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Du Discours sur l’inégalité au Contrat social : Cohérence et paradoxes dans la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau Mémoire Simon Pelletier Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Simon Pelletier, 2017

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Du Discours sur l’inégalité au Contrat social :

Cohérence et paradoxes dans la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau

Mémoire

Simon Pelletier

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Simon Pelletier, 2017

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Du Discours sur l’inégalité au Contrat social : Cohérence et paradoxes dans la philosophie politique de

Jean-Jacques Rousseau

Mémoire

Simon Pelletier

Sous la direction de :

Philip Knee, directeur de recherche

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Résumé

Ce mémoire affronte le problème de l’unité de la pensée de Rousseau, en particulier dans son versant

politique. Il met en évidence la place centrale qu’occupe, dans sa philosophie, la thèse de la bonté

naturelle de l’homme, et défend l’idée que les grandes articulations du Contrat social en sont des

ramifications. Pour ce faire, il montre d’abord que les principes du droit politique représentent pour

Rousseau la solution à un problème inhérent à la condition sociale de l’homme, problème développé

dans le Discours sur l’inégalité. Les deux premiers chapitres du mémoire sont pour cette raison

consacrés entièrement à une étude du second discours, où Rousseau pose le principe de la bonté

naturelle de l’homme, puis décrit la façon dont celle-ci s’altère et finit par se corrompre dans la vie

sociale. Les troisième et quatrième chapitres, quant à eux, contiennent une étude minutieuse du

Contrat social, qui met d’une part en lumière le lien de continuité unissant l’ouvrage au Discours sur

l’inégalité, et qui, d’autre part, démontre que ses tensions doctrinales résultent justement de son

rattachement à la thèse de la bonté naturelle de l’homme.

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Table des matières

Résumé ..................................................................................................................................... iii

Remerciements ........................................................................................................................ vii

Introduction générale ................................................................................................................ 1

Quelques considérations préliminaires sur l’étude de la philosophie morale et politique rousseauiste ................................................................................................................................ 5

Chapitre 1 : Les pièces fondamentales du « système » .............................................................. 9

Première partie : Introduct ion au Discours sur l’inégalité (1755) ........................................ 9

I. La question de l’Académie de Dijon .................................................................................................... 9

II. Critique des conceptions précédentes de la loi naturelle .............................................................. 11

III. Sur la démarche intellectuelle utilisée ............................................................................................. 15

Deuxième partie : Remontée inte l l e c tue l l e au-de là des s i è c l es de soc i é t é : l e « pur » é tat de nature se lon la perspec t ive rousseauis te ................................................................................. 20

I. Un état stable de liberté ....................................................................................................................... 20

II. Un nouveau fondement pour le droit naturel ................................................................................. 25

III. Le point nodal du « système » .......................................................................................................... 32

Chapitre 2 : Une histoire hypothétique comme clé de lecture de l’ « état actuel » des sociétés humaines .................................................................................................................................. 36

Première partie : Retour sur la quest ion de la natural i t é de la soc iabi l i t é ........................... 36

I. L’état de société comme résultat du vieillissement naturel de l’espèce ........................................ 36

II. Des liens sociaux noués par la sensibilité « positive » .................................................................... 38

III. La sensibilité « négative » et la division au cœur du lien social ................................................... 41

Deuxième partie : Une his to ire ry thmée par l es révo lut ions ................................................. 43

I. Le « point zéro » de l’histoire humaine .............................................................................................. 44

II. La société familiale .............................................................................................................................. 45

III. L’invention de l’agriculture et de la métallurgie ............................................................................ 47

IV. La cristallisation de l’inégalité dans et par le pacte social ............................................................ 52

V. Vers une formulation juridique du problème à résoudre .............................................................. 56

Chapitre 3 : Remédier à l’écartèlement du fait et du droit ...................................................... 59

Première partie : Vers une « const i tut ion de choses mieux entendue » ................................. 59

I. Du Discours sur l’inégalité au Contrat social (1762) ....................................................................... 59

II. Le règne de la loi ................................................................................................................................. 63

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III. Des principes « fondés sur la raison » et « dérivés de la nature des choses » ........................... 66

Deuxième partie : L’espri t du droi t pol i t ique e t l es condi t ions de sa réal i sat ion prat ique ... 69

I. La double polarité du pacte social ...................................................................................................... 69

II. L’oscillation au sein des concepts d’intérêt et de volonté ............................................................. 74

III. L’application au réel des principes du droit politique .................................................................. 80

Chapitre 4 : Le moment de l’institution .................................................................................. 88

Première partie : Les soubassements de l ’ inst i tut ion lég i t ime ............................................... 88

I. La fenêtre d’opportunité dans l’histoire ............................................................................................ 89

II. De la possession à la propriété .......................................................................................................... 90

III. La tâche du législateur ....................................................................................................................... 92

Deuxième partie : La re l ig ion dans la c i t é du contrat .......................................................... 97

I. Les liens étroits entre le chapitre sur le législateur et celui sur la religion civile .......................... 97

II. L’effet politique du christianisme ................................................................................................... 100

III. Religion civile et religion naturelle : un parallèle ......................................................................... 104

Conclusion .............................................................................................................................. 114

Bibliographie .......................................................................................................................... 119

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Un système philosophique semble d’abord se dresser comme un édifice complet, d’une architecture savante, où les dispositions ont été prises pour qu’on pût y loger commodément tous les problèmes. Nous éprouvons, à le contempler sous cette forme, une joie esthétique renforcée d’une satisfaction personnelle. Non seulement, en effet, nous trouvons ici l’ordre dans la complication (un ordre que nous nous amusons quelquefois à compléter en le décrivant), mais nous avons aussi le contentement de nous dire que nous savons d’où viennent les matériaux et comment la construction a été faite. Dans les problèmes que le philosophe a posés nous reconnaissons les questions qui s’agitaient autour de lui. Dans les solutions qu’il en donne nous croyons retrouver, arrangés ou dérangés, mais à peine modifiés, les éléments des philosophies antérieures ou contemporaines (…). Mais un contact souvent renouvelé avec la pensée du maître peut nous amener, par une imprégnation graduelle, à un sentiment tout différent. Je ne dis pas que le travail de comparaison auquel nous nous étions livrés d’abord ait été du temps perdu : sans cet effort préalable pour recomposer une philosophie avec ce qui n’est pas elle et pour la relier à ce qui fut autour d’elle, nous n’atteindrions peut-être jamais ce qui est véritablement elle ; car l’esprit humain est ainsi fait, il ne commence à comprendre le nouveau que lorsqu’il a tout tenté pour le ramener à l’ancien. Mais, à mesure que nous cherchons davantage à nous installer dans la pensée du philosophe au lieu d’en faire le tour, nous voyons sa doctrine se transfigurer. D’abord la complication diminue. Puis les parties entrent les unes dans les autres. Enfin tout se ramasse en un point unique, dont nous sentons qu’on pourrait se rapprocher de plus en plus quoiqu’il faille désespérer d’y atteindre. En ce point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie.

Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », Paris, 2013, pp. 118-119.

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Remerciements

Je tiens à exprimer ma profonde gratitude envers ma famille, et en particulier envers Sophie, mon

grand amour et ma conjointe. Mon parcours académique n’aurait pas été possible sans votre appui.

Je remercie également tous ceux qui m’ont fait découvrir cette discipline intellectuelle passionnante

qu’est la philosophie. Je ne peux d’ailleurs passer sous silence l’importance des nombreuses

discussions que j’ai eues avec mon directeur de recherche, Philip Knee. Celles-ci ont

considérablement enrichi ma réflexion sur la pensée de Rousseau, tout comme sur la pensée française

en général.

Je remercie enfin le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) et le Fonds de

recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) pour leur généreux soutien financier.

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Introduction générale

Le 12 janvier 1762, Rousseau écrivait dans une lettre adressée à Malesherbes les circonstances

qui l’ont amené à devenir auteur. La scène racontée est encore aujourd’hui appelée par ses

lecteurs l’ « illumination de Vincennes ». Rousseau allait voir Diderot en prison. Feuilletant en

chemin un Mercure de France, il tomba sur une question de l’Académie de Dijon, et eut alors, dit-

il, une inspiration subite : « tout à coup je me sens l’esprit ébloui de mille lumières (…). Oh

monsieur, si j’avais jamais pu écrire le quart de ce que j’ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle

clarté j’aurais fait voir toutes les contradictions du système social, avec quelle force j’aurais

exposé tous les abus de nos institutions, avec quelle simplicité j’aurais démontré que l’homme

est bon naturellement et que c’est par ces institutions seules que les hommes deviennent

méchants1 ». Que l’illumination de Vincennes se soit ou non réellement produite

conformément au récit que Rousseau en donne, cela n’importe que peu. Le récit, sans doute

(quelque peu) romancé, traduit néanmoins une prétention intéressante pour quiconque vise à

approfondir la pensée rousseauiste : celle-ci s’avèrerait le fruit d’une intuition première, d’une

idée-principe qui bouleversa entièrement sa vision des choses pour enfin la contraindre à se

réorganiser à partir d’elle. Les différents écrits de Rousseau, en ce sens, consigneraient les

restes de l’illumination de Vincennes : « Tout ce que j’ai pu retenir de ces foules de grandes

vérités qui dans un quart d’heure m’illuminèrent sous cet arbre, a été bien faiblement épars

dans les trois principaux de mes écrits, savoir ce premier discours, celui sur l’inégalité, et le

traité de l’éducation, lesquelles trois ouvrages sont inséparables et forment ensemble un même

1 Lettres à Malesherbes, dans Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, pp. 1135-1136. Pour ne pas alourdir inutilement la lecture de ce mémoire, nous avons jugé bon de citer l’ensemble des œuvres de Rousseau dans l’édition de référence, c’est-à-dire celle de Gallimard (collection « Bibliothèque de la Pléiade »). Nous ne mentionnerons que le nom de l’œuvre, puis ajouterons le ou les numéro(s) de page(s) dans la Pléiade. Nous renverrons en particulier à trois tomes : le premier, le troisième et le quatrième. Le premier tome de la collection contient les écrits autobiographiques. Nous y puiserons des passages des Confessions, des Rêveries du promeneur solitaire, de Rousseau juge de Jean-Jacques ainsi que des Lettres à Malesherbes. Le troisième contient les écrits politiques. Nous citerons à partir de lui le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (que nous appellerons désormais Discours sur l’inégalité), le Discours sur l’économie politique, le Manuscrit de Genève, le Contrat social, les Fragments politiques, les Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, les Lettres écrites de la montagne, le Projet de constitution pour la Corse et les Considérations sur le gouvernement de Pologne. Le quatrième tome contient les écrits sur l’éducation et la morale. Nous citerons à partir de ce dernier l’Émile, la Lettre à Christophe de Beaumont, la Lettre à Voltaire sur la Providence, les Lettres morales ainsi que la Lettre à Franquières. Diverses raisons ont fait en sorte que pour la Lettre au Marquis de Mirabeau et pour la Lettre à d’Alembert, nous nous sommes référés à des éditions différentes. Nous les signalerons en temps et lieux.

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tout2 ». Les Lettres à Malherbes nous permettent en cela de tirer un renseignement sur la manière

dont Rousseau concevait une grande partie de son œuvre : démontrant la bonté naturelle de

l’homme, développant ses conséquences philosophiques, elle serait entièrement cohérente,

formerait un tout systématique.

Dans la brève liste que Rousseau dresse à Malesherbes de ses principaux écrits, on a en

revanche souvent fait remarquer l’absence de la pièce maîtresse du versant politique de sa

pensée, le Contrat social, comme s’il insinuait par là que l’ouvrage s’accordait mal avec les autres,

et le désavouait dès l’année de sa publication. Pour étayer cette l’hypothèse, on invoque de

même la boutade qu’il aurait lancée sur son traité de droit politique dans ses vieux jours.

Comme le rapporte Dusaulx, Rousseau aurait alors en effet jugé son Contrat social comme « un

livre à refaire3 ». On ne peut certes rien conclure définitivement de cette absence. Au moment

de la rédaction des Lettres à Malesherbes, Rousseau n’avait informé personne en France qu’il se

préparait à publier le Contrat social4. De plus, à de nombreux autres endroits de son œuvre, il

témoigne de son attachement à son traité, et laisse penser que ce dernier s’inscrit bel et bien

dans son grand « système »5. Cependant, il est vrai qu’à première vue, la doctrine du Contrat

social s’accorde difficilement avec celle soutenue dans ses autres œuvres, et en particulier le

Discours sur l’inégalité. Le second discours ne dénonce-t-il pas l’aliénation que la société fait subir

à la liberté primitive de l’individu, tandis que le Contrat social caractérise cette aliénation même

comme profondément bénéfique, et comme nécessaire à l’institution d’un régime conforme au

droit politique ? Il n’est donc pas aisé de voir comment Rousseau peut, sans se contredire,

passer d’un discours essentiellement critique sur le social à un discours le présentant comme

une planche de salut, et ce, malgré ce qu’il peut avancer sur la cohérence et le caractère

systématique de sa pensée.

2 Lettres à Malesherbes, p. 1136. 3 Jean Dusaulx, De mes rapports avec J. J. Rousseau, Paris, De l’imprimerie de Didot Jeune, 1798, p. 102. 4 Rousseau désirait faire circuler l’œuvre dans les petites républiques comme celle de Genève, et la jugeait impropre aux monarchies. Voir à ce sujet Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 935, et l’introduction au Contrat social rédigée par R. Derathé dans les Œuvres complètes, t. III, pp. XCVII-XCVIII. 5 Dans sa Lettre à Christophe de Beaumont, Rousseau semble en effet inclure le Contrat social dans son grand système, puisqu’il y affirme avoir écrit toutes ses œuvres sur « les mêmes principes » (ibid. p. 933). Il clame ainsi leur cohérence d’ensemble : « Quand un auteur ne veut pas se répéter sans cesse, et qu’il a une fois établi clairement son sentiment sur une matière, il n’est pas tenu de rapporter toujours les mêmes preuves en raisonnant sur le même sentiment. Ses écrits s’expliquent alors les uns par les autres, et les derniers, quand il a de la méthode, supposent toujours les premiers. Voilà ce que j’ai toujours tâché de faire (…) » (ibid., p. 951). Nous soulignons.

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Mais il serait selon nous erroné de conclure que ces tensions s’avèrent insolubles. Longtemps

subordonnée aux desseins idéologiques de ses interprètes, l’étude de la pensée de Rousseau

s’est par le fait même accommodée très aisément des difficultés à en concilier les versants

politiques, anthropologiques et pédagogiques – particulièrement chez ceux qui cherchaient à la

réfuter, qu’ils aient été contrerévolutionnaires ou libéraux. Or pour ne pas faire une lecture

superficielle de Rousseau, il faut donner au moins momentanément du crédit à sa prétention à

la systématicité, et éviter de conclure trop vite que ses écrits se contredisent. Ce mémoire prend

acte, pour sa part, du renouvellement des études rousseauistes qui s’est effectué

progressivement dans la seconde moitié du XXe siècle, à travers lequel de nombreux

commentateurs entreprirent de montrer l’unité dernière de son œuvre. Il cherchera cependant

à éviter de reproduire l’erreur de méthode que plusieurs ont commise : reconstruire cette unité

au prix d’une dissimulation des paradoxes de l’œuvre. C’est cette erreur qui fait que, malgré une

longue tradition interprétative, le sens exact de la pensée politique de Rousseau ne cesse de

faire polémique, car le désaccord des commentateurs constitue pour ainsi dire le reflet des

ambigüités qu’elle contient. En mettant l’accent sur l’un des aspects de l’œuvre, et en réduisant

un autre au silence, on peut tout aussi bien, en effet, faire passer Rousseau pour un penseur

individualiste ou un philosophe du collectivisme, pour un défenseur de la liberté ou un

précurseur du totalitarisme, pour un admirateur de la discipline des Spartiates ou encore un

apologiste des sociétés sauvages et préétatiques. Plutôt que de faire une lecture superficielle de

l’œuvre de Rousseau, on en brosse alors un portrait réducteur, et pour cela malhonnête.

La profondeur de sa philosophie se trouve selon nous dans la manière dont ses divers

éléments, à première vue tout à fait hétérogènes, finissent par révéler leur intime liaison à une

idée première, à un principe commun : la bonté naturelle de l’homme. L’objet de ce mémoire

sera en ce sens de montrer que les grandes articulations du Contrat social s’expliquent par son

inscription dans le grand « système » de Rousseau. Pour ce faire, nous commencerons par

justifier notre approche générale. En portant notre attention sur les passages inauguraux du

Contrat social, nous remarquerons que celui-ci peut difficilement être considéré comme un

ouvrage autosuffisant ; sa doctrine, visant à remédier à un problème minant la condition sociale

de l’homme, semble au contraire fonction de celle du Discours sur l’inégalité. Pour cette raison,

nous déploierons par la suite, dans les premier et deuxième chapitres, une étude minutieuse du

second discours, et ce, pour reconstituer ce problème. Nous verrons notamment ce que

signifie l’expression « bonté naturelle », et de quelle manière celle-ci remplace la thèse classique

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de la sociabilité naturelle comme fondement du droit naturel. Nous suivrons ensuite pas à pas

le processus par lequel celle-ci en vient à s’altérer, puis enfin à se corrompre, et ce, afin

d’identifier les causes du mal dans la philosophie rousseauiste. Les troisième et quatrième

chapitres seront quant à eux consacrés à une étude serrée du Contrat social. Nous montrerons

d’abord que la généalogie rousseauiste des passions, absolument déterminante dans le récit de

la socialisation graduelle de l’homme exposé dans le second discours, explique l’agencement

très particulier des relations que vise à produire le droit politique. D’un ouvrage à l’autre, la

philosophie morale et politique rousseauiste connait donc une expansion, mais elle reste

néanmoins conséquente avec ses premières intuitions. En dernier lieu, nous verrons que c’est

cette volonté de cohérence même qui, d’une certaine manière, génère les tensions internes du

Contrat social. Fait pour répondre aux demandes premières et légitimes de l’amour de soi, le

droit politique n’en demeure pas moins en pratique vulnérable à ses caprices, ce pourquoi

Rousseau est aux prises avec la difficile tâche d’établir le droit politique sans éroder les

conditions de possibilité mêmes du consentement légitime à l’obéissance.

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Quelques considérations préliminaires sur l’étude de la

philosophie morale et politique rousseauiste

Rousseau a choisi de faire précéder son Contrat Social d’un avertissement : ce « traité » constitue

l’ « extrait d’un ouvrage plus étendu6 » qu’il n’a jamais terminé, et dont nous savons qu’il était

intitulé Institutions politiques. La note nourrit une série de questions centrales pour qui désire

approfondir l’étude de la philosophie morale et politique rousseauiste. Comment étudier

convenablement le Contrat Social ? L’ouvrage constitue-t-il un « traité » relativement autonome

et autosuffisant, ce pour quoi il peut être ainsi détaché de la matrice dans laquelle il a pris

forme ? Est-il au contraire la partie inséparable d’un plus vaste système de pensée, raison pour

laquelle l’œuvre prenait initialement place dans un grand ensemble ? L’interrogation est difficile

et elle le restera, puisqu’on ne peut affirmer avec certitude ce dont traitait l’ouvrage duquel le

Contrat Social est extrait, Rousseau ayant détruit ce qui en restait. Cependant, elle garde sa

pertinence lorsqu’on la modifie légèrement, et qu’on considère le rapport qu’entretient la

doctrine exposée dans le Contrat Social à celle des autres œuvres qu’il a achevées et fait publier.

Rousseau touche au domaine politique dans nombre de ses écrits. Le Contrat Social se distingue

pourtant par le type d’étude qu’il contient. Certains passages du Discours sur l’inégalité et du

Discours sur l’économie politique anticipent certes la doctrine du Contrat Social, mais ils ne la mènent

pas à l’achèvement qu’elle y connaît. C’est que Rousseau ne poursuit pas le même but dans ses

Discours que dans son Contrat Social. Le Discours sur l’inégalité cherche à reconstruire une histoire

du genre humain qui contient des indications sur son état naturel faisant elles-mêmes office

d’étalon de mesure de son existence en société politique. Le Discours sur l’économie politique vise à

définir les maximes qui doivent guider la conduite d’un gouvernement légitime pour ne pas que

celle-ci s’écarte de la poursuite du bien commun. Sous-titré Principes du droit politique, le Contrat

Social entreprend quant à lui d’examiner le politique par un angle bien particulier, celui de ses

fondements légitimes. L’étude des principes du droit politique s’avère profondément différente

de celle « du droit positif des gouvernements établis », menée par « l’illustre Montesquieu7 ».

6 Du Contrat Social, p. 349. 7 Émile, p. 836.

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D’où provient la légitimité d’un État ? Voilà, ramenée à sa plus simple expression, la question

que Rousseau y affronte8.

Si l’objet du Contrat Social est ainsi circonscrit avec précision, il ne semble cependant pas que

l’étude qu’il contient puisse être isolée du reste de l’œuvre de Rousseau. Ce sont les passages

inauguraux de l’ouvrage qui nous mettent sur cette voie. Penchons-nous sur celui où Rousseau

explique le projet animant l’œuvre : « Je veux chercher si dans l’ordre civil il peut y avoir

quelque règle d’administration légitime et sûre, en prenant les hommes tels qu’ils sont, et les

lois telles qu’elles peuvent être : je tâcherai d’allier toujours dans cette recherche ce que le droit

permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que la justice et l’utilité ne se trouvent point divisés9 ».

Par l’élaboration d’une « règle d’administration », Rousseau se propose d’œuvrer à la

réconciliation d’une série de couples de concepts que l’on comprend normalement disjoints :

légitimité et sûreté, être et pouvoir être, droit et intérêt ainsi que justice et utilité. Le projet

poursuivi parait ainsi présenté comme la solution d’un problème minant l’ « ordre civil », ici

simplement sous-entendu. Le petit passage très célèbre ouvrant le chapitre premier évoque

plus explicitement ce problème : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se

croit maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux10 ». La première phrase de

cette citation ne semble pas faire référence à la naissance de chaque individu humain, à la

manière du premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle semble au

contraire renvoyer à la naissance de l’espèce humaine, et ainsi servir à rendre manifeste le

frappant contraste entre sa condition naturelle, qui en est une de liberté, et sa condition de fait,

celle de l’esclavage. À l’appui de cette interprétation, rappelons le fait que ces quelques lignes

résument l’essentiel d’un passage d’une plus grande envergure, que l’on trouve au même

endroit dans la première version du Contrat Social :

La force de l’homme est tellement proportionnée à ses besoins naturels et à son état primitif, que pour peu que cet état change et que ses besoins augmentent, l’assistance de ses semblables lui devient nécessaire, et, quand enfin ses désirs embrassent toute la nature, le concours de tout le genre humain suffit à peine pour les assouvir. C’est ainsi que les mêmes causes qui nous rendent méchants nous rendent encore esclaves, et nous asservissent en tout dépravant ; le sentiment de notre faiblesse vient moins de notre nature

8 Voir sur ce sujet quelques développements intéressants de Robert Derathé et Pierre Manent : Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, 2009, pp. 22-27 ; Pierre Manent, Naissances de la politique moderne, Gallimard, coll. « tel », Paris, 2007, p. 240. 9 Contrat Social, p. 351. 10 Idem.

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que de notre cupidité : nos besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous divisent, et plus nous devenons ennemis de nos semblables, moins nous pouvons nous passer d’eux11.

Nous trouvons ici une description du processus par lequel l’homme passe de son « état

primitif » de liberté à celui d’esclavage dans la société, description qui rappelle très nettement le

contenu du Discours sur l’inégalité, comme si la réflexion sur les principes du droit politique

devait y faire suite, prendre ses conclusions pour point de départ. Pour parvenir à une

connaissance fine du Contrat social, qui constitue à la fois le cœur et l’aboutissement de la

philosophie morale et politique rousseauiste, il semble donc qu’on ne puisse se passer d’une

étude préalable du Discours sur l’inégalité, où il pose le principe d’où dérivent toutes les autres

pièces de son « système », c’est-à-dire la bonté naturelle de l’homme, et trace les voies par

lesquelles celle-ci dut se corrompre.

S’il est vrai, comme le pense Starobinski12, que Rousseau est mû par un dessein thérapeutique,

on ne peut se passer de l’étude du mal qu’il dénonce pour bien comprendre le remède qu’il

propose. Nous chercherons donc dans le second discours l’histoire de cette désunion des

couples de concepts que le Contrat Social entend réconcilier par le dévoilement des principes du

droit politique. Les données du problème minant l’existence sociale des hommes, pensons-

nous, nous permettront d’isoler les paramètres principaux de cette solution politique que

Rousseau cherche à élaborer. Le diagnostic même du mal qui mine la société porte en effet

silencieusement l’esquisse d’une vie sociale qui en serait exempte. C’est que, selon Rousseau,

l’entreprise de reconstituer le portrait de l’état de nature de l’humanité possède en fait une

utilité précise : « Cette même étude de l’homme originel, de ses vrais besoins, et des principes

fondamentaux de ses devoirs, est encore le seul bon moyen qu’on puisse employer pour lever

ces foules de difficultés qui se présentent sur l’origine de l’inégalité morale, sur les vrais

fondements du corps politique, sur les droits réciproques de ses membres, et sur mille autres

questions semblables, aussi importantes que mal éclaircies13 ». L’état de nature, comme l’a

souligné Derathé, commande en ce sens « toute sa conception de l’État14 ». Étudier le Discours

sur l’inégalité nous permettra notamment de montrer qu’en proposant d’édifier dans le monde

11 Manuscrit de Genève, pp. 281-282. 12 Jean Starobinski, Le remède dans le mal : critique et légitimation de l’artifice à l’âge des lumières, Gallimard, coll. « nrf essais », Paris, 1989, p. 177. 13 Discours sur l’inégalité, p. 126. 14 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 131.

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politique un règne de la loi, Rousseau vise à délier les hommes de leur dépendance mutuelle, et

ainsi à fonder leurs liens sociaux sur la base d’un équivalent civil de leur indépendance

naturelle. L’étude du droit politique, même si elle s’avère fondamentalement différente de celle

de la nature véritable de l’homme, n’en reste donc pas moins profondément solidaire. L’idée

du droit et « plus encore » celle du droit naturel, comme l’écrit en effet Rousseau, « sont

manifestement des idées relatives à la nature de l’homme15 ».

L’absence du Contrat social dans la liste que dresse Rousseau de ses principaux écrits dans les

Lettres à Malesherbes peut certes faire sourciller, mais ne justifie pas son exclusion du grand

« système16 » que forment, selon lui, ses écrits. « Tout ce qu’il y a de hardi dans le Contrat Social

était auparavant dans le Discours sur l’inégalité17 », écrit-il dans ses Confessions, nous laissant

entendre qu’il existe une forte affinité entre les doctrines de ces deux ouvrages, voire un lien de

continuité direct. Le droit politique semble donc bel et bien l’une des ramifications du principe

de la bonté naturelle de l’homme. On trouvera dans ce mémoire une étude de la philosophie

morale et politique rousseauiste cherchant à le démontrer.

15 Discours sur l’inégalité, p. 124. Rousseau paraphrase ici un passage des Principes du droit naturel (ch. I, §2) de Burlamaqui. 16 Lettre à Christophe de Beaumont, p. 933. 17 Confessions, p. 407.

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Chapitre 1 : Les pièces fondamentales du « système »

Première partie : Introduction au Discours sur l’inégalité (1755)

I. La question de l’Académie de Dijon

C’est en se promenant dans les bois de St-Germain que Rousseau médita son Discours sur

l’inégalité: « [J]’y cherchais, j’y trouvais l’image des premiers temps dont je traçais fièrement

l’histoire ; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes, j’osais dévoiler à nu leur

nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l’ont défigurée, et comparant l’homme de

l’homme avec l’homme naturel, leur montrer dans son perfectionnement prétendu la véritable

source de ses misères18 ». Quelques années après son Discours sur les sciences et les arts (1750),

Rousseau saisit l’occasion, en entreprenant de répondre à une nouvelle question de l’Académie

de Dijon, de démontrer le bien-fondé de sa mise en accusation des

« perfectionnement[s] prétendu[s] » de la civilisation. Il remonte pour cela méthodiquement

jusqu’au principe sur lequel reposait sa dénonciation. Cette réflexion, par laquelle il entend

démêler « l’homme de l’homme » de « l’homme naturel », lui permet en d’autres mots de

développer et de défendre une idée dont il affirme avoir été en possession dès l’élaboration de

son premier discours : celle de la bonté naturelle de l’homme19.

Cependant, comme plusieurs commentateurs l’ont remarqué, Rousseau ne répondra à la

question de l’Académie de Dijon qu’après l’avoir modifiée substantiellement. La question

originale était la suivante : « Quelle est la source de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est

autorisée par la loi naturelle20 ? » Après une dédicace à la République de Genève et une préface,

Rousseau la reproduit, mais remplace le mot « source » par celui « d’origine ». De nouvelles

modifications apparaissent dès la page suivante : Rousseau ajoute une référence aux

« fondements » de l’inégalité, et supprime la partie finale de la question concernant

18 Confessions, p. 388. 19 Lettres à Malesherbes, pp. 1135-1136 ; Lettre à Christophe de Beaumont, p. 935. 20 J. Starokinski, « Notes et variantes », dans O.C., t. III, p. 1300.

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l’autorisation de la loi naturelle21. Le titre complet du discours indique ce sur quoi il porte

véritablement : l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

En posant la question de la « source » de l’inégalité, on pouvait renvoyer à une cause traversant

de part en part l’histoire humaine, et modelant de tout temps les sociétés : ainsi de ceux qui

prétendent, comme Vauvenargues, que l’inégalité des conditions et des richesses traduit

institutionnellement une inégalité naturelle entre les hommes, c’est-à-dire une inégalité de

talents et de vertus individuelles. Vauvenargues, dans son Discours sur l’inégalité des richesses

(1745), explique en effet la création des inégalités sociales et politiques par l’inégalité des

talents : « le sage et le laborieux eurent l’abondance pour prix du travail; la gloire devint le fruit

de la vertu; l’opprobre punit la mollesse, et la misère punit l’indolence. Les hommes s’élevant

les uns au-dessus des autres, selon leur génie, l’inégalité des fortunes s’introduisit sur de justes

fondements22». L’inégalité des talents n’explique cependant pas uniquement l’apparition de celle

des conditions; elle explique également son maintien et sa recréation perpétuelle, en dépit des

tentatives de certains législateurs anciens de l’abolir : « les lois ne sauraient empêcher que le

génie ne s’élève au-dessus de l’incapacité, l’activité au-dessus de la paresse, la prudence au-

dessus de la témérité. Tous les tempéraments qu’on a employés à cet égard ont été vains; l’art

ne peut égaliser les hommes malgré la nature23 ». Vues sous cet angle, les inégalités de la société

trouvent un certain appui dans la nature, voire se justifient par elle. Or, pour Rousseau, la

fausseté d’une telle position est si manifeste qu’elle ne mérite même pas d’être discutée : « ce

serait demander (…) si ceux qui commandent valent nécessairement mieux que ceux qui

obéissent, et si la force du corps ou de l’esprit, la sagesse ou la vertu, se trouvent toujours dans

les mêmes individus, en proportion de la puissance ou de la richesse : question bonne peut-être

à agiter entre des esclaves entendus de leurs maîtres, mais qui ne convient pas à des hommes

libres24 ». La formulation originale de la question de l’Académie de Dijon semble refléter aux

yeux de Rousseau la manière erronée avec laquelle le problème qu’elle propose de résoudre est

généralement approché. Les modifications apportées à la question ne paraissent donc pas

21 Pierre Burgelin, La philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, 1973, p. 509; Roger D. Masters, The political philosophy of Rousseau, Princeton University Press, Princeton, New Jersey, 1968, p. 112. 22 Luc de Clapiers Vauvenargues, Oeuvres complètes, vol. 1, Hachette, 1968, p. 104. 23 Idem. 24 Discours sur l’inégalité, p. 132.

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anodines. Elles donnent une orientation spécifique au problème de départ ; elles permettent de

le poser de la bonne façon.

II. Critique des conceptions précédentes de la loi naturelle

Le Discours sur l’inégalité commence ainsi significativement par une critique de la notion de loi

naturelle, notion, comme nous le disions, évoquée dans la première version de la question,

mais qui n’apparaît plus dans sa version finale. L’idée de loi naturelle est issue d’une longue

tradition intellectuelle. Au XVIIIe siècle, elle recueillait l’adhésion de philosophes de tous les

horizons25. Derathé résume en quelques phrases les principaux points de cette tradition :

« Toute la théorie du droit naturel repose sur l’affirmation qu’il existe indépendamment des lois

civiles et antérieures à toutes les conventions humaines, un ordre moral universel, une règle de

justice immuable, la loi naturelle, à laquelle tout homme est tenu de se conformer dans ses

rapports avec ses semblables26 ». C’est par le bon usage de sa raison que l’homme découvre,

selon ces penseurs, les préceptes de cette loi morale universelle et supérieure aux lois positives.

Rousseau, tout en s’inscrivant dans cette tradition, a cependant de profondes réserves à son

sujet :

Ce n’est pas sans surprise et sans scandale qu’on remarque le peu d’accord qui règne sur cette importante matière entre les divers auteurs qui en ont traité. Sans parler des anciens philosophes qui semblent avoir pris pour tâche de se contredire entre eux sur les principes les plus fondamentaux, les jurisconsultes romains assujettissent indifféremment l’homme et tous les autres animaux à la même loi naturelle, parce qu’ils considèrent plutôt sous ce nom la loi que la nature s’impose à elle-même que celle qu’elle prescrit (…). Les modernes ne reconnaissant sous le nom de loi qu’une règle prescrite à un être moral, c’est-à-dire intelligent, libre, et considéré dans ses rapports avec d’autres êtres, bornent conséquemment au seul animal doué de raison, c’est-à-dire à l’homme, la compétence de la loi naturelle ; mais définissant cette loi chacun à sa mode, ils l’établissent tous sur des principes si métaphysiques qu’il y a même parmi nous bien peu de gens en état de comprendre ces principes, loin de pouvoir les trouver d’eux-mêmes27.

Retenons trois critiques principales. La première repose dans le constat de l’étonnante diversité

des formulations de la loi naturelle à travers l’histoire, diversité qui jette bien sûr le soupçon sur

les prétentions des uns et des autres à la vérité. La seconde concerne les ambigüités du concept

même de loi naturelle : les « jurisconsultes romains » n’entendaient selon Rousseau sous cette

expression que « l’expression des rapports généraux établis par la nature entre tous les êtres

25 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 155. 26 Ibid., p. 151. 27 Discours sur l’inégalité, pp. 124-125.

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animés, pour leur commune conservation28 ». Les lois « que la nature s’impose à elle-même »

renvoient en ce sens à l’ensemble des rapports nécessaires entre les êtres vivants. Cette façon

d’envisager la loi naturelle la rapproche donc de ce qu’on désigne aujourd’hui par une loi de la

nature29. La loi naturelle, selon l’acception moderne, renvoie cependant à quelque chose de tout

à fait différent. C’est une loi proprement morale, prescrite seulement à un être libre et

rationnel, l’homme, pouvant tout à fait choisir de lui désobéir. La troisième critique cible

spécifiquement les rapports qu’entretiennent la loi naturelle, l’état de nature et la raison

humaine dans les doctrines modernes, notamment celles de Hobbes, de Locke et de

Pufendorf. C’est en tant qu’être raisonnable que l’homme, même à l’état de nature, c’est-à-dire

avant l’établissement des sociétés civiles, peut découvrir les préceptes qui doivent guider sa

conduite. Nous nous étendrons un peu plus en détail sur la teneur de cette critique, la plus

importante pour comprendre les enjeux principaux du Discours sur l’inégalité.

Qu’on nous permette une mise en contexte. Hobbes écrit dans son Léviathan qu’une loi

naturelle est « une règle générale trouvée par la raison selon laquelle chacun a l’interdiction de

faire ce qui détruit sa vie, ou qui le prive des moyens de la préserver, et de négliger de faire ce

par quoi il pense qu’elle serait le mieux préservée30 ». Si les lois naturelles tirent leur autorité des

passions humaines, elles sont en revanche des théorèmes de la raison sur le meilleur moyen de

se conserver. Autrement dit, elles sont issues de calculs rationnels suscités par la passion humaine

principale : la peur de la mort31. L’homme qui utilise correctement sa raison comprend qu’il

doit œuvrer à la paix, donc à la cessation de la guerre de tous contre tous, l’état de nature

humain selon Hobbes. La loi naturelle lui enjoint d’abandonner volontairement son droit naturel

illimité32 sur toute chose si les autres sont aussi disposés à le faire, et à le transférer à une force

28 Ibid., p. 124. 29 Voir à ce sujet R. D. Masters, The political philosophy of Rousseau, p. 78. 30 Thomas Hobbes, Léviathan, Gallimard, coll. « folio essais », Paris, 2000, p. 230. 31 Laurence Berns, « Thomas Hobbes », dans Léo Strauss et Joseph Cropsey (dir.), Histoire de la philosophie politique, trad. Olivier Sedeyn, Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », Paris, 1994, p. 439. 32 Contrairement à Rousseau, Hobbes scinde les notions de loi et de droit naturel. Si la loi constitue une contrainte, le droit est une liberté. Dans le Léviathan, Hobbes décrit les hommes comme possédant naturellement une égale « puissance d’espérer et d’agir » en vue de leur conservation. Cela signifie que les hommes ont tous un droit naturel à la vie, puisque le droit naturel est « la liberté que chacun a d’user de sa propre puissance comme il le veut lui-même (…) pour la préservation de sa propre vie et, par conséquent, de faire, selon son jugement et sa raison propres, tout ce qu’il concevra être le meilleur moyen adapté à cette fin ». Par liberté, il faut simplement entendre ici « l’absence d’entraves extérieures » nous empêchant de faire usage de notre puissance en vue de réaliser une fin que nous nous proposons tous nécessairement : éviter la mort. Le droit naturel à la vie signifie donc simplement que nous avons naturellement la liberté d’user de nos capacités en vue de notre conservation, et la liberté naturelle à son tour doit simplement être comprise comme le pouvoir que nous avons tous naturellement de veiller à notre

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coercitive, un souverain, qui fera respecter cet abandon général. La loi naturelle porte donc les

hommes à abolir l’état de nature et à ratifier un contrat social par lequel ils instituent une

société politique et consacrent l’avènement de la paix.

Pufendorf et Locke, quant à eux, cherchent à montrer que comme les hommes sont des êtres

doués de raison, l’état de nature ne pouvait être un état de guerre de tous contre tous.

Développons quelque peu les idées de Locke sur le sujet33. Comme chez Hobbes, la loi

naturelle entretient pour Locke une relation privilégiée avec la raison humaine. En fait, raison

et loi naturelle, dans certains passages du Second traité sur le gouvernement civil, sont pratiquement

identifiées l’une à l’autre. Rapportons-nous à ces quelques phrases : « L’état de nature a la loi de

la nature, qui doit le régler, et à laquelle chacun est obligé de se soumettre et d’obéir : la raison,

qui est cette loi, enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la consulter, qu’étant tous égaux

et indépendants, nul ne doit nuire à un autre, par rapport à sa vie, à sa santé, à sa liberté, à son

bien34 ». Parce que tous les hommes sont en mesure de faire un usage correct de leur raison et

de découvrir les principaux préceptes de la loi naturelle, l’état de nature humain devait être

aussi éloigné d’un état de guerre de tous contre tous que le sont « un état de paix, de

bienveillance, d’assistance et de conservation mutuelle » d’un « état d’inimitié, de malice, de

violence et de mutuelle destruction35 » ; l’un ne peut être identifié à l’autre. Cependant, parce

que la loi naturelle n’y est pas toujours respectée, l’état de guerre peut éclater dans l’état de

nature. C’est pour remédier aux défauts de ce dernier et garantir leur propriété36 que les

hommes forment des sociétés civiles ; ils érigent un pouvoir souverain qui a notamment pour

fonction de garantir le respect de la loi naturelle37.

propre conservation. Mais puisque chacun a droit à la vie et donc aux moyens de la maintenir, et que la guerre de tous contre tous fait qu’il n’y a rien « dont on ne puisse faire usage contre ses ennemis, qui ne soit de quelque secours pour se maintenir en vie », chacun a naturellement un droit égal sur toute chose. Voir T. Hobbes, Léviathan, pp. 220-231, en particulier les notes de bas de page de G. Mairet. 33 La philosophie politique lockéenne sera souvent utilisée comme point de comparaison pour bien comprendre la spécificité des idées rousseauistes. Nous nous y référerons plus souvent qu’à celle de Pufendorf, et ce, parce que Rousseau affirme avoir été profondément influencé par Locke. Il écrit en effet, en exagérant quelque peu, que Locke a traité de la politique « exactement dans les mêmes principes » que lui. Voir Lettres écrites de la Montagne, p. 812. 34 John Locke, Traité du gouvernement civil, Flammarion, coll. « GF », Paris, 1992, p. 145 (ch. II, § 6). Les italiques ne sont pas dans le texte original. 35 Ibid., p. 156 (ch. III, §19). 36 La propriété englobe pour Locke « la vie, la liberté et les biens ». Ibid., p. 206 (ch. VII, §87). 37 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 169. Pour une analyse détaillée des caractéristiques de l’état de nature selon Locke, voir Robert A. Goldwin, « John Locke », dans Histoire de la philosophie politique, p. 523‑534.

