BERTRAND DU GUESCLIN

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ŒUVRES DE RENÉ MARAN Prix Concourt 1921

Grand Prix Broquette-Gonin de l'Académie Française 1942 Grand Prix de la Société des Gens de Lettres 1949

Grand Prix de la Mer et de l'Outre-Mer 1950

POÉSIES

LA MAISON DU BONHEUR. LA VIE INTÉRIEURE. LE VISAGE CALME. LES BELLES IMAGES

ROMANS

BATOUALA (Prix Goncourt 1921). DJOUMA, CHIEN DE BROUSSE. LE CŒUR SERRÉ. LE LIVRE DE LA BROUSSE. BÊTES DE LA BROUSSE. MBALA, L'ÉLÉPHANT. UN HOMME PAREIL AUX AUTRES. BACOUYA, LE CYNOCÉPHALE.

CONTES LE PETIT ROI DE CHIMÉRIE. PEINES DE CŒUR.

BIOGRAPHIES

LIVINGSTONE ET L'EXPLORATION DE L'AFRIQUE. BRAZZA ET LA FONDATION DE L'A.E.F. LES PIONNIERS DE L'EMPIRE, tomes I, II et III.

ESSAI

LE TCHAD DE SABLE ET D'OR.

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RENÉ MARAN

BERTRAND DU GUESCLIN

L'Épée du Roi

ÉDITIONS ALBIN MICHEL

22, rue Huyghens PARIS

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Avant-propos

BERTRAND DU GUESCLIN est l'homme, le sei- gneur du XIX siècle. Il émane, tel qu'il est, de la « geste » légendaire, si souvent et si juste- ment controuvée, du trouvère Cuvelier.

Le texte de cette « geste », rajeuni par Mlle Dufaux de La Jonchère, a été muni d'une introduction et de notes par M. Louis Moland. Il est orné de dessins de Tofani.

Dans le présent ouvrage, le portrait tracé de Du Guesclin est sans prétention. On a suivi, pour le faire, Roger Vercel, Henri Sée, et, sur- tout, Siméon Luce et R. Delachenal.

Ce dernier l'a fait revivre, avec un grand luxe de détails, au milieu des événements de son temps.

On ne pouvait trouver meilleur guide.

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U N jour de l'an de grâce 1320, Jeanne de Malemains, dame Du Guesclin, ne songe guère, ce jour-là, bien que le soleil soit déjà haut, à quitter la chambre à coucher de son manoir pour gagner la grande salle basse du rez-de-chaussée, car le Seigneur, bénissant son union avec Robert Du Guesclin, lui a permis, au cours de la nuit précédente, de mettre au monde leur premier enfant.

La gisante, loin d'avoir le cœur en liesse, n'éprouve que hargne et déplaisance. Quel péché a-t-elle donc com- mis pour que la Dame des Cieux lui ait fait sentir son courroux en l'affligeant dans la chair de sa chair? Se peut-il que femme gente et belle — son miroir, chaque fois qu'elle l'interroge, lui assure qu'elle est l'une et l'autre — enfante parfois un monstre? C'est pourtant, las! ce dont il a fallu qu'elle se rende compte à son dam, quand elle a eu la force de prendre son enfant dans ses bras pour l'admirer à loisir.

Fi de cet enfantelet mauvenu! Il n'est meschine, lavandière ni fileresse dont le sort ne soit préférable au sien. Ainsi Jeanne de Malemains lamente-t-elle tout bas sa disgrâce. Des ruisseaux de larmes mouillent son clair visage. Elle se rappelle que, hier encore, tâchant à sur- monter les douleurs qui commençaient à la poindre, elle pourvoyait de son mieux aux apprêts de règle à l 'occa- sion de tout enfantement. Domptant son affliction, car il messied à dame de noble lignée de se laisser aller publi-

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quement à sa douleur, elle tord ses bras couleur d'ivoire et fait craquer les jointures de ses doigts fuselés et fosse- leux. Ses regards errent à présent de son lit de gésine à la couchette vide qui le jouxte, et de cette couchette aux tapisseries dont la chambre est tendue et au bon grand feu de bois qui ronfle dans la monumentale cheminée, répandant chaleur et clarté dans la pièce où elle repose.

Toutes sortes de linges fument et sèchent à l'entour. On n'entend partout que bruits de pas et chuchotements. Ce remue-ménage a le don de distraire un moment son désarroi. Elle fixe, non sans un contentement secret, le dressoir couvert de vaisselle d'apparat qu'on a installé, selon ses instructions, dans un des coins de son appar- tement pour servir compotes et fruits aux bonnes femmes qui sont venues lui tenir compagnie, et fait effort sur elle-même pour prendre part aux caquets qui vont bon train autour de sa couche. Mais rien ne peut capter longtemps son attention, tant elle se sent lasse, faible et dolente.

Fermant les yeux, Jeanne de Malemains, drapée de ses longs cheveux d'or, se plaît alors à évoquer, une fois de plus, son rêve familier, ce rêve qu'elle a fait, par une nuit de pluie et de vent, dans les premiers mois de son mariage.

Il lui avait semblé, cette nuit-là, qu'on déposait un coffret dans ses mains, tandis qu'elle dormait, et que, l'ayant ouvert, elle avait vu qu'il contenait, outre son portrait à elle, celui de son mari, Robert Du Guesclin, maître et seigneur de la Motte-Broons.

