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LE SAVO YARD

PAR

GH . PAU L DE EDGE .

L’

accen t du pays où l’

on est n é demeurédan s l

espri t et dan s le cœur comme dansa le langage .

I

Maæz'

mes de LA Bocus rouœvnn .

T O ME PREMIER .

lBruxellza

SOCIÉTÉ BELGE DE LIBRAIRIE, ETC . ,

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ANDR É

L E S AVO Y AR D .

CHAPITRE PREMIER :

T ableau de neige. La famille savoy a rde.

La n eige tombait par gros flocons ; ellecouvrait les routes elle rendait encore plusdifli ciles les sen tiers pratiqués dans lesmontagnes les chemin s , souvent bordésde précipices qui entourent la peti te villede l’Hôpital située près du Mont—Blanc .

Notre ch aumière s’éleva it près d ’uneroute

,que le mauvais temps rendait dé

serte depuis quelques Jours . Déjà plus d’un

pied de neige couvrait la terre ; et cepen

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dant ni moi ni mes'

frères ne songionsà rentrer pour nous mettre à l ’abri .J ’étais couché près d’un bloc de rocher ;

et,là

,j e me trouvais aussi bien que sur

un épai s gazon : mes petites mains formaien t des boules avec de la neige et leslançaient à mes frères

,qui , de leur côté ,

m’assaillaient également de boules glacées .

Pierre accroupi dans un enfoncement queforma1t la route ne se montrait que rarement , tâchant de viser adroitemen t , et secachant aussitôt ; Jv ues courait de côtéet d’autre sans se fixer à aucun e place , sebaissant pour ramasser de quoi faire desboules et s’esquivan t lestement après nousles avoir lancées .Quel plaisir nous éprouvions , lorsque

n ous parvenions à nous Quelscris de j oie

,quand Jacques recevait en

fuyant de la neige sur son dos ; lorsquePierre au moment où sa petite tête blondesortait de sa cachette

,étai t atteint à la fi

gure par la boule qui s’

éparpillait sur sonvisage ! Le vaincu mêlait ses ris à ceux du

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va inqueur ; la victoire ne coûtait j amais unelarme . Pouvions-nous sentir le froid ? n ousétions si heureux !…et dans un âge où lebtmheur est pur parce qu’il ne s’y mêle nisouvenirs du passé ,

ni craintes pour l’avenir !Déjà

,plusieurs fois , la voix de notre

mère s’étai t fait entendre,pour nous enga

ger à ren trer . «Nous voilà ! répondionsnous tous trois . Mais au moment de rega

gn er notre demeure un e nouvelle boulede neige , lancée par l

’un de nous faisaitrecommencer la guerre ; chacun s

attaquait

de nouveau ; les cris de j oie , les éclats dela gaîté faisaient encore re tentir les échosde nos montagnes . Nos pieds étaient àdemi morts de froid ; nos petites mainsrouges et engourdies pouvaient à peinesaisir et presser cette neige qui nous procurait de si doux passe-temps ; et cependant nous ne pouvions nous résoudre àretourner près du foyer de notre chaum1ere .

Mais l’approche de la n uit nous force

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enfin à quitter notre j eu . Nous rentronstous les trois essoufïlés haletan s et encorerayon nan s de pla isi r ; nous courons nousblottir contre l’immense foyer

,devan t le

quel notre père est assis sur une grandechaise , tandis que notre mère va et vientdans “ cette vaste pièce

,l ’unique du logis ,

et prépare la soupe pour notre repas dusoir

,tout en n ous grondant d’avoir tant

tardé à rentrer .

Voyez comme ils son t couverts deneige Rester ainsi sur la route par letemps qu’il Hum les mauvais suj ets ! quand ils sont en train dé j ouer , ilsne m ’écon ten t plus !

Ne les gronde pas,Marie ,

» ditnotre père en nous attirant prés de lui ;ne les gronde pas ; ils s

’amusen t,ils sont

Pourquoi déjà chercher à

troubler leurs plaisirs ? Chers en fan sce temps passera si Bientôt la raison amènera les soucis

,les inquiétudes !

Le travail du jour sera-t—il suffisant pourle lendemain ? les espérances d

aujour

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d’hai feront—elles oublier les peines de laveille Toujours des tourmen s ! rarement da plaisir Et j amais des momens aussi doux que ceux qu’il s viennent de goûter ! Moi aussi , j

’a i fait desboules de n eige Il y a quarante ansque j e jouais comme Ce temps estloin

,il a trop peu duré j e ne me rappelle

pas , depuis , avoir éprouvé un plaisir aussivrai .

