DYNAMIQUE de CHAMP ET « ÉVÉNEMENTS » Le Projet Intellectuel de Norbert Elias (1930-1945)

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 DYNAMIQUE DE CHAMP ET « ÉVÉNEMENTS » Le projet intellectuel de Norbert Elias (1930-1945) Marc Joly Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2010/2 - n°106 pages 81 à 95  ISSN 0294-1759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2010-2-page-81.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Joly Marc, « Dynamique de champ et « événements » » Le projet intellectuel de Norbert Elias (1930-1945), Vingtième Siècle. Revue d'histoire , 2010/2 n°106, p. 81-95. DOI : 10.3917/vin.106.0081 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.  © Presses de Sc iences Po. Tous droi ts réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.    D   o   c   u   m   e   n    t    t    é    l    é   c    h   a   r   g    é    d   e   p   u    i   s   w   w   w  .   c   a    i   r   n  .    i   n    f   o          1    7    7  .    1    8  .    1    4    8  .    1    6    2      2    5    /    0    7    /    2    0    1    4    0    5    h    1    9  .    ©    P   r   e   s   s   e   s    d   e    S   c    i   e   n   c   e   s    P   o D m e é é g d s w c r n n o 1 1 1 1 2 0 2 0 © P e d S e P

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DYNAMIQUE DE CHAMP ET « ÉVÉNEMENTS »Le projet intellectuel de Norbert Elias (1930-1945)Marc Joly 

Presses de Sciences Po | Vingtième Siècle. Revue d'histoire

2010/2 - n°106

pages 81 à 95

 

ISSN 0294-1759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2010-2-page-81.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Joly Marc, « Dynamique de champ et « événements » » Le projet intellectuel de Norbert Elias (1930-1945),

Vingtième Siècle. Revue d'histoire , 2010/2 n°106, p. 81-95. DOI : 10.3917/vin.106.0081

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ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 106, AVRIL-JUIN 2010, p. 81-95  81

Dynamique de champet « événements »

Le projet intellectuel de Norbert Elias (1930-1945)Marc Joly

En quoi la position particulière de Norbert

Elias dans le milieu universitaire de Francfortavant 1933, au carrefour de la sociologie,de l’histoire et de la psychologie, l’a-t-elleconduit aux thèses originales développéesdans Über den  Prozess der Zivilisation 1 ? Etdans quelle mesure la fragilité de son assiseprofessionnelle en Grande-Bretagne a-t-elleempêché la traduction de ce livre pourtantreconnu comme majeur par ses pairs ? Marc Joly propose ni plus ni moins de revenir sur

les conditions sociales dans lesquelles s’est joué le projet intellectuel d’Elias entre 1930et 1945.

Le parcours de Norbert Elias, parce qu’il estaussi exceptionnel que mal connu, a suscitédes jugements très contrastés, parfois exces-sivement admiratifs (sur le mode de la  success story), souvent injustement critiques, fondés la

plupart du temps sur un mixte hâtif de nota-tions psychologisantes et de tentatives approxi-matives de contextualisation focalisées, jusqu’àl’anachronisme, sur le souvenir des événementsdramatiques de la Seconde Guerre mondiale et

(1) Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : sozio- genetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I :  Wandlun- gen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes ,t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie derZivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été par-

tiellement traduit en français par Pierre Kamnitzer et publiéaux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives dessciences sociales », sous deux titres distincts : La Civilisation desmœurs  (1973) et La Dynamique de l’Occident  (1975).

de tout ce qui les a précédés. Au principe de

ces jugements antinomiques déhistoricisés, il ya d’abord la question de savoir ce que furent lesintentions exactes de l’auteur de Über den Pro- zess der Zivilisation, livre publié en 1939 dontla thèse apparente (la pacification des sociétéseuropéennes) paraît si mal résister à la réfuta-tion que lui aurait apportée Hitler « sur unegrande échelle 2 » ; il y a ensuite le fait, qui intri-gue, agace ou fascine, que l’assurance subjectivedont n’a jamais cessé de faire preuve le sociolo-gue ait juré, une grande partie de sa vie, avec lafaiblesse de son autorité scientifique objective.

L’objet de cet article est de tenter de contour-ner, par l’enquête empirique, des débats dontla tonalité polémique, les a priori  idéologiqueset le penchant scolastique sont d’autant plusprononcés, nous semble-t-il, qu’est méconnul’univers social dans lequel se trouvait NorbertElias lorsqu’il fut contraint de s’exiler en 1933 3.

(2) Pour citer le jugement expéditif d’Edmund Leach, « Vio-lence », London Review of Books , 23 octobre 1986, p. 13-14, p. 13.

(3) Le présent article, qui ne prétend pas être autre chosequ’une esquisse provisoire, est principalement le résultatd’une recherche menée pendant plusieurs mois dans les archi- ves Norbert Elias à Marbach (au Deustches Literaturarchiv-DLA), grâce à deux bourses attribuées par le Centre interdisci-plinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (CIERA) etla Fondation Norbert Elias (conjointement avec le DLA), quenous remercions. Nos remerciements s’adressent également àDominique Schnapper, qui nous a autorisé l’accès aux archives

Raymond Aron (conservées au département des manuscrits dela Bibliothèque nationale de France), et à la Wellcome Library.L’ensemble des documents cités ont été traduits de l’allemandet de l’anglais par nos soins.

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L’arrivée au pouvoir des nazis l’a incontesta-blement empêché de poursuivre une carrièrenormale de professeur d’université. Mais, vou-

drait-on convaincre, ce sont moins les événe-ments en eux-mêmes qui sont significatifs que lemoment  où ils surprennent les individus en tantqu’ils appartiennent à des espaces structurés depositions – sachant que les modalités d’adapta-tion aux circonstances « imprévues » sont pré-cisément déterminées par le type de positionoccupé. Il ne pouvait pas être indifférent, ainsi,que l’exil frappât Elias au moment précis où

devait lui être attribué à l’Université de Franc-fort une position institutionnelle allant de pairavec un projet intellectuel aussi ambitieux que(trop) bien engagé. Toute sa trajectoire ulté-rieure, suggérera-t-on dans cette étude, portela marque du hiatus ainsi créé entre un projetthéorique livré en quelque sorte à sa dynami-que interne et la perte d’une assise institution-nelle favorable.

On tâchera, dans un premier temps, de préci-ser les conditions sociales ayant permis l’émer-gence, entre 1930 et 1933, d’un vaste projet derefondation sociologique, dont Über den Prozessder Zivilisation constitue une sorte d’aboutisse-ment partiel et provisoire dans les conditions del’exil. En s’intéressant, dans un second temps,à la réception de ce livre au lendemain de saparution, on s’efforcera de mettre en lumière

les enjeux proprement académiques qu’il revê-tait en regard d’un espace de positions particu-lier et d’un horizon du pensable pluridiscipli-naire. On verra, enfin, que Norbert Elias avaitsigné en juillet 1939 un contrat pour une tra-duction anglaise de son opus magnum et l’onessayera d’éclaircir les raisons pour lesquellesl’entreprise a échoué, par-delà les circonstan-ces implacables de la guerre, en insistant sur

les spécificités de la trajectoire du sociologue. Ainsi, il ne s’agira pas moins que de penser ladynamique de champ  (au sens où Pierre Bour-

dieu parlait d’« effet de champ 1 ») d’un pro- jet intellectuel à travers les événements poli-tiques.

La matrice d’un projet intellectuelUn premier élément à prendre en considérationest que Norbert Elias, en 1933, avait été toutprès de franchir avec succès une étape crucialede sa carrière universitaire en devenant Privat-dozent : statut financièrement aléatoire maisgarantissant néanmoins, au terme d’une lon-gue attente préservée des clameurs du monde

et justifiée par un idéal d’engagement scienti-fique absolu, l’accès au poste de professeur etconstituant, par là même, le cœur du systèmede reproduction universitaire allemand parl’inculcation conjuguée de l’assurance et  de lapatience 2. Au début de l’année 1933, il avaiten effet accompli toutes les procédures requi-ses (à commencer par l’écriture d’une thèsed’habilitation intitulée « L’Homme de cour :

une contribution à la sociologie de la cour,de la société de cour et de la monarchie abso-lue »), exception faite de l’indispensable leçoninaugurale 3. Contraint de quitter l’Allemagnenanti d’un statut officieux de presque-Privat-dozent  ou de pas-encore-Privatdozent  promet-teur dans son pays mais sans portée ailleurs,faute d’attestation institutionnelle, il se trou- vait pour ainsi dire condamné à radicaliser

une propension à l’autonomie créatrice socia-lement construite, en même temps qu’il étaitpréparé à faire preuve de persévérance.

