Dupuit. Huysmans Et Charcot, l'Hystérie Comme Fiction Théorique

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Christine Dupuit Huysmans et Charcot : l'hystérie comme fiction théorique In: Sciences sociales et santé. Volume 6, n°3-4, 1988. pp. 115-131. Citer ce document / Cite this document : Dupuit Christine. Huysmans et Charcot : l'hystérie comme fiction théorique. In: Sciences sociales et santé. Volume 6, n°3-4, 1988. pp. 115-131. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/sosan_0294-0337_1988_num_6_3_1106

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Huysmans Et Charcot, l'Hystérie Comme Fiction Théorique

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  • Christine Dupuit

    Huysmans et Charcot : l'hystrie comme fiction thoriqueIn: Sciences sociales et sant. Volume 6, n3-4, 1988. pp. 115-131.

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    Dupuit Christine. Huysmans et Charcot : l'hystrie comme fiction thorique. In: Sciences sociales et sant. Volume 6, n3-4,1988. pp. 115-131.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/sosan_0294-0337_1988_num_6_3_1106

  • ResumenChristine Dupuit : Huysmans et Charcot : la histeria como ficcin terica.Quin es loco y por qu en una ficcin francesa de finales del siglo XIX? Esta pregunta rsume demanera radical las preocupaciones que guan este artculo. Bosquejando a grandes rasgos un cuadrodel clima intelectual finales del siglo , hemos situado a Joris-Karl Huysmans dentro de la literaturanovelesca de su tiempo. Poniendo en evidencia una recurrencia de los datos psicopatolgicos en lostextos literarios de la poca, nos hemos preguntado en que los trabajos de Charcot citadosfrecuente- mente en las ficciones podian inspirar a los novelistas de entonces. Intentamos mostraraqui que esa conexin mdico- literaria se basa en una experiencia de la locura como formasimblica : la locura no es aprehendida como una entidad nosogrfica sino mas bien como unainstancia representativa, una forma de decir y de escribir de otro modo aquello que no puedeentenderse directamente.

    RsumChristine Dupuit : Huysmans et Charcot : l'hystrie comme fiction thorique.Qui est fou et pourquoi dans une fiction franaise de la fin du XIXe sicle? Cette question rsume demanire radicale les proccupations qui conduisent cet article. Brossant gros traits un tableau duclimat intellectuel fin de sicle , nous avons situ Joris-Karl Huysmans dans la littratureromanesque de son temps. Mettant en vidence une rcurrence des donnes psychopathologiquesdans les textes littraires de l'poque, nous nous sommes demands en quoi les travaux de Charcot frquemment cits dans les fictions pouvaient inspirer les romanciers du moment. Nous tentons icide montrer que cette connexion mdico-littraire repose sur une exprience de la folie commeforme symbolique: la folie n'est pas apprhende comme une entit nosographique, mais plutt commeune instance reprsentative, une faon de dire et d'crire autrement ce qui ne peut s'entendredirectement.

    AbstractChristine Dupuit: Huysmans and Charcot: Hysteria as a Theoretical Fiction.In an end-of-nineteenth century French work of fiction who is insane and why? This questionchallengingly summarizes the concerns of this article, which gives a broad general picture of the fin desiecle intellectual climate, and places Joris-Karl Huysmans in the novel-writing context of the time. Thercurrence of psychopathological data in the literary texts of the period is highlighted, and the questionis asked to what extent the work of Charcot, who is frequently mentioned in contemporary writing, couldhave inspired novelists of the time. An attempt is made to show that the "medico-literary" connection isbased on the exprience of madness as a symbolic form. It is not so much grasped as the description ofan illness as a representative instance, or a way of saying and writing in a different way what could notbe stated directly.

  • Sciences Sociales et Sant - vol. VI - n 3-4 - novembre 1988

    HUYSMANS ET CHARCOT : L'HYSTRIE COMME FICTION THORIQUE

    Christine Dupuit *

    La science il est vrai ne peut descendre dans les faits que par l'intermdiaire de l'art, mais l'art n'est que le prolongement de la science .

    E. Durkheim

    Nous nous proposons ici (1) de mettre en regard les travaux d'un aliniste de la fin du XIXe sicle Jean-Martin Charcot et les textes d'un romancier de la mme poque Joris-Karl Huysmans. Pourquoi comparer le travail d'un mdecin avec celui d'un crivain? L'criture de Huysmans se situe dans une rupture de l'histoire concidant avec cette autre rupture dans le champ mdical que constituent les travaux de Charcot sur l'hystrie. Cette concidence du littraire et du mdical n'est certes pas une innovation de la fin du XIXe sicle. Depuis l'Antiquit, on le sait, une longue tradition littraire met en scne la folie. Toutefois, la figure du fou devient la fin du XIXe sicle une figure particulirement obsessionnelle qui entretient des liens spcifiques et indits avec le champ mdical et psychiatrique du moment.

    Quelle est la spcificit de ces liens qui se tissent entre une certaine psychiatrie celle de Charcot et une certaine littrature celle de Huysmans ? Notre intrt pour les travaux du Dr

    * Christine Dupuit, sociologue, CERCOM-EHESS, 2 rue de la Charit, 13002 Marseille. (1) Cet article reprend la problmatique d'une tude Huysmans et Charcot, littrature fictionnelle et littrature mdicale: une mythologie du fou "fin de sicle " ralise dans le cadre de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales Marseille en 1987.

