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CNRS EDITIONS Sous la direction de Denis Thouard & Bénédicte Zimmermann Simmel, le parti-pris du tiers

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CNRS EDITIONS

Sous la direction deDenis Thouard & Bénédicte Zimmermann

Simmel,le parti-pris du tiers

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Présentation de l’éditeur

Philosophe et sociologue, Georg Simmel (1958-1918) a développé une pensée originale qui se soustrait à la tentation des oppositions duales, telles qu’individu et société, expérience et structure. Sa-pensée du tiers saisit la complexité des relations sociales à partir de la différenciation et de la réci-procité. Son approche se veut processuelle et rela-tionnelle. Plus qu’un état de la société, ce sont les dynamiques qui la produisent, le « faire société » qu’il cherche à élucider.

L’objectif de cet ouvrage est de montrer l’actualité et la fécondité des pistes ouvertes il y a un siècle par Simmel, pour penser des questions aussi décisives que la sociabilité, le pouvoir, la valeur de l’argent et du travail, la confiance ou la religion.

Ces considérations se veulent des prolongements, des discussions à partir de Simmel plutôt qu’une exégèse de son œuvre. Elles font le pari que les sciences sociales ont beaucoup à gagner à rouvrir certaines de ces pistes. À travers son regard sociologique, Simmel nous engage à explorer la complexité des relations à travers lesquelles se consti-tuent réciproquement l’individu et la société. À travers sa réflexion philosophique, il nous invite à interroger les évidences, les clivages catégoriels et disciplinaires auxquels nous nous sommes accoutumés.

Esprit en son temps résolument moderne, Simmel, en bien des points, nous précède encore.

Denis Thouard est Directeur de recherche au CNRS (Centre Georg Simmel, EHESS/CNRS). Il a publié en 2012 avec Gregor Fitzi le nu-méro Réciprocités sociales. Lectures de Simmel de la revue Sociolo-gie et sociétés.

Bénédicte Zimmermann est Directrice d’études à l’EHESS (Centre Georg Simmel, EHESS/CNRS) et Permanent Fellow au Wissenschafts-kolleg (Institut d’études avancées) de Berlin.

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Simmel, le parti-pris du tiers

Édité par Denis Thouard et Bénédicte Zimmermann

CNRS ÉDITIONS15, rue Malebranche – 75005 Paris

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© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2017

ISBN : 978-2- 271-11549-2ISSN : 1248-5284

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En mémoire de Donald N. Levine

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CONSIDÉRATIONS SIMMELIENNES

Denis Thouard et Bénédicte Zimmermann1

« Toute considération est une recherche, une aspiration à ce que l’on ne possède pas,

une extension vers un proche que l’on n’a pas encore, mais dont pourtant on n’est pas absolument dépourvu.

C’est l’attente d’une plus grande détermination de ce qui n’est que déterminé en général, et qui doit exister

pour que l’on se mette à chercher, une anticipation qui nous tient jusqu’à ce qu’on l’ait réalisée. »

(Simmel 2004 [1916] : 367)

Connu comme un des inspirateurs de la sociologie2, Georg Simmel (1858-1918) associe étroitement l’attention aux objets à une réflexion sur les modalités de leur connaissance. Penseur attentif aux

1. Nous tenons à exprimer notre gratitude aux institutions qui ont rendu possible les travaux préparatoires à la composition de cet ouvrage, en particulier l’Université franco-allemande / Deutsch-französische Hochschule et la Ville de Paris. Nos chaleu-reux remerciements vont également à Julie Lallemant du Centre Georg Simmel pour la mise en page de l’ensemble et Gaelle Hallair pour sa contribution à la traduction d’un des textes.