C’est ce qui explique, sans doute, qu’en dépitde la précarité de sa vie à Londres, avant-guerre,il ait pu poursuivre la réalisation d’un projet

(1) Voir, par exemple, Pierre Bourdieu, Questions de sociologie,Paris, Minuit, « Documents », 1984, p. 117.

(2) Cf. Franz Schultheis, « Un inconscient universitaire fait

homme : le Privatdozent  », Actes de la recherche en sciences socia-les , 135, 2000, p. 58-62.

(3) DLA, Elias, I, 40, lettre de Norbert Elias à René König,1er novembre 1961.

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intellectuel bien plus ambitieux que ce qui futeffectivement publié en 1939 sous le titre Überden Prozess der Zivilisation (livre probablement

commencé à Paris en 1934-1935 et achevé audébut de l’année 1938), puisque, outre sa thèsesur la société de cour rédigée à Francfort et deuxarticles préparés à Paris, il avait écrit en 1937-1938 un texte théorique intitulé « La sociétédes individus : une étude des relations individu-société 1  », disposait d’une large matière pouranalyser l’évolution de la structure de la familleet la question générale des rapports entre les

sexes dans les sociétés européennes2

, et envisa-geait enfin de travailler sur « les changementsdans les pratiques d’éducation et les institutionsd’éducation de la fin du Moyen Âge au débutdu 18e siècle et leur contexte social 3 ».

En bonne méthode, il faut donc intégrerl’écriture de Über den Prozess der Zivilisation dans la dynamique d’un projet intellectuel plus vaste qui, lui-même, ne se comprend qu’à par-tir de la position réellement occupée par Eliasdans le champ universitaire allemand justeavant son départ forcé.

 Âgé d’une trentaine d’années, rattaché àl’Université de Francfort par l’entremise deKarl Mannheim qui y avait été nommé profes-seur de sociologie en 1929, Norbert Elias étaitsitué dans ce qui constituait peut-être le pôleprincipal de l’innovation en science sociale(potentiellement postphilosophique, c’est-à-dire plus ou moins indépendant du néo-kantisme) en Allemagne à partir de la fin desannées 1920 et, par là, un lieu d’observationprivilégié du profond mouvement de recom-position interdisciplinaire qui travaillait tout

(1) En vue d’une tournée de conférences de trois semainesdans les universités de Stockholm, Uppsala et Oslo, qui eut lieuau printemps 1938.

(2) Comme il le confia notamment à Raymond Aron. (BnF-

manuscrits, NAF 28060 (209), lettre de Norbert Elias à Ray-mond Aron, 22 juillet 1939)

(3) DLA, Elias, II, 364, CV de 1938 (complété à la mainen 1941).

l’espace intellectuel européen à cette épo-que. « À Francfort, se souvint Elias, la psy-chanalyse faisait presque partie du décor et il

 y avait une relation très étroite avec la socio-logie 4. » Le marxisme faisait tout autant par-tie des meubles. En sorte qu’à l’enseigne dela pluridisciplinarité (ou de la transdisciplina-rité) s’opposaient implicitement au sein d’uneconfiguration concurrentielle triangulaire ledéjà célèbre Institut für Sozialforschung, l’Ins-titut für Psychoanalyse (fondé en 1929 par KarlLandauer et qu’avait rejoint Erich Fromm) et

un département de sociologie dont Elias étaitl’administrateur de facto : c’est lui qui était aucontact des étudiants, supervisait les travauxde thèse, pilotait les séminaires restreints, etc.Il était donc institutionnellement   porté à défi-nir une troisième voie spécifiquement socio-logique entre la psychosociologie analytiqueesquissée par Fromm 5  et la théorie généralede la société d’inspiration hégéliano-marxiste

dont Max Horkheimer avait jeté les fondationsen proposant de « dépasser le chaos de la spé-cialisation » et de « poursuivre au moyen desméthodes scientifiques les plus fines les gran-des questions philosophiques » 6, pour n’évo-quer que ces deux options théoriques.

Certes, Norbert Elias était le subordonné deKarl Mannheim – qui s’en tenait strictement àson rôle de professeur de sociologie et s’effor-

çait de légitimer la chaire qu’il détenait et ladiscipline qu’il avait vocation à dominer – et luidevait tout. Mais, en même temps, il était peut-être en mesure de percevoir mieux que lui,notamment du fait de la radicalité de sa rupture

(4) Johan Heilbron, « Interview with Norbert Elias », Ams-terdam, 1983-1984, p. 21. (Entretien aimablement communi-qué par l’auteur.)

(5)  Voir, pour une première approche, Erich Fromm,« Méthode et tâches d’une psychosociologie analytique »

[1932], Hermès , 5-6, 1989, p. 301-313.(6) Max Horkheimer, « La situation actuelle de la philoso-

phie sociale et les tâches d’un Institut de recherche sociale »[1931], Théorie critique : essais , Paris, Payot, 2009, p. 63.

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« existentielle » avec la philosophie 1, la possi-bilité d’innovation théorique induite par uneposition institutionnelle à mi-chemin entre une

 variante originale du marxisme universitaire etune tentative d’adaptation psychosociologiquede la pensée freudienne, prolongeant ainsi, ouplutôt renouvelant, une aspiration à l’autono-mie sociologique forgée à Heidelberg sur lemodèle prestigieux de Max Weber 2. Il étaitdonc objectivement dans la situation de pou- voir faire école indépendamment, si ce n’est audétriment, de celui dont dépendait néanmoins

la réussite de son projet3

. Et cela, faut-il pré-ciser, à la faveur d’un subtil coup de force quiapparaît a posteriori  comme un coup de génie :partir d’un objet empirique délaissé pour pro-poser une nouvelle solution théorique au pro-

(1) Rupture dont il y a tout lieu de penser qu’elle coïncidaavec une blessure amoureuse que Norbert Elias, visiblement victime des savantes tergiversations d’une jeune fille plus expé-rimentée que lui, ne put guérir qu’en quittant Breslau pourHeidelberg, en 1925, comme il le confia à son amie RenateRubinstein. (DLA, Elias, I, 45, lettre de Norbert Elias à RenateRubinstein, 27 octobre 1973)

(2) Voir Reinhard Blomert, Intellektuelle im Aufbruch : Karl Mannheim, Alfred Weber, Norbert Elias und die HeidelbergerSozialwissenschaften der Zwischenkriegzeit , Munich, Carl Han-ser, 1999.

(3) Voir Ilse Seglow, « Work at a Research Programme », in Peter R. Gleichmann, Johan Goudsblom et Hermann Korte(dir.), Human Figurations : Essays for/Aufsätze für Norbert Elias , Amsterdam, Stichting Amsterdams Sociologish Tijdschrift,1977, p. 16-21. Dans son texte, l’ancienne élève de NorbertElias à Francfort prend un soin tout particulier à le placer au

même niveau que Karl Mannheim, insiste sur leur complé-mentarité et relève que le premier était libre de tout engage-ment politique et travaillait à une théorie de la société moinsabstraite (sous-entendu : il était mieux à même de faire avan-cer la cause de l’autonomie de la sociologie). Ajoutant : « Et ilsemblait sûr de ce qu’il voulait faire – trop sûr au goût de nom-breuses personnes. » Il se peut, Seglow et Elias ayant travailléensemble sur ce texte, que le portrait de Seglow constituât sur-tout un autoportrait d’Elias ; ce qui confirmerait que ce der-nier, à Francfort, était bel et bien dans la disposition de  faireécole. Cf. DLA, Elias, I, 45, lettre d’Ilse Seglow à Norbert Elias,18 mai 1976. Pour une bonne analyse des rapports intellectuelsentre Mannheim et Elias, mettant l’accent sur la réciprocité

relative de leurs échanges et retraçant le processus d’autono-misation du second par rapport au premier, voir Richard Kil-minster, « Norbert Elias and Karl Mannheim : Closeness andDistance », Theory, Culture & Society, 10, 1993, p. 81-114.

blème de la connexion entre la structure psy-chique et la structure sociale.