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    Charcot s'inscrit dans cette perspective : nous voudrions prciser (...) ce qui dans les travaux des mdecins du XIXe sicle (...) a pu se rvler si richement (...) provocateur de la fiction et du drame ([4] p. 336).

    Charcot est sans doute l'une des figures mdicales les plus influentes et les plus contestes de la fin du XIXe sicle. Il est aussi celui dont le nom souvent rattach l'Hpital de la Salptrire et au traitement des hystriques est le plus souvent cit dans les fictions de l'poque. Personnalit hybride, mdecin certes, Charcot est aussi nous le verrons, sinon un artiste [20] du moins un esthte. Sa pratique quotidienne de la mdecine, son utilisation de la photographie des fins cliniques, ses cours ou ses commentaires d'uvres d'art, tmoignent du caractre esthtique des travaux de Charcot sur l'hystrie. A ses cours du vendredi, ses leons du mardi qui runissent des mdecins, des politiques, des hommes de lettres, des architectes, des peintres, Charcot mime, Charcot dessine l'hystrie. Il renouvelle l'approche de la maladie et fait de l'hystrie la figure moderne de la folie : le mal du sicle .

    Il ne s'agit naturellement pas ici de retracer l'histoire de la mdecine mentale. Notre intention n'est ni de produire un commentaire technique du modle thorique de Charcot, ni de juger de la valeur scientifique de ses propositions sur l'hystrie. Pour les mmes raisons, nous n'voquerons pas les dbats qui ont pu opposer Charcot ses dtracteurs, qu'il s'agisse de H. Bernheim ou plus tard de P. Janet (2). Ce qui nous intresse c'est plutt de souligner ce qui a rendu possible la fin du XIXe sicle une cohabitation mdico-littraire, de mesurer l'cart entre un discours scientifique et un discours de fiction, et ce faisant de dvelopper les fondements du problme qui nous occupe : en quoi l'avance des connaissances psychiatriques favorise-t-elle le dveloppement d'une reprsentation littraire spcifique de la folie ?

    Parmi l'ensemble des crivains de la fin du XIXe sicle, Joris- Karl Huysmans nous est apparu comme le plus symptomatique de notre problmatique. Par leur criture ambivalente d'une part, les textes de Huysmans offrent un ingnieux dosage des sensibilits littraires du moment : naturalisme, sotrisme et dcadence. Par son comportement d'autre part il entre au couvent comme il est entr en littrature autant que par ses uvres, il symbolise parfaitement cette priode de crise spirituelle et idologique constitutive de la fin du sicle. Les deux romans que nous avons choisi de lire A Rebours (1884) [14] et En Rade (1887) [15] se

    (2) Pour de plus amples dveloppements sur ce point, on se rapportera plus particulirement [24] et [25].

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    rfrent explicitement la folie, une folie dont nous tenterons de prciser la spcificit.

    Il serait absurde de prtendre dfinir un mode de reprsentation de la folie. Chaque texte, selon le genre auquel il appartient, selon la mode du moment, selon la personnalit de son auteur, inaugure des formes narratives indites, utilise un champ smantique particulier et installe des personnages spcifiques. Cependant, bien que chaque texte constitue chaque fois une exprience particulire de la folie, on peut essayer de dgager quelques traits de l'usage littraire de la folie la fin du XIXe sicle. Comprendre la ncessit et le fonctionnement idologique de la figure du fou, dterminer sa raison sociale au travers de textes aussi bien littraires que scientifiques : crire notre lecture de la folie fin de sicle. Qui est fou et pourquoi dans une fiction franaise de la fin du XIXe sicle ?

    Nous n'entrerons pas ici dans les dbats pistmologiques qui occupent aujourd'hui la sociologie de la littrature. Prcisons simplement qu'en ce qui nous concerne il s'agit de reconnatre la spcificit du fait littraire la seule fin de prciser le rapport social particulier qu'il constitue. Il ne s'agit pas ce faisant de subordonner le texte une dimension sociale qui lui serait extrieure, ce que d'aucuns appellent le contexte. Il importe au contraire de fonder ce que nous conviendrons d'appeler la socia- lit du texte [10] pour dsigner le social en uvre dans un texte, pour dsigner le texte comme pratique sociale justiciable ce titre d'une interprtation sociologique. Un texte littraire n'est pas selon nous le reflet d'un monde connu et dfinitif qui lui serait antrieur. Au demeurant ce monde ne saurait tre le social . La dimension sociale d'un texte littraire rside dans la forme mme de ce texte, dans cet investissement thmatique (3), dans le choix d'un ensemble de procds narratifs, dans cette codification de l'originel constitutive de toute criture. Reprenant une formule clbre d'Henri Wallon nous dirons que le texte est smiologi- quement social. Assimilation, intriorisation et transformation d'un monde de rfrence: en disant autrement l'Histoire de la folie, le texte littraire dit une autre histoire, une autre folie. Le texte de fiction dcrit un autre monde, un monde possible , un analogon. Le texte historicise et socialise ce dont il parle, ce qu'il parle diffremment ([10] p. 8). En tant que sociologue de la littrature, il nous appartient de dfinir le texte littraire comme un objet social part entire et de produire une analyse sociologique

    (3) Au sens o l'emploie M. Angenot : comme unit de contenu, marques rtho- riques, contraintes formelles et modalits d'nonciation. Cf. [1].

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    partir des paramtres textuels qui ralisent cette diffrence constitutive du monde littraire.