Mue par cette double découverte, et aussi par le démon de la curiosité, elle avait sur-le-champ examiné le coffret. Une pierre brute cachetait l'une des quatre

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faces. Trois diamants, trois émeraudes et trois perles confusément enchâssés resplendissaient à l'opposite. De toute évidence, ces gemmes et cette pierre juraient de voisiner ensemble. On ne pouvait remédier à cette faute de goût qu'en faisant appel à l'industrie d'un lapidaire. En ayant mandé un, elle lui avait prescrit de dessertir la pierre qui déprisait la cassette. Grand avait été son ébahissement, quand celui-ci, non content de se refuser à lui obéir, l'avait, au contraire, instamment priée de veiller sur ce caillou comme sur la prunelle de ses yeux.

Quelque peu étonnée des propos de l'artisan, elle avait décrassé de ses propres mains ce caillou qui, essuyé et poli, diamant était devenu, si éclatant de perfection, que personne au monde n'en avait jamais vu de pareil. Les feux dont il l'éblouissait ne l'avaient pourtant pas empê- chée de remarquer la soudaine disparition de l'une des trois perles. Cette perte singulière l'avait réveillée en sursaut. Elle avait recouvré peu à peu ses esprits. Puis, déçue de constater qu'elle avait failli accorder crédit à une illusion dont sa raison et sa piété concouraient à lui démontrer la vanité, elle avait fini par se rendormir.

Cependant, depuis lors, ce rêve n'avait jamais cessé de hanter ses pensées, quelque effort qu'elle fît pour l'en bannir. Et sans doute était-ce pour la rappeler à l'humilité de l'humaine condition, en la mortifiant au plus secret de son orgueil, que le ciel avait voulu qu'elle donnât le jour à ce fils qui lui faisait honte.

A cette idée, Jeanne de Malemains, poussant à nouveau de profonds soupirs, musse sa tête dans ses oreillers. Rien n'a été toutefois négligé pour honorer comme il se doit la venue de celui dont elle accueille si mal les vagisse- ments premiers. Elle se pâmait encore, après avoir crié tout son soûl, que l'enfantelet, baigné d'abord dans un

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cuveau plein d'eau tiède, face à la rouge flambée illu- minant la cheminée à vaste hotte, avait été ensuite promptement emmailloté dans des langes de bonne toile, taillés dans ce tissu appelé bouquerant, boquerant ou bougran, honneur et illustration de cette lointaine ville d'Asie connue sous le nom de Boukhara.

Les heures de la nuit ont passé une à une. Le jour s'est levé. De l'Orient le soleil a jailli. Et l'on mène, pour l'heure, baptiser en grande pompe, tandis qu'elle conti- nue à se douloir, le nouveau-né qui tant lui fait horreur.

Bien est fou celui qui retarde d'un seul jour cérémonie de telle importance. Le miel est fait pour qu'on le lèche. Jour de baptême est jour de frairie. Jeanne de Male- mains, qui le sait, suit en pensée le cheminement du cortège à travers Broons en fête. Elle voit, comme si elle y était, le populaire massé à l'entour de l'église. Grand est l'ébaudissement de tous quand paraissent, accortes et rieuses, les dames et les jouvencelles qui s'avancent, prodiguant des sourires sur leur passage, en tête du plaisant défilé. Des seigneurs de grand bobant marchent, deux par deux, derrière elles. Enfin voici l'enfant que porte une matrone. On l'a paré, pour cette solennité, d'une petite robe de soie fourrée, d'un pelisson d'hermine et, par là-dessus, d'un mantelet qui lui sied à ravir.

Tout le monde fait halte au seuil du saint lieu, où se tient debout, dos tourné aux portes closes, un prêtre en habits violets.

La matrone lui tend à bout de bras l'enfant qu'elle a porté jusque-là.

— Que viens-tu demander à l'église de Dieu? dit le prêtre au nouveau-né.

Ayant parlé de la sorte, il se penche sur le poupin.

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lui souffle trois fois au visage, lui marque tour à tour le front et la poitrine du signe de la croix, lui impose les mains, desserre doucement ses lèvres, y dépose, en dépit de ses trémoussements et de ses cris, une pincée de sel, et prononce à voix pleine les exorcismes majeurs.

La foule se rue dans l'église maintenant déclose. De par la vertu de son innocence, l'enfançonnet a mis le démon en déroute.

Le prêtre s'adresse au petit être, au milieu du silence revenu :

— Ouvre tes oreilles, commande-t-il. Cet ordre donné, touchant des mains les oreilles de

l'enfant : — Renonces-tu à Satan? — Oui, oui, répond Bertrand de Saint-Pern, parrain

de l'héritier de la Motte-Broons. Le célébrant, fort de cette acceptation, fait une

onction entre les deux épaules de l'enfant, pour l'assurer, ce faisant, dans la lutte pour la vie, se débarrasse, sym- boles de la pénitence et de la nuit spirituelle, de ses habits violets, et revêt une étole blanche, emblème de pureté, de lumière, de joie et de béatitude.

Le baptême se déroule à présent selon le rite. — Crois-tu en Dieu, en Jésus-Christ, en l'Eglise?

demande à l'enfant le prêtre. — Oui, répond de nouveau Bertrand de Saint-Pern,

au nom de son filleul. — Veux-tu être baptisé? insiste le premier des deux

interlocuteurs. — Oui, consent le second. A ce dernier oui, l'enfant, auquel Bertrand de Saint-

Pern a donné pour prénom le sien propre, déshabillé en un tournemain, est plongé trois fois de suite dans l'eau

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de la cuve baptismale en pierre de l'église de Broons. L'on oint ensuite du saint chrême la tête du nouveau chrétien, on l'habille d'une petite robe d'une blancheur immacu- lée, on place enfin dans ses menottes un cierge allumé figurant la gloire et la splendeur éternelles, et le prêtre, l'interpellant une fois de plus, lui dit, après avoir fait le signe de la croix :

— Maintenant, va en paix, et que Dieu soit avec toi. Le cortège, réformé, quitte l'église et se dirige sur

le château de la Motte-Broons, au son des chants et des corneries. Robert Du Guesclin, Bertrand de Saint-Pern et sa commère prodiguent, chemin faisant, planté de largesses. Joyeux propos et bruyants devis s'entrecroisent. Jeanne de Malemains tressaille malgré elle de contente- ment, quand elle entend, de la chambre obscure où la retient son état, se hâter, sur la route, ce piétinement de pas qui se rapprochent d'instant en instant du manoir, et ces voix de femmes, et ces clameurs que domine le piaffement des palefrois.