Karl Mannheim aurait voulu que son prin-

cipal assistant choisît comme sujet d’habilita-tion pour devenir Privatdozent   le libéralismefrançais du 19e siècle, tout comme lui avait tra- vaillé, à cette fin, sur le conservatisme allemanddu 19e siècle. Sauf que Norbert Elias préféraremonter jusqu’au 17e siècle et se pencher surune formation sociale jamais étudiée en tantque telle : la société de cour, c’est-à-dire le vraicentre du pouvoir et de la culture de l’époque.

En quoi il ne se dissociait pas seulement de Mannheim (lequel, engagé dans la sociologiede la connaissance, s’était enfermé à ses yeuxdans une posture relativiste plus sophistiquéeque le marxisme traditionnel mais néanmoinsaporétique) ; il affirmait également, dès ledébut des années 1930, une sorte de supérioritéd’autodistanciation à l’égard de tous ses prédé-cesseurs sociologues qui, parce qu’ils étaient detrop « bons bourgeois », avaient été incapablesde s’intéresser aux choses de la cour :

« Je devins conscient que les sociologues ne s’in-téressaient pas à la société de cour pour une trèsbonne raison : c’est qu’ils étaient de bons bour-geois et que les bourgeois ne sont pas vraimentintéressés par les aristocrates et par la cour. […] Et

 je me suis dit : “Je ne suis pas lié par le fait d’être unbourgeois, je vais étudier la société de cour” 4. »

Il associait ainsi l’autonomie de son projet deréorientation théorique à l’autonomie de sonobjet de recherche 5.

(4) DLA, Elias, V, 1605, « Interview with N. Elias by Ales-sandro Cavalli », p. 15.

(5) Ceci apparaît nettement à la lecture de l’avant-propos etde l’introduction de La Société de cour , par exemple quand Nor-bert Elias reproche à Max Weber de ne pas avoir fait figurer la« cour », étudiée seulement du point de vue de l’administra-tion et du mode de gouvernement, « parmi les types de socia-lisation qu’il cite expressément ». (Norbert Elias,  La Société

de cour , trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974, préf. de Roger Chartier, trad. de l’all. par PierreKamnitzer et Jeanne Étoré, Paris, Flammarion, « Champs »,1985, p. 13)

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En étudiant une formation sociale commela cour, non seulement Norbert Elias se dotaitd’une bonne vue d’ensemble de l’ordre de suc-

cession des formations sociales (la société decour étant une sorte de maillon ignoré entrela société féodale et la société bourgeoise-industrielle), mais, de surcroît, il se donnaitles moyens de penser à nouveaux frais le lienintrinsèque entre la structure des sociétés etl’économie psychique de leurs membres. Parquoi il échappait en particulier à la probléma-tique marxiste infrastructure économique /

superstructure idéologique qui avait surdéter-miné très largement, jusqu’ici, le traitementde la relation entre le social et l’individuel etqui, intégrée à une perspective psychanalytique(selon une logique de subordination de fait laplupart du temps), avait par exemple conduità réduire la famille au rôle d’agent psycholo-gique de la société de classes (version ErichFromm) ou à amarrer au mouvement révolu-tionnaire du prolétariat une exigence de satis-faction universelle des besoins sexuels (version Wilhelm Reich). Grâce à un objet empiriqueétranger à la société bourgeoise mais néanmoinssuffisamment proche d’elle, dans le temps,pour lui permettre d’établir une ligne de conti-nuité historique, Elias pouvait tirer parti desdeux grands modèles interprétatifs de la sociétébourgeoise-industrielle, à savoir le marxisme etle freudisme, qui tenaient une place prédomi-

nante dans l’univers intellectuel germanique etplus précisément dans le microcosme francfor-tois du début des années 1930, mais en fuyantla tentation d’épouser l’exclusivité d’un pos-sible théorique ou de céder aux charmes desdifférentes versions bi-orthodoxes du freudo-marxisme, pour poser, via  un dialogue privi-légié avec Max Weber 1, les bases scientifiques

(1) Norbert Elias, ayant en vue la construction d’un modèled’interprétation sociologique innovant, avait évidemmentcomme interlocuteur principal Max Weber, comme l’expliquebien Roger Chartier dans « Formation sociale et économie

d’une sociologie psychologique et historique.Et il s’épargnait la peine d’entrer dans le débatsans fin sur la meilleure manière d’accorder

les réquisits de la méthode analytique et de laconception matérialiste de l’histoire.

On tient ici la matrice d’un projet intellec-tuel ayant suivi dans les premières années del’exil une logique propre, indépendante desévénements politiques et indissociable desobjets empiriques investis (la société de couren tout premier lieu) 2 ; et dont on peut expli-quer la radicalisation spécifique par le fait que

Norbert Elias, en tant que presque-Privatdo- zent  ayant été si près de toucher le but, était enquelque sorte dans l’obligation d’approfondirl’aspect purement scientifique d’un statut quin’en était plus vraiment un dans l’espoir, sansdoute vain, que la valeur intrinsèque de sontravail compensât le plus rapidement possiblela perte de la position institutionnelle porteused’avenir qui aurait dû être la sienne dans l’uni- vers protégé de l’Université de Francfort. Telleest la psycho-socio-genèse singulière d’un livrecomme Über den Prozess der Zivilisation.

Les enjeux d’une réceptionIl est certain, en effet, que la découverte d’une« mentalité de cour » différente de la « menta-lité bourgeoise » et concordant avec une struc-ture compréhensible  d’interdépendances socia-les avait lancé Norbert Elias sur la piste de cequi formera l’axe central de son chef-d’œuvreécrit dans l’exil entre 1935 et 1938 : la mise en

psychique : la société de cour dans le procès de civilisation »(ibid., p. vii). Karl Mannheim était lui-même fasciné par Max Weber, jusqu’à entrer dans une sorte de « compétition intergé-nérationnelle » avec lui : David Kettler, Colin Loader et Vol-ker Meja, Karl Mannheim and the Legacy of Max Weber : Retrie-ving a Research Programme, Londres, Ashgate, 2008, p. 9.

(2) Il s’agit, dit autrement, d’un « moment inaugural, oùl’on a plus de chances de saisir les principes historiques de la

genèse de l’œuvre qui, une fois inventée et affirmée sa diffé-rence, se développera, selon sa logique interne, plus indépen-dante des circonstances ». (Pierre Bourdieu, Méditations pasca-liennes , Paris, Seuil, « Liber », 1997, p. 105)

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évidence, à partir d’un matériel indiquant unemodification séculaire des normes de compor-tement et de pudeur, que l’économie psychi-

que des individus n’est pas quelque chose destatique et d’inchangeable mais évolue corré-lativement à un ensemble de processus sociauxconcrets. Penser de la sorte la malléabilité dupsychisme humain, en ne privilégiant a priori  aucun processus social déterminé et en allantà l’encontre des conceptions dominantes de lapsychologie, c’était prétendre, ni plus ni moins,occuper une position d’avant-garde 1.

Le projet d’innovation théorique de Nor-bert Elias avait pu s’affirmer dans le milieufavorable de l’Université de Francfort. Il étaitindissolublement lié à la perspective de carrièreouverte en ce lieu grâce à Karl Mannheim nonmoins qu’à la possibilité d’y faire école malgré  Karl Mannheim. Il prenait sens par rapport àun espace de positions balisé par trois grandsnoms (Weber, Freud et Marx) et était inséré,par là, dans un horizon d’attente pluridiscipli-naire transnational. Il avait été radicalisé, enfin,dans le contexte encore incertain des premierstemps de l’exil.

Les premiers comptes rendus de Über denProzess der Zivilisation confirment que ce livres’inscrivait tout à la fois dans la dynamiqued’un champ particulier et – sous la bannière del’interdisciplinarité – dans un horizon du pen-sable trans-champ.