    Le pathologique et l'imaginaire romanesque fin de sicle

    De 1875 1900, une production littraire tout fait htroclite domine : une espce de classe fourre-tout (...) et qui offre un mlange de musc, de fange, de philosophie sociale dsabuse, de scnes oses et de lieux communs (...) ([2] p. 327). Les Voyages Extraordinaires de Jules Verne cohabitent avec les romans psychologiques de Rod, Rodenbach et Barrs. Georges Ohnet dcrit un monde o des vestiges de l'Aristocratie (le Bien) rencontrent un monde souterrain, celui de la pgre (le Mal), un monde o les rapports sociaux se dissolvent au profit du Hasard et de l'Esprance ; cette littrature Onnette connat son apoge en 1882 lors de la parution du Matre des Forges. La presse enfantine et la littrature l'intention de la jeunesse se multiplient, faisant triompher la vertu sur fond de navet pathtique et de moralisme discret avec Sans Famille (1878) d'Hector Malot ou sur fond de psychologie naturaliste avec Alphonse Daudet. Pierre Loti publie des rcits de voyages, des recueils de souvenirs et procure une vasion exotique bon march en exploitant des fins romanesques ses expriences personnelles. Josphin Pladan et Jules Lermina dveloppent une littrature spiritualiste et mystique. Pierre Louys s'adonne pour sa part l'rotisme et la photographie; son roman Aphrodite sera un vrai succs. Rmy de Gourmont est sans doute l'une des figures intellectuelles majeures de la fin du XIXe sicle : rudit, on lui doit outre des romans comme Sixtine et Histoires magiques et autres rcits, la redcouverte de toute la littrature de la dcadence latine. Il faudrait citer bien d'autres noms encore comme celui de Gide dont Les Nourritures Terrestres paraissent en 1897, de Barrs ou d'Anatole France, ce classique que l'on redcouvre nouveau aujourd'hui. Autant de personnages qui ont particip cet clectisme littraire de la fin du sicle. Pour autant, toutes les sensibilits littraires du moment n'ont pas connu la mme fortune. La plupart sont rapidement tombes dans l'oubli. Aujourd'hui et d'une manire sans doute un peu schmatique, trois esthtiques apparaissent emblmatiques de cette priode: le Naturalisme, le Dcadentisme et le Symbolisme. Nous conserverons cette distinction pour nous intresser plus prcisment l'articulation du Naturalisme au mouvement dcadent, mouvement dont Joris-Karl Huysmans est proche lorsqu'il crit A Rebours et En Rade.

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    De 1870 1880, c'est Fapoge de ce que l'on a appel le Naturalisme . Si, au dbut du sicle, les artistes romantiques alimentent un spiritualisme religieux, ds 1830 le modle des Sciences de la Nature s'impose. L'hypothse exprimentale bouleverse le champ scientifique et transforme semble-t-il une partie de la littrature. Le mouvement Naturaliste est emblmatique de cet esprit positiviste qui inspire les scientifiques du milieu du XIXe sicle : ddain de la mtaphysique, culte de l'exprience et de la preuve, confiance sans rserve dans la science, effort pour donner la forme de science l'tude des faits moraux et sociaux. Au carrefour de thories dterministes en biologie avec les travaux de Claude Bernard, en philosophie avec les Cours de Philosophie Positive d'Auguste Comte, en littrature o Taine recherche dans le travail de classification de Cuvier ou de Darwin les principes d'une mthode rationnelle d'analyse des uvres d'art, en sociologie, une discipline que Durkheim lgitime et autonomise en s'ef- forant de lui fixer un champ d'intervention et des rgles mthodologiques le Naturalisme symbolise l'mergence de cette exigence de scientificit qui traverse le corps social dans son ensemble : aujourd'hui (...) le roman s'est impos les tudes et les devoirs de la science ([13] p. 266). L'poque est la science.

    Pourtant il faut remarquer, qu' l'exception de quelques crivains dont Jules Verne, l'extraordinaire profusion de dcouvertes scientifiques les plus diverses laissent quasiment indiffrents les romanciers du moment. Deux objets suscitent toutefois un intrt particulier : la bicyclette et la mdecine. Laissons d'autres le soin de dfinir l'importance du vlo chez des auteurs comme Alfred Jarry ou Alphonse Allais et tentons pour notre part de mesurer l'influence des recherches mdicales sur l'criture romanesque de la fin du XIXe sicle.

    Taine et sa thorie de l'influence des milieux, les travaux du Dr Lucas sur l'hrdit complts ensuite par V Introduction la mdecine exprimentale de C. Bernard, organisent chez Emile Zola cette volont de ralisme scientifique dfinitoire des vingt volumes qui composent la somme romanesque des Rougon- Macquart. L'auteur de Thrse Raquin, du Docteur Pascal ou encore de L'assommoir, explore systmatiquement toutes les formes de drglements, il tudie scrupuleusement les zones troubles de l'tre, les coups de folie, il relie mthodiquement la nvrose l'hrdit, au milieu, aux phnomnes sociaux et politiques. La rcente publication des Carnets d'enqutes d'Emile Zola [21] tmoigne de cette investigation minutieuse qu'effectuait l'crivain pour runir la documentation ncessaire ses romans. Flaubert, toujours soucieux lui aussi de l'exactitude du dtail, fouille les

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    prcis mdicaux : une description nourrie de prcisions physiologiques fait du suicide d'Emma Bovary l'un des premiers suicides modernes de la littrature franaise. Les Goncourt tudient non moins rigoureusement les dtraquements de la femme et frquentent les hpitaux : ils y puisent un savoir technique qui leur permet de dcrire une csarienne dans Germinie Lacerteux.