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Rousseau s’inscrit en faux contre ces propositions. Les préceptes de la loi naturelle sont

tellement nombreux et complexes qu’ils sont à la portée de très peu de gens, même au sein de

la société civile. « De sorte que toutes les définissions de ces savants hommes, d’ailleurs en

perpétuelle contradiction entre elles, s’accordent seulement en ceci, qu’il est impossible

d’entendre la loi de nature sans être un très grand raisonneur et un profond métaphysicien38 ».

Supposer aux hommes de l’état de nature mêmes assez de raison pour découvrir, comprendre

et suivre consciemment les préceptes de la loi naturelle revient selon Rousseau à commettre

une grave faute de méthode : attribuer à l’homme naturel des facultés et des connaissances qui

ne peuvent apparaître qu’avec la longue marche des siècles. Le propre de la démarche de

Rousseau consiste en effet à insister sur l’ampleur de la dissemblance qui doit avoir existé entre

le genre humain d’un âge et celui d’un autre. Rousseau ouvre la préface de son Discours sur

l’inégalité en posant d’emblée la difficulté :

Comment l’homme viendra-t-il à bout de se voir tel que l’a formé la nature, à travers tous les changements que la succession des temps et des choses a dû produire dans sa constitution originelle, et de démêler ce qu’il tient de son propre fond d’avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif ? semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée, qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bête féroce, l’âme humaine altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par l’acquisition d’une multitude de connaissances et d’erreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d’apparence au point d’être presque méconnaissable (…)39.

Pour connaître la loi guidant naturellement l’homme, et savoir ce qu’elle autorise ou non, il

s’avère préalablement nécessaire d’avoir des « notions justes40 » de son état primitif41, duquel

toute la longueur d’une histoire nous sépare. L’homme n’a pas pu traverser les âges en restant

identique à lui-même, contrairement à ce que pensaient les prédécesseurs de Rousseau. Le

problème de la loi naturelle est donc fonction de celui de la nature première de l’homme,

problème qui ne peut être attaqué qu’en entreprenant de « démêler ce qu’il y a d’originaire et

d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme42 », qu’en tentant d’y soustraire intellectuellement

ce qui semble être le résultat de progrès ou le fruit de circonstances extérieures. Il ne s’agit pas

38 Discours sur l’inégalité, p. 125. 39 Ibid., p. 122. Voir aussi pp. 132, 139, 153, 159, 160. 40 Ibid., p. 123. 41 « Tant que nous ne connaîtrons point l’homme naturel, c’est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu’il a reçue ou celle qui convient le mieux à sa constitution ». Ibid., p. 125. 42 Ibid., p. 123.

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seulement de brosser le portrait d’une conscience humaine encore vide, sans les idées qu’elle ne

peut acquérir qu’avec l’expérience, comme l’avaient déjà fait à l’époque Condillac, Locke ou

Buffon43. Il faut encore – et cela fait la spécificité de la démarche de Rousseau – s’efforcer de

dépeindre l’homme sans les facultés, les connaissances et les passions qu’il ne peut tenir que de

la vie sociale. C’est ce que Starokinski appelle une « anthropologie négative » : « l’homme naturel se

définit par l’absence de tout ce qui appartient spécifiquement à la condition de l’homme

civilisé44 ». La formule n’est cependant pas assez forte : le projet de définir une forme

élémentaire d’existence humaine demande de dépouiller mentalement l’homme non seulement

de tout ce qui appartient spécifiquement à sa condition civilisée, mais encore de sa sociabilité

même, pourtant traditionnellement tenue pour l’un des traits d’essence de l’humanité. En ce

sens, Rousseau reproche aux théoriciens du droit naturel de ne pas avoir compris toutes les

implications de l’exercice consistant à supposer l’homme à l’état de nature, ils « n’ont pas songé

à se transporter au-delà des siècles de société, c’est-à-dire, de ces temps où les hommes ont toujours

une raison de demeurer près les uns des autres45 ».

La première partie du Discours sur l’inégalité est constituée du portrait détaillé de cet homme

naturel et pour ainsi dire résiduel. Elle contient une expérience de pensée qui pourrait contenir

des indications sur l’enfance de l’humanité, un « degré zéro46 » à partir duquel reconstruire une

« histoire hypothétique47 » de la lente naissance de la société politique – et de ses inégalités. Par

ces considérations, Rousseau donne à la question posée par les Académiciens de Dijon une

tout autre teneur que celle qu’elle avait au départ. Le problème équivoque de la source de

l’inégalité se resserre, et parmi ses multiples faces, celle de l’origine de l’inégalité s’impose.

III. Sur la démarche intellectuelle utilisée

Cette remontée aux origines s’effectuera par un moyen particulier : une série de

« raisonnements hypothétiques et conditionnels48 ». La méthode a ses précédents au XVIIIe

siècle. Rapportons-nous par exemple à un passage de l’Encyclopédie de la main de Diderot :

43 Jean Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l’obstacle, suivi de sept essais sur Rousseau, Gallimard, coll. « tel », Paris, 1971, p. 342. 44 J. Starobinski, « Rousseau et l’origine des langues », dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l’obstacle, suivi de sept essais sur Rousseau, p. 361. 45 Discours sur l’inégalité, p. 218 ; nous soulignons. 46 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 344. 47 Discours sur l’inégalité, p. 127. 48 Ibid., p. 133.

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« Souvent on ignore l’origine d’un art mécanique ou l’on n’a que des connaissances vagues sur

ses progrès… Dans ces occasions il faut recourir à des suppositions philosophiques, partir de

quelques hypothèses vraisemblables, de quelqu’événement premier, et fortuit et s’avancer de là

jusqu’où l’art a été poussé49 ». Buffon avait de même utilisé ce procédé dans sa Théorie de la Terre

pour imaginer la formation du monde50. Il n’y a donc pas de certitude que la remontée

intellectuelle jusqu’au « pur état de nature » de l’humanité nous fasse voir la condition et l’allure

véritablement premières de l’humanité, son point de départ réel. « Que mes lecteurs ne

s’imaginent donc pas que j’ose me flatter d’avoir vu ce qui me paraît si difficile à voir. J’ai

commencé quelques raisonnements ; j’ai hasardé quelques conjectures, moins dans l’espoir de

résoudre la question que dans l’intention de l’éclaircir et de la réduire à son véritable état51 ».

Rousseau veut peindre un état si distant que les connaissances historiques mêmes lui

deviennent presque inutiles ; aucun livre d’histoire n’est en effet susceptible de contenir le

témoignage de ce que fut l’homme avant qu’il devienne un être social.

Cela ne signifie pourtant pas que tous les faits soient impertinents pour brosser le portrait de

l’état de nature de l’homme. On connaît certes la célèbre phrase du Discours sur l’inégalité laissant

penser le contraire : « Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à

la question52 ». Il faut cependant éclaircir ce à quoi renvoie, dans ce passage, le mot « faits » : il

s’agit de l’ensemble des récits historiques faisant autorité au XVIIIe siècle, l’ensemble des récits

considérés comme l’histoire « objective » et « factuelle » des débuts de l’humanité, notamment

le récit biblique de la Genèse. Lanson l’avait remarqué dès 1912 : « [Par] prudence et par

respect, Rousseau appelle faits et vérités historiques le récit de la Genèse. Il se débarrasse de la

Bible qui est pour le croyant l'histoire vraie de l'humanité, attestée par Dieu même; et il expose

dans des "raisonnements hypothétiques", une esquisse évolutionniste de l'histoire humaine; il

fait de l'anthropologie et de la sociologie conjecturales; il fait, ou veut faire de la science53 ». Il

serait par conséquent exagéré de conclure que Rousseau écarte « tous les faits ». Au contraire,

comme Rousseau signifie par là son intention de forger une histoire non biblique des débuts de

49 Diderot, article « Art », dans l’Encyclopédie. Ce passage est cité par Starokinski (« Notes et Variantes », O.C., t. III, p. 1300). 50 J. Starobinski, « Rousseau et Buffon », dans Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l’obstacle, suivi de sept essais sur Rousseau, p. 382. 51 Discours sur l’inégalité, p. 123. 52 Ibid., p. 132. 53 Gustave Lanson, « L’unité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau », dans Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau no 8 (1912), p. 4.

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l’humanité, il apparait plus prudent de conclure que le portrait du « pur état de nature » de

l’homme s’avère une reconstitution vraisemblable effectuée sur la base de raisonnements

portant sur certains faits d’importance. En effet, les notes jointes par Rousseau à la fin du

Discours sur l’inégalité fourmillent de réflexions élaborées à partir de l’ordre des « faits » :

observations physiologiques de toutes sortes, considérations sur l’Histoire naturelle de Buffon,

récits de voyage dans le Nouveau Monde, remarques sur divers exemples d’enfants ayant

grandi dans les bois, etc. Rousseau se soucie donc bel et bien des faits dans l’élaboration du

portrait vraisemblable de l’état primitif de l’humanité. Dans l’Émile, il écrit de même qu’on ne

saurait se passer de l’observation pour apprendre à départager le naturel de l’artificiel en

l’homme :

Je ne me fonde point sur ce que j’ai imaginé, mais sur ce que j’ai vu. Il est vrai que je n’ai pas renfermé mes expériences dans l’enceinte des murs d’une ville, ni dans un seul ordre de gens : mais après avoir comparé tout autant de rangs et de peuples que j’en ai pu voir dans une vie passée à les observer, j’ai retranché comme artificiel ce qui était d’un peuple et non pas d’un autre, d’un état et non pas d’un autre, et n’ai regardé comme appartenant incontestablement à l’homme que ce qui était commun à tous, à quelque âge, dans quelque rang, et dans quelque nation que ce fut54.

L’observation empirique de l’homme est donc une condition nécessaire à la connaissance de sa

nature55. Le recours aux « faits » a donc son importance dans la méthode de Rousseau.

Néanmoins, il convient de souligner que cette importance ne s’avère que secondaire, car on ne

saurait se limiter à la simple observation des hommes pour connaitre leur nature. Rousseau ne

pourrait d’ailleurs faire de l’observation empirique la source principale à partir de laquelle

établir une connaissance de la nature humaine sans commettre lui-même l’erreur de méthode

qu’il reproche à ses adversaires. « Un philosophe superficiel observe des âmes cent fois

repétries et fermentées dans le levain des sociétés et croit avoir observé l’homme. Mais pour le

bien connaitre, il faut savoir démêler la gradation naturelle de ses sentiments56 ». Puisque tous

les hommes que nous pouvons observer sont manifestement sociaux, et, par le fait même, déjà

altérés par leur sociabilité, l’observation ne nous apprend en définitive que peu de choses sur

l’homme naturel, c’est-à-dire, comme l’indique Durkheim, sur l’homme « abstraction faite de

54 Émile, p. 550. 55 Parmi les commentateurs, Melzer donne une importance considérable à la place de l’observation dans la philosophie rousseauiste. Il écrit même que Rousseau a cherché à « révolutionner l’étude empirique de la nature humaine ». Voir Arthur M. Melzer, Rousseau, la bonté naturelle de l’homme: essai sur le système de pensée de Rousseau, Belin, trad. Jean Mouchard, coll. « Littérature et politique », Paris, 1998, pp. 95-97. 56 Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, p. 612.

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tout ce qu’il doit à la vie sociale, réduit à ce qu’il serait s’il avait toujours vécu isolé57 ». Pour

« démêler la gradation naturelle » des sentiments du cœur humain, il faut par conséquent

emprunter une autre voie58. Il reste en revanche possible de tirer de l’observation des faits

quelques indications utiles à un travail de l’esprit d’une plus grande ampleur. La diversité des

faits, parce qu’elle nous permet d’effectuer des comparaisons, peut nous engager sur cette

« voie négative59 » dont nous parlions à l’instant, en aidant à distinguer ce qui est

nécessairement rattaché à l’homme de ce qui ne l’est pas. C’est à partir d’elle qu’il devient

possible de dépouiller intellectuellement l’homme des attributs qu’il ne tient pas « de son

propre fond60 ». Et en portant notre regard sur certains types d’hommes paraissant moins

altérés par l’artifice, sur « divers peuples dans leurs provinces reculées61 » ou sur les sauvages de

l’Amérique, nous n’observons certes pas directement l’homme originel, mais nous orientons

notre regard en direction de l’origine. « Derrière ces hommes parés de plumes et d’ocre, écrit

magnifiquement Starobinski, le regard voit s’élever l’image d’un homme nu et solitaire.

Soutenue et orientée par les faits ethnographiques, l’imagination peut extrapoler hardiment62 ».

En eux-mêmes, les faits ne valent que comme indices d’autre chose ; ils sont pertinents dans la

mesure où ils guident l’imagination vers une époque reculée. Il faut savoir discerner la

profondeur du tableau qu’ils forment ensemble; il faut savoir, à partir de la simplicité primitive

de certains peuples, retracer intellectuellement des lignes convergeant vers le point de fuite qui

en éclaire la constitution sous-jacente. On peut alors fort bien écrire que, de manière tout à fait

paradoxale, c’est pour éloigner son lecteur de « la prison de ce qui est observable63 » que

Rousseau se sert de ces « faits ».

Rousseau se servira de l’image de l’état de nature humain pour défendre une intuition sur ce

que la vie sociale recouvre, dévie et même étouffe chez l’homme. Il semble que ce soit dans les

découvertes de l’introspection que cette intuition trouve ses plus solides assises. Invoquons à

57 Émile Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, Paris, Éditions Kimé, coll. « Philosophie en cours », 2008, p. 37. 58 On pourrait aussi ajouter que parce que les hommes pouvant être observés sont dans l’état de société, réduire la méthode de Rousseau à une réflexion effectuée sur la base d’observations empiriques rendrait de même inexplicable son choix doctrinal de rejeter la sociabilité humaine de sa description de la nature première de l’homme. 59 J. Starobinski, « Rousseau et l’origine des langues », p. 361. 60 Discours sur l’inégalité, p. 122. 61 Émile, p. 852. 62 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 341. 63 Philip Knee, La parole incertaine: Montaigne en dialogue, Les Presses de l'Université Laval, « Les collections de la République des Lettres », Québec, 2003, p. 132.

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ce sujet un passage du troisième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques, l’un des écrits

autobiographiques de Rousseau : « D’où le peintre et l’apologiste de la nature aujourd’hui si

défigurée peut-il avoir tiré son modèle, si ce n’est de son propre cœur ? Il l’a décrite comme il

se sentait lui-même (…). Il fallait qu’un homme se fut peint lui-même pour nous montrer ainsi

l’homme primitif64 ». Un passage important du Discours sur l’inégalité confirme cette affirmation

tardive de Rousseau sur son œuvre, et permet d’établir que c’est en en effet l’introspection qui

offre selon lui les indications les plus précieuses pour comprendre la nature humaine. Dans la

préface du Discours, Rousseau livre en effet les résultats de ses méditations sur les « premières et

les plus simples opérations de l’âme humaine65 », bien antérieures à la raison, de la

« combinaison » desquelles, pense-t-il, devait résulter le comportement de l’homme naturel. En

d’autres mots, l’aspect de l’état de nature rousseauiste s’avère fonction, pour une bonne part,

d’une connaissance intime de l’âme humaine, établie grâce à un examen de sa propre

intériorité.

Ces considérations permettent de nous éclairer sur le statut de l’état de nature : celui-ci

constitue, en un sens, une fiction. Comme telle, son existence demeure incertaine : c’est un état

« qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais66 ».

Comme le remarque Derathé, Rousseau se distingue ici encore de ses prédécesseurs, pour qui

l’état de nature existait nécessairement d’une manière ou d’une autre67. On retrouve dans le

Traité du gouvernement civil, par exemple, un passage opposé symétriquement à ce qu’écrit

Rousseau au sujet de l’existence de l’état de nature. Locke affirme en effet qu’ « il est clair que

le monde n’a jamais été, et ne sera jamais sans un certain nombre d’hommes qui ont été, et qui

seront dans l’état de nature68 ». Même si, en définitive, il s’avérait que l’état de nature n’ait point

existé, l’image qu’en brosse Rousseau demeurerait néanmoins selon lui une fiction

profondément utile. Les réflexions qui cherchent à brosser le portrait de l’état de nature sont

en effet, selon Rousseau, « plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à montrer la

64 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 936. Sur l’importance de l’introspection comme méthode chez Rousseau, voir notamment J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 341 et A. M. Melzer, La bonté naturelle de l’homme, pp. 59-68. 65 Discours sur l'inégalité, p. 126. 66 Ibid., p. 123. 67 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, pp. 126-127. 68 J. Locke, Traité du gouvernement civil, p. 153 (§14). Pufendorf et Hobbes accordent tous deux aussi une validité historique aux théories de l’état de nature et à celle du contrat social qui y met fin. Voir Berns, « Thomas Hobbes », p. 436 et Pierre Laurent, Pufendorf et la loi naturelle, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, 1982, p. 145.

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véritable origine69 » de l’humanité. L’image de l’état de nature est en cela capable de détruire

des préjugés70. La démarche intellectuelle de Rousseau consiste donc moins à remonter de

l’observation du fait à une connaissance de la nature qu’à permettre un regard nouveau sur la

condition de fait des hommes à partir d’une connaissance de leur nature. C’est donc avec

justesse que Gouhier a pu qualifier l’état de nature « d’hypothèse de travail71 »; il permet de

« comprendre l’homme historique72 », l’homme tel que l’histoire l’a fait. La fiction rousseauiste

de l’état de nature a pour ainsi dire la fonction d’une pierre de touche. Ce portrait peut servir

de point de comparaison, et constituer par là un repère fixe à partir duquel juger de l’essence et

de la valeur de la civilisation. Il s’avère en effet nécessaire, écrit Rousseau, d’avoir des « notions

justes » de l’état de nature « pour bien juger de notre état présent73 ». Ainsi cette peinture d’un

état dont l’existence reste incertaine permet-elle de mieux comprendre la condition effective

des hommes.

Deuxième partie : Remontée intellectuelle au-delà des siècles de société : le « pur » état de

nature selon la perspective rousseauiste

I. Un état stable de liberté

C’est sous un arbre, dans un grand trouble, que Rousseau dit avoir eu pour la première fois

l’intuition du principe qui allait devenir le centre de son système, celui de la bonté naturelle de

l’homme74. Élégante coïncidence, c’est aussi sous un arbre que Rousseau nous représente

l’homme naturel pour la première fois, dans une scène qui inaugure la première partie du

Discours sur l’inégalité.

En dépouillant cet être, ainsi constitué, de tous les dons surnaturels qu’il a pu recevoir, et de toutes les facultés artificielles qu’il n’a pu acquérir que par de longs progrès ; en le considérant, en un mot, tel qu’il a dû sortir des mains de la nature, je vois un animal moins

69 Discours sur l’inégalité, p. 133. 70 En ce sens, à la fin de la première partie du Discours sur l’inégalité, Rousseau écrit : « Si je me suis étendu si longtemps sur la supposition de cette condition primitive, c’est qu’ayant d’anciennes erreurs et des préjugés invétérés à détruire, j’ai cru devoir creuser jusqu’à la racine, et montrer dans le tableau du véritable état de nature combien l’inégalité, même naturelle, est loin d’avoir dans cet état autant de réalité et d’influence que le prétendent nos écrivains70 ». Voir aussi Émile (pp. 548-549) : « [Mes lecteurs] me voient dans le pays des chimères ; moi, je les vois dans le pays des préjugés ». Nous soulignons. 71 Henri Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », Paris, 1970, p. 14. 72 Idem. 73 Discours sur l’inégalité, p. 123. 74 Lettres à Malesherbes, pp. 1135-1136.

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fort que les uns, moins agile que les autres, mais à tout prendre, organisé le plus avantageusement de tous : je le vois se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas, et voilà ses besoins satisfaits75.

L’image condense presque tout le contenu de la première partie. Il nous faut donc l’analyser

soigneusement. Le début du passage (« En dépouillant cet être… ») fait ainsi référence à

l’activité de soustraction dont nous parlions plus tôt, et à laquelle s’est livré Rousseau pour

parvenir à cerner les contours de l’homme originel. C’est en imaginant l’homme « sans

industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans liaisons…76 » que l’on parvient à

discerner les premiers traits d’un homme qui se distingue à peine de l’animal. Ainsi Rousseau

illustre-t-il une forme minimale d’existence humaine qu’il identifie avec notre nature première.

Il imagine que la plupart des facultés réputées proprement humaines, comme la raison et le

langage, sont en elle encore en dormance, en puissance. « [A]percevoir et sentir sera son

premier état, qui lui sera commun avec tous les animaux. Vouloir et ne pas vouloir, désirer et

craindre, seront les premières, et presque les seules opérations de son âme, jusqu’à ce que de

nouvelles circonstances y causent de nouveaux développements77 ». Cette vision inaugurale ne

servira pas uniquement de point de départ à une nouvelle théorie sur les origines de l’État;

Rousseau tentera encore de retracer à partir d’elle le déploiement progressif des facultés et des

sentiments de l’homme.

L’une des idées sous-jacentes le guidant dans cette entreprise est notamment qu’une aptitude

ou une passion ne se développe jamais dans l’espèce humaine sans que le besoin ne les rende

nécessaires78. C’est l’un des traits spécifiquement humains pouvant avoir existé dans l’enfance

de notre espèce : il y a chez l’homme une faculté de se transformer pour s’adapter aux

exigences changeantes de son milieu que Rousseau nomme perfectibilité : « faculté qui, à l’aide

des circonstances, développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans

l’espèce, que dans l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera

toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille

ans79 ». C’est le premier sens par lequel il s’avère possible de qualifier l’homme d’être libre :

75 Discours sur l’inégalité, pp. 134-135. 76 Ibid., pp. 156-160 ; cf. J. Starobinski, « Rousseau et l’origine des langues », p. 356‑379. 77 Discours sur l’inégalité, p. 143. 78 Ibid., pp. 152 et 162. 79 Ibid., p. 142.

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l’homme peut déroger à ce qu’il est pour devenir autre – si la nécessité l’exige. Or dans l’image

présentée plus haut, l’un des éléments qui frappent d’abord notre regard est la profonde

tranquillité qui habite l’homme naturel, que Rousseau compare à l’ataraxie du stoïcien80. Cette

tranquillité s’explique justement par l’absence de tout manque chez lui, de toute « privation

douloureuse81 » du corps ou de l’âme. L’homme naturel dépeint par Rousseau parvient

aisément, en effet, à satisfaire par ses propres moyens ses besoins et ses désirs, qui sont peu

nombreux. Puisque son existence n’était vraisemblablement pas grevée par le besoin, Rousseau

ne le voit pas soumis à la pression de s’adapter davantage à son environnement. À partir de ce

raisonnement fondamental, la première partie du Discours sur l’inégalité se déploie comme une

toile complexe de conséquences finement entrelacées, qui contribuent toutes à fixer les traits

de l’état de nature. L’état de nature, en effet, constitue un tableau profondément statique; le

potentiel de changement inscrit dans la nature humaine y demeure contenu, inactif.

La première raison de cette absence de manque chez l’homme naturel est étonnamment

l’absence d’outil et de technique. Aucune médiation, notamment sous la forme d’un instrument

quelconque, ne devait s’interposer entre l’homme originel et la nature82. Celui-ci devait avoir à

son égard un rapport de contact direct, de participation pleine. Le corps de l’homme naturel,

dans ces conditions constamment exercé et sollicité, devait s’avérer beaucoup plus robuste et

sain que celui de l’homme civilisé. « Le corps de l’homme sauvage étant le seul instrument qu’il

connaisse, il l’emploie à divers usages, dont, par le défaut d’exercice, les nôtres sont incapables,

et c’est notre industrie qui nous ôte la force et l’agilité que la nécessité oblige d’acquérir83 ».

S’appuyant notamment sur l’Histoire naturelle de Buffon84, Rousseau suppose, en second lieu,

que la nature, vierge de l’exploitation nécessaire à l’industrie, devait fournir d’abondantes

ressources à l’homme naturel : « La terre abandonnée à sa fertilité naturelle, et couverte de

forêts immenses que la cognée ne mutila jamais, offre à chaque pas des magasins et des

retraites aux animaux de toute espèce85 ». Puisque vraisemblablement une nature riche s’offrait

à la prise agile et forte de l’homme naturel, celui-ci ne devait connaitre ni la misère ni la faim.

80 Ibid., p. 192. 81 Ibid., p. 152. 82 Cf. J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 343. 83 Discours sur l’inégalité, p. 135. 84 Voir à ce sujet la note IV du Discours sur l’inégalité (p. 198). 85 Ibid., p. 135.

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Mais c’est un élément de la psychologie rousseauiste qui contribue le plus fortement à étayer

cette hypothèse. Rousseau, en effet, trace une distinction nette entre nos besoins naturels et

ceux qui sont le fruit du contact répété avec nos semblables. L’existence de la vaste majorité

des passions qui agitent le cœur humain dépend en effet d’un développement de l’esprit

uniquement possible par la vie sociale. Les passions humaines, écrit-il, « tirent leur origine de

nos besoins, et leur progrès de nos connaissances; car on ne peut désirer ou craindre les choses

que sur les idées qu’on en peut avoir, ou par la simple impulsion de la nature; et l’homme

sauvage, privé de toute sorte de lumières, n’éprouve que les passions de cette dernière espèce;

ses désirs ne passent pas ses besoins physiques86 ». Rousseau voit dans le besoin physique

l’origine des passions humaines. Plus précisément, il conçoit que toutes les passions humaines

sont des modifications ou des modulations d’un sentiment antérieur et premier, l’amour de soi-

même, qui pousse chacun à répondre à ses besoins et ainsi à veiller à sa propre conservation87.

Mais, comme nous le disions, il lie le « progrès88 » des passions et des désirs à ceux que fait

l’esprit humain au sein de la vie sociale, c’est-à-dire à l’acquisition d’opinions et de

connaissances, à l’épanouissement de la faculté de calculer les moyens les plus efficaces en vue

de l’atteinte d’une fin, et peut-être surtout au déploiement de la faculté d’imaginer. Or comme

Rousseau s’efforce de concevoir l’homme avant qu’il ne devienne un être social, il se doit

d’exclure l’existence de telles passions et désirs dans l’état de nature. Il voit l’imagination de

l’homme naturel ne lui peignant « rien », et son cœur ne lui demandant par conséquent

« rien89 ». L’homme originel ne désire que ce dont son corps a besoin; ses désirs sont

exactement équivalents à ses besoins naturels, dont la satisfaction est en son propre pouvoir90.

86 Ibid., p. 143. 87 Cf. Émile, pp. 491-492. Nous y reviendrons. 88 Discours sur l’inégalité, p. 143. 89 Ibid., p. 144. 90 De nombreux passages vont dans le même sens. Voir par exemple la note XI du Discours sur l’inégalité (p. 214): « Excepté le seul nécessaire physique, que la nature elle-même demande, tous nos autres besoins ne sont tels que par l’habitude avant laquelle ils n’étaient point des besoins, ou par nos désirs, et l’on ne désire point ce qu’on n’est pas en état de connaître. D’où il suit que l’homme sauvage ne désirant que les choses qu’il connaît et ne connaissant que celles dont la possession est en son pouvoir ou faciles à acquérir, rien ne doit être si tranquille que son âme et rien si borné que son esprit ». Voir aussi ce court passage des Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre (p. 605) : « Tout porte l’homme naturel au repos ; manger et dormir sont les seuls besoins qu’il connaisse ; et la faim seule l’arrache à la paresse ». L’un des Fragments politiques (pp. 529-530) montre que Rousseau a pu s’inspirer de la classification épicurienne des désirs pour bâtir son raisonnement. Les épicuriens distinguaient en effet les désirs naturels et nécessaires, les désirs naturels et non nécessaires, ainsi que les désirs artificiels et non nécessaires. Cette distinction s’esquissait par ailleurs déjà dans la République de Platon (en 558d), que Rousseau aimait par ailleurs lire. Pour un exposé synthétique de la doctrine épicurienne des désirs, voir Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique?, Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 2003, p. 183.

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Cet équilibre entre ses désirs, ses besoins naturels et les moyens qu’il a de les satisfaire fait de

lui un être indépendant; il n’a aucun besoin de l’assistance de ses semblables. Il peut donc être dit

libre en ce deuxième sens également. En résumé, si l’on imagine l’homme au moment

hypothétique qui précède l’établissement de ses premières relations sociales, il faut voir à la fois

en lui un être comblé et un être indépendant, ces deux caractéristiques s’avérant inséparables

l’une de l’autre.

Comme nous le mentionnions, cet état devait s’avérer profondément stable. Si l’on admet que

les désirs de l’homme naturel se limitaient effectivement à ses besoins physiques, on doit aussi

admettre qu’ils ne devaient pas engendrer la nécessité de changer d’état, de former une société;

ils devaient plutôt contribuer à éloigner les hommes plutôt qu’à les rapprocher91. Une fois

supposés l’indépendance et le contentement de l’homme naturel, en effet, on ne peut en effet

identifier de raison valable pour que deviennent enviable et nécessaire la formation de liens

sociaux. Comme nous venons de le voir, Rousseau pense qu’un développement de l’esprit est

responsable de la multiplication comme de la croissance des désirs et des passions de l’homme.

Mais – et il faut ici noter la circularité dans son argumentation – il écrit aussi constater que les

« progrès de l’esprit » humain sont partout « précisément proportionnés au besoin92 ». Or le

contentement fondamental de l’homme naturel rendait inutile l’exercice de se projeter dans

l’avenir tout comme celui de chercher à déterminer les moyens de se contenter93. Les

conditions sont alors réunies pour que l’esprit de l’homme demeure dans l’état embryonnaire

qui devait être le sien avant l’apparition de ses premières relations sociales. L’équivalence des

désirs et des besoins de l’homme naturel, socle sur lequel repose son indépendance, se préserve

d’elle-même. L’absence de société dispense ainsi de la nécessité d’une société.

L’homme naturel ne devait pas connaitre, pour cette raison même, la même temporalité que

nous. Le fil du raisonnement de Rousseau le mène à supposer qu’il devait être absorbé tout

entier dans le présent. D’une part, la stabilité de l’état de nature rend vaine l’accumulation de

souvenirs, et empêche qu’il y ait véritablement pour lui quelque chose comme un passé; d’autre

91 Cf. Émile, p. 600. 92 Discours sur l’inégalité, p. 143. Il faut ici remarquer que Rousseau prétend que cette « proportionnalité » du besoin et des progrès de l’esprit est susceptible d’être constatée par l’étude de l’histoire. Voici un passage qui nous permet de montrer que Rousseau ne rejette pas complètement l’histoire et l’observation pour réfléchir à ce que devait être l’état de nature. Il s’en sert, bien que ce soit certes d’une manière hétérodoxe. 93 Sur ce point, voir l’analyse minutieuse de Gouhier. Cf. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 17.

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part, comme son esprit n’a pas la capacité de prévoir, il ne peut pas envisager de futur. « Son

âme, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune idée de

l’avenir, quelque prochain qu’il puisse être, et ses projets bornés comme ses vues, s’étendent à

peine jusqu’à la fin de sa journée94 ». L’existence de l’homme naturel consiste en une sorte de

présent perpétuel.

Mais la remarque peut aussi s’appliquer à l’état de nature lui-même, considéré dans son

ensemble, qui parait, aux yeux du lecteur, comme suspendu dans le temps. « Il n’y avait ni

éducation, ni progrès; les générations se multipliaient inutilement; et chacune partant toujours

du même point, les siècles découlaient dans toute la grossièreté des premiers âges; l’espèce était

déjà vieille, et l’homme restait toujours enfant95 ». L’état de nature dure, mais, à proprement

parler, il est sans histoire. « C’est toujours le même ordre, ce sont toujours les mêmes

révolutions96 ». On comprend que la localisation dans le temps de cet état immobile fasse

problème. Il se situe peut-être avant l’histoire, et alors il nous offre l’image des origines de notre

espèce, l’image de son point de départ; il se situe peut-être aussi tout à fait hors de l’histoire

humaine, et n’existe qu’en tant que concept nous aidant à mieux juger de notre condition. Il est

soit préhistorique, soit extrahistorique, et Rousseau, conscient du caractère hypothétique de sa

réflexion, ne semble pas avoir tranché la question, du moins dans son Discours sur l’inégalité.

II. Un nouveau fondement pour le droit naturel

Contrairement à ses prédécesseurs, Rousseau affirme donc qu’il n’y a rien dans l’état de nature

qui tend à en faire sortir le genre humain; la nature de l’homme ne le fait pas glisser hors de

son état naturel. Ses réflexions convergent de ce fait vers un objectif précis : remplacer la

théorie classique de la sociabilité naturelle de l’homme par celle de sa bonté naturelle97.

Le fil du raisonnement exposé permet de réfuter la thèse traditionnelle selon laquelle les

hommes s’unissent et forment des sociétés en vue de garantir la satisfaction de leurs besoins

naturels. En effet, Rousseau ne voit pas dans les besoins naturels des hommes la cause de leur

94 Ibid., p. 144. 95 Ibid., p. 160. 96 Idem. 97 Nous verrons un peu plus loin que la vie sociale dans son ensemble, et particulièrement la vie politique, ne peut être dite « naturelle » pour Rousseau. Cependant, et la nuance est très importante, cela ne signifie pas pour autant que toute vie sociale est antinaturelle. Il y a certains comportements sociaux tout comme certains liens humains qui se fondent sur des sentiments « naturels ».

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réunion en société. On lit à ce sujet dans l’Émile : « confondant toujours nos vains désirs avec

nos besoins physiques, ceux qui ont fait de ces derniers les fondements de la société humaine

ont toujours pris les effets pour les causes, et n’ont fait que s’égarer dans tous leurs

raisonnements98 ». Comme le note Derathé, Rousseau fait ici probablement référence à

Pufendorf, à Helvétius et aux Encyclopédistes99. Rousseau reconnait certes qu’il existe chez

l’homme civilisé une dépendance qui le lie à ses semblables, mais celle-ci ne se fonde nullement

sur des besoins naturels; elle se fonde sur des besoins artificiels que la vie sociale contribue elle-

même à engendrer. Si les désirs de l’homme naturel se limitent effectivement à ses besoins

physiques, ils devaient contribuer à « disperser les hommes, au lieu de les rapprocher100 ».

L’indépendance de l’homme naturel n’est par ailleurs pas le seul facteur qui jette selon lui le

discrédit sur la thèse selon laquelle les hommes s’assemblent et contractent pour garantir la

satisfaction de leurs besoins mutuels : « [Il] est impossible d’imaginer pourquoi dans cet état

primitif un homme aurait plutôt besoin d’un autre homme qu’un singe ou un loup de son

semblable, ni, ce besoin supposé, quel motif pourrait engager l’autre à y pourvoir, ni même, en

ce dernier cas, comment ils pourraient convenir entre eux des conditions101 ». Comme nous

l’avons vu, la réflexion de Rousseau le mène à supposer que l’indépendance et le contentement

de l’homme naturel se lient à un repli de son existence dans le présent. Or l’action de former

une convention avec d’autres, convention par laquelle seraient définies les « conditions » d’une

association, requiert absolument la faculté de se projeter dans le futur.

L’action de convenir nécessite aussi l’existence d’une langue commune. Un nouveau problème se

pose donc pour qui entreprend de dépouiller l’homme de ce qu’il a acquis à travers l’histoire

par la vie sociale. « La première [difficulté] qui se présente est d’imaginer comment elles purent

devenir nécessaires; car les hommes n’ayant nulle correspondance entre eux, ni aucun besoin

d’en avoir, on ne conçoit ni la nécessité de cette invention, ni sa possibilité102 ». Des êtres

indépendants n’ont ni l’occasion ni le besoin de développer de langues, et encore moins une

98 Émile, p. 524. 99 Voir R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 146. 100 Émile, p. 600. 101 Discours sur l’inégalité, p. 151. 102 Ibid., p. 146. Rousseau est devenu célèbre en partie pour avoir tenté de résoudre le problème de l’origine des langues. Or il faut bien voir que c’est en contournant d’abord cette difficulté majeure que Rousseau peut lancer quelques réflexions sur le sujet. « Supposons cette première difficulté vaincue : franchissons pour un moment l’espace immense qui dut se trouver entre le pur état de nature et le besoin des langues ; et cherchons, en les supposant nécessaires, comment elles purent commencer à s’établir » (ibid., p. 147). Les propositions avancées ensuite par Rousseau restent en cela profondément conjecturales, et ce, même à ses propres yeux.

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langue commune. L’hypothèse traditionnelle selon laquelle les langues seraient nées au sein de

la famille ne satisfait nullement Rousseau, car il y voit une fois encore le résultat de l’erreur de

méthode consistant à plaquer sur les hommes de l’état de nature ce qui n’a pu être engendré

que par la vie sociale :

[Ce] serait commettre la faute de ceux qui raisonnant sur l’état de nature y transportent les idées prises dans la société, voyant la famille rassemblée dans une même habitation, et ses membres gardant entre eux une union aussi intime et aussi permanente que parmi nous, où tant d’intérêts communs les réunissent; au lieu que dans cet état primitif, n’ayant ni maison, ni cabanes, ni propriété d’aucune espèce, chacun se logeait au hasard, et souvent pour une seule nuit; les mâles, et les femelles s’unissaient fortuitement selon la rencontre, l’occasion et le désir, sans que la parole fût un interprète fort nécessaire des choses qu’ils avaient à se dire : ils se quittaient avec la même facilité; la mère allaitait d’abord ses enfants pour son propre besoin, puis l’habitude les lui ayant rendus chers, elle les nourrissait ensuite pour le leur; sitôt qu’ils avaient la force de chercher leur pâture, ils ne tardaient pas à quitter la mère elle-même (…)103.

Supposer les langues nées au sein de la famille présuppose que la famille est elle-même une

entité stable, dont on s’imagine volontiers les membres vivant ensemble dans un lieu fixe,

comme à l’état social. Or la propriété du sol et la maison sont des innovations dont il faut bien

aussi retracer l’origine. Il semble impossible à Rousseau qu’elles aient existé chez des êtres qui

ne se rattachent nullement à une terre précise sur une longue période de temps. Il juge aussi

impossible que les mâles restent unis par amour aux femelles dans l’état de nature, puisque

l’amour dépend de certaines « notions du mérite et de la beauté qu’un sauvage n’est point en

état d’avoir, et sur des comparaisons qu’il n’est point en état de faire104 ». Réduit à son aspect

« physique », c’est-à-dire à l’instinct sexuel, l’amour devait s’avérer insuffisant pour attacher

l’homme à une femme exclusivement, et vice versa. Le besoin ne devait pas davantage pour la

famille que pour les plus grandes sociétés contraindre à une union durable, et la progéniture,

ayant atteint la maturité et l’indépendance, devait progressivement quitter sa mère, comme

souvent cela se voit dans le monde animal. Par conséquent, même s’il pouvait se développer un

idiome dans la communauté restreinte et temporaire de la mère et l’enfant, les conditions ne

sont pas réunies pour que cet idiome devienne une langue commune.