— Quoi même lorsque tu m'as épouséc , Georget ? dit notre mère d’un ton

de reproche . Mon père la regarde en souriant

,et se contente de murmurer : Oh !

ce n’est plus la même Je n’avaisqu’une chaumière à t’offrir — Eu avais

je davantage ? Cela nous a-t- il empêchéd’étre — Non , sans— Notre maisonnette

,notre travail nous

suffisent ; nous sommes pauvres maisnous n’avons pas encore manqué et nosenfan s s’élèvent bien ; ils grandiront , ilstravailleront à leur — Oui Maisd’ici là Ah Marie Depuis cette

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maudite chute que j ai faite en guidantau glacier ce gros qui ne m’apas même aidé à me ramasser tiens j esens que mes forces j e nepuis recouvrer la santé . . Et s’il fallait telaisser ainsi

,avec ces en fan s dont l ’aîné

n’a que sept ans…hélas ! que deviendriez —vous ?En disant ces mots , mon père nous en

tourait de ses deux bras , et nous pressai tplus fortement contre lui . J ’étais grimpésur ses genoux ; Jacques étai t assis à sespieds : et Pierre , debout près de lui , appuyait sa tête sur son épaule . No tre mères’étai t arrê tée au milieu de la chambre ;les derniers mots de son mari venaient delui serrer le cœur . Elle se détourna

,pour

cacher une larme qui coulait le long deses joues ; et nous , sans trop comprendrece dont il s ’agiss ait , nous redoublions decaresses pour dissiper la tristesse que nouslisions dans les yeux de notre père .

Bon Dieu peut-on avoir de pareillesidées ! dit enfin la bonne Marie en pous

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sant un gros soupir qu’elle ne pouva it pluscontenir ! Ah , Georget ! ne travaille plus ,ne te fatigue Reste auprès denotre foyer . Nos récoltes sont rentrées ,nous avons du pain pour plus de six se

maines encore ; j e ne veux pas que tu

t’

exposes pour gagner quelques piècesd’argent .— Mon père

,dis—je alors en levant

la tête d’un air décidé ; quand il passerades voyageurs , c

est moi qui les conduirai ,c’est moi qui monterai avec eux sur lesglaciers qui leur ferai regarder dans cesbeaux précipices si effrayen s Ils me donmeront quelques pièces de monnaie , j evous les rapporterai

,et vous n ’aurez plus

besoin de vous fatiguer . Vous le voulezbien n’est-cc pas mon père

Tu es encore tr0p jeune mon peti tAndré ! dit mon père en me passant la

main sur les j oues et en me faisant sautersur ses genoux . Trop jeune J e suisl’aîné des mes J ’ai sept ans passés . Le fils de Michel notre voisin ne

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les avai t pas quand il est parti pour l agrande ville . Mes chers en fan s , puissiez—vous n

’être point forcée d ’y alleraussi J e voudrais vous garder toujoursprès de moi

! adoit être ben joli la grande ville ,dit Pierre , en

' ouvrant ses petits yeux detoute sa force . On dit qu’on y voit tousles jours la lanterne magique qui a passéun e fois cheux nous ! Voudrais—tu yaller , Pierre Oh ! dam , j e n

’oserais pas aller tout seul , comme le fils de

Et toi mon petit Jacques ?dit mon père à celui de mes frères qui n

’avait encore que cinq ans , et se roulaitases

pieds en s’étendant pour se réchauffer devant la flamme du foyer .

Di s donc , Jacques , que ferais—tu parlà mon garçon Je mangerais tous lesj ours dufromageavecmon pain ,

répondJacques en souriant et en regardant ducôté de notre mère pour voir si la soupe sefaisait .

Moi dis—je à mon tour , j e travaille

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rais j e gagnerais beaucoupde quoi acheter un grand Jereviendrais vous apporter tout

! a fait que nous serions bien heureuxvous mon p ère ,

et vous ma mère , vouspourriez vous chauffer toute la j ournéeen Puis mes frères et moi nousaurions le temps de faire encore des bonles de neige .

Tu es un bon garçon , André , tusonges à tes Mais la grande

Ah ! mes enfan s on n’y fai t pastoujours fortune j ’y suis allé moi étantjeune , j e n

’ai pu amasser que peu dechose et puis , en route des coquinsm ’ont pris tout ce que j ’avais le fruitde dix ans de travail que je rapportai sà ma mère !…il a fallu revenir sansrien

Qu’est—cc que c’est donc que des coquins? dit Pierre .

— Mon ami,ce sont des

méchan s , des paresseux , des voleurs quin

on tpas voulu travailler , et qui ne viventqu’en dépouillan t les autres . — O u peut

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les battre n’est-ce-pas mon père ? disavec vivacité. Pas toujours mon cherAndré , quand on parvien t à les prendre ,la j ustice les punit ; mais il es t défendude les battre soiEst—ce qu’on donne à manger à ceux

qui sont méchan s dit le petit Jasques ,en regardant alternativement le feu et lasoupe qui cuisait ?