    Progressivement cependant, partir des annes 1880, les critiques du positivisme se multiplient. Un climat de doute et de scepticisme succde aux certitudes. Le dveloppement scientifique ne suscite plus d'espoir, mais au contraire un sentiment de vide. Au terme de la connaissance scientifique s'tend le domaine de l'Inconnaissable. En 1892, la disparition de Renan et de Taine accentue cette fracture dans l'idologie positiviste. Malgr de nombreuses dcouvertes mdicales, l'opinion de plus en plus critique, raille les mdecins : Lon Daudet crit Les Morticoles (1894), critique le' monde mdical et dnonce les mandarins . Dans un pamphlet La science et la religion , Ferdinand Brunetire proclame la faillite du dterminisme scientifique. En posant que la matire mane de l'esprit, l'essai de Bergson Matire et mmoire renforce ce mouvement rsolument idaliste. Schopenhauer, Hegel et mme Wagner exercent une influence dterminante sur la production artistique du moment : Ce fut la littrature de la tristesse, de l'inquitude et de l'angoisse ([13] pp. 17-18). Le Groupe de Mdan qui runissait autour d'Emile Zola quelques crivains naturalistes clate. Mdainiste repenti, Huysmans dnonce l'impasse thorique o conduit le Naturalisme scientifique et propose d'y substituer un Naturalisme spiritualiste ([17] p. 36). Oscar Wilde devient le nouveau matre penser d'un mouvement esthtique qui se qualifie lui-mme de Dcadent . L'esthtique dcadente devient selon une expression d'Edmond de Goncourt une philosophie de l'irralit selon laquelle l'art doit tre absolument autonome ; libr de toute imitation de la nature, il devient essentiellement fiction, clbration de l'imagination. Consacrant une rupture dfinitive avec le Naturalisme, Oscar Wilde dclare que c'est la nature qui imite l'art et non l'inverse. Pour les crivains dcadents, la ralit perd toute existence objective, elle est dnie au profit d'un univers purement spirituel. L'imagination devient une force suprieure. Les artistes cultivent de manire effrne leur univers intrieur et rivalisent dans une recherche dsespre du nouveau, du rare, de l'trange, de la quintessence de l'exception : J.-K. Huysmans glisse vers un mysticisme chrtien teint de satanisme, Marcel Schwob, Josphin Pladan, Jean Lorrain appellent (...) au secours de leur plume, les curiosits dangereuses, les aberrations lgantes ([8] p. 23). Le mouve-

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    ment esthtique dcadent s'enracine dans l'aversion que les artistes ressentent l'gard de la socit de leur temps : dsintrt pour les problmes contemporains et focalisation sur des phnomnes particuliers et marginaux. L'attrait esthtique de la laideur et du pathologique tmoigne de cette volont de rupture.

    De fait les fictions changent de ton. On y trouve toujours des donnes mdicales et psychiatriques prcises. Les travaux des alinistes franais sur l'hypnose ou sur l'automatisme psychologique alimentent de nombreuses nouvelles de Maupassant : Le Horla, Lui?, Magntisme (4). En 1889, Jean Berleux (pseudonyme M.-Q. Bauchard) publie Les passions tranges, une mise en fiction de sept cas pathologiques de l'poque. La mme anne, Louise Morillot fait paratre un roman intitul Madame de Saintenau, roman parisien, un plagiat d'Emma Bovary revue par la Salp- trire. L'anne suivante, parat un roman de Thodore Cahu, Une jeune marquise, roman d'une nvrose, o le nom du Dr Charcot transparat derrire celui de Charlier . Quelques annes plus tard, le roman de Huysmans, A Rebours, sera dsign par P. Bour- get comme : la monographie la plus complte d'une nvrose dans une tte d'intellectuel ([23] p. 42). Pourtant, malgr ces rfrences permanentes la maladie mentale, la valeur de la folie se transforme : le savoir mdical perd cette dimension heuristique, positive, qu'il avait l'poque du Naturalisme. Les rfrences mdicales ne servent plus mieux comprendre les ressorts du comportement humain, elles ne servent pas claircir mais au contraire obscurcir, complexifier les tats d'mes. Nous voudrions ici essayer de montrer, partir des deux romans de Huysmans que nous avons choisis, en quoi l'exprience de la folie dans la littrature fin de sicle est une exprience de plus en plus formelle. Nous verrons en quoi elle se libre des rfrences mdicales, comment elle se dlie et va jusqu' s'assimiler son objet : le dlire. Ecriture de la folie et folie de l'criture : les fictions sur des personnages fous se transforment la fin du XIXe sicle en folie de la fiction et folie de la forme.

    L'optique de Charcot

    Jean-Martin Charcot (1825-1893) reste certainement aujourd'hui encore le plus clbre aliniste de la fin du XIXe sicle. Spcialiste des maladies du systme nerveux, Charcot est nomm chef de service l'hospice de la Salptrire en 1862. L'tablissement

    (4) M.-C. Bancquart a constitu un remarquable recueil de ces nouvelles. Cf. [3].

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    compte alors plus de cinq mille malades, pour l'essentiel des femmes. En 1870, pour mettre fin un tat de confusion et d'insalubrit permanent, l'administration choisit de rpartir les malades en diffrents groupes nosographiques. On confie alors au Dr Char- cot le Quartier des pileptiques simples , un nouveau service runissant des pileptiques alins et des hystriques. Ainsi, alors que ses recherches sur les maladies dgnratives de la moelle pinire et du systme nerveux, sur la sclrose en plaque, sur les localisations crbrales et sur l'aphasie s'achvent, c'est un peu par hasard que Charcot dcouvre l'hystrie.