Le petit escalier tournant qui mène à son appartement s'emplit tout à coup de bousculades et de rires. La jeune accouchée ne prête nulle attention aux dames qui sont montées lui tenir compagnie. Elle cherche du regard son enfant, n'a d'yeux que pour lui. Se peut-il qu'il soit vraiment aussi laid qu'elle se l'imagine? Sans doute la fièvre troublait-elle encore son jugement, quand on le lui a fait voir, sur sa demande, au décours de la nuit. Elle brûle de le revoir au grand jour, et le réclame à ses servantes. On s'empresse de lui obéir. Se soulevant à demi sur ses oreillers, elle se penche sur lui, le cœur sautelant, et le comtemple avec avidité. Las! elle ne s'était pas trompée. L'eau du baptême n'a pas transfiguré son enfant. Il a nez camus, large bouche et brun visage. Ses

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gros yeux semblent prêts à saillir de leurs orbites. Il serait difficile de rencontrer enfançon plus laid de Rennes à Dinan. Aussi, Jeanne de Malemains, repous- sant d'un geste de male humeur l'innocent petit être qui ne lui inspire déjà qu'aversion et dégoût, retombe- t-elle sans force au creux de son lit.

Il n'est personne, à cette vue, qui ne pense : « A dame mécontente, joie petite au cœur de son seigneur. » Cependant la gaieté reprend par degrés son empire. Tout baptême s'achève en grand repas. Bonne chère rend le cœur joyeux. Or, voici justement que l'on « corne l'as- siette » pour annoncer que le moment de prendre place à table est venu. La chambre de la gisante se vide comme par enchantement. Seules y restent les commères qui régalent de leurs caquets toute nouvelle accouchée. Jeanne de Malemains, recrue de fatigue et de fièvre, s'en- fonçant dans sa couette, s'endort, tandis que de la grand'salle, sise au rez-de-chaussée du manoir, montent des éclats de voix, le choc des brocs d'étain, et des odeurs de venaison et de volaille.

Jour de relevailles, comme jour de baptême, est jour de réjouissance. Jeanne de Malemains, toute pâle encore, a célébré les siennes en faisant de l'église de Broons l'objet de sa première sortie. Nobles dames, nobles hom- mes et manants l'y ont accompagnée en leurs plus riches atours. La messe chantée au milieu du recueillement général, elle a pris congé de la maison de Dieu en saluant le crucifix de l'autel, et on l'a ramenée processionnelle- ment chez elle, à travers les landes de Broons.

Personne ne s'est néanmoins hasardé à la complimenter

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de franc cœur de l'enfant qu'elle a mis au monde. Ce n'est, en effet, secret pour personne que la châtelaine de la Motte-Broons ne tient mie à ce qu'on lui en parle. Ne l'a-t-elle pas mis en nourrice, le lendemain même de sa naissance, chez une femme du pays, moins pour sacri- fier à la coutume des dames de son temps et de son rang, que pour le soustraire à sa vue?

Nul n'ignore qu'elle le considère comme un enfant de maudisson. Elle a bien essayé un moment de s'habituer à sa laideur. Le cœur lui a failli tout de suite. Force lui a été d'y renoncer. Bertrand s'entête, d'autre part, à ne connaître que l'humble femme qui lui donne le sein. Ses gros yeux gris-vert ne sourient qu'à elle. Ce n'est que dans ses bras qu'il consent à ne plus crier. Ce n'est que dans ses bras qu'il consent à dormir. Sa nourrice est sa vraie mère. Jeanne de Malemains n'a pu que remarquer ce qui est. C'est du reste pour cette raison que, la jalousie aidant, elle ne pardonne pas à Bertrand de n'écouter que la voix de son instinct et de son innocence.

La nourrice de Bertrand chérit d'ailleurs l'enfantelet qu'elle nourrit. Elle le chérit tout autant que s'il était vraiment l'un des siens. Et tant plus elle le chérit, tant plus elle blâme à part soi ses maîtres de ne pas le traiter comme ils devraient le faire. Elle le choie et le dorlote de son mieux. La nuit, elle cale son berceau dans le coin le plus chaud de sa chaumine : l'étable à bœufs, qui sert en même temps de soue aux porcs et de poulailler aux gélines. Le jour, elle surveille ses ébats ou le berce de fredons, en faisant aller son rouet, tandis que ronronnent au feu de l'âtre bûches de rouvre ou de hêtre et crépi- tent bourrées d'ajoncs.

Oncques elle ne se sépare de lui, pas même quand elle va essanger ses drapeaux et son linge dans les eaux du

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Frémeur, petit ruisseau qui se perd dans la Rance, à trois lieues de Broons. Il est dans l'ordre de nature que le pauvret se soit attaché tout de bon à elle, et que Jeanne de Malemains, sa mère, qui ne lui rend que rare- ment visite, et qui, toutes et quantes fois qu'elle le fait, trouve moyen de le brusquer ou de le rudoyer, passe à ses yeux pour une étrangère.

