Du Pouvoir - Bertrand de Jouvenel

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livre très intéressant.

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  • Dans la mme collection:

    A. AMALRIK:

    L'Union sovitique survivra-t-elle en 1984?

    R. ARON:

    Essai sur les liberts

    R. RUYER:

    La Gnose de Princeton

    P. GOUBERT:

    Louis XIV et vingt millions de Franais

    B. BETTELHEIM:

    Le Cur conscient

  • Collection Pluriel dirige par Georges Libert

    BERTRAND DE JOUVENEL

    Du Pouvoir Histoire naturelle de sa croissance

    HACHETTE

  • Tous les droits, sans exception, affects la proprit de cet ouvrage sont rservs par l'diteur.

    Librairie Hachette, 1972.

  • CET ouvrage est un livre de guerre tous gards. Il a t conu en France occupe, la rdaction en a

    commenc l'abri du monastre de La Pierre-Qui-Vire, le cahier la contenant formait notre seul bagage lorsque nous avons pass pied la frontire suisse en septembre 1943. La gnreuse hospitalit helvtique nous a permis la poursuite du travail, publi Genve en mars 1945 par les soins de Constant Bour-quin.

    Mais c'est un livre de guerre en un sens tout autre-ment substantiel,' comme surgi d'une mditation sur la marche historique la guerre totale. J'avais esquiss ce thme dans un premier crit, De la con-currence politique , emport de France par Robert de Traz qui l'avait fait paratre en janvier 1943 dans sa Revue suisse contemporaine. L'ouvrage s'est dve-lopp autour de ce bref nonc (conserv comme cha-pitre VIII du livre). C'est l que le lecteur trouvera le principe de la colre qui anime l'ouvrage, en a fait le succs et en explique certains excs.

    Cette colre tait la mesure de ma dception. Sitt les yeux ouverts sur la Socit, j'avais reconnu pour vident que la mutation en cours appdait dans l'ordre intellectuel une prise de conscience et des cal-culs d'avenir, et dans l'ordre pratique une action sou-

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    tenue, ici correctrice, l incitatrice, en gnral orien-tatrice. Il fallait donc un Pouvoir actif et quel ren-forcement de ce vu lorsque se dploya le scandale du chmage par inactivit des gouverne-ments!

    Mais voici que le Pouvoir avait pris un visage terri-ble et faisait le mal avec toutes les forces lui remises pour le bien! Comment n'aurais-je pas eu l'esprit remu par un tel spectacle?

    Il m'a paru que le principe de la catastrophe se trouvait dans une confiance sociale qui, d'une part, avait progressivement nourri la constitution d'un riche arsena de moyens matriels et moraux et, d'au-tre part, en laissait libre l'entre et combien trop libre l'emploi! C'est l ce qui a port mon attention dans ce livre sur tous ceux qui avaient marqu le souci de lier le Pouvoir, quoique ce ne ft pas toujours par sagesse sociale mais souvent par intrt.

    Mais enfin le problme se posait bien aprs une si funeste exprience. Or on ne l'a gure discut: incomparablement moins qu'aprs l'aventure napo-lonienne.

    Est-ce parce qu'un malheur si extraordinaire sem-blait de ce fait devoir rester unique? Acceptons cette assurance. Rjouissons-nous d'ailleurs des trs grands progrs qui ont t faits depuis la guerre dans les services sociaux. Mais ne ngligeons pas pour autant l'inquitant contraste entre le formidable accroissement qui se produit dans les moyens du Pouvoir et le relchement dans le contrle de leur emploi et ceci jusque chez la principale puissance dmocratique.

    Concentration des pouvoirs, monarchisation du commandement, secret des grandes dcisions, cela ne donne-t-il pas penser? L'intgration ne se produit

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    pas moins dans le domaine conomique. C'est l'po-que des hautes tours plutt que du forum.

    C'est pourquoi ce livre, dont je sais les graves dfauts, reste peut-tre opportun. Combien je vou-drais qu'il ne le ft point!

    Bertrand de Jouvenel. (Janvier 1972.)

    Constant Bourquin tant mort depuis la rdaction de cet avant-propos, je veux dire ce que je lui dois.

    Il est venu me demander Saint-Saphorin le manuscrit, qui avait auparavant essuy les refus de plusieurs diteurs tablis; il nous a donn des moyens d'existence dont nous tions dpourvus l'extrme, il prpara la publication avec amour, et il eut la dlicate pense de faire imprimer un exem-plaire pour Monsieur et Madame Daniel Thiroux qui tait le nom figurant sur nos cartes d'identit forges en France, et que nous devions continuer porter en Suisse.

    Ce fut pour moi bien plus qu'un diteur: un ami des mauvais jours.

    Bertrand de Jouvenel. (Janvier 1977.)

  • N , Paris en 1903, fils de Henry de Jouvenel des UrsIns, snateur et ambassadeur de France, Bertrand de Jouvenel a fait ses tudes de droit et de sciences l'Universit de Paris.

    Correspondant diplomatique, reporter internatio-nal et envoy spcial de divers journaux jusqu'en 1939, il a crit en mme temps divers ouvrages consa-crs l'volution du monde contemporain. Activit laquelle il se consacre exclusivement aprs la guerre de 1939-1940 qu'il a faite comme engag volontaire au 126e rgiment d'infanterie.

    Bertrand de Jouvenel a enseign dans de nombreu-ses universits trangres (Oxford, Cambridge, Man-chester, Yale, Chicago, Berkeley, etc.) et aussi en France: professeur associ la Facult de ,droit et de sciences conomiques de Paris (chaire de prospective sociale) de 1966 1973, l'I.N.S.E.A.D. et au C.E.D.E.P. depuis 1973. Il est docteur honoris causa de l'Universit de Glasgow.

    Membre de nombreuses commissions conomiques dont la Commission des Comptes de la Nation et la Commission du Plan sur Consommation et Modes de vie ", il a prticip, ou participe encore aux tra-vaux et recherches de nombreuses instances interna-tionales comme l'/nstitute for the Future (tats-Unis) ou le Social Science-Research Counci/ (Grande-Bretagne).

  • Du pouvoir 9

    Bertrand de Jouvenel a t prsident-directeur gnral de la S.E.D.E.I.S. (Socit d'tude et de Documentation conomique, Industrielle et Sociale) qui a dit, de 1954 1974, deux priodiques: Ana-lyse et Prvision et Chroniques d'actualit. Il a cr le Comit International Futuribles et fond l'Associa-tion Internationale Futuribles.

  • Principaux ouvrages de Bertrand de Jouvenel

    L'conomie dirige. Le Programme de la nouvelle gnra-tion, Librairie Valois, 1928.

    Vers les tats-Unis d'Europe, Librairie Valois, 1930. La Crise du capitalisme amricain, Gallimard, 1933. Le Rveil de l'Europe, Gallimard, 1938. D'une guerre l'autre, Calmann-Lvy, 1940-1941, t.1. De

    Versailles Locarno, t. II. La Dcomposition de l'Eu-rope librale (1925-1931).

    Aprs la dfaite, Plon, 1941. Napolon et l'conomie dirige, le Blocus continental,

    Paris, La Toison d'Or, 1942. Du Pouvoir, Histoire naturelle de sa croissance, Le Cheval

    ail, Genve 1945; Nouv. d. Paris, Hachette, 1972. Raisons de craindre, raisons d'esprer, Paris, le Portulan,

    1947, t. 1. Quelle Europe? t. II. Les Passions en marche. Problmes de l'Angleterre socialiste ou l'chec d'une exp-

    rience, La Table Ronde, 1947. The Ethics of redistribution, Cambridge University Press,

    1951. De la Souverainet, Librairie de Mdicis, 1955. The pure theory of politics, Cambridge University Press,

    1963. Trad. Faise : De la politique pure, Calmann-Lvy. L'Art de la conjecture,' Futuribles. Editions du Rocher,

    Monaco, 1964. Arcadie, Essais sur le mieux-vivre, Paris, S.E.D.E.1.S., 1968. Du Principat et autres Rflexions politiques, Paris,

    Hachette, 1972. La Civilisation de puissance, Fayard, 1976. Les Origines de l'Etat moderne, Fayard, 1976.

  • Sommaire

    PRSENTATION DU MINOTAURE.......... 21 L'explication immdiate, 22. - Le progrs de la

    guerre, 24. - Les rois en qute d'armes, 25. - tendue du Pouvoir, tendue de la guerre, 27. - Les hommes sai-sis par la guerre, 29. - Survie du Pouvoir absolu, 31. -Le Minotaure masqu, 33. - Le Minotaure visage dcouvert, 36. - Le Minotaure est partout, 38.

    LIVRE PREMIER

    MT APHYSIQUES DU POUVOIR CHAP. 1. De l'Obissance civile 43

    Le mystre de l'obissance civile, 46. - Caractre his-torique de l'obissance, 49. - Statique et dynamique de l'obissance, 52. - L'obissance lie au crdit, 54.

    CHAP. II. Les Thories de la Souverainet. . . . . . 57 La Souverainet divine, 59. - La Souverainet popu-

    laire, 65. - La Souverainet populaire dmocratique, 71. - Une dynamique du- Pouvoir, 75. - Comment la

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    Souverainet peut contrler le Pouvoir, 78. - Les thories de la Souverainet considres dans leurs rsultats, 82.

    CHAP. III. Les Thories organiques du Pouvoir 85 La conception nominaliste de la Socit, 87. - La con-

    ception raliste de la Socit, 91. - Consquences logi-ques de la conception raliste, 94. - Division du travail et organicisme, 98. - La Socit, organisme vivant, 102. - Le problme de l'tendue du Pouvoir dans la thorie organiciste, 107. - De l'eau au moulin du Pouvoir, Ill.

    LIVRE DEUXIME

    ORIGINES DU POUVOIR

    CHAP. IV. Les Origines magiques du Pouvoir 117 La conception classique: l'autorit politique issue de

    l'autorit paternelle, 121. - L're iroquoise: la ngation du patriarcat, 126. - L're australienne: l'autorit magi-que, 129. - La thorie frazrienne : le roi des sacrifices, 131. - Le gouvernement invisible, 133. - La grontocra-tie magicienne, 136. - Caractre conservateur du Pou-voir magique, 139.

    CHAP. V. L'Avnement du Guerrier. .... . . .. ... 143 Consquences sociales de l'esprit belliqueux, 146. -

    Naissance du patriarcat par la guerre, 149. - L'aristocra-tie guerrire est aussi une ploutocratie, 150. - Le gou-vernement, 153. - Le roi, 155. - tat ou chose publique, 157. - O la royaut devient monarchie, 158. - La chose publique sans appareil d'tat, 160. - Des rpubliques antiques, 161. - Le gouvernement par les murs, 163.-Hritage monarchique de l'tat moderne, 164.

  • Sommaire 13

    LIVRE TROISIME

    DE LA NATURE DU POUVOIR

    CHAP. VI. Dialectique du Commandement. . . . . . 169 Le Pouvoir l'tat pur, 170. - La reconstruction syn-

    thtique du phnomne, 172 - Le Commandement comme cause, 174. - Le premier aspect du Commande-ment, 176. - Le Commandement pour soi, 178. - Le Pouvoir pur se nie lui-mme, 180. - Constitution de la Monarchie, 181. - Du parasitisme la symbiose, 183. -Formation de la Nation dans le Roi, 186. - La Cit du Commandement, 188. - Renversement du Pouvoir, 189. - Les deux voies, 190. - volution naturelle de tout appareil dirigeant, 192. - Le Moi gouvernemental, 194. - Dualit essentielle du Pouvoir, 195. - De l'gosme du Pouvoir, 197. - Les formes nobles de l'gosme gouvernemental, 200.