On pourrait considérer a posteriori   qu’il yeut un nombre très réduit de recensions ; maisce serait oublier que l’on ne comptait, avant-guerre, que peu de revues académiques dans ledomaine des sciences humaines et sociales. Sil’on dit que Über den Prozess der Zivilisation fit

(1) Grâce à sa découverte des traités de civilité, lui sem-blait-il, il avait en effet pu faire quelque chose que « les socio-

logues et les psychologues sociaux n’avaient jamais fait aupa-ravant : montrer comment les normes de comportement desêtres humains changent ». (DLA, Elias, V, 1605, « Interview with N. Elias by Alessandro Cavalli », p. 16)

l’objet de lectures critiques dans les premièresrevues de sociologie créées en France (les Anna-les sociologiques , publiées entre 1935 et 1942 à

l’instigation de Célestin Bouglé, dans la conti-nuité de L’Année sociologique) et en Grande-Bre-tagne (The Sociological Review, fondée en 1908),alors les seules existantes dans ces deux pays,dans la revue officielle de l’Association améri-caine d’histoire (The American Historical Review)ou encore dans la plus importante revue de psy-chanalyse de l’époque ( Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, tout juste refondée à Londres

sous l’égide glorieuse de Freud, peu de tempsavant sa mort), pour ne donner que ces exem-ples 2, il est assez évident que l’on induit des jugements et appréciations tout autres que sil’on s’était contenté de livrer un chiffre brut,agrémenté d’une citation de Norbert Elias seplaignant du faible écho rencontré par son opusmagnum  avant-guerre, hormis « un ou deuxcomptes rendus, tous écrits par des amis ou desconnaissances3 ». Aurait pu s’y ajouter la revuede l’Institut für Sozialforschung (Zeitschrift für Sozialforschung ), publiée à Paris à partir de1934. Mais Walter Benjamin, sollicité par Eliaspour rédiger une recension, ne donna pas suite,plutôt sèchement d’ailleurs, au prétexte qu’iln’y avait guère de place, selon lui, entre uneconception idéaliste de l’histoire et le matéria-lisme dialectique qui avait sa faveur 4. C’est diresi la posture avant-gardiste d’Elias était suscep-

tible de contrarier bien des orthodoxies insti-tuées et souffrait de ne pas disposer d’une assise

(2) Le livre avait aussi été chroniqué aux Pays-Bas, parexemple par le critique littéraire Menno ter Braak. Voir JohanGoudsblom, « Responses to Norbert Elias’s Work in England,Germany, the Netherlands and France », in Peter R. Gleich-mann, Johan Goudsblom et Hermann Korte, op. cit., p. 37-97,p. 38 et 44.

(3)Comme il le déclara par exemple à Gregor Hahn, « Inter- view with Norbert Elias », West European Centre Newsletter ,

1982, p. 7-16, http://elias-i.nfshost.com/elias/intv2.htm.(4) Sur cet échange, voir Detlev Schöttker, « Norbert Elias

und Walter Benjamin : ein unbekannter Briefwechsel und seinZusammenhang », Merkur , 42 (473), 1988, p. 582-595.

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institutionnelle qui, à Francfort, avait à peineété ébauchée. Sa reconnaissance n’en dépendaitpas moins prioritairement de l’espace des posi-

tions qui l’avait générée. L’absence de réponsedes membres de l’Institut für Sozialforschungreflétait ainsi, indubitablement, la positiondominante que cette institution professant unmarxisme distingué   avait tenue dans l’universfrancfortois – et ce n’est pas un hasard, bien sûr,si l’Institut s’était perpétué dans l’exil sous l’éti-quette « école de Francfort » 1. C’est donc surson versant psychanalytique que Über den Pro-

 zess der Zivilisation fut discuté, de manière pré-cise et engagée (les intentions et la position del’auteur étant bien cernées), par ceux qui pro- venaient du même espace qu’Elias.

C’était le cas, tout d’abord, de Franz Bor-kenau (1900-1957), essayiste d’origine autri-chienne célèbre pour ses analyses du tota-litarisme, qui avait été associé à l’Institut fürSozialforschung au début des années 1930et s’intéressait de très près à la psychanalyse.

Reconnaître à Norbert Elias le « mérite dura-ble » d’avoir réussi à démontrer empirique-ment le lien évolutif entre les structures socia-les et la structure de la personnalité n’avaitdonc rien d’anodin de sa part :

« La complexité croissante de la vie sociale, etl’émergence d’une police puissante contrôlant lesimpulsions de l’individu, ont joué un rôle consi-dérable dans l’apparition de ces habitudes d’auto-contrôle rigide qui sont si caractéristiques desnôtres, à l’instar de toutes les civilisations vieillis-santes. Ce sera le mérite durable d’Elias d’avoirétabli cette connexion. » 2

Et tout en soulignant la qualité de la rechercheempirique et des analyses théoriques, rappe-

(1) Voir Martin Jay, The Dialectical Imagination : A History ofthe Frankfurt School and the Institute of Social Research, 1923-1950,

Berkeley, University of California Press, 1996.(2) Franz Borkenau, recension du second tome de Über

den Prozess der Zivilisation, dans The Sociological Review, 31 (4),1939, p. 450-452, p. 451.

lant « le meilleur de la tradition wébérienne »,il insistait de manière révélatrice sur l’influencefreudienne :

« Objectivement, les vues d’Elias ont beaucoupen commun avec la psychanalyse et ont été pro-fondément influencées par Freud. […] Ceuxdes psychanalystes qui ne considèrent pas queles confusions mentales de l’individu moderneappartiennent à l’essence même de l’humanitén’ont aucune raison d’être en désaccord avec lesconclusions d’Elias, mais verront plutôt dans sesrésultats une adaptation originale et extrême-

ment importante des perspectives psychanalyti-ques à l’étude de l’histoire des civilisations. »3

Pour conclure :

« Aucun étudiant intéressé par les relations entrela psychologie et la structure sociale ne peut sepermettre d’ignorer ce livre 4. »

Cette lecture élogieuse, fortement influencée

par le contexte francfortois et les enjeux declassement propres au champ intellectuel alle-mand, était cependant atténuée par deux cri-tiques : Borkenau se demanda ainsi si Eliasn’avait pas moins décrit le mécanisme à l’ori-gine du surmoi qu’un des mécanismes – et pasforcément le plus important – modifiant saforme et si, d’autre part, le poids du christia-nisme comme facteur explicatif de l’émergence

de l’autocontrôle n’avait pas été sous-estimé5

.Les recensions de S. H. Foulkes nous offrentun aperçu encore plus précis de l’espace despositions où avait été situé Norbert Elias avantson exil, et dont il restait dépendant. À Franc-fort, les deux hommes s’étaient liés d’amitié.Foulkes, qui s’appelait alors Fuchs, y occupait

(3) Franz Borkenau, recension du premier tome de Überden Prozess der Zivilisation, dans The Sociological Review, 31 (3),

1939, p. 308-311, p. 308 et 309.(4) Ibid., p. 311.(5) Franz Borkenau, recension de Über den Prozess der Zivi-

lisation, vol. 2, in op. cit., p. 452.

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la fonction de directeur médical de l’Institutfür Psychoanalyse, après avoir achevé sa for-mation d’analyste à Vienne. En Angleterre, il

ne s’était pas encore fait un nom dans la psy-chothérapie de groupe et pouvait compter surle soutien d’Ernest Jones, qui lui avait permisd’intégrer la British Psychoanalytical Societyen 1937 et louait sa « dévotion inébranlable »à la « cause » 1. Certes, Foulkes était séduit parla qualité de l’étude d’Elias ainsi que par sacapacité, rare parmi les sociologues et les his-toriens, à « comprendre et reconnaître la posi-

tion clé de la psychanalyse2

 ». Il n’empêche :c’est le principe même d’un projet synthéti-que psycho-socio-historique n’admettant pasin fine  la primauté absolue du savoir psycha-nalytique pour tout ce qui concerne l’individuqui devait être condamné au nom de l’ortho-doxie freudienne. Car Elias avait apparemmentdéfini pour les besoins de sa démonstration unesorte de « psychologie autochtone 3 » inaccep-table pour un analyste professionnel. On voitbien avec quelles difficultés le projet de psycho-sociologie processuelle envisagé par Elias avaitdéjà dû se frayer un chemin, à Francfort, entred’autres projets synthétiques, naturellementconvaincus du bien fondé de leurs prétentionspostdisciplinaires (à l’instar de la théorie criti-que de Theodor W. Adorno et Max Horkhei-mer) ou de la pertinence du nouveau champdisciplinaire constitué à leur faveur 4  ; et l’on

peut conjecturer qu’il n’aurait pas manqué de

(1) Wellcome Library, PP/SHF/B7, lettre d’E. Jones à S. H.Foulkes, 21 octobre 1939.