Il n'est point, au demeurant, aussi difficile à appri- voiser qu'on le dit. Qui sait mériter ses bonnes grâces n'est pas long a reconnaître qu'en dépit de sa laideur il n'y a rien en lui de ce fagot d'épines qu'on renomme partout à la ronde. On ne prend pas les oiseaux à la crécelle, déclare un dicton. Bonté surpasse beauté, af- firme un autre. Tous deux parlent raison. Bertrand, son nourrisson, vaut bien mieux que sa légende, et ne demande qu'à aimer qui l'aime. Mais, hormis elle, sa nourrice, qui donc s'intéresse à lui, qui donc lui témoi- gne de l'affection?

Il était dans les mœurs du XIV siècle que l'on confiât aux soins exclusifs d'une nourrice, jusqu'à l'âge de six ou sept ans, l'éducation de tout enfant de noble homme. Un sermonnaire du XIII résume en quelques mots l'esprit de cette coutume féodale et en justifie la rigueur. Le corps des enfants de noble lignée doit être rudement traité. Rien de plus sensé ni de plus logique. Tout enfant de seigneur est prédestiné à mener vie de soldat. Que deviendrait-il, si on l'élevait dans la mol- lesse? N'a-t-il pas été mis au monde pour passer la majeure partie de son existence à se battre?

La nourrice de Bertrand, toute au formement de son nourrisson, n'a eu garde de forfaire aux traditions en usage. Elle ne les a même que trop observées. La faute en incombe à Jeanne de Malemains. La dame de beauté

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ne s'est-elle pas trop souventes fois laissée aller jusqu'à reprocher, tant elle se morfondait d'être de si laid garçon la mère, d'avoir substitué à Bertrand un de ses propres fils! On ne pouvait faire à la digne femme pire injure. Que Bertrand soit laid à faire peur n'est pas niable. Son énorme front, sa grosse tête aux cheveux noirs et roides, son teint basané, sa large bouche, ses sourcils drus, son nez écrasé, ses joues bouffies, ses yeux proéminents, d'un gris tirant sur le vert, son cou de taureau, ses puissantes épaules, ses jambes courtes, massives et trapues, ses longs bras que terminent des petites mains déjà rudes, son allure gauche et maladroite, il n'est rien en lui qui ne plaide contre lui.

Un bon cœur gît pourtant sous sa dure écorce, un bon cœur ayant soif de mignotises et de caresses. Par ailleurs, douce est sa voix, et bien timbrée. Il est, de surcroît, patient et sensible, et même enjoué, quand on s'occupe de lui. Jeanne de Malemains, qui a le chef blond et est plus blanche que sirène, si elle daignait s'en donner la peine, l'aurait tout entier à sa dévotion. Mais au lieu de s'appliquer à l'amadouer, elle le rudoie en toute occasion et n'épargne rien à le rebuter.

Qui rien ne sème rien ne recueille. On peut être de sang noble et ignorer que bûches tortes font bon feu. La bonne nourrice ne se prive pas de l'assurer à son Bertrand, chaque fois qu'il lui faut consoler ce dernier des mauvaisetés de sa mère.

— Il faut, lui dit-elle aussi, de fois à autre, il faut, mon Bertrand, que brave chevalier tu deviennes, et si habile à guerroyer, qu'il n'ait bruit partout que de tes hauts faits. Lors, il n'y aura personne qui ne chante ton los par le monde. Et tant feras, que ta mère, fière enfin d'avoir tel fils, se rappelant que bon sang ne peut

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mentir et que de petit homme souvent grande ombre, ne se refusera plus à t'avouer sien.

Elle a répété tant de fois les mêmes mots de consola- tion à son nourrisson, que l'enfançonnet a fini par les retenir, et s'est juré, dès qu'il aura atteint l'âge d'homme, de contraindre sa mère à l'admirer, et partant à l'aimer un peu.

Ses parents, contrairement à l'usage, n'attendent pas cependant sa septième année pour le retirer de nourrice et le reprendre avec eux. Bertrand revint donc à la Motte-Broons, bien que n'ayant que quatre ans à peine.

Moitié ferme, moitié gentilhommière, le château de ce nom veille sur les masures de Broons, petit hameau de quelques feux situé à douze lieues au nord-ouest de Rennes, à portée de la forêt de Paimpont, qui fait partie de celle de Brocéliande ou Brécilien, en bordure de la route menant de Rennes à Dinan et à Saint-Brieuc.

La Motte-Broons, Robert Du Guesclin, son maître, étant seigneur de peu de chevance, est un château ressem- blant plus ou moins à tous ces manoirs de chétive apparence qu'on rencontre alors en Bretagne. Son rez- de-chaussée comprend une vaste salle à manger n'ayant pour tout ornement qu'une cheminée monumentale. Une longue table de chêne encadrée de bancs rustiques compose tout son mobilier. La pièce prend jour par d'étroites baies de pierre où de simples volets tiennent lieu de vitres et de contrevents. De grandes chambres à coucher se partagent le premier étage. Une grande cheminée chauffe chacune d'elles. Les rideaux égayant les chambres sont d'étoffe grossière. Des coffres, des bahuts et des escabeaux complètent leur ameublement.

Le maître du manoir se tient le plus souvent dans la salle du bas, en compagnie de sa femme et de leurs

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enfants, au milieu de l'incessant va-et-vient des serviteurs vivant familièrement avec eux, d'une vie simple et patriarcale. La coutume veut, du reste, en Bretagne, que doivent les seigneurs et les dames aimer leurs sujets et leurs hommes, et les hommes leurs dames et seigneurs. C'est de cette salle que Robert Du Guesclin rend haute et basse justice, de là qu'il surveille les travaux dont ses gens assurent l'exécution. C'est là qu'il épluche les comp- tes de ses métayers, mottiers, quevaisiers et domaniers.