    Dans la tradition de Pinel, Charcot aborde la question de l'hystrie selon les principes de la clinique : dcrire ce qu'il voit. Il observe, dira un mdecin de ses amis, avec cette insistance qui fait rendre la nature ce qu'elle dtient. Trs vite, ses observations systmatiques l'amnent dfinir l'hystrie comme une maladie du systme nerveux, une entit nosographique parfaitement identifiable. De 1870 1872, Charcot va observer les phnomnes hystriques selon les mmes procds qui lui avaient servi tudier des faits physiologiques. Il s'applique classifier les symptmes permanents de l'hystrie et dresse le tableau clinique de la maladie. Il donne la formule de la crise en quatre priodes successives, mticuleusement dcrites en termes de comportement. En procdant ce recueil systmatique des donnes smiologiques, Charcot dresse l'inventaire mthodique des manifestations de la grande nvrose ; il codifie et domestique l'hystrie : il la nomme.

    Dans la pratique mdicale de Charcot, l'uvre d'art occupe une double fonction : comme source d'inspiration d'une part et comme principe mthodologique d'autre part. On lira avec profit ce texte de Charcot et Richer, Les dmoniaques dans l'art [5], ces recherches mdico-artistiques sur la grande nvrose pour reprendre ici une expression de Richer ([5] p. 158) o l'il exerc de Charcot s'attache dcouvrir chez Raphal ou chez Rubens les marques indiscutables d'un ordre prtabli, toute la constance et l'inflexibilit d'une loi scientifique ([5] p. 109), l'invisible logique qui soutient les manifestations hystriques.

    Tel de ces possds offre des caractres si vrais et si saisissants, que nous ne saurions rencontrer, ou imaginer une reprsentation plus parfaite des crises que nous avons longuement dcrites dans des ouvrages rcents et dont nos malades de la Salptrire nous offrent journellement des exemples typiques ([5] pp. 56-57).

    La qualit des tableaux peut assurer la reprsentation un effet de vrit qui convainc la ralit elle-mme. Cette lecture esthtique et esthtisante de Charcot se radicaiise avec l'utilisation

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    de l'hypnose et de la photographie comme mode d'approche dfi- nitoire de l'hystrie. En 1882, Charcot prend le risque de prsenter les phnomnes d'hypnose comme des objets scientifiques. Dbarrasse de toute connotation mtaphysique, l'hypnose devient alors pour Charcot un procd autonome d'analyse et d'exploration. Sous hypnose, Charcot met ses malades en tat de lthargie hystrique et parvient provoquer sous le simple contrle de la suggestion une paralysie permanente : la malade (...) offre toutes les apparences d'une hystrique ([7] p. 260). Grce l'hypnose qui permet de reproduire l'infini un tat de crise, Charcot dispose d'un formidable dispositif d'investigation qui saisit l'hystrie sur le vif. Autrement dit, l'hypnose constitue une caution exprimentale et une dmonstration thorique de l'hystrie. Plusieurs postulats en effet fondent l'analogie entre l'tat hypnotique et l'tat hystrique. La capacit tre hypnotis constitue d'abord un tat maladif: on ne peut provoquer exprimentalement les stigmates que sur un terrain naturellement hystrique. L'hypnose permet alors la rvlation d'un tat nvrotique latent et devient le catalyseur d'une hystrie par synthse (5). En tant qu'hystrie exprimentale, l'hypnose devient le modle de l'hystrie: sa recette.

    Entre le fonctionnement rgulier de l'organisme et les troubles spontans qu'y apporte la maladie, l'hypnose devient une voie ouverte l'exprimentation. L'tat hypnotique n'est autre chose qu'un tat nerveux artificiel ou exprimental, suivant les besoins de l'tude au gr de l'observateur ([7] p. 310).

    La valeur figurative de l'hypnose organise un simulacre d'hystrie et entrane Charcot et sa dfinition du syndrome vers une interprtation comme on le dit d'un chef d'orchestre , une cration. Capable de redessiner le tableau symptomatique, la mise en scne hypnotique rinvente l'hystrie le temps d'un trauma. Dans l'attente d'un traitement de l'hystrie, Charcot renforce sa visibilit comme moyen thrapeutique . La surenchre exprimentale n'a pas pour fonction de gurir l'hystrie mais plutt de la dplacer pour mieux la saisir. En identifiant la reprsentation virtuelle d'un symptme sa ralit, l'exprience hypnotique dveloppe une image de l'hystrie, bientt authentifie par la technique photographique : L'immobilit (des) attitudes ainsi obtenues (exprimentalement) est minemment favorable la reproduction photographique ([7], p. 443). La mdiation de l'objectif permet de suspendre le mouvement hystrique, le temps de la pose,

    (5) Comme on le dit d'un raisonnement scientifique qui va de propositions certaines des propositions qui en sont la consquence.

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    l'intrieur du cadre photographique. Le rel s'identifie alors son image et possder l'image revient possder le rel. Dfinitivement fixe par la photo, ptrifie, l'hystrique reste prisonnire de son hystrie. Elle devient son propre modle : elle devient hystrique. La technique photographique transforme la connaissance de l'hystrie en modifiant sa reconnaissance.

    Voil la vrit (...) si vous voulez voir clair, il faut prendre les choses comme elles sont (...) Je ne suis absolument l que le photographe ; j'inscris ce que je vois (...) ([6] pp. 120-121).