2. Dans Sociologies de la modernité, Danilo Martuccelli distingue trois grandes lignées de la sociologie au xxe siècle, une première partant du problème de la différen-ciation sociale (Durkheim, Parsons, Bourdieu, Luhmann), une autre de la rationalisation (Weber, Elias, Foucault, Habermas), une troisième inaugurée par Simmel partant de

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phénomènes saillants de son époque, il saisit la société et la culture dans leur émergence, n’ayant de cesse d’interroger leurs logiques contradictoires. Sociologue, mais aussi penseur de l’art, philosophe de l’argent et théoricien de la connaissance historique, il développe dans ses principaux ouvrages – Sur la différenciation sociale (1890), Philosophie de l’argent (1900), La Religion (1906), Sociologie (1908), Questions fondamentales de la sociologie (19173)  – des interrogations dont l’actualité est saisissante. Comment la société est-elle possible ? Comment est déterminée la valeur ? Comment prennent forme le secret, le conflit, l’espace ? Quel est leur rôle dans la constitution de la société ? Qu’est-ce qu’un pauvre ? Qu’est-ce qu’un étranger ?

L’objectif de cet ouvrage est de tirer parti des pistes ouvertes il y a un siècle par Simmel pour repenser certains aspects de notre société  : la constitution de la sociabilité, le pouvoir, la valeur du travail, la réciprocité sociale, la confiance, les moyens de l’échange, la religion, les formes de la crise. À cette fin, nous avons fait le pari de réunir des auteurs qui, pour la plupart, ne sont pas des spécialistes attitrés de Simmel4, mais des chercheurs ayant rencontré certaines dimensions de son œuvre au détour de leurs travaux et partageant l’intuition d’une fécondité de ses réflexions pour l’intelligence des

la condition moderne, développée par l’École de Chicago, Erving Goffmann, Alain Touraine et Anthony Giddens (Martuccelli, 1999).

3. Son œuvre est éditée en 24 volumes aux éditions Suhrkamp sous la direction de Otthein Rammstedt. Cette édition comprend l’ensemble des écrits de Simmel dans un ordre chronologique, un choix de cours, deux volumes de textes parus en français, italien et anglais, deux volumes de correspondance richement annotés. C’est un outil de travail remarquable en même temps qu’une invitation à la redécouverte de l’œuvre. En français une grande partie des publications de Simmel est disponible, mais en ordre très dispersé et dans des traductions de qualité inégale.

4. On exceptera la grande œuvre pionnière de Donald Levine, qui a montré la voie depuis les années  1950 aux États-Unis, et qui communiqua son enthousiasme inentamé aux travaux du colloque organisé afin de préparer ce volume. Son décès nous a particulièrement attristés et cet ensemble, qu’il avait accueilli avec beaucoup d’enthousiasme, lui est dédié. Volkhard Krech et Gregor Fitzi, participants à l’édition critique de Simmel, Denis Thouard qui conduit actuellement des recherches sur Simmel, et Matthieu Amat, pour la génération suivante, représentent la recherche simmelienne en sociologie et philosophie.

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problèmes actuels. Le projet de ce livre est de faire converger leurs regards, relevant de disciplines mais aussi de traditions nationales diversifiées, dans une expérience commune de confrontation aux idées de Simmel pour poser à nouveaux frais certaines questions essentielles des sciences sociales5. En revenant ainsi à Simmel, il ne s’agit pas d’engager une démarche historique, mais bien de rouvrir des questions déjà vives il y a un siècle. L’objectif n’est autre que de relancer le débat dans les sciences sociales, de sortir des oppo-sitions stériles entre concepts et contre-concepts, au premier chef entre individualisme et holisme, mais pas seulement. La sociologie de Simmel ne se laisse en effet ranger dans aucune de ces catégo-ries, elle explore une pensée tierce, entre une théorie de l’expérience sociologique et une théorie des formes de l’action réciproque.