Il faut que tout le monde vive mesen fan s .

— Mais lesméchan s n’ont pas debonne soupe comme celle—là n’est-cepas mon pèreNotre père sourit ét releva le petit Jac

ques qu ’il embras_

sa Nousnous penchâmes Pierre et moi vers lesein de notre père

,pour obtenir les mêmes

caresses,qu’il s’empressade nous prodiguer ,

car il nous aimai t égalemen ts tous trois soncœur n e conn ai ssait point ces injustes préférences qui font souvent naître , entre frères et sœurs l’envie la j alousie les chagrins ; il ne cherchait point sur nos traitsquel était celui qui promettait d’être le plus

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avantagé par la nature ; aux yeux d’

un bonpère tous ses enfeus son t aussi beaux .

Par les soins de ma mère ,la soupe pré

parée est placée sur une table de bois ; lafumée qui sortai t d’une grande écuelleréjouissait n otre vue , et faisait sourire lepetit Jacques qui respirait déjà avec délices le parfum du souper .

Atahle !à table ! dit notre mère . Jacques se laisse aussitôt couler des genouxde mon père et va se placer sur un peti tescabeau ; Pierre approche de la table lachaise que mon père vient de quitter

,et

moi j e reste prè s de celui don tje voudraisdéjà soutenir la marche mal assurée : cardans sa dernière chute , mon père s

’étai tblessé assez grièvement au genou

,et il

n ’était pas encore bien guéri .Mon père faisait semblant de s’appuyer

sur moi , parce qu’il voyait que j ’étais fier

d’être déjà son soutien,mais sa main repo

sa1t lé gèrement sur mon épaule . Nous fûmesbientôt assis autour de la table . La neigetombait avec une nouvelle violence le vent

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soufflait avec force ; il ébranlai t souvent laporte de notre chétive demeure et sonbruit lugubre et monotone intimidait Pierre ,qui se serrait contre moi toutes les fois quen otre porte remuait avec plus de fracas .

Mais la flamme brillante qui sortait dufoyer égayai t notre chaumière qu ’uneseule lampe éclairait et l

odeur de la soupefaisait rire le petit Jacques qui chantait toujours lorsqu’il était à table .

Queltemps affreux ditlabonne Marie ,en nous servant à souper . Je suis sûreque l’on n e peut plus marcher , sans en foncer de deux pieds dans la

Je plains ceux qui sont en routedans nos montagnes dit mon père .

Nous sommes heureux d’avoir un abri , unbon feu et de quoi souper .…Va Gecrget

,il y a bien des gens qui vuodraien t

maintenant être dans notre chaumière .

Comme ma mère achevait ces mots , nousentendîmes des cris éloignés puis le claquement d’un fouet et les juremen s d

un postillon .

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Nous prêtâmes tous l’oreille excepté Jacques , qui s

emplissaitlabouche d’unegrande

cuillerée de soupe . Qu’est- ce que cela ? »

dit Pierre en trembla n t .J ’écoutais toujours a insi que mes parens

les voix devinrent plus distinctes . On appe

lait au secours on — réclamait l’assi stancede quelque habitant du village : mais levillageleplus voisin é tait éloigné de la route ,que notre chaumière seule touchait .

« Plus de doute dit mon père en selevant de table ce sont des voyageurs enpeine il faut aller à leur aide .

Rassemblant ses forces il prend à la hâteson chapeau son bâton et sort de notrechaumière , sans écouter les prières de safemme

,qui le supplie de ne point s ’exposer

et se fatiguer de nouveau . Mais mon pèreest déjà loin ; il se dirigé du côté d

’où partaien t les cris ; j e m

’étais levé , et j’aurais

voulu le suivre ; ma mère me retient , enme disant Eh bien , André veux—tu doncaller aussi t’exposer dans ces mauvaischemins Tu es trop j eune

,mon ami ;

1 . 2

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reste avec nous,et prions le ciel pour

qu’il n’arrive rien à ton père .

Je me mets à genoux à côté de ma mère ;Pierre en fai t autant ayant déjà les yeuxpleins de larmes ; Jacques reste seulà table ,continuant à manger .

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j’

en fon ce toujours j en ai j usqu’auxhanches quel affreux pays prenezgarde , bon nous allons tomberdan s quelque trouA tout cela mon père se contentai t de

répondre : Ne craigne z rien,Monsieur

j e connai s les chemins,j e réponds de

vous ce n’est que de laneige mais i l n’y a plus de dangerpar ici

Ce n’est que de la neige pestec’est bien assez j ’espère mes j ambessont gelées mes mollets se resserrenttellemen t que j e ne les sens plus Ah !l’

h orrible pays Champagne prendsgarde à l’enfant et suis-n ous de près .M . Champagne etai t probablement l ’au

tre monsieur qui suivait mon père euveloppé également dans un large manteau .

mais sous lequel il paraissai t tenir quelquechose avec beaucoup de soin .