L’argument de Rousseau contre la théorie classique de la sociabilité naturelle consiste donc,

d’une part, à montrer qu’il ne pouvait exister dans l’état de nature que des relations humaines

temporaires n’apparaissant que sporadiquement, et, d’autre part à souligner le fait que pour se

103 Ibid., pp. 146-147. 104 Ibid., p. 158.

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réunir et convenir des conditions d’une association, il manquait à la fois aux hommes naturels

le besoin de se réunir, la faculté de se projeter dans le futur et une langue partagée. « [O]n voit

(…), au peu de soin qu’a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels, et

de leur faciliter l’usage de la parole, combien elle a peu préparé leur sociabilité, et combien elle a peu

mis du sien dans tout ce qu’ils ont fait, pour en établir les liens105 ». On comprend l’enjeu de cette

réfutation lorsqu’on se rappelle un fait d’importance : Pufendorf avait fait de la sociabilité

humaine la véritable pierre d’assise du droit naturel dans son ensemble. En fait, comme le

souligne Laurent, selon Pufendorf, les lois naturelles peuvent être dites « lois » parce qu’elles

sont découvertes et formulées par la raison, et « naturelles » parce que l’édifice qu’elles forment

ensemble, le droit naturel, se fonde dans un principe unique tiré de la nature de l’homme, celui

de sa sociabilité106. Pufendorf écrit en effet: « Les lois de cette sociabilité ou les maximes qu’il

faut suivre pour être un membre commode et utile de la société humaine, sont ce qu’on appelle

les lois naturelles107 ». La loi naturelle fondamentale prescrit en ce sens à chacun d’être « porté à

entretenir, autant qu’il dépend de lui, une société paisible avec tous les autres, conformément à

la constitution et au but de tout le genre humain sans exception108 ». À partir de cette maxime

fondamentale se dérivent par voie de conséquence toutes les autres lois naturelles, dont

chacune peut être considérée en tant que moyen de réaliser cette fin générale.

Nous avons déjà abordé quelques points importants de la critique que fait Rousseau de la

tradition du droit naturel, et mis en lumière le fait que pour connaitre la règle guidant

naturellement l’homme, il jugeait préalablement nécessaire de connaitre sa nature première.

Maintenant que nous avons exposé ses réflexions sur l’état de nature, et montré que selon lui

l’existence première de l’homme devait notamment être caractérisée par une profonde

indépendance ainsi que par un défaut de langage et de raison, nous sommes en mesure de

compléter cette critique, et de faire comprendre ce qu’elle vise : proposer pour le droit naturel

un nouveau fondement, la bonté naturelle de l’homme.

105 Ibid., p. 151. Nous soulignons. 106 P. Laurent, Pufendorf et la loi naturelle, pp. 87 et 95 ; on ne trouve pas chez Pufendorf une distinction aussi nette entre le droit et la loi naturelle que celle qui s’articule chez Hobbes. Pour Pufendorf, le droit naturel désigne simplement les lois naturelles considérées en corps. « Le droit dans tout ceci ne s’entend qu’au sens juridique d’une discipline dans son ensemble, d’une législation positive dans sa totalité » (ibid., p. 80). Lorsque Rousseau invoque le « droit naturel », il nous semble aussi utiliser l’expression en ce sens général. 107 Pufendorf, Les devoirs de l’homme et du citoyen, L. I., ch. II., § 8 et 9, cité dans P. Laurent, Pufendorf et la loi naturelle, p. 103. 108 Pufendorf, Droit de la nature et des gens, L. II., ch. III., § 15, T. I., cité dans P. Laurent, Pufendorf et la loi naturelle, p. 93.

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Fonder le droit naturel sur la sociabilité et sur le bon usage de la raison conduit selon Rousseau

à des difficultés théoriques majeures, puisque, comme nous l’avons vu, il y a de fortes raisons

de douter qu’à l’état de nature, ni l’une ni l’autre ne pouvait exister109. Il y a pour lui une façon

de fonder une morale dans la nature qui évite ces difficultés. Elle consiste à voir dans

l’interaction de deux sentiments la source du droit naturel :

[Méditant] sur les premières et les plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables. C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel110.

Notre esprit peut établir les « règles du droit naturel » à partir du « concours et de la

combinaison » de l’amour de soi et de la pitié111. Si la raison parait nécessaire à l’édification

d’une théorie du droit naturel, à la systématisation de ses règles, elle ne l’est nullement pour que

celui-ci soit appliqué, puisque l’amour de soi et la pitié constituent pour Rousseau deux

sentiments antérieurs à la raison. « Si la loi naturelle n’était écrite que dans la raison humaine

elle serait peu capable de diriger la plupart de nos actions, mais elle est encore gravée dans le

cœur de l’homme en caractères ineffaçables et c’est là qu’elle lui parle plus fortement que tous

les préceptes des philosophes112 ». En fait, dans l’état de nature, l’absence de raison devait

rendre infiniment plus vive que dans l’état de société cette « voix de la nature » résultant de la

combinaison de l’amour de soi et de la pitié.

109 Leur démarche entière parait d’ailleurs pour lui viciée dès le départ. Voici ce qu’il écrit à ce sujet dans la préface du Discours sur l’inégalité : « On commence par rechercher les règles dont, pour l’utilité commune, il serait à propos que les hommes convinssent entre eux; et puis on donne le nom de Loi naturelle à la collection de ces règles, sans autre preuve que le bien qu’on trouve qui résulterait de leur pratique universelle. Voilà assurément une manière très commode de composer des définitions, et d’expliquer la nature des choses par des convenances presque arbitraires » (Ibid., p. 125). 110 Ibid., pp. 125-126. 111 Rousseau n’a jamais tenté l’entreprise de détailler exhaustivement et systématiquement les règles du droit naturel. Ce qui le préoccupe, comme le signale Nishijima, « ce n’est plus la codification, comme l’a fait Pufendorf, des préceptes de ce droit, qui n’est d’aucune efficacité pour la plupart des hommes dans une société dépravée » (cf. Noritomo Nishijima, « Droit naturel, le guide de la politique chez J.-J. Rousseau », dans Musée Jean-Jacques Rousseau (éd), Jean-Jacques Rousseau, politique et nation: Actes du IIe Colloque international de Montmorency (27 septembre - 4 octobre 1995), Honoré Champion, coll. « Colloques, congrès et conférences sur l’Époque moderne et contemporaine », Paris, 2001, p. 411). Ce qui le préoccupe, c’est plutôt de penser un droit politique qui rétablisse sur d’autres fondements les règles du droit naturel, de chercher, autrement dit, les « conditions politiques qui permettraient au monde de pratiquer la justice » (ibid., p. 419). Dégager le fondement véritable du droit naturel est la première étape de ce projet intellectuel. 112 Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, p. 602.

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Pour en comprendre la cause, il faut encore une fois regarder du côté de la psychologie

rousseauiste. L’amour de soi, qui incite chacun à pourvoir à ses besoins et ainsi à « veiller à sa

propre conservation113 », parait à Rousseau la source de toutes les passions humaines; c’est,

comme il l’écrit dans l’Émile, une « passion primitive, innée, antérieure à toute autre et dont

toutes les autres ne sont en un sens que des modifications114 ». La pitié ne fait pas exception.

On peut la considérer, comme toutes les autres passions, comme une « émanation115 » de

l’amour de soi, et ce, parce qu’elle se déploie lorsque les frontières qui circonscrivent notre moi

sont un instant abolies, et que l’on s’identifie avec un être qui souffre. « En effet, comment

nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce n’est en nous transportant hors de nous et nous

identifiant avec l’animal souffrant? En quittant pour ainsi dire notre être pour prendre le

sien116? » C’est le développement de l’imagination qui permet à l’homme civilisé de se

« transporter » hors de lui-même, de « quitter » son être pour prendre celui d’un autre. Lorsqu’il

conçoit cet autre comme son semblable, lorsqu’il juge qu’il souffre de maux dont il ne se croit

pas lui-même exempt117, alors il se sent exister en eux, et prend intérêt à leurs douleurs comme si

elles étaient les siennes. La pitié constitue bien en ce sens une réfraction de l’amour de soi118,

puisque, comme l’écrit Rousseau, « lorsque la force d’une âme expansive m’identifie avec mon

semblable et que je me sens pour ainsi dire en lui, c’est pour ne pas souffrir que je ne veux pas

qu’il souffre; je m’intéresse à lui pour l’amour de moi, et la raison du précepte est dans la

nature elle-même, qui m’inspire le désir de mon bien-être en quelque lieu que je me sente

exister119 ». En tant que sentiment dont l’existence « précède en [l’homme] l’usage de toute

réflexion120 », la pitié devait selon Rousseau exister à l’état de nature, au moins sous la forme

d’une répugnance spontanée devant la souffrance d’un être vivant, et « principalement » celle

d’un « semblable121 ».

113 Discours sur l’inégalité, p. 219. 114 Émile, p. 491. 115 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 864. 116 Émile, p. 505. Voir aussi Discours sur l’inégalité, p. 155. 117 Cf. Émile, p. 507. 118 C’est une expression heureuse d’Eve Grace, qui qualifie l’amour de soi de « refracted self-love ». Cf. Eve Grace, « Built on Sand: Moral Law in Rousseau’s Second Discourse », dans Eve Grace et Christopher Kelly (ed.), The Challenge of Rousseau, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 174. 119 Émile, p. 523. 120 Discours sur l’inégalité, p. 154. 121 Ibid., p. 126.

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Certes, Rousseau a lié intimement dans son Émile le déploiement de la pitié à l’activité de

l’imagination, et souligné, dans son Discours sur l’inégalité, que l’imagination ne pouvait être une

faculté développée chez l’homme naturel. Comment donc la pitié pourrait-elle alors exister à

l’état de nature? Le doute sur la cohérence de la pensée de Rousseau est ici légitime. Quoi qu’il

en soit, puisque l’amour de soi se mue spontanément en pitié chez l’homme naturel, il se

modère comme de lui-même, et le garde de causer inutilement du mal à ses semblables.

C’est [la pitié] qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix : C’est elle qui détournera tout sauvage robuste d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs : C’est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente. Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible122.

Le droit naturel, suggéré par ces « impulsions intérieures », est ainsi « spontanément vécu par

l’homme naturel123 ». Certes la nature ne lui prescrit pas la règle d’or, mais conjugue l’impératif

de la conservation de soi à l’horreur instinctive de la souffrance chez autrui. Elle veille ainsi à la

conservation générale de l’espèce humaine124. Rousseau peut bien alors voir en l’homme un

être naturellement bon. Il faut cependant voir, comme le souligne Gouhier, qu’il est nécessaire

d’entendre cette expression dans un sens bien particulier : « L’expression bonté naturelle est

légitime si elle couvre la vieille idée que les facultés et les inclinations de l’homme ont pour fin

naturelle son bien125 ». L’expression « bonté » ne doit donc pas être comprise dans son

acception chrétienne; elle ne renvoie nullement à une sorte de vertu de charité chez l’homme

naturel. Plus exacte s’avère l’affirmation selon laquelle l’homme naturel, n’entretenant nulle

relation sociale et n’ayant nullement conscience de ses devoirs, est en quelque sorte amoral, en

deçà du bien et du mal126, et ce, bien que paradoxalement son existence constitue

l’exemplification même du droit naturel.

122 Ibid., p. 156. 123 J. Starobinski, « Notes et variantes », dans Rousseau, Œuvres complètes, t. III, p. 1299. 124 Dans l’article « Conservation » de l’Encyclopédie, Diderot voit « le cri de la nature » tendre dans une direction similaire. Voici la maxime qu’il porte : « Fais en sorte que tes actions tendent à la conservation de toi-même et à celle des autres » (passage cité dans J. Starobinski, « Notes et variantes », dans O.C., t. III, p. 1298). Dans ses Confessions, Rousseau affirme que Diderot a eu une forte influence sur le contenu du Discours sur l’inégalité. Voir Confessions, p. 389. 125 H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 25. 126 Cf. Lettre à Christophe de Beaumont, p. 936.

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On peut dire sa nature « bonne », en d’autres mots, parce qu’elle se résume en un minimum

vital dont l’élan favorise sa conservation et celle de son espèce. Pour cette raison même, il

convient de faire remarquer que dans cette image de l’état de nature, il n’existe aucune césure

entre le droit et l’intérêt. La justice et l’utilité y parlent d’une même voix : celle de la nature.

L’existence est étroitement unie à la norme qui doit la régler, puisque la loi prescrite à

l’humanité est aussi l’impulsion intérieure au principe de ses actions127. Voilà tout ce que

contient le mot « origine » pour Rousseau; il donne à voir un état où le problème pour lequel le

Contrat social constitue une réponse n’existe pas.

III. Le point nodal du « système »

À partir du « point zéro » que constitue l’état de nature, Rousseau entreprend de bâtir une

histoire hypothétique de la formation graduelle des sociétés politiques qui sera également celle

de la naissance du problème auquel le Contrat social entend répondre. Burgelin écrit en ce sens :

« Pour lui, le droit et le fait se sont écartés peu à peu d’une même source où ils n’étaient qu’un :

le droit représente la filiation directe, transmise à travers les âges avec aussi peu de

modification que possible; le fait, le résultat des transformations réelles, plus ou moins

complexes128 ». On entrevoit cependant déjà dans ce portrait la possibilité que les faits se

détachent du droit, et que s’ouvre la brèche entre l’intérêt et la justice.

L’entièreté du tableau repose sur l’idée que la liberté (sous des formes variées) est constitutive

de notre humanité, lui est consubstantielle129. La liberté jouera en ce sens un rôle décisif dans le

scénario rousseauiste de la « sortie » de l’état de nature. La difficulté est de cerner précisément

ce rôle. Comme nous l’avons montré, le mot « liberté » s’avère plurivoque sous la plume de

Rousseau. L’homme primitif est libre en ce sens qu’il est doué de perfectibilité, mais aussi

parce qu’il est indépendant de ses semblables. Or il y a aussi un autre sens par lequel il peut

être dit libre : « [La] nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme

concourt aux siennes en qualité d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par

un acte de liberté; ce qui fait que la bête ne peut s’écarter de la règle qui lui est prescrite, même

quand il lui serait avantageux de le faire, et que l’homme s’en écarte souvent à son

127 Ibid., p. 126. 128 P. Burgelin, La philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau, p. 210. 129 « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme » (Contrat social, p. 356). Voir aussi Discours sur l’inégalité, p. 184.

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préjudice130 ». Certes la règle prescrite à l’homme naturel lui « parle immédiatement par la voix

de la nature131 », et, pour cette raison, constitue une impulsion presque irrésistible. Cependant,

l’homme ne constitue pas pour autant un être tout à fait déterminé par nature. Celle-ci

commande à l’homme naturel, mais il y a aussi en lui le potentiel de s’écarter de ses décrets132.

Dans quelles circonstances les hommes ont-ils donc pu s’écarter de la règle qui leur était

prescrite? La question possède une importance spéciale lorsqu’on considère comme Rousseau

que l’homme naturel est poussé à agir conformément au droit naturel par l’activité de l’amour

même qu’il se porte. Pour le dire autrement, il s’agit ici d’expliquer que l’homme ait pu résister

à la « voix de la nature » alors que le motif de toutes les actions humaines, la poursuite

amoureuse de son propre bien, est en quelque sorte responsable de l’existence de cette voix et

de cela même qu’elle prescrit. Nul n’est « tenté », écrit en effet Rousseau, « de désobéir à sa

douce voix133 ».

Pour comprendre la façon dont il résout ce problème, il nous faut préalablement pointer une

autre différence fondamentale séparant Rousseau de la tradition chrétienne. La responsabilité

de la sortie de l’Éden primitif ne repose pas tellement sur un mauvais usage du libre-arbitre

humain, comme dans le récit biblique de la genèse. Il n’y aurait pas en ce sens de péché

originel, rien en nous d’intrinsèquement coupable134. Rousseau pense plutôt que certains

facteurs ont pu agir sur les impulsions intérieures dont résulte la voix de la nature. C’est parce

que cette dernière perdit sa force que les hommes s’en détachèrent.

Expliquer ce point nous demande ici de pointer une caractéristique essentielle de la pitié.

Comme elle constitue une « émanation » de l’amour de soi-même, sa force doit par conséquent

130 Discours sur l’inégalité, p. 141. 131 Ibid., p. 125. 132 Cette caractéristique, nourrie par le développement des facultés humaines qu’occasionne la vie sociale, donnera naissance chez l’homme civilisé à la liberté morale, c’est-à-dire à la liberté au « sens philosophique » du mot, au libre arbitre à proprement parler (Cf. Contrat social, pp. 364-365). Remarquons ici cependant que cette qualité « d’agent libre » propre à l’homme ressemble moins, à l’état de nature, au libre arbitre qu’à une autre manière de parler de la perfectibilité. 133 Discours sur l’inégalité, p. 156. 134 Cf. Lettre à Christophe de Beaumont, pp. 937-938. Gouhier résume par ailleurs très simplement tout l’écart qui existe entre la philosophie rousseauiste et la tradition chrétienne : « le schème fondamental de la pensée de Rousseau n’est pas signifié par le couple nature-grâce, mais par le couple nature-histoire. En réalité, on passe du schème traditionnel au schème rousseauiste, quand nature prend la place de grâce et histoire la place de nature : ici, la nature est à l’histoire ce que la grâce était à la nature ». H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 46. Les italiques sont dans le texte original.

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demeurer subordonnée à la sienne135. Autrement dit, la pitié n’existe dans toute sa force que

lorsque notre propre bien n’entre pas en contradiction avec celui d’un autre; elle nous garde en

cela surtout de faire inutilement du mal à notre semblable. Cette caractéristique de la pitié est

indiquée subtilement par Rousseau à de nombreuses reprises. Dans un passage que nous avons

cité un peu plus haut, celui-ci écrivait en ce sens que la pitié « détournera tout sauvage robuste

d’enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-

même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs136 ». Rappelons également ce passage du tout début du

discours : « tant qu’il ne résistera point à l’impulsion intérieure de la commisération, il ne fera

jamais du mal à un autre homme ni même à aucun être sensible, excepté dans le cas légitime où sa

conservation se trouvant intéressée, il est obligé de se donner préférence à lui-même137 ». La force par laquelle

s’impose la loi naturelle dépend en cela de la façon dont les intérêts de chacun s’harmonisent

ou entrent en contradiction. Dans ce dernier cas, la pitié est étouffée et l’amour de soi affirme

sa primauté. Tout se passe comme s’il existait au sein du droit naturel une clause qui permettait

de s’en soustraire.

Nous avons déjà montré que l’existence de l’homme à l’état de nature devait se caractériser

selon Rousseau par une remarquable indépendance. Or c’est cette indépendance qui fait de

cette situation, précisément, une exception. C’est elle qui y empêche que les intérêts des uns et

des autres ne se croisent et ne se contredisent, et que la pitié soit contrainte au silence. Dans

l’état de nature, en effet, « l’homme ne connait que lui; il ne voit son bien être opposé ni

conforme à celui de personne138 ». C’est donc l’indépendance qui permet dans l’état de nature

cette union étroite de la justice et de la poursuite de son propre bien. L’indépendance naturelle

représente ainsi la condition première de la préservation de la « bonté » de la nature humaine,

de l’adhésion de son existence à la loi naturelle.

Une fois que le mouvement de l’histoire commencera à s’imprimer dans le tableau statique de

l’état de nature, les pièces fondamentales de ce « système » de pensée pourront être mises en

relation dynamiquement, de manière à constituer une philosophie de l’histoire. Très

135 Cf. R. D. Masters, The political philosophy of Rousseau, p. 48; voir aussi E. Grace, « Built on Sand: Moral Law in Rousseau’s Second Discourse », p. 174. 136 Discours sur l’inégalité, p. 156. Nous avons rajouté les italiques au texte original. 137 Ibid., p. 126. Nous avons rajouté les italiques au texte original. Voir aussi Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre (p. 602) et ce passage des Fragments politiques (p. 475) : « Les devoirs de l’homme dans l’état de nature sont toujours subordonnés au soin de sa propre conservation qui est le premier et le plus fort de tous ». 138 Lettre à Christophe de Beaumont, p. 936.

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succinctement, l’idée de Rousseau est qu’un concours de circonstances put activer la

perfectibilité humaine en portant les hommes à nouer des relations qui sonnèrent

progressivement le glas de leur indépendance primitive. En effet, l’apparition de relations

sociales signifie non seulement le croisement général des intérêts, mais encore, par le

développement de la raison et de l’imagination qu’elle occasionne, la montée de besoins

artificiels et de passions nouvelles rendant inévitable l’opposition réciproque de ces intérêts.

L’union même des hommes porte ainsi le germe de divisions sans nombres. Nous sommes

donc maintenant en mesure de comprendre le passage du Manuscrit de Genève avec lequel nous

avons ouvert ce chapitre : « [Nos] besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous

divisent, et plus nous devenons ennemis de nos semblables, moins nous pouvons nous passer

d’eux139 ». Cette opposition des intérêts doit alors étouffer la pitié et faire dévier l’amour de soi

de sa direction première en le concentrant, justement, dans les bornes étroites du soi140. Ainsi

peut-on prétendre que la société « corrompt » l’homme. Puisqu’elle affaiblit considérablement

la voix de la nature, les hommes s’en détournent. Dans le développement de la vie sociale

réside un paradoxe bien singulier : à mesure que les hommes acquièrent assez de raison pour

concevoir la loi naturelle, « le développement antérieur des passions rend impuissants tous ses

préceptes141 ». La vie sociale est ainsi en quelque sorte mal fondée, puisqu’elle tend à asphyxier

ce qui pourrait rendre l’homme apte à une sociabilité saine.

139 Manuscrit de Genève, p. 282. 140 Soi et moi sont ici utilisés comme des synonymes. 141 Manuscrit de Genève, p. 284 ; voir aussi Discours sur l’inégalité, p. 126.

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Chapitre 2 : Une histoire hypothétique comme clé de

lecture de l’ « état actuel » des sociétés humaines

Première partie : Retour sur la question de la naturalité de la sociabilité

La seconde partie du Discours sur l’inégalité donnera ainsi à voir une histoire par laquelle les

hommes établissent des relations sociales sans pourtant, à proprement parler, devenir des êtres

sociaux. Il ne faudrait cependant pas conclure que, selon la perspective rousseauiste, l’état de

sociabilité s’oppose tout à fait à la nature humaine, que toute forme d’existence sociale s’avère

contre nature. Dans le Contrat social, ne lit-on pas avec surprise que la famille constitue une

forme de sociabilité naturelle142? De même, n’est-il pas étonnant que les Lettres morales et l’Émile

contiennent l’affirmation selon laquelle l’homme est « sociable par sa nature, ou du moins fait

pour le devenir143 » ? La question de la naturalité de la sociabilité est donc plus complexe qu’il

n’y parait aux premiers abords. Il est certes légitime de se demander si Rousseau change d’avis

sur ce sujet dans les œuvres postérieures au Discours sur l’inégalité. Néanmoins, comme il affirme

avoir écrit « toutes » ses œuvres « sur les mêmes principes144 », et que cette question constitue –

c’est le moins qu’on puisse dire – un point crucial de sa philosophie, peut-être manque-t-il ici

simplement de clarté. Nous proposerons ici une interprétation qui aura au moins le mérite de

faire voir qu’une manière de cohérence peut être dégagée de ces diverses affirmations.

I. L’état de société comme résultat du vieillissement naturel de l’espèce

On trouve à ce sujet quelques indications précieuses dans une réponse à une critique que

Charles Bonnet (sous le pseudonyme de Philopolis) avait adressée à Rousseau en 1755 dans le

Mercure de France. Celui-ci y écrivait en effet : « Tout ce qui résulte immédiatement des facultés de

l’homme, ne doit-il pas être dit résulter de sa nature? Or, je crois que l’on démontre fort bien

que l’état de société résulte immédiatement des facultés de l’homme145 ». Rousseau fut alors forcé

de préciser sa pensée. Certes, écrit-il dans sa Lettre à Philopolis, la sociabilité est naturelle à

l’espèce, mais comme la « décrépitude » est naturelle à l’individu. « Toute la différence est que

l’état de vieillesse découle de la seule nature de l’homme et que celui de société découle de la

142 Contrat social, p. 352. 143 Lettres morales, p. 1109 ; Émile, p. 600. 144 Lettre à Christophe de Beaumont, p. 933. 145 Cf. « Notes et variantes », dans O.C., t. III, p. 1383.

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nature du genre humain, non pas immédiatement, comme vous le dites, mais seulement,

comme je l’ai prouvé, à l’aide de certaines circonstances extérieures qui pouvaient être ou n’être

pas, ou du moins arriver plus tôt ou plus tard, et par conséquent accélérer ou ralentir le

progrès146 ». Ainsi, pour dire la société naturelle, celle-ci n’a pas à être forcément originelle. La

nature de l’homme ne se dévoile pas entièrement à l’état de nature147; dans une large part, elle

n’y est présente qu’en germe, et n’attend que l’activation de la perfectibilité pour croitre. « Ce

fut par une Providence très sage que les facultés qu’il avait en puissance ne devaient se

développer qu’avec les occasions de les exercer, afin qu’elles ne fussent ni superflues et à

charge avant le temps, ni tardives et inutiles au besoin. Il avait dans le seul instinct tout ce qu’il

lui fallait pour vivre dans l’état de nature, il n’a dans une raison cultivée que ce qu’il faut pour

vivre en société148 », lit-on dans le Discours sur l’inégalité. Il y a naturellement « en puissance » en

l’homme des facultés qui peuvent lui permettre de s’adapter à son environnement si celui-ci le

soumet à une pression nouvelle. La Lettre à Philopolis, dans laquelle Rousseau cherche à

défendre son Discours et à vulgariser sa pensée, nous pousse à voir la sociabilité comme le

résultat d’un processus à la fois nécessaire et contingent; nécessaire, car obéissant à la logique

du déploiement graduel des ressources originellement latentes en l’âme humaine; contingent,

car son déclenchement ne peut être que le fruit d’une combinaison de hasards et de

circonstances diverses149. En ce sens, la sociabilité peut bien être dite naturelle, et ce, alors

même qu’elle étouffe la « voix de la nature ». Le qualificatif ne renvoie pas alors à un état de

santé, mais à un état déclinant : « il faut des arts, des lois, des gouvernements aux peuples

comme il faut des béquilles aux vieillards150 ». C’est l’artifice qui doit ici venir pallier les maux

d’une nature sur son déclin.

146 Lettre à Philopolis, p. 232 ; notons ici le mot « prouver ». 147 Cf. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 20. 148 Discours sur l’inégalité, p. 154. 149 On trouve, dans les Fragments politiques (p. 533), un résumé du long processus décrit dans toute la seconde partie du Discours sur l’inégalité : « Si toute la terre était également fertile, peut-être les hommes ne se fussent-ils jamais rapprochés. Mais la nécessité, mère de l’industrie, les a forcés de se rendre utiles les uns aux autres pour l’être à eux-mêmes. C’est par ces communications, d’abord forcées, puis volontaires, que leurs esprits se sont développés, qu’ils ont acquis des talents, des passions des vices, des vertus, des lumières, et qu’ils sont devenus tout ce qu’ils peuvent être en bien et en mal. L’homme isolé demeure toujours le même, il ne fait de progrès qu’en société ». 150 Lettre à Philopolis, p. 232.

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II. Des liens sociaux noués par la sensibilité « positive »

Cependant, il semble que sous la plume de Rousseau la sociabilité puisse être dite « naturelle »

en un autre sens. Si le plus souvent la sociabilité a pour effet d’altérer et de pervertir la bonté

naturelle de l’homme, il semble qu’elle puisse aussi la préserver, et ce, bien que ce soit sous une

forme qui diffère tout à fait de celle qu’elle avait à l’état de nature. Les liens sociaux peuvent en

effet se fonder sur « le premier sentiment relatif qui touche le cœur humain selon l’ordre de la

nature151 », c’est-à-dire la pitié152. Pour comprendre ce point, il nous faudra approfondir la

généalogie rousseauiste des passions humaines, présentée par diverses esquisses dans de

nombreuses œuvres.

Rousseau identifie, dans le deuxième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques, une sensibilité

« active et morale » chez l’homme, « qui n’est autre chose que la faculté d’attacher nos

affections à des êtres qui nous sont étrangers153 ». L’amour que nous nous portons aurait pour

conséquence immédiate de nous faire éprouver comme un plaisir le sentiment de notre propre

existence154. Il s’en suit selon Rousseau qu’il y a en notre âme un désir naturel de renforcer le

sentiment de notre existence, c’est-à-dire un désir d’éprouver que notre existence croît, qu’il y a

chez elle un mouvement d’expansion par lequel elle se dilate tout en s’intensifiant. On lit ainsi

dans un fragment que « tout ce qui semble étendre ou affermir notre existence nous flatte, tout

ce qui semble la détruire ou la resserrer nous afflige155 ». Voilà quelle serait la source primitive

de toutes nos passions. L’action de l’imagination est ici déterminante, puisqu’elle épouse la pente

naturelle de l’amour de soi en donnant à l’existence de l’homme une extension cruciale : elle

étend sa sensibilité au-delà des bornes de son corps. Ainsi des riches, qui, dans le Discours sur

151 Émile, p. 505. 152 « Quelle que soit la cause de notre être, elle a pourvu à notre conservation en nous donnant des sentiments convenables à notre nature, et l’on ne saurait nier qu’au moins ceux-là ne soient innés. Ces sentiments, quant à l’individu, sont l’amour de soi, la crainte de la douleur, l’horreur de la mort, le désir du bien-être. Mais si, comme on n’en peut douter, l’homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut l’être que par d’autres sentiments innés, relatifs à son espèce ; car à ne considérer que le besoin physique, il doit certainement disperser les hommes, au lieu de les rapprocher » (Émile, p. 600). Ces autres « sentiments innés, relatifs à notre espèce », sont, à n’en pas douter, ceux qui dérivent de la pitié. Parmi les nombreux commentateurs ayant développé l’idée d’une sociabilité basée sur la pitié, Masters a très bien fait voir que le Discours sur l’inégalité et l’Émile convergeaient sur ce point. Cf. R.D. Masters, The political philosophy of Rousseau, pp. 44-53. 153 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 805. 154 Les rêveries du promeneur solitaire, pp. 1046-1047. 155 Fragments divers, p. 1324. Parmi les commentateurs, Gouhier a consacré plusieurs pages remarquables à l’étude des mouvements d’expansion et de resserrement qui caractérisent le sentiment de l’existence chez Rousseau. Cf. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, pp. 107-117.

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l’inégalité, sont « sensibles dans toutes les parties de leurs biens156 ». L’imagination étend de

même la sensibilité de l’homme sur ses semblables : elle fait d’eux, comme l’écrit cette fois

Manent, « une part sensible de lui-même157 ». Leurs faits et gestes, leurs dires ou encore leurs

jugements agissent sur sa sensibilité sans que son corps soit touché physiquement.

Lorsqu’étendre sa sensibilité signifie simultanément se retrouver partout hors de soi, et ainsi se sentir

exister dans ses semblables, alors le sentiment de l’existence n’est pas seulement éprouvé avec

plus de force; la naissance d’un ensemble de passions aimantes et douces, capables de nouer les

liens d’une sociabilité saine, devient par surcroit possible158.

On aura reconnu dans ce dernier cas de figure le mécanisme par lequel l’amour de soi se mue

en pitié. Dans le cas où l’extension de la sensibilité s’accompagne d’une dilatation du moi, on se

transporte hors de soi et l’on se sent souffrir dans autrui. Une multitude de passions

affectueuses peuvent alors être générées, passions qui sont toutes considérées par Rousseau

comme des manifestations différentes de la pitié. Citons là-dessus le Discours sur l’inégalité : « En

effet, qu’est-ce que la générosité, la clémence, l’humanité, sinon la pitié appliquée aux faibles,

aux coupables, ou à l’espère humaine en général? La bienveillance et l’amitié même sont, à le

bien prendre, des productions d’une pitié constante, fixée sur un objet particulier : car désirer

que quelqu’un ne souffre point, qu’est-ce autre chose, que de désirer qu’il soit heureux159 ? »

Tout comme la pitié constitue une réfraction de l’amour de soi, à leur tour la générosité, la

clémence, l’humanité, la bienveillance et l’amitié se révèlent des modulations de la pitié. Une

sociabilité se nouant par de telles passions peut bien alors être qualifiée de naturelle, car il « est

très naturel que celui qui s’aime cherche à étendre son être et ses jouissances, et à s’approprier

par l’attachement ce qu’il sent devoir être un bien pour lui160 ». Cette sensibilité « positive »,

comme l’appelle parfois Rousseau, agit chez les hommes de manière analogue à l’attraction qui

156 Discours sur l’inégalité, p. 179. C’est la zone du mien, pour reprendre une expression de Burgelin. Cf. P. Burgelin, La philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau, p. 151. 157 Pierre Manent, Naissances de la politique moderne, Gallimard, coll. « tel », Paris, 2007, p. 211. 158 C’est l’idée derrière l’éducation morale d’Émile : conjuguer l’extension de sa sensibilité aux autres êtres à une disposition à s’identifier à eux : « Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante, pour la guider ou la suivre dans sa pente naturelle, qu’avons-nous donc à faire, si ce n’est d’offrir au jeune homme des objets sur lesquels puissent agir la force expansive de son cœur, qui le dilatent, qui l’étendent sur les autres êtres, qui le fassent partout retrouver hors de lui (…)? » Cet expédient ne lui permet pas seulement de gouter avec bonheur le sentiment de son existence, il permet aussi d’ « exciter en lui la bonté, l’humanité, la commisération, la bienfaisance, toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux hommes ». Émile devient par là capable d’une sociabilité saine. Cf. Émile, p. 506. 159 Discours sur l’inégalité, p. 155. Voir aussi p. 219. 160 Rousseau juge de Jean-Jacques, pp. 805-806. Les italiques ne sont pas dans le texte original. Voir aussi Émile, p. 492.

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lie les différents corps dans la théorie newtonienne : elle les attire les uns vers les autres. Le

besoin161 n’est donc pas le seul fondement des relations humaines; celles-ci peuvent aussi

s’établir sur la base de passions aimantes dérivant de la pitié. « [Nous] nous attachons à nos

semblables moins par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines; car nous y

voyons bien mieux l’identité de notre nature et les garants de leur attachement pour nous. Si

nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par

affection162. »

On voit tout de suite cependant que puisque ces passions aimantes dérivent de la pitié, elles

sont soumises à son talon d’Achille : elles ne sauraient lier les hommes si leurs intérêts

s’opposent. L’homme cherche en effet à « s’approprier par l’attachement ce qu’il sent devoir être un

bien pour lui163 ». Or, selon la perspective rousseauiste, le plus souvent, en société, les rapports

humains ne s’accordent pas selon l’heureuse doctrine de l’intérêt bien entendu. Nous trouvons

en effet « notre avantage dans le préjudice de nos semblables », et « la perte de l’un fait presque

toujours la prospérité de l’autre164 ».

Les uns veulent des maladies, d’autres la mortalité, d’autres la guerre, d’autres la famine; j’ai vu des hommes affreux pleurer de douleur aux apparences d’une année fertile, et le grand et funeste incendie de Londres fit peut-être la fortune à plus de dix mille personnes. (…) Si l’on me répond que la société est tellement constituée que chaque homme gagne à servir les autres, je leur répliquerai que cela serait fort bien s’il ne gagnait encore plus à leur nuire. Il n’y a point de profit si légitime qui ne soit surpassé par celui qu’on peut faire illégitimement, et le tort fait au prochain est toujours plus lucratif que les services165.

À mesure que la raison et l’imagination de l’homme se perfectionnent, ses désirs s’enflamment

et surpassent ses besoins naturels, le rendant dépendant, pour leur satisfaction, du concours de

ses semblables. Mais le croisement graduel des intérêts les dispose de telle manière qu’ils se

mettent à s’opposer. On voit l’opposition marquée se dessinant ici entre Rousseau et les

penseurs libéraux. L’harmonie de la société ne peut naitre de la réciprocité des services que se

161 Rappelons ici la distinction que nous avons effectuée au Chapitre 1. Les besoins naturels (physiques) sont selon Rousseau insuffisants pour porter les hommes à entrer en société. Mais les désirs qu’éprouvent les hommes dont les facultés se sont déployées sous l’effet de la perfectibilité sont infiniment plus vastes. Ainsi, il est selon Rousseau à la fois vrai de dire que le besoin lie les hommes, et faux de dire que les hommes sont entrés en société pour garantir la satisfaction de leurs besoins naturels. 162 Émile, p. 503. 163 Rousseau juge de Jean-Jacques, pp. 805-806. Les italiques ne sont pas dans le texte original. 164 Discours sur l’inégalité, pp. 202-203. 165 Ibid., p. 203.

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rendent les particuliers166. En effet, l’existence de peines, de maux ou de manques constitue la

condition de possibilité des échanges de services tout comme des profits générés par ceux-ci,

de sorte que l’intérêt du marchand d’arme réside avant tout dans le déclenchement de conflits,

et celui de l’apothicaire dans la prolifération des maladies. De plus, puisqu’il n’y a « point de

profit si légitime qui ne soit surpassé par celui qu’on peut faire illégitimement », l’intérêt,

lorsqu’il est bien compris, n’oblige nullement les uns à travailler au bien des autres pour

pouvoir faire le leur; il les incite plutôt, en pratique, à trouver leur compte dans le malheur

d’autrui. C’est ainsi que les échanges, mutuellement avantageux en apparence, favorisent en

quelque sorte le désir secret du malheur de son prochain. Voilà pourquoi, dans la préface au

Narcisse, Rousseau écrit en note de bas de page que la force des liens de l’intérêt s’avère pour

ainsi dire inversement proportionnelle à celle des liens basés sur l’affection : « On ne peut

resserrer un de ces liens que l’autre ne se relâche d’autant167 ».

III. La sensibilité « négative » et la division au cœur du lien social

Le problème s’aggrave encore lorsque l’on considère que l’imagination est susceptible de

modifier la tonalité de l’amour de soi d’une tout autre façon, de manière à engendrer l’amour-

propre. L’imagination peut en effet étendre le champ de la sensibilité de l’homme aux autres

sans qu’il ne « transporte » son être en eux, sans qu’il ne s’identifie à eux. L’homme devient

alors sensible à tout ce qui, chez les autres, caresse ou vexe l’amour qu’il se porte, et exige

d’eux pour cette raison des démonstrations de reconnaissance, d’approbation et d’admiration.

La dynamique ouverte par ce mode d’extension de la sensibilité engendre autrement dit le désir

de recevoir d’autrui des signes de préférence168, ce pour quoi l’amour-propre se lie étroitement au

problème de l’inégalité. Éprouver de l’amour-propre signifie en effet vouloir être préféré aux

autres par les autres; cela signifie aussi souhaiter que les autres nous préfèrent à eux-mêmes,

« ce qui est impossible169 », écrit Rousseau. L’amour-propre est le désir toujours insatisfait

d’être reconnu comme supérieur, et ce, en quelque domaine que ce soit. Remarquons ici

166 Sur l’opposition de Rousseau à Montesquieu sur ce point, voir É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, pp. 92-93. 167 Préface au Narcisse, p. 968. Voir aussi sur ce point Constitution pour la Corse, p. 914. Du reste, Melzer a très bien thématisé l’incompatibilité entre les liens de l’intérêt et ceux de l’affection. Voir A.M. Melzer, La bonté naturelle de l’homme, pp. 138-140. 168 L’amour-propre est « un sentiment relatif par lequel on se compare, qui demande des préférences ». Cf. Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 669. 169 Émile, p. 493 ; Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 806.

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l’importance nouvelle et considérable accordée au regard d’autrui. Lorsque l’amour de soi

dégénère en amour-propre, il n’y a que par la médiation du regard imaginé de l’autre sur soi

que l’homme peut espérer éprouver le sentiment de son existence170. S’il se jette alors « hors de

lui », comme dans le cas de la pitié, c’est en revanche pour vivre « dans l’opinion des autres171 »,

et tâcher de se modeler sur le patron de ce que ces derniers considèrent aimable. Ce ressort

passionnel par lequel le cœur humain s’attache à l’inégalité contient donc ce qu’il faut pour

augmenter considérablement la dépendance personnelle, puisqu’il contraint l’homme à

l’aliénation de sa propre personne pour être préféré aux autres. L’amour-propre s’avère au

principe, pour reprendre l’expression célèbre de La Boétie, d’une servitude volontaire.