Le terme de « considération » que nous avons retenu pour le sous-titre de ce livre désigne les réflexions que suscite cette confron-tation des voies ouvertes par Simmel aux nouveaux défis des sociétés postindustrielles. Chacun des chapitres montre à sa manière en quoi ce retour à Simmel permet d’avancer, en rouvrant des perspectives. Car celui-ci écrivait dans un moment où la sociologie n’était pas encore constituée, ni même institutionnalisée, sa tâche encore en discussion et son avenir ouvert sur différents possibles. Son terrain d’observation était le Berlin de la fin du xixe siècle, une ville-monstre qui devenait à marches forcées une métropole démesurée. Ses outils : l’attention à l’histoire, un regard acéré sur les phénomènes sociaux, la connaissance des avancées des sciences positives et la réflexion philosophique.

Les « considérations » auxquelles invite la lecture des textes de Simmel concernent d’abord le regard que nous portons sur la constitution de notre propre tradition intellectuelle, marquée par des polarités, des oppositions qui, pour être souvent simplistes, n’en ont pas moins une efficace théorique. Or Simmel nous rappelle inlassa-blement au caractère réducteur des raisonnements dichotomiques, se faisant fort d’introduire un coin entre les oppositions toutes faites.

5. C’est pourquoi le tour d’horizon bibliographique figure à la fin, en guise de parcours des questions ouvertes.

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Il ne se contente pas de raisonnements réflexes et refuse de s’en-combrer d’une terminologie trop étroite ou d’une méthodologie trop contraignante, pour aller aux questions, les retourner, les déplacer.

Cet élan vers les choses mêmes qui anime ses recherches profite à l’invention de relations de pensée inédites. D’une part, il s’agit pour lui de dessiner les contours d’une nouvelle science dont la nécessité est reconnue à son époque tant en Angleterre qu’en France ou en Allemagne, et donc d’inventer l’objet autant que l’approche. On sait que la visée d’une science de la société recélait de nombreux pièges, tendus par le langage, les habitudes de pensée et les concepts hérités. Simmel a cherché à y échapper. Une partie de l’intérêt que représente pour nous aujourd’hui la pensée de Simmel tient à son inscription dans le temps, à un moment où la sociologie cherche à se formuler et dialogue étroitement avec la philosophie et les sciences, se tenant encore en amont de bien des séparations ultérieures, divi-sions disciplinaires ou oppositions conceptuelles qui ne sont pas encore solidifiées. Se confronter aux propositions, mais également aux hésitations simmeliennes permet de revenir sur des clôtures théoriques qui lui sont postérieures et ainsi de rouvrir avec profit certaines questions considérées trop rapidement comme réglées. La particularité de Simmel est qu’il a cherché à contribuer à la formation de cette science, mais qu’en même temps il a constamment déplacé les questions de délimitation, de séparation, de terminologie vers les problèmes eux-mêmes. D’autre part, le xixe siècle historiciste et positiviste aboutit à la destitution des absolus et à la reconnaissance de la pluralité des valeurs, sans qu’une hiérarchie nette ne parvienne à s’imposer. Le sujet est en crise, mais non moins le sacré, l’État, l’histoire, bientôt la science. Il s’agit pour Simmel de penser ces déplacements sans céder à un nouvel absolu qui, formulé en -isme, serait celui du « relativisme » auquel il fut malgré tout assimilé, mais en repensant les modes de relations entre des sphères qu’il voit irré-ductiblement s’éloigner les unes des autres. Son objectif est ainsi de reformuler les cadres d’une intelligence renouvelée des sociétés modernes.

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La fécondité du dialogue entre philosophie et sociologie

Simmel cherchait à comprendre non la société toute faite, mais les dynamiques qui la produisent. Sa sociologie adopte sur la société le point de vue particulier de ses conditions de possibilité pour en dégager les formes et analyser leur permanence dans le temps. Des études de cas viennent compléter une analyse des structures rela-tionnelles cristallisées. Le devenir est davantage son objet que les résultats : il veut parvenir à une intelligence des processus.