De part et d'autre du logis, faisant corps avec lui, s'étendent les cuisines, l'office et la dépense. Quelque peu à l'écart, se succèdent des étables, des écuries, une porcherie, des granges couvertes de tuiles et un gélinier regorgeant de poulailles et volailles.

Des murs solides et compacts, que flanquent quatre tours d'angle, mettent, à l'heure des portes closes, la mesnie à l'abri des brigands, des cotereaux et de toutes gens ne vivant que de rapines et de voleries. Un colom- bier, signe indicatif de seigneurie, domine le tout.

Par deux fois encore, le Ciel a béni le ménage de Robert Du Guesclin pendant les quatre années que Bertrand a passées en nourrice. Olivier et Guillaume, tels sont, par ordre de naissance, les prénoms respectifs que portent les deux enfants dont la venue a comblé d'aise le cœur de Jeanne de Malemains.

On ne les a traités ni l'un ni l'autre comme on a traité leur aîné. Ni l'un ni l'autre n'ont été éloignés du manoir. Rompant avec la coutume, la châtelaine de la Motte-Broons s'est refusée à se séparer d'eux. Elle a tenu, au contraire, à les garder près d'elle pour les mieux sur- veiller. Tous deux ont été, sous ses yeux, nourris à demeure par les grosses femmes courtes du rude et beau pays de Rance. Tous deux, chaque jour, ont bénéficié

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de ses soins, connu ses caresses, joui de ses prévenances et des plus tendres élans de son inquiétude.

Certes, Bertrand n'éprouve nulle jalousie à voir sa mère combler ses cadets de l'affection dont elle l'a toujours sevré. Quelque peine qu'il en ressente, il a trop noble cœur pour lui reprocher de s'en montrer si chiche envers lui. Il ferait beau voir que lui, l'aîné, tînt rigueur à ses puînés de ce dont elle le prive et de la préférence qu'elle leur marque! Mais pourquoi lui défend-elle si aigrement de frayer avec eux, maintenant qu'il est de retour au manoir? Pourquoi se plaît-elle plus que devant à lui chanter pouilles, à propos de tout et de rien? Pourquoi déclare-t-elle à tout venant, avec des moues de dégoût, qu'il est rude, laid, noir, méchant, grossier, mal bâti et lui fait déshonneur? Pourquoi, à l'heure du repas, le contraint-elle à faire table à part et à manger seulet, comme un meseau, bien qu'il soit l'héritier du nom, tandis qu'Olivier et Guillaume pren- nent place à côté d'elle, à la table familiale, et qu'elle n'est pour eux que muguetteries, lorsqu'elle ne rit pas de leurs ris, de leurs pleurs ou de leurs baboues? Point n'est juste que les seules caresses qu'on lui pro- digue, à lui, ne soient que semonces et buffes. Est-ce sentiment de chrétienne et de mère que de souhaiter mille fois le jour la mort de son premier né? Sa mère ne se rend-elle donc pas compte, chaque fois qu'il lui arrive de regretter qu'Olivier ne soit pas l'aîné, qu'il n'est pas bon de mettre étoupes près du feu, et que tant vaut le maître ou la maîtresse, tant valent les valets et les servantes?

De vrai, le mauvais exemple qu'elle donne à tous a porté les mauvais fruits qu'on en devait attendre. Il n'est à la ronde ahanier, laboureur, valet ou servante

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qui ne s'en autorise pour lui chercher noise à la dérobée. Il n'est de misère qu'on ne lui fasse, de farce qu'on ne lui joue. Filles et garçons le pincent jusqu'au sang, quand ils croient pouvoir le faire sans qu'on les voie, ou, le traquant dans un coin du logis, s'amusent à le mettre en rage. Par bonheur pour lui, ne craignant déjà rien ni personne, il se défend contre n'importe qui comme un diable à quatre et mord à belles dents qui se risque à le serrer de trop près.

Il atteint ainsi sa cinquième année, robuste, farouche et bien naturé, aimant sa mère en secret et, parce qu'il ne peut se consoler de n'en être pas aimé, toujours prêt à hutiner tout le monde et à se battre seul contre tous. Un jour, avisant une haie de houx, il s'y taille un bâton. Ce bâton ne le quitte plus désormais, où qu'il aille. Gare à qui lui cherche querelle! Ce dur et noueux compagnon au poing, il a tôt fait de lui prouver que l'œuvre l'ou- vrier découvre. Et l'œil mauvais, les dents serrées, cheveux épars, effrayant, hideux ensemble et pitoyable, il ne pense, tout en portant coups sur coups à ses tour- menteurs, qu'au jour proche où il sera de force à faire payer cher leurs vilenies aux méchantes gens qui ne font, en donnant carrière à leur malfaisance, chaque fois qu'ils parviennent à le prendre en leurs rets, qu'exa- gérer dans leurs actes la répulsion que ses parents lui témoignent.