Parce que l’amour-propre est inséparable de l’insatisfaction, il se révèle la racine d’un ensemble

de passions d’un autre genre, les passions « irascibles et haineuses172 », qui, loin d’être étouffées

par l’opposition des intérêts, contribuent au contraire à l’approfondir. En cela, Grace peut avec

raison le qualifier de « compassion’s dark twin173 ». Pour l’expliquer, rapportons-nous là-dessus

encore à un passage du deuxième dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques : « aussitôt qu’on

prend l’habitude de se mesurer avec d’autres, et de se transporter hors de soi pour s’assigner la

première et la meilleure place, il est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce qui nous

surpasse, tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous comprime, tout ce qui étant quelque chose

nous empêche d’être tout174 ». L’amour-propre, désir d’être préféré et passion pour la

supériorité, s’irrite de tout indice de mépris, s’offense de tout ce qui donne le sentiment de

l’infériorité. Or comme ce désir d’occuper la « première et la meilleure place » occupe le cœur

de tout homme éduqué dans le levain de la civilisation175, et que chacun ne peut obtenir des

autres d’être préféré à eux-mêmes, il constitue le principe d’une dissension générale.

En résumé, l’état de société, tel qu’il s’est constitué historiquement, porte les hommes à

« s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent176 ». La société rapproche les hommes

en les divisant, elle les lie en les opposant. En effet, lorsque les intérêts des uns et des autres

170 Discours sur l’inégalité, p. 193. 171 Idem. 172 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 669 ; Émile, p. 493 ; Discours sur l’inégalité, p. 170. 173 E. Grace, « Built on Sand: Moral Law in Rousseau’s Second Discourse », p. 175. 174 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 806 ; voir aussi ce passage très clair des Fragments politiques (p. 478) : « Sitôt qu’un homme se compare aux autres, il devient aussitôt leur ennemi, car chacun voulant en son cœur être le plus puissant, le plus heureux, le plus riche, ne peut regarder que comme un ennemi secret quiconque ayant le même projet en soi-même lui devient un obstacle à l’exécuter ». 175 Discours sur l’inégalité, p. 203. 176 Ibid., p. 202. Voir aussi pp. 171, 174-175; Lettre à Christophe de Beaumont, pp. 936-937.

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entrent en conflit, les passions aimantes issues de la pitié s’amenuisent et disparaissent, laissant

les passions irascibles et haineuses dérivées de l’amour-propre gouverner le cours des relations

humaines. La sensibilité devient ainsi « négative177 »; les passions n’agissent plus comme une

force d’attraction, mais de répulsion, et ce, alors même qu’une profonde dépendance enchaine

désormais les hommes les uns aux autres178. Un nouveau paradoxe s’ajoute à notre analyse : à

mesure que s’affermit l’état de société, les hommes deviennent par le fait même moins capables

d’une sociabilité naturelle, c’est-à-dire d’une sociabilité qui puise ses ressources dans la pitié. Le

processus naturel de vieillissement du genre humain réprime le plein déploiement de la nature

humaine; il la condamne à n’exister que sous forme de virtualité, de potentiel. Voilà, semble-t-

il, la structure souterraine de la seconde partie du Discours sur l’inégalité.

Deuxième partie : Une histoire rythmée par les révolutions

Dans la première partie du Discours sur l’inégalité, Rousseau a donc dressé le portrait détaillé de

ce qu’il appelle le « pur » état de nature. Au début de la seconde partie du Discours commence le

tracé d’une l’histoire hypothétique de la lente naissance de la société – et avec elle de l’inégalité.

À strictement parler, l’expression « état de nature » englobe en revanche toute la période de

l’histoire humaine précédant l’institution de la société politique par un pacte social. Après avoir

dépeint le « pur » état de nature, dont l’existence ne demeure au mieux qu’une possibilité,

Rousseau entreprend donc de décrire un « second » état de nature, qui a, celui-là, certainement

existé, et dans lequel il s’avère possible qu’une sociabilité saine, nouée par les liens de

l’affection mutuelle, ait existé. Il est rigoureusement certain, autrement dit, qu’ait existé une

histoire humaine avant l’érection des sociétés politiques, comme en témoigne le mode de vie

des hommes que découvrent les explorateurs européens. Mais le récit qu’en fera Rousseau ne

demeure à ses yeux que vraisemblable; cette histoire aurait pu se passer autrement. Néanmoins,

celle-ci demeure instructive. Si elle fut tissée à partir de conjectures, il semble cependant qu’elle

puisse néanmoins nous permettre de tirer des conclusions certaines sur l’état social. Comme il

l’écrit lui-même : « [Les] conséquences que je veux déduire [de mes conjectures] ne seront

point pour cela conjecturales, puisque, sur les principes que je viens d’établir, on ne saurait

177 Rousseau juge de Jean-Jacques, pp. 805. 178 Ainsi s’éclaire un autre passage ouvrant le Manuscrit de Genève (p. 282) : « C’est ainsi que les mêmes causes qui nous rendent méchants nous rendent encore esclaves, et nous asservissent en nous dépravant ». Voir aussi là-dessus les remarques intéressantes de Manent et de Melzer. Cf. P. Manent, Naissances de la politique moderne, p. 200; A. M. Melzer, La bonté naturelle de l’homme, pp. 143-144.

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former aucun autre système qui ne me fournisse les mêmes résultats, et dont je ne puisse tirer

les mêmes conclusions179 ». Comme l’a bien remarqué Starobinski180, une série de révolutions

ponctuent l’histoire racontée par Rousseau, de sorte qu’elle semble avancer par bonds

successifs. Nous séparerons notre présentation selon les grandes étapes qu’il a identifiées.

En ouverture de la deuxième partie du Discours sur l’inégalité, Rousseau écrit : « Le premier qui

ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le

croire, fut le vrai fondateur de la société civile181 ». C’est que les grandes révolutions de

l’histoire tracée juste ensuite à grands traits marquent toutes l’avancement d’une idée bien

précise : celle du droit de propriété, que consolide la ratification du pacte social. En effet, l’idée

de propriété, « dépendant de beaucoup d’idées antérieures », n’a pas pu selon Rousseau se

former « tout d’un coup dans l’esprit humain182 ». Il ne croit son apparition possible que

graduellement. L’histoire de la naissance de la société se noue donc étroitement à celle de

l’apparition des notions de tien et de mien. Elle est aussi celle de la formation progressive des

premières notions de droit et de justice, et ce, alors même que le comportement des hommes

s’éloigne des prescriptions de la loi naturelle.

I. Le « point zéro » de l’histoire humaine

L’histoire démarre lorsque les circonstances extérieures contraignent l’espèce humaine à se

perfectionner. La nature change alors soudainement d’aspect dans la description qu’en fait

Rousseau. Elle n’est plus une mère nourricière, offrant ses fruits en abondance; elle résiste au

contraire à sa prise, et le force à s’adapter en lui opposant mille obstacles : « [Il] se présenta

bientôt des difficultés; il lui fallut apprendre à les vaincre : la hauteur des arbres, qui

l’empêchait d’atteindre à leurs fruits, la concurrence des animaux qui cherchaient à s’en nourrir,

la férocité de ceux qui en voulaient à sa propre vie, tout l’obligea de s’appliquer aux exercices

du corps; il fallut se rendre agile, vite à la course, vigoureux au combat183 ». À mesure que le

genre humain s’étendait, la différence des « terrains, des climats, des saisons » accrut encore la

quantité d’obstacles, tirant de sa perfectibilité les prémisses d’une longue série d’innovations :

« Le long de la mer et des rivières, ils inventèrent la ligne et l’hameçon; et devinrent pêcheurs et

179 Discours sur l’inégalité, p. 162. 180 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 348. 181 Discours sur l’inégalité, p. 163. 182 Ibid., p. 164. 183 Ibid., p. 165.

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ichtyophages. Dans les forêts ils se firent des arcs et des flèches, et devinrent chasseurs et

guerriers; dans les pays froids, ils se couvrirent des peaux de bêtes qu’ils avaient tuées184 ». Ces

changements durent selon Rousseau mettre l’homme en état de percevoir certains rapports et

d’effectuer des comparaisons; ils virent par exemple la différence entre la lenteur et la vitesse,

la force et la faiblesse. Les premières lueurs de l’intelligence ne s’accompagnent donc pas

seulement d’innovations qui consacrent la supériorité de l’homme sur les animaux; elle

s’accompagne de la découverte de cette supériorité – et avec elle de l’inégalité. Cette

découverte occasionne un plaisir nouveau : celui de se savoir supérieur au genre animal. « C’est

ainsi que le premier regard qu’il porta sur lui-même y produisit le premier mouvement

d’orgueil; c’est ainsi que sachant encore à peine distinguer les rangs, et se contemplant au

premier par son espèce, il se préparait de loin à y prétendre par son individu185 ». Sitôt

découverte, l’inégalité est pour ainsi dire aimée.

Cette étape est aussi celle de petits attroupements temporaires occasionnés par le besoin

immédiat, et ne nécessitant pas l’exercice d’un langage très élaboré. Les hommes s’unissaient

« en troupeau, ou tout au plus par quelque sorte d’association libre qui n’obligeait personne, et

qui ne durait qu’autant que le besoin passager qui l’avait formée186 ». Les paramètres

environnementaux ayant changé et les premières lueurs de l’intelligence humaine apparaissant,

le besoin occasionne certes quelques regroupements, mais ne lie pas les hommes ensemble.

II. La société familiale

Ces progrès en occasionnèrent d’autres. « Bientôt cessant de s’endormir sous le premier arbre,

ou de se retirer dans des cavernes, on trouva quelques sortes de haches de pierres dures, et

tranchantes, qui servirent à couper du bois, creuser la terre, et faire des huttes de branchages,

qu’on s’avisa ensuite d’enduire d’argile et de boue187 ». C’est l’époque d’une première

révolution : l’invention des premières formes d’habitation, la hutte, qui consacre l’avènement

d’une « sorte de propriété188 ». Cette sorte de propriété dut générer à son tour les « premiers

développements du cœur189 », en réunissant de manière durable hommes, femmes et enfants

184 Idem. 185 Ibid., p. 166. 186 Idem. 187 Ibid., p. 167. 188 Idem. 189 Ibid., p. 168.

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sous un même toit. L’habitude de la vie commune engendra les premières passions aimantes,

l’amour conjugal et l’amour des parents pour leurs enfants. Ce sont, à proprement parler, les

débuts de la société, mais une société dans laquelle l’indépendance naturelle, bien que

diminuée, demeure. Chaque famille devient en effet une « petite société d’autant mieux unie

que l’attachement réciproque et la liberté en étaient les seuls liens190 ». Comme Rousseau l’écrit dans

le Contrat social, la famille constitue une union volontaire, et ce, dès que l’enfant devient en

mesure de pourvoir lui-même à ses besoins191. La famille offre en cela la première image d’une

liaison durable de nature conventionnelle, scellée par des passions dérivant de la pitié et préservant

la liberté de ses membres192. Ici, la convention ne s’oppose pas à la nature.

Rousseau pense que c’est sur la base de ce modèle que la société commença d’abord à croitre.

Elle résulte en effet du rapprochement graduel des familles. Les hommes s’accoutument à se

voir et à interagir. Ce sont d’abord plutôt les passions que les besoins qui nouent les relations

sociales, ce pour quoi la description rousseauiste de la naissance de la société est aussi celle

d’une sorte de fête. Mais ces passions ne sont pas uniquement de nature affectueuse :

À mesure que les idées et les sentiments se succèdent, que l’esprit et le cœur s’exercent, le genre humain continue à s’apprivoiser, les liaisons s’étendent et les liens se resserrent. On s’accoutuma à s’assembler devant les cabanes ou autour d’un grand arbre : le chant et la danse, vrais enfants de l’amour et du loisir, devinrent l’amusement ou plutôt l’occupation des hommes et des femmes oisifs et attroupés. Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le mieux, le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même temps (…)193.

Les hommes s’apprivoisent tout en se comparant; les uns s’avèrent plus beaux, les autres se

révèlent plus forts, plus adroits ou plus éloquents. Ils se découvrent, et constatent

simultanément l’inégalité naturelle les différenciant. L’amour-propre entre en jeu, et avec lui les

190 Idem. Nous avons ajouté les italiques au texte original. 191 Contrat social, p. 352. 192 Ce sont des caractéristiques que vise à imiter la formulation du pacte social conforme au droit politique, ce pour quoi la manière dont Rousseau présente la famille s’avère pour nous de première importance. « La famille » représente en effet « le premier modèle des sociétés politiques », lit-on dans le Contrat social (p. 352). L’importance du traitement rousseauiste de la famille s’accroît lorsque l’on considère que Robert Filmer avait fait dériver le gouvernement monarchique absolu de l’autorité légitime et naturelle du père sur ses enfants. Comme Locke, Rousseau discute abondamment de cette thèse dans le but de la réfuter. Il vient ici la contrecarrer à sa racine en montrant que la famille ne constitue pas une micromonarchie, mais une société dont l’union est volontaire, c’est-à-dire à la fois libre et conventionnelle, et ce, dès que les enfants atteignent l’indépendance de l’âge adulte. Rousseau s’en prendra explicitement aux idées de Filmer un peu plus loin dans le Discours sur l’inégalité (p. 182), dans le Discours sur l’économie politique (pp. 241-244), dans le Manuscrit de Genève (pp. 297-300) et dans le Contrat social (p. 352). 193 Discours sur l’inégalité, p. 169.

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passions qui en dérivent, notamment la vanité et le mépris, ainsi que la honte et l’envie. Les

blessures d’orgueil fournissent un nouvel aliment aux conflits, car chacun prétend avoir

« droit194 » à la considération de ses semblables. Cet état, note Rousseau, devait cependant

constituer l’époque « la plus heureuse » et « la plus durable » qu’ait connue l’humanité :

« l’exemple des sauvages qu’on a presque tous trouvés à ce point semble confirmer que le

genre humain était fait pour y rester toujours, que cet état est la véritable jeunesse du monde, et

que tous les progrès ultérieurs ont été en apparence autant de pas vers la perfection de

l’individu, et en effet vers la décrépitude de l’espèce195 ». Ce type de sociabilité, bien qu’il altère

la bonté naturelle, la préserve néanmoins. Il lui permet d’exister sous une autre forme que dans

le pur état de nature.

On pourrait certes avancer que, dans ce tableau, les effets des passions aimantes amoindrissent

les effets des passions irascibles et haineuses. La pitié, bien qu’altérée, y demeure en effet

active; avec le concours de l’amour de soi, elle inspire à chacun la loi naturelle. Cependant, cela

équivaudrait à ignorer le fait que l’amour-propre contribue aussi au bonheur qui règne dans la

société naissante d’une manière qui pourrait surprendre. En rendant possibles les blessures

d’orgueil, il favorise aussi la naissance du désir de se venger ainsi que son corrélat, la peur des

représailles. Or Rousseau pense que la crainte de la vengeance devait tenir lieu « du frein des

lois196 » dans la société naissante. Autrement dit, le mal fait à autrui s’avère susceptible de

recevoir une sanction, ce pour quoi la prudence recommande de s’en écarter. Une société saine

ne s’avère donc pas une société caractérisée par l’absence d’amour-propre; c’est une société où

l’amour-propre est disposé de telle sorte que ses effets et ceux de la pitié convergent.

III. L’invention de l’agriculture et de la métallurgie

Cette étape idyllique de l’histoire humaine, dans laquelle sociabilité et bonté naturelle existent

simultanément, dure jusqu’à ce que disparaisse ce qui la rend possible : l’égale indépendance

individuelle.

En un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut

194 Ibid., p. 170. 195 Ibid., p. 171. 196 Idem.

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besoin du secours d’un autre; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons197.

Rousseau pense l’invention de l’agriculture et celle de la métallurgie responsables d’une

« grande révolution » ayant bouleversé l’aspect des sociétés humaines, et dont les effets sont

décrits ici en cascade. « Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour le philosophe ce sont le

fer et le blé qui ont civilisé les hommes, et perdu le genre humain198 ». La pratique conjointe de

ces deux arts introduit en effet dans le monde humain deux phénomènes inédits : la

spécialisation des tâches et le partage des terres, qui, conjointement, détruiront l’indépendance

naturelle de l’homme en approfondissant chez lui l’idée de propriété.

Avec l’invention de la hutte avait vu le jour une « sorte de propriété199 ». Le partage des terres

consacre en revanche l’étape de la « propriété naissante200 » et donc d’un nouveau genre de

droit. Le partage des terres ne peut en effet exister sans une reconnaissance du tien et du mien, et

par conséquent sans quelques règles de justice posant ensemble les premiers jalons du droit de

propriété. Rousseau emprunte, pour en retracer l’origine, les grandes lignes d’une idée

lockéenne201 : « [On] ne voit pas ce que, pour s’approprier les choses qu’il n’a point faites,

l’homme peut y mettre de plus que son travail. C’est le seul travail qui donnant droit au

cultivateur sur le produit de la terre qu’il a labourée, lui en donne par conséquent sur le fond,

au moins jusqu’à la récolte, et ainsi d’année en année, ce qui faisant une possession continue, se

transforme aisément en propriété202. » L’idée de la propriété remonterait donc au droit de

« premier occupant par le travail203 », qui en est pour ainsi dire l’embryon. Il convient

cependant de souligner une différence de taille entre Locke et Rousseau. Pour Locke, le droit

de propriété représente un droit naturel. Ce n’est nullement le cas pour Rousseau, pour qui il

197 Idem. 198 Idem. Le poète en question est vraisemblablement Lucrèce. 199 Ibid., p. 167. 200 Ibid., p. 173. 201 Rappelons ces quelques lignes du Second traité du gouvernement civil : « Autant d’arpents de terre qu’un homme peut labourer, semer, cultiver, et dont il peut consommer les fruits pour son entretien, autant lui en appartient-il en propre. Par son travail, il rend ce bien-là son bien particulier, et le distingue de ce qui est commun à tous ». Cf. J. Locke, Traité du gouvernement civil, p. 166 (ch. V, §34). 202 Discours sur l’inégalité, p. 173. 203 Émile, p. 332.

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constitue une « institution purement humaine204 ». Parce que le droit de propriété repose sur

une reconnaissance mutuelle, et donc en définitive sur une convention, il s’agit au contraire

pour lui d’un droit « différent de celui qui résulte de la loi naturelle205 », auquel il se surajoute.

Cette reconnaissance par les pairs restant dans l’état de nature imparfaite et partielle,

l’appropriation individuelle d’un arpent de terre y constitue davantage une usurpation de ce qui

était originellement commun entre les hommes qu’un véritable droit206. Le droit de « premier

occupant par le travail » représente donc l’origine historique vraisemblable du droit de

propriété, et non son fondement juridique légitime. À proprement parler, la propriété ne reçoit

la sanction du droit que par la ratification d’un pacte social, qui offre l’appui du consentement

général aux possessions individuelles acquises à travers le temps par le travail, « changeant

l’usurpation en véritable droit207 ». La propriété ne constitue donc pas un droit naturel de

l’homme; c’est un droit du citoyen découlant du pacte social.

L’arrivée de la « propriété naissante » rend possible une croissance de l’inégalité entre les

hommes. Les effets de l’inégalité restaient négligeables dans les étapes antérieures de l’histoire

humaine. Ils commencent cette fois à peser fortement sur le sort des uns et des autres : « le

plus fort faisait plus d’ouvrage; le plus adroit tirait meilleur parti du sien; le plus ingénieux

trouvait des moyens d’abréger le travail; le laboureur avait plus besoin de fer, ou le forgeron

plus besoin de blé, et en travaillant également, l’un gagnait beaucoup tandis que l’autre avait

peine à vivre208 ». En résumé, la propriété rend possible une traduction graduelle de l’inégalité

naturelle en une inégalité des fortunes209.

Ces transformations sociales engendrent à leur tour de profondes conséquences morales.

L’amour-propre peut désormais suggérer à l’homme d’obtenir les préférences qu’il souhaite en

le poussant à se hisser au sommet de cette inégalité d’un genre nouveau. Le cœur de l’homme

se remplit ainsi de l’ « ardeur d’élever sa fortune relative, moins par un véritable besoin que

pour se mettre au-dessus des autres210 ». Par voie de conséquence, les passions issues de

204 Discours sur l’inégalité, p. 184. 205 Ibid., p. 174. 206 Ibid., p. 164. 207 Contrat social, pp. 366-367. 208 Discours sur l’inégalité, p. 174. 209 À ce stade, l’inégalité « morale », c’est-à-dire l’inégalité des fortunes et des rangs, est proportionnelle à l’inégalité naturelle, parce que les différences physiques et intellectuelles expliquent son apparition. Il n’en sera pas de même dans les étapes ultérieures de l’histoire humaine. 210 Ibid., p. 175.

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l’amour-propre augmentent presque indéfiniment la portée des désirs de l’homme, resserrant

par le fait-même la dépendance qu’il éprouve envers ses semblables. Cette interdépendance

nouvelle n’est cependant pas synonyme de solidarité, puisque l’activité de l’amour-propre

injecte simultanément rivalité et concurrence au sein des relations humaines. Il ne suffit donc

pas de dire que l’invention de l’agriculture et celle de la métallurgie signifient la fin de

l’indépendance individuelle, et le déclin de la force des passions issues de la pitié. Il faut aussi

ajouter qu’elles permettent le déchainement des passions issues de l’amour-propre, et la

montée d’un antagonisme général des intérêts. Un « désir caché de faire son profit aux dépens

d’autrui211 » envahit alors le cœur humain.

Mais ce désir reste bien un désir « caché »; il demeure recouvert par le jeu complexe du paraître,

qui s’est détaché de l’être au cours de ce processus212. L’amour-propre ne pousse pas seulement

l’homme à accroitre ses propriétés, mais encore à se parer des signes extérieurs et visibles de la

richesse, de sorte que ses désirs s’enflamment pour la possession du superflu. C’est ainsi que le

« faste imposant213 » résulte des demandes de l’amour-propre. Cependant, pour être en mesure

de se doter des signes de la richesse, il s’avère nécessaire pour l’homme de disposer du

concours de ses semblables, ou du moins des fruits de leur travail. Or pour obtenir d’eux qu’ils

acceptent de favoriser son intérêt, il lui faut prétendre travailler pour le leur, car ils sont tout

autant que lui motivés par leur bien propre. Il lui faut, en d’autres mots, feindre un

désintéressement qui cache ses motivations égoïstes214 : « [Ce] n’est que pour nous préférer aux

autres plus à coup sûr que nous feignons de les préférer à nous215 ». C’est ainsi que l’homme

doit conformer son apparence aux exigences de ses semblables, de manière à flatter l’amour

que ceux-ci se portent. « Il faut donc qu’il cherche sans cesse à les intéresser à son sort, et à

leur faire trouver en effet ou en apparence leur profit à travailler pour le sien216 ». La « ruse

trompeuse217 » résulte donc à son tour des nécessités engendrées par la dépendance aux autres.

211 Ibid., p. 175. 212 « Il fallut pour son avantage se montrer autre que ce qu’on était en effet. Être et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège » (Ibid., p. 174). 213 Idem. 214 Le thème du désintéressement égoïste a très bien été traité par Melzer. Voir A. M. Melzer, La bonté naturelle de l’homme, p. 136. 215 Fragments politiques, p. 478. 216 Discours sur l’inégalité, p. 175. 217 Ibid., p. 174.

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Le jeu de l’apparence s’avère par le fait même double et pour ainsi dire contradictoire. D’un

côté, celui-ci représente pour l’homme le moyen de faire briller les signes de cette supériorité

tant désirée par son amour-propre; mais de l’autre, il constitue le relais d’un assujettissement

nouveau aux autres, puisque c’est des autres que l’on obtient ce par quoi se distinguer d’eux. La

soif d’obtenir des préférences, qui se traduit par celle de projeter une image de supériorité,

induit la nécessité d’obtenir des autres qu’ils se comportent selon nos souhaits, induit,

autrement dit, la nécessité d’exercer sur eux une forme de pouvoir218. Or l’exercice de ce

pouvoir asservit, précisément parce qu’il se fonde sur des démonstrations factices et

éternellement renouvelées de dévouement, de politesse et de bienveillance qui ont pour but de

manipuler l’opinion qu’ils entretiennent de nous219. La division de l’être et du paraitre prend

alors une forme bien précise : la société porte les hommes à « se rendre mutuellement des

services apparents et à se faire en effet tous les maux imaginables220 ».

C’est ainsi que la condition sociale du genre humain devient synonyme d’assujettissement

lorsque comparée à sa condition naturelle. « [De] libre et indépendant qu’était auparavant

l’homme, le voilà par une multitude de nouveaux besoins assujetti, pour ainsi dire, à toute la

nature, et surtout à ses semblables dont il devient l’esclave en un sens, même en devenant leur

maître; riche, il a besoin de leurs services; pauvres, il a besoin de leurs secours, et la médiocrité

ne le met point en état de se passer d’eux221 ». C’est par le constat de ce problème, rappelons-le,

que s’ouvre le Contrat social : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le

maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux222 ». Tout homme né au sein de la

société, en résumé, est asservi à la fois à ses besoins et à ses semblables. Il est asservi « à ses

218 On assiste alors à la naissance d’un type d’homme merveilleusement décrit par Bloom : «to describe the inner workings of his soul, he is the man who, when dealing with others, thinks only of himself, and on the other hand, in his understanding of himself, thinks only of others ». Allan Bloom, « Introduction », dans Jean-Jacques Rousseau, Emile: Or, On Education, trad. Allan Bloom, New York, Basic Books, 1979, p. 5. 219 D’après un passage important de l’Émile (pp. 308-309), les souverains sont eux-mêmes, et plus que tout autre, soumis à cette dynamique sociale viciée : « La domination même est servile, quand elle tient à l’opinion, car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés. Pour les conduire comme il te plait, il faut te conduire comme il leur plait. Ils n’ont qu’à changer de manière de penser, il faudra bien par force que tu changes de manière d’agir. (…) Vous direz toujours : nous voulons, et vous ferez toujours ce que voudront les autres ». On trouve une idée semblable dans les Lettres écrites de la montagne (pp. 841-842) : « Quiconque est maître ne peut être libre, et régner c’est obéir ». 220 Discours sur l’inégalité, p. 202. 221 Ibid., p. 175. 222 Contrat social, p. 351.

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semblables par ses besoins, et à ses besoins par ses semblables223 », comme Manent a pu l’écrire

très justement.

IV. La cristallisation de l’inégalité dans et par le pacte social

Cette forme de sociabilité viciée se révèle cependant précaire. Comme chacun se rapporte aux

autres précisément parce qu’il ne se soucie que de lui-même, Rousseau considère vraisemblable

la naissance d’un conflit généralisé.

Graduellement, on s’approprie de plus amples portions de terre jusqu’à « couvrir le sol

entier224 ». Or la propriété implique la délimitation des terres et donc « l’exclusion des non-

possesseurs225 », c’est-à-dire des pauvres, désormais contraints pour survivre de ravir leur

subsistance. Les riches, de leur côté, ne peuvent à partir de ce moment accroitre leur

patrimoine que par la conquête de celui de leurs voisins. L’exacerbation de la contradiction

entre les intérêts des uns et des autres rend tout à fait impuissantes la pitié et les passions qui

en dérivent; elles n’ont plus la force de lier les hommes, ni de leur inspirer une conduite

conforme à la loi naturelle226. Les relations sociales s’effondrent alors dans le conflit. Le

« second » état de nature tourne à l’état de guerre hobbesien, et l’homme devient un « loup227 »

pour l’homme. C’est par ce scénario que Rousseau s’explique qu’ait pu se faire sentir la

nécessité de l’institution d’un pouvoir politique.

Dans cette reconstitution des débuts de l’histoire de l’humanité, il est intéressant de constater

que chaque grande étape de la genèse de la notion de droit accompagne la suppression graduelle

de la paix dans l’état de nature. Rappelons que la prétention d’avoir « droit » à la considération

de ses semblables, nourrie par l’amour-propre et émergeant dès l’échange des premiers regards,

attise le feu des conflits individuels en rendant possibles les vexations de l’orgueil. De même, la

prétention de s’approprier de plein droit par le travail une étendue de terre contribue, comme

nous venons de le voir, à la métamorphose des passions nouant les relations humaines, par

laquelle la sensibilité négative supplante la sensibilité positive. Le basculement de l’état de

nature dans la guerre de tous contre tous est rendu possible, de surcroit, parce que riches et

223 P. Manent, Naissances de la politique moderne, p. 215. 224 Discours sur l’inégalité, p. 175. 225 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 349. 226 Discours sur l’inégalité, p. 176. 227 Ibid., p. 175.

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pauvres font en effet « de leur force ou de leurs besoins une sorte de droit au bien d’autrui228 ».

En apparaissant, le droit du plus fort, en d’autres mots, entre en conflit avec le droit du

premier occupant. Il n’est dès lors pas étonnant que Rousseau ait cru vraisemblable, comme

ses prédécesseurs, qu’une pacification des relations humaines ait exigé une entente et un

consentement général à des règles de justice communes, soit un pacte social.

Mais il y a une rupture manifeste au sein même de cette continuité. Comme Derathé le fait

remarquer, pour « Locke, Hobbes, et les juristes du droit naturel, le problème du fondement de

l’État se confond avec celui de son origine229 », de sorte que le moment historique crucial de la

ratification du pacte social constitue simultanément le relais par lequel la société politique

acquiert sa légitimité. Contrairement à ses prédécesseurs, Rousseau opère un détachement de

l’enquête historique sur les origines de l’État de l’enquête juridique sur ses fondements

légitimes. En effet, le pacte social de l’histoire hypothétique et vraisemblable qu’il s’efforce de

constituer, bien que similaire à celui proposé dans le Contrat social, ne lui est pourtant pas

identique. La scission du fait et du droit, opérée dans toute la seconde partie du Discours sur

l’inégalité, atteint ici son paroxysme. Il y aura dans l’œuvre de Rousseau deux pactes sociaux.

L’un représente l’acte de naissance de la société civile; il constitue son origine historique

vraisemblable. L’autre, intemporel, permet de juger du premier; il constitue l’étalon de mesure

de la légitimité des diverses sociétés politiques230. Le premier parachève la corruption du lien

social en le pacifiant, et érige une société inique sur les ruines de l’état de nature. Le second,

enfanté par la raison, rétablit sur « d’autres fondements231 » les règles du droit naturel, et

constitue la base du droit politique.

Rousseau innove donc là où il s’avère le plus manifestement héritier d’une tradition antérieure.

Il se différencie encore d’une deuxième façon. Les théoriciens célèbres de l’école du droit

naturel se représentaient en effet essentiellement le contrat social comme un pacte de

soumission analogue au pacte d’esclavage. Grotius écrit là-dessus : « Il est permis à chaque

homme en particulier de se rendre esclave de qui il veut, comme cela parait par la Loi des

anciens Hébreux, et par celle des Romains : pourquoi donc un peuple libre ne pourrait-il pas se

228 Ibid., p. 176. Nous soulignons. 229 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 126. 230 Rousseau dispose donc de deux pierres de touche pour « bien juger de notre état présent ». D’un côté, le portrait du « pur » état de nature, qui illustre le droit de naturel; de l’autre, les règles du droit politique, qui, dérivant de la nature, sont en revanche fondées sur la raison. 231 Discours sur l’inégalité, p. 126.

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soumettre à une ou plusieurs personnes, en sorte qu’il leur transférât entièrement le droit de le

gouverner, sans s’en réserver aucune partie232 »? Pour Grotius, mais aussi pour Pufendorf et

Hobbes, c’est l’aliénation volontaire ou forcée de la liberté par le biais d’un consentement qui

fonde à la fois le pouvoir du maître sur son esclave et celui du souverain sur ses sujets. Citons

là-dessus une nouvelle fois Derathé : « En insistant sur l’analogie entre le pacte qui donne

naissance à la monarchie et celui qui institue l’esclavage, les jurisconsultes ont manifestement

pour but d’établir la légitimité du pouvoir absolu233 ». La théorie du contrat social, dans sa

formulation initiale, n’avait donc nullement le visage libéral et démocratique que lui donnèrent

respectivement Locke et Rousseau.

La théorie du pacte de soumission parait à Rousseau déraisonnable selon deux modes : d’un

côté, il lui semble historiquement invraisemblable; de l’autre, juridiquement aberrant.

Penchons-nous d’abord sur la première critique. Il ne serait nullement raisonnable de penser,

écrit Rousseau, « que les peuples se sont d’abord jetés entre les bras d’un maitre absolu, sans

conditions et sans retour, et que le premier moyen de pourvoir à la sureté commune qu’aient

imaginé des hommes fiers et indomptés, a été de se précipiter dans l’esclavage234 ». Le goût de

la liberté, souligne-t-il, ne se perd que par la longue habitude de la soumission. « Comme un

coursier indompté hérisse ses crins, frappe la terre du pied et se débat impétueusement à la

seule approche du mords, tandis qu’un cheval dressé souffre patiemment le verge et l’éperon,

l’homme barbare ne plie point sa tête au joug que l’homme civilisé porte sans murmure, et il

préfère la plus orageuse liberté à un assujettissement tranquille235 ». Préserver leur liberté dut

donc être l’un des plus chers motifs des hommes sortant de l’état de nature. Mais ce motif

légitime ne garantit pourtant pas la rectitude de la convention par laquelle ils durent s’unir.

Le scénario d’un conflit généralisé entre les hommes laisse en effet penser que le riche avait

plus à perdre à sa perpétuation que le pauvre. Et comme « il est raisonnable de croire qu’une

chose ait été inventée par ceux à qui elle est utile plutôt que par ceux à qui elle fait du tort236 »,

Rousseau lui attribue donc l’initiative de proposer à ses congénères une convention par laquelle

232 Grotius, Droit de la guerre et de la paix, liv. I, chap. III, § 8, cité dans R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 194. Comme le souligne Derathé, cet extrait de Grotius est par ailleurs cité par Rousseau lui-même début du chapitre qu’il consacre à la réfutation de la légitimité du pacte d’esclavage, au chapitre IV du livre I du Contrat social (p. 355). 233 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 194. Voir aussi pp. 33-48. 234 Discours sur l’inégalité, p. 180. 235 Ibid., p. 181. 236 Ibid., p. 180.

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ils s’uniraient et pacifieraient leurs relations. À cette étape de sa narration de l’histoire

hypothétique du genre humain, Rousseau change de procédé; il « invente des personnages et

leur fait jouer une scène symbolique237 ». L’intention qui semble avoir présidé à la composition

de cette scène où les hommes s’unissent semble avoir été de condenser et de rendre manifeste

ce qui fait selon lui l’essence de la société politique : une tromperie, par laquelle le riche

emploie en sa faveur « les forces mêmes de ceux qui l’attaquaient », c’est-à-dire les pauvres, et

fait « ses défenseurs de ses adversaires ». Par une prosopopée, il donne le détail du discours par

lequel le riche parvint à séduire les pauvres :

Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l’oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient : instituons des règlements de justice auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fasse exception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l’association, repousse les ennemis communs, et nous maintienne dans une concorde éternelle238.

La prosopopée du riche expose les conditions de l’association politique, conditions capables

d’arracher à une foule « grossière » son consentement à l’union. Elle stipule, en résumé, que la

soumission à des lois générales obligeant sans exception tous les membres du corps social

rendra possible la défense commune contre l’oppression, de même que celle des biens, de la

liberté et de la vie de chacun239. Il convient de remarquer que ces raisons sont celles que

Rousseau considère lui-même dans le Contrat social au fondement du régime politique légitime.

La fin de la société politique est identique au motif capable de pousser la volonté individuelle à

consentir à s’associer, et ce motif ne saurait être autre que celui « d’assurer les biens, la vie et la

liberté de chaque membre par la protection de tous240 ». Le vice de l’association ne se situe

donc pas dans les conditions en vertu desquelles elle se scelle. Il faut plutôt le chercher dans

l’agencement du corps social au moment de la conclusion du pacte. En effet, l’égal droit à la

propriété s’applique à des possessions alors inégales, de sorte que le pacte constitue une

imposture dont profite principalement le riche241. Comme Rousseau l’écrit dans le Contrat

237 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 350. 238 Discours sur l’inégalité, p. 177. 239 Ibid., p. 180. 240 Discours sur l’économie politique, p. 248 ; Contrat social, p. 360. 241 On serait tenté d’affirmer que cette imposture constitue une institutionnalisation du jeu du paraître que nous décrivions au point précédent. C’est en effet en faisant miroiter un bien apparent que le riche met le pauvre à son

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social : « Sous les mauvais gouvernements cette égalité n’est qu’apparente et illusoire; elle ne sert

qu’à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait les lois

sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien242 ». On lit encore

dans l’Émile : « L’esprit universel des lois de tous les pays est de favoriser toujours le fort

contre le faible, et celui qui a, contre celui qui n’a rien243 ». Autrement dit, recevant le sceau du

droit, les inégalités économiques se transfigurent. Le respect de la propriété devient une

« maxime244 » de conduite, un devoir, si bien que les forces entières du corps social sont

employées à la défendre.

Les conditions sont réunies pour que les inégalités économiques se creusent et se

métamorphosent progressivement en de profondes inégalités politiques245. Structurées par leurs

inégalités, les sociétés politiques prennent alors avec le temps l’aspect du despotisme le plus

hideux246. Si donc il est invraisemblable qu’un pacte de soumission ait inauguré les sociétés

politiques, en revanche, les termes de ce pacte expriment parfaitement la forme à laquelle elles

tendent nécessairement et structurellement; le pouvoir absolu d’un seul représente

l’aboutissement de leur histoire, de sorte qu’elles se retournent finalement contre le but qu’elles

devraient pourtant poursuivre.

V. Vers une formulation juridique du problème à résoudre

Nous avons montré au point précédent que le Discours sur l’inégalité anticipait et développait le

constat du mal inhérent aux sociétés politiques exposé dès l’ouverture du Contrat social. Il s’agit

ici de montrer qu’il met aussi en évidence la forme du problème de droit politique auquel ce

dernier prétend répondre. En ce sens, c’est en se penchant sur le volet juridique de la critique

que Rousseau fait du pacte de soumission qu’on voit le plus clairement là où la doctrine du

Discours sur l’inégalité préfigure celle du Contrat social.

service, et qu’il usurpe peu à peu la souveraineté du corps social. Mais il se rend par là lui aussi victime de la servilité que comporte la domination (cf. Émile, pp. 308-309). 242 Contrat social, p. 367. 243 Émile, p. 524. À ces passages s’ajoute aussi l’un des Fragments politiques (p. 496) : « Les lois et l’exercice de la justice ne sont parmi nous que l’art de mettre le grand et le riche à l’abri des justes représailles du pauvre ». 244 Discours sur l’inégalité, p. 177. 245 En résumé, Rousseau pense que « la société » ne dut consister d’abord qu’en « quelques conventions générales que tous les particuliers s’engageaient à observer, et dont la communauté se rendait garante envers chacun d’eux » (ibid., p. 180). Mais la faiblesse de cette constitution dut engendrer le viol répété des lois, de sorte qu’on dut, pour les exécuter et les faire respecter, instituer une magistrature élective. C’est avec le temps, croit Rousseau, que celles-ci durent devenir héréditaires (ibid., pp. 186-187). 246 Ibid., pp. 190-191.

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Le pacte de soumission est en effet non seulement invraisemblable, mais aussi juridiquement

aberrant, et ce, pour deux raisons principales. La première est que ce pacte n’en est pas un. Il

serait difficile, écrit Rousseau, « de montrer la validité d’un contrat qui n’obligerait qu’une des

parties, où l’on mettrait tout d’un côté et rien de l’autre, et qui ne tournerait qu’au préjudice de

celui qui s’y engage247 ». Toute convention implique que soient pris de part et d’autre certains

engagements, de sorte que les deux parties se retrouvent liées par leur promesse réciproque. Or

il est pour Rousseau clair que le pacte par lequel on se soumet à une autorité absolue n’oblige

que celui qui se soumet248. De plus, une convention ne saurait être légitime si elle ne favorise

que l’une des parties et cause un préjudice irréparable à l’autre. La nature charge en effet

chacun du soin de sa propre conservation249. Or priver l’homme de sa liberté revient à le priver

du meilleur moyen de se conserver. Aucun bien, en ce sens, ne saurait compenser la perte de la

liberté; comme la vie, elle est inaliénable250.