    Le parti pris iconographique dont se revendique Charcot traduit une inflexion historique du voir. Selon le tmoignage d'Albert Londe, directeur du service photographique de la Salp- trire : La plaque photographique est la vraie rtine du savant ([20] p. 546). Ds lors, comme l'a crit M. Foucault, il ne s'agit plus que de dire ce que l'on voit et de donner voir en disant ce que l'on voit ([1 1] p. 200). L'optique de Charcot est de renforcer la visibilit de la maladie. En fixant ce qu'elle voit de l'hystrie la plaque photographique ratifie ce qu'elle reprsente. Le rfrent photographique devient la ralit de l'objet et la ralit de l'objet photographique devient la vrit photographie. Pour savoir, Charcot cherche voir. Un remarquable travail de G. Didi- Huberman [9] insiste sur ce point : l'iconographie de la Salptrire s'impose comme substitut la pnurie nosologique et transforme la pratique mdicale en une invention figurative. Pour mieux voir, le regard scientifique plonge l'hystrie dans le Noir. La vrit scientifique passe par le trou noir rvlateur de la camra obscura.

    Par l'utilisation de l'hypnose et de la photographie, Charcot impose une approche spectaculaire de la folie. L'iconographie aujourd'hui bien connue de la Salptrire repose sur une exprience littralement impressionnante de l'hystrie : l'hypnose intensifie le jeu des symptmes et la photographie cristallise les formes de ce jeu en thorie. L'hystrie se rvle dans des corps stigmatiss, hystriss qui se trament, se construisent et s'inventent au fil des photographies. Des corps sans sujets qui deviennent de simples instances reprsentatives, des objets transitoires rvlateurs de la pathologie, de simples mtaphores. La gestion des images comme gestion des corps, le commentaire esthtique comme traitement thrapeutique contraignent la ralit de l'hystrie ressembler sa rationalit, son modle thorique. Charcot occupe une position ambigu puisqu'il est en mme temps celui qui fait et celui qui dfait, celui qui pronostique l'hystrie et celui qui la diagnostique. Personnage omniscient, tout la fois crateur et spectateur de ses propres uvres, Charcot spcule sur l'hystrie. L'hystrie dont il

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    s'occupe, celle qu'il peut garantir, est une hystrie de reprsentation, une hystrie de fiction. Un paradoxon en scientifcit, une fiction thorique.

    Joris Karl Huysmans et la valeur de la folie

    Au confluent de la littrature et des investigations entreprises par les alinistes, les rcits de Huysmans semblent se situer entre la figure tutlaire de Poe et le magistre scientifique de Char- cot ([22] p. 280). Dans les deux romans de Huysmans auxquels nous nous rfrons, on retrouve la figure d'un hros en rupture de ban: des Esseintes dans A Rebours et Jacques Maries dans En Rade.

    Dernier descendant d'une famille aristocratique dchue La dcadence de cette ancienne maison avait (...) suivi rgulirement son cours (...) Par un singulier phnomne d'atavisme, le dernier descendant ressemblait l'antique aeul (...) (A Rebours, p. 48) des Esseintes est prsent par Huysmans comme un jeune intellectuel prmaturment us par la sottise humaine (p. 55). Jacques Maries de son ct nous est dcrit comme le fils d'une grande famille bourgeoise mais tranger des intrts exclusivement marchands: II avait accept sans regrets une entire rupture avec des parents dont il mprisait les apptits et les ides (p. 103). Par-del des origines sociales diffrentes, des Esseintes et Jacques Maries reprsentent deux figures d'un mme personnage littraire : un jeune intellectuel en rupture de classe, un intellectuel troubl et troublant.

    Remarquons encore que l'un et l'autre quittent la maison familiale : des Esseintes se rfugie dans une bicoque l'abri de la capitale (pp. 56-57) ; Jacques et sa femme Louise quant eux s'enfuient la campagne, dans une demeure en ruine et se trouvent en villgiature force au chteau de Lourps. Ici et l, il est question de maison : un espace architectural une bicoque qui tymologiquement dsigne un petit chteau ou le chteau de Lourps qui vient se substituer un espace familial en dliquescence. Que vient signifier la fuite de ces jeunes hros dans ces vieux objets dclasss? Pour essayer de comprendre la signification littraire de cette demeure en ruine, on peut se rfrer d'autres fictions : dans La chute de la maison Usher de Poe, les personnages se retirent dans un chteau prcisment parce qu'ils sont malades. Comme si le chteau devenait le lieu oblig du drglement [18], comme si le dlabrement architectural pouvait symboliser tout la fois l'extnuation d'un corps humain et l'ef-

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    fondrement d'un corps social : en un mot la ruine. Car c'est bien dans les ruines d'une maison expression dans A Rebours de la chute de l'aristocratie que la maladie de Louise se dveloppe et que Jacques se ruine la sant.

    Et l'on observera prcisment que les deux romans se construisent sur cette articulation entre une classe sociale et des troubles du comportement, entre le politique et le clinique, entre la maladie et l'argent :

    Cette singulire maladie qui ravage les races bout de sang (...) (A Rebours, p. 191). A Paris sa fortune perdue (...) Lourps, sa femme malade (...) (En Rade, p. 41).