Son rapport à la philosophie le singularise également par rap-port à d’autres projets contemporains  : il n’est chez lui ni d’oppo-sition, ni de dépassement, ni d’intégration. À la différence de la démarcation française de la sociologie d’avec la philosophie où se sont souvent formés ses représentants, mais aussi à la différence de l’abstention à laquelle se soumettait Weber en renvoyant à Rickert pour certaines questions épistémologiques (Weber, 1988  : 146), Simmel a poursuivi parallèlement les questionnements sociolo-giques et philosophiques. Il a intégré la réflexion philosophique à sa Sociologie, de façon explicite dans son premier excursus métho-dologique, et nommé sans hésitation son grand livre sur l’argent une « philosophie ». Il s’appuie sur une tradition philosophique riche, mais jamais pesante, qui ne vaut pas pour elle-même. La philosophie se situe selon lui en deçà et au-delà de l’approche scientifique, à la fois du côté d’une interrogation sur la structure de l’expérience individuelle prise dans le flux temporel et du côté d’une réflexion épistémologique sur les conditions de la connaissance. Ses préoc-cupations des dernières années l’orientèrent même de plus en plus en direction d’une philosophie personnelle, dont ses textes tardifs sur la « loi individuelle » ou le projet d’une « philosophie de l’art » portent le témoignage. La réflexion épistémologique développée dans les Problèmes de philosophie de l’histoire et généralisée dans la Philosophie de l’argent en un « relativisme réflexif » (Millson, 2009) accompagne et prolonge la recherche. Ainsi outillée, la mul-tiplicité des questions abordées par Simmel tient de la démarche de l’explorateur qui aborde un nouveau monde. Doté du regard

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sociologique, il redécouvrait les évidences autour de lui. Doté du regard philosophique, il les interrogeait au-delà de ce qu’elles sem-blaient pouvoir offrir à travers l’observation.

Un penseur inclassable ?

Axel Honneth pensait reconnaître dans l’œuvre de Pierre Bourdieu une synthèse de Durkheim et de Simmel, étant à la fois attentif aux structures et héritier d’une « école sociologique qui se consacrait essentiellement à déchiffrer, au plus près des phénomènes, le contenu social de pratiques et d’artefacts quotidiens » (Honneth, 2012). C’est ce dernier aspect qui a surtout frappé les esprits épris de postmodernisme, du culte de l’apparence, voire d’un nihilisme proclamé. C’était faire une lecture tendancieuse. Car Simmel a pensé aussi les conditions de la connaissance sociologiques. C’est éga-lement pourquoi, à l’autre bord, un sociologue comme Raymond Boudon peut se réclamer de lui, se limitant cependant surtout à son apport épistémologique (Boudon, 1998 : 165-218). Mais le Simmel sociologue a fait l’objet d’une réception limitée en France. On peut même dire qu’il était tombé dans l’oubli jusqu’à il y a une trentaine d’années où l’on a commencé à le traduire –  absent par exemple du Traité de sociologie de Georges Gurvitch (Gurvitch, 1958  : 56). Lui qui avait été un interlocuteur de Bergson et (indirectement) de Durkheim a disparu des écrans français après sa mort en 1918.

Julien Freund a réintroduit dans les années 1980 sa sociologie du conflit, mais cette lecture partielle ne fera que retarder et biaiser la réception de l’œuvre dans son ensemble (Laurens, infra). Patrick Watier s’est plus tard employé activement à illustrer les ressources de la pensée de Simmel dans le champ de la sociologie et a largement

6. Dans ses entretiens avec Béatrice Berlowitz en 1978, Vladimir Jankélévitch voyait par excellence en Simmel la figure du « méconnu », à juste titre alors (Jankélévitch, 1978 : 243). Depuis, de nombreuses traductions, en ordre dispersé, ont rectifié la situa-tion, sans contredire fondamentalement au diagnostic.