Mais la liberté n’est pas seulement inaliénable parce qu’elle représente la meilleure garantie de la

préservation de la vie. Le second argument de Rousseau table sur l’analyse anthropologique

déployée dans la première partie du Discours sur l’inégalité, et montre que l’inaliénabilité de la

liberté vient de ce qu’elle s’avère étroitement unie à la nature même de l’homme; elle est ce par

quoi un homme est un homme. Par le fait même, on ne saurait s’en départir par contrat de la

façon dont on transfère un bien ou une chose à un tiers. « [Le] droit de propriété n’étant que

de convention et d’institution humaine, tout homme peut à son gré disposer de ce qu’il

possède : mais il n’en est pas de même des dons essentiels de la Nature, tels que la vie et la

liberté, dont il est permis à chacun de jouir, et dont il est au moins douteux qu’on ait le droit de

se dépouiller : en s’ôtant l’une on dégrade son être; en s’ôtant l’autre on l’anéantit autant qu’il

247 Ibid., pp. 182-183. 248 L’argument sera repris dans le Contrat social (p. 356) : « C’est une convention vaine, absurde, impossible, de stipuler d’un côté une autorité absolue, et de l’autre une obéissance sans borne. N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a le droit de tout exiger? Et cette seule condition, incompatible avec toute autre, n’entraîne-t-elle pas nécessairement la nullité de l’acte ? » Voir aussi Manuscrit de Genève, p. 302. 249 Le droit naturel à la vie constitue aussi, en un sens, le devoir de la conserver. La nature donne à chacun le désir de se conserver et les moyens suffisants pour le faire ; d’un côté, en effet, elle incite l’homme à s’aimer et par le fait même à prendre plaisir à sa propre existence ; de l’autre, elle lui donne la faculté de juger des moyens permettant d’assurer celle-ci tout comme de la prolonger. Cf. Contrat social, p. 352 ; Émile, pp. 491-492. 250 Cf. Discours sur l’inégalité, p. 183 ; Contrat social, p. 356. C’est un argument que Rousseau emprunte à Locke. Voir J. Locke, Traité du gouvernement civil, pp. 160-161 (§23).

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est en soi251 ». Le pacte de soumission est donc « incompatible avec la nature de l’homme252 »;

renoncer à sa liberté, c’est renoncer « à sa qualité d’homme253 ».

Le problème à résoudre pour qui désire trouver le fondement juridique d’une société politique

pleinement légitime prend donc une forme bien précise. Si, d’une part, ce fondement consiste

essentiellement en une convention, qu’elle soit tacite ou explicite, et que, d’autre part, aucun

être humain ne saurait, par une convention, se dépouiller de sa liberté, il en résulte que ce

problème doit nécessairement s’énoncer de la manière suivante : « Trouver une forme

d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de

chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et

reste aussi libre qu’auparavant254 ». Il s’agit là précisément du problème auquel le pacte proposé

par Rousseau dans le Contrat social constitue une solution.

251 Discours sur l’inégalité, p. 184. 252 Contrat social, p. 356. 253 Idem. ; Discours sur l’inégalité, p. 184. 254 Contrat social, p. 360.

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Chapitre 3 : Remédier à l’écartèlement du fait et du droit

Première partie : Vers une « constitution de choses mieux entendue »

Le Discours sur l’inégalité nous offre le récit hypothétique, mais vraisemblable, d’un écartèlement

graduel du fait et du droit à travers l’histoire, et ce, à partir d’un point zéro où ils ne faisaient

qu’un, l’état de nature. C’est à travers ce récit que Rousseau cherche à retracer les origines du

mal et à identifier ses causes255. Selon notre hypothèse de départ, le Contrat social, quant à lui, ne

doit pas être considéré comme un ouvrage autosuffisant; ses grandes articulations doivent être

comprises comme les divers paramètres d’une solution au problème diagnostiqué dans le

Discours sur l’inégalité. C’est l’angle par lequel nous l’aborderons. Autrement dit, nous ne nous

donnons pas pour tâche, dans ce chapitre et le suivant, de faire un exposé complet de la

doctrine que contient le Contrat social256, mais plutôt de comprendre comment elle s’avère

susceptible de guérir « le vice interne de l’association générale257 », et de produire une

« réparation des maux que l’art commencé fit à la nature258 ».

I. Du Discours sur l’inégalité au Contrat social (1762)

Cette guérison ne s’effectuera pas, à proprement parler, en empruntant la voie d’un retour à

l’état de nature259. Dans la longue note IX du Discours sur l’inégalité, Rousseau, anticipant qu’on

lui prêterait cette intention, se défendait déjà de recommander l’anéantissement du « tien » et

du « mien » pour aller « vivre dans les forêts avec les ours260 ». Pour unir (ou réunir) la

condition de fait des hommes à la norme qui devrait la régler, Rousseau propose plutôt de tirer

« du mal même261 » le remède susceptible de le guérir; il faut soigner l’homme par la société.

Pour celui qui garde en tête que la philosophie rousseauiste se réduit à la proposition selon

laquelle la société corrompt l’homme, la cohérence de cette proposition risque de poser

problème, puisque cette vision simpliste comporte le défaut majeur de rendre inintelligibles les

255 Dans le Discours sur l’inégalité, Rousseau a, selon ses propres mots, suivi « la généalogie » des vices du cœur humain. Cf. Lettre à Christophe de Beaumont, p. 936. 256 Nous laisserons par exemple de côté l’important problème que pose le gouvernement dans la doctrine rousseauiste. 257 Fragments politiques, p. 479. 258 Idem. 259 Rousseau n’emprunte pas cette voie, du moins, dans le Contrat social. 260 Discours sur l’inégalité, p. 207. 261 Fragments politiques, p. 479. À ce sujet, voir J. Starobinski, Le remède dans le mal, p. 177.

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raisons qui amènent Rousseau à formuler les thèses majeures du Contrat social. On y voit en

effet défendue l’idée selon laquelle un don complet de l’individu à la société politique doit

rendre possible son bonheur et lui garantir l’exercice (sous une forme civile) des droits qui lui

sont dévolus par la nature. Paradoxalement, par une socialisation intégrale de son existence,

l’individu serait pour ainsi dire rendu à lui-même. Pour réellement comprendre comment on

peut passer d’un discours essentiellement critique sur le social à un discours le présentant

comme une planche de salut, passer de la doctrine du Discours sur l’inégalité à celle du Contrat

social, il s’avère nécessaire de recourir à une compréhension plus fine de la pensée rousseauiste.

On verra alors se dessiner entre les deux œuvres un lien de filiation direct.

Parce que Rousseau fait dériver toutes les passions de l’amour de soi, il est amené à attribuer

une importance cruciale à la façon dont s’agencent les relations entre les individus. La force de

la sensibilité « active et morale », écrit-il dans le deuxième dialogue de Rousseau juge de Jean-

Jacques, « est en raison des rapports que nous sentons entre nous et les autres êtres, et, selon la

nature de ces rapports elle agit tantôt positivement par attraction, tantôt négativement par

répulsion262 ». C’est la même intuition qui est exprimée dans l’un des Fragments politiques :

« L’état moral d’un peuple résulte moins de l’état absolu de ses membres que de leurs rapports

entre eux263 ». Le Discours sur l’inégalité constitue en quelque sorte l’illustration de cette idée : s’il

y a corruption de la bonté naturelle de l’homme au cours du temps, ce n’est pas tellement parce

que celui-ci perd sans retour une existence solitaire pour acquérir une existence sociale; c’est

plutôt parce qu’à travers l’histoire se substitue graduellement, au fil des révolutions, une

sociabilité basée sur le besoin à une sociabilité basée sur les passions aimantes264, et que du

rapprochement des hommes par le besoin résulte une division non moins forte entre eux,

fomentée par la naissance des passions irascibles et haineuses.

Le concept de « société » se scinde alors chez Rousseau en deux faces opposées : à côté de la

société effective, constituée de telle manière qu’elle corrompt ceux qui la composent, il existe,

en tant que virtualité, une société instituée de telle sorte qu’elle permette le déploiement du

262 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 805. 263 Fragments politiques, p. 311. 264 Tel qu’exposé précédemment, la force des liens sociaux noués par le besoin mutuel s’avère pour Rousseau inversement proportionnelle à celle des liens sociaux noués par les passions aimantes. « On ne peut resserrer un de ces liens que l’autre ne se relâche d’autant », lit-on dans la Préface au Narcisse (p. 968). Rousseau formule autrement cette idée dans le Discours sur l’inégalité (p. 202), lorsqu’il avance que la société « porte nécessairement les hommes à s’entre-haïr à proportion que leurs intérêts se croisent ».

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potentiel social de la nature humaine. C’est pourquoi Rousseau propose de remédier au vice de

notre condition sociale par l’instauration d’une « constitution de choses mieux entendues265 »,

c’est-à-dire par l’institution d’un agencement nouveau de nos relations, imaginé à partir d’une

connaissance approfondie de notre nature et des causes de sa corruption. C’est à ce

réarrangement des sociétés qu’il songe lorsque, dans les lignes inaugurales du Contrat social, il dit

vouloir exposer une « règle d’administration légitime et sûre », qui marie « ce que le droit

permet avec ce que l’intérêt prescrit, afin que justice et utilité ne se trouvent point divisées266 ».

Et comme Rousseau avait identifié, dans son Discours sur l’inégalité, la perte progressive de la

liberté première267 de l’homme comme responsable d’une corruption de sa bonté, il sera par

conséquent amené, dans son Contrat social, à faire de la réalisation d’un pacte réfléchi en

fonction de l’inaliénabilité de la liberté la pierre d’assise de sa solution.

À l’aide de ces considérations, nous sommes en mesure de comprendre les raisons profondes

derrière la solution politique avancée dans le Contrat social. Pour illustrer cette dernière,

adaptons une belle image de Tocqueville268, et comparons la société politique structurée par

l’inégalité à une longue chaine de dépendance, où, de haut en bas, chaque anneau se trouve lié

aux autres. La proposition de Rousseau consisterait alors, par une convention nouvelle, à

détacher chaque anneau de la chaine, et à les placer individuellement les uns à côté des autres

sans que ceux-ci ne se touchent. Ils seraient ainsi disposés les uns vis-à-vis des autres d’une

manière qui rappelle la configuration de l’état de nature – celle du « pur » état de nature, mais

aussi et peut-être surtout celle du début du « second » état de nature. Autrement dit, en

proposant l’institution d’un pacte par lequel « chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à

lui-même269 », Rousseau cherche à délier les hommes de leur dépendance mutuelle, et ainsi à

fonder leurs relations sociales sur la base d’un équivalent civil de leur indépendance naturelle. Or

en vertu de sa compréhension du cœur humain, il deviendrait alors possible de sceller leur

265 Fragments politiques, p. 479. 266 Contrat social, p. 351. 267 Nous avons montré que ce mot était susceptible de s’entendre selon plusieurs acceptions chez Rousseau. Ici, le mot « liberté » signifie surtout « indépendance ». Brahami écrit en ce sens : « La pensée proprement politique de Rousseau, sa doctrine des institutions, est (…) tout entière centrée autour d’un unique problème, celui des conditions dans lesquelles je puis vivre en société sans me rendre dépendant de personne ». Cf. Frédéric Brahami, La raison du peuple: un héritage de la Révolution française (1789-1848), Les Belles Lettres, coll. « Les Belles Lettres/essais », Paris, 2016, p. 156. 268 Cf. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, dans Œuvres complètes, t. II, édition publiée sous la direction d’André Jardin, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1992, pp. 613-614 (II, II, II). 269 Contrat social, p. 360.

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union par l’activité des passions aimantes. Il s’agit alors de mettre au point un type de société

civile reproduisant les traits capitaux du doux « commerce indépendant270 » de la société

familiale.

Mais pour la constitution d’un ordre politique analogue, mutatis mutandis, à l’ordre naturel, il

s’avère paradoxalement nécessaire de dénaturer l’homme davantage encore. C’est ici que

Rousseau, par le manque de rigueur dans l’emploi des termes clés de sa philosophie, peut

dérouter ses interprètes. Le chapitre du Contrat social dédié au législateur oppose ainsi l’homme

naturel et le citoyen : pour produire un ordre social conforme au droit politique, il faut, écrit-il,

parvenir à changer « la nature humaine », à « transformer chaque individu, qui par lui-même

est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en

quelque sorte sa vie et son être271 ». Le premier livre de l’Émile présente encore plus nettement

cette opposition :

L’homme naturel est tout pour lui : il est l’unité numérique, l’entier absolu qui n’a de rapport qu’à lui-même ou à son semblable. L’homme civil n’est qu’une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l’entier, qui est le corps social. Les bonnes institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l’homme, lui ôter son existence absolue pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l’unité commune; en sorte que chaque particulier ne se croit plus un, mais partie de l’unité, et ne soit plus sensible que dans le tout272.

Soulignons que s’il y a dans ces pages une opposition si marquée entre l’homme naturel et le

citoyen, c’est vraisemblablement parce que Rousseau songe à l’homme nu et solitaire de la

première partie du Discours sur l’inégalité. Or, comme nous l’avons vu, la nature de l’homme ne

se dévoile pas entièrement à l’état de nature. Si l’homme n’est pas originellement social, il est

en revanche « fait pour le devenir273 ». Le processus de « dénaturation » décrit ici par Rousseau

ne peut donc pas simplement être compris comme l’acquisition d’un mode d’existence

contraire à la nature.

L’idée, encore une fois, est plus complexe. Les institutions créées par un législateur adroit se

doivent certes de dénaturer l’homme, au sens où elles doivent l’éloigner radicalement de sa

nature originelle, mais elles doivent cependant le faire en suivant une voie ouverte par le

processus naturel de vieillissement de son espèce. Il s’agit, plus précisément, de tirer avantage

270 Discours sur l’inégalité, p. 171. 271 Contrat social, p. 381. 272 Émile, p. 249. 273 Ibid., p. 600 ; Lettres morales, p. 1109.

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de la perfectibilité de l’homme, et ce, en faisant émerger sa sociabilité de sa disposition

passionnelle (et naturelle) à se sentir exister dans ses semblables. Ainsi, la sociabilité du citoyen

se fonde bien en nature. Cependant, une éducation civique digne de ce nom se doit aussi de

conduire le potentiel social de la nature de l’homme à un tel achèvement que le souci que celui-

ci éprouve pour l’intérêt commun prime sur celui qu’il éprouve pour son intérêt particulier. On

doit bien qualifier d’artificielle cette inversion de « l’ordre naturel »274 des priorités dans l’âme

humaine, car elle n’est aucunement susceptible de se produire selon le cours normal des

choses. En d’autres mots, parce que l’amour de soi constitue la passion originaire de l’âme

humaine et le principe de toutes les autres, la disposition à faire passer l’intérêt général avant

l’intérêt particulier ne peut être que le produit d’un art politique raffiné dont l’éducation civique

s’avère la plus délicate et la plus haute partie.

C’est ainsi qu’indépendants les uns des autres, les citoyens du pacte social se révèleraient

pourtant « civils par leur nature et citoyens par leurs inclinations275 ». On ne peut qu’apprécier

le caractère esthétique de ce rapprochement de termes contraires dans la solution politique

rousseauiste ; très succinctement, il s’agit donc de dissoudre des relations sociales qui isolent et

divisent les hommes, et ce, par une déliaison individualiste permettant de réaliser dans sa

plénitude leur nature sociale.

II. Le règne de la loi

« La nature humaine ne rétrograde pas276 », lit-on dans le troisième dialogue de Rousseau juge de

Jean-Jacques. Or précisément parce qu’il s’agit de penser l’organisation d’une société politique en

accord avec la nature seconde de l’homme, et non de ramener celui-ci à sa nature première, on

ne peut agir sur ses désirs pour les rendre de nouveau équivalent à ses besoins physiques.

L’indépendance première de l’homme, à proprement parler, doit être considérée comme

perdue à jamais. Pour libérer les hommes civils de la dépendance qu’ils éprouvent envers leurs

semblables, il faut donc y substituer une autre dépendance, qui évite les effets néfastes de la

première. Car il y a deux sortes de dépendance, lit-on dans l’Émile :

Celle des choses qui est de la nature, celle des hommes qui est de la société. La dépendance des choses n’ayant aucune moralité ne nuit point à la liberté et n’engendre

274 Cf. Contrat social, p. 401. 275 Fragments politiques, p. 510. 276 Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 935.

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point de vices. La dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et c’est par elle que le maitre et l’esclave se dépravent mutuellement. S’il y a quelque moyen de remédier à ce mal dans la société c’est de substituer la loi à l’homme, et d’armer les volontés générales d’une force réelle supérieure à l’action de toute volonté particulière. Si les lois des nations pouvaient avoir comme celles de la nature une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne put vaincre, la dépendance des hommes redeviendrait celle des choses, on réunirait dans la république tous les avantages de l’état naturel à ceux de l’état civil, on joindrait à la liberté qui maintient l’homme exempt de vice la moralité qui l’élève à la vertu277.

La dépendance des hommes est « désordonnée ». Comme nous l’avons vu au chapitre

précédent, elle conduit par intérêt les uns à appliquer sur leurs semblables un pouvoir qui ne

les asservit pas moins qu’eux, et par lequel tous se dépravent. En revanche, la dépendance que

nous éprouvons envers la nature préserve la liberté et ne produit aucun vice, parce que les

limitations qu’elle nous impose possèdent un caractère impersonnel et fixe. Or il s’avère

possible de produire en société un pouvoir politique qui imite ces traits. Pour cela, il faut

« substituer la loi à l’homme », comme l’avance ce passage, ou plutôt « mettre la loi au-dessus

de l’homme278 ».

Comment comprendre cependant que Rousseau recommande de donner à la loi une autorité

surpassant celle de quiconque, alors même que dans certains passages cités au chapitre

précédent279, Rousseau la dénonçait comme l’instrument principal de l’oppression des pauvres

par les riches? Il convient de faire remarquer que s’esquisse dans ces lignes une compréhension

inédite de la nature et du rôle de la loi. La suggestion de hisser la loi « au-dessus de l’homme »

implique en fait la nécessité de redéfinir le terme de « loi ». En effet, c’est en fonction de

l’inégalité des conditions qu’on définissait la loi avant Rousseau, y compris parmi les

théoriciens du droit naturel. Aussi Rousseau reproche-t-il à ses prédécesseurs de mal raisonner

en établissant le droit par le fait. Selon Pufendorf, par exemple, une loi constitue la « volonté d’un

supérieur, par laquelle il impose à ceux qui dépendent de lui l’obligation d’agir d’une certaine manière qu’il leur

277 Émile, p. 311. 278 Lettre au marquis de Mirabeau, 26 juillet 1767, dans Jean-Jacques Rousseau, Lettres philosophiques, édition établie, présentée et annotée par Jean-François Perrin, Librairie Générale Française, coll. « Classiques », 2003, p. 358. Voir aussi Lettres écrites de la montagne, p. 811. 279 Contrat social, p. 367 ; Émile, p. 524.

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prescrit280 ». Insatisfait de la définition des jurisconsultes, Rousseau écrit que « la définition de la

loi est encore à faire281 ».

Dès le Discours sur l’économie politique, Rousseau semblait utiliser le terme « loi » selon une

acception nouvelle. Il évitait en effet déjà de la rapporter à la volonté d’un supérieur; la loi

représentait au contraire ce par quoi les hommes pouvaient instaurer une forme d’obéissance

qui dispense d’une personnification de l’autorité par un particulier : « Par quel art inconcevable

a-t-on pu trouver le moyen d’assujettir les hommes pour les rendre libres ? (…) Comment se

peut-il faire qu’ils obéissent et que personne ne commande, qu’ils servent et n’aient point de

maître ; d’autant plus libres en effet que sous une apparente sujétion, nul ne perd de sa liberté

que ce qui peut nuire à celle d’un autre ? Ces prodiges sont l’ouvrage de la loi282». La loi ne

relève donc nullement d’un commandement d’un homme à un autre ; en tant qu’ « organe

salutaire de la volonté de tous283 », elle permet au contraire de retirer aux particuliers le pouvoir

de contraindre leurs semblables à l’obéissance, et de placer chacun sous la dépendance d’un

souverain abstrait, le corps social lui-même, rétablissant ainsi « dans le droit l’égalité naturelle

entre les hommes284 ».

Bien qu’il ne contienne pas de définition rigoureuse de la loi, le Discours sur l’économie politique

l’anticipe, puisqu’on y retrouve l’exigence de sa double généralité : lorsqu’elle est conforme au

droit politique, c’est-à-dire lorsqu’elle est conforme à son essence, la loi est dictée par la

volonté générale, et s’applique sans distinction à tous les membres du corps social. C’est

précisément de cette façon que Rousseau la définit dans le Contrat social : « Mais quand tout le

peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même, et s’il se forme alors un rapport,

c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans

aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté

qui la statue. C’est cet acte que j’appelle une loi285 ». Une loi se définit comme un « acte

280 Pufendorf, Droit de la nature et des gens, liv. I, chap VI, § 4. Voir sur ce point Robert Derathé, Le rationalisme de Jean-Jacques Rousseau [1948], Slatkine reprints, Genève, 2011, p. 86. 281 Émile, p. 842. Voir aussi le Contrat social, p. 378. 282 Discours sur l’économie politique, p. 248 ; Manuscrit de Genève, p. 310. 283 Idem. 284 Idem. 285 Contrat social, p. 379.

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authentique de la volonté générale286 », et ce, parce que sa forme épouse parfaitement la sienne.

La volonté générale, en effet, constitue une volonté présente de manière « constante » chez

« tous les membres de l’État287 », et qui « oblige ou favorise également288 » chacun d’eux. Pour qu’une

volonté puisse être dite « générale », elle doit autrement dit l’être à la fois « dans son objet ainsi

que dans son essence », elle doit partir « de tous pour s’appliquer à tous289 ». Or la loi, à son

tour, réunit « l’universalité de la volonté et celle de l’objet290 »; en tant que « convention du

corps avec chacun de ses membres291 », elle émane du corps social dans son ensemble pour

embrasser ensuite l’ensemble du corps social. Accepter de se soumettre à la volonté générale

du corps social ne signifie donc rien d’autre que d’accepter de se soumettre, stricto sensu, à ses

lois.

III. Des principes « fondés sur la raison » et « dérivés de la nature des choses »

En désignant par le mot « loi » une déclaration de la volonté générale, Rousseau peut écrire

sans contradiction qu’à proprement parler, « très peu de nations ont des lois292 », tandis que

partout règne sous ce nom « l’intérêt particulier et les passions des hommes293 ». Ce n’est donc

pas l’observation de ce que le mot « loi » désigne en fait et la plupart du temps qui permet à

Rousseau d’en formuler une acception nouvelle. C’est à partir de sa connaissance de principes

de droit « fondés sur la raison » et « dérivés de la nature des choses294 » que Rousseau veut juger

de ce qui en fait l’essence.

Parce qu’il constitue le moyen de protéger l’intérêt supérieur de chaque citoyen, l’institution

d’un règne de la loi s’avèrerait en effet fondée en raison. Hisser l’autorité de la loi au-dessus de

celle de quiconque permettrait d’abord de garantir chaque citoyen « de toute dépendance

personnelle295 », et le protègerait par là de l’arbitraire et de l’inconstance qui caractérise tout

pouvoir exercé par une volonté particulière. La dissolution de l’autorité des uns sur les autres

286 Ibid., pp. 374 et 425. Voir encore la définition que Rousseau en donne dans les Lettres écrites de la montagne (pp. 807-808) : « Qu’est-ce qu’une loi ? Une déclaration publique et solennelle de la volonté générale sur un objet d’intérêt commun ». 287 Contrat social, p. 440 (nous soulignons). 288 Ibid., p. 374 (nous soulignons). 289 Ibid., p. 373. 290 Ibid., p. 379. 291 Ibid., pp. 374-375. 292 Ibid., p. 430. 293 Émile, p. 857. 294 Contrat social, p. 358. 295 Ibid., p. 364. Voir aussi p. 361.

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doterait en ce sens chacun d’une forme de liberté négative, c’est-à-dire d’une liberté qui

« consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui296 ». À cette liberté

négative s’en ajouterait une autre, positive : « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite297 ». Cette

dernière soustrairait cette fois chacun de la prise de tout pouvoir arbitraire exercé au moyen

des forces de l’État, et ce, en raison de la forme même de la loi. Lorsque les citoyens sont

réunis en corps et forment le souverain, ils ne sauraient en effet « offenser un de ses membres

sans attaquer le corps; encore moins offenser le corps sans que les membres s’en

ressentent298 ». Autrement dit, parce que la loi constitue une « convention du corps avec chacun

de ses membres299 », elle ne saurait léser un citoyen sans les léser tous, et il est selon Rousseau

tout à fait impossible que le corps social « veuille nuire à tous ses membres300 ».

Modelé par la loi, l’ordre civil remédierait ainsi à un problème constitutif de l’état de nature sur

son déclin : certes les hommes y jouissent de droits naturels (les droits à la vie et à la liberté),

mais cette jouissance y demeure plus qu’incertaine, car elle a pour borne « les forces de

l’individu301 ». Lorsque la loi de nature tempère l’ardeur de chacun pour son propre bien-être, la

liberté naturelle consiste simplement dans le pouvoir d’assurer soi-même, paisiblement et sans

entrave sa propre conservation. Mais quand la voix de la nature est étouffée dans les cœurs, et

que l’amour de soi dégénère en amour-propre, chacun tend cependant à s’accorder un « droit

illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre302 », et ainsi la quête de préserver sa vie tout

comme le pouvoir de le faire entrent tous deux en contradiction avec eux-mêmes. La loi civile

a en ce sens pour but de venir pallier l’impuissance de la loi naturelle, et ce, en aménageant

l’espace social de telle manière qu’il permette l’existence et le respect de droits civils

« fondés303 » sur ceux de la nature. Cela ne signifie pas précisément que le pacte social légitime

enjoigne aux contractants de respecter mutuellement leurs droits naturels, mais plutôt qu’il

296 Lettres écrites de la montagne, p. 841. On a peut-être trop peu insisté sur l’importance considérable de cette forme de liberté chez Rousseau, qui lui était très chère. Nous lisons à ce sujet dans Les Rêveries du promeneur solitaire (p. 1059) que la véritable liberté consistait pour l’homme « à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas ». Et il complète : « voilà celle que j’ai toujours réclamée, souvent conservée, et par [laquelle] j’ai été le plus en scandale à mes contemporains ». 297 Contrat social, p. 365. 298 Ibid., p. 363. 299 Ibid., p. 374. 300 Ibid., p. 363. 301 Ibid., p. 365. 302 Ibid., p. 364. Voir aussi les Lettres écrites de la montagne (p. 842) : « dans l’état même de nature, chaque homme n’est libre qu’à la faveur de la loi naturelle, qui commande à tous ». 303 Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, p. 608.

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permette à ces droits d’exister sous une forme nouvelle, car il fait en sorte que les droits de

chacun soient intégralement déterminés par la volonté générale304. Nous devrons revenir sur ce

point absolument capital du Contrat social.

On commence à comprendre comment le projet de hisser la loi au-dessus de l’homme s’avère

non seulement rationnel, mais encore dérivé « de la nature des choses305 ». Délivrés de toute

dépendance personnelle, jouissant de droits civils fondés sur ceux de la nature, et placés

également sous le règne de lois possédant un caractère impersonnel et relativement fixe, les

hommes civils jouissent d’une condition certes différente, mais se comparant effectivement à

leur condition naturelle, comme l’avait fort justement aperçu Durkheim306. Les principes du

droit politique réunissent de cette manière, écrit Rousseau dans l’Émile, « tous les avantages de

l’état naturel à ceux de l’état civil », et on joint « à la liberté qui maintient l’homme exempt de

vice la moralité qui l’élève à la vertu307 ».

Cependant, ce tableau brillant s’assombrit lorsqu’on constate que la solution politique

rousseauiste au problème minant l’ordre social comporte certaines tensions théoriques

notables. Pointons l’une d’entre elles, immédiatement visible pour nous : tel que mentionné

dans un extrait de l’Émile cité plus haut308, le projet de mettre la loi au-dessus de l’homme ne

peut vraiment réussir que si les lois s’inscrivent dans la durée, parce qu’alors elles finissent par

informer les habitudes, puis les mœurs, si bien qu’à la longue s’efface et devient presque

insensible le pouvoir humain qui les fait respecter. En d’autres mots, la dépendance que les

citoyens éprouvent à l’égard de la loi ne sera similaire à celle des choses que si, à travers le

temps, les lois imprègnent leur être même, de manière à ce qu’ils leur obéissent spontanément,

naturellement et sans aucune vexation. Or parce qu’elles sont dictées par la volonté générale,

les lois se révèlent, de droit, impermanentes. En effet, le souverain, en déclarant sa volonté, est

libre de toute loi antérieure, et ce, parce que nul n’est tenu aux engagements qu’il a pris envers

lui-même, si bien « qu’un peuple est toujours libre de changer ses lois, même les meilleures309 »;

« chaque acte de souveraineté, ainsi que chaque instant de sa durée, est absolu, indépendant de

304 Le pacte social, en effet, sert « dans l’État de base à tous les droits » (Contrat social, p. 365). Nous donnons la formulation de ce pacte dans la section suivante. 305 Ibid., p. 358. 306 Cf. É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, p. 63 et p. 99. 307 Émile, p. 311. 308 Cf. idem. 309 Contrat social, p. 394. Voir aussi p. 362.

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celui qui précède; et jamais le souverain n’agit parce qu’il a voulu, mais parce qu’il veut310 ». La

durée des lois est alors suspendue au consentement toujours renouvelé du corps des citoyens à

ce que celles-ci continuent d’exister. La volonté générale « qui doit diriger l’État n’est pas celle

d’un temps passé, mais celle du moment présent (…). [C]’est toujours en vertu d’un

consentement présent et tacite que l’acte antérieur peut continuer d’avoir son effet311 ». Ce

consentement « présent et tacite » se tire dans la pratique du fait que le corps social évite

d’abroger ou de modifier ses lois, alors qu’il possède pourtant le pouvoir de le faire312. Ainsi, la

flexibilité et l’impermanence essentielles des lois, conséquences des principes du droit

politique, entrent directement en tension avec l’une des principales conditions de réussite du

projet de hisser leur autorité au-dessus de celle de l’homme : qu’elles traversent le temps

identiques à elles-mêmes. Il est frappant de constater que les institutions imaginées par

Rousseau mettraient même en évidence la fragilité des lois les plus fondamentales de l’État,

celles qu’on appellerait aujourd’hui les lois constitutionnelles, et ce, parce qu’elles comprennent

la tenue d’assemblées périodiques commençant obligatoirement par cette question : « s’il plaît

au Souverain de conserver la présente forme de Gouvernement313 ».

Deuxième partie : L’esprit du droit politique et les conditions de sa réalisation pratique

Ce n’est pas la seule tension au sein du Contrat social. La plupart d’entre elles ne peuvent

cependant apparaître avec clarté que si nous déplaçons l’objet de notre examen, et remontons à

un niveau plus fondamental : de l’étude des lois, nous passerons donc à celle du consentement

à leur obéir, le pacte social. Nous serons ainsi en mesure de constater que le cœur même de la

doctrine du Contrat social est traversé par une double polarité qui trouve écho dans la manière

dont sont présentés les grands concepts de l’œuvre. Nous serons à même de montrer que ce

caractère double génère une difficulté d’ordre pratique : l’esprit du droit politique s’accorde

difficilement avec les conditions de son application au réel.

I. La double polarité du pacte social

Pour déduire les termes du pacte, Rousseau procède à un exercice de pensée : « Je suppose,

écrit-il, les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans

310 Fragments politiques, p. 485. 311 Manuscrit de Genève, p. 296. 312 Cf. Contrat social, p. 424. 313 Ibid., p. 436.

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l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut

employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le

genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être314 ». Il s’agit donc de revenir, par

imagination, au moment de l’instauration de la société politique, et ce, pour comprendre

comment les hommes auraient pu s’y engager de manière à « former par agrégation une somme

de forces qui puisse l’emporter sur la résistance315 », sans toutefois risquer d’y perdre les

premiers instruments de leur conservation. Le problème s’énonce par conséquent comme suit :

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la

personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse

pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant316 ».

Ainsi compris, le problème indique les fins de la société politique. Or il fait simultanément de

cette dernière, en quelque sorte, un « moyen pour l’individu317 », car elle représente alors ce par

quoi celui-ci conserve à la fois sa vie et sa qualité d’homme, c’est-à-dire sa liberté. Le corps

social engendré par le pacte légitime, selon cette perspective, trouve sa raison d’être dans

l’individu. Cependant, il faut bien voir que le statut accordé au corps social déborde infiniment,

dans l’ouvrage, celui de simple moyen, car le pacte représente simultanément l’acte primordial

« par lequel un peuple est un peuple318 ». Autrement dit, le pacte social ne dispose pas

seulement le corps social de telle sorte qu’il agisse en conformité avec ses raisons d’être; il

représente aussi l’acte par lequel celui-ci obtient son être propre.

Dès le début de l’œuvre, on voit donc poindre les deux pôles fondamentaux autour desquels

elle s’organise entièrement : l’individu et le corps social, ou, comme l’écrit Gauchet de manière

plus précise, le « sujet de droit individuel » et le « sujet politique collectif319 ». La doctrine du

Contrat social semble tellement déterminée par cette double polarité qu’on peut à bon droit se

demander si elle demeure compatible avec l’existence de médiations pourtant nécessaires entre

314 Ibid., p. 360. 315 Idem. 316 Idem. Remarquons que le corps social aura notamment pour fonction de protéger la propriété, et ce, même si elle ne constitue nullement un droit naturel. Nous consacrons un développement à son sujet un peu plus bas. 317 Jean-Hugues Déchaux, « Rousseau et la médiation symbolique entre les hommes : contribution à un individualisme structurel », dans Sociologie 1, no 2 (2010), p. 275. 318 Contrat social, p. 359. 319 Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, t. I: La révolution moderne, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, 2007, p. 104.

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l’individu et le corps social souverain320. Le pacte social lui-même n’en admet aucune ; il n’est

qu’affaire d’engagement entre l’individu et le tout dans lequel il s’intègre : « Chacun de nous met en

commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons en

corps chaque membre comme partie indivisible du tout321 ». Aussitôt posée, cette présence conjointe de

l’individu et du souverain génère cependant elle-même une difficulté théorique. En effet, les

clauses du pacte social, nous indique Rousseau, peuvent se résumer par « l’aliénation totale de

chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté322 ». Or ce que résume ce processus

d’aliénation, ce sont justement les clauses d’un pacte réfléchi en fonction de l’inaliénabilité de

certains droits naturellement attachés à l’homme.

Il faut chercher la cause de cette difficulté dans les prémisses mêmes qui permettent à

Rousseau de donner naissance aux figures du sujet de droit individuel et du sujet politique

collectif. Si la tension théorique n’apparaît pas (et ne pouvait apparaître) chez les grands

représentants de l’école du droit naturel avant Rousseau, c’est que « l’idée d’un droit inaliénable

leur est complètement étrangère323 ». Certes pour Grotius, Pufendorf, Barbeyrac, Burlamaqui

ou encore Jurieu, les individus comme les peuples détiennent originairement le pouvoir de se

gouverner eux-mêmes. Mais, à leurs yeux, de même qu’un individu peut, par contrat, aliéner sa

liberté à un tiers, de même un peuple peut, par son consentement, transférer sa souveraineté à

un individu324. Le problème se pose différemment pour Rousseau, quoique l’analogie entre

l’individu et le peuple demeure entière : de même qu’un individu ne peut se dépouiller

volontairement de son indépendance sans enfreindre le droit naturel, de même le peuple ne

peut aliéner sa souveraineté sans enfreindre le contrat social. L’état de nature montrait que la

liberté était en quelque sorte consubstantielle à l’homme, raison pour laquelle il ne pouvait s’en

dépouiller sans « dégrader son être325 », sans « renoncer à sa qualité d’homme326 ». Or il en est

320 Rousseau présente en effet toute médiation entre l’individu et le corps social souverain comme problématique. Ainsi en est-il des sociétés partielles et des députés, dont l’existence même risque de corrompre l’expression de la volonté générale lors du vote (Contrat social, pp. 371-372, 428-431). Ainsi en est-il également du gouvernement, intermédiaire nécessaire entre le corps social, considéré comme souverain, et chacun de ses membres, considérés comme ses sujets. Tous les gouvernements tendent en effet à la longue à usurper la souveraineté du corps social, et ainsi à rapprocher ce dernier de sa mort (ibid., pp. 421-425). Rousseau s’étend longuement sur les mesures nécessaires pour supprimer ou amoindrir les difficultés que posent de tels intermédiaires entre le tout et ses parties. 321 Ibid., p. 361. 322 Ibid., p. 360. 323 R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, p. 257 324 Ibid., pp. 268-269. 325 Discours sur l’inégalité, p. 184.

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du peuple comme de l’individu : en abandonnant sa souveraineté, il « se dissout par cet acte, il

perd sa qualité de peuple327 ». Une agrégation d’individus ne se fait peuple, à proprement parler,

que par l’acte continué par lequel elle se donne la liberté politique, c’est-à-dire par le

consentement unanime et toujours recommencé de ses membres à obéir à leur volonté

générale328. La souveraineté se révèle ainsi consubstantielle au peuple.

La tension théorique qui nous préoccupe trouve justement ici son origine, puisque, comme

Hobbes329, Rousseau pense que la souveraineté consiste essentiellement dans l’exercice d’un

pouvoir absolu. « Il est de l’essence de la puissance souveraine de ne pouvoir être limitée : elle

peut tout, ou elle n’est rien330 ». On peut dire « absolu » le pouvoir du souverain parce qu’il ne

doit connaitre aucune limite constitutionnelle. Parce que les lois du corps social sont celles de

la volonté actuelle du souverain, et non celles de ses volontés passées, « il n’y a ni ne peut y avoir

nulle espèce de loi fondamentale pour le corps du peuple331 ». Les contractants gardent ainsi en

tout temps le pouvoir de déterminer et de réviser les conditions de leur association, si bien que

« demander jusqu’où s’étendent les droits respectifs du souverain et des citoyens, c’est

demander jusqu’à quel point ceux-ci peuvent s’engager avec eux-mêmes, chacun envers tous et

tous envers chacun d’eux332 ». Or le corps social ne saurait disposer légitimement d’un tel

pouvoir sur tous ses membres que si ceux-ci acceptent de lui aliéner sans réserve leurs droits

naturels.

D’un côté, par conséquent, l’individu se définit en fonction de droits inaliénables qui

prescrivent ses fins à la société politique et déterminent la formulation du pacte social. D’un

autre côté, pourtant, s’élève un corps social souverain conforme à la nature du pacte, et produit

pour cette raison même à partir de l’aliénation des droits de chacun. Il s’agit d’une totalité et plus

grande que la somme de ses parties, un « corps moral et collectif333 » qui a son « moi commun,

sa vie et sa volonté334 » et qui, bien que le fruit de la réunion délibérée d’individus, les

surplombe, les place sous sa dépendance et les ordonne « de la manière la plus convenable au

326 Contrat social, p. 356. 327 Ibid., p. 369. 328 L’essence du corps politique réside en cela « dans l’accord de l’obéissance et de la liberté » (ibid., p. 427). 329 Voir à ce sujet le chapitre 18 du Léviathan (pp. 290-306), consacré aux droits des souverains. 330 Lettres écrites de la montagne, p. 826. Voir aussi Contrat social, p. 372. 331 Contrat social, p. 362 332 Ibid., p. 375. 333 Ibid., p. 361. 334 Idem.

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tout335 ». La cohabitation du sujet de droit individuel et du sujet politique collectif s’avère donc

difficile, car ces figures se révèlent à la fois complémentaires et antithétiques. Si en définitive

Rousseau échappe à la contradiction, c’est parce que, d’une part, chaque citoyen pouvant être

considéré à la fois comme « membre du souverain envers les particuliers » et comme « membre

de l’État envers le souverain336 », il récupère comme pouvoir sur l’ensemble les droits qu’il

cède à l’ensemble ; il reprend d’une main ce qu’il donne de l’autre. C’est d’autre part parce que,

« tout absolu, tout sacré, tout inviolable » que soit le pouvoir souverain, il « ne passe ni ne peut

passer les bornes des conventions générales337 », de sorte que, déterminés intégralement par la

volonté générale, les droits des citoyens ne peuvent pas ne pas traduire sous une forme civile

les droits naturels de l’homme.