    CHAP. VII. Le Caractre expansionniste du Pou-vOlr.............. . ......................... 205

    Qu'il faut de l'gosme dans le Pouvoir, 206. - De l'gosme l'idalisme, 210. - Le moteur goste de la croissance, 214. - Les justifications sociales de la crois-sance, 218. - Le Pouvoir comme lieu des espoirs humains, 221. - La Pense et le Pouvoir, le Philosophe et le Tyran, 224.

    CHAP. VIII. De la Concurrence politique ...... 229 La guerre trangre aux temps modernes? 230. - Une

    civilisation qui se militarise, 233. - La loi de concur-rence politique, 235. - Progrs du Pouvoir, progrs de la guerre. Progrs de la guerre, progrs du Pouvoir, 238. -De l'arme fodale l'arme royale, 240. - La guerre accoucheuse de la monarchie absolue, 242. - Les Pou-voirs, en rivalit internationale, luttent chacun, l'int-rieur, contre les liberts qui leur rsistent, 244. - La

  • 14 Du pouvoir

    conscription, 245. - L're de la chair canon, 248. - La guerre totale, 250.

    LIVRE QUATRIME

    L'TAT COMME RVOLUTION PERMANENTE

    CHAP. IX. Le Pouvoir, agresseur de l'Ordre so-cial. . . .. . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . .. .. .. .. ... .. 257

    Conflit du Pouvoir avec l'aristocratie; alliance avec la plbe, 260. - Le Pouvoir est-il conservateur social ou rvolutionnaire social? 262. - Les creux de la vague tatique, 265. - Le Pouvoir devant la cellule gentilice, 267. - Le Pouvoir devant la cellule seigneuriale, 269. -Le Pouvoir devant la cellule capitaliste, 275. - Apoge et dmembrement de l'tat, 283. - Dynamique politique, 285.

    CHAP. X. Le Pouvoir et la Plbe .............. 289 La chose publique fodale, 292. - L'affirmation du

    Pouvoir, 295. - Le plbien dans l'tat, 298:- L'absolu-tisme plbien, 302. -- La raction aristocratique, 306. -Fausses manuvres et suicide de l'aristocratie en France, 312.

    CHAP. XI. Le Pouvoir et les Croyances ........ 317 Le Pouvoir tenu par les croyances, 319. - La Loi

    divine, 323. - Solennit de la Loi, 326. - La Loi et les lois, 330. - Les deux sources du Droit, 332. - La loi et la coutume, 336. - Le dveloppement de la Puissance lgis-lative, 339. - La crise rationaliste et les consquences politiques du Protagorisme, 342.

  • Sommaire

    LIVRE CINQUIME

    LE POUVOIR CHANGE D'ASPECT MAIS NON DE NATURE

    15

    CHAP. XII. Des Rvolutions .................. 349 Les rvolutions liquident la faiblesse et accouchent la

    force, 351. - Trois rvolutions, 352. - Rvolution et tyrannie, 354. - Identit de l'tat dmocratique avec l'tat royal, 356. - Continuit du Pouvoir, 358. - Carac-tre disparate de l'autorit d'Ancien Rgime, 359. -Affaiblissement du Pouvoir, coalition aristocratique, 361. - Le Tiers restaure la Monarchie sans le Roi, 363. - Le prfet napolonien, fils de la Rvolution, 369. - La Rvo-lution et 1es droits individuels, 371. - La Justice dsar-me devant le Pouvoir, 375. - L'tat et la Rvolution russe, 377.

    CHAP. XIII. Imperium et Dmocratie. .. .. .. ... 383 Sur le sort des ides, 385. - Principe libertaire et prin-

    cipe lgalitaire, 386. - La souverainet de la Loi aboutit la souverainet parlementaire, 389. - Le Peuple juge de la Loi, 396. - La Loi bon plaisir du peuple, 404. -L'apptit de l'lmperium, 406. - De la souverainet parle-mentaire, 408. - De la souverainet de la Loi la souve-rainet du peuple, 412.

    CHAP. XIV. La Dmocratie totalitaire. . . . . . . . .. 415 Souverainet et libert, 416. - La totalit en mouve-

    ment, 419. - La guerre aux tendances centrifuges, 421. - Le gnie autoritaire dans la dmocratie, 424. - L'int-rt gnral et son monopole, 426. - L'autodfense des intrts, 429. - De la formation du Pouvoir, 432. - Des partis, 438. - De la machine politique: le racolage des votes et comment les dirigeants de la machine devien-nent enfin matres des lus, 440. - Du citoyen au mili-tant: la comptition pour le Pouvoir se militarise, 443.

  • 16 Du pouvoir

    Vers le reglme plbiscitaire, 445. - La comptition des partis machiniss aboutit la dictature d'un parti, c'est--dire d'une quipe, 448. - La dgradation du rgime est lie la dgradation de l'ide de loi, 449.

    LIVRE SIXIME

    POUVOIR LIMIT OU POUVOIR ILLIMIT

    CHAP. XV. Le Pouvoir limit. . . . . . . . . . . . . . . . .. 457 Le Pouvoir limit, 459. - De l'empchement interne,

    462. - Des contre-pouvoirs, 464. - Anantissement des contre-pouvoirs et subordination du Droit, 467. - Que le Pouvoir illimit est aussi dangereux d'o qu'il mane et o qu'il rside, 472. - Retour des esprits au Pouvoir limit: leons demandes l'Angleterre, 476. - La spa-ration formelle des pouvoirs, 481.

    CHAP. XVI. Le Pouvoir et le Droit ............ 489 Le Droit, rgle dicte par l'Autorit, 490. - De la

    puissance lgislative illimite, 493. - L'erreur sensua-liste et utilitaire, 496. - Le Droit au-dessus du Pouvoir, 498. Au temps du Droit mouvant, 500. - Le recours con-tre la loi, 502. - Quand le juge arrte l'agent du Pouvoir, 503. - De l'autorit du juge, 506. - Le mouvement des ides affecte-t-il les bases du Droit? 509. - Comment le Droit devient bestial, 510.

    CHAP. XVII. Les Racines aristocratiques de la Libert .................................. 513

    De la libert, 515. - Les origines antiques de la libert, 516. - Le systme de la libert, 518. - La libert comme systme de classe, 522. - Libres, non libres, demi-libres, 524. - Incorporation et assimilation diff-rentielle, 526. - La pousse csarienne, 529. - Les conditions de la libert, 531. - Les deux directions de la politique populaire, 533. - Modernit du problme, 536. - De la formation historique des caractres

  • Sommaire 17

    nationaux, 539. - Pourquoi la dmocratie tend les droits du Pouvoir et affaiblit les garanties individuelles, 542.

    CHAP. XVIII. Libert ou Scurit ............ 547 Le prix de la libert, 549. - Ruunt in servitutem, 551.

    - De l'architecture sociale, 553. - Le Pouvoir et la pro-motion sociale, 556. - Classe moyenne et libert, 558. -Niveau ou niveaux de libert, 560. - Une aristocratie scuritaire, 562. - Disparition de l'lment libertaire, 563. - Le Pactum subjectionis , 565. - Scurit sociale et omnipotence tatique, 567. - Le Protectorat social, sa justification, sa vocation, 570. - Thocraties et guerres de religion, 573.

    CHAP. XIX. Ordre ou Protectorat social. . . . . . .. 577 La ngation librale, 578. - La critique lgalitaire, 581.

    - Le problme moderne et sa solution absurde, 586. -Le miracle de la confiance, 588. - Les images de com-portement, 591. - Sur la rgulation sociale, 594. - De nouvelles fonctions ncessitent de nouvelles images con-traignantes, 597. - Puissances sociales sans thiques, 598. - Consquences d'une fausse conception de la Socit, 601. - De l'incohrence au Totalitarisme, 603. -Les fruits du rationalisme individualiste, 605.

  • LABOREM EXTULISTI HELENA UT CONFOVENTE DILECTIONE HOC EVIGILARETUR OPUS DUM EVERTUNTUR FUNDITUS GENTES

  • Prsentation du Minotaure

    Nous avons vcu la guerre la plus atroce et la plus dvastatrice que l'Occident ait encore connue. La plus dvastatrice cause de l'immensit des moyens mis en uvre. Non seulement des armes de dix, de quinze, de vingt millions d'hommes ont t leves, mais derrire elles, la population entire a t requise pour leur fournir les plus efficaces outils de mort. Tout ce qu'un pays recle d'tres vivants a servi la guerre, et les travaux qui entretiennent la vie n'ont plus t regards et tolrs que comme le sup-port indispensable du gigantesque instrument mili-taire que le peuple entier est devenu1

    Puisque tout, et l'ouvrier, et le moissonneur, et la femme, concourt la lutte, tout, l'usine, la rcolte, la

    1. Il faut satisfaire les besoins de la population civile dans une mesure assez large pour que le travail qu'elle fournit dans le sec-teur de la production de guerre n'ait pas en souffrir , crivait la Frankfurter Zeitung du 29 dcembre 1942. L'intention du journal tait librale! Il s'agissait de justifier un quantum d'activits de vie. On ne le pouvait qu'en y montrant la condition indispensable des activits de mort. De mme en Angleterre, au cours des dbats parlementaires rpts, on a rclam que l'arme rendt des mineurs en invoquant l'utilit capitale de l'extraction houillre pour la guerre.

  • 22 Du pouvoir

    maison, est devenu cible, l'adversaire a trait en ennemi tout ce qui est chair et terre, a poursuivi au moyen de l'aviation un total anantissement.

    Ni une participation tellement gnrale, ni une des-truction tellement barbare, n'auraient t possibles sans la transformation des hommes par des passions violentes et unanimes qui ont permis la perversion intgrale de leurs activits naturelles. L'excitation et le maintien de ces passions a t l'uvre d'une machine de guerre conditionnant l'emploi de toutes les autres, la Propagande. Elle a soutenu l'atrocit des faits par l'atrocit des sentiments. . Le plus surprenant dans le spectacle que nous nous

    offrons nous-mmes, c'est qu'il nous tonne si peu.

    L'EXPLICATION IMM~DIATE

    Qu'en Angleterre et aux tats-Unis, o l'obligation militaire n'existait point, o les droits individuels taient consacrs, le peuple entier soit devenu un simple potentiel humain distribu et appliqu par le Pouvoir de faon produire le maximum d'effort guerrier utile l , c'est vite expliqu. Comment tenir tte l'entreprise hgmonique de l'Allemagne en ne faisant appel qu' une partie des forces nationales, alors qu'elle utilisait toutes les siennes? La France, qui l'avait tent2, instruisait par son sort la Grande-

    1. La formule est du Prsident Roosevelt. 2. Dans mon livre Aprs la Dfaite publi en novembre 1940, j'ai

    fait voir comment une direction unique imprime toutes les for-ees mme conomiques, mme intellectuelles, confre au peuple soumis pareille discipline un avantage immense sur une nation qui n'est pas galement rassemble . Ce monolithisme, en des temps monolithiques, devient, hlas, la condition de rsistance militaire d'une socit.

  • Prsentation du Minotaure 23

    Bretagne et les tats-Unis. Celle-l en est arrive la conscription des femmes.

    Et quand l'adversaire, pour mieux manier les corps, mobilise les penses et les sentiments, il faut l'imiter sous peine de subir un dsavantage. Ainsi le mimtisme du duel approche du totalitarisme les nations qui le combattent.

    La militarisation complte des socits est donc l'uvre, directe en Allemagne, indirecte dans les autres pays, d'Adolf Hitler. Et s'il a ralis chez lui cette militarisation, c'est qu'il ne fallait pas moins, pour servir sa volont de puissance, que la totalit des ressources nationales.