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contribué à sa connaissance en France (Watier, 1986, 1992, 2003, 2002). L’inscription de Simmel dans le courant de la sociologie compréhensive ne lui rend toutefois que partiellement justice, n’en déplaise à ceux qui, comme Louis Pinto (2009), ne semblent lire Simmel qu’à travers les lunettes des sociologues français qui se le sont approprié dans la seconde moitié du xxe siècle, condamnant le premier à travers les seconds et laissant hors champ toute une partie de son œuvre.

Pour en finir avec trois préjugés

Contrairement à une légende bien ancrée, la pensée de Simmel ne s’épuise pas dans l’individualisme, le psychologisme ou le subjectivisme.

• L’individu n’est pas chez lui un donné, il est d’abord une configuration problématique, une énigme qui articule diffé-rentes dimensions. Simmel ne part pas de l’individu mais de la relation. Il n’oppose pas l’individu à la société, mais pense l’entre-deux, cherchant à dépasser leur opposition tant sur le plan ontologique que méthodologique. Il prend en compte les tendances individualistes (libérales) et collectives (socialistes) dans sa compréhension des sociétés modernes, pour les inté-grer en dégageant leur part de vérité.

• La distance critique qu’affiche Simmel à l’endroit de Dilthey tient à son rejet du psychologisme. Il ne pense pas que la compréhension passe par une identification avec le psychisme des acteurs (ou des auteurs), mais qu’elle procède au contraire d’une reconstruction consciente de son caractère méthodique et fictif. Il remarque en même temps qu’une approche pure-ment comportementale des actions humaines ne livre qu’une description superficielle, et qu’il faut bien faire des hypothèses sur les intentions à l’œuvre. Mais c’est une psychologie sans psychologisme. La signification appréhendée n’est pas réduc-tible aux faits psychiques, mais possède une validité propre,

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donc une objectivité connaissable. Le fondement épistémo-logique de la sociologie est indépendant de la psychologie. Weber l’a suivi en cela.

• Le sujet existe dans son rapport réciproque à d’autres dans le cadre d’un ensemble social. Le subjectivisme qui parti-rait de l’observation de soi est exclu, car il s’agit de pen-ser des relations dans leurs interactions mutuelles, lesquelles concourent à former des « sujets » en tant que configurations sociales, historiques. Il n’y a pas de modèle « métaphysique » de la subjectivité. Même le sujet inconditionné repris de Kant est relativisé pour être honoré dans sa validité partielle en tant que condition épistémologique de l’interaction sociale. Reconnaître l’autre comme sujet est nécessaire pour avoir des relations sociales avec lui. L’attention se porte aux relations entre sujets et objets, dans leur réciprocité, et dans l’ana-lyse de « l’esprit objectif » ou du « troisième monde » qui émerge entre les deux. Il y a ici une nécessité sociale de l’objectivation.

Penser la complexité

Entre différenciation et réciprocité

Le propos de Simmel est de penser la constitution des formes sociales au point de jonction entre des processus de différenciation pensés en termes macrosociologiques et des processus relationnels de réciprocité appréhendés au niveau microsociologique. Selon lui, s’il doit y avoir une science sociale, elle porte sur un ensemble de sujets individuels, dont dépendent les formes collectives tout en leur échappant : il faut alors quitter le sol de la psychologie indivi-duelle pour aborder les transformations qualitatives qui adviennent aux différents niveaux d’agrégation collective. C’est cet objectif de penser la société simultanément par les deux bouts de l’individu et du collectif qu’il assigne à la sociologie. En couplant les termes de

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différenciation et de réciprocité, nous avons souhaité placer au cœur de l’analyse ces deux pôles de l’œuvre simmelienne et la pluralité de perspectives qu’offre leur articulation. Ils sont significatifs du souci cher à Simmel d’objectiver sans réifier, tout en développant une réflexion sur les réifications à l’œuvre dans la culture et la société.