Ce point mérite attention, car nous ne songerions pas de nos jours à utiliser ensemble les

qualificatifs « absolu » et « borné » pour décrire le pouvoir souverain. Cela était cependant

monnaie courante dans les pensées politiques qui circulaient au XVIIIe siècle338. Selon les

principes rousseauistes du droit politique, le pouvoir du souverain est borné par la forme

doublement générale de la loi, mais il est absolu parce qu’à l’intérieur des paramètres que lui

impose cette forme, il peut tout, ne connait aucune limite. Par là se conçoit un processus

légitime de détermination des droits des contractants : ceux-ci doivent émerger de leur pouvoir

de décider eux-mêmes des conditions de leur association, c’est-à-dire, en un sens, de leur

liberté339. Mais comme ce pouvoir agit par l’intermédiaire de la loi, il ne saurait se prononcer

que sur des objets généraux, de même que s’appliquer sans distinction à tous les membres du

corps social.

Le pacte social engendre ainsi nécessairement une stricte égalité de droit, et met par le fait

même en place de fortes garanties à l’intégrité de chacun. Dans le régime conforme au droit

politique, en effet, chacun « se soumet nécessairement aux conditions qu’il impose aux autres

(…). [Le] pacte social établit entre les citoyens une telle égalité qu’ils s’engagent tous sous les

mêmes conditions, et doivent jouir tous des mêmes droits340». En respectant l’exigence de

335 Ibid., p. 372 ; Sur cette difficile conciliation de deux figures contraires, voir notamment É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, p. 70; J.-H. Déchaux, « Rousseau et la médiation symbolique entre les hommes », p. 275. 336 Contrat social, p. 362. 337 Ibid., p. 375. 338 Cf. R. Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, pp. 339-340) 339 Voir sur ce point Contrat social, p. 375. 340 Ibid., p. 374. Voir aussi p. 362.

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réciprocité des droits que génère la forme des lois, les citoyens limitent pour ainsi dire

librement leur liberté, de manière à ce qu’elle ne s’entrave pas elle-même : « Dans la liberté

commune nul n’a le droit de faire ce que la liberté d’un autre lui interdit, et la vraie liberté n’est

jamais destructive d’elle-même341 »; « nul ne perd de sa liberté que ce qui peut nuire à celle d’un

autre342 ». Selon Rousseau, il résulterait de ce processus de détermination des droits par la

volonté générale une condition réellement préférable à celle qui précède l’institution du corps

social. Une fois retranché de la liberté de l’individu le pouvoir d’entrer en contradiction avec

elle-même, cette dernière se retrouve consolidée, si bien qu’elle devient en quelque sorte plus

grande que ce qu’elle était auparavant : elle prend la forme de la liberté civile et politique. On

permet par le fait même le respect du droit de chacun à la vie, protégé désormais non pas

simplement par leurs forces individuelles, mais par celles du corps social entier. Ainsi, bien

qu’ils changent complètement d’aspect, les droits naturels se prolongent dans les droits civils.

II. L’oscillation au sein des concepts d’intérêt et de volonté

C’est en ce sens dans sa volonté de tenir ensemble les deux bouts de la chaine, de poser

conjointement les figures du sujet de droit individuel et du sujet politique collectif, que se

révèle le mieux la spécificité de la pensée politique de Rousseau. Celui-ci, en effet, ne tranche

pas franchement en faveur de l’une de ces figures au détriment de l’autre. Les sections

précédentes le montraient déjà; on pouvait en effet y constater que Rousseau ne souhaitait pas

davantage dépouiller l’individu de ses droits pour l’exposer à la toute-puissance du corps social

que réduire le rôle de ce dernier à l’aménagement du terrain propice à la réalisation des fins

égoïstes de ceux qui le composent. C’est pourquoi la relation entre le corps social et l’individu

ne saurait être bien comprise que si l’on garde en tête qu’elle s’avère essentiellement bilatérale.

341 Lettres écrites de la montagne, p. 842. 342 Discours sur l’économie politique, p. 248 ; Manuscrit de Genève, p. 310. On a souvent comparé ce processus à l’impératif catégorique kantien, et aux trois manières de le représenter. Selon la thèse classique de Delbos, par exemple, Kant a voulu soutenir dans l’ordre moral ce que Rousseau avait soutenu dans l’ordre politique. Le rapprochement a cependant ses limites : comme nous le verrons, la volonté générale constitue pour Rousseau une certaine disposition de l’amour de soi. Or sur ce point, Kant se distingue tout à fait de Rousseau. Il écrit en effet : « ce qui est dérivé de la disposition naturelle propre de l’humanité, ce qui est dérivé de certains sentiments et de certains penchants, et même, si c’est possible, d’une direction particulière qui serait propre à la raison humaine et ne devrait pas nécessairement valoir pour la volonté de tout être raisonnable, tout cela peut bien nous fournir une maxime à notre usage, mais non une loi, un principe subjectif selon lequel nous pouvons agir par penchant et inclination, non un principe objectif d’après lequel nous aurions l’ordre d’agir, alors même que tous nos penchants, nos inclinations et les dispositions de notre nature y seraient contraires ». Cf. Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le livre de poche/Classiques de la philosophie », 1993, p. 100.

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Pour que commence et s’étende dans la durée l’existence du corps social, l’individu doit donc

certes, d’un côté, consentir à se donner « tout entier343 ». Mais, d’un autre côté, ce don ne

saurait être légitime s’il est fait « gratuitement344 », raison pour laquelle le souverain doit lui

rendre « l’équivalent de tout ce qu’[il] perd, et plus de force pour conserver ce qu’[il] a345 ». Or

cette double polarité génère une tension doctrinale tout à fait frappante entre les dimensions

du général et du particulier, entre les dimensions du tout et de ses parties, et cette tension

semble traverser les grands concepts à l’aide desquels Rousseau tisse sa philosophie politique.

Il y aura en ce sens une oscillation dans la présentation de ses idées. Tantôt il insiste sur le

caractère distinct de ces figures, et en fait pour cela deux réalités irréductibles l’une à l’autre ;

tantôt il insiste au contraire sur leur unité dernière, et tend pour cela à réduire l’une à l’autre.

Nous examinerons cette oscillation au sein des concepts d’intérêt et de volonté. Commençons

par le concept d’intérêt. Traversé par la double polarité caractéristique de l’œuvre, celui-ci

reçoit deux visages principaux : l’intérêt général et l’intérêt individuel346. D’un côté, en effet, le

droit politique formule l’impératif que les forces de l’État ne soient pas accaparées au profit du

petit nombre347, et servent plutôt le bien du corps social dans son entièreté. Mais, d’un autre

côté, le souci de l’intérêt individuel, que Rousseau pointait comme corrosif des sociétés

humaines dans le Discours sur l’inégalité348, retrouve sa pleine légitimité, car la protection de

l’intérêt de chaque contractant est une condition sine qua non de la légitimité des institutions

politiques349. Là réside l’une des raisons pour laquelle les termes du pacte social imaginé par

Rousseau évitent de désigner comme souverain un particulier : ses décisions, tôt ou tard,

tendraient nécessairement à favoriser son intérêt exclusif. Pour que les forces de l’État soient

dirigées conformément au droit politique, il faut plutôt donner expression politique à une

343 Ibid., p. 360. 344 « Dire qu’un homme se donne gratuitement, c’est dire une chose absurde et inconvenable ; un tel acte est illégitime et nul, par cela seul que celui qui le fait n’est pas dans son bon sens. Dire la même chose de tout un peuple, c’est supposer un peuple de fous, et la folie ne fait pas droit » (ibid., p. 356). 345 Ibid., p. 361. 346 Mais, pourrait-on répondre, n’y a-t-il pas un troisième terme, l’intérêt de corps, situé entre l’intérêt général et l’intérêt particulier ? Cette objection se bute cependant au fait que Rousseau présente l’intérêt de corps comme un intérêt général par rapport à ses membres, en particulier par rapport au plus grand tout dans lequel il s’intègre. On peut autrement dit réduire l’intérêt de corps aux deux autres, de sorte que ceux-ci restent en définitive les deux grands visages que prend le concept d’intérêt. La même remarque s’applique pour le concept de volonté. 347 Cf. Manuscrit de Genève, p. 295 et p. 305. 348 Voir en particulier les pages 202 et 203 du Discours sur l’inégalité. 349 Pour une étude détaillée de la protection que l’État doit à chacun de ses membres, jusqu’aux plus humbles, voir Ryan Patrick Hanley, « Political Economy and Individual Liberty », dans E. Grace et C. Kelly (éd.), The challenge of Rousseau, pp. 34-56.

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volonté qui tend à « la conservation et au bien-être du tout et de chaque partie350 », c’est-à-dire à la

volonté générale.

Le Discours sur l’économie politique contient en ce sens de très éloquents passages sur la solidarité

nécessaire de ces intérêts dans le régime conforme au droit politique : « La sûreté particulière

est tellement liée avec la confédération publique, que sans les égards que l’on doit à la faiblesse

humaine, cette convention [le pacte social] serait dissoute par le droit, s’il périssait dans l’État

un seul citoyen qu’on eût pu secourir ; si l’on en retenait à tort un seul en prison, et s’il se

perdait un seul procès avec une injustice évidente (…). [Le] salut d’un citoyen est-il moins la

cause commune que celui de tout l’État351 ? ». Dans le même ordre d’idée, on lit dans un

fragment cet avertissement : « n’allez pas vous imaginer que l’État puisse être heureux quand

tous ses membres pâtissent. Cet être moral que vous appelez bonheur public est en lui-même

une chimère ; si le sentiment du bien-être n’est chez personne, il n’est rien, et la famille n’est

point florissante quand les enfants ne prospèrent pas352 ». La grande tâche du « vrai politique »

consiste en cela à faire en sorte qu’il n’y ait pas de contradiction entre le bien public et celui de

chaque particulier353. Pour cette raison, les termes du pacte présenté dans le Contrat social sont

réfléchis pour qu’on ne puisse « travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi354 ».

L’exigence de poursuivre l’intérêt public se conjugue donc à celle de protéger l’intérêt

individuel, et les deux visages pris par le concept d’intérêt se présentent en cela comme

solidaires, comme devant exister simultanément. Pourtant, en nous penchant sur ce que

Rousseau entend exactement par « intérêt public », le tableau se complexifie. En effet, celui-ci

ne semble pas constituer un intérêt réellement distinct de celui de chaque particulier ; il paraît

plutôt représenter le point de convergence des différents intérêts individuels. Évoquons là-

dessus une remarque cruciale de Durkheim :

On conçoit parfois l’intérêt collectif comme l’intérêt propre du corps social. On considère alors ce dernier comme une personnalité d’un genre nouveau, ayant des besoins spéciaux et hétérogènes à ceux que peuvent ressentir les individus. Sans doute, même en ce sens, ce qui est utile ou nécessaire à la société intéresse les particuliers parce qu’ils sentent le contrecoup des états sociaux. Mais cet intérêt n’est que médiat. L’utilité collective a quelque chose de spécifique ; elle ne se détermine pas en fonction de l’individu, envisagé

350 Discours sur l’économie politique, p. 245. Les italiques ne sont pas dans le texte original. 351 Ibid., p. 256. 352 Fragments politiques, p. 510. 353 Lettre à Christophe de Beaumont, p. 937. Voir aussi Discours sur l’inégalité, p. 112. 354 Contrat social, p. 373.

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sous tel ou tel aspect, mais en fonction de l’être social considéré dans son unité organique. Telle n’est pas la conception qu’en a Rousseau. Pour lui, ce qui est utile à tous, c’est ce qui est utile à chacun355.

Autrement dit, le corps social n’a pas d’intérêt propre et hétérogène par rapport à celui des

individus ; son intérêt se confond avec l’intérêt commun des contractants, avec celui qu’ils

partagent. En ce sens, l’intérêt du corps social constitue toujours une fraction de l’intérêt

individuel356. Cela apparaît clairement à la lecture de ce passage : « si l’opposition des intérêts

particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts

qui l’a rendu possible. C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le

lien social, et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle

société ne saurait exister357 ». L’intérêt public, en résumé, se réduit pour Rousseau à l’intérêt

commun, et l’intérêt commun représente toujours seulement une fraction de l’intérêt

individuel. En ce sens, l’intérêt public s’explique à partir de l’intérêt individuel.

Ces considérations ont des conséquences sur le concept de volonté. Celui-ci se présente

d’abord lui aussi selon deux figures distinctes, qui cette fois s’opposent résolument. On voit

ainsi s’élever une volonté générale associée à la volonté du corps social entier358, et dotée de

caractéristiques pour ainsi dire célestes : souveraine reconnue de tous, soit tacitement, soit

explicitement359 ; moralement infaillible, déterminant le juste et l’injuste360 ; inaliénable, une et

indivisible361 ; désincarnée et impersonnelle, impossible à représenter362 ; finalement

indestructible, inaltérable et pure363. Parfois comparée à la voix même de Dieu364, la volonté

générale renvoie ainsi constamment son corrélat, la volonté particulière, à sa nécessaire

imperfection. « En effet, il n’est pas impossible qu’une volonté particulière s’accorde sur

quelque point avec la volonté générale ; il est impossible au moins que cet accord soit durable

et constant ; car la volonté particulière tend par sa nature aux préférences, et la volonté

355 É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, p. 73. 356 Cette façon de concevoir l’intérêt général chez Rousseau reçoit aussi l’aval de Melzer. Cf. A.M. Melzer, La bonté naturelle de l’homme, p. 277. 357 Contrat social, p. 368 ; Manuscrit de Genève, p. 295. 358 Cf. Contrat social, p. 361. 359 Ibid., p. 360 ; Discours sur l’économie politique, pp. 246-247. 360 Contrat social, p. 371 ; Discours sur l’économie politique, p. 245. 361 Ibid., pp. 368-369. 362 Ibid., p. 429. 363 Ibid., p. 438. 364 Cf. Discours sur l’économie politique, p. 246.

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générale à l’égalité365 ». Alors même que les principes du droit politique formulent l’impératif

d’effacer la contradiction entre l’intérêt public et l’intérêt individuel, ceux-ci ne peuvent

manquer d’entrer en conflit dans l’intériorité même de l’individu. En effet, les points par

lesquels son intérêt converge avec celui de tous ne manquent pas de lui paraître infiniment

moins nombreux que ceux par lesquels ils divergent366, raison pour laquelle sa volonté tend

ordinairement et naturellement vers la réalisation de son bien exclusif.

Mais cette façon de concevoir la volonté générale et de l’opposer ainsi à la volonté de l’individu

s’accorde en définitive assez mal avec le système de Rousseau, dont l’une des caractéristiques

les plus frappantes s’avère de faire dériver en général le supérieur de l’inférieur, et le complexe

du simple367. Tout comme la conscience, l’« instinct divin368 » parlant au cœur de l’homme, la

volonté générale ne semble pas constituer une réalité céleste surajoutée à la nature, mais plutôt

émerger de la combinaison de dispositions naturelles au cœur humain. Plutôt que d’associer la

volonté générale à cette volonté quasi divine du corps social pris dans sa globalité, il s’avère

autrement dit possible de modifier très légèrement notre point de vue de manière à la

concevoir comme une volonté présente dans l’intériorité même de chaque citoyen de l’État, et

produite à partir des matériaux primitifs de l’âme humaine. En ce sens, la volonté générale

constitue certes la volonté du corps social, mais uniquement dans la mesure où elle est d’abord

celle de chacun de ses membres.

L’amour de soi détermine la direction de toute volonté. Comme Rousseau l’écrit dans le

Manuscrit de Genève : « la volonté tend toujours au bien de l’être qui veut369 ». On retrouve

encore cette idée dans la version définitive du Contrat social : « il ne dépend d’aucune volonté de

consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut370 ». Or lorsque les citoyens se

365 Contrat social, p. 368. 366 « Chacun, détachant son intérêt de l’intérêt commun, voit bien qu’il ne peut l’en séparer tout à fait, mais sa part du mal public ne lui paraît rien, auprès du bien exclusif qu’il prétend s’approprier » (ibid., p. 438). 367 Rousseau se révèle en effet un penseur des généalogies. L’aspect de l’homme moderne, comme nous l’avons montré dans les premier et deuxième chapitres, lui semble le produit de transformations qui ne se déploient que dans la lenteur d’une histoire, transformations s’appliquant à un être simple, semblable à l’animal. À travers cette histoire se joue la genèse de ses passions et de ses facultés, de même que la genèse du mal qui le ronge. Dans le même ordre d’idée, Rousseau montre dans l’Émile que l’amour romantique s’avère le fruit d’une longue éducation du désir sexuel (cf. A. Bloom, « Introduction », dans J.-J. Rousseau, Emile: Or, On Education, pp. 15-17). C’est aussi le cas de la voix de la conscience, qui émerge de la combinaison de sentiments naturels comme la pitié et l’amour de soi (cf. R. D. Masters, The political philosophy of Rousseau, p. 75). 368 Émile, p. 600. 369 Manuscrit de Genève, p. 295. 370 Contrat social, p. 369.

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conçoivent comme liés par un sort commun, ils tendent naturellement à vouloir que se réalise

cet intérêt qu’ils partagent. Ce qui « généralise la volonté », en effet, « est moins le nombre de

voix que l’intérêt commun qui les unit371 ». La volonté générale, en ce sens, émergerait de

l’amour de soi par l’adoption d’un point de vue bien précis sur soi : « Tant que plusieurs

hommes réunis se considèrent comme un seul corps, ils n’ont qu’une seule volonté, qui se rapporte à

la commune conservation, et au bien-être général372 ». Tant que ce point de vue se maintient,

que le citoyen se conçoit lui-même essentiellement comme une partie d’un plus grand tout

formé par le partage d’un intérêt, sa volonté se généralise. Autrement dit, en lui, la volonté

particulière se conforme à la volonté générale373.

En adoptant cette perspective sur la volonté générale, on peut aisément expliquer les

caractéristiques quasi divines que la plume enthousiaste de Rousseau lui confère. Prenons le cas

de son indestructibilité. Certes, « chaque individu peut avoir une volonté particulière contraire

ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen. Son intérêt particulier peut lui

parler tout autrement que l’intérêt commun374 ». Mais la volonté générale « en lui » n’est pas

étouffée, elle n’est alors qu’éludée. Si elle reste inaltérable et pure, c’est que « ce bien particulier

excepté, il veut le bien général pour son propre intérêt tout aussi fortement qu’aucun autre375 ».

Dans le même ordre d’idée, l’infaillibilité morale de la volonté générale s’éclaire par sa liaison à

l’amour de soi :

Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels, et leur nature est telle qu’en les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi. Pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en voyant pour tous ? Ce qui prouve que l’égalité de droit et la notion de justice qu’elle produit dérive de la préférence que chacun se donne et par conséquent de la nature de l’homme (…)376.

Rappelons que c’est par un processus d’identification à l’autre que l’amour de soi chez

l’homme naturel se muait spontanément en pitié, de sorte qu’émergeait de leur concours la

371 Ibid., p. 374. 372 Ibid., p. 437. Les italiques ne sont pas dans le texte original. 373 On ne peut en ce sens simplement identifier la volonté individuelle à la volonté particulière. L’analyse pénétrante de Melzer a fait voir qu’à la lecture du Contrat social, il convenait de se défaire de l’idée selon laquelle un homme ne pouvait avoir qu’une seule volonté (Cf. A. M. Melzer, La bonté naturelle de l’homme, p. 275). Par suite, il convient de concevoir plutôt la volonté de l’individu comme un ensemble de volontés; en elle cohabitent une volonté générale et une volonté particulière. 374 Contrat social, p. 360. 375 Ibid., p. 438 376 Ibid., p. 373.

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voix de la nature, c’est-à-dire la loi naturelle. Soumis à la volonté générale, les citoyens

consentent quant à eux à obéir à une voix produite d’une manière similaire. Parce que la

volonté générale part « de tous pour s’appliquer à tous377 », parce que les lois écrites sous sa

dictée embrasseront ceux-là mêmes qui les ont composées, chaque citoyen est porté à identifier

son sort à celui du corps social entier. Or cette identification du juge et de la partie378 dispose leur

amour d’eux-mêmes de telle sorte qu’émerge de leur délibération une décision conforme au

bien commun. Le processus par lequel la volonté générale vient à l’expression calque donc

celui qui produit la pitié naturelle, ce pourquoi elle s’avère toujours droite.

Tout comme l’intérêt du corps social ne constituait pas un intérêt distinct de l’intérêt

individuel, mais se révélait plutôt une fraction de celui-ci, la volonté générale ne s’oppose donc

pas résolument à celle de l’individu, puisqu’elle se révèle l’une de ses formes possibles, ou

plutôt l’une de ses composantes. Le général s’explique une fois encore à partir de l’individuel,

comme si, en définitive, il n’avait pas de réalité propre.

III. L’application au réel des principes du droit politique

Les visages que prennent tour à tour les concepts d’intérêt et de volonté trahissent en fait une

différence cruciale entre le sujet de droit individuel et le sujet politique collectif. Contrairement

à l’individu, doté d’une existence tangible, le corps social n’est qu’un être de raison, qu’un « être

moral379 ». Ne possédant qu’une « existence abstraite et collective380 », il ne constitue, à

proprement parler, qu’une fiction juridique. Or cette fiction importe au bon déroulement de la

vie en société, car elle enrichit d’une perspective morale le regard que l’individu porte sur les

choses : « Au fond, le corps politique, n’étant qu’une personne morale, n’est qu’un être de

raison. Ôtez la convention publique, à l’instant l’État est détruit sans la moindre altération dans

tout ce qui le compose ; et jamais toutes les conventions des hommes ne sauraient changer rien

dans le physique des choses381 ». En accordant du poids à cette fiction, chacun est porté à voir

ce qui compose le réel selon un double rapport : la terre, par exemple, prendra à la fois le

visage du « territoire public » et celui du « patrimoine particulier », les biens seront compris

377 Idem. 378 Ibid., p. 374. 379 Discours sur l’économie politique, p. 245. Pour d’autres passages où figure cette affirmation, voir notamment Contrat social, pp. 361, 372, 406. 380 Manuscrit de Genève, p. 295. Voir aussi p. 305. 381 Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre, p. 608.

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comme « appartenant dans un sens au souverain et dans un autre aux propriétaires », les

individus seront perçus d’un côté en tant que « citoyens », et de l’autre en tant

qu’« hommes382 ». Le droit participe ainsi à définir la réalité, car il la fait voir sous un jour

nouveau.

Mais l’application au réel de cette perspective morale ne signifie pas forcément un gain de

lucidité ; elle ne permettrait pas aux contractants de juger des choses comme le ferait un

philosophe, c’est-à-dire en les rapportant à leur essence. Il semble même que la nature de

certaines choses doive rester recouverte dans l’imaginaire nécessaire à la réalisation pratique

d’un régime conforme au droit politique383. C’est notamment le cas de la différence entre le

mode d’existence du corps social et celui de l’individu. En effet, si ce dernier prenait

pleinement conscience qu’il dispose d’une existence « absolue et naturellement indépendante »

de celle du souverain, il serait en effet porté à considérer « la personne morale qui constitue

l’État comme un être de raison parce que ce n’est pas un homme », et voudrait alors jouir « des

droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la

ruine du corps politique384 ». Certes, naturellement, l’homme est un « entier absolu qui n’a de

rapport qu’à lui-même ou à son semblable385 ». Mais il s’avère pourtant nécessaire à la vie

politique que chaque contractant se rapporte à lui-même par la médiation de sa relation au

corps social, car de cette façon son amour de lui-même se dispose de telle sorte que se

produise une généralisation de sa volonté. Cela signifie pour lui considérer le corps social non

comme un simple être de raison (ce qu’il est pourtant), mais comme une réalité tangible d’où il

tient son être et dont il fait partie intégrante.

Rousseau semble amené à formuler cette exigence parce qu’il juge que l’intérêt personnel

constitue un motif psychologique certes nécessaire, mais néanmoins insuffisant pour garantir le

respect des engagements mutuels – et au premier chef celui du pacte social. En effet, si les

contractants ne tenaient à leur union que par le souci qu’ils éprouvent pour leur propre intérêt,

celle-ci se révèlerait non seulement fragile, mais encore susceptible des plus grands abus. Les

termes du contrat social sont fixes, tandis que la voix de l’intérêt demeure variable : « [Dès]

qu’un intérêt fait promettre, un intérêt plus grand peut faire violer la promesse ; il ne s’agit que

382 Idem. 383 Cf. Contrat social, p. 380. 384 Ibid., p. 363. 385 Émile, p. 249.

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de la violer impunément. (…) Qui ne tient que par son profit à sa promesse n’est guère plus lié

que s’il n’avait rien promis386 ». Certes, selon les principes du droit politique, le corps social

existe primordialement en tant que moyen permettant à l’individu de satisfaire le penchant

naturel le portant à veiller à sa propre conservation. Sa fin est « la conservation et la prospérité

de ses membres387 ». Mais la conservation du corps social lui-même exige de l’individu qu’il

exerce un ascendant sur ses inclinations pour les tenir en bride. Il n’y a en ce sens d’union

sociale vraiment saine et viable que là où chacun tâche de s’élever à la vertu, et où les « affaires

publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des citoyens388 ». Il reste donc à comprendre

ce qui produit cette sorte de basculement intérieur, par lequel les raisons qui ont mené à

conclure le pacte social sont reléguées, pour ainsi dire, au second plan, pour faire place à un

autre motif de respect.

Il s’agit d’un véritable problème pour un penseur qui, rappelons-le, fait dériver les passions

humaines de l’amour de soi. Certains passages du Contrat social fournissent une première piste

de réponse, en laissant penser que Rousseau accorde à la raison humaine un ascendant sur les

passions. Lorsque l’homme passe de l’état de nature à l’état civil, peut-on y lire, un

« changement très remarquable » se produit dans l’homme : une substitution dans sa conduite

de la justice à l’instinct. « C’est alors seulement que la voix du devoir succédant à l’impulsion

physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque-là n’avait regardé que lui-même, se voit

forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants389 ».

Cependant, cette idée se bute à une objection cruciale : dans l’Émile, publié la même année,

Rousseau précise très clairement que la raison ne possède aucun pouvoir motivationnel390. On

lit encore une remarque cruciale à ce sujet dans l’un des Fragments politiques : « L’erreur de la

plupart des moralistes fut toujours de prendre l’homme pour un être essentiellement

raisonnable. L’homme n’est qu’un être sensible qui consulte uniquement ses passions pour

agir, et à qui la raison ne sert qu’à pallier les sottises qu’elles lui font faire391 ». En ce sens, le

seul moyen efficace de contrebalancer les effets nocifs des passions sur l’association politique,

c’est de leur opposer d’autres passions : « On n’a de prise sur les passions que par les passions ;

386 Ibid., p. 334 387 Contrat social, p. 420. Voir aussi p. 376. 388 Ibid., p. 429. 389 Ibid., p. 364. 390 Émile, p. 645. 391 Fragments politiques, p. 554.

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c’est par leur empire qu’il faut combattre leur tyrannie, et c’est toujours de la nature elle-même

qu’il faut tirer les instruments propres à la régler392 ». Pour empêcher l’amour de soi d’éroder

les fondations de l’association politique, il faut donc faire en sorte qu’une passion aimante

puisse donner du poids aux maximes de la raison, en constituant le ressort de l’attachement de

chacun à tous les autres. Selon la généalogie rousseauiste des passions humaines, cela signifie

tirer de l’amour de soi, paradoxalement, une passion susceptible de le modérer.

On ne peut produire une telle passion qu’en agissant sur l’imagination, car c’est elle qui

détermine la « pente393 » de toutes les passions humaines : « Tout être qui sent ses rapports doit

être affecté quand ces rapports s’altèrent, et qu’il en imagine ou qu’il en croit imaginer de plus

convenables à sa nature. Ce sont les erreurs de l’imagination qui transforment en vices les

passions de tous les êtres bornés (…). Mais l’homme est-il maître d’ordonner ses affections

selon tel ou tel rapport ? Sans doute, s’il est maître de diriger son imagination sur tel ou tel

objet, ou de lui donner telle ou telle habitude394 ». Pour faire naître chez l’individu une passion

aimante à l’égard d’un objet particulier, il faut autrement dit lui faire sentir que le rapport qu’il

entretient à l’égard de cet objet lui est convenable et bon. L’institution d’une association

conforme au droit politique a donc pour condition de possibilité une éducation de

l’imagination au moyen de la fiction.

L’éducation se révèle pour cela « la plus importante affaire de l’État395 ». Dans le Discours sur

l’économie politique et dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, Rousseau se prononce en

ce sens en faveur de l’« éducation publique396 », et en fait l’une des « maximes fondamentales

du gouvernement populaire ou républicain397 ». Dans le Contrat social, Rousseau semble surtout

conférer aux lois elles-mêmes un pouvoir éducatif, parce qu’avec le temps, elles agissent

392 Émile, p. 654 ; Voir aussi Nouvelle Héloïse (O.C., t. II, p. 493) : « la froide raison n’a jamais rien fait d’illustre, et l’on ne triomphe des passions qu’en les opposant l’une à l’autre ». Chez les commentateurs, voir sur ce point Robert Derathé, Le rationalisme de Jean-Jacques Rousseau, Slatkine Reprints, Genève, 2011, p. 92 et A. Bloom, « Introduction, dans J.-J. Rousseau, Emile: Or, On Education, p. 20. 393 Émile, p. 501. 394 Idem. 395 Discours sur l’économie politique, p. 261. 396 Ibid., p. 260. 397 Ibid., p. 261. Voir aussi Considérations sur le gouvernement de Pologne (pp. 966-967) : « L’éducation nationale n’appartient qu’aux hommes libres ; il n’y a qu’eux qui aient une existence commune et qui soient vraiment liés par la loi (…). Tous étant égaux par la constitution de l’État doivent être élevés ensemble de la même manière, et si l’on ne peut établir une éducation publique tout à fait gratuite, il faut du moins la mettre à un prix que les pauvres puissent payer ».

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insensiblement sur les mœurs et les coutumes398. Bâtir une bonne législation constitue donc un

travail à la fois délicat et exigeant. Le chapitre que Rousseau dédie à la figure du législateur

donne les grandes lignes de ce qu’elle doit produire chez celui qui la reçoit :

Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine; de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer; de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique que nous avons tous reçue de la nature399.

À l’aide des lois, il faut fixer pour le peuple des exercices, des jeux, des usages, des cérémonies

religieuses ou encore des spectacles dans lesquels son histoire se trouve représentée400. Il faut

autrement dit mettre en place des institutions paraissant « oiseuses aux hommes superficiels,

mais qui forment des habitudes chéries et des attachements invincibles401 ». L’éducation agit

ainsi sur la façon même dont l’individu se sent exister, de manière à ce que celui-ci n’aperçoive

« sa propre existence » que comme « une partie402 » de celle du corps social. En élevant chacun

dans l’égalité avec ses pareils, en habituant tous les citoyens à ne considérer leur propre

personne et celle des autres que par le relais de leur appartenance partagée à la patrie, on les

éduque à se regarder mutuellement comme des semblables, et on leur inspire un « sentiment

d’existence commune403 ». On assure ainsi une base psychologique solide à la condition de

possibilité du déploiement de la volonté générale chez l’individu : l’identification intime au

corps social et à tous ses membres. Dans les termes de la psychologie rousseauiste, il s’agit de

suivre le mouvement naturel du sentiment de l’existence, l’expansion, et de le diriger en

agissant sur l’imagination de chaque citoyen, de manière à ce qu’il se retrouve pour ainsi dire

partout hors de lui-même et se sente exister dans le tout. En transportant « le moi dans l’unité

commune404 », on étend par le fait même la sensibilité de chacun, si bien qu’elle enveloppe le

398 Cf. Contrat social, p. 394. 399 Ibid., p. 381. 400 Cf. Philip Knee, « Patriotisme, paternalisme, exemplarité », dans Jean-Jacques Rousseau, politique et nation: actes du IIe Colloque International de Montmorency, p. 331. 401 Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 955. La Lettre à d’Alembert sur les spectacles offre l’exemple d’une mesure similaire : l’instauration d’une fête publique, dans laquelle « chacun se voit et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis ». Cf. Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert, Flammarion, coll. « GF », Paris, 2003, p. 115. 402 Discours sur l’économie politique, p. 259. 403 Manuscrit de Genève, p. 284. Voir aussi Fragments politiques, p. 479. 404 Émile, p. 249.

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corps social entier. Aimant sa patrie « de ce sentiment exquis que tout homme isolé n’a que

pour soi-même405 », le citoyen éprouve alors les maux publics comme s’ils étaient les siens.

Il faut même faire plus : le citoyen doit sentir qu’il reçoit « sa vie et son être » du corps social406.

Soulignons qu’il nous est permis d’apprécier ici un autre décalage entre ce que stipule d’un côté

le droit politique et ce que contient de l’autre l’imaginaire nécessaire à son application pratique.

En effet, selon les principes du droit politique, ce sont les citoyens qui, par un consentement

toujours renouvelé à obéir à la volonté générale, donnent pour ainsi dire continuellement

naissance au corps social. Mais, alors même qu’il est généré par un acte libre de ses membres, il

se révèle pourtant nécessaire que le corps social revête le rôle de leur géniteur. En effet, la

patrie doit se présenter à leur imagination comme « la mère commune des citoyens407 », comme

une « tendre mère qui les nourrit408 ». Or il ne s’agit pas seulement pour la patrie de se

présenter à l’imagination de chacun comme l’origine de son être, mais encore, pour ainsi dire,

comme sa source ininterrompue. C’est par l’entremise de son inscription dans le corps social

que chaque citoyen doit obtenir, à ses propres yeux, son identité profonde, son moi. Un citoyen

de Rome, comme l’écrit en effet Rousseau dans l’Émile, « n’était ni Caius ni Régulus; c’était un

Romain409 ». On peut penser que le consentement à obéir à la volonté générale se trouve

facilité et même aménagé par le sentiment de se trouver ainsi débiteur du corps social. Par cette

voie encore, celui-ci s’attire l’amour de ses membres410. Concevant leur propre existence non

seulement comme une partie, mais encore comme le produit du corps social, ils souhaitent de

tout cœur que l’existence et les volontés de ce dernier se prolongent dans le temps, car nous

« voulons volontiers ce que veulent les gens que nous aimons411 ».

En résumé, les fins rationnelles prescrites par le droit ne peuvent se réaliser que par une prise

en charge des dimensions affectives de l’âme humaine. Le pacte social exprime ainsi

405 Discours sur l’économie politique, p. 259. 406 Contrat social, p. 381. 407 Discours sur l’économie politique, p. 258. 408 Ibid., p. 261. 409 Émile, p. 249. On fait par ailleurs ainsi de l’amour-propre une force contribuant au rapprochement des êtres plutôt qu’une force qui les divise, car alors chacun se flatte non de ses attributs personnels, mais d’une appartenance qu’il partage nécessairement avec les autres citoyens. « Étendons l’amour-propre sur les autres êtres, nous le transformerons en vertu, et il n’y a point de cœur d’homme dans lequel cette vertu n’ait sa racine » (ibid., p. 547). 410 Par suite de l’amour de soi, en effet, « nous aimons ce qui nous conserve » (ibid., p. 492). 411 Discours sur l’économie politique, p. 254 ; Fragments politiques, p. 536.

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juridiquement une disposition de la sensibilité ne pouvant naitre qu’avec le temps412. Cela

implique cependant la composition d’un univers fictif particulier s’imposant à l’imagination des

contractants, parfois en décalage avec les vérités mêmes du droit politique. Ce décalage

explique à notre avis en partie l’oscillation dans la présentation des idées de Rousseau sur le

corps social, l’intérêt et la volonté générale. Dans l’imaginaire nécessaire à l’application pratique

du droit politique, comme nous l’avons vu, il est primordial que le corps social n’apparaisse pas

comme un simple être de raison, et ses lois comme son existence ne doivent pas sembler

évanescentes parce que suspendues à un acte volontaire continué des citoyens. Le corps

politique doit plutôt être perçu comme un être tangible, durable, possédant une volonté

propre, constante et surpassant en tous points la volonté de l’individu parce que similaire au

divin. Il doit surtout être vu comme la source continuelle de l’être et de la vie de ceux qui le

composent, de sorte que chacun place le bien commun au-dessus de son bien individuel, au

lieu de comprendre celui-ci comme une simple fraction de celui-là.

Nous en arrivons de nouveau à un constat paradoxal : pour appliquer les principes du droit

politique, il faut pour ainsi dire leur faire connaitre une inversion. Il faut, d’une part, que

l’imaginaire nécessaire à leur application retourne, de par sa teneur, plusieurs de leurs points

principaux. Il faut aussi, d’autre part, que l’ordre évènementiel par lequel se fonde selon le droit

un corps social légitime se renverse point pour point. Les principes du droit politique stipulent

en effet que la conclusion du pacte social a pour effet de créer un « corps moral et collectif »

possédant un « moi commun413 », et que les lois, à proprement parler, constitueront des

déclarations de sa volonté – la volonté générale. Mais on apprend ici que ce « moi commun »

dont parle abstraitement le droit reflète une certaine disposition de la sensibilité qui ne

préexiste nullement aux lois, et qui se révèle pourtant nécessaire pour que domine la volonté

générale dans l’intériorité des citoyens. En d’autres mots, selon les principes du droit politique,

les lois doivent constituer des déclarations de la volonté générale; en pratique, cependant, on

ne peut donner d’expression politique à la volonté générale avant que les lois aient fait leur

ouvrage, et aient enfanté un « esprit social414 » : les hommes ne sont pas « avant les lois ce qu’ils

412 Cf. Philip Knee, « Images de Jean-Jacques : Duplicité et Liberté », dans Lumen: Selected Proceedings from the Canadian Society for Eighteenth-Century Studies 20 (2001), p. 139. 413 Contrat social, pp. 361-362. 414 Ibid., p. 383.

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doivent devenir par elles415 ». Il va sans dire que cela pose un problème de taille pour qui désire

l’institution d’une société politique légitime : comment mettre en pratique le droit politique

sans le transgresser? Ce problème aux allures d’aporie, Rousseau n’a pas manqué de le prendre

pour objet de sa réflexion.

415 Idem.

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Chapitre 4 : Le moment de l’institution

Première partie : Les soubassements de l’institution légitime

Certains ont affirmé que la doctrine du Contrat social exprimait avant tout une norme pure à

partir de laquelle juger de la légitimité des sociétés établies, mais n’ayant nullement pour

fonction d’être appliquée ou imitée. Si cette interprétation était juste, l’ouvrage représenterait

surtout un moyen de faire saillir le divorce irrémédiable de l’être et du devoir-être416. Une telle

position, cependant, ne rend pas bien compte de l’impulsion qui semble avoir été à l’origine de

l’écriture de l’ouvrage. On lit en effet dans le Manuscrit de Genève que Rousseau veut offrir « une

méthode pour la formation des sociétés politiques417 ». Dans la version finale du Contrat social,

Rousseau affirme de même explicitement la faisabilité de ses institutions, et ce, en les

rapprochant de celles de plusieurs cités de l’Antiquité, dont Rome : « Les bornes du possible

dans les choses morales sont moins étroites que nous ne pensons : ce sont nos faiblesses, nos

vices, nos préjugés qui les rétrécissent. Les âmes basses ne croient point aux grands hommes :

de vils esclaves sourient d’un air moqueur à ce mot de liberté. Par ce qui s’est fait considérons

ce qui peut se faire ; (…) [de] l’existant au possible la conséquence me paraît bonne418 ». En ce

sens, les principes du droit politique constituent certes l’objet de l’investigation de Rousseau

dans les chapitres les plus connus du Contrat social. Cependant, à mesure que l’ouvrage

progresse, le problème examiné se déplace presque insensiblement, passant de l’étude de

l’autorité politique légitime à celle des conditions nécessaires pour que cette autorité puisse se

416 Ceux qui voient en Rousseau l’un des précurseurs du criticisme en philosophie ont tendance à emprunter la terminologie kantienne pour traduire le statut que revêt le pacte social dans l’œuvre de Rousseau. À leurs yeux, celui-ci constituerait une simple idée régulatrice. Par conséquent, il demeurerait irréalisable en pratique ; il ne saurait trouver expression politique dans quelque institution que ce soit. Pour la défense la plus élaborée de ce point de vue, voir Simone Goyard-Fabre, Politique et philosophie dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, Presses universitaires de France, coll. « Thémis philosophie », Paris, 2001, pp. 109-113. 417 Manuscrit de Genève, p. 297. 418 Contrat social, pp. 425-426. Pour les peuples de l’Antiquité, l’action de s’assembler en corps et de délibérer des affaires publiques était rendue possible en raison de l’existence d’une institution contraire au droit politique : l’esclavage. Rousseau le sait bien, et n’insinue pas que les peuples modernes devraient y recouvrir. Cela pose une difficulté de taille pour la mise en pratique du droit politique, puisque, selon sa doctrine, le recours à la députation est également illégitime. Sans le loisir que donne l’institution de l’esclavage, et sans la possibilité, pour un peuple occupé à ses travaux, d’être représenté, comment donc demeurerait possible la fondation d’un régime conforme au droit politique ? La réponse de Rousseau est en substance la suivante : elle n’est possible que pour de petites cités isolées (cf. ibid., p. 431), dans lesquelles la loi prescrirait la tenue d’assemblées périodiques.