    Cette explication n'est point contestable. Mais elle ne va pas assez loin. L'Europe, avant Hitler, a vu d'autres ambitieux. D'o vient qu'un Napolon, un Frdric II, un Charles XII n'aient point ralis l'uti-lisation intgrale de leurs peuples pour la guerre? C'est seulement qu'ils ne le pouvaient pas. Il y a eu d'autres cas o, contre un agresseur redout, on aurait voulu puiser largement dans le rservoir des forces nationales: il suffira de citer les Empereurs du XVIe sicle qui, malgr la dvastation de leurs terri-toires par le Turc, n'ont jamais pu, dans un pays immense, lever des armes qui ne fussent mdio-cres.

    Ce n'est donc pas la volont de l'ambitieux, ni le besoin de l'attaqu qui, eux seuls, expliquent l'im-mensit des moyens aujourd'hui mis en uvre.

    Mais ce sont les leviers matriels et moraux dont disposent les gouvernements modernes. C'est leur pouvoir qui a permis cette mobilisation totale, soit pour l'attaque, soit pour la dfense.

  • 24 Du pouvoir

    LE PROGRS DE LA GUERRE

    La guerre n'est pas ncessairement, n'a pas tou-jours t, ce que nous la voyons aujourd'hui.

    Elle saisissait l'poque napolonienne les hom-mes d'ge militaire - mais non pas tous - et l'Empereur habituellement n'appelait qu'un demi-contingent. Elle laissait son existence ordinaire tout le reste de la population, ne lui demandant que des contributions financires modres.

    Elle prenait moins encore au temps de Louis XIV; l'obligation militaire tait inconnue, et le particulier vivait en dehors du conflit.

    Si donc ce n'est pas une consquence inluctable de l'vnement guerrier que la socit y participe de tous ses membres et de toutes ses forces, dirons-nous que le cas dont nous sommes tmoins et victimes, est accidentel?

    Non certes, car si nous ordonnons en srie chrono-logique les guerres qui ont dchir notre monde occi-dental pendant prs d'un millnaire, il nous apparat de faon saisissante que de l'une l'autre le coeffi-cient de participation de la socit au conflit a t constamment croissant, et que notre Guerre Totale n'est que l'aboutissement d'une progression inces-sante vers ce terme logique, d'un progrs ininter-rompu de la guerre.

    Ce n'est donc pas l'actualit qu'il faut demander l'explication de notre malheur, mais l'Histoire.

    Quelle cause constamment agissante a donn la guerre toujours plus d'tendue (par tendue de la guerre, je dsigne ici et je dsignerai l'absorption plus ou moins complte des forces sociales par la guerre)?

    La rponse est fournie par les faits.

  • Prsentation du Minotaure 25

    LES ROIS EN QU~TE D'ARMES Lorsque nous remontons l'poque - XI' et

    XII' sicles - o commencent de se former les pre-miers d'entre les tats modernes, ce qui nous frappe d'abord, dans des temps reprsents comme si belli-queux, c'est l'extrme politesse des armes et la bri-vet des campagnes.

    Le roi dispose des contingents que lui amnent ses vassaux - mais qui ne lui doivent le service que pen-dant quarante jours. Sur place, il trouve des milices locales - mais qui ne valent gure l , et qui le suivent peine deux ou trois jours de marche.

    Comment, avec cela, tenter de grandes oprations? Il lui faut des troupes disciplines et qui le suivent plus longtemps, mais il doit alors les payer.

    Avec quoi les paierait-il, n'ayant d'autres ressour-ces que les revenus de son domaine? On n'admet absolument point qu'il puisse lever des impts2, et sa grande ressource est d'obtenir, si l'glise approuve une expdition, qu'elle lui abandonne, quelques annes durant, un dcime de ses revenus. Mme avec ce concours et encore la fin du XIII' sicle, la croi-sade d'Aragon ", pour avoir dur cent cinquante-trois jours, apparatra comme une entreprise monstrueuse et endettera durablement la monarchie.

    La guerre alors est toute petite: parce que le Pou-voir est petit, qu'il ne dispose aucunement de ces deux leviers essentiels, l'obligation militaire et le droit d'imposer.

    1. On fait grand cas de leur rle Bouvines, mais plus souvent il en allait comme Crcy o Froissart les montre tirant les pes deux milles de l'ennemi en criant: " A la mort! la mort! pour ensuite fuir prcipitamment la premire vue de l'arme.

    2. Cf. A. Caullery: Histoire du Pouvoir royal d'imposer depuis la Fodalit jusqu' Charles V, Bruxelles, 1879.

  • 26 Du pouvoir

    Mais le Pouvoir s'efforce de grandir: les rois tchent d'obtenir que le clerg d'une part, les sei-gneurs et les communes de l'autre, lui donnent des aides financires de plus en plus frquentes. Sous les rgnes anglais d'douard rr et douard III, franais de Philippe le Bel Philippe de Valois, cette tendance va se dveloppant. On a des estimations des conseillers de Charles IV pour une campagne en Gascogne qui demanderait cinq mille cavaliers et vingt mille fantas-sins, tous solds, tous soldats pendant cinq mois. Une autre, d'une douzaine d'annes postrieure, pr-voit pour une campagne de quatre mois en Flandre dix mille cavaliers et quarante mille gens de pied.

    Mais il faut, pour en runir les moyens, que le roi se rende successivement dans tous les principaux centres du royaume, et, assemblant le peuple grand, moyen et menu , lui expose ses besoins et require son aide l .

    De telles dmarches, de telles demandes, seront continuellement rptes au cours de la guerre de Cent Ans, qu'on doit se reprsenter comme une suc-cession de brves campagnes qu'il faut successive-ment financer. Mme processus dans l'autre camp2, o le roi, qui a relativement plus de pouvoir, tire des ressources plus grandes et plus rgulires d'un pays combien moins riche et moins peupl3.

    Des contributions, comme celles ncessites pour la ranon du roi Jean, devront tre continues plusieurs

    1. D'aprs les documents publis par M. Maurice Jusselin: Bibliothque de l'cole des Chartes, 1912, p. 209.

    2. Baldwin Schuyler Terry: The Financing of the Hundred Years War, 1337-1360. Chicago et Londres, 1914.

    3. Sur la richesse de la France au dbut de la guerre, Froissart: Adonc tait le royaume de France gras, plains et drus, et les gens riches et possessans de grand avoir, et on i savait parler de nulle guerre. )}

  • Prsentation du Minotaure 27

    annes, mais on ne se rsoudra point les regarder comme permanentes, et le peuple se rvoltera contre elles presque simultanment en France et en Angle-terre.

    C'est au terme de la guerre seulement que l'accou-tumance au sacrifice permettra d'tablir un impt permanent - la taille - soutenant une arme per-manente - les compagnies d'ordonnance.

    Voil un pas prodigieux accompli par le Pouvoir: au lieu de mendier un concours dans des circonstan-ces exceptionnelles, il a dsormais une dotation per-manente. Il va mettre toute son application l'ac-crotre.

    TENDUE DU POUVOIR, TENDUE DE LA GUERRE Comment accrotre cette dotation? Comment

    augmenter la part de la richesse nationale qui passe dans les mains du Pouvoir et devient ainsi puissance?

    Jusqu' la fin, la monarchie n'osera point requrir les hommes, imposer l'obligation militaire. C'est par l'argent qu'elle aura des soldats.

    Or les tches civiles, qu'elle remplira d'ailleurs si bien, justifient l'acquisition d'une puissance lgis-lative, inexistante au Moyen Age, mais qui va se dve-lopper. Et la puissance lgislative implique le droit d'imposer. L'volution en ce sens sera longue.

    La grande crise du XVII' sicle, marque par les rvolutions d'Angleterre, de Naples - bien oublie mais combien significative! - et la Fronde enfin, correspond l'effort des trois grandes monarchies occidentales pour accrotre les impts l , et la rac-tion violente des peuples.

    1. Accroissement dans une certaine mesure rendu ncessaire par le renchrissement gnral conscutif l'afflux des mtaux pr-cieux d'Amrique.

  • 28 Du pouvoir

    Quand le Pouvoir enfin a doubl le cap, on en voit les rsultats: deux cent mille hommes s'entre-tuent Malplaquet au lieu de cinquante mille Marignan.

    A la place de douze mille gens d'armes de Char-les VII, Louis XVI a cent quatre-vingt mille soldats. Le roi de Prusse cent quatre-vingt-quinze mille, l'Em-pereur deux cent quarante mille.

    Montesquieu s'est alarm de ce progrs l : Et bientt, prvoyait-il, force d'avoir des soldats, nous n'aurons plus que des soldats, et nous serons comme des Tartares! Il ajoutait d'ailleurs avec une pres-cience admirable: Il ne faut pour cela que faire valoir la nouvelle invention des milices tablies dans presque toute l'Europe et les porter au mme excs que l'on a fait les troupes rgles2

    Mais cela, la monarchie ne le pouvait pas: Louvois avait cr des rgiments territoriaux dont les locali-ts devaient fournir les effectifs, en principe destins uniquement au service sur place et que le ministre tchait de traiter ensuite comme les dpts des corps actifs: il rencontrait cet gard la plus vive rsis-tance. En Prusse (rglement de 1733) on devait mieux russir. Mais de mme et plus encore que l'alourdis-

    sem~nt de l'impt, ce commencement d'obligations militaires exasprait les populations et constituait un grief capital contre le Pouvoir.

    1. Une maladie nouvelle s'est rpandue en Europe: elle a saisi nos princes et leur fait entretenir un nombre dsordonn de trou-pes. Elle a ses redoublements et elle devient ncessairement conta gieuse car sitt qu'un tat augmente ce qu'il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs; de faon qu'on ne gagne rien par l que la ruine commune. Chaque monarque tient sur pied toutes les armes qu'il pourrait avoir si ses peuples taient en dan-ger d'tre extermins; et on nomme paix cet tat d'effort de tous contre tous. Esprit des Lois, livre XIII, chap. XVII.

    2. Op. cit.

  • Prsentation du Minotaure 29

    Il serait absurde de ramener l'uvre de la monar-chie l'accroissement des armes. On sait assez quel ordre elle a mis dans le pays, quelle protection elle a donne aux faibles contre les forts, combien elle a transform la vie de la communaut, tout ce que lui doivent l'agriculture, le commerce et l'industrie.

    Mais prcisment, pour se rendre capable de tous ces bienfaits, il lui a fallu constituer un appareil gou-vernemental fait d'organes concrets - une adminis-tration - et de droits - une puissance lgisiative -qu'on peut se reprsenter comme une chambre des machines d'o l'on meut-les sujets l'aide de leviers toujours plus puissants.

    Et, de ce fait, l'aide de ces leviers, au moyen de cette chambre des machines , le Pouvoir est devenu capable, dans la guerre ou en vue de la guerre, d'exiger de la nation ce qu'un monarque mdival n'aurait pas mme rv.

    L'tendue du Pouvoir (ou la capacit de diriger plus compltement les activits nationales) a donc caus l'tendue de la guerre.

    LES HOMMES SAISIS PAR LA GUERRE

    Monarchie absolue, guerres dynastiques, sacrifices imposs aux peuples, ce sont notions qu'on nous apprit conjuguer. Et assez lgitimement. Car s'il s'en faut que les rois aient toujours t ambitieux, il pouvait s'en trouver un qui le ft, et alors son grand pouvoir lui permettait d'imposer de lourdes charges.

    C'est prcisment de ces charges que le peuple a cru se dbarrasser, en renversant le Pouvoir royal. Ce qui lui tait odieux, c'tait le poids des impts et par-dessus tout l'obligation de fournir quelques cons-crits.

  • 30 Du pouvoir

    Combien donc n'est-il pas frappant de voir ces char-ges s'aggraver dans le rgime moderne, de voir surtout la conscription mise en uvre, non par la Monarchie absolue, mais comme le rsultat de sa chute!