(2) S. H. Foulkes, recension de Über den Prozess der Zivilisa-tion, vol. 1, Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 24, 1939,p. 179-181, p. 180.

(3) S. H. Foulkes, recension du second tome de Über denProzess der Zivilisation, dans  Internationale Zeitschrift für Psy-choanalyse, 26, 1941, p. 316-319, p. 318.

(4) Sur la question de la structuration disciplinaire desconnaissances, voir Johan Heilbron, « A Regime of Discipline :

 Toward an Historical Sociology of Disciplinary Knowledge »,in Charles Camic et Hans Joas (dir.), The Dialogical Turn : New Roles for Sociology in the Postdisciplinary Age, Chicago, ChicagoUniversity Press, 2003, p. 23-42.

s’attirer une hostilité croissante. Il est révéla-teur, à cet égard, que faisant directement réfé-rence aux nombreuses discussions « animées

et amicales » qu’il avait eues avec Elias, Foul-kes avoua tout de go son regret de ne pas avoirsu le convaincre « qu’il faut laisser à l’Analysele soin de fournir les compléments nécessairesd’une approche de l’individu 5 ». La liberté aveclaquelle Elias prétendait utiliser les concepts dela psychanalyse, leur faisant subir, en les histo-ricisant, la pire relativisation qui fût, paraissaitd’autant plus intolérable qu’il faisait preuve, à

leur endroit, d’une « compréhension et [d’une]précision » très supérieure à la moyenne : « Cequi est, d’une certaine manière, d’autant plusdangereux 6. » Tout était dit des limites d’uneconfrontation interdisciplinaire qui n’était viva-ble, pour Foulkes (dont la carrière profession-nelle s’inscrivait alors dans un cadre éminem-ment orthodoxe), qu’à condition de ne pasremettre en cause le principe d’une répartition

« naturelle » des fonctions entre les « spécia-listes » de l’individu (les psychanalystes) et dela société (les sociologues).

 Mais la réception de Über den Prozess derZivilisation déborda les frontières de son champd’origine dispersé dans l’exil, transcendant lesrivalités personnelles qui s’y étaient aiguisées.Un tel ouvrage répondait en effet à un besoinprofond d’articulation transdisciplinaire généré

par les progrès immenses de la compréhensiondu fonctionnement du psychisme humain etdes structures sociales qui avaient marqué lespremières décennies du 20e  siècle. La récon-ciliation des perspectives de la sociologie, dela psychanalyse, de l’histoire, de l’anthropolo-gie ou encore de la science politique constituaitassurément, dans les années 1930, une sorte deréquisit scientifique fondamental réunissant

(5) S. H. Foulkes, recension du second tome de Über denProzess der Zivilisation, dans op. cit., p. 318.

(6) Ibid.

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les différents champs intellectuels nationaux etexprimant une commune réaction au mouve-ment de spécialisation disciplinaire qui s’était

opéré en France, en Allemagne, aux États-Unisou en Angleterre.

Dans ce cadre, un livre démontrant que lecomportement et donc l’économie psychiquedes individus changent à travers le développe-ment de la société pouvait difficilement pas-ser inaperçu, d’autant moins qu’il était portépar la dynamique d’un champ intellectuel par-ticulièrement prestigieux et influent. Edward

Shils, alors jeune sociologue de l’Universitéde Chicago impressionné par les pensées de Weber et Mannheim, fit ainsi savoir à Eliasque ce livre « important » et « digne d’éloges »avait attiré l’attention de nombre de ses col-lègues confrontés depuis longtemps à un pro-blème qu’ils avaient tenté de résoudre d’uneautre manière que lui et en utilisant d’autresdonnées 1. De même, Raymond Aron, autre fin

connaisseur de la sociologie allemande, mani-festa son intérêt pour une étude qui « pose aussibien par son contenu que par ses méthodes desproblèmes intéressants 2 ». Ces réactions, témoi-gnant d’un intérêt indéniable, n’en étaient pasmoins passablement distantes, sans doute parceque l’enjeu des rapports entre la sociologie etla psychanalyse (qui tenait une place centrale àl’Université de Francfort) ne pouvait pas être

pleinement saisi. Dans sa recension du pre-mier volume, Raymond Aron avait bien notéque Norbert Elias, « manifestement influencépar la psychanalyse », était « désireux de mar-quer le conditionnement social des névroses,du refoulement, du surmoi », et se proposait

(1) DLA, Elias, I, 54, lettre d’Edward Shils à Norbert Elias,1er mars 1939.

(2) DLA, Elias, I, 32, lettre de Raymond Aron à Norbert

Elias, 10 juillet 1939. La lettre est reproduite dans ce numéro : voir « Un échange de lettres entre Raymond Aron et NorbertElias (juillet 1939) », prés. et trad. par Marc Joly, commentépar Quentin Deluermoz, p. 97-102, p. 98.

donc d’étudier « simultanément l’origine psy-chique et sociale des mœurs civilisées » :

« C’est la société qui réprime certaines condui-tes en leur attachant un sentiment de peine ou dehonte, c’est elle qui modèle le système des pul-sions et les manifestations de celles-ci. Mais lasociété à son tour n’est faite que de ces relationshumaines, de ces conduites et de ces mentalitésqu’elle exige et produit. Manifestement, Nor-bert Elias se propose de démontrer par l’exemplela solidarité des explications et des phénomènessociologiques et psychologiques. »3

 Mais la répétition de l’adverbe « manifeste-ment » trahissait peut-être un certain man-que d’assurance sur le chapitre de la psycha-nalyse, ce qui n’avait pas échappé à Elias quiécrivit une longue lettre à Aron pour justifierson incursion dans le domaine naissant de la« psychologie historique », « pour lequel iln’existe encore ni science, ni méthode, ni outilde pensée », et auquel il souhaitait donner un véritable contenu en y associant notamment un« mode de pensée processuel, une sociologiehistorique » 4.

La corrélation entre un horizon d’attentepluridisciplinaire et la réception de Über denProzess der Zivilisation apparaît encore plus net-tement, pour citer un dernier exemple, dans lecompte rendu écrit par un sociologue amé-ricain, Howard P. Becker (qu’il ne faut pas

confondre avec Howard S. Becker). La façondont Norbert Elias traite de l’absolutisme entant que développement du monopole de la

(3) Raymond Aron, recension du premier tome de Über denProzess der Zivilisation, dans Annales sociologiques , série A, 1941,p. 55. Le compte rendu est reproduit dans ce numéro : voir« Un échange de lettres entre Raymond Aron et Norbert Elias(juillet 1939) », prés. et trad. par Marc Joly, commenté parQuentin Deluermoz, p. 97-102, p. 98-99.

(4) NAF 28060 (209), lettre de Norbert Elias à Raymond

 Aron, 22 juillet 1939. La lettre est reproduite dans ce numéro : voir « Un échange de lettres entre Raymond Aron et NorbertElias (juillet 1939) », prés. et trad. par Marc Joly, commentépar Quentin Deluermoz, p. 97-102, p. 99-101.