Une pensée génétique

La complexité se laisse aussi appréhender pour Simmel à tra-vers une pensée génétique qui fait de la sociologie une science des formes de la socialisation. Dans sa Sociologie, il cherche à cerner le propre du social dans le mouvement de sa constitution. Il s’attache à la genèse plus qu’aux faits. Il est le sociologue du passage du monde de la substance à celui de la fonction, du fixe au mouvant, de l’ab-solu au relatif, de l’esprit à l’argent. La philosophie de l’argent de 1900 énonce une interprétation du monde moderne en même temps qu’une réflexion sur les conditions de sa compréhension. Les ordres de l’absolu, l’esprit, l’art, les dieux, sont remplacés par les conditions sociales de leur genèse dans une logique de l’échange. Les absolus antérieurs n’apparaissent plus que comme des fétiches, mais l’ana-lyse de la logique qui produit ces fétiches découvre la culture – qui est la société dans son histoire – comme inévitablement prise dans sa propre réification. Les objets qu’elle produit, qu’elle les vénère ou non, exercent sur elle leur emprise. En l’absence d’absolu, ce mou-vement inévitable n’est pas l’aliénation qui appellerait sa rédemption libératrice, mais l’instauration d’une distance constitutive qui com-plique les schémas de l’intention et de l’action. La société moderne en sort, pluralisée, dégagée de la puissance intégrative de la religion.

En place des substances et des fins, un monde de moyens s’in-terpose et déploie ses propres légalités. Ces logiques sociales ne sont plus reconductibles aux gestes qui les ont inventées une première fois. Elles demandent d’autres instruments qui ne se laissent pas ramener aux consignes de l’individualisme méthodologique. La pers-pective critique au sens kantien que Simmel adopte dans une partie de son œuvre suppose de passer au crible des conditions de l’action

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les formations sociales étudiées, mais la décomposition n’est jamais sa propre fin. Cette insistance sur la genèse relègue certains phéno-mènes au second plan, mais permet d’en faire apparaître d’autres qui demeuraient inaperçus.

Un monde de relations

Car la société est pensée dans le mouvement de sa complexifi-cation. La division du travail en est l’opérateur majeur. Il en résulte une différenciation sociale dont la logique excède cependant la sphère de la production. Son analyse suppose de tenir ensemble l’identité autant que la différence. Cette façon de formuler l’équation sociale est au principe d’une approche de la sociation qui fait l’originalité de la perspective simmelienne. La sociation ou Vergesellschaftung, ce qui fait « société », est le processus qui conduit à la coagulation de formes, fussent-elles passagères7. Les analyses de l’étranger, du conflit, du pauvre, du secret, ou encore de tous les effets de l’argent sur les rapports humains, ont partie liée avec cette sélectivité du regard sociologique. La sociation, c’est d’abord le refus de poser la « société » comme un fait premier, pour interroger ce qui socialise et comment cela socialise. On construit un objet dont on fait soi-même partie. La société se fait sous nos yeux, et nous y participons d’une façon ou d’une autre. Ce que la sociologie ne cesse de redécouvrir, et que l’on pourrait circonscrire en disant que les autres sont aussi des sujets, est d’emblée l’angle d’analyse chez Simmel. La relation tierce des trois a priori de la société (chacun est vu selon une pers-pective particulière, il y a en chacun un reste qui échappe à la socia-tion, chacun conçoit sa place dans l’ensemble des relations) excède d’emblée une logique dualiste ou binaire pour ouvrir le champ de la complexité.

7. En l’absence d’homogénéité dans les traductions de ce terme, nous laissons chacun des contributeurs opter pour l’équivalent qui lui semble préférable, tout en suggérant que seul le choix de « sociation » permet de faire ressortir la détermination complète du sens appréhendé par Simmel (Zimmermann, infra).