Cependant, Bertrand, quoi qu'on lui fasse, quoi qu'il endure, ne crie jamais, ne se plaint jamais. L'orgueil dont son âme d'enfant est possédée lui défend de s'humilier. Ne serait-ce pas le faire que de ne savoir pas se conduire en homme? Plus il grandit, et plus la malveillance dont il est l'objet contribue à le fortifier dans les résolutions que sa nourrice lui a inspirées. Son renom passera celui

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de Roland et d'Olivier, de Garin de Montglane et de Raoul de Cambrai, de Renaud de Montauban et de Guillaume d'Orange. Il le faut. L'esprit de ces preux l'anime, leurs prouesses l'enflamment. Il brûle de les imiter, de s'égaler à eux. Volontiers taiseux, l'air renfro- gné, il prête l'oreille, à chaque repas, de la place obscure et solitaire qu'on lui a assignée, à tout ce qui se dit autour de lui. C'est ainsi qu'il s'est mis en tête de res- sembler, tôt ou tard, aux plus nobles héros dont les chansons de geste perpétuent la mémoire. C'est ainsi qu'il a appris, sans pénétrer pour l'instant le sens exact qu'il convenait de donner à ces termes, qu'il appartenait à la branche cadette des Du Guesclin, une des plus vieilles et des plus illustres familles de Bretagne ; que le blason de ses parents est d'argent à l'aigle de sable éployé, béqué et armé de gueules, la bande de gueules brochant sur le tout ; que cette bande de gueules, appe- lée brisure en langage héraldique, est le signe distinctif de toute branche cadette ; que son nom, pour les uns Du Guarplic, — du vieux mot breton goar, gouer, goas ou goaz, selon les dialectes, qui signifie ruisseau, et de plie ou plec, qui signifie pli, — pour les autres Du Guesclin, — du mot goaz ou goas, qui signifie ruisseau, et de clin, qui signifie genou, acception identique à celle de pli, — semble provenir de celui que portait un manoir situé à l'ouest du Mont-Saint-Michel, entre Saint-Malo et Cancale, tout au haut d'un rocher abrupt dominant la mer ; que ce manoir, appelé le Glay, avait été fondé en Armorique, au temps de Charlemagne, par un Sarra- sin nommé Aquin, roi de Bougie ; que Charlemagne, au dire de ce qui n'est que légende, en s'emparant du château de Glay, avait eu la surprise d'y trouver l'un des propres enfants d'Aquin, que ce dernier n'avait pas

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eu le temps d'emmener avec lui, tant avait été précipitée sa fuite ; qu'Olivier, l'un des preux de Charlemagne, ayant adopté cet enfant, l'avait fait baptiser et lui avait donné son nom, auquel on avait non seulement ajouté celui du château de Glay, mais encore celui d'Aquin, son père ; enfin, que c'est de cet orphelin, nommé Olivier du Glay-Aquin, que les Du Guesclin descendaient à droiture.

Peu importe à Bertrand que Charlemagne, en dépit de la légende, ne soit jamais venu en Bretagne! Il tient pour vrai tout ce que l'on raconte de l'origine des siens. Il ne lui en a pas fallu davantage pour prendre feu. Mais le beau feu est caché qui le ronge. Bien fin qui pourrait deviner les desseins que nourrit son front têtu. Les rêves qu'il brasse, dès qu'il se réfugie en eux, ne sont pas, ne sont plus des rêves d'enfant. A homme vail- lant et hautain, pense-t-il tout bas, la fortune lui presse la main. Il sera cet homme-là. Il le sent, il le sait, et que l'honneur lui sera donné de reconquérir, à l'heure marquée par son destin, le royaume de ses ancêtres. Il faut, en attendant que se réalise l'espoir qui précipite parfois les battements de son cœur, qu'il se prépare à devenir ce qu'il doit être un jour. Apprentis ne sont pas maîtres. Qui veut savoir doit apprendre. Il se formera tout seul, puisque personne ne daigne s'occuper de lui, ou qu'on ne le fait que pour le semoncer, le tabuster ou le tancer.

Certain jour de fête carillonnée, peut-être était-ce le jour de l'Ascension, il arriva que Jeanne de Malemains, souffrant de quelque incommodité, dépêcha, Robert Du Guesclin, son mari, étant absent, l'une de ses chambrières au couvent proche du village de Broons, avec mission de ramener au château l'une de ses moniales, Juive

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convertie de grand renom et savoir, devineresse à ses moments perdus, et versée, par surcroît, dans la connais- sance des simples et de leurs vertus. Après quoi, gagnant la grande salle basse du rez-de-chaussée où devisaient ses invités, elle prit place, car c'était l'heure du déjeuner, au haut bout de la table, disposa ses enfants de part et d'autre de sa chaise à dossier, exception faite pour Bertrand qui, boulé sur lui-même, se tenait coi dans son coin habituel. Le benedicite récité, la dame de la Motte- Broons, donna l'ordre de servir le potage.

Le début du repas se déroule à la perfection. Aiguières, hanaps, drageoirs de vermeil, plats ciselés, gobelets, brocs d'étain et de cuivre fourbis à neuf étincellent sur la blancheur de la nappe. Les serviteurs s'affairent de la cuisine au dressoir et du dressoir à la table, tandis que les propos vont bon train. L'apparition d'un chapon croustillant, apporté tout fumant dans son jus, les change en laudations unanimes. Et la dame Du Guesclin, toute à ses devoirs de maîtresse de maison, ses invités ayant été servis en premier, s'apprête à déposer dans l'assiette d'Olivier et dans celle de Guillaume, les deux cadets de Bertrand, la part qu'elle destine à chacun d'eux, quand Bertrand, fou de rage en présence de pareil passe- droit, et se refusant à supporter plus longtemps d'être publiquement bafoué de la sorte, fonce sur ses frères qui n'en peuvent mais, et d'un ton qui ne tolère pas de réplique, crie :

— Est-ce à vous de passer toujours et partout avant moi? De par la Passion, qui de nous trois est l'aîné, ici? Et pourquoi, avant que de me servir, me fait-on atten- dre comme si j'étais moins qu'un valet? Je veux doréna- vant m'asseoir avec vous, à côté de vous, à la place qui m'est due; que cela plaise ou non. Or çà, ma place,

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dis-je! Et si vous vous hasardez à me refuser mon droit, foi de saint Simon! aussi vrai que Bertrand est le nom mien, je vous jure que je renverse sur-le-champ, pain, vin, cervoise, hydromel, hypocras et volaille, tout ce qui se trouve sur cette table.