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force physique, releva-t-il, était particuliè-rement instructive et « devait attirer l’atten-tion des historiens et des politistes aussi bien

que celle des sociologues ». Il jugea aussi, demanière significative, à propos de la dernièrepartie théorique de l’ouvrage :

« L’analyse passe du niveau sociologique auniveau psychosociologique, et un grand usage estfait des conceptions freudiennes du ça, du moi etdu surmoi. Il faut porter au crédit d’Elias qu’ilne tombe pas dans l’instinctivisme naïf qui carac-térise parfois la doctrine freudienne. La plupart

de ce qu’il dit est parfaitement en résonance avecles travaux récents de Kardiner, Linton, Mekeel,et Bain. Les façons extraordinairement diffé-rentes dont les manifestations du ça apparais-sent dans des sociétés opposées sont dûment pri-ses en compte et le développement progressif descaractéristiques du moi et du surmoi est docu-menté avec minutie. Le grand mérite de ce traitésemble être la démonstration du fait qu’il est fré-quemment possible d’utiliser les sources histori-

ques pour compléter les matériaux ethnographi-ques et psychographiques de base. » 1

Une occasion manquéeNorbert Elias avait quitté l’Allemagne portépar un projet de refondation sociologique d’uneampleur considérable 2. C’est à l’Université deFrancfort qu’un tel projet avait pris forme. C’estlà, en effet, qu’Elias décida de privilégier, en tra- vaillant sur la société de cour, un objet histo-rique lui permettant de faire le lien entre laconfiguration féodale et la configuration natio-

(1) Howard P. Becker, recension des deux tomes de Überden Prozess der Zivilisation, dans The American Historical Review,46 (1), 1940, p. 89-91, p. 90.

(2) Comme l’indique clairement une lettre écrite par l’un deses amis de Paris : « Poursuis-tu la réalisation de cette œuvresociologique dont il fut si souvent question entre nous ? »(DLA, Elias, I, 49, lettre de T. à Norbert Elias, 10 juillet 1936)

Il y a aussi, bien sûr, qu’il était trop âgé pour reprendre desétudes mais encore suffisamment jeune pour consacrer quel-ques années à l’écriture d’un livre « important » susceptible derelancer sa carrière.

nal-industrielle et, donc, de penser la dyna-mique des processus sociaux. C’est en ce lieuque la psychanalyse se présenta à lui comme

un défi à relever. C’est dans cette configura-tion institutionnelle qu’il fut incité à esquisserles contours d’une psychosociologie histori-que autonome par rapport à l’orthodoxie freu-dienne et au matérialisme historique. C’est enson sein, enfin, qu’il aurait dû faire école.

Dans la solitude de l’exil, la réalisation ducorrélat institutionnel de son projet intellectuellui était interdite. L’impossibilité de faire vivre

dans l’exil l’école sociologique de  Francfortqu’il avait plus ou moins consciemment pro- jeté de fonder en s’appuyant sur Karl Mann-heim, un peu à l’insu de ce dernier, est facile àcomprendre. La relation entre les deux hom-mes, formellement hiérarchique mais subor-donnée en réalité à l’accomplissement d’unprojet d’autonomie sociologique dont l’assis-tant officieux était sans doute mieux à même depercevoir la structure et la finalité mais moinsbien placé pour en proclamer publiquement lanécessité, n’avait en effet aucune chance de semaintenir dans le contexte anglais, ne serait-ceque parce qu’elle était grosse de conflits inévita-bles. Le fait que Mannheim et Elias aient choiside s’installer en Grande-Bretagne, où n’existaitaucune tradition de recherche sociologique, nepouvait être qu’un mauvais choix (si l’on peutse permettre de parler de « choix ») considéré

à l’aune du projet ayant scellé leur entente etsous-tendu leur collaboration dès Heidelberg.

Karl Mannheim s’était vu offrir en 1933 unposte de lecturer  à la London School of Eco-nomics (LSE) et avait rapidement pris soind’adapter son profil intellectuel au nouvelenvironnement qui était le sien, expurgeantpar exemple la traduction anglaise d’ Idéologie etutopie des concepts les plus caractéristiques du

champ universitaire allemand ou tâchant, aprèsavoir délaissé la sociologie de la connaissance,de se reconvertir en essayiste prophète de la

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planification démocratique et en sociologue del’éducation. Il ne s’était pas départi pour autantde la haute idée qu’il se faisait de lui-même.

Et il faut peut-être interpréter la violence qu’ilmit dans le conflit l’opposant au seul profes-seur de sociologie en poste dans l’Angleterredes années 1930, Morris Ginsberg – lequelperpétuait à la LSE l’enseignement de L. T.Hobhouse et rendit au centuple son hostilitéà Mannheim –, comme une façon de demeu-rer fidèle à une image valorisée de soi, en dépitdes sacrifices intellectuels imposés par un exil

qui lui sera fatal.Norbert Elias était naturellement dans unedisposition d’esprit différente. Du fait qu’il nedétenait aucun titre officiel susceptible de luiouvrir automatiquement les portes d’une car-rière universitaire en Angleterre, il se trou- vait à bien des égards contraint de rester fidèleà l’idéal pur de la science au nom duquel lesaspirants professeurs, dans l’espace universi-

taire allemand, étaient astreints à un régimed’attente et de précarité extrêmement sévère ;il était préparé, par conséquent, à développerla face spirituelle d’un plan de carrière acadé-mique dont la face temporelle s’était évanouie,c’est-à-dire à radicaliser (notamment en seconfrontant pour de bon aux découvertes de lapsychanalyse) un projet intellectuel novateur.C’est en ce sens, peut-être, qu’il fit de néces-

sité vertu1

. Mais cette  fidélité de champ n’avaitpas d’autre soutien que la volonté person-nelle d’Elias. Sa situation était d’autant moinsconfortable que Morris Ginsberg était l’uniqueinterlocuteur qui lui était offert dans la socio-logie anglaise ; peu après son arrivée sur le solbritannique, il fit ainsi valoir auprès du Comitéprofessionnel pour les juifs allemands réfugiés,qui lui allouait une aide financière, le soutien

(1) Bernard Lacroix, « Portrait sociologique de l’auteur », in  Alain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), Norbert Elias, la politi-que et l’histoire, Paris, La Découverte, 1997, p. 31-51, p. 44.

matériel de la LSE et de Ginsberg 2. Mais celui-ci ne pouvait pas oublier qu’il avait été l’assis-tant de Mannheim et cela lui valut nombre de

« revers 3  », selon ses propres mots. Tirailléentre deux « patrons » à l’ego chatouilleux, ildevait naviguer avec subtilité, dressant pour sesparents (dans la dernière lettre qu’il leur écri- vit, en janvier 1941) un tableau rassurant de lasituation, où perce un mélange incertain d’iro-nie et de naïveté :

« Je travaille aussi tranquillement que possible,préparant un nouveau livre que j’espère écrire

avec Ginsberg, qui est très gentil avec moi etqui, je crois, à sa manière hésitante, m’aime plu-tôt bien. Oncle Karl [Mannheim] est là, égale-ment. Il n’est pas dans les meilleurs termes avecGinsberg et, globalement, pas très heureux. Maisdepuis que je lui ai dédicacé mon dernier livre sur“le processus de civilisation”, lui aussi est char-mant avec moi 4. »

Il n’empêche que le conflit entre Morris

Ginsberg et Karl Mannheim le plaçait dans unporte-à-faux impossible. Il payait le prix, en lacirconstance, de sa trajectoire passée, c’est-à-dire de sa proximité avec Karl Mannheim qui,marquée du sceau de l’ambivalence, ne lui étaitd’aucun secours hors du contexte de Francfort.Une telle situation, nous semble-t-il, a probable-ment empêché que Über den Prozess der Zivilisa-tion bénéficiât d’une traduction rapide en Angle-terre. Car, outre que Mannheim et Ginsbergauraient largement eu les moyens, l’un ou l’autre,de pousser en ce sens, il était comme attesté paravance qu’Elias ne trouverait aucun point d’an-crage sûr dans son pays d’accueil. Son livre étaitla « seule chose [qu’il possédait] sur terre 5 », ce

(2) DLA, Elias, I, 66, lettre d’A. J. Makover à Mr. Loewe,18 décembre 1935.

(3) DLA, Elias, I, 49, lettre de Norbert Elias à Kurt, 15mars 1954.

(4) DLA, Elias, I, 35, lettre de Norbert Elias à Sophie etHermann Elias, 6 janvier 1941.

(5) DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers,lettre de Norbert Elias à Brian W. Fagan, 2 juillet 1939.