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former et se conserver. Il ne sera alors plus question de la transition entre l’état de nature et

l’état civil, mais bien d’amener à la liberté politique des peuples déjà formés. Le Contrat social a

donc deux volets, et la conciliation de ces volets, comme nous avons commencé à le voir dans

le chapitre précédent, se révèle parfois sujette à problème.

I. La fenêtre d’opportunité dans l’histoire

Dans certaines circonstances bien précises, la naissance (ou la renaissance) d’une société

conforme au droit politique représente une véritable possibilité de l’histoire. Ces circonstances

sont de deux ordres dans l’œuvre de Rousseau. À la fin du Discours sur l’inégalité, Rousseau

évoque certains grands bouleversements survenant lorsque les corps politiques se font trop

vieux, et se révèlent pour cela défigurés par l’inégalité ; il s’agit du déclenchement de

« révolutions » qui « dissolvent tout à fait le gouvernement, ou le rapprochent de l’institution

légitime419 ». Or Rousseau pressentait que de tels troubles allaient bientôt secouer l’Europe.

« Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions », écrit-il ainsi dans l’Émile. En

note de bas de page, il complète sa pensée : « Je tiens pour impossible que les grandes

monarchies de l’Europe aient encore longtemps à durer ; toutes ont brillé, et tout État qui

brille est sur son déclin. J’ai de mon opinion des raisons plus particulières que cette maxime ;

mais il n’est pas à mon propos de les dire, et chacun ne les voit que trop420 ». Si l’arrivée de

bouleversements prochains lui paraît inéluctable, Rousseau ne voit en revanche aucune

nécessité à ce que ceux-ci aboutissent à l’avènement de régimes conformes au droit politique.

Ceux-ci ne restent, en ce sens, que des possibles. Comme le souligne Starobinski, pour Rousseau,

l’histoire est essentiellement synonyme de dégradation. S’il y a un salut par la politique, c’est

aux hommes de se le donner en prenant en main leur propre condition, de manière à

s’opposer « au devenir destructeur421 ».

La possibilité que surviennent des révolutions est aussi évoquée dans le Contrat social. Il existe

en effet des époques violentes, écrit Rousseau, « où l’État, embrasé par les guerres civiles,

renait pour ainsi dire de sa cendre et reprend la vigueur de sa jeunesse en sortant des bras de la

mort422 ». Cependant, le traitement qui leur est réservé ne met pas en relief leur imminence,

419 Discours sur l’inégalité, p. 187. Notons le mot « ou », qui renvoie à deux résultats possibles. 420 Émile, p. 468. Il est regrettable que Rousseau n’ait pas élaboré un peu plus. 421 J. Starobinski, « Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité », p. 353. 422 Contrat social, p. 385.

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comme dans l’Émile, mais plutôt leur grande rareté. On y souligne aussi le caractère hautement

imprévisible de leur issue. Lorsque chez un peuple le « ressort civil » est trop usé, en effet, « les

troubles peuvent le détruire sans que les révolutions puissent le rétablir, et sitôt que ses fers

sont brisés, il tombe épars et n’existe plus : il lui faut désormais un maître et non un

libérateur423 ». C’est pourquoi l’ouvrage privilégie une autre avenue : l’identification d’un peuple

isolé, chez qui se rencontrent simultanément trois caractéristiques qui le rendent apte à

recevoir de bonnes lois424.

La première est qu’il soit relativement jeune ; qu’il n’ait ni coutumes, ni préjugés, ni

superstitions bien enracinées. Il ne doit point avoir porté « le vrai joug des lois425 », mais doit en

revanche avoir atteint le degré de maturité nécessaire pour adopter une discipline. La deuxième

condition est que le peuple jouisse de l’abondance et de la paix, parce que le temps de

l’institution est celui où le corps politique « est le moins capable de résistance et le plus facile à

détruire426 ». La troisième est qu’il soit possible de borner convenablement l’étendue du

territoire qu’il occupe. Celui-ci doit faire en sorte « que la terre suffise à l’entretien de ses

habitants, et qu’il y ait autant d’habitants que la terre en peut nourrir427 ». Un territoire trop

grand s’avère aussi inutile que la garde peut en être onéreuse, et ne manque pas d’éveiller la

convoitise des États voisins. Si l’État a un territoire trop petit, il se révèle à la discrétion de ces

derniers pour obtenir les denrées qui lui manquent, et cette faiblesse engendre bientôt la

tentation des guerres de conquête. La sûreté et la conservation d’un État dépendent donc de

son indépendance. Si Rousseau reconnaît que ces trois caractéristiques sont difficiles à réunir, il

note en revanche qu’il existe encore à son époque au moins un peuple « capable de

législation428 » en Europe : c’est l’île de Corse.

II. De la possession à la propriété

Il ne serait pas faux d’affirmer que Rousseau réactive l’idéal antique d’autarcie de la cité en

recommandant la sélection d’un peuple isolé et indépendant, un peuple « qui peut se passer des

423 Idem. 424 Cf. ibid., pp. 384-391. 425 Ibid., p. 390. 426 Idem. 427 Ibid., p. 389. 428 Ibid., p. 391.

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autres peuples et dont tout autre peuple peut se passer429 ». Soulignons cependant que

l’originalité de Rousseau réside là où il pointe la nécessité d’ajouter à l’autosuffisance du tout

celle de chacune de ses parties. Pour éviter de réitérer chez un jeune peuple les causes qui ont

précipité la corruption des grandes sociétés politiques, il faut en effet éviter que le pacte social

ne consolide les assises de l’inégalité des fortunes, car celle-ci, tôt ou tard, signifierait la fin de

l’égalité et de la liberté proprement politiques des citoyens. « Voulez-vous donc donner à l’État

de la consistance ? Rapprochez les degrés extrêmes autant qu’il est possible : ne souffrez ni les

gens opulents ni les gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes

au bien commun ; de l’un sortent les fauteurs de la tyrannie, et de l’autre les tyrans ; c’est

toujours entre eux que se fait le trafic de la liberté publique ; l’un l’achète et l’autre la vend430 ».

Or comme la propriété ne constitue nullement un droit naturel431, celle-ci peut être soumise à

des restrictions qui assurent que sa répartition se fasse à peu près également entre les citoyens.

Fidèle à l’esprit de sa doctrine, Rousseau proscrit toute dépossession violente des uns au profit

des autres. Le mal fait à des particuliers au nom du bien public ne saurait ici encore trouver

justification à ses yeux. On doit combattre l’inégalité des fortunes « non en enlevant des trésors

à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en accumuler, ni en bâtissant des

hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir432 ». On ne peut agir

légitimement et efficacement contre l’inégalité des fortunes qu’avant son apparition ; après, il

est trop tard. De bonnes lois peuvent certes endiguer et contenir sa croissance, mais c’est

surtout au moment de la fondation du corps politique qu’il faut agir, et ce, en tirant le droit de

propriété du droit de premier occupant.

La solution pourrait certes faire sourciller. Pourtant, Rousseau reste cohérent avec la leçon du

Discours sur l’inégalité en posant trois conditions à la transformation du droit de premier

occupant en droit de propriété : (1) que le terrain qu’on prétend s’approprier « ne soit encore

habité par personne », (2) qu’on n’en occupe « que la quantité dont on a besoin pour

subsister », et (3) qu’on en prenne possession « par le travail et la culture », et non par une

429 Ibid., p. 390. 430 Ibid., p. 392. Rappelons que l’indépendance politique et matérielle constitue la condition de possibilité des relations fondées sur les passions aimantes. 431 Voir le développement que nous avons consacré à ce sujet dans le second chapitre. 432 Discours sur l’économie politique, p. 258.

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« vaine cérémonie433 ». Ces trois conditions (et peut-être surtout la deuxième, comme le

souligne Durkheim434) encadrent la naissance de la propriété légitime de telle sorte qu’elle se

répartisse à peu près également entre les citoyens : tous possèderont « quelque chose », et

personne n’aura « rien de trop435 » ; nul ne sera assez opulent « pour pouvoir en acheter un

autre », et nul assez pauvre « pour être contraint de se vendre436 ». L’autosuffisance individuelle

garantira ainsi les uns de tomber sous la dépendance des autres, tout en plaçant également

chacun sous la dépendance du corps social dans sa globalité – ce n’est en effet que par le relais

de la force du corps social, dirigée par les lois, que chacun est assuré de jouir paisiblement de

ce qu’il possède.

III. La tâche du législateur

On commence à le voir très clairement : le droit ne saurait à lui seul remédier aux maux de la

condition sociale de l’homme. Le fait, comme rétif au droit, doit être soigneusement aménagé

afin de pouvoir l’accueillir. Ce n’est qu’après avoir soigneusement sélectionné puis arrangé le

terrain propice à l’institution que l’on peut ajouter une couche supplémentaire au réel, l’enrichir

d’une dimension morale. L’autosuffisance de chaque individu trouvera ainsi une extension

décisive ; elle constitue le socle sur lequel se déposeront la liberté et l’égalité civiles. Le moment

de la fondation du corps politique se heurte cependant à un problème de taille, et qui tient au

fond à la nature des peuples : ceux-ci ne semblent pas pour Rousseau dotés de l’intelligence

nécessaire pour se doter de bonnes lois, et ce, bien que le droit politique leur attribue le

pouvoir législatif :

Les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société : mais comment les régleront-ils ? Sera-ce d’un commun accord, par une inspiration subite ? Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ces volontés ? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pour en former les actes et les publier d’avance, ou comment les prononcera-t-il au moment du besoin ? Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation ? De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit

433 Ibid., p. 366. 434 Cf. É. Durkheim, Le Contrat social de Rousseau, p. 70. 435 Contrat social, p. 367. 436 Ibid., p. 392.

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pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé437.

Certes la volonté générale est toujours droite, mais cela signifie seulement qu’elle tend vers ce

qui lui apparait comme le bien de l’ensemble, non qu’elle en juge correctement. Le peuple a en

ce sens besoin de « lumières publiques438 ». Or c’est justement sous la tutelle des lois qu’il les

acquiert. En ce sens, le pouvoir souverain représente certes « la tête » du corps politique, mais

les lois (et les coutumes qu’elles avalisent ou instaurent) en sont véritablement le « cerveau439 ».

Cette idée, encore une fois si étonnamment en dissonance avec les principes du droit politique,

fonde la nécessité pour le peuple de recourir à une aide externe : un sage législateur.

Grand lecteur des Vies parallèles440, Rousseau semble avoir confié à la figure du législateur une

tâche qui synthétise les grandes réalisations que Plutarque attribue à Lycurgue, Solon et

Numa441. L’esquisse de l’éducation du citoyen que nous avons brossée plus haut parait en effet

inspirée de l’œuvre de Lycurgue, qui estimait que pour rendre une cité heureuse et vertueuse, il

fallait que ses lois imprègnent, « par la nourriture, ès cueurs et es meurs des hommes, pour y

demourer à jamais immuable : c’est la bonne voulunté, qui est un lien plus fort que toute autre

contrainte que lon sçauroit donner aux hommes, et le ply qu’ilz prennent par la bonne

institution de leur première enfance, qui fait que chascun d’eulx se sert de loy à soy mesme442 ».

Suivant l’avis du Lycurgue de Plutarque, Rousseau estime que le législateur doit écrire « dans

437 Ibid., p. 380. 438 Idem. 439 Discours sur l’économie politique, p. 244. 440 Rousseau confie en effet dans ses Rêveries du promeneur solitaire (p. 1024) que la lecture de Plutarque lui a toujours été chère : « Dans le petit nombre de livres que le lis quelquefois encore, Plutarque est celui qui m’attache et me profite le plus. Ce fut la première lecture de mon enfance, ce sera la dernière de ma vieillesse ; c’est presque le seul auteur que je n’ai jamais lu sans en tirer quelques fruits ». À ce passage des Rêveries s’ajoute un récit des Confessions (p. 9) et un autre du second dialogue de Rousseau juge de Jean-Jacques (p. 819). 441 Dans le Contrat social (pp. 372, 381, 382 et 385), Rousseau cite explicitement l’exemple des actions des grands législateurs desquels Plutarque a raconté les vies. Aux noms de Lycurgue, Solon et Numa pourrait s’ajouter celui de Servius, qui, par d’habiles expédients politiques, équilibra l’influence des sociétés partielles dans l’État de manière à la neutraliser, et permit ainsi (selon Rousseau) à la volonté générale de régner sur le corps politique. Un chapitre entier du Contrat social est dédié à l’ensemble des mesures prises par Servius (ibid., pp. 444-453). Parce que cela nous éloignerait de notre sujet, nous ne développerons cependant pas ici sur cette figure. 442 Rousseau lisait Plutarque à travers la traduction d’Amyot ; pour cette raison, nous avons cru bon de nous y rapporter. Cf. Jacques Amyot, Les vies des hommes illustres de Plutarque, t. I, Lutetia-Nelson, Paris, 1933, p. 229. Selon ce qu’écrit Rousseau dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne (p. 957), Lycurgue parvint à accomplir une telle entreprise en montrant sans cesse au peuple de Sparte « la patrie dans ses lois, dans ses jeux, dans sa maison, dans ses amours, dans ses festins. Il ne lui laissa pas un instant de relâche pour être à lui seul, et de cette continuelle contrainte, anoblie par son objet, naquit en lui cet ardent amour de la patrie qui fut toujours la plus forte ou plutôt l’unique passion des Spartiates ».

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les cœurs des citoyens443 » en éduquant leurs mœurs, de manière à ce que leur volonté

consente d’elle-même aux lois du corps social, c’est-à-dire aux déclarations de la volonté

générale. Ainsi chacun est rendu apte à la liberté, c’est-à-dire « à l’obéissance à la loi qu’on s’est

prescrite444 ».

Mais les lois composées par le législateur ne sauraient influencer les mœurs des citoyens si elles

n’y puisent leur force. Pour cette raison, il revient au législateur d’imiter aussi l’ouvrage de

Solon, c’est-à-dire « d’approprier tellement ce code au peuple pour lequel il est fait, et aux

choses sur lesquels on y statue, que son exécution s’ensuite du seul concours de ces

convenances », et d’offrir « moins les meilleures lois en elles-mêmes que les meilleures qu’il

puisse comporter dans la situation donnée445 ». En d’autres mots, le législateur devra adapter

son ouvrage au caractère propre du peuple à instituer, à sa situation géographique, à ses

coutumes et à ce qu’il doit faire pour se conserver, de manière à lui proposer des lois qui

épousent harmonieusement ses mœurs, et qui ne fassent que les « assurer », les

« accompagner », et les « rectifier446 ». Autrement dit, le citoyen ne saurait se laisser imprégner

par les lois que s’il s’y reconnaît intimement et, par suite, y adhère affectivement; c’est pourquoi

celles-ci doivent dans une certaine mesure refléter ce qu’il est. En obéissant à des lois qui lui

ressemblent, le citoyen, dans un sens tout à fait différent, ne fait encore une fois que s’obéir à

lui-même. La tâche du législateur s’apparente en cela à celle du précepteur d’Émile : il lui faut

savoir « l’art de sonder les cœurs tout en travaillant à les former447 ».

Mais la fondation exige aussi de rompre l’aporie auquel elle fait face : comment en effet un

peuple, sans l’éducation civique conférée par les lois, pourrait de lui-même voir et vouloir le bien

commun, c’est-à-dire se soumettre de plein gré à ce qu’exige de lui la volonté générale? « Pour

qu’un peuple naissant puisse gouter les saines maximes de la politique et suivre les saines

maximes de la raison d’État, il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social qui

doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même448 ». Il est exclu, d’une part, que

le législateur contourne le problème en se dotant du pouvoir législatif; ce serait prendre ce qui

appartient de droit à la volonté générale, et exposer son ouvrage aux déviations que pourrait lui

443 Contrat social, p. 394. 444 Ibid., p. 365, 445 Cf. Lettre à d’Alembert sur les spectacles, p. 118. 446 Contrat social, p. 394. 447 Émile, p. 511 448 Contrat social, p. 383.

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faire subir le souci de son intérêt personnel joint au pouvoir de le servir. Il est exclu, d’autre

part, que le législateur tente de convaincre un peuple dans sa rusticité première des bienfaits

des lois qu’il leur propose par la voie de la raison, car, dépourvu des lumières nécessaires pour

composer un bon corps de lois, il manque aussi de l’intelligence requise pour apercevoir et

comprendre les avantages des lois écrites pour lui. « Les sages qui veulent parler au vulgaire

leur langage au lieu du sien n’en sauraient être entendus. Or il y a mille sortes d’idées qu’il est

impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et les objets trop

éloignés sont également hors de sa portée449 ». C’est pourquoi le législateur est contraint de

recourir à un expédient utilisé habilement par Numa, le « véritable fondateur de Rome450 ». Cet

expédient, c’est la ruse.

Ici, la doctrine du Contrat social pointe et rappelle celle du Discours sur l’inégalité. Dans ces deux

écrits, Rousseau caractérise en effet par la duplicité le moment de l’institution de la société

politique. Soulignons cependant que cette similitude recouvre quelques différences cruciales.

L’imposture représente, selon le Discours sur l’inégalité, à la fois l’origine et l’essence de la société

politique telle qu’elle existe. C’est ainsi par l’utilisation d’un discours truffé de « raisons

spécieuses451 » que le riche y fonde un corps politique dont il s’accapare ensuite tous les

avantages. Si la ruse doit dans ce cas être révélée puis dénoncée, c’est parce qu’elle constitue

essentiellement une duperie. La doctrine du Contrat social, quant à elle, montre qu’une habile

manipulation de l’apparence peut être utilisée de manière à engager le corps social dans la voie

de la réalisation du droit politique. Le législateur institue ainsi une société dans laquelle il ne

tient aucune charge, et dont il ne fait pas partie452. En mettant « ses décisions dans la bouche

des immortels453 », en se faisant l’interprète des volontés divines, il manie dans l’intérêt du

peuple sa tendance à la crédulité. C’est bien là reproduire l’intention derrière les mises en scène

de Numa, qui, comme le rapporte Plutarque, « feinct d’avoir communication avec les dieux,

atendu que ceste fiction estoit utile et salutaire à ceulx mesme à qui ilz le faisoyent à croire454 ».

Le législateur rousseauiste entraine donc par le sentiment, parle plutôt au cœur qu’à la raison, et

449 Idem. 450 Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 957. 451 Discours sur l’inégalité, p. 177. 452 « Le législateur est à tous égards un homme extraordinaire dans l’État. S’il doit l’être par son génie, il ne l’est pas moins par son emploi. Ce n’est point magistrature, ce n’est point souveraineté. Cet emploi, qui constitue la république, n’entre point dans sa constitution » (Contrat social, p. 382). 453 Ibid., p. 384. 454 Jacques Amyot, Les vies des hommes illustres de Plutarque, p. 289.

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cherche à « persuader sans convaincre455 ». En prenant ainsi en charge l’irrationalité du peuple,

il l’amène à réaliser pour ainsi dire de lui-même et à son insu les fins rationnelles prescrites par

le droit politique456. En un sens, on pourrait dire que la tâche du législateur consiste moins à

mentir au peuple qu’à lui transmettre, à l’aide de la fiction, une opinion droite457 sur ce qui

convient à sa conservation et à son intérêt supérieur.

« Quiconque se mêle d’instituer un peuple doit savoir dominer les opinions et par elles

gouverner les passions des hommes458 », écrit Rousseau dans ses Considérations sur le gouvernement

de Pologne. L’action du législateur reflète parfaitement l’esprit de cette maxime. En enveloppant

sa sagesse de l’autorité du divin, il frappe l’imaginaire de manière à créer le consentement à des

lois qui assureront à la longue la prédominance de la volonté générale, et montreront à celle-ci

dans certains objets précis ce bien commun qu’elle recherche. Dès lors, comme le remarque

Knee, certes le « citoyen n'est soumis à la volonté de personne, mais sa propre volonté n'est

constituée que par celle du Législateur. Il intériorise cette autorité par laquelle sa volonté prend

forme, et c'est cette intériorisation qui le fait libre459 ». On peut cependant à bon droit se

demander dans quelle mesure le décalage entre l’esprit général des principes du droit politique

et celui de l’imaginaire nécessaire à leur réalisation pratique ne culmine pas ici dans la

contradiction. Pour Rousseau, l’individu ne peut-il vivre selon la liberté prescrite par le droit

que par l’intermédiaire de fictions qui la lui voilent? Ne peut-il vivre conformément aux

455 Contrat social, p. 383. 456 Voir à ce sujet P. Knee, « Images de Jean-Jacques : Duplicité et Liberté », pp. 139-141. 457 Nous reprenons à dessein ici une expression platonicienne. Nous pensons utile, pour comprendre dans toutes ses nuances la tâche du législateur, de nous référer à la République de Platon, « le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait » selon Rousseau (Émile, p. 250). Dans les Vies qu’il a consacrées aux législateurs, Plutarque s’y réfère d’ailleurs constamment lui-même. À la fin du livre VI de la République (en 511d-e), Socrate montre à ses interlocuteurs grâce à l’analogie de la ligne qu’il existe même dans le domaine de l’opinion plusieurs degrés de rectitude. Autrement dit, certaines opinions se rapprochent plus du vrai que d’autres, et ce, même si elles ne constituent nullement des connaissances. Au livre II, Socrate avait d’ailleurs déjà montré qu’en certaines circonstances, on pouvait se servir des muthoi pour transmettre des opinions droites, et que celles-ci devenaient alors bénéfiques à ceux qui les recevaient : « De plus, dans l’invention d’histoires (muthologia) dont nous parlions à l’instant, du fait que l’on ne sait pas où est le vrai concernant les choses du passé, en rendant le faux le plus possible semblable au vrai, ne le rendons-nous pas utile ? » (382d). Le cas du noble mensonge du livre III fait quant à lui comprendre cette utilité en rapport avec l’œuvre de la loi. Grâce à un muthos générant chez les citoyens une puissante persuasion, on peut leur faire intérioriser le contenu de la loi, comme une tenture qu’on rendrait indélébile (430a). Il s’agit donc d’insuffler à ceux qui ne sont pas en mesure d’atteindre la sagesse du philosophe une doxa capable de leur faire voir où réside leur bien et celui des autres, de manière à orienter salutairement leurs actions et leurs décisions (Cf. Platon, La République, trad. Pierre Pachet, Gallimard, coll. « folio essais », Paris, 1993). Nous pensons que l’œuvre du législateur rousseauiste se révèle directement inspirée de cette doctrine de l’opinion droite. 458 Considérations sur le gouvernement de Pologne, pp. 965-966. 459 P. Knee, « Images de Jean-Jacques : Duplicité et Liberté », p. 141.

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déclarations de la volonté générale qu’en les prenant pour des commandements imposés par

Dieu?

Si tel était le cas, l’un des volets de la doctrine du Contrat social aurait pour effet de scier la

branche sur laquelle l’autre est assis, et vice versa. Rousseau visait en effet par la publication de

cet ouvrage à lancer dans la circulation une nouvelle définition de la loi; il voulait, comme nous

l’avons vu, qu’on cesse de considérer la loi comme un impératif du supérieur à l’inférieur, mais

plutôt comme une convention du corps avec chacun de ses membres. Le seul geste de

promouvoir les principes du droit politique aurait alors paradoxalement pour effet de risquer

de compromettre leur mise en pratique. Inversement, en faisant de la manipulation de

l’irrationnel la clef de voûte de l’établissement et du respect du pacte social, on risque de

masquer son fondement purement rationnel dans l’imaginaire des contractants, de manière à

en pervertir la nature. On lui adjoint alors un fondement religieux avec lequel il s’avère

difficilement compatible, et on risque par le fait même d’appauvrir le sens du terme clé de

l’œuvre : celui de liberté460.

Deuxième partie : La religion dans la cité du contrat

I. Les liens étroits entre le chapitre sur le législateur et celui sur la religion civile

Nous avons jusqu’à maintenant livré l’interprétation la plus classique du chapitre sur le

législateur. Si elle est largement acceptée chez les commentateurs, c’est sans doute parce qu’elle

demeure l’interprétation la plus près du texte. Telle pourrait fort bien s’avérer la position

définitive de Rousseau à l’égard de l’utilisation politique qu’il convient de faire de la religion au

moment de la fondation d’un corps social légitime. Dès lors, il faudrait en conclure que pour

établir un tel régime, on doit nécessairement commencer par faire une entorse au droit

politique. Mais soulignons un fait d’importance : alors que nous sommes portés à voir la place

de la religion dans le Contrat social comme l’expression emblématique des tensions doctrinales

460 Par le biais d’une étude sur le Discours sur les sciences et les arts, Strauss arrive à une conclusion similaire : « society has to do everything possible to make the citizens oblivious of the very facts that are brought to the center of their attention, as the foundations of society, by political philosophy. Society stands or falls by a specific obfuscation against which philosophy necessarily revolts. The problem posed by political philosophy must be forgotten, if the solution to which political philosophy leads shall work » (Leo Strauss, « On the intention of Rousseau », dans E. Grace et C. Kelly (éd.), The challenge of Rousseau, pp. 142-143). Nous ferons cependant voir que ce nœud théorique est susceptible d’être résolu par une étude approfondie du chapitre sur la religion civile.

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qu’il contient, il semble que Rousseau la considérait pourtant comme la pierre angulaire de sa

pensée politique. Par l’utilisation politique de la religion, écrit-il ainsi, la poignée de sages

législateurs dont l’histoire ancienne nous rapporte les actions sont parvenus à faire en sorte que

les peuples soient « soumis aux lois de l’État comme à celles de la nature », reconnaissent « le

même pouvoir dans la formation de l’homme et dans celle de la cité », et « obéissent avec

liberté461 ». Ces formules renvoient à la visée même du droit politique : produire une heureuse

confusion entre les lois de l’État et les lois de la nature qui fait de la dépendance à la cité une

dépendance similaire à celle des choses, si bien que survient alors une conciliation de

l’obéissance et de la liberté. Rousseau réaffirme par ailleurs son souci de cohérence dans le

chapitre qu’il dédie au législateur; c’est pour ne pas violer le pacte social que ce dernier doit

laisser le pouvoir législatif au peuple. Partant, c’est ce souci de cohérence même qui conduit

Rousseau à la conclusion qu’il est nécessaire pour le législateur de persuader le peuple de la

sagesse des lois qu’il lui propose en faisant un usage politique de la religion. S’il adoptait un

autre comportement, il risquerait de « détruire dès la première opération l’essence de la chose

même qu’on veut former, et de rompre le nœud social en croyant affermir la société462 ». Il

nous reste donc à comprendre comment Rousseau pouvait croire sa doctrine cohérente là où

nous pensons déceler une contradiction.

Il convient ici de souligner le caractère profondément ambigu des propositions du chapitre sur

le législateur concernant l’usage politique de la religion. Nous suggérons que cette ambigüité

même nous amène à assimiler un peu trop étroitement l’utilisation de la religion par le

législateur rousseauiste et celui des législateurs de l’Antiquité (au premier chef Numa), et génère

par le fait même le problème interprétatif auquel nous sommes confrontés. En élargissant la

perspective, en croisant le contenu du chapitre sur le législateur avec d’autres passages

d’importance du Contrat social portant sur la religion, on constate en effet que le législateur

rousseauiste ne peut imiter en tout point Numa, car les lois ne peuvent plus être identifiées

aussi étroitement que dans l’Antiquité à des commandements des dieux tutélaires de la cité. Le

monde porte en effet désormais l’empreinte des transformations que lui a fait subir le

christianisme, et un retour au paganisme se révèle absolument impossible463. Ce n’est pas dans

461 Contrat social, p. 383. 462 Manuscrit de Genève, p. 316. 463 En effet, selon Rousseau, « il n’y a plus et (…) il ne peut plus y avoir de religion nationale exclusive ». Contrat social, p. 469.

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le chapitre sur le législateur qu’on trouve les réflexions de Rousseau sur la place que la religion

doit occuper dans la cité du contrat, à la fois selon les principes du droit politique et

conformément aux paramètres désormais imposés par l’histoire. On les retrouve à la toute fin

de l’œuvre, dans le chapitre sur la religion civile.

On ne pense habituellement pas à relier étroitement le chapitre sur le législateur à celui traitant

de la religion civile – peut-être parce que l’un figure en plein cœur du livre II, et que l’autre,

justement, clôt l’ouvrage. Mais une particularité du chapitre dédié au législateur dans le

Manuscrit de Genève laisse penser qu’il existe une forte proximité entre ces chapitres. En effet,

comme dans la mouture finale du Contrat social, celui-ci présente les raisons qui forcent le

législateur à utiliser la ruse : depuis toujours, écrit Rousseau, « les pères des nations » ont mis

leurs « décisions dans la bouche des immortels », et ce, pour entrainer « par l’autorité divine

ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine464 ». Mais quelques lignes plus bas, dans un

passage cette fois absent de la version définitive du texte, Rousseau expose très clairement ce

que doit viser à produire l’usage politique de la religion par le législateur :

Chacun sent assez l’utilité de l’union politique pour rendre certaines opinions permanentes et les maintenir en un corps de doctrine et de secte, et quant au concours de la religion dans l’établissement civil, on voit aussi qu’il n’est pas moins utile de pouvoir donner au lien moral une force intérieure qui pénètre jusqu’à l’âme et soit toujours indépendante des biens, des maux, de la vie même et de tous les évènements humains (…). [Il] y a bien de la différence entre demeurer fidèle à l’État seulement parce qu’on a juré de l’être, ou parce qu’on tient son institution pour céleste et indestructible465.

Il s’agit au fond de « l’idée essentielle de la religion civile466 », remarque Hubert. Rousseau a par

la suite raturé ce passage, puis rajouté dans la marge : « j’en parlerai ci-après467 ». Or on

retrouve justement la première rédaction du chapitre sur la religion civile au verso des feuillets

46 à 51 du Manuscrit de Genève, ceux que Rousseau consacre à la figure du législateur468. Gouhier

fait là-dessus la remarque suivante : « Tout se passe donc comme si, à un certain moment,

relisant ses pages sur Le Législateur, Rousseau avait senti la nécessité de s’exprimer sur ''le

concours de la religion dans l’établissement civil'' : il aurait alors écrit les notes qui, aujourd’hui,

464 Manuscrit de Genève, p. 317. 465 Ibid., p. 318. 466 René Hubert, Rousseau et l’Encyclopédie: essai sur la formation des idées politiques de Rousseau (1742-1756), J. Gamber, Paris, 1928, pp. 130-131. 467 Ibid., p. 131. 468 Voir l’Introduction à la première version du Contrat social rédigée par R. Derathé, dans O.C., t. III, pp. LXXXVIII-LXXXIX.

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nous apparaissent comme un brouillon du chapitre VIII du Livre IV du Contrat, mais sans

savoir exactement dans quelle partie il les utiliserait469 ». Si cette hypothèse était juste, cela

signifierait que le chapitre sur la religion civile vise à remédier aux imprécisions du chapitre sur

le législateur au sujet de l’usage politique qu’il convient de faire de la religion. C’est en tout cas

la ligne interprétative que nous adopterons ici.

II. L’effet politique du christianisme

Le tout début du chapitre sur la religion civile nous apprend ce dont le Discours sur l’inégalité ne

touchait pas même mot : les religions possèdent une responsabilité historique dans la montée

et la cristallisation de l’inégalité entre les hommes470 : « Les hommes n’eurent point d’abord

d’autres rois que les dieux, ni d’autre gouvernement que le théocratique (…). Il faut une longue

altération de sentiments et d’idées pour qu’on puisse se résoudre à prendre son semblable pour

maitre, et se flatter qu’on s’en trouvera bien471 ». Le Contrat social présente donc la religion de

deux manières distinctes : d’une part, elle constitue le moyen de surmonter le problème auquel

fait inévitablement face la fondation d’un régime conforme au droit politique; de l’autre, en

revanche, elle se révèle en partie coupable de la création (tout comme du maintien) du

problème que le pacte social est sensé résoudre. En faisant un usage politique de la religion, le

législateur se munit donc d’une lame à double tranchant, et il doit en cela redoubler de

prudence s’il veut réussir sans tuer dans l’œuf le projet d’incarner institutionnellement le droit

politique.

L’utilité de la religion dans la cité consiste à établir puis figer un corps d’opinions nécessaires

au lien social (que Rousseau appelle le lien moral). Mais comme elle constitue l’un des

fondements principaux de l’inégalité parmi les hommes, ses inconvénients dépassent souvent

largement ses avantages. C’est notamment le cas de l’une de ses formes historiques : le

christianisme. Celui-ci sépara « le système théologique du système politique, fit que l’État cessa

d’être un, et causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples

469 H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, pp. 246-247. 470 L’ensemble du Discours sur l’inégalité se caractérise en fait par un certain mutisme au sujet de la religion, mutisme qui s’explique peut-être par le but que Rousseau s’y propose : reconstruire l’histoire du genre humain « s’il fut resté abandonné à lui-même » par Dieu. Discours sur l’inégalité, p. 133. 471 Contrat social, p. 460.

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chrétiens472 ». Reconstituons dans son exactitude la critique que Rousseau formule à l’égard du

christianisme, exposée de manière elliptique dans l’ensemble du chapitre.

Le polythéisme se décline aux yeux de Rousseau en une multitude de religions nationales qui

réunissaient « le culte divin et l’amour des lois473 », si bien que l’homme n’y « distinguait point

ses dieux de ses lois474 ». Pour les païens, « servir l’État » revenait à « en servir le Dieu

tutélaire475 ». Si cette confusion avait ses effets pervers, elle donnait néanmoins à l’État et à ses

lois une profonde autorité morale. Les Évangiles vinrent cependant modifier en profondeur ce

tableau, parce qu’elles affirment que le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde (Jean XVIII).

À partir du moment où l’esprit du christianisme gagna l’Europe, en effet, le « culte sacré est

toujours resté ou redevenu indépendant du Souverain, et sans liaison nécessaire avec le corps

de l’État476 ». Le christianisme, autrement dit, eut lentement l’effet de retirer aux pouvoirs

temporels leur statut de médiateurs entre le divin et l’humain. Or de cette soustraction résulta

avec le temps l’établissement d’une puissance unique dans l’histoire, l’Église catholique, qui

s’appropria ce rôle. « Alors tout a changé de face, les humbles chrétiens ont changé de langage,

et bientôt on a vu ce prétendu royaume de l’autre monde devenir sous un chef visible le plus

violent despotisme dans celui-ci477 ». Aux côtés des pouvoirs temporels se posa alors un

pouvoir spirituel entièrement distinct d’eux, et qui tendit à partir de ce moment à les réduire à

l’obéissance.

Cette tendance s’avère pour Rousseau le fruit de l’ « esprit du christianisme478 » même, ce

pourquoi elle caractérise non seulement l’Église catholique, mais encore toutes les autres

formes prises par le christianisme plus tard dans l’histoire, y compris celles dirigées par des

monarques : « Parmi nous, les Rois d’Angleterre se sont établis chefs de l’Église, autant en ont

fait les Tzars; mais par ce titre ils s’en sont moins rendus les maitres que les ministres; ils ont

moins acquis le droit de la changer que le pouvoir de la maintenir; ils n’y sont pas législateurs,

ils n’y sont que princes. Partout où le clergé fait un corps, il est maitre et législateur sans sa

472 Ibid., p. 462. 473 Ibid., p. 464. 474 Ibid., p. 460. 475 Ibid., p. 465. 476 Ibid., p. 462 477 Idem. 478 Idem.

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patrie. Il y a donc également deux puissances, deux souverains, en Angleterre et en Russie479. Il

faut lire ce passage en gardant en tête l’acception bien précise que prennent les mots « prince »,

« souverain » et « législateur » dans le Contrat social : le prince n’est en droit que l’exécutant des

volontés exprimées par le souverain, et le contenu des volontés du souverain se révèle lui-

même déterminé par le législateur. L’autorité morale du clergé en fait pour ainsi dire un

législateur, parce qu’elle dirige les opinions et donc les volontés des sujets du monarque. Or

comme le pouvoir de chaque monarque repose sur les préjugés de ceux qu’il gouverne480, le

clergé se fait en quelque sorte également le maître du monarque, son souverain, usurpant

également la place qui revient au corps du peuple. Le rôle du monarque se réduit ainsi à celui

de simple prince du clergé481.

En pratique, cela signifie qu’aux yeux de ceux qui lui sont soumis, le pouvoir temporel tire sa

légitimité de son adhésion à la forme historique particulière que prend le christianisme dans

son État, de même que de son adéquation intégrale à ses préceptes. Mais, par l’un des ressorts

singuliers du christianisme, il s’en trouve par là tout à fait confirmé dans son rôle et ses

prérogatives, puisque les Évangiles, avance Rousseau, enseignent la soumission aux pouvoirs

établis. Le philosophe a ici vraisemblablement en tête un passage des épitres de Saint Paul

(Rom XIII) : « Que tout comme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a

d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi celui qui s’oppose à

l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur

eux-mêmes482 ». Placés sous la dépendance du clergé, les monarques trouvent donc pourtant

dans le christianisme de quoi forger la prétention de tenir leur pouvoir de l’autorisation directe

et immédiate de Dieu483.

479 Ibid., p. 463. 480 Cf. Émile, pp. 308-309. 481 Cette réalité se fait pour Rousseau sentir partout où prévaut l’esprit du christianisme. Or elle s’incarne peut-être davantage en terres catholiques, comme le laisse penser une note de bas de page : « La communion et l’excommunication sont le pacte social du clergé, pacte avec lequel il sera toujours le maitre des peuples et des Rois » (Contrat social, p. 463). 482 Augustin Bea et al., Traduction œcuménique de la Bible: comprenant l’Ancien et le Nouveau Testament : traduits sur les textes originaux hébreu et grec avec introduction, notes, références et glossaire., Alliance biblique universelle ; Le Cerf, Toronto; Paris, 1977, p. 1568. 483 C’est la doctrine de l’État souverain de droit divin, qui eut cours en Europe dès la fin du XVIe siècle. Qu’est-ce en effet que le droit divin ? C’est l’idée selon laquelle le roi tient sa couronne et son pouvoir d’une autorisation directe et immédiate de Dieu, et de Dieu seul. Cf. Marcel Gauchet, Un monde désenchanté?, l’Atelier, Paris, 2004, p. 116.

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En vertu de ce qui précède, le christianisme se révèle une religion tout à fait impropre aux

États libres et conformes au droit politique, et ce, pour trois raisons principales. La première

raison tient bien sûr au fait qu’il engendre la constitution de corps sociaux religieux (les clergés)

distincts du reste du corps politique, et qui usurpent à la longue la place du législateur et celle

du souverain légitime. La seconde raison est qu’en vertu de l’enseignement de Saint Paul, le

christianisme se fait une école de servitude. Son action consisterait donc plutôt à fragiliser qu’à

solidifier les intuitions d’un État républicain484. En effet, s’il y apparaissait un quelconque

ambitieux, « celui-là très certainement [aurait] bon marché de ses pieux compatriotes. (…) Dès

qu’il [aurait] trouvé par quelque ruse l’art de leur en imposer et de s’emparer d’une partie de

l’autorité publique, voilà un homme constitué en dignité; Dieu veut qu’on le respecte; bientôt

voilà une puissance; Dieu veut qu’on lui obéisse; le dépositaire de cette puissance en abuse-t-il?