Puis, sans plus s'occuper de son frère Olivier qui, tremblant de crainte, s'empresse de lui faire place, Ber- trand s'assied où bon lui plaît, prend à plein poing dans les plats les morceaux qu'il trouve à sa convenance, et se met à manger de si male façon, et si gloute, et si orde, que Jeanne de Malemains, revenant peu à peu de la stupeur où l'esclandre de son fils aîné a plongé son entourage, harpe Bertrand par le bras, l'arrache de son banc, le secoue sans qu'il cherche à lui résister le moins du monde et lui jette d'une voix qu'enroue la colère :

— Hors d'ici, Bertrand! Hors d'ici, frelampier! Sinon, par saint Simon, je vous ferai battre!

Cette menace porte la fureur de Bertrand à son comble. On le chasse de la place qui lui revient de nais- sance! On prétend le battre en présence de ses frères, sous les yeux de son nombreux domestique et de ses métayers! Cette fois, on n'agira pas ainsi sans raison. Et, dans sa démesure, tirant à soi, de toute la force de ses six ans, table, nappe et ce qui s'y trouve dessus, il les bascule en moins de rien. Et la table de choir à terre. Et brocs, aiguières, drageoirs, coupes, hanaps, plats et gobe- lets de répandre leur contenu, qui çà, qui là, par la grand'salle.

— Hé! Dieu, tonne Jeanne de Malemains au milieu de la consternation générale, quel charretier que cet enfant. Plût au ciel qu'il fût mort! Je sais de certain, à partir d'aujourd'hui, qu'il n'y aura jamais en lui sens, raison ni bonnes manières, et que, si bien faire fait taire,

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ce n'est vraiment pas sur lui qu'on devra compter pour cela, car jamais il ne lui sera possible de faire honneur à sa lignée.

La Juive convertie que la dame de la Motte-Broons a naguère mandée, pénètre dans la salle dans le moment que Jeanne de Malemains se pâme de honte, et devine qu'un orage familial de la plus rare violence vient de mettre la maison c'en dessus dessous. Promenant ses regards autour d'elle, elle découvre, terré dans un coin de la grand'salle, le petit Bertrand qui, le poing noué à son inséparable bâton de houx, se tient prêt à en férir quiconque se permettra de porter la main sur lui, se fait expliquer par le menu les causes de l'incident qui a bouleversé tout le monde, apaise de son mieux la mal- adroite mère, dévisage longuement, tout en la consolant, l'auteur de ce désordre, étudie ses traits à loisir, puis, s'approchant de lui :

— Enfant, lui dit-elle, sans tenir compte des moqueries du maître d'hôtel, enfant, que Celui qui souffrit la Passion te bénisse.

Jamais personne n'a encore parlé à Bertrand sur ce ton. Mais ce miel n'est peut-être que fiel. Sa méfiance, un moment endormie, se réveille. Tant de douceur, tant de bénévolence ne peuvent être que piège. Tel cuyde engei- gner autrui qui souvent s'engeigne soi-même. On veut, pour le railler plus avant, le faire mordre à l'appât de cette voix! Cette rouerie sera déjouée comme il convient. Et levant son bâton, les cheveux hérissés, soufflant et grognant comme sanglier forcé dans sa bauge :

— Paix là! lance-t-il à la converse. J'entends qu'on me laisse tranquille. Plus un pas dans ma direction. Arrière! Sinon, vous tâterez de ce mien bâton.

— Ma sœur, coupe Jeanne de Malemains riant de

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confusion, ne vous l'avait-on pas dit? Cet enfant que, pour mon malheur, j'ai porté dans mon sein, n'est qu'un démon. Voyez comme il est rude et malgracieux! Il a le mal saint Acaire. Et non seulement il est opiniâtre en tout, mais encore il frappe et rue à terre tous les enfants d'alentour. Il ferait ainsi de ses frères si je n'en prenais garde. Jamais on n'a vu marmot plus querelleur. Il n'y en a pas plus mauvais au monde. Toujours bles- sant, toujours blessé, le visage déchiré, toujours battant ou battu, il est sauvage et niais à merveille. Je ne sais ce qu'on en fera. C'est grand malheur pour nous qu'il soit encore du monde des vivants. Je n'aurai repos et contentement que lorsqu'il ne sera plus.

— Ne vous courroucez pas, beau damoiseau, poursuit cependant la converse, sans se troubler de l'algarade de Bertrand ni des plaintes de Jeanne de Malemains. Point ne vous dirai chose pouvant vous déplaire. J'ai lu dans vos traits, car je tiens de Dieu et de mon père, qui était physicien, cette science, je ne sais quoi de grand et d'heureux. Ayez foi en moi et montrez-moi vos mains. Sans doute aucun me confirmeront-elles ce que j'ai dis- cerné sur votre physionomie. Ce n'est que lorsque je les aurai vues que je vous dirai tout de bon, ici-même, pour que nul n'en ignore, l'honneur et les grands biens auxquels, j'en suis sûre, vous êtes d'ores et déjà promis.

— Par ma foi! répond Bertrand, qui promène ses regards sur les gens qui l'entourent, pour essayer de deviner à leur contenance si le parler de la religieuse n'est pas risée, par ma foi! pourquoi voulez-vous que je sois un jour en joie et honneur? Si cela devait être, mes père et mère me maltraiteraient moins.

Et de soupirer, le cœur dolent. Mais de tendre ses mains à la devineresse, tandis que Jeanne de Malemains,

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outrée de l'avoir entendu proclamer sans détour ce qui n'est pourtant que vérité, l'accable des pires malédic- tions et se désespère, une fois de plus, de lui avoir donné le jour.