    Sous les menaces et les souffrances de l'invasion, observe Taine, le peuple a consenp la conscription:

    Il la croyait accidentelle et temporaire. Aprs la victoire et la paix, son gouvernement continue la rclamer: elle devient permanente et dfinitive; aprs les traits de Lun-ville et d'Amiens, Napolon la maintient en France; aprs les traits de Paris et de Vienne, le gouvernement prussien la maintient en Prusse.

    De guerre en guerre, l'institution s'est aggrave: comme une contagion elle s'est propage d'tat en tat; prsent elle a gagn toute l'Europe continentale, et elle y rgne avec le compagnon naturel qui toujours la prcde ou la suit, avec son frre jumeau, avec le suffrage universel, cha-cun des deux plus ou moins produit au jour et tirant aprs soi l'autre, plus ou moins incomplet ou dguis, tous les deux conducteurs ou rgulateurs aveugles et formidables de l'histoire future, l'un mettant dans les mains de chaque adulte un bulletin de vote, l'autre mettant sur le dos de chaque adulte un sac de soldat: avec quelles promesses de massacre et de banqueroute pour le xx sicle, avec quelle exaspration des rancunes et des dfiances internationales, avec quelle dperdition du travail humain, par quelle per-version des dcouvertes productives, par quel recul vers les formes infrieures et malsaines des vieilles socits mili-tantes, par quel pas rtrograde vers les instincts gostes et brutaux, vers les sentiments, les murs et la morale de la cit antique et de la tribu barbare, nous le savons et de reste l .

    Encore Taine n'avait-il pas tout vu. Trois millions d'hommes s'taient trouvs sous les

    1. H. Taine: Les Origines de la France contemporaine, d in-16, t. X, p. 120-123.

  • Prsentation du Minotaure 31

    armes en Europe la fin des guerres napoloniennes. La guerre de 1914-1918 en a tu ou mutil cinq fois autant.

    Et comment compter maintenant qu'hommes, fem-mes et enfants, sont engags dans la lutte, comme on le voyait sur les chariots d'Arioviste?

    Nous finissons par o les sauvages commencent. Nous avons redcouvert l'art perdu d'affamer les non-combattants, de brler les huttes et d'emmener les vaincus en esclavage. Qu'avons-nous besoin d'in-vasions barbares? Nous sommes nos propres Huns.

    SURVIE DU POUVOIR ABSOLU

    Voil un grand mystre. Les peuples mis contri-bution pour la guerre par leurs matres, les rois, n'ont pas cess de s'en plaindre. Enfin ils rejettent ces matres et alors se taxent eux-mmes, non plus seulement d'une partie de leurs revenus mais de leurs vies mmes!

    Quel singulier revirement! L'expliquerons-nous par la rivalit des nations qui aurait remplac celle des dynasties? Dirons-nous que la volont du peuple est avide d'expansion, ardente la guerre, que le citoyen veut payer pour la guerre et aller aux armes? Et qu'enfin nous nous imposons d'enthousiasme des sacrifices bien plus lourds que ceux que nous consen-tions autrefois de si mauvais gr?

    Ce serait se moquer. Averti par le percepteur, convoqu par le gen-

    darme, l'homme est loin de reconnatre dans l'aver-tissement, dans la feuille de route, un effet de sa volont, de quelque faon qu'on l'exalte et la trans-figure. Ce sont au contraire dcrets d'un vouloir tranger, d'un matre impersonnel, que le peuple

  • 32 Du pouvoir

    nomme ILS comme autrefois les esprits malins. ILS nous augmentent nos impts, ILS nous mobilisent", ainsi parle la sagesse du vulgaire.

    Tout se passe pour lui comme si un successeur du roi disparu avait men bien l'entreprise interrom-pue de l'absolutisme.

    Si en effet nous avons vu crotre et l'arme et l'im-pt avec la croissance du Pouvoir monarchique, si le maximum des effectifs et des contributions a corres-pondu au maximum de l'absolutisme, comment ne dirions-nous pas, en voyant se prolonger la courbe de ces indices irrfutables, en voyant se dvelopper monstrueusement les mmes effets, que la mme cause reste l'uvre, et que, sous une autre forme, le Pouvoir a continu et continue sa croissance.

    C'est ce qu'a senti Viollet : L'tat moderne n'est autre chose que le roi des derniers sicles qui conti-nue triomphalement son labeur acharn I . "

    La chambre des machines" constitue par la monarchie n'a fait que se perfectionner: ses leviers matriels et moraux sont devenus progressivement capables de pntrer toujours plus avant dans la socit et d'y saisir les biens et les hommes d'une prise toujours plus irrsistible.

    Le seul changement, c'est que ce Pouvoir accru est devenu un enjeu.

    Ce pouvoir, dit Marx, avec son norme organisation bureaucratique et militaire, avec son mcanisme compliqu et artificiel, cet effroyable parasite qui recouvre comme d'une membrane le corps de la socit franaise et en bou-che tous les pores, naquit l'poque de la monarchie abso-lue, au dclin d'une fodalit, qu'il aida renverser. ( ... ) Toutes les rvolutions n'ont fait que rendre plus parfaite la

    1. Paul Viol\et : Le Roi et ses ministres pendant les trois der-niers sicles de la monarchie, Paris, 1912, p. Vill.

  • Prsentation du Minotaure 33

    machine gouvernementale au lieu de la briser. Les partis qui, tour de rle, luttrent pour le Pouvoir, voyaient dans la conqute de cet norme difice d'tat la proie offerte au vainqueur l .

    LE MINOTAURE MASQU

    Du XII' au XVIII' sicle la puissance publique n'a point cess de s'accrotre. Le phnomne tait com-pris de tous les tmoins, voquait des protestations sans cesse renouveles, des ractions violentes.

    Depuis lors, elle a continu de grandir un rythme acclr, tendant la guerre mesure qu'elle s'ten-dait elle-mme. Et nous ne le comprenons plus, nous ne protestons plus, nous ne ragissons plus.

    Cette passivit toute nouvelle, le Pouvoir la doit la brume dont il s'entoure.

    Autrefois il tait visible, manifest dans la per-sonne du Roi, qui s'avouait un matre, et qui l'on connaissait des passions.

    A prsent, masqu par son anonymat, il prtend n'avoir point d'existence propre, n'tre que l'instru-ment impersonnel et sans passion de la volont gn-rale.

    Par une fiction, d'autres disent une abstraction, on affirme que la volont gnrale, qui en ralit mane des individus investis du pouvoir politique, mane d'un tre collectif, la Nation, dont les gouvernants ne seraient que les organes. Ceux-ci d'ailleurs se sont de tout temps atta-chs faire pntrer cette ide dans l'esprit des peuples. Ils ont compris qu'il y avait l un moyen efficace de faire accepter leur pouvoir ou leur tyrannie2

    1. Karl Marx: Le dixhuit brumaire de Louis Bonaparte. 2. L. Duguit : L'tat, le Droit objectif et la Loi positive, Paris,

    1901, t. l, p. 320.

  • 34 Du pouvoir

    Aujourd'hui comme toujours, le Pouvoir est exerc par un ensemble d'hommes qui disposent de la chambre des machines . Cet ensemble constitue ce qu'on appelle le Pouvoir, et son rapport avec les hom-mes est un rapport de commandement.

    Ce qu'il y a de chang, c'est qu'on a donn au peu-ple des moyens commodes de changer les principaux participants au Pouvoir. En un certain sens, le Pou-voir s'en trouve affaibli, puisque entre les volonts qui prtendent diriger la vie sociale, l'lectorat peut, certaines poques, faire son choix.

    Mais, en ouvrant toutes les ambitions la perspec-tive du Pouvoir, ce rgime facilite beaucoup son extension. Car, sous l'Ancien Rgime, les esprits capables d'exercer une influence, sachant qu'ils n'au-raient jamais part au Pouvoir, taient prompts dnoncer son moindre empitement. Tandis qu' pr-sent, tous sont prtendants, aucun n'a d'intrt diminuer une position laquelle il espre un jour accder, paralyser une machine dont il pense user son tour l .

    De l vient qu'on trouve dans les cercles politiques de la Socit moderne une vaste complicit en faveur de l'extension du Pouvoir.

    Les socialistes en offrent l'exemple le plus frap-pant. La doctrine leur enseigne:

    L'tat n'est pas autre chose qu'une machine d'oppression d'une classe par une autre et cela tout autant dans une rpublique dmocratique que dans une monarchie. A tra-

    1. Cf. Benjamin Constant : Les hommes de parti, quelques pures que leurs intentions puissent tre, rpugnent toujours limi ter la souverainet. Ils se regardent comme ses hritiers, et mna-gent, mme dans la main de leurs ennemis, leur proprit future. Cours de Politique constitutionnelle, d. Laboulaye, Paris 1872, t. l, p.10.

  • Prsentation du Minotaure 35

    vers les innombrables rvolutions dont l'Europe a t le thtre depuis la chute de la fodalit, se dveloppe, se per-fectionne et se renforce cet appareil bureaucratique et mili-taire1 Toutes les rvolutions antrieures n'ont fait que perfectionner la machine gouvernementale, alors qu'il faut l'abattre, la briser2

    Cependant avec quelle faveur ne voient-ils pas grandir cette machine d'oppression qu'ils pensent bien moins briser qu' mettre entre leurs mains3

    Et s'levant avec raison contre la guerre, ils ne voient mme pas que son amplification monstrueuse est lie l'amplification du Pouvoir.

    C'est en vain que Proudhon a toute sa vie dnonc la diversion de la dmocratie vers une simple comp-tition pour l'Imperium.

    Cette comptition a donn ses fruits ncessaires: un Pouvoir la fois tendu et faible.

    Mais il n'est pas naturel au Pouvoir d'tre faible. Il se trouve des circonstances qui font dsirer au peu-ple lui-mme de trouver. sa tte une volont vigou-reuse. Un homme, une quipe, peuvent alors, s'empa-rant du Pouvoir, employer ses leviers sans timidit.

    Ils manifestent son accablante normit. On croit qu'ils en sont les auteurs. Mais non! Seulement les usagers abusifs.

    1. Engels, dans sa prface de 1891 la Guerre civile de Marx. 2. Lnine: L'tat et la Rvolution, d. Humanit ", 1925, p. 44. 3. Ils se dfient, disait encore Constant, de telle ou telle espce

    de gouvernement, de telle ou telle classe de gouvernants: mais pero mettez-leur d'organiser leur manire l'autorit, souffrez qu'ils la confient des mandataires de leur choix, ils croiront ne pouvoir assez ('tendre. Benjamin Constant, op. cit.

  • 36 Du pouvoir

    LE MINOTAURE A VISAGE DCOUVERT

    La chambre des machines tait constitue, ils ne font que s'en servir. Le gant tait debout, ils ne font que lui prter une me terrible.

    Les serres et les griffes qu'il fait alors sentir ont pouss durant la saison dmocratique. Il mobilise la population, mais c'est en priode dmocratique qu'a t pos le principe de l'obligation militaire. Il capte les richesses mais doit la dmocratie l'appareil fis-cal et inquisitorial dont il use. Le plbiscite ne conf-rerait aucune lgitimit au tyran si la volont gn-rale n'avait t proclame source suffisante de l'autorit. L'instrument de consolidation qu'est le parti est issu de la comptition pour le Pouvoir. La mise au pas des esprits ds l'enfance a t prpare par le monopole, plus ou moins complet, de l'ensei-gnement. L'appropriation par l'tat des moyens de production est prpare dans l'opinion.

    La puissance policire mme, qui est l'attribut le plus insupportable de la tyrannie, a grandi l'ombre de la dmocratie1 C'est peine si l'Ancien Rgime l'a connue2

    La dmocratie, telle que nous l'avons pratique, centralisatrice, rglementeuse et absolutiste, appa-rat donc comme la priode d'incubation de la tyrannie.