    Le mal n'est pas nomm, mais l'auteur suggre au dbut de ces deux textes une gnalogie sociale de la pathologie. Au fil des pages, les troubles de des Esseintes se prcisent et s'acclrent :

    (...) abattu par l'hypocondrie, cras par le spleen (...) (p. 79). Sa sant faiblit, son systme nerveux s'exacerba (...) (p. 55). Ses sens tombrent en lthargie, l'impuissance fut proche (p. 56). II tait maintenant incapable de comprendre un mot aux volumes qu'il consultait (...) (p. 142). (...) les douleurs quittaient le crne, allaient au ventre ballonn, dur, aux entrailles traverses d'un fer rouge (...) puis la toux nerveuse, dchirante, aride, (...) l'trangla au lit ; enfin l'apptit cessa, des aigreurs gazeuses et chaudes lui parcoururent l'estomac (...) (p. 157). (...) la dyspepsie nerveuse se rveilla (...) (p. 308). II tait incapable de ragir (...) (p. 260). La nvrose revenait sous l'apparence d'une nouvelle illusion des sens (...) (p. 192). Tout coup, une douleur aigu le pera; il lui sembla qu'un vilebrequin lui forait les tempes (p. 201).

    A l'ensemble de ces troubles somatiques s'ajoute une manie du silence et de la solitude: (...) le besoin de ne plus voir (...) l'effigie humaine tait devenu pour lui plus despotique (p. 113).

    Il semblerait partir de ces quelques citations que l'on puisse reconnatre dans cette description de Huysmans les symptmes que les alinistes de la fin du XIXe sicle attribuaient la nvrose hypocondriaque . Mais si nous pointons ici d'ventuels emprunts la nosographie psychiatrique de l'poque, c'est immdiatement pour souligner un processus d'assimilation par la littrature. Notons en effet, qu'en dpit d'une terminologie mdicale prcise, hypocondrie , dyspepsie , aigreurs , la nature de la maladie

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    chappe aux mdecins : Si savants et si intuitifs qu'ils puissent tre, les mdecins ne connaissent rien aux nvroses, dont ils ignorent jusqu'aux origines (p. 316). Par-del la particularit des symptmes hypocondriaques que prsentent des Esseintes, c'est la nvrose en tant que telle qui chappe au clinique. On saisit mal la nature de ce dsquilibre et les rfrences au champ mdical ne fondent ici aucune certitude scientifique.

    De la mme manire, la description du cas de Louise nous renvoie ce que Freud appellera ds 1893 une nvrose de conversion pour qualifier une forme particulire d'hystrie :

    (...) des douleurs tranges jaillissant comme des tincelles lectriques dans les jambes, aiguillant le talon, forant le genou, arrachant un soubresaut et des cris, tout un cortge aboutissant des hallucinations, des syncopes, des affaiblissements (...) (p. 42). Subitement, elle poussa un cri bref et jeta le pied droit en avant (...) Jacques la porta sur le lit, o ces ruades en avant se continurent (...) prcdes d'un cri, des douleurs semblables des commotions lectriques filaient dans les jambes (...) revenaient, errant le long des cuisses, clatant de nouveau en des dcharges brusques (...) (p. 117).

    Crises convulsives, contorsions, phases de raideurs et paralysies atypiques ; les crises de Louise ressemblent trangement aux tableaux de Charcot sur l'hystrie :

    En rsum on voit que ces sortes d'attaques sont particulirement caractrises par la prdominance de la contracture douloureuse, par le dveloppement des (...) contorsions, enfin par la persistance de la douleur dont l'acuit ramne promptement la connaissance (...) en arrachant des cris affreux la malade (...) ([5] p. 105).

    Pourtant, la maladie de Louise dont les racines s'tendaient partout et n'taient nulle part (p. 118) chappe elle aussi la mdecine : La sant de sa femme garait la mdecine depuis des ans (...) (p. 42) ; (...) Eh non ! ils n'y connaissaient rien, pas plus que lui (...) (p. 219).

    La maladie n'est pas identifie par les mdecins, comme s'il s'agissait d'autre chose. Mais quelle est donc cette chose, insaisissable, indicible, qui occupe ces deux fictions de la fin du XIXe sicle ?

    Elle datait de quand et elle tait issue de quels dsastres cette dconcertante folie des nerfs? (...) aprs le mariage sans doute (...) petit petit, une fissure s'tait produite dans la cale du mnage (...) par laquelle l'argent fuyait (p. 1 19).

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    Trouble de la relation et relation trouble. En rapportant les troubles corporels de Louise au refus par Jacques des valeurs marchandes et son choix de dclassement par le mariage II avait fallu pour l'pouser se fcher avec sa famille compose de ngociants riches indigns de la basse extraction de cette femme (...) (p. 103) , Huysmans fait de la maladie un symbole de la faillite du couple: les drglements venant signifier une crise financire, la pathologie de Louise apparat ici comme ce qui relie le corporel l'conomique, autrement dit l'individuel au social, l'alination politique l'alination mentale.

    Dans cette perspective, il n'est pas inintressant de souligner que dans ce roman qui se droule dans un cadre rural, le monde aquatique occupe une large place. Le titre d'abord En Rade nous avertit in limine de l'importance de la symbolique de la mer ; on trouve ensuite la mtaphore du bateau qui prend l'eau et qui symbolise, nous venons de le voir, le naufrage du couple ; enfin, les'

    moments de dlire, les hallucinations de Jacques et de sa femme qui multiplient encore les mtaphores nautiques :

    (...) Nous sommes en plein Ocan des Temptes (...) c'est la mer des Humeurs (...) Ils s'imaginaient se promener sur des taillis plats, sur des arborisations lamines, tales sous une eau diaphane et ferme. Ils dbouchrent dans une nouvelle plaine, la Mer des Pluies (...) nous voici parvenus au Marais de la Putridit (...) ce marais cristallis tel un lac de sel ondulait, grl comme par une variole gante (...) Ils dbouchrent prs du Cap d'Archiusa (...) dans la Mer de la Tranquillit (...) Ils s'avancrent rapidement (...) laissant leur gauche le Marais du Sommeil, teint de jaune comme une mare coagule de bile et la Mer des Crises, un plateau concrfi de boue (...) A perte de vue, une mer furieuse roulait des vagues hautes comme des cathdrales et muette (p. 107-113).