C’est la verge dont Dieu punit ses enfants485 ». Ainsi, l’esprit du christianisme diminue jusqu’à

éliminer le goût pour la liberté, et il est « trop favorable à la tyrannie pour qu’elle n’en profite

pas toujours486 ». La troisième raison tient aussi à l’enseignement de Saint Paul. Rousseau pense

en effet que celui-ci inscrit dans l’État comme dans l’âme des citoyens une contradiction

potentielle. Les chrétiens sont tenus d’obéir aux puissances établies – spirituelles comme

temporelles. Or survient un conflit entre ces puissances, et ce devoir se trouve tragiquement

mis en opposition avec lui-même : « il a résulté de cette double puissance un perpétuel conflit

de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible dans les États chrétiens, et l’on n’a

jamais pu venir à bout de savoir auquel du maitre ou du prêtre on était obligé d’obéir487 ». Dans

l’ensemble de son œuvre, Rousseau semble avoir considéré (peut-être parce que Platon fut une

lecture déterminante pour la formation de ses idées) que l’une des tâches du fin politique

consiste à assurer l’unité de l’État tout comme celle de l’âme individuelle488. Or le christianisme

484 « J’appelle (…) République tout État régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être : car alors seulement l’intérêt public gouverne, et la chose publique est quelque chose. Tout gouvernement légitime est républicain » (Contrat social, pp. 379-380). 485 Ibid., p. 466. 486 Ibid., p. 467. 487 Ibid., p. 462. 488 Nous pensons au parallélisme entre l’unité de la cité et celle de l’âme dans la République. Le Contrat social est traversé par ce souci d’unité. Au niveau politique, on le remarque par le soin que prend Rousseau à décrire les moyens appropriés pour réduire à néant l’influence des sociétés partielles (ibid., pp. 444-453). On le remarque aussi dans sa théorie (peu libérale) de la séparation des pouvoirs, selon laquelle le pouvoir exécutif se révèle entièrement soumis au pouvoir législatif (ibid., pp. 395-400). Au niveau de l’âme, le souci rousseauiste de l’unité s’exprime dans sa volonté de faire dériver les devoirs du citoyen « de la préférence que chacun se donne » (ibid., p. 373) pour favoriser l’harmonie entre les penchants naturels et les obligations civiles. Il s’exprime de même dans le chapitre sur la religion civile, où Rousseau insiste sur l’importance de ne pas mettre les devoirs en contradiction

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rend cette unité impossible, d’où la nécessité de le rejeter pour celui qui désire fonder un État

bien constitué. Il écrit ainsi de manière tranchante : « Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut

rien : toutes les institutions qui mettent l’homme en contradiction avec lui-même ne valent

rien489 ».

III. Religion civile et religion naturelle : un parallèle

Les effets politiquement nocifs du christianisme constituent donc la pierre d’assise de la

critique que Rousseau lui adresse. Celle-ci se révèle en cela, dans le Contrat social, formulée du

point de vue de l’utilité et non de celui de la vérité. Or pour déterminer la matière et la forme

d’une religion conforme au droit politique, le législateur devra également adopter le point de

vue de l’utilité. Le raisonnement de Rousseau se décline ainsi :

Le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets ne passe point, comme je l’ai dit, les bornes de l’utilité publique. Les sujets ne doivent donc compte au souverain de leurs opinions qu’autant que ces opinions importent à la communauté. Or il importe bien à l’État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’État ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale, et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu’il lui plait, sans qu’il appartienne au souverain d’en connaitre; Car comme il n’a pas de compétence dans l’autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir ce n’est pas son affaire, pourvu qu’ils soient bons citoyens dans celle-ci490.

En droit, le souverain peut légiférer sur ce qui se rapporte à l’intérêt commun. Il ne peut en

revanche charger les citoyens d’obligations inutiles à la communauté; « il ne peut pas même le

vouloir491 ». Or il existe bien pour Rousseau quelques opinions nécessaires au bien-être de la

communauté, des opinions « sans lesquelles il est impossible d’être bon citoyen ni sujet

fidèle492 ». Ce sont des « maximes sociales493 », c’est-à-dire des opinions qui insufflent en

chacun un « sentiment de sociabilité494 ». Dans une note de bas de page de l’Émile, on en

comprend toute l’importance : « l’irréligion et en général l’esprit raisonneur et philosophique

attache à la vie, effémine, avilit les âmes, concentre toutes les passions dans la bassesse de

les uns avec les autres (ibid., p. 462). Sur la nocivité de la contradiction dans l’âme humaine en général, voir aussi : Fragments politiques, pp. 475 et 510 ; Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 828 ; Émile, pp. 249-251. 489 Contrat social, p. 464. 490 Ibid., p. 468. 491 Ibid., p. 373. 492 Ibid., p. 468. 493 Lettre à Voltaire sur la Providence, p. 1073. 494 Contrat social, p. 468.

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l’intérêt particulier, dans l’abjection du moi humain, et sape ainsi à petit bruit les vrais

fondements de toute société, car ce que les intérêts particuliers ont de commun est si peu de

chose qu’il ne balancera jamais ce qu’ils ont d’opposé495 ». Sans le support de certaines opinions

religieuses, les passions aimantes ne semblent pas capables de faire équilibre à l’attrait de

l’intérêt particulier. On en devine la raison profonde. Comme Rousseau les fait dériver de

l’amour de soi, celles-ci ne sauraient, sans un support extérieur, rendre chaque contractant apte

à « immoler au besoin sa vie à son devoir496 ». Une éducation religieuse s’avère ainsi

indispensable au parachèvement de l’éducation du citoyen. Sans elle, l’identification du sort de

chacun à celui de la communauté ne peut manquer de s’effriter, et ce, parce que les points par

où divergent les intérêts individuels se révèlent infiniment plus nombreux que ceux par où ils

convergent. Autrement dit, sans la religion, à la longue, l’amour que chacun se porte

naturellement cesse d’envelopper les autres; le moi se rétrécit, et avec lui le point d’application

des passions.

En résumé, le souverain est en droit de légiférer sur ce qui se rapporte à l’intérêt commun, et

certaines opinions religieuses importent effectivement au sort de la communauté, parce qu’elles

entretiennent un lien direct avec la morale. Le souverain est par conséquent en droit d’exiger

de ses membres qu’ils professent publiquement leur foi en elles. Ces opinions sont simples, et

en petit nombre. Par la négative, le raisonnement de Rousseau soustrait en revanche de la prise

de l’État l’ensemble des opinions religieuses qui n’entretiennent aucun lien avec la pratique

journalière des devoirs civiques : « [Quant] aux opinions qui ne tiennent point à la morale, qui

n’influent en aucune manière sur les actions, et qui ne tendent point à transgresser les lois,

chacun n’a là-dessus que son jugement pour maitre, et nul n’a ni droit ni intérêt de prescrire à

d’autres sa façon de penser497 ». La religion purement civile que propose Rousseau constitue

donc l’exigence d’une forme de religiosité minimale de la part des citoyens. Au-delà de cette

religiosité minimale, elle implique l’admission en droit de la diversité des opinions et des

coutumes religieuses.

495 Émile, p. 633. 496 Contrat social, p. 468. 497 Lettre à Christophe de Beaumont, p. 973. Ces opinions sans lien avec la pratique constituent quant à elles la très vaste majorité des opinions religieuses. On compte dans leurs rangs, par exemple, celles portant sur la Sainte Trinité, sur la résurrection du Christ, sur les miracles qu’il a pu ou non accomplir, etc.

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Élaborée à partir du point de vue de l’utilité, elle ne contiendrait donc que les quelques

croyances spirituelles nécessaires au maintien du corps social et des lois : « L’existence de la

divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le

bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois; voilà les

dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul; c’est l’intolérance498 ».

Quelques remarques s’imposent. Les « dogmes positifs » de la religion civile, à l’exclusion du

dernier499, correspondent au plus petit dénominateur commun entre les religions monothéistes.

Ils correspondent aussi et par le fait même, comme plusieurs commentateurs l’ont fait

remarquer, aux seuls dogmes admis par la religion naturelle, qui fait l’objet d’un long

développement dans l’Émile de la part du Vicaire Savoyard500. Cela laisse penser que si les

dogmes de la religion civile sont déterminés en fonction de leurs conséquences politiques, il

semble pourtant que ceux-ci ne doivent pas être considérés comme de pures fabrications.

Autrement dit, adopter le point de vue de l’utilité ne signifie pas forcément que la vérité doive

lui être sacrifiée. Pour parvenir à une compréhension approfondie de la religion civile, il semble

en ce sens nécessaire d’étudier brièvement les rapports qu’elle entretient avec la religion

naturelle.

Dans l’œuvre de Rousseau, la première apparition de l’idée d’une « profession de foi purement

civile » se trouve dans la Lettre à Voltaire sur la Providence (18 août 1756). Si l’on en croit

Gouhier, cette lettre marquerait l’étape d’un croisement des réflexions de Rousseau sur la

religion naturelle et la religion civile, « l’une et l’autre recevant plus tard leur forme définitive

dans deux ouvrages écrits en même temps et publiés la même année, en 1762501 » : l’Émile et le

Contrat social. Autrement dit, sous forme d’ébauche, l’une et l’autre ne semblent faire qu’une

dans la Lettre à Voltaire sur la Providence; elles n’auraient été séparées qu’ensuite. Le Contrat social

parait fournir l’une des raisons de cette séparation.

498 Contrat social, pp. 468-469. 499 Nous consacrerons plus bas un développement substantiel à la manière dont on doit entendre le dogme de la sainteté du contrat social et des lois. 500 Cf. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 252; Philip Knee, « Religion et souveraineté du peuple : de Rousseau à Tocqueville », dans Canadian Journal of Political Science / Revue canadienne de science politique, XXIH:2 (June/juin 1990), p. 217. 501 H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 247.

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Le chapitre sur la religion civile fait en effet directement référence à la religion naturelle; il la

désigne à la fois comme le « vrai théisme502 » et comme le « christianisme503 » originel. Mais

remarquons, avec Gouhier encore une fois, qu’elle n’a de chrétienne que le nom : elle ne

remédie à aucun péché, enseigne un salut sans grâce, présente un christ sans incarnation, sans

résurrection, sans rédemption, et postule une primauté des œuvres sur la foi504. La religion

naturelle est en fait une religion simple, dépouillée de mystères et, plus généralement, de tout

apparat; elle est « sans temples, sans autels, sans rites, bornée au culte purement intérieur du

Dieu suprême et aux devoirs éternels de la morale505 ». Cette simplicité lui vaut cependant un

défaut : elle n’entretient « nulle relation particulière avec le corps politique », laissant « aux lois

la seule force qu’elles tirent d’elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre, et par là un des

grands liens de la société particulière reste sans effet506 ». La religion naturelle se doit alors

d’être complétée pour être admise en cité, et ce, en lui adjoignant cette « relation particulière »

avec le corps de l’État lui faisant défaut. De là, sans doute, l’ajout d’un dogme négatif qui

proscrit explicitement l’intolérance, et celui d’un dogme positif sur la sainteté du contrat social

et des lois. Mais cette différence, à notre avis, s’avère beaucoup plus ténue que ce que

Rousseau en dit dans son Contrat social. En vérité, il y a un parallélisme tout à fait frappant entre

la religion naturelle et la religion civile, et ce, parce que les dogmes que cette dernière contient

en plus ne semblent que transposer politiquement certains traits inhérents à la religion

naturelle. Pour le montrer, il nous faudra porter un instant notre attention sur la Profession de

foi du Vicaire Savoyard, au quatrième livre de l’Émile.

La Profession de foi expose le parcours intellectuel et spirituel du Vicaire Savoyard. Pour se

sortir d’un pyrrhonisme insupportable, celui-ci se propose de concentrer ses recherches sur ce

qui l’ « intéresse immédiatement507 », c’est-à-dire sur les seuls dogmes religieux « essentiels à la

pratique508 ». Ces dogmes, pour cette raison même, « importent à la communauté » aux yeux du

législateur, parce qu’ils incitent chacun à « aimer ses devoirs509 ».

502 Contrat social, p. 464 503 Ibid., p. 465. 504 Cf. H. Gouhier, Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, p. 238. 505 Contrat social, p. 464. 506 Ibid., p. 465. 507 Émile, p. 569. Nous avons adapté le temps du verbe. 508 Idem. 509 Contrat social, p. 468.

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Pour parvenir à la conclusion qu’il existe, au principe de toute chose, une volonté toute

puissante et bienveillante, et, après la mort, une rétribution des biens et des maux commis, le

Vicaire utilise une méthode intellectuelle particulière, qui met volontairement de côté l’autorité

des textes considérés couramment comme révélés510. Cette méthode, Rousseau la décrit en ces

termes dans les Rêveries du promeneur solitaire : « trouvant de toutes parts des mystères

impénétrables et des objections insolubles, j’adoptai dans chaque question le sentiment qui me

parut le mieux établi directement, le plus croyable en lui-même sans m’arrêter aux objections

que je ne pouvais résoudre mais qui se rétorquaient par d’autres objections non moins fortes

dans le système opposé511 ». Contrairement aux positions matérialistes, les articles de foi qu’en

vient à se donner le Vicaire jouissent donc aux yeux de Rousseau de certains avantages

rationnels, sans pour autant faire l’objet de démonstrations qui évinceraient tout à fait les

points de vue opposés. Ils expliquent le monde d’une manière plus simple, plus intelligible ; ils

permettent d’éviter de tomber dans des paralogismes, dans des absurdités criantes512. Ils offrent

plus de vraisemblance, ce pour quoi le sentiment intérieur se prononce en leur faveur.

En d’autres mots, les articles de foi du Vicaire permettent le dépassement de son premier

pyrrhonisme parce que la persuasion du cœur s’ajoute à la découverte de leur vraisemblance

par la raison. Le contenu de la religion naturelle peut donc être déterminé par le seul usage des

facultés dont l’homme dispose naturellement. Il est universel, et ce, parce qu’il s’offre au cœur

et à l’intelligence de chacun : « L’homme à la fois raisonnable et modeste, dont l’entendement

exercé, mais borné, sent ses limites et s’y renferme, trouve dans ces limites la notion de son

âme et celle de l’auteur de son être, sans pouvoir passer au-delà pour rendre ces notions claires

510 L’une des lignes directrices de l’Émile est certainement l’effort pour supprimer toute forme d’apprentissage qui se produit via l’imposition de l’autorité intellectuelle d’un quelconque maître, qu’il soit réel ou livresque. Lorsque vient le temps d’enseigner à Émile, l’élève fictif du traité, ses premières notions religieuses et morales, un problème particulièrement difficile se pose : « C’est surtout en matière de religion que l’opinion triomphe. Mais nous qui prétendons secouer son joug en toute chose, nous qui ne voulons rien donner à l’autorité, nous qui ne voulons rien enseigner à notre Émile qu’il ne pût apprendre de lui-même par tout pays, dans quelle religion l’élèverons-nous ? » (Émile, p. 558). La Profession de foi du Vicaire Savoyard répond directement à ce problème ; elle constitue en cela, écrit Rousseau, un « exemple de la manière dont on peut raisonner avec son élève pour ne pas s’écarter de la méthode que j’ai tâché d’établir » (ibid., p. 635). 511 Les rêveries du promeneur solitaire, p. 1018. Voir aussi trois autres passages similaires : Émile, p. 570 ; Rousseau juge de Jean-Jacques, p. 879 ; Lettre à M. de Franquières, p. 1135. 512 Voir sur ce point l’examen minutieux d’Olaso. Cf. E. Olaso, « The two scepticisms of the Savoyard vicar », dans Richard A. Watson and James E. Force (ed.), The Sceptical Mode in Modern Philosophy. Essays in Honor of Richard H. Popkin, Dordrecht, coll. « Archives internationales d'histoire des idées », Boston, 1988, pp. 50-51. Voir aussi Marc-André Nadeau, « Le scepticisme de Rousseau dans La profession de foi du vicaire savoyard », dans Lumen 25 (2006), p. 32-36.

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et contempler d’aussi près l’une et l’autre que s’il était lui-même un pur esprit513 ». Parce que la

religion civile, en bonne partie, se borne à réitérer le contenu de la religion naturelle, elle se

rend indépendante de toute forme de révélation mystérieuse, et efface par le fait même ce qui,

politiquement, justifie l’existence d’un corps sacerdotal ayant pour vocation et pour privilège

exclusif d’en déterminer la signification dernière.

Au-delà de ce qu’on peut raisonnablement conclure en matière de religion, la raison doit

cependant constater ses limites et les respecter : « tant qu’on ne donne rien à l’autorité des

hommes ni aux préjugés du pays où l’on est né, les seules lumières de la raison ne peuvent dans

l’institution de la nature nous mener plus loin que la religion naturelle514 ». La deuxième partie

de la Profession de foi du Vicaire Savoyard table ainsi sur l’insuffisance des preuves qu’offrent

les tenants des principales religions révélées pour pousser plus loin la métaphysique

minimaliste mise en place par le Vicaire. En d’autres termes, le Vicaire tentera d’y montrer

qu’on ne saurait raisonnablement choisir une religion particulière pour compléter la religion

naturelle – pour dissiper l’obscurité de ses dogmes, en étendre le nombre et en faire, à

proprement parler, des connaissances. Pour tout ce qui excède les articles de foi de la religion

naturelle, le Vicaire reste autrement dit dans un « scepticisme involontaire515 ». La tolérance que

le Souverain commande à ses membres d’adopter envers la diversité des pratiques religieuses516

parait l’équivalent politique de ce scepticisme. Ainsi, le « dogme négatif » de la religion civile ne

constitue pas réellement un ajout à la religion naturelle; il clarifie et formule comme « dogme »

la conduite qu’elle inspire. En effet, le doute du Vicaire est respectueux; cette suspension du

jugement à laquelle il se voit contraint signifie qu’il s’abstient de rejeter ou admettre ce qui, en

matière de religion, n’est pas à la portée de ses facultés. Il est par là porté à voir les religions

établies comme « autant d’institutions salutaires qui prescrivent dans chaque pays une manière

uniforme d’honorer Dieu par un culte public, et qui peuvent toutes avoir leurs raisons dans

513 Lettre à M. de Franquières, p. 1137. 514 Émile, pp. 635-636. 515 Ibid., p. 627. 516 Précisons : le souverain proscrit l’intolérance envers les religions compatibles avec le petit noyau de croyances qu’il demande d’adopter. Cela signifie le rejet des religions qui se prétendent l’unique voie vers le salut, et ce, précisément parce que ces religions sont intolérantes par principe. Cf. Contrat social, p. 469 ; Lettre à Voltaire sur la Providence, p. 1073.

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(…) quelque autre cause locale qui rend l’une préférable à l’autre selon les temps et les

lieux517 ».

De manière similaire, le dogme de la religion civile posant la sainteté du contrat social et des

lois pourrait en quelque sorte traduire, toujours sur le plan politique, l’usage que le précepteur

fait de la religion naturelle auprès d’Émile. C’est ici que le parallèle entre les deux religions se

ferait le plus instructif. Penchons-nous sur une scène de la fin du quatrième livre de l’Émile, qui

étaye singulièrement ce parallèle, puisqu’à travers elle Rousseau complète une réflexion sur le

respect des engagements entamée dès le deuxième livre. Intéressons-nous particulièrement au

contexte qui amène Émile à s’engager auprès de son précepteur, contexte soigneusement

déterminé par ce dernier.

Pour influencer la sensibilité de son élève, en effet, le précepteur agit soigneusement sur son

imagination – à la manière des grands hommes politiques de l’Antiquité. La façon dont il tire

les ficelles dans cette scène est directement inspirée d’une maxime de philosophie politique

qu’enseigne l’histoire ancienne. Elle s’avère en cela solidaire d’une critique de la manière dont

les hommes politiques modernes exercent leur pouvoir : « J’observe que dans les siècles

modernes les hommes n’ont plus de prise les uns sur les autres que par la force et par l’intérêt,

au lieu que les anciens agissaient beaucoup plus par la persuasion, par les affections de l’âme,

parce qu’ils ne négligeaient pas la langue des signes518 ». En faisant impression sur l’imagination

de leurs concitoyens, les grands politiques de l’Antiquité parvenaient à diriger leur volonté

même, et à rendre l’usage de la force et celui de l’intérêt inutiles. Tout comme le législateur du

Contrat social, le précepteur d’Émile imite (dans une certaine mesure) leur exemple; il renonce à

convaincre par de froids arguments, pour plutôt s’appliquer à la persuasion, de manière à

« faire passer par le cœur le langage de l’esprit519 ». Cette duplicité sert un but précis, également

similaire à celui que poursuit le législateur : produire un pacte compatible avec la liberté de

celui qui y consent, tout en assurant la solidité de la parole donnée. Mais pour suivre l’exemple

des grands politiques de l’Antiquité, il lui faut, mutatis mutandis, reproduire les conditions dans

lesquelles ceux-ci concluaient leurs contrats :

Toutes les conventions se passaient avec solennité pour les rendre plus inviolables ; avant que la force fut établie les dieux étaient les magistrats du genre humain : c’est par-devant

517 Émile, p. 627. 518 Ibid., pp. 645-646. 519 Ibid., p. 648.

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eux que les particuliers faisaient leurs traités, leurs alliances, prononçaient leurs promesses ; la face de la terre était le livre où s’en conservait les archives. Des rochers, des arbres, des monceaux de pierre consacrés par ces actes et rendus respectables aux hommes barbares, étaient les feuillets de ce livre ouvert sans cesse à tous les yeux. Le puits du serment, le puits du vivant et voyant, le vieux chêne de Mambré, le monceau du témoin, voilà quels étaient les monuments grossiers mais augustes de la sainteté des contrats ; nul n’eut osé d’une main sacrilège attenter à ces monuments, et la foi des hommes étaient plus assurée par la garantie de ces témoins muets qu’elle ne l’est aujourd’hui par toute la vaine rigueur des lois520.

Les anciens projetaient par imagination de la volonté et de l’intelligence dans les choses; le

monde était pour eux enchanté, c’est-à-dire animé et habité par les dieux. Tout pouvait par là

être élevé au rang de signe. Un arbre ou un puits mettait en présence de choses absentes; ils se

sentaient par là en permanence sous le regard des dieux. Cela disposait la sensibilité des

hommes d’une manière particulière : leur amour-propre, certes sensible à l’estime de leurs

semblables, ne l’était pas moins des jugements que portaient sur eux les dieux. Cela conférait

de la gravité à leurs serments. Prêtés en présence du divin, ils étaient empreints de « sainteté ».

Les positions matérialistes soutenues par les philosophes modernes menacent cependant cette

disposition de la sensibilité. C’est pourquoi le précepteur doit chercher à la reproduire, et ce,

dans des conditions historiques très différentes. Fort de l’examen qu’il a mené avec son élève

sur les dogmes de la religion naturelle, il prend soin de réenchanter le monde. Grâce au

pouvoir qu’exercent ceux-ci sur l’imagination d’Émile, la nature peut à ses yeux être

transfigurée, elle peut être vue comme l’ouvrage de « l’Être éternel ». En suscitant le sentiment

de la présence de Dieu, le sentiment d’être observé de lui, tout ce qui l’environne s’élève au

rang de signe; « les rochers, les bois, les montagnes » deviennent les « monuments de ses

engagements 521 ».

La scène nous permet de réfléchir sur la manière exacte dont la religion doit concourir au bien

de la cité conforme au droit politique, et de proposer une interprétation qui, pensons-nous, a

l’avantage de restituer la cohérence du Contrat social. Le législateur doit enchâsser dans la

religion civile le dogme de la sainteté du contrat social et des lois. Ainsi assure-t-il de manière

durable le consentement des contractants. Mais, le paganisme éteint, celui-ci ne peut plus

fabriquer l’heureuse confusion qui faisait passer les lois pour des commandements divins. Il

520 Idem. 521 Ibid., p. 648.

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doit alors susciter d’une autre manière le sentiment de la sainteté du contrat social et des lois.

Pour cela, il n’a pas besoin de dissimuler leur origine.

Le pacte social constitue l’engagement de se soumettre à la volonté générale. L’utilisation

politique de la religion doit quant à elle inscrire dans la sensibilité l’obligation d’obéir au pacte

social. Sans se dénaturer, ce contrat peut être prêté en présence du divin, c’est-à-dire sous un

regard qui traverse les apparences pour sonder le fond de l’être. Dans le Projet de constitution pour

la Corse, Rousseau prescrit ainsi à tous les habitants de l’île de se réunir le même jour, « chacun

dans sa ville, bourgade ou paroisse », pour prêter puis célébrer un serment solennel par lequel

ils se réuniraient « en un seul corps politique, dont tant les corps qui doivent la composer que

les individus seront désormais les membres522 ». Le pacte proposé, qui reflète tout à fait l’esprit

de celui qu’on trouve dans le Contrat social, en diffère pourtant par un point crucial : Rousseau y

intègre une dimension religieuse, en enjoignant tous les membres de la nation corse de le

prononcer « sous le ciel et la main sur la Bible523 », et « au nom de Dieu tout puissant524 ». On

voit l’utilité de cet expédient : il fait du respect de la parole donnée une condition nécessaire à

l’obtention de l’estime de Dieu. Le « vrai croyant », en effet, celui « qui se sent partout sous

l’œil éternel », « aime à s’honorer à la face du ciel d’avoir rempli ses devoirs sur la terre525 ». La

force de l’amour-propre, au lieu de tendre continuellement à dissoudre l’édifice social, devient

alors l’une de ses plus solides fondations.

Le rôle du législateur devient ensuite, pour le corps politique, celui d’un accoucheur de volonté

générale. Sa tâche est de lui proposer un ensemble de lois réunissant les conditions essentielles

à la réalisation de l’intérêt partagé par chacun de ses membres. Il enseigne de cette manière aux

individus ce qu’ils veulent en tant que peuple; il rend manifeste l’objet vers lequel tend leur

volonté générale. Mais, pour que ses lois soient ratifiées par l’assemblée, elles doivent

522 Projet de constitution pour la Corse, pp. 919 et 943. Ce passage laisse d’ailleurs penser que le pacte social ne constitue pas seulement une idée abstraite exprimant le fondement du droit politique, ou encore, sur le plan pratique, une organisation de la sensibilité. Il peut en outre s’avérer important qu’il soit effectivement prêté lors du moment inaugural du corps politique, et ce, pour agir sur le cœur et l’imagination de tous ceux qui le prononcent. 523 En prescrivant aux Corses de prêter le serment la main sur la Bible, Rousseau reste-t-il cohérent avec les thèses du Contrat social, qui contient, comme nous l’avons vu, une critique sans appel des effets politiques du christianisme ? Bien que cela puisse surprendre, il semble que ce soit bien le cas. Il importe que le législateur imite Solon, et s’adapte aux mœurs, aux coutumes, aux opinions propres du peuple à instituer. Le moment où les Corses prononcent le pacte ne peut en ce sens faire impression sur eux que s’ils y font participer leur propre religion. N’empêche : le christianisme ne devient pas pour cela une religion d’État ; et, en droit, la Bible ne représente pas aux yeux du souverain un texte révélé. 524 Ibid., p. 943. 525 Lettre à M. de Franquières, p. 1144.

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préalablement obtenir son assentiment. Il doit donc franchir un pas de plus, et, à l’aide d’une

ruse, entrainer chaque contractant à accorder plus d’importance au bien commun qu’à son bien

particulier. C’est pourquoi il donne l’impression que la volonté du corps social surpasse

infiniment la volonté individuelle, et ce, parce qu’elle possède tous les attributs du divin. Elle

est ce qui, chez eux, ressemble, voire coïncide avec ce Dieu qui les observe et qui les juge.

Selon cette perspective, l’expression « sainteté de la loi » renvoie donc à la sainteté de la

volonté générale, et recoupe simplement l’une des manières dont elle est préalablement

présentée dans le Contrat social. Le législateur l’enveloppe de cette manière d’une profonde

autorité morale, donnant à ses déclarations la durabilité nécessaire pour qu’elles puissent

lentement imprégner l’intériorité des contractants, et ce, de façon à traduire, dans une

disposition bien précise de leur sensibilité, les termes mêmes du pacte social. Autrement dit, il

fait ainsi jouer le temps en sa faveur, et permet à ses lois d’enfanter en eux cet esprit social par

lequel ils deviendront « civils par leur nature et citoyens par leurs inclinations526 ».

526 Fragments politiques, p. 510.

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Conclusion

Bergson écrivait qu’un système philosophique apparaissait d’abord à celui qui l’étudiait

comme « un édifice complet, d’une architecture savante ». Mais, poursuivait-il, à mesure que

nous répétons le contact avec la pensée de l’auteur, et que nous nous imprégnons d’elle, un

sentiment tout à fait différent peut naitre. « D’abord la complication diminue. Puis les parties

entrent les unes dans les autres. Enfin tout se ramasse en un point unique, dont nous sentons

qu’on pourrait se rapprocher de plus en plus quoiqu’il faille désespérer d’y atteindre. En ce

point est quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le

philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie527 ». Ce passage

magnifique de La pensée et le mouvant traduit assez bien la lente métamorphose de l’impression

que peut produire une fréquentation assidue de l’œuvre de Rousseau. S’il serait déplacé de

prétendre traduire en mots cet ineffable point duquel émerge toute une pensée, nous pouvons

néanmoins hasarder à son sujet quelques conjectures.

Au principe de l’œuvre de Rousseau, il y a l’intuition intime et profonde qu’une fois extrait de

l’homme tout ce qu’il doit à la vie sociale, il reste un noyau élémentaire et premier : un élan

naturel favorisant sa conservation et celle de son espèce. C’est l’amour de soi-même, qui se

mêle, voire se confond avec le plaisir très simple d’exister. Dans l’état d’indépendance qu’était

vraisemblablement celui de l’homme originel, l’amour de soi devait en effet inciter l’homme à

satisfaire ses besoins physiques exclusivement, ainsi que prendre spontanément la forme de la

pitié. Demeurant antérieur à toute moralité, de même qu’à toute sociabilité, ce noyau

élémentaire devait en revanche s’avérer sain et droit, ce pourquoi on peut dire l’homme

naturellement bon.

Les ramifications d’une telle idée sont absolument considérables; elle a le pouvoir le

bouleverser l’ensemble des perspectives véhiculées par la tradition sur la moralité, la sociabilité,

le droit et la politique. En effet, d’une part, elle fait voir l’amour de soi-même comme la source

de toute la vie affective de l’âme, comme la racine du désir et comme le substrat de toutes les

passions. D’autre part, elle a pour conséquence majeure de rendre la vie affective de l’âme

fonction des rapports que l’homme croit entretenir avec ses semblables, et, inversement, de

faire que la nature même de ces rapports dépende de la vie affective de l’âme. Lorsque les

527 H. Bergson, La pensée et le mouvant, pp. 118-119.

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relations d’un homme avec ceux qui l’entourent lui paraissent convenables et bonnes, alors son

amour de lui-même, par le truchement de la pitié, le lie à eux par l’activité des passions

aimantes. À partir de son asociabilité première est alors produite une sociabilité qu’on peut

qualifier de naturelle, et ce, parce que fondée dans sa tendance à se retrouver et à se sentir

exister dans ses semblables. Or l’indépendance se révèle le garant de cette forme de sociabilité.

Lorsqu’elle s’érode puis s’éteint, le croisement des intérêts engendre inévitablement leur

opposition sur de multiples niveaux, si bien que cesse l’identification intime qui rend possible

la naissance des passions aimantes. Toute l’activité affective de l’âme se concentre alors dans

les bornes étroites du moi, et l’amour-propre devient l’unique forme que peut prendre l’amour

que chacun se porte naturellement. En se rapprochant par le besoin qu’ils éprouvent les uns

des autres, les hommes se divisent ainsi par l’activité des passions irascibles et haineuses.

On peut illustrer de manière dynamique cette psychologie philosophique, et distribuer dans le

temps ses principales articulations. C’est ce qu’a fait Rousseau en rédigeant le Discours sur

l’inégalité. Il conçoit ainsi, à partir d’un point zéro, à partir d’une forme minimale d’existence

humaine, l’apparition des premières formes de société, et avec elles la mise en mouvement de

la perfectibilité qui caractérise notre espèce. Il imagine la vie en commun fournir la première

occasion de voir ses semblables, et de se savoir vu d’eux. L’affection permise par

l’identification à autrui cohabite alors avec le désir d’en être aimé, d’être préféré aux autres par

les autres. Ce tableau est et demeure celui d’une sociabilité douce, jusqu’au moment où

l’interdépendance et la propriété en modifient considérablement les traits. Dès lors, l’empire

des passions aimantes diminue, pendant que, nourrie par une foule d’idées nouvelles, et excitée

de mille manières par la soif insatiable d’être préféré, l’imagination donne naissance à de

nouveaux désirs, caractérisés par leur illimitation. S’appliquant tant à l’accumulation matérielle

qu’aux signes qui témoignent de cette accumulation, ces désirs enchainent alors chacun au

travail de tous les autres. Plongés dans une dépendance universelle, les hommes en viennent à

se considérer réciproquement comme de simples instruments au service de leurs intérêts

exclusifs. Rousseau imagine enfin l’État s’établir sur cette base, solidifier ces relations d’inimitié

en les pacifiant, et garantir ainsi leur perpétuation. L’État parait alors lui-même la manifestation

la plus hideuse de cette sociabilité d’êtres insociables. Se parant du masque du droit, il consacre

l’exploitation des uns par les autres, et, d’une certaine manière, l’esclavage de tous.

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On comprend très bien qu’une telle manière de concevoir l’action et l’essence des institutions

politiques puisse aller de pair avec le désir d’en proposer d’autres qui en corrigeraient les

imperfections. Voilà où intervient le Contrat social. Loin d’opérer une rupture doctrinale avec le

second discours, celui-ci est au contraire issu du même système.

En remontant par imagination le cours de l’histoire jusqu’au moment de la naissance de la

société, Rousseau pouvait en abstraire le modèle d’un agencement des relations humaines qui,

sans faire violence à la nature, y puise au contraire ses forces. Il conçoit ainsi des institutions

qui transposent dans la vie civile certains traits de la société familiale, des institutions, en

d’autres mots, qui garantissent pour chacun, par rapport à ses pareils, à la fois l’indépendance

légale et l’autosuffisance matérielle. Ce faisant, il met au point un équivalent civil de la liberté

naturelle de l’homme, supprime le principal obstacle au déploiement des passions aimantes et

permet donc l’épanouissement du potentiel social de la nature humaine. Or pour faire

disparaitre la dépendance désordonnée que les hommes éprouvent les uns envers les autres, il

lui parait nécessaire de la remplacer par une dépendance d’un autre type, qui évite les effets

nocifs de la première. C’est pourquoi Rousseau juge salutaire de placer chacun sous la

dépendance de la loi. Générale dans sa source comme dans son objet, la loi possède un

caractère impersonnel et (relativement) fixe. La dépendance à la loi ressemble alors à la

dépendance des choses. Regardé selon une perspective juridique, le problème devient alors le

suivant : déterminer les termes d’un pacte social qui épouse la fin prescrite par la loi naturelle,

c’est-à-dire la conservation générale, et qui sauvegarde (bien qu’en métamorphosant) ce par

quoi l’homme se définit par nature : la liberté. Voilà pourquoi le pacte social légitime consiste

dans le consentement à se soumettre à la volonté générale.

La césure entre le Discours sur l’inégalité et le Contrat social n’est donc qu’apparente. En mettant en

évidence les grandes articulations d’une pensée cherchant à s’organiser comme une totalité

cohérente, notre analyse parvient en effet à montrer le lien de continuité entre ces ouvrages.

Mais une fois éclairée la façon dont Rousseau peut, sans se contredire, passer de l’un à l’autre,

une étude attentive de la doctrine contenue dans le traité de droit politique nous révèle qu’elle

s’avère elle-même traversée par une série de tensions. Notre approche consiste cette fois à

considérer la plupart des tensions internes du Contrat social comme générées par l’entière

conformité de l’ouvrage au principe duquel dérive la philosophie rousseauiste, c’est-à-dire l’idée

selon laquelle l’amour de soi constitue l’origine et le fondement de toute activité affective de

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l’âme. Ces tensions sont donc bien réelles, mais s’expliquent selon nous étrangement par la

volonté qu’a Rousseau de rester cohérent avec ses premières intuitions.

Nous avons mis en lumière le fait que, si la découverte d’un lien social légitime et sain doit être

le fruit d’une enquête purement rationnelle, sa réalisation et sa solidité ne peuvent par contre

s’avérer seulement le fruit d’un choix rationnel, ponctuel et collectif d’individus désirant

s’associer. Le consentement donnant force aux engagements mutuels des citoyens ne peut

trouver d’assises sûres que dans certaines dispositions affectives bien particulières, qui

garantissent, pour ainsi dire, le renouvellement perpétuel et spontané du pacte qui lie les

citoyens à leurs devoirs mutuels. C’est que le Contrat social contient, voire mêle deux

investigations distinctes : la première vise à dégager les principes du droit politique; la seconde

à mettre en lumière les conditions de leur réalisation pratique.

Ces deux enquêtes adoptent l’amour de soi comme point de départ. Juridiquement, un pacte

social ne saurait être légitime que s’il permet de satisfaire, par la liberté, l’impulsion primordiale

portant chacun à veiller à sa propre conservation. Autrement dit, en consacrant la souveraineté

de la volonté générale, le pacte social dispose le corps politique de telle sorte qu’il soit

gouverné exclusivement sur ce que les intérêts individuels ont de commun. Or la volonté de

l’individu tend ordinairement vers la réalisation de ce qui lui apparait comme son bien le plus

grand, de sorte que, si l’intérêt constituait le principal motif d’association, les passions des

citoyens tendraient continuellement à éroder le nœud social et à éluder les lois. Il faut donc

éduquer l’amour de soi. Par l’utilisation de fictions parfois en décalage avec les principes du

droit politique, il faut en tirer une passion aimante susceptible de le modérer, et faire de celle-ci

le principe de l’attachement de l’individu au corps social. C’est ce qui explique, selon nous, qu’il

y ait présence d’une oscillation dans la présentation des idées de Rousseau, que les concepts

majeurs de son œuvre aient pour ainsi dire deux visages. C’est ce qui explique également la

nécessité de l’intervention d’un sage législateur.

On voit que la philosophie politique rousseauiste est confrontée à un problème fondamental,

générée par la conformité à son idée première, problème que d’aucuns pourraient dire

insoluble : faire pour ainsi dire émerger l’abnégation de soi à partir de l’amour que chacun se

porte. C’est pourquoi un corps politique libre ne saurait exister sans le support d’opinions

religieuses. Le chapitre sur la religion civile représente donc une conséquence nécessaire des

prémisses posées par Rousseau. Son analyse des différentes formes prises par la religion dans

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l’histoire tend cependant à montrer que le philosophe était bel et bien conscient de la difficulté

d’en trouver une qui s’avèrerait compatible avec la liberté civique. Nous pensons qu’il s’agit

pourtant bel et bien de la visée de ce chapitre. Nous avons proposé une interprétation de la

religion civile allant en ce sens. Récupérant au profit du corps politique la force de l’amour-

propre et faisant de la volonté du corps social l’objet du respect de chaque citoyen, elle met en

place des conditions favorables à l’initiation du long processus éducationnel par lequel la

volonté de chaque individu, sous l’insensible influence des lois, doit se généraliser.

Le mouvement d’ensemble de la pensée politique rousseauiste se décline donc comme suit.

Tirée de l’intuition de la bonté naturelle, ou, cela revient au même, de l’idée selon laquelle

l’amour de soi constitue le principe de la vie affective de l’âme, la psychologie philosophique de

Rousseau trouve d’abord son illustration dans l’élaboration d’une fiction : la description de

l’état de nature, joint au récit de sa disparition progressive. La contemplation de cette image lui

permet de tracer les principaux contours d’un droit politique qui – et c’est encore une

conséquence de sa première idée – nécessite pour s’établir une éducation intégrale des passions

au moyen de la fiction. Le point de départ de sa pensée le mène donc d’un côté à réaliser

l’importance capitale de la liberté pour l’homme et donc à poser celle-ci comme son droit

inaliénable. Mais, d’un autre côté, ce même point de départ le conduit à penser que, sans

éducation, l’activité passionnelle de l’âme humaine tendrait forcément, en pratique, à éroder les

conditions de possibilité de la liberté civique. Jamais peut-être un grand philosophe n’aura posé

avec autant de force la nécessité de la liberté politique, tout en pensant l’homme en pratique

incapable, sans l’intervention d’une aide externe, de vivre libre.

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