    C'est la faveur de l'innocence apparente qu'elle a

    1. Cf. A. Ullmann ; La Police, quatrime pouvoir, Paris, 1935. 2. Dans une socit hirarchise en effet le policier craint tou-

    jours de s'attaquer des gens de condition. De l, chez lui, une crainte permanente de se mettre dans un mauvais cas, qui l'humi-lie et le paralyse. Il faut une socit nivele pour que sa fonction le mette au-dessus de tous, et ce gonflement moral aide au gonfle. ment de ('institution.

  • Prsentation du Minotaure 37

    prte au Pouvoir qu'il a pris l'amplitude dont un despotisme et une guerre sans prcdents en Europe nous ont donn la mesure. Qu'on suppose Hitler suc-cdant immdiatement Marie-Thrse, croit-on qu'il aurait pu forger tant d'outils modernes de tyrannie? Ne fallait-il pas qu'il les trouvt prpars?

    A mesure que nos rflexions prennent cette direc-tion, nous apprcions mieux le problme qui se pose notre Occident.

    Nous ne pouvons plus, hlas! croire qu'en brisant Hitler et son rgime, nous frappons le mal sa source. Dans le mme temps, nous formons des plans pour l'aprs-guerre qui rendraient l'tat responsable de tous les sorts individuels, et qui, ncessairement, mettraient aux mains du Pouvoir des moyens ad-quats l'immensit de sa tche.

    Comment ne pas sentir qu'un tat qui lierait lui les hommes par tous les liens des besoins et des sen-timents, serait d'autant plus capable de les vouer un jour aux destins guerriers? Plus grandes les attribu-tions du Pouvoir, plus grands aussi ses moyens mat-riels pour la guerre; plus manifestes les services par lui rendus, plus prompte l'obissance son appel.

    Et qui oserait garantir que cet immense appareil d'tat ne retombera jamais aux main,s d'un gour-mand d'empire? La volont de puissance n'est-elle pas dans la nature humaine; et les insignes vertus de commandement ncessaires au maniement d'une machine de plus en plus lourde n'ont-elles pas sou-vent pour compagnon l'esprit de conqute?

  • 38 Du pouvoir

    LE MINOTAURE EST PARTOUT

    Or il suffit, nous venons de le voir et l'Histoire entire en tmoigne, qu'un seul des tats tout-puissants de l'avenir trouve un chef qui convertisse les pouvoirs assums pour le bien social en moyens de guerre, pour que tous les autres soient forcs la mme conduite. Car, plus complte la prise tatique sur les ressources nationales, plus haute, plus sou-daine, plus irrsistible, la vague qui peut dferler d'une communaut arme sur une communaut paci-fique.

    Nous risquons donc, alors que nous abandonnons plus de nous-mmes l'tat, quelque rassurant que soit son visage d'aujourd'hui, de nourrir la guerre venir, de faire qu'elle soit celle-ci, comme celle-ci aux guerres de la Rvolution.

    Je ne prtends pas ici m'opposer la croissance du Pouvoir, au gonflement de l'tat. Je sais tout ce que les hommes en attendent et combien leur confiance dans le Pouvoir qui viendra est chauffe de toutes les souffrances infliges par le Pouvoir qui disparat. Ils dsirent passionnment une scurit sociale. Les dirigeants ou ceux qui aspirent l'tre ne doutent point que la science ne les mette en mesure de for-mer les esprits et les corps, d'adapter chaque indi-vidu un alvole social fait pour lui, et d'assurer par l'interdpendance des services, le bonheur de tous. C'est une tentative qui ne manque pas de grandeur, c'est le couronnement de l'histoire d'Occident.

    Si l'on pense qu'il y a peut-tre ici trop de con-fiance et l trop de prsomption, que les applications prmatures d'une science incertaine risquent d'tre d'une cruaut presque inconnue des barbares, tmoin l'exprience raciste, que les erreurs d'aiguillage d'im-

  • Prsentation du Minotaure 39

    menses convois humains seront ncessairement catastrophiques, que la disponibilit des masses enfin et l'autorit des chefs nous promettent des con-flits dont celui-ci n'est que le prsage, faut-il jouer les Jrmie?

    Je ne l'ai pas cru, et mon dessein se borne recher-cher les causes et le mode de croissance du Pouvoir dans la Socit.

  • LIVRE PREMIER

    MTAPHYSIQUES DU POUVOIR

  • CHAPITRE PREMIER

    De l'Obissance civile

    APRS avoir dcrit, dans ses traits (perdus) des Cons-titutions, les structures gouvernementales d'une quantit de socits distinctes, Aristote, dans sa Poli-tique, les a ramenes des types fondamentaux, monarchie, aristocratie, dmocratie, qui, par le mlange de leurs caractres en proportions diverses, rendaient compte de toutes les formes du Pouvoir par lui observes.

    Depuis lors, la science politique, ou ce qu'on appelle ainsi, a docilement suivi les directives du matre. La discussion sur les formes du Pouvoir est ternellement actuelle puisque dans toute socit s'exerce un commandement et que ds lors son attri-bution, son organisation, son maniement doivent intresser tout le monde.

    Mais prcisment le fait qu'il existe sur tout ensemble humain un gouvernement, cela aussi mrite d'exercer l'esprit. Que son mode diffre d'une socit

  • 44 Mtaphysiques du pouvoir

    une autre, qu'il change au sein d'une mme socit, ce sont, en langage philosophique, les accidents d'une mme substance, qui est le Pouvoir.

    Et l'on peut se demander, non plus quelle doit tre la forme du Pouvoir - ce qui constitue proprement la morale politique - mais quelle est l'essence du Pouvoir, ce qui constitue une mtaphysique poli-tique.

    Le problme peut tre galement pris sous un autre angle qui souffre un nonc plus simple. Par-tout et toujours on constate le problme de l'obis-sance civile. L'ordre man du Pouvoir obtient l'obissance des membres de la communaut. Lors-que le Pouvoir fait une dclaration un tat tran-ger, elle tire son poids de la capacit du Pouvoir se faire obir, se procurer par l'obissance les moyens d'agir. Tout repose sur l'obissance. Et connatre les causes de l'obissance, c'est connatre la nature du Pouvoir.

    L'exprience montre d'ailleurs que l'obissance a des limites que le Pouvoir ne saurait dpasser, qu'il y a des limites aussi la fraction des moyens sociaux dont il peut disposer. Ces limites, l'observation en tmoigne, varient durant l'histoire d'une socit. Ainsi les rois captiens ne pouvaient lever l'impt; les Bourbons ne pouvaient exiger le service militaire.

    La proportion ou quantum des moyens sociaux dont le Pouvoir peut disposer, est une quantit en principe mesurable. Elle est videmment lie de faon troite au quantum d'obissance. Et l'on sent que ces quantits variables dnotent le quantum de Pouvoir.

    Nous sommes fonds dire qu'un Pouvoir est plus tendu selon qu'il peut diriger plus compltement les actions des membres de la Socit et user plus plei-nement de ses ressources.

  • De l'obissance civile 45

    L'tude des variations successives de ce quantum est une histoire du Pouvoir relativement son ten-due; tout autre donc que l'histoire ordinairement crite, du Pouvoir relativement ses formes.

    Ces variations du quantum du Pouvoir en fonction de \!ge d'une socit pourraient en principe se figu-rer par une courbe.

    Sera-t-elle en dentelure capricieuse? Ou bien aura-t-elle un dessin gnral assez clair pour qu'on puisse parler d'une loi du dveloppement du Pouvoir dans la socit considre?

    Si l'on admet cette dernire hypothse, et si l'on pense d'ailleurs que l'histoire humaine en tant qu'elle nous est connue consiste dans la juxtaposition des histoires successives de grandes socits ou civi-lisations composes de socits plus petites empor-tes par un mouvement commun, on peut aisment imaginer que les courbes du Pouvoir pour chacune de ces grandes socits risquent de prsenter une cer-taine analogie, et que leur examen mme peut clai-rer le destin des civilisations.

    Nous commencerons notre recherche en tchant de connatre l'essence du Pouvoir. Il n'est pas sr que nous y russissions, et ce n'est pas non plus absolu-ment ncessaire. Ce qui nous importe en effet c'est le rapport, grossirement parlant, du Pouvoir la socit. Et nous pouvons les traiter comme deux variables inconnues dont la relation seule est saisis-sable.

    Nanmoins, l'histoire n'est pas tellement rducti-ble la mathmatique. Et il ne faut rien ngliger pour voir le plus clair possible.

  • 46 Mtaphysiques du pouvoir

    LE MYSTRE DE L'OBISSANCE CIVILE

    La grande ducatrice de notre espce, la curiosit, n'est veille que par l'inaccoutum; il a fallu les pro-diges, clipses ou comtes, pour que nos lointains anctres s'enquissent des mcanismes clestes; il a fallu les crises pour que naisse, il a fallu trente mil-lions de chmeurs pour que se gnralise l'investiga-tion des mcanismes conomiques. Les faits les plus surprenants n'exercent pas notre raison, pouvu qu'ils soient quotidiens.

    De l vient sans doute qu'on ait si peu rflchi sur la miraculeuse obissance des ensembles humains, milliers ou millions d'hommes qui se plient aux rgles et aux ordres de quelques-uns.

    Il suffit d'un ordre et le flot tumultueux des voitu-res qui, dans tout un vaste pays, coulait sur la gau-che, se dporte et coule sur la droite. Il suffit d'un ordre et un peuple entier quitte les champs, les ate-liers, les bureaux, pour affluer dans les casernes.

    Une pareille subordination, a dit Necker, doit frapper d'tonnement les hommes capables de rflexion. C'est une action singulire, une ide pres-que mystrieuse que l'obissance du trs grand nom-bre au trs petit nombre I . Pour Rousseau, le Pou-voir voque Archimde assis tranquillement sur le rivage et tirant sans pein flot un grand vaisseau2 .

    Quiconque a fond une petite socit pour un objet particulier connat la propension des membres -pourtant engags par un acte exprs de leur volont en vue d'une fin qui leur est chre - fuir les obli-

    1. Necker : Du Pouvoir excutif dans les grands tats, 1792, p.20-22.

    2. Rousseau: Du Contrat social, livre III, chap. VI.

  • De l'obissance civile 47

    gations socitaires. Combien surprenante donc la docilit dans la grande socit!

    On nous dit Viens! et nous venons. On nous dit Va! et nous allons. Nous obissons au percepteur, au gendarme, l'adjudant. Ce n'est pas assurment que nous nous inclinions devant ces hommes. Mais peut-tre devant leurs chefs? Il arrive pourtant que nous mprisions leur caractre, que nous suspections leurs intentions.

    Comment donc nous meuvent-ils? Si notre volont cde la leur, est-ce parce qu'ils

    disposent d'un appareil matriel de coercition, parce qu'ils sont les plus forts? Il est certain que nous redoutons la contrainte qu'ils peuvent employer. Mais encore, pour en user, leur faut-il toute une arme d'auxiliaires. Il reste expliquer d'o leur vient ce corps d'excutants et ce qui assure sa fid-lit: le Pouvoir nous apparat alors comme une petite socit qui en domine une plus large.

    Mais il s'en faut que tous les Pouvoirs aient dis-pos d'un ample appareil de coercition. Il suffira de rappeler que pendant des sicles Rome n'a pas connu de fonctionnaires professionnels, n'a vu dans son enceinte aucune force arme, et que ses magistrats ne pouvaient user que de quelques licteurs. Si le Pou-voir avait alors des forces pour contraindre un mem-bre individuel de la communaut, il ne les tirait que du concours des autres membres.

    Dira-t-on que l'efficacit du Pouvoir n'est pas due aux sentiments de crainte, mais ceux de participa-tion? Qu'un ensemble humain a une me collective, un gnie national, une volont gnrale? Et que son gouvernement personnifie l'ensemble, manifeste cette me, incarne ce gnie, promulgue cette volont? De sorte que l'nigme de l'obissance se dissipe, puis-que nous n'obissons en dfinitive qu' nous-mmes?