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L’invention d’une science de la culture contemporaine

Un autre enseignement important à tirer de Simmel est son rapport à la contemporanéité. Tout lui était bon pour éprouver les transformations rapides du tissu social dont il était le témoin. La macro-analyse de l’argent trouvait dans les minutieuses études microsociologiques des soutiens qui en renforçaient la plausibilité. Cette attitude décidément tournée vers le présent, partagée avec les pragmatistes ou les phénoménologues, signifie l’ouverture à de nou-veaux objets. La culture est le concept qui lui permet de penser la complexité des différentes sphères de la société contemporaine. La nécessité de la question anthropologique (qui s’affirme chez le Simmel tardif) provient du souci de comprendre la traductibilité des discours relatifs à ces sphères autonomisées. Simmel a analysé cette complexification dans ces différents domaines, découvrant de nouveaux objets de réflexion qui n’avaient pas eu droit de cité jusqu’alors  : objets familiers comme un vase, attitudes comme la séduction, l’aventure, le mensonge, la mode, nouveaux domaines comme la femme, la ville, l’art contemporain ou asiatique. Ainsi son livre sur l’argent est un livre sur le présent en même temps qu’une tentative pour reconstruire la logique de l’utilisation de la monnaie. Il n’y va pas pour lui d’une généalogie historique du capitalisme, mais des conditions sociales de son émergence et de ses effets sur les conduites de vie.

Analyste des bouleversements des modes de vie dans la moder-nité, Simmel est un des premiers à avoir diagnostiqué une crise structurelle, sans dramatisation exagérée, mais en prenant acte de la désorientation profonde d’un monde sans repères. Son diagnostic est d’une actualité saisissante  : la prolifération des moyens aug-mente notre puissance d’agir, notre connaissance et notre connec-tivité, mais ces moyens tendent aussi à s’autonomiser et à nous isoler des finalités poursuivies, voire à remplacer celles-ci. La déso-rientation qui s’ensuit est caractéristique du monde moderne. Elle est accentuée par la conscience de ne plus parvenir à compenser

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la croissance des objets et des moyens par une appropriation, une utilisation ou une compréhension correspondante. Le sentiment de la perte naît de l’abondance.

Un geste réflexif

Ces différents aspects, auxquels on pourrait ajouter d’autres comme la critique de la morale ou la sociologie de la religion, indiquent un geste réflexif sur son propre temps, qui touche les dis-cours autant que les objets et les catégories d’analyse et dont une recherche interdisciplinaire peut utilement s’inspirer aujourd’hui. Simmel est un homme du xixe siècle désenchanté du culte du progrès. Il revient de façon critique sur les promesses de Comte ou de Marx. Nourri d’abord aux nouvelles sciences, l’ethnologie, la psychologie et la biologie, il réfléchit très tôt aux limites des transferts de modèles et de méthode d’un domaine à l’autre. Sa réflexion sur l’histoire met en doute dès 1892 l’établissement de lois historiques, tout en maintenant sa visée cognitive. La perspective d’une théorie de la culture apporte un cadre d’interprétation de la pluralité hétérogène des ordres et des sphères de la société, qu’il est sans doute impossible de réduire à des tendances unifiées, mais licite d’analyser dans leur propre logique.

L’œuvre est abondante et éclatée. Elle ne propose pas une théorie cimentée susceptible d’être transposée à une analyse du contemporain. Elle offre plutôt un ensemble de chantiers amorcés, de champs problématiques qui peuvent être repris, creusés, retour-nés voire détournés. Ses travaux les plus connus sur les crises de la culture, la ville, la mode ou l’argent, s’inscrivent dans une réflexion d’ensemble plus ample qu’on ne la perçoit généralement. Son apport sur les questions de l’art, avec ses livres sur Rembrandt (1916) ou Goethe (1912), ses études sur Rodin (dès 1902) ou son analyse origi-nale de l’acteur, comme ses réflexions sur l’esthétique sociologique, ouvrent maintes pistes et attestent de son intérêt pour la dimension esthétique de la modernité. Mais ce n’est là qu’un des aspects de son enquête, qui ne revêt aucune portée paradigmatique. L’art peut

Simmel, le parti-pris du tiers

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Composition et mise en pages Nord Compo à Villeneuve-d’Ascq

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