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qui le rendait d’autant plus dépendant d’un idéalde perfection créatrice incompatible avec lescontraintes de la production éditoriale et, sur-

tout, les logiques d’un placement intellectuelopportun. Aucune des personnes désireuses del’aider, et il s’en compta un certain nombre, nepouvait vraiment percevoir le piège dans lequelle tenait prisonnier sa trajectoire clivée.

Un jeune historien et homme politique,Patrick Gordon-Walker, avait par exemple étéenthousiasmé par Über den Prozess der Zivilisa-tion. À la fin des années 1930, il se partageait

encore entre une carrière académique commeenseignant d’histoire au Christ Church Col-lege d’Oxford, où il avait fait ses études, et sesactivités politiques au parti travailliste. Cetexcellent germaniste, qui fréquentait le milieulondonien des Allemands exilés et notammentles membres du groupe socialiste Neu Begin-nen, dont Richard Löwenthal, travailla pour leservice européen de la BBC  pendant la guerre ;élu à la Chambre des Communes en 1945, il seconsacra jusqu’à la fin de sa vie à la politique,étant membre à plusieurs reprises de cabinetstravaillistes1. Quelques notes rédigées par ses

(1) Norbert Elias et Patrick Gordon-Walker n’étaient pasétroitement liés. Selon Stephen Mennell, c’est par l’intermé-diaire d’un des meilleurs amis d’Elias, l’historien Francis L.Carsten, qu’ils se seraient connus. Francis L. Carsten (1911-1998), issu d’une famille de la haute bourgeoisie et de l’aris-tocratie juives de Berlin, avait été dans les années 1930 un

socialiste actif, par révolte contre son milieu familial, militantnotamment dans les rangs de la Fédération des jeunes commu-nistes d’Allemagne et, sous l’influence de Richard Löwenthal,dans l’organisation Neu Beginnen. Voir S. H. J. Cohn, « F. L.Carsten 1911-1998 », German History, 17 (1), 1999, p. 95-101. Vers 1934, Carsten aurait servi de guide à Gordon-Walkerdans le maquis de la résistance antinazie berlinoise ; milieuque ce dernier a beaucoup fréquenté, dans l’exil, à Londres. Voir Stephen Mennell, Norbert Elias : An Introduction, Dublin,University College Dublin Press, 1998, p. 288. Après-guerre,la femme de S. H. Foulkes, prénommée Kilmeny, s’était effor-cée d’arranger des rencontres entre Elias et Gordon-Walker :« Nous sommes vraiment désolé de ne pas vous avoir vu pen-dant les vacances, Mr. Gordon-Walker ayant exprimé le vif

souhait de vous revoir. Si vous pouvez trouver du temps avantque la Chambre [des Communes] ne se rassemble. J’espère quenous pourrons toujours arranger cela. » (DLA, Elias, IV, 983,lettre de Kilmeny Foulkes à Norbert Elias, 8 janvier 1948)

soins à propos du premier volume avaient suffità convaincre un éditeur de ses amis, Brian W.Fagan, codirecteur des Éditions Edward Arnold

& Co, de prendre immédiatement contact avecNorbert Elias, en avril 1939 2. Ils se virent peuaprès. Fagan proposa le nom d’une traductricequi avait toute sa confiance pour travailler surle premier volume, dans la perspective d’unepublication au printemps 1940 3. Un contratfut envoyé à Elias le 7 juillet 1939. Il le signa,non sans avoir exprimé quelque réserve surla méthode de travail de la traductrice, Mme

Lorimer, qui avait pour habitude de procé-der seule, et d’une traite, avant de reprendreles points litigieux, le cas échéant avec l’auteur,à la lumière de la traduction dans son ensem-ble 4. Une clause stipulait que, dans l’éventua-lité d’une « guerre européenne » dans laquellela Grande-Bretagne serait impliquée, l’ajour-nement de la publication serait à la discrétionde la maison d’édition, Elias ayant obtenu cetajout : « Étant stipulé que si la publication estreportée au-delà du 31 décembre 1940, l’édi-teur doit, si l’auteur en fait la demande, et s’il y a lieu, lui vendre le manuscrit et les droitsd’auteur de la traduction anglaise pour unmontant identique à celui payé par l’éditeur. »

Le déclenchement de la guerre compliquad’autant plus les choses que Norbert Elias s’étaitmis en tête de réunir une nouvelle matière pourle livre, à partir de sources anglaises. Il avait

promis à Mme Lorimer de lui envoyer une notespécifiant les modifications et additions envisa-

(2) DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers,lettre de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 4 avril 1939.

(3) Les deux volumes pouvant être considérés comme deuxlivres différents, la traduction et la publication du second tomedevaient suivre un peu plus tard. Brian W. Fagan avait d’abordsongé à condenser les deux volumes en un seul livre, sur lesconseils de Patrick Gordon-Walker. Voir DLA, Elias, IV, 909,Edward Arnold & Co Publishers, lettres de Brian W. Fagan àNorbert Elias, 13 avril, 8 mai et 26 mai 1939.

(4)  Voir DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & CoPublishers, lettres de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 21 et 30 juin 1939 ; lettres de Norbert Elias à Brian W. Fagan, 2 et 11 juillet 1939 (brouillons).

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gées. Brian W. Fagan n’en espérait pas moinspouvoir toujours publier le livre en mai 1940et avait demandé à Mme Lorimer de com-

mencer la traduction ; mais celle-ci, enrôléedans le « département de censure », à Liver-pool, devait d’abord s’adapter à ses nouvellesfonctions 1. Le projet n’était donc pas aban-donné. Fagan y tenait tant qu’il relança lui-même Elias, deux ans plus tard, Gordon-Wal-ker lui ayant communiqué la nouvelle adressedu sociologue allemand :

« Je suis toujours très intéressé [par le projet] et j’aimerais aussi entrer en contact avec Mme Lori-mer, qui doit faire la traduction. […] La révisionet la traduction du livre seront sans nul doute uneentreprise de longue haleine, et je pense qu’elleserait sans doute ravie de compléter votre travail.La publication de nouveaux livres, en ce moment,est de plus en plus difficile, comme vous le savezprobablement, puisqu’il est impossible de prévoirlongtemps à l’avance quelle quantité de papiersera disponible, mais j’aimerais vraiment publier

 votre livre dès que les circonstances le permet-tront, et par conséquent l’avoir prêt pour l’impri-meur au plus vite 2. »

Norbert Elias, qui entre-temps avait étédétenu pendant cinq mois et demi dans le campd’internement de l’île de Man 3, ne s’attendaitpas à pareille lettre. Il pensait que la publica-tion de son livre en Grande-Bretagne avait été

définitivement compromise par le contexte dela guerre et, en conséquence, avait chargé desamis de conduire des négociations avec une mai-son d’édition américaine. Il se trouvait alors àCambridge, au Peterhouse College (où la Lon-

(1) DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers,lettres de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 11 septembre et 10octobre 1939.

(2) DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers,

lettre de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 19 septembre 1941.(3) Voir David Rotman, « Trajectoire intellectuelle et expé-

rience du camp : Norbert Elias à l’île de Man », Revue d’histoiremoderne et contemporaine, 52 (2), 2005, p. 148-168.

don School of Economics s’était repliée dès ledébut de la guerre), bénéficiant – « premier pasdans la bonne direction » après des années d’in-

sécurité, comme il l’écrivit à S. H. Foulkes 4 –d’un contrat d’assistant de recherches auprèsdu département de recherche sociale de la LSEpour travailler sur « la structure et les fonctionsdes professions » en Grande-Bretagne, sous ladirection de Hugh Lancelot Beales, historiende l’économie et auteur d’un ouvrage classi-que sur la révolution industrielle. Le problèmeétait qu’à Cambridge, il ne pouvait pas avoir

accès aux sources nécessaires pour réviser sonlivre. Il lui fallait se rendre au British Museum.Or, ses obligations au Peterhouse College lelui interdisaient avant la mi-décembre 1941et, ignorant que l’établissement était de toutefaçon fermé, il pensait de surcroît que son sta-tut d’étranger représentait un obstacle irré-fragable5. Aussi extraordinaire que cela puisseparaître a posteriori , en pleine guerre, Londresétant bombardée presque quotidiennement,Fagan trouva tout à fait naturel de lui propo-ser de l’aider à accéder au British Museum, quiétait censé rouvrir sous peu, jusqu’à lui pro-mettre d’obtenir en sa faveur une autorisationspéciale, peut-être même avant l’ouverturegénérale6. Mais leur correspondance s’arrête àcette proposition généreuse et, de prime abord,si insolite. Elle ne reprendra que dix ans plustard. Elias avait d’autres soucis ; il était en par-

ticulier sans nouvelles de sa mère, qui devaitpérir à Auschwitz 7. Habité par un profond sen-timent de culpabilité, il vivait très difficilement

(4) DLA, Elias, IV, 982, lettre de Norbert Elias à S. H. Foul-kes, 2 septembre 1941.