  • 48 Mtaphysiques du pouvoir

    C'est l'explication de nos juristes, favorise par l'ambigut du mot tat, et correspondant des usa-ges modernes. Le terme d'tat - et c'est pourquoi nous l'vitons - comporte deux sens fort diffrents. Il dsigne d'abord une socit organise ayant un gouvernement autonome, et, en ce sens, nous som-mes tous membres de l'tat, l'tat c'est nous. Mais il dnote d'autre part l'appareil qui gouverne cette socit. En ce sens les membres de l'tat, ce sont ceux qui participent au Pouvoir, l'tat c'est eux. Si maintenant l'on pose que l'tat, entendant l'appareil de commandement, commande la Socit, on ne fait qu'mettre un axiome; mais si aussitt l'on glisse subrepticement sous le mot tat son autre sens, on trouve que c'est la socit qui commande elle-mme, ce qu'il fallait dmontrer.

    Ce n'est l videmment qu'une fraude intellectuelle inconsciente. Elle n'apparat pas flagrante parce que prcisment dans notre socit l'appareil gouverne-mental est ou doit tre en principe l'expression de la socit, un simple systme de transmission au moyen de quoi elle se rgit elle-mme. A supposer qu'il en soit vraiment ainsi - ce qui reste voir - il est patent qu'il n'en a pas t ainsi toujours et partout, que l'autorit a t exerce par des Pouvoirs nette-ment distincts de la Socit, et que l'obissance a t obtenue par eux.

    L'empire du Pouvoir sur la Socit n'est pas l'uvre de la seule force concrte, puisqu'on le trouve o cette force est minime, il n'est pas l'uvre de la seule participation, puisqu'on le trouve o la Socit ne participe nullement au Pouvoir.

    Mais peut-tre dira-t-on qu'il y a en ralit deux Pouvoirs d'essence diffrente, le Pouvoir d'un petit nombre sur l'ensemble, monarchie, aristocratie, qui se soutient par la seule force, et le Pouvoir de l'en-

  • De l'obissance civile 49

    semble sur lui-mme, qui se soutient par la seule par-ticipation?

    S'il en tait ainsi, on devrait naturellement consta-ter que dans les reglmes monarchique et aristocratique les instruments de coercition sont leur maximum puisqu'on n'attend rien que d'eux. Tandis que dans les dmocraties modernes, ils seraient leur minimum puisqu'on ne demande rien aux, citoyens qu'ils n'aient voulu. Mais on constate au contraire que le progrs de la monarchie la dmo-cratie s'est accompagn d'un prodigieux dveloppe-ment des instruments coercitifs. Aucun roi n'a dis-pos d'une police comparable celle des dmocraties modernes.

    C'est donc un~ erreur grossire de contraster deux Pouvoirs diffrant d'essence, chacun desquels obtien-drait l'obissance par le jeu d'un seul sentiment. Ces analyses logiques mconnaissent la complexit du problme.

    CARACTRE HISTORIQUE DE L'OBISSANCE

    L'obissance, la vrit, rsulte de sentiments trs divers qui fournissent au Pouvoir une assise mul-tiple :

    Il n'existe ce pouvoir, a-t-on dit, que par la runion de toutes les proprits qui forment son essence; il tire sa force et des secours rels qui lui sont donns, et de l'assis-tance continuelle de l'habitude et de l'imagination; il doit avoir son autorit raisonne et son influence magique; il doit agir'comme la nature et par des moyens visibles et par un ascendant inconnu l .

    La formule est bonne, condition de n'y pas voir

    1. Necker, op. cil.

  • 50 Mtaphysiques du pouvoir

    une numration systmatique, exhaustive. Elle met en lumire la prdominance des facteurs irrationnels. Il s'en faut qu'on obisse principalement parce qu'on a pes les risques de la dsobissance ou parce qu'on identifie dlibrment sa volont celle des diri-geants. On obit essentiellement parce que c'est une habitude de l'espce.

    Nous trouvons le Pouvoir en naissant la vie sociale, comme nous trouvons le pre ne naissant la vie physique. Similitude qui a inspir combien de fois leur comparaison, et l'inspirera encore en dpit des objections les mieux fondes.

    Le Pouvoir est pour nous un fait de nature. Si loin que remonte la mmoire collective, il a toujours pr-sid aux vies humaines. Aussi son autorit prsente rencontre en nous le secours de sentiments trs anciens que, sous ses formes successives, il a succes-sivement inspirs.

    Telle est la continuit du dveloppement humain, dit Fra-zer, que les institutions essentielles de notre socit ont, pour la plupart, sinon toutes, de profondes racines dans l'tat sauvage, et nous ont t transmises avec des modifi-cations plutt d'apparence que de fond l .

    Les socits, et celles mmes qui nous paraissent le moins volues, ont un pass maintes fois millnaire, et les autorits qu'elles subirent autrefois n'ont pas disparu sans lguer leurs prestiges leurs rempla-antes, ni sans laisser dans les esprits des empreintes qui se surajoutent. La suite des gouvernements d'une mme socit, au cours des sicles, peut tre regar-de comme un seul gouvernement qui subsiste tou-jours et s'enrichit continuellement. Aussi le Pouvoir

    1. J.G. Frazer: Lectures on the Early History of Kingship, Lon-dres, 1905, p. 2-3.

  • De l'obissance civile 51

    est-il moins un objet de la connaissance logique que de la connaissance historique. Et nous pourrions sans doute ngliger les systmes qui prtendent ramener ses proprits diverses un principe uni-que, fondement de tous les droits exercs par les titu-laires du commandement, cause de toutes les obliga-tions qu'ils imposent.

    Ce principe est tantt la volont divine dont ils seraient les vicaires, tantt la volont gnrale dont ils seraient les mandataires, ou encore le gnie natio-nal dont ils seraient l'incarnation, la conscience col-lective dont ils seraient les interprtes, le finalisme social dont ils seraient les agents.

    Pour que nous reconnaissions dans quelqu'une des entits nonces ce qui fait le Pouvoir, il faudrait vi-demment qu'il ne pt exister aucun Pouvoir o ladite force est absente. Or il est patent qu'il y avait des Pouvoirs des poques o le gnie national et t une expression vide de sens, on en peut citer qu'au-cune volont gnrale ne soutenait, bien au contraire. Le seul systme qui satisfasse la condition fonda-mentale d'expliquer tout Pouvoir quelconque, est celui de la volont divine~ saint Paul disant: Il n'y a pas d'autorit qui ne vienne de Dieu et celles qui existent ont t institues par Dieu , et cela sous Nron mme, a fourni aux thologiens une explica-tion qui est la seule embrasser tous les cas de Pou-voir.

    Les autres mtaphysiques y sont impuissantes. A vrai dire, elles n'y prtendent pas. Ce sont de pseu-do-mtaphysiques o la proccupation analytique dis-parat plus ou moins compltement sous la proccu-pation normative. Non plus, que faut-il au Pouvoir pour tre ... Pouvoir, mais que lui faut-il pour tre bon.

  • 52 Mtaphysiques du pouvoir

    STATIQUE ET DYNAMIQUE DE L'OBISSANCE

    Devons-nous donc laisser de ct ces thories? Non pas, car ces reprsentations idales du Pouvoir ont accrdit dans la Socit des croyances qui jouent un rle essentiel dans le dveloppement du Pouvoir con-cret.

    On peut tudier les mouvements clestes sans s'in-quiter de conceptions astronomiques qui ont t accrdites mais ne rpondent pas la ralit des faits, parce que ces croyances n'ont en rien affect ces mouvements. Mais s'agissant des conceptions suc-cessives du Pouvoir il n'en est plus de mme, car le gouvernement, lui, est un phnomne humain, pro-fondment influenc par l'ide que les hommes se font de lui. Et prcisment le Pouvoir s'tend la faveur des croyances professes son endroit.

    Reprenons en effet notre rflexion sur l'Obis-sance. Nous l'avons reconnue cause de faon imm-diate par l'habitude. Mais l'habitude ne suffit expli-quer l'obissance qu'autant que le commandement se tient dans les limites qui lui sont habituelles. Ds qu'il veut imposer aux hommes des obligations dpassant celles quoi ils sont rompus, il ne bnfi-cie plus d'un automatisme de longue date cr dans le sujet. Pour un incrment d'effet, un plus d'obis-sance, il faut un incrment de cause. L'habitude ici ne peut servir, il faut une explication. Ce que la Logique suggre, l'Histoire le vrifie: c'est en effet aux po-ques o le Pouvoir tend grandir qu'on discute sa nature et les principes, en lui prsents, qui causent l'obissance; que ce soit pour assister sa croissance ou pour y faire obstacle. Ce caractre opportuniste des thories du Pouvoir rend compte d'ailleurs de leur impuissance fournir une explication gnrale du phnomne.

  • De l'obissance civile 53

    Dans cette activit particulire la pense humaine a toujours suivi les deux mmes directions, rpon-dant aux catgories de notre entendement. Elle a cherch la justification thorique de l'Obissance -et en pratique rpandu des croyances rendant possi-ble un accroissement d'obissance - soit dans une cause efficiente, soit dans une cause finale.

    En d'autres termes, on a affirm que le Pouvoir devait tre obi, soit parce que, soit en vue de.

    Dans la direction du parce que, on a dvelopp les thories de la Souverainet. La cause efficiente de l'obissance, a-t-on dit, rside dans un droit exerc par le Pouvoir, qui lui vient d'une Majestas qu'il pos-sde, incarne ou reprsente. Il dtient ce droit la condition, ncessaire et suffisante, d'tre lgitime, c'est--dire raison de son origine.

    Dans l'autre direction, on a dvelopp les thories de la Fonction tatique. La cause finale de l'obis-sance, a-t-on dit, consiste dans le but que poursuit le Pouvoir, et qui est le Bien Commun, de quelque faon que d'ailleurs on le conoive. Pour qu'il mrite la docilit du sujet, il faut et il suffit que le Pouvoir recherche et procure le Bien Commun.

    Cette classification simple embrasse toutes les thories normatives du Pouvoir. Sans doute il en est peu qui ne se rclament la fois de la cause effi-ciente et de la cause finale, mais on gagne beaucoup en clart considrer successivement tout ce qui se rapporte l'une, puis l'autre catgorie.

    Avant d'entrer dans le dtail, voyons si, la lumire de cet aperu, nous ne pouvons pas nous faire une ide approche du Pouvoir. Nous lui avons reconnu une proprit mystrieuse, qui est, travers ses avatars, sa dure, lui confrant un ascendant irraisonn, non justiciable de la pense logique. Cel-le-ci distingue en lui trois proprits certaines, la

  • 54 Mtaphysiques du pouvoir

    Force, la Lgitimit, la Bienfaisance. Mais mesure qu'on tche de les isoler, comme des corps chimi-ques, ces proprits se drobent. Car elles n'ont pas d'existence en soi, et n'en prennent que dans les esprits humains. Ce qui existe effectivement, c'est la croyance humaine dans la lgitimit du Pouvoir, c'est l'espoir en sa bienfaisance, c'est le sentiment qu'on a de sa force. Mais, bien videmment, il n'a de carac-tre lgitime que par sa conformit avec ce que les hommes estiment le mode lgitime du Pouvoir, il n'a de caractre bienfaisant que par la conformit de ses buts avec ce que les hommes croient leur tre bon. Il n'a de force enfin, dans la plupart des cas du moins, qu'au moyen de celles que les hommes croient devoir lui prter.

    L'OBISSANCE LIE AU CRDIT

    Il nous apparat donc que dans l'obissance, il entre une part norme de croyance, de crance, de crdit.