La religieuse attire l'enfant à elle comme si de rien n'était, lisse et aplanit ses cheveux, l'accole doucement, dépose de menus baisers et caresses sur maints beaux signes que sa science découvre sur le front du jouven- ceau, prend entre les siennes les petites mains tendues de bon gré, les examine avec attention, et se tournant enfin vers Jeanne de Malemains, prophétise :

— Dame ma mie, et vous tous qui êtes là, écoutez- moi bien. Parole ouïe est perdue, si elle n'est du cœur entendue. Rappelez-vous, d'autre part, que les fruits trop tôt mûrs ne sont pas toujours les meilleurs. Donc, au nom de notre Seigneur! Car je vous jure sur Dieu et sur mon baptême que cet enfant, que vous maudissez parce qu'il est brusque en son humeur, et butor, et gauche, viendra un jour en perfection, et, passant en gloire tous ses ancêtres, sera comblé de tant d'honneurs par les Fleurs de Lys, qu'on parlera de lui jusqu'à Jéru- salem. Et je veux que l'on me brûle vive, si ce que je vous assure à tous ne reçoit un jour son accomplisse- ment.

— Que Dieu le prenne alors en sa sainte garde! fait Jeanne de Malemains, hochant la tête d'un air à la fois étonné, incrédule et ravi.

La porte de la grand'salle s'ouvre au même instant sur le maître d'hôtel, qui s'avance portant sur un large plat, noble oiseau, viande des preux et nourriture des amants, un paon rôti tout paré de ses plumes.

Bertrand, éperdu de joie et de reconnaissance, ne sait que faire pour remercier la religieuse de sa prédiction.

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Il se rappelle soudain, pendant qu'on achève de réparer le désordre qu'il a causé, que les enfants de bonne maison ont accoutumé de servir de pages aux hôtes que l'on entend honorer entre tous, et arrachant des mains du maître d'hôtel le plat où le paon rôti fait la roue, il le présente lui-même à la religieuse, puis lui sert à boire, mais verse tant de vin dans la coupe qu'elle lui tend, que la nappe en est largement inondée.

— Par le corps de saint Omer! s'exclame à cette vue Jeanne de Malemains, touchée en son for intérieur, quelque grande que soit l'aversion qu'elle ait pour son fils aîné, de cet élan spontané de gratitude, qui l'étonne d'autant plus de sa part que rien ne le faisait prévoir, par le corps de saint amer! jamais je ne l'ai vu si bien penser ni agir ainsi qu'il l'a fait.

Ce cri constitue la seule marque d'approbation et de tendresse que Bertrand ait jamais reçue de cette mère qu'il s'est mis à aimer, depuis qu'il est revenu au manoir, comme sait aimer tout enfant qui souffre en silence de ne pas être aimé comme il aime. Aussi rougit-il comme jouvenceau pris en faute. Mais personne ne s'aperçoit de son trouble, hormis la devineresse.

La plus libre gaieté règne à présent parmi les convives. Les plats font et refont le tour de la table. Bertrand, debout derrière sa bienfaitrice, ne la laisse manquer de rien, s'applique à prévenir ses moindres désirs. On narre les histoires qui défraient la chronique du pays. On parle de moissons, de bétail, de chasses, de tournois, du roi de France, du roi d'Angleterre, de Jean III, duc de Breta- gne, et de ses grands vassaux. De gros rires de gens en bon point font écho aux bons mots. Et c'est la fin du repas.

La table desservie, Jeanne de Malemains, prenant congé

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de ses invités, se retire en sa chambre pour consulter en particulier la converse. Le retrait de la dame de la Motte- Broons entraîne le départ de tous. Et tandis que servants et servantes, queux et écuyers de cuisine, s'installent aux places que leurs maîtres ont quittées et se restaurent à leur tour, Bertrand se hâte de gagner sa chambre en riant aux anges.

Le jour qui s'achève est le premier beau jour de sa vie. Ordre en effet a été donné par Jeanne de Malemains, à toutes gens de la Motte-Broons et autres lieux, de le traiter dorénavant, sous peine des plus sévères punitions, avec tous les égards dus au fils aîné de leur seigneur.

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C 'EST la prodigieuse ascension d'un gentilhomme breton du XIV siècle que nous conte l'illustre auteur de Batouala et du Livre de la Brousse

Poète, romancier, conteur, René Maran a déjà donné à l'Histoire de très remarquables ouvrages sur Les Pionniers de l'Empire.

Comme les fruits de l'arrière-saison, ce BERTRAND DU GUESCLIN, qu'il a mûri au cours de longues années d'études patientes et réfléchies, est une œuvre des plus savoureuses. « Pour qu'un livre sue la vérité, disait Flaubert, à propos de Salammbô, il faut être bourré de son sujet par-dessus les oreilles. Alors la couleur vient tout naturellement. » Il en est ainsi pour le présent volume. Car René Maran possède les dons du peintre. Tous ses portraits, notamment celui de son héros, type du chevalier breton, brave loyal et pieux, ceux de Jeanne de Malemains, sa mère, et de la devineresse qui annonce la gloire à venir de ce mal aimé sont brossés par larges touches et dotés d'une vie singulièrement prenante.

Jamais René Maran ne s'est montré plus maître de sa langue, de ce langage français que le Florentin Brunetto Latini déclarait, jadis, être « le plus délectable ». Avec cette prose limpide, ferme et colorée, harmonieusement cadencée, René Maran a su faire grand et vrai en ressus- citant un monde depuis longtemps évanoui.

Un beau, un maître livre dont la lecture berce et enchante l'esprit...

CHARLES KUNSTLER

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