    La mtaphore nautique est une figure littraire que l'on retrouve dans d'autres fictions : on se souvient en effet que des Esseintes, dans A Rebours, dcore sa salle manger comme la cabine d'un navire (p. 71) ; ou encore que la maison Usher de Poe se fend comme une coque et sombre comme un navire dans l'tang. Rptitivement, des mtaphores aquatiques viennent suggrer l'angoisse de l'engloutissement pour des personnages qui vivent subjectivement les troubles sociaux comme une tourmente. Dans l'espace de ces deux fictions, le liquide argent et mer tisse des liens troits entre les troubles de la personnalit et les troubles socio-conomiques vcus comme une tempte. L'ordre naturel dchan la mer agite symbolise la confusion des sens l'Ocan des Passions mais aussi une agitation sociale. Dans ces deux fictions la maladie dsigne l'avarie et le

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    processus de mise l'cart. En rade, rebours de tout mouvement social, les personnages de Huysmans perdent pied et sombrent dans la folie.

    La folie comme mtaphore

    Dans ces deux textes de Huysmans que nous venons rapidement de parcourir, c'est bien un univers de nvroses qui sert de moteur narratif. Pourtant, si l'on retrouve dans ces deux fictions des lments de l'actualit psychiatrique, si l'criture de Huysmans intgre des connaissances mdicales prcises, c'est toujours pour les mettre en dfaut, pour les distordre. La maladie de des Esseintes comme celle de Louise chappe une comprhension taxinomiste. Les personnages sont atteints d'un mal qui ne s'explique pas mais qui s'crit, c'est--dire un mal qui signifie obliquement. Duplicit d'une criture qui ne joue le savoir que pour le djouer : ces maladies inconnues, nigmatiques, mystrieuses surtout aux mdecins, ces tableaux spectaculaires, ces descriptions extravagantes, ces aperus d'une nosologie imaginaire ne dsignent pas une pathologie mdicale prcise. Le hros est marqu par la maladie et ce sont ces marques textuelles qui sont donnes lire. La folie use de signes textuels qui ouvrent le rcit sur un espace narratif et renvoient une pathologie littraire.

    La proximit entre les leons de Charcot et les romans de Huysmans tient cette ide que parler de la folie c'est la limite n'en point parler ou plutt en parler la limite : la limite de la fiction et de la ralit. Huysmans et Charcot inventent la folie par la mdiation d'un langage symbolique, celui de la fiction ou celui de l'image. Economie du symbolique. Ici et l, l'intrt port la folie tient moins son caractre scientifique qu' sa dimension spectaculaire. La folie devient l'objet de dveloppement: la nvrose littraire de des Esseintes ou l'hystrie fictive de Louise possdent une valeur revendicative et viennent en tant que dsordre s'inscrire en faux contre un ordre social alinant. Symbolique de l'conomie. En rapportant un trouble corporel la nvrose de des Esseintes ou l'hystrie de Louise Maries une crise sociale ruine de l'aristocratie et raction contre la bourgeoisie Huysmans dveloppe une criture mtaphorique: la folie relie symboliquement des corps humains et des corps sociaux, des corps qui tous les sens du terme ne s'appartiennent plus, des corps qui ne sont plus que des instances reprsentatives. Pour les hros de Huysmans comme pour les malades de Charcot, la folie se prsente comme une mascarade : dans tous les cas, le symptme

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    pathologique est avant tout le symptme d'un trouble qui chappe, un trouble qui rsiste au scalpel et aux rductions rationalistes, un trouble constitutif de cette rsistance. Charcot et Huysmans dveloppent une forme de raisonnement par fiction ([1] p. 193). En dsignant l'hystrie comme un mixte de ralit et de fiction, cette concidence du mdical et du littraire a dtermin une approche icono-graphique de la folie significative selon nous de l'imaginaire de la fin du sicle. Le mot hystrie ne rsout rien ([17] p. 417), cette formule provocatrice de Huysmans nonce la folie comme une figure vide de sens, comme une figure remplir. Cette figure creuse alimente un imaginaire complexe et tourment, l'imaginaire proprement dlirant de la dcadence qui fait de Y insignifiance de la folie le principal vecteur de signification. Autrement dit, la fin du XIXe sicle, le sens de la folie se fonde sur son non-sens : un sens impensable.

    Au regard du traitement de Charcot et de l'criture de Huysmans, la folie apparat comme une figure emblmatique, une forme d'intelligence, une forme de rapport au monde. Rapport problmatique, problmatis par la maladie nerveuse qui devient alors une des expressions de l'aporie, une forme symbolique sans rfrent scientifique prcis. Face la strilit du social, l'improductivit de la folie viendrait paradoxalement signifier dans et par l'criture une rupture ncessaire comme mode ultime de fonctionnement. La maladie des personnages chappe une comprhension taxinomiste : dans l'espace de la fiction la folie est le signe textuel d'un trouble, d'un dchanement du sens et des causalits qui confronte l'Insaisissable. La folie comme point de vue, la folie comme tournure d'esprit serait le signe textuel d'un impossible dire : une forme fin de sicle de la crise.

    RFRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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