    Le Pouvoir peut tre fond par la seule force, sou-tenu par la seule habitude, mais il ne saurait s'accro-tre que par le crdit, qui n'est logiquement pas inu-tile sa cration et son entretien, et qui, dans la plupart des cas, ne leur est pas historiquement tranger.

    Sans prtendre ici le dfinir, nous pouvons dj le dcrire comme un corps permanent, auquel on a l'ha-bitude d'obir, qui a les moyens matriels de con-traindre, et qui est soutenu par l'opinion qu'on a de sa force, la croyance dans son droit de commander (sa lgitimit), et l'espoir qu'on met dans sa bienfai-sance.

    Il n'tait pas inutile de souligner le rle du crdit

  • De l'obissance civile 55

    dans l'avancement de sa puissance. Car on comprend . maintenant de quel prix sont pour lui les thories qui projettent certaines images dans les esprits. Selon qu'elles inspirent plus de respect pour une Souverai~ net, conue comme plus absolue, selon qu'elles veil-lent plus d'espoir dans un Bien Commun plus prci-sment voqu, elles fournissent au Pouvoir concret une assistance plus efficace, elles lui ouvrent la voie et prparent ses progrs.

    Chose remarquable, il n'est mme pas ncessaire, pour aider au Pouvoir, que ces systmes abstraits lui reconnaissent cette Souverainet ou lui confient la tche de raliser ce Bien Commun: il suffit qu'elles en forment les concepts dans les esprits. Ainsi Rous-seau, qui se faisait une trs grande ide de la Souve-rainet, la dniait au Pouvoir et la lui opposait. Ainsi le socialisme, qui a cr la vision d'un Bien Commun infiniment sduisant, ne remettait nullement au Pou-voir le soin de le procurer: mais au contraire, rcla-mait la mort de l'tat. Il n'importe, car le Pouvoir occupe dans la Socit une place telle que cette Sou-verainet tellement sainte, lui seul est capable de s'en emparer, ce Bien Commun tellement fascinant, lui seul apparat capable d'y travailler.

    Nous savons prsent sous quel angle examiner les thories du Pouvoir. Ce qui nous intresse en elles, c'est essentiellement le renfort qu'elles appor-tent au Pouvoir.

  • CHAPITRE DEUXIME

    Les thories de la Souverainet

    LES thories qui ont t, au cours de notre histoire, les plus accrdites dans notre socit occidentale, et qui ont exerc le plus d'influence, expliquent et justi-fient le commandement politique par sa cause effi-ciente. Ce sont les thories de la Souverainet.

    L'obissance est un devoir, parce qu'il existe, et que nous sommes obligs de reconnatre, un droit de commander en dernier ressort dans la Socit , qui s'appelle Souverainet, droit de diriger les actions des membres de la Socit avec pouvoir de contraindre, droit auquel tous les particuliers sont obligs de se soumettre sans qu'aucun puisse rsister1 .

    Le Pouvoir use de ce droit, qui n'est pas gnrale-ment conu comme lui appartenant. Non, ce droit

    1. Burlamaqui: Principes de Droit politique. Amsterdam. 1751. 1.1. p. 43.

  • 58 Mtaphysiques du pouvoir

    qui transcende tous les droits particuliers, ce droit absolu et illimit, ne saurait tre la proprit d'un homme ou d'un groupe d'hommes. Il suppose un titu-laire assez auguste pour que nous nous laissions entirement guider par lui, pour que nous ne puis-sions songer marchander avec lui. Ce titulaire est Dieu, ou bien c'est la Socit.

    Nous le verrons, les systmes qui passent pour les plus opposs, comme ceux du Droit divin et de la Souverainet populaire, sont la vrit branches d'un tronc commun, la notion de Souverainet, l'ide qu'il y a quelque part un droit auquel tous les autres cdent.

    Derrire ce concept juridique, il n'est pas difficile de dceler un concept mtaphysique. C'est qu'une Volont suprme ordonne et rgit la communaut humaine, une Volont bonne par nature et quoi il serait coupable de s'opposer, Volont Divine ou Volont Gnrale.

    Du suprme Souverain, Dieu ou la Socit, le Pou-voir concret doit maner, il doit incarner cette Volont: dans la mesure o il ralise ces conditions, il est Lgitime. Et il peut comme dlgu ou manda-taire, exercer le droit souverain. C'est ici que les sys-tmes, outre leur dualit quant la nature du Souve-rain, prsentent une grande diversit. Comment, qui, et surtout dans quelle mesure sera communiqu le droit de commander? Par qui et comment l'exer-cice en sera-t-il surveill, de faon que le mandataire ne trahisse pas l'intention du Souverain? Quand pourra-t-on dire, quels signes reconnatra-t-on, que le Pouvoir infidle perd sa lgitimit, et que, ramen l'tat de simple fait, il ne peut plus arguer d'un droit transcendant?

    Nous ne pourrons pas entrer dans de si grands dtails. Ce qui nous occupe ici, c'est l'influence psy-

  • Les thories de la souverainet 59

    chologique de ces doctrines, la faon dont elles ont affect les croyances humaines quant au Pouvoir, et par suite l'attitude humaine l'gard du Pouvoir; finalement l'tendue du Pouvoir.

    Ont-elles disciplin le Pouvoir en l'obligeant de res-ter soumis une entit bienfaisante? L'ont-elles cana-lis en instituant des moyens de contrle capables de ncessiter sa fidlit? L'ont-elles limit en restrei-gnant la part du droit souverain qu'il lui tait permis d'exercer?

    Bien des auteurs de thories de la Souverainet ont eu l'un ou l'autre de ces desseins. Mais il n'est aucune d'elles qui enfin, lentement ou rapidement dtourne de son intention premire, n'ait renforc le Pouvoir, en lui fournissant la puissante assistance d'un Souve-rain invisible auquel il tendait et russissait s'iden-tifier. La thorie de la souverainet divine a conduit la Monarchie Absolue, la thorie de la souverai-net populaire conduit la Souverainet Parle-mentaire d'abord - et enfin l'Absolutisme Plbis-citaire.

    LA SOUVERAINET DIVINE

    L'ide que le Pouvoir vient de Dieu a soutenu, durant les temps obscurs , une monarchie arbi-traire et illimite: cette reprsentation grossire-ment errone du Moyen Age est solidement ancre dans les esprits ignorants, servant de commode ter-minus a quo pour ensuite drouler l'histoire d'une volution politique vers le terminus ad quem de la Libert.

    Tout ici est faux. Rappelons, sans y insister mainte-nant, que le Pouvoir mdival tait partag (avec la Curia Regis), limit (par d'autres puissances, auto-

  • 60 Mtaphysiques du pouvoir

    nomes dans leur cadre), et que surtout il n'tait pas souverain I . Car c'est le caractre essentiel du Pouvoir souverain d'avoir la puissance lgislative, d'tre capa-ble de modifier sa guise les normes de comporte-ment imposes aux sujets, de dfinir sa guise les normes prsidant sa propre action, d'avoir enfin la puissance lgislative en tant lui-mme au-dessus des lois, legibus solutus, Absolu. Or le Pouvoir mdival au contraire tait tenu thoriquement et pratique-ment par la lex terrae, conue comme immuable; le Nolimus leges angliae mutare des barons anglais exprime cet gard le sentiment gnral de l'poque2

    Loin d'avoir caus la grandeur du Pouvoir, le con-cept de Souverainet Divine a donc concid pendant de longs sicles avec sa petitesse.

    Sans doute on peut citer des formules frappantes. Jacques 1er ne disait-il point son hritier: Dieu a fait de vous un petit dieu pour siger sur son trne et

    1. Nous entendons qu'il n'tait pas souverain au sens moderne du mot. La Souverainet mdivale n'est autre chose que suprio rit (du latin populaire superanum). C'est la qualit qui appartient au pouvoir plac audessus de tous les autres et qui n'a pas lui mme de suprieur dans la srie temporelle. Mais de ce qu'il est le plus lev, il ne dcoule point que le droit du souverain soit d'une autre nature que les droits qu'il coiffe: il ne les brise pas, n'est pas regard comme leur source et leur auteur. Quand ci-dessus nous dcrivons le caractre du Pouvoir souverain, nous nous rfrons la conception moderne de la Souverainet, qui s'est panouie au XVII' sicle.

    2. Dans le grand ouvrage consacr par les frres R.W. et A.J. Carlyle aux ides politiques du Moyen Age (A History of Political Mediaeval Theory i/1 the West, Londres, 6 vol., 1903-1936) on trouve cent fois ritre cette ide, dmontre par l'ensemble de leurs recherches, que le monarque tait conu par les penseurs mdi-vaux et gnralement regard comme audessous de la Loi, oblig par elle, et incapable de la changer par voie d'autorit. La Loi est pour lui un donn, et vrai dire le vritable souverain.

  • Les thories de la souverainet 61

    gouverner les hommes l . Louis XIV n'instruisait-il pas le Dauphin en des termes fort semblables: Celui qui a donn des rois au monde a voulu qu'ils fussent honors comme ses reprsentants, en se rservant lui seul de juger leurs actions. Celui qui est n sujet doit obir sans murmurer: telle est sa volont2 . Bossuet mme, prchant au Louvre, ne s'criait-il pas: Vous tes des dieux encore que vous mouriez, et votre autorit ne meurt point3 !

    Sans doute si Dieu, pre et protecteur de la socit humaine, a lui-mme dsign certains hommes pour la rgir, les a appels ses christs, les a faits ses lieute-nants, leur a mis l'pe en main pour administrer sa justice, comme l'affirmait encore Bossuet, alors le Roi, fort d'une telle investiture, doit apparatre ses sujets comme leur matre absolu.

    Mais de telles formules ne se rencontrent, avec une telle acception, qu'au XVII' sicle, ce sont propositions htrodoxes par rapport au systme mdival de la souverainet divine; et nous surprenons ici un cas frappant de subversion d'une thorie du Pouvoir au profit du Pouvoir concret, subversion dont nous avons dit et nous verrons qu'elle constitue un phno-mne trs gnral.

    La mme ide, que le Pouvoir vient de Dieu, a t nonce et employe, en plus de quinze sicles, dans des intentions fort diffrentes. Saint Paul4, videm-ment, voulait combattre dans la communaut chr-tienne de Rome les tendances la dsobissance

    1. Cit par Marc Bloch: Les Rois thaumaturges, publication de la Facult des lettres de Strasbourg, 1924, p. 351.

    2. Louis XIV: uvres, t. Il, p. 317. 3. Le jour des Rameaux 1662. 4. Cf. ptre aux Romains, XIII, 1. Commentaires dans Carlyle,

    op. cit., t. J, p. 89-98.

  • 62 Mtaphysiques du pouvoir

    civile qui prsentaient le double danger de prcipiter les perscutions et de distraire l'action chrtienne de son objet rel, la conqute des mes. Grgoire le Grandi, l'poque o l'anarchie guerrire l'Occi-dent, l'instabilit politique l'Orient, dtruisaient l'ordre romain, sentait la ncessit de raffermir le Pouvoir. Les canonistes du IX' sicle2 tchaient d'tayer le pouvoir imprial chancelant que l'glise avait restaur pour le bien commun. Autant d'po-ques, autant de besoins, autant de sens. Mais il s'en faut qu'avant le Moyen Age la doctrine du droit divin ait prvalu: c'taient les ides drives du droit romain qui dominaient les esprits. Et si nous pre-nons le systme du droit divin l'heure de son pa-nouissement, depuis le XI' jusqu'au XJV' sicle, que constatons-nous?

    On rpte la formule de saint Paul: Tout Pouvoir vient de Dieu , mais beaucoup moins pour inviter les sujets l'obissance envers le Pouvoir que pour invi-ter le Pouvoir ... l'obissance envers Dieu. Loin que l'glise, en appelant les princes reprsentants ou ministres de Dieu, veuille leur communiquer la tou-te-puissance divine, elle s'est au contraire propos de leur faire sentir qu'ils ne tiennent leur autorit que comme un mandat et doivent donc en user selon l'in-tention et la volont du Matre dont ils l'ont reu. Il ne s'agit pas de permettre au prince de faire indfini-ment la loi, mais bien de plier le Pouvoir une Loi divine qui le domine et l'oblige.