Nous voici arrivés,Monsieur , dit

mon père au moment où ils étaient devantla porte C’est bien heureux dit le

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voyageur . Pendant qu’il se débarrasse deson manteau nous courons nous jeter dansles bras de celui dont l’absence nous a tantinquiétés sans faire a ttention aux personnes qui l’accompagn en t. Peut—il y avoir ,pour de simples Savoyards quelqu’un quimérite plus de soins qu’un père !Le nôtre est le premier à nous faire son

ger aux étrangers . Allons,mes en fan s ,

nous dit—il mettez du bois au feu toiMarie

,vois ce que tu pourras offrir de

mieux à ces et cetTenez , vous pouvez le mettre sur notre

il y sera bien . .

L’homme que l’on appelait Champagneet qui portait un chapeau orné d’un largegalon , ouvrit alors son manteau et nousaperçûmes dans ses bras un enfan t en

dormi .C’

était une peti te fille ; elle paraissai t avoir quatre ans tout a u plus . Maiscombien elle était jolie Jamais rien desi charmant n’avait frappé notre vueNous fîmes tous un cri d ’admiration en

l’

apercevan t et nous entourâmes le mon1 . 2 .

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le sieur , dont l’habit était galonné comme le

chapeau,afin de voir la petite de plus près .

Une pelisse garnie de fourrure enveloppait son petit corps un bonn et de veloursnoir également fourré couvrai t sa têtecharmante et s’attachait sous son cou avecde beaux glands d’or . Des boucles de cheveux blonds cendréss’échappaien t de dessous le bonnet et ombrageaient le front dela j olie fille . Sa petite bouche était entr’ouverte ; un e légère teinte rosée colorait sesjoues ses yeux étaient bordés de longs cilsnoirs comme le velours qui couvrait sa têteelle dormait aussi paisiblemen t que si elleeût été bercée sur les genoux de sa mère .

La beaut é l’élégance de ses habit s sonsommeil paisible après les dangers qu

ellevenait de courir

,tout se réunissait pour

augmenter n otre étonnement chacun denous s’éta it approché de M . Champagne ;petit Jacques lui-même avait quitté le sou

per, et , sa cuiller à la main s’étai t glissé

sous le manteau qui enveloppait l’enfantendormi .

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Oh ! mon D ieu la j olie petite fille,dit ma mère c’est un ange C’est-ilune petite sœur ? dit Jacques , tandis

que Pierre touchait légèrement avec samain . le large galon d’or qui bordait l’habit du monsieur . Pour moi , j e ne

pouvaisrien dire ; j

’étais tellement frappé d’

admi

ration qu’il m’était impossible de détournermes yeux de dessus la petite .

Mais pendant que nous considérions l’enfant l’autre monsieur s’était débarrassé deson manteau et approché de la cheminée .Impatienté sans doute par n os exclamations il y mit un terme en s’écrian t d ’unton impérieux

Allons donc,Champagn e,îallez -vous te

nir cette enfant une heure comme cela ?posez-la sur un si toutefois il y aun lit ensuite vous irez retrouver lepostillon . »

M. Champagne s’empresse d’exécuter lesordres de son maître il suit ma mère quile conduit vers son lit placé dans le fondde la chambre . L ’endroit où

’ nous cou

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chions mes frères et moi était situé àl ’autre bout de la salle ,

'

et caché par un

grand rideau de toile grise fixé sur une long ue tringle de fer. L

en fon cemen t danslequel étai t placée notre couchette

,for

mait un e space de quatre pieds carréslorsque le rideau é tait tiré cela composai ttout notre appartement

,mais nous y ré

posions paisib lement et quoique le ventpénétrâ t quelquefois dans notre chambre àcoucher mal close les soucis ét l’in somn ie

ne s’y gli ssaien t j amais il faut bien que lepauvre ait quelques dédommagemen s !Mes regards n ’étant plus attachés sur la

petite que l ’on plaçait sur le lit de ma mère ,j e me retournai et j

examinai l’autre mOn

s ieur .Il pouvait avoir cinquante-cinq ans , sa

taille était petite son corps maigre et fluet,

quoiqu’

en voyage,i l n e portait point de

bottes et le froid avait en effet tellementfait rentrer ses mollets qu ’on n’en aperceyai t aucun vestige . Sa figure était longuecomme son n ez ,

qui de profil,étai t capa

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ble de garantir du vent la p ersonne à la »

quelle il aurait donné le bras . Son teintétai t j aune ; un de ses yeux était couvertd’un morceau de taffetes noi r , fixