". L'écrivaine répond aux questions d'Henri Gillet.

Trois cents candidats pour cent élus

Henri Gillet: Comment vous est venue l'idée de créercette école d'été ?

Ana Blandiana: Au début, en 1993, nous avions organiséun symposium sur les épreuves qu'avaient connues notre payspendant le régime totalitaire, destiné aux adultes, 200 à 300,principalement des anciens détenus et des historiens des paysde l'Est. Nous nous sommes rendus compte que nous tournionsen rond car nous étions tous d'accord sur ce que l'on avait vécu.Mais nous avons aussi eu conscience que les nouvelles géné-rations, par manque d'expérience ou de culture, ne savaientdéjà pratiquement rien de cette époque… Nous avons doncchangé notre fusil d'épaule.

H.G.: Quel public vise votre initiative ?A.B.: Les jeunes de 15-18 ans -âge où on est ouvert, où on

a envie de découvrir, de savoir- mais aussi où on est pris encharge par les parents, pas encore confronté aux problèmes

concrets de la vie, d'où une grande disponibilité d'esprit.

H.G.: Comment se passent concrètement les choses ?A.B.: Nous organisons un concours avec un thème choisi

- par exemple: "Comment a été vécu le communisme dansvotre commune ou dans votre famille ?" - sur lequel les can-didats doivent rédiger deux ou trois pages. Les médias en fontla publicité et un jury de trois personnes effectue la sélectioncar nous n'avons que cent places disponibles et nous recevons

trois fois plus de réponses,venant aussi bien de Roumanieque de Moldavie.

Les jeunes qui se sont déjàimpliqués dans les travaux surla mémoire de cette époque,réalisant des enregistrementsd'une dizaine d'heures, de survi-vants des camps, de témoins,etc… sont dispensés deconcours. Les participantsreviennent parfois à 2 ou 3reprises et ont une véritable cul-ture sur le sujet.

Les participants sont pristotalement en charge (voyage,

hébergement) pendant la semaine de ce séminaire. Le finance-ment est assuré par la Fondation allemande Konrad Adenauer,dont la vocation est de promouvoir les droits de l'Homme,notamment dans les pays où ils ont été bafoués. Une sessioncoûte environ 20 000 €. Quant à l'organisation elle est baséeprincipalement sur deux personnes, aidées par 3 ou 4 jeunesfilles à l'approche et pendant le déroulement de l'école.

Je dois dire que c'est épuisant pour tous. Pour mon mari etmoi-même, cette école est dévorante d'énergie et de disponibi-lité tout au long de l'année, et nous sommes contents de retrou-ver le mois d'août où nous pouvons entièrement nous consa-crer à notre vocation d'écrivains.

Des jeunes Moldaves sérieux… des Roumains plus "rigolards"

H.G.: Comment réagissent les jeunes ?A.B.: Au début, ils avaient cinq ou six ans, et pour

quelques uns une certaine mémoire de l'époque; maintenant,ils sont tous nés après la Révolution. Notre première édition aété ratée. Nous avons retenu directement les lauréats des olym-piades d'histoire, mais ils se fichaient bien du sujet et considé-raient leur participation comme une corvée obligatoire pendantles vacances… ce qui nous a décidés par la suite à faire ceconcours de sélection.

54

pour défendre leurs terres

- Défilé, bière et mici - Cent millions d'euros d'aujourd'hui pour la réussite de l'événement- "Quand j'ai appris que je devais défiler à Bucarest… c'était la tuile" 24 à 27- "Dis-moi quelle est ta voiture… Je te dirai qui tu es"- Dacia: lancée en 1968, la Renault 12 roumaine est entrée vivante dans la légende 28 à 31- A Pâques, agneau et œufs colorés étaient sur toutes les tables 32- Des citoyens vendus à l'Occident pour une valise de dollars 33- "Ils font semblant de nous payer… On fait semblant de travailler"- Une bombe écologique, doublée d'une bombe sociale 34 et 35

- "Les jeunes générations ne savent pratiquement rien du communisme"- "Comment peut-on faire tant de mal aux autres?" 52 à 56

- Surveillance mutuelle et méfiance généralisée- La confession pathétique d'un prêtre ancien informateur- Sportifs sous contrôle continu - Vainqueur de la coupe d'Europe, le jour de gloire du Steaua Bucarest - Malgré la censure, "Le Monde" circulait sous le manteau 36 à 39 - "Donnez nous notre queue quotidienne"- Au régime ! Le "communisme scientifique" des dernières années - Le paquet de Kent remplaçait de dollar, interdit sous peine de prison- Tout… et rien : le poème subversif d'Ana Blandiana 40 à 45- "Les Roumains ont froid, ont faim et se taisent "- Un couple de touristes suisses à la découverte du "Paradis des travailleurs" 46 et 47- "Il ne nous restait que çà": la dérision en guise de résistance- Dix ans de blagues sous Ceausescu 48 à 51

"Les jeunes générations ne savent pratiquement rien du communisme"

LES ANNEES DE PLOMB

Depuis neuf ans, à l'école d'été de Sighet, Ana Blandiana et son mari Romulus Rusan ont accueilli près d'un millier de 15-18 ans dans la prison même

où ont été exterminés les aînés de cette future élite politique.

Mémoire et Espoir

Page 55: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

2

La RRésistanceLes Années de PLomb Les Années de PLomb

55

Mémoire eet EEspoir

Pour la première fois en France, un ouvrage vient deparaître évoquant la Résistance au communisme enRoumanie, dans les années 50-60. La chute de la

dictature permet d'en savoir un peu plus sur ces paysans qui sesont opposés à la collectivisation aux lendemains de laSeconde Guerre mondiale. Pour la propagande du régime, ilsétaient des "... légionnaires, des koulaks (paysans riches), desennemis de classe et autres bandits ou terroristes...". Mais envérité, il s'agissait avant tout de simples Roumains attachés àleurs lopins de terre, ayant refusé un régime politique et éco-nomique venu de l'extérieur avec l'Armée rouge.

L'idée trop répandue du "peuple mamaliga"

Avec la chute de Ceausescu, de multiples témoignages ontafflué en même temps que les archives ont été ouvertes.Notamment celles de la Securitate et des tribunaux militairesqui ont eu en charge d'arrêter et de juger ces adversaires durégime. C'est donc avec la volonté de sortir cette histoire duvide historiographique où elle se trouvait que Georges Dienera écrit son livre L'autre communisme en Roumanie.Résistance populaire et Maquis, 1945-1965. Il ne s'agit paslà d'une vaste synthèse mais plutôt, pour reprendre les termes

de l'auteur, "...d'un travail dont nous espérons qu'il pourra lan-cer quelques pistes de recherche sur un terrain encore très peuexploré par les historiens".

Georges Diener a séjourné six ans en Roumanie, immé-diatement après la "Révolution" de décembre 1989, commedirecteur du Centre Culturel Français de Iasi, en profitant pouramasser des informations, consulter des archives, rencontrerd'anciens Résistants. En oeuvrant ainsi, l'auteur rectifie uneidée très répandue en Occident selon laquelle le peuple rou-main ne s'opposerait généralement pas, offrant le plus souventsoumission et passivité à l'oppression. C'est cette image de"peuple mamaliga", de "mamaliga qui n'explose pas" (lamamaliga ou polenta en Italie, à base de farine de maïs, est leplat paysan par excellence et... nécessité) que Georges Dienerestime devoir corriger.

Des paysans pauvres devenus maquisards

Le paysan roumain, dont l'identité est fondée sur la pro-priété de sa terre qui est sa patrie, a donc bien résisté à la col-lectivisation car "...au-delà de la propriété, c'est l'éliminationdes communautés villageoises avec ses repères propres et lasuppression du paysan qui étaient visées.".

Une Résistance populaire et spontanée s'est dressée face au régime communiste pour s'opposer aux collectivisations.

Des paysans ont lutté

SOMMAIRE La Résistance

- Une Résistance populaire et spontanée s'est dressée face au régime 2 et 3- Avec la complicité des parents, amis et voisins 4- La faillite de l'élite roumaine- Doina Cornea: "Il faut payer un prix pour la liberté" - Radio Free Europe et Radio Liberty étaient écoutées clandestinement par des millions de Roumains 5 à 7

Les Résistants- Ion Gavrila, l'insaisissable rebelle du Fagaras- Cicerone Ionitoiu, lutteur infatigable, n'a jamais renoncé 8 et 9 - Elisabeta Rizea faisait la croix avec sa langue dans la bouche et priait Dieu pour ne rien dire- Ionel Cana, le médecin révolté qui a fait peur au régime 10 et 11- Dans l'ombre, Cornel Georgiu, avait défié le "Conducator" 12 à 14

La première promotion retenue nous a appris beaucoup de choses. Le thèmechoisi était "la mémoire du communisme dans les familles". La moitié des partici-pants étaient Moldaves et il y avait une différence aussi bien dans leur comportementque dans le vécu dont ils avaient connaissance, la répression ayant été de type sovié-tique et beaucoup plus dure dans leur pays. Ils se montraient plus sérieux que lesjeunes Roumains, volontiers rigolards de tout.

Quand ils évoquaient le communisme, c'était pour raconter que 2 à 3000 per-sonnes avaient été déportées en masse dans leur village et seulement une dizaineétaient revenues, vingt ans plus tard. Les Roumains, eux, parlaient de cas indivi-duels, de leur grand-père emmené de force au canal.

Un regard très critique sur les parents

Nous nous sommes rendus compte aussi que les relations des jeunes étaientbeaucoup plus étroites avec les grands-parents, qui avaient connu avant-guerre uneépoque de liberté et livraient leurs souvenirs, qu'avec leurs parents dont ils criti-quaient "le cerveau lavé" et auxquels ils reprochaient leur compromission, leuropportunisme, et surtout de les obliger à pratiquer un double langage entre l'école,où il ne fallait pas se compromettre, et la maison.

Ce sentiment ressortait très fort dans une autre sélection, ayant pour sujet"Comment imaginez-vous votre famille?". A la fois apparaissait leur solitude vis-à-vis de leurs parents, les liens semblant coupés, et le désir très fort d'avoir des rela-tions différentes avec leurs futurs enfants.

En général, dans les réponses apportées aux questions posées, les jeunes mon-traient une maturité étonnante et, souvent, davantage de bon sens et de concret queles analystes spécialistes du sujet.

H.G. : Comment choisissez-vous les conférenciers ?A.B. : Avec le temps, cela se fait naturellement. Ainsi, nous avions invités

Stéphane Courtois dont la première traduction au monde de son "best seller", Lelivre noir du communisme a été roumaine.

Séduit par l'école d'été, il s'est montré " électrisant " pour les jeunes. Nousl'avons nommé recteur de l'école, titre purement honorifique auquel il fait cependanthonneur, en venant tous les ans et en participant aux travaux d'un bout à l'autre…sauf cette année, où il termine un livre monumental sur Lénine. C'est l'historien ducommunisme et journaliste français Thierry Wolton qui l'a remplacé.

“Qu'est-ce-que çà veut dire… Le Peuple?“

H.G. : Laissez-vous une trace de vos sessions ?A.B : Plusieurs livres ont été publiés, ainsi qu'après chaque édition des annales

qui relatent les interventions de tous les participants, aussi bien celles des conféren-ciers que des jeunes. D'autre part, un CD-rom devrait sortir à la fin de l'année pré-sentant intégralement le Mémorial et son contenu.

H.G. : Quel avenir pour votre école ?A.B. : Cela dépend du sort qui sera fait au projet de loi en cours de discussion

prévoyant d'introduire l'enseignement de la période communiste dans les livres d'his-toire des collèges et lycées. Dans ce cas, nous n'aurons guère plus d'utilité… sinon,peut-être, de former les enseignants.

Quoiqu'il en soit, l'école aura joué un rôle essentiel, en accueillant près d'un mil-lier de participants qui représentent, pour beaucoup, j’en suis sûre, la future élite duela Roumanie et de la Moldavie.

Il est amusant de voir que pendant nos sessions, toujours début juillet, certainsjeunes reçoivent leur résultat au bac: ils sont tous reçus, avec une moyenne supé-rieure à 9,5 sur 10. J'ai en mémoire cette réflexion : "Qu'est-ce que çà veut dire "LePeuple"… sinon une poignées de gens décidés qui l'ont entraîné et fait l'Histoire !”

Propos recueillis par Henri Gillet

La Révolte- La révolte annonciatrice des villageois roumains 15- Au printemps 1946, le "mai 68" des étudiants de Cluj- A Brasov, quinze mille ouvriers descendent dans la rue en criant "A bas le dictateur" 16 et 17- La seule "Révolution" sanglante marquant la chute du communisme - "Ensemble nous avons lutté, ensemble nous voulons mourir" 18 et 19

- La cravate rouge était le symbole de l'élève communiste modèle- Pionniers pour préparer l'avènement de "L'Homme nouveau"- Des petites marionnettes pour chanter les louanges des Ceausescu 20 à 23

Une vie communiste

Les Nouvelles de Roumanie

Hors série numéro un Mars 2007

Les Années RougesLa Roumanie et les Roumains sous le communisme(23 août 1944 - 25 décembre 1989)

1 - Les années de fer"Ils ne sont jamais revenus"

2 - Les années de plomb"Ils nous ont volé notre jeunesse”(Ne peuvent être vendus séparément)Prix : 20 € (+ 3 € de frais de port)

Ont participé à ce numéro hors série:Leonard Butucea, Adriana Lungu,Liana Lungu, Nichita Sîrbu, IonelFuneriu, Nicolae Dragulanescu, OvidiuGorea, Cicerone Ionitiou, AnaBlandiana, Mémorial de Sighetu-Marmatiei, Doina Cornea, CornelGeorgiu, Mircea Bajan, BernardCamboulives, Jean-Gabriel Barbin,Karin Humbert, Noël TaminiAutres sources: fonds de documenta-tion ADICA, "Histoire des Pays del'Est" (Henry Bogdan, Editions Perrin),"Du passé faisons table rase"(Stéphane Courtois, Editions Laffont)

Editeur: Les Nouvelles de RoumanieLettre d'information bimestrielle sur abonnement éditée par ADICA (Association pour leDéveloppement International, laCulture et l'Amitié,association loi 1901)Siège social, rédaction: 8 Chemin de laSécherie, 44 300 Nantes, FranceTel-Fax: 02 40 49 79 94E-Mail: [email protected]

Directeur de la publication :Henri GilletRédactrice en chef:Dolores Sirbu-GhiranAbonnement un an (six numéros) :Entreprises, administrations: 100 € TTCAssociations et particuliers : 80 € TTC

Impression: Helio Graphic, 11 rueLouis Armand, 44 980 Sainte-LuceNuméro de Commission paritaire :1107 G 80172Numéro ISSN : 1624-4699Dépôt légal: à parution

Page 56: é cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du ... · communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunes Moldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'il ... pleines

56

Ils sont cinq , représentatifs des jeunes venus suivre l'é-cole d'été de Sighet (notre photo), et ne manquentaucune des cinq-six conférences quotidiennes qui y

sont données pendant une semaine. Il y a Anca, 18 ans, deBucarest, Andreea, 13 ans, Parisienne d'origine roumaine,Alexandra, 17 ans, deTimisoara, Mihnea, 18 ans, garçon dePloiesti, Dan, 17 ans, Moldave de Chisinau. Tous ont été sélec-tionnés après avoir répondu en 3-4 pages à la question:"Connaissez-vous des personnes victimes du communisme ?Racontez…".

Poser sa candidature n'a pas toujours été évident, car lapublicité faite à ce séminaire sur la mémoire du communismeest plutôt discrète. Alexandra en avait entendu parler par unadjoint de Timisoara et avait obtenu les coordonnées en pia-notant sur Internet. Andrea par son professeur d'histoire.Mihnea collabore avec le centre culturel de Ploiesti et déjàplusieurs jeunes de cette ville ont participé à des sessionsprécédentes. Dan, lui, est membre du conseil de rédactiond'une revue de jeunes et avait eu l'occasion de consulter lesdocuments du Mémorial de Sighet.

"Je suis très en colère quand j'entends dire qu'autrefois c'était mieux que maintenant"

Anca, ici pour la 3ème fois, estune habituée. La 1ère c'était par curio-sité, puis par intérêt. "En découvrant leMémorial, c’était très étrange. J'étaistrès émue. J'avais entendu parler ducommunisme, mais pas imaginé sondegré d'horreur" reconnaît-elle, s'in-terrogeant: “Comment des gens peu-vent faire tant de mal à d'autres ?".Une émotion partagée par Andrea qui,à 13 ans, montre une maturité excep-tionnelle et revient pour la 2ème fois àSighet. A Paris, ses parents et grands-parents, réfugiés rou-mains, sont pour beaucoup dans cet intérêt précoce.

Alexandra, membre des jeunes du PNTCD (Parti NationalPaysan Chrétien Démocrate), se montre également choquéepar cette répression bestiale qui s'est abattue sur son pays, fai-sant des centaines de milliers de victimes. Pour elle, leMémorial ne permet pas seulement de théoriser sur le commu-nisme mais est surtout une révélation de la vérité, appréciantson côté pédagogique. Son grand-père a été déporté au canal etelle se montre très en colère quand elle entend affirmer"Autrefois, c'était mieux que maintenant".

"En Moldavie, être Roumain c'est être anti-communiste"

Mihnea a baigné tout jeune dans l'histoire du communis-me: "J'en ai entendu parler dès mes trois ou quatre ans car

mes parents, très anti-communistes, en discutait sans arrêt.Quand je suis venu à Sighet, j'avais une base déjà solide".

Dan, le Moldave, a été initié à l'âge de 11 à 12 ans par sesgrands-parents, également anti-communistes, mais surtoutayant une conscience roumaine très forte: "Je me sens moi-même Roumain et en Moldavie être Roumain c'est être anti-communiste. Mais à la différence des Roumains, les jeunesMoldaves parlent beaucoup plus du communisme parce qu'ilest encore au pouvoir à Chisinau". Impressionnant et touchantdans sa détermination, il modère volontiers son propos "natio-naliste roumain", reconnaissant que les deux pays ont une per-sonnalité différente de par l'histoire récente, qu'ils doiventconserver, mais se montre désireux qu'ils aient un destin com-mun, symbolisé par l'entrée dans l'Union Européenne.

"Dans ma famille, on n'en parle pas du tout, car çà représente un cauchemar "

A l'évidence, ces 5 jeunes représentent une élite qui acompris que l'avenir ne peut évoluer sans tenir compte dupassé. La grande majorité de leurs camarades se moquent decet épisode de 5 décennies qui a détruit leur pays, culturelle-ment et matériellement. Pour eux, la vie c'est le "modèle amé-

ricain", sa manière de faire de l'argenttrès vite. Les valeurs humanistes n'ontplus leur place. Mihnea estime que cerefus de l'histoire et l'indifférence sont,d'une certaine manière, une façon desurvivre dans les conditions d'existen-ce difficiles actuelles et de penser quela page est définitivement tournée.

Anca confirme: "Les jeunes n'ontpas conscience de ce qu'était le com-munisme. Les adultes veulent oublieret la même chose pour leurs enfants.Ils minimalisent les effets et ne se ren-

dent pas compte qu'il est important de savoir. Dans ma famil-le, on n'en parle pascar ça représente un cauchemar".

"Les jeunes ne votent pas et les anciens imposent leur mentalité"

Andreea tempère un peu : "Pour certains l'histoire estimportante, mais les jeunes ne veulent pas commencer leur vieavec ce passif. Ils ne s'impliquent dans aucune forme d'asso-ciations, sont fondamentalement sceptiques. Ils ne votent pas,et c'est grave, car ce sont les anciens qui imposent leur men-talité". Et la jeune militante de reconnaître toute l'importancede l'école d'été de Sighet "qui constitue un système pyramidalpar lequel ses participants réveillent la conscience de leurscamarades", avant de conclure: "Mes parents me disent qu'ondevraient être heureux de vivre maintenant. Eux, quand ilsétaient jeunes, n'ont jamais connu la liberté".

Les Années de PLomb

noUVeLLes de RoUmAnIe

Numéro hors série - Mars 2007

Connaissons-nous bien les Roumains ? Leur accueil,leur fantaisie, leur entrain laissent rarement trans-paraître le traumatisme qu'ils ont enduré avec la

machinerie à fabriquer "L'Homme nouveau" mise en place parle régime communiste. Peut-on être comme tout le mondeaprès ces décennies de cauchemar ?

A Bucarest, aujourd'hui, des jeunes gens se promènentdans la rue, bras dessus-bras dessous, insouciants, mordant àpleines dents dans la vie. Tout cela leur paraît déjà si loin…Une vieille dame les observe en hochant la tête. Son regard,chargé de tristesse et d'impuissance en dit long, la replongeantloin en arrière: "Ils nous ont volé notre jeunesse" semble-t-ildire… à elle comme à trois générations soumises aux déliresidéologiques du pouvoir.

Pour des millions de Roumains comme elle, ce n'est passimplement leur jeunesse, mais leur vie toute entière qui leur aéchappé. Une vie passée dans un univers kafkaïen où il fallaitse méfier de ses collègues, des ses voisins, de ses enfants, s'ilsse montraient bavards. Une vie où on perdait confiance en soi,dans son savoir faire, où la fierté du travail bien fait ne voulaitplus rien dire, où il fallait baisser la tête et abdiquer sa dignité.Une vie où le pouvoir a tenté d'inculquer par la coercition à cepeuple plein de bons sens que un et un ne faisaient pas deux;qu'il lui fallait accepter sans aucune discussion que la bêtise ledirige dans ses gestes et faits de tous les jours, qu'il devait secontenter d'obéir, dans les blocs, à l'usine, à l'université. Unevie, enfin, où tout était régenté par le haut, où l'homme n'avaitplus la capacité de prendre des initiatives individuelles et d'as-sumer ses responsabilités.

Adriana, seulement 29 ans, se souvient bien. Pour elle,c'est: "Ils m'ont volé mon enfance". Quel miracle pour tous cesélèves, lors des dernières années de folie du régime deCeausescu, d'avoir échappé à la schizophrénie quand le monde

réel vécu quotidiennement à l'école et dans la rue contredisaitle monde fictif raconté par les parents et qu'il ne fallait surtoutpas rapporter à l'extérieur !

Comment imaginer dans ces conditions que cette époque,ce formatage, cet endoctrinement, ne laissent pas des tracesprofondes, aujourd'hui et, malheureusement, peut-être encorepour une ou deux décennies ?

Comprendre les Roumains, c'est réaliser que, pendant ceslongues années, ils se sont réfugiés dans leur univers intime, serepliant sur eux-mêmes ou, avec un peu de chance, sur la cel-lule familiale, le cercle d'amis, nourrissant leurs rêves inté-rieurs, trouvant là la seule consolation et le seul échappatoireà une vie imposée, absurde, grise et sans horizon. Jusqu'à larévolte finale, manipulée, volée elle aussi.

Certains ont osé dénoncer, résister. Une minorité, magni-fique, comme au temps du nazisme en France. Leur lutte aduré vingt ans, mais leur sacrifice a été vain: les Occidentaux,dont l'intervention était si ardemment espérée, n'étaient pas aurendez-vous. Quelques uns, une poignée, se sont alorsenfoncés dans un combat individuel, qui était surtout un cri dedésespoir et se terminait généralement tragiquement.

Les Roumains ne sont pas près d'oublier ces "années deplomb" où tout était entrepris pour les conditionner. Ils n'ensont pas sortis indemnes, mais vivants. Les cicatrices sontlourdes à porter et la tentation de les dissimuler - plutôt de lesenfouir - l'emporte souvent. Il faut les voir encore aujourd'huifaire des provisions, de peur de manquer, se débrouiller dansles queues pour ne pas se faire voler sa place…

Accueillis dans l'Europe avec réticence par ses citoyensbien nourris, ils s'attendent à d'autres épreuves. Elles leurparaissent si légères par rapport à celles du passé. Ils savent aumoins que, désormais, il y a une vie devant.

Dolorès Sirbu-Ghiran

" Ils nous ont volé notre jeunesse "

"Comment peut-on faire tant de mal aux autres ?"Anca, Alexandra, Andreea, Mihnea et Dan…

cinq jeunes s'interrogent sur la réalité du communisme.

II - Les années de plomb

Les collections des

Les Années RougesLa Roumanie et les Roumains

sous le communisme23 août 1944 - 25 décembre 1989

Mémoire eet EEspoir