    Le roi sacr du Moyen Age nous prsente le Pou-voir le moins libre, le moins arbitraire que nous puis-sions imaginer. Car, il est tenu tout ensemble par une

    1. Saint Grgoire: Rgulae Pastoralis, 111,4. 2. Cf. notamment Hincmar de Reims: De Fide Carolo Rege Ser-

    vanda, XXIlI.

  • Les thories de la souverainet 63

    Loi humaine, la Coutume, et par la Loi divine. Et ni d'un ct ni de l'autre on ne se fie son seul sens du devoir. Mais comme la Cour des Pairs l'astreint res-pecter la Coutume, l'glise veille ce qu'il reste l'ad-ministrateur diligent du monarque cleste dont il doit en tous points suivre les instructions.

    L'glise l'avertit en lui remettant la couronne: {( Par elle, vous devenez participant notre ministre, disait l'archevque au roi de France en le sacrant au XIII' sicle; de mme que nous sommes pour le spiri-tuel les pasteurs des mes, de mme vous devez tre pour le temporel vrai serviteur de Dieu ... Elle lui rptait sans cesse la mme objurgation. Ainsi Yves de Chartres crivant Henri 1er d'Angleterre aprs son avnement: Prince, ne l'oubliez pas, vous tes le serviteur des serviteurs de Dieu et non leur matre; vous tes le protecteur et non le propritaire de votre peuple l . Enfin, s'il remplissait mal sa mission, elle disposait son gard de sanctions qui devaient tre bien redoutes pour que l'empereur Henri IV vnt s'agenouiller devant Grgoire VII dans la neige de Canossa.

    Telle, dans tout son clat, dans toute sa force, fut la thorie de la souverainet divine. Si peu favorable au dploiement d'une autorit sans frein qu'un empe-reur, qu'un roi, proccups d'tendre le Pouvoir, se trouvent naturellement en conflit avec elle. Et si, pour briser le contrle ecclsiastique, on les voit par-fois faire plaider qu'ils tirent leur autorit immdiate de Dieu, sans que personne puisse en surveiller l'em-

    plo~ - thse qui s'appuie principalement sur la Bible et l'ptre de Paul - il est bien remarquable qu'ils recourent plus souvent et plus efficacement la tra-

    1. pist., CVI P.L., t. CLXII, col. 121.

  • 64 Mtaphysiques du pouvoir

    dition juridique romaine, qui attribue la Souverainet ... au Peuple!

    C'est ainsi qu'entre beaucoup d'autres champions du Pouvoir, l'aventurier Marsile de Padoue, au profit de l'empereur non couronn Louis de Bavire, pos-tule la souverainet populaire en place de la souverai-net divine: Le suprme lgislateur du genre humain, affirme-t-il, n'est autre que l'universalit des hommes auxquels s'appliquent les dispositions coer-citives de la loP ... Il est bien significatif que le Pou-voir s'appuie sur cette ide pour se rendre absolu2

    C'est elle qui lui servira s'affranchir du contrle ecclsiastique. Pour qu'il puisse, aprs avoir argu du Peuple contre Dieu, arguer de Dieu contre le Peuple, double manuvre ncessaire la construction de l'absolutisme, il aura fallu une rvolution religieuse.

    Il aura fallu la crise provoque dans la socit europenne par la Rforme, et les nergiques plai-doyers de Luther et de ses successeurs en faveur du Pouvoir temporel, qui devait tre mancip de la tutelle papale pour pouvoir adopter et lgaliser leurs doctrines. Les docteurs rformateurs apportent ce cadeau aux princes rforms. De mme que le Hohen-zollern qui rgissait la Prusse comme Grand Matre de L'Ordre Teutonique s'autorisa des conseils de Luther pour se dclarer propritaire des biens qu'il tenait comme administrateur, de mme les princes, rompant avec l'glise de Rome, en profitrent pour s'attribuer comme proprit le droit souverain qui

    ,'-1. Cf. la belle tude de Nol Valois sur Jean de Jaudun et Mar-

    sile de Padoue dans l'Histoire littraire de la France, t. XXIV, p. 575 sq.

    2. La thorie dmocratique de Marsile de Padoue aboutit la proclamation de l'omnipotence impriale , dit Nol Valois, op. cit., p. 614.

  • Les thories de la souverainet 65

    jusqu'alors ne leur avait t reconnu que comme mandat sous contrle. Le Droit divin, qui avait t au passif du Pouvoir, devenait un actif.

    Et cela non seulement dans les pays adoptant la Rforme mais dans les autres aussi: l'glise, en effet, rduite solliciter l'appui des princes, n'tait plus mme d'exercer sur eux sa censure sculaire1

    Par l s'explique le droit divin des rois" tel qu'il nous apparat au XVII' sicle, membre disjoint d'une doctrine qui n'avait pos les rois en reprsentants de Dieu vis--vis des sujets que pour simultanment les soumettre la Loi de Dieu et au contrle de l'glise.

    LA SOUVERAINET POPULAIRE

    Loin que l'absolutisme trouve dans la thologie sa justification, les Stuarts et les Bourbons, dans le temps o ils lvent leurs prtentions, font brler par la main du bourreau les traits politiques des docteurs jsuites2 Non seulement ceux-ci rappellent la suprmatie pontificale: Le pape peut dposer les rois et en constituer d'autres, comme il a dj fait. Et aucun ne doit nier ce pouvoir3 ", mais encore ils cons-truisent une thorie de l'autorit qui carte tout fait l'ide d'un mandat direct confi aux rois par le Souverain cleste.

    Pour eux, il est vrai que le Pouvoir vient de Dieu,

    1. "Sans Luther, pas de Louis XIV", dit justement Figgis. J.N. Figgis: Studies of political thought from Gersoll to Grotius, 2e d. Cambridge, 1923, p. 62.

    2. Ainsi on brle Paris en 1610 le De Rege et Regis Illstitl/tiolle de Mariana, et le Tractatus de Potestate Summi POlltificis ill tem poralibus de Bellarmin; et en 1614, le Defellsio Fidei de Suarez. De mme Londres.

    3. Vittoria: De Illdis, 1,7.

  • 66 Mtaphysiques du pouvoir

    mais non pas que Dieu en ait choisi l'attributaire. Il a voulu l'existence du Pouvoir parce qu'il a donn l'homme une nature sociale l , l'a donc fait vivre en communaut: or un gouvernement civil est nces-saire cette communaut2 Mais il n'a pas lui-mme organis ce gouvernement. Cela appartient au peuple de cette communaut, qui doit par ncessit pratique le transfrer quelqu'un ou quelques-uns. Ces dtenteurs du Pouvoir manient une chose qui vient de Dieu, et donc sont asservis sa loi. Mais aussi cette chose leur a t remise par la communaut, des conditions nonces par elle. Ils sont donc comp-tables envers elle.

    Il dpend du vouloir de la multitude, enseigne Bellarmin, de constituer un roi, des consuls ou d'autres magistrats. Et s'il advient une cause lgitime, la multitude peut changer la royaut en aristocratie ou dmocratie et rebours; comme nous lisons qu'il s'est fait Rome3

    On conoit que l'orgueilleux Jacques 1er se soit enflamm la lecture de pareilles propositions: c'est alors qu'il crivit son apologie du droit des rois. La rfutation de Suarez, crite par ordre du pape Paul V, fut brle publiquement devant l'glise Saint-Paul de Londres.

    Jacques 1er avait prtendu que, devant un ordre injuste, le peuple ne peut que fuir sans rsistance la fureur de son roi; il ne doit lui rpondre que par ses larmes et soupirs, Dieu seul tant appel au secours . Bellarmin rplique: Jamais le peuple ne dlgue

    1. La nature de l'homme veut qu'il soit un animal social et politique vivant en collectivit ", avait dit saint Thomas. De Regi mine Pillcipum, l, 1.

    2. Cf. Suarez: De Legibus ac Deo Legislatore, livre III, chap. l, Il, III, IV. Dans la Somme en deux volumes, p. 634635.

    3. Bellarmin: De Laicis, livre Ill.

  • Les thories de la souverainet 67

    tellement son pouvoir qu'il ne le conserve en puis-sance et ne puisse dans certains cas le reprendre en acte l .

    Dans cette doctrine jsuite, c'est la communaut qui, en se constituant, institue le Pouvoir. La cit ou rpublique consiste dans une certaine union politi-que, qui n'aurait pas pris naissance sans une certaine convention, expresse ou tacite, par laquelle les famil-les et les individus se subordonnent une autorit suprieure ou administrateur de la socit, ladite convention tant la condition d'existence de la com-munaut2

    Dans cette formule de Suarez on a reconnu le con-trat social. C'est par le vu et consentement de la multitude que la socit est forme, le Pouvoir insti-tu. En tant que le peuple investit des dirigeants du droit de commander, il y a pactum subjectionis3 .

    On a compris que ce systme tait destin mettre en chec l'absolutisme du Pouvoir. On va le voir pourtant bientt dform de faon justifier cet absolutisme. Que faut-il pour cela? Des trois termes, Dieu auteur du Pouvoir, la multitude qui attribue le Pouvoir, les gouvernants qui le reoivent et l'exer-cent, il suffit de retirer le premier. D'affirmerque le Pouvoir n'appartient pas mdiatement mais imm-diatement la Socit, que les gouvernants la reoi-vent d'elle seule. C'est la thorie de la souverainet populaire.

    1. Bellarmin: Rponse Jacques l'.' d'Angleterre. uvres, t. XII, p. 184 et suiv.

    2. Suarez: De Opere, LV, chap. VII, n 3, t. III, p. 414. 3. L'innovation .de Rousseau ne consistera qu' diviser en deux

    actes successifs cet acte originel. Par le premier la cit sc consti tuera, par le second elle dsignera un gouvernement. Ce qui aggrave en principe la dpendance du Pouvoir. Mais ce n'est que pousser plus loin dans le sens de la pense jsuite.

  • 68 Mtaphysiques du pouvoir

    Mais, dira-t-on, cette thorie est celle qui fait le plus srement obstacle l'absolutisme. L est l'er-reur comme nous allons le voir.

    C'est avec assez de maladresse que les champions mdivaux du Pouvoir conduisent leur raisonnement. Ainsi Marsile de Padoue a pos que le suprme lgislateur , c'est 1' universalit des hommes , ensuite il avance que cette autorit a t transfre au peuple romain; et il aboutit triomphalement: Enfin si le peuple romain a transfr son prince le pouvoir lgislatif, il faut dire que ce pouvoir appar-tient au prince des Romains , c'est--dire au client de Marsile, Louis de Bavire. L'argument tale sa malice avec candeur. Un enfant s'apercevrait que la multitude n'a t dote d'un pouvoir si majestueux qu'afin de le porter par degrs successifs un des-pote. Dans la suite des temps, la mme dialectique saura se rendre plus plausible.

    Voici Hobbes qui, en plein XVII' sicle, la grande poque du droit divin des rois, veut faire l'apologie de la monarchie absolue. Voyez comme il se garde d'employer les arguments tirs de la Bible dont l'v-que Filmer s'armera une gnration plus tard pour succomber aux critiques de Locke.

    Ce n'est pas de la souverainet de Dieu que Hobbes dduira le droit illimit du Pouvoir: c'est de la sou-verainet du peuple.

    Il se donne des hommes naturellement libres; ce n'est pas en juriste mais en physicien qu'il dfinit cette libert primitive, comme l'absence de tout empchement extrieur. Cette libert d'action se dplo