(5) DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers,lettre de Norbert Elias à Brian W. Fagan, 27 septembre 1941(brouillon).

(6) DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers,lettre de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 6 octobre 1941.

(7) Il avait juste eu le temps d’apprendre la mort de son père,survenue le 22 novembre 1940. (DLA, Elias, I, 36, lettre deGusti et Arthur Elias à Norbert Elias, décembre 1940 et 2 jan- vier 1941)

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le contraste entre sa vie calme et studieuse auPeterhouse College et la situation dramatiquedes siens en Allemagne, par rapport à laquelle

il se sentait désespérément impuissant 1.Il existe très peu de traces de la vie de Nor-

bert Elias à Cambridge pendant les derniè-res années de la guerre, mais celles que l’on apu retrouver suggèrent que le sort de son livren’a cependant jamais cessé de le préoccuper etconcernait, par ricochet, ses meilleurs amis.Par exemple, Asik Radomysler, un jeune éco-nomiste de la London School of Economics

d’origine juive-allemande dont il était très pro-che à l’époque 2, évoque, dans une lettre datéedu 29 janvier 1943, un article de Patrick Gor-don-Walker sur « l’histoire et la psychologie »,et ajoute : « Lance [Beales] a mentionné, inci-demment, que tu étais aussi en train de tra- vailler sur ton livre (que Walker cite) et de lefaire traduire. Est-ce vrai 3? » Une lettre nondatée, probablement postérieure de peu, estencore plus riche d’enseignements. Reve-nant sur l’article de Gordon-Walker, « Rado »estime qu’il n’y reconnaît pas assez sa dette(« énorme ») à l’égard du livre d’Elias, dontil ne proposerait qu’un « médiocre et pauvrerésumé » ; il encourage son ami à traduire latroisième partie de son livre et à la publier dansThe Sociological Review, et s’exclame : « Qu’en-est-il ? Walker a envoyé le manuscrit à Far-quarson 4, Farquarson à Ginsberg, Ginsberg à

Lance, et ce dernier pense que ton livre est encours de traduction… Je suis sûr qu’il pour-rait faire en sorte qu’il soit publié, de même

(1) Voir DLA, Elias, I, 36, lettre de Norbert Elias à Gusti et Arthur Elias, 14 novembre 1940.

(2) Leurs liens se sont distendus par la suite. Asik Radomys-ler s’est apparemment suicidé en 1952. Voir DLA, Elias, I, 49,lettre de « Ben » à Norbert Elias, 3 novembre 1952.

(3) DLA, Elias, I, 45, lettre d’Asik Radomysler à Norbert

Elias, 29 janvier 1943.(4)  Alexander Farquarson était l’éditeur de The Sociological

 Review. Un grand merci à Stephen Mennell pour cette infor-mation.

que Ginsberg bien sûr… » 5 Cet extrait nouséclaire sur l’isolement paradoxal d’Elias, lequelavait beau connaître les « bonnes personnes »,

aucune n’avait réellement intérêt à l’aider. Il endit long, aussi, sur l’état d’esprit de ces jeuneschercheurs réfugiés juifs qui, nombreux à Cam-bridge pendant la guerre après avoir dû subirla dure loi de l’internement (« Rado » avaitainsi eu la malchance d’être transféré dans uncamp au Canada), espéraient profiter des mai-gres opportunités offertes par les circonstan-ces tout en supportant difficilement la domina-

tion des professeurs issus de l’élite britannique.Dans ce milieu cosmopolite (la plupart des étu-diants et enseignants anglais en âge de com-battre s’étaient engagés ou avaient été appeléssous les drapeaux) mais néanmoins régi par lesnormes hiérarchiques du système académiquebritannique, quelqu’un comme Elias pouvaitobtenir des aides ponctuelles, de l’intérêt, maisguère plus, et ses amis trouvaient cela injuste.Ils doutaient d’autant moins de la valeur scien-tifique du livre d’Elias sur le processus de civi-lisation que celui-ci avait l’art d’en faire com-prendre tous les apports comme autant derévélations, dégageant un charisme indéniable,suscitant régulièrement des sentiments résolusd’adhésion à sa personne et des réflexes de soli-darité fusionnelle tels que ceux exprimés par Asik Radomysler.

On serait tenté de penser que Über den Prozessder Zivilisation aurait pu être publié en anglaisavant la fin de la guerre et que Norbert Eliasest alors passé à côté d’une occasion qui ne sereprésentera pas de sitôt. La faute aux terriblescirconstances d’un conflit mondial, bien évi-demment. La faute aussi au contraste entre lafragilité de ses soutiens institutionnels (reflé-tant la faiblesse de son autorité objective) et la

(5) DLA, Elias, I, 45, lettre d’Asik Radomysler à NorbertElias, n. d.

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force de son ambition intellectuelle, qui lui fitperdre tant d’opportunités 1. Sans compter quela difficulté qu’il éprouva à maîtriser la langue

anglaise avait probablement ralenti en amont,si ce n’est bloqué, le travail de révision qu’ilavait entrepris, ou qu’il projetait d’entrepren-dre, dans la mesure où il se sentait tenu d’être àla hauteur des exigences de créativité empirico-théorique et de précision conceptuelle inhé-rentes à un projet de refondation sociologique pensé en allemand .

 Après 1945, Norbert Elias souhaita finale-

ment que son livre parût non révisé : les cir-constances l’avaient empêché d’apporter lescorrections nécessaires et il avait perdu trop detemps. Mais sa traductrice était morte (aprèsavoir vainement tenté de reprendre contactavec lui) et, surtout, le point de vue de son édi-teur avait radicalement changé, conformémentau basculement du rapport de force entre l’Eu-rope occidentale et les États-Unis qui venait

de s’opérer, dans le domaine intellectuel/scien-tifique comme en tous domaines, à l’avantagedes seconds. Alors qu’en 1939 Brian W. Faganaurait été disposé à publier telle quelle une tra-duction anglaise de Über der Prozess der Zivili- sation, il lui semblait impossible, une décennie

(1) Bernard Lacroix l’a bien senti, lorsqu’il dépeint Norbert

Elias comme quelqu’un n’étant « jamais tout à fait ce qu’il faut,au bon moment, pour devenir ce qu’il faudrait qu’[il soit] ».(Bernard Lacroix, « Portrait sociologique de l’auteur », op. cit.,p. 33)

plus tard, que ce livre pût paraître sans une révi-sion substantielle, c’est-à-dire sans être adaptéaux goûts du public cultivé anglo-saxon : « Cela

me paraît tellement la seule façon correcte deprocéder pour une traduction anglaise […] que je dois vous confesser que je ne me sens guèreenthousiaste à l’idée d’une simple traductiondirecte 2. »

Il ne restait qu’à annuler l’arrangementconclu en juillet 1939 pour un livre que lesévénements de la Seconde Guerre mondialeavaient renvoyé à une époque révolue, gom-

mant ainsi la dynamique de champ spécifiquedont il avait procédé et qui lui avait valu unereconnaissance aussi évidente qu’éphémère.

 Marc Joly, École des hautes étudesen sciences sociales (EHESS),

 Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux Sciences sociales, politique,

 santé (IRIS), CNRS, 75006, Paris, France.

Marc Joly est doctorant à l’EHESS. Sa recherche porte surla réception française de l’œuvre de Norbert Elias. Il a récem-ment publié Le Mythe Jean Monnet : contribution à une socio-

logie historique de la construction européenne (CNRS éditions,2007). ([email protected])

(2) DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers,lettre de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 5 décembre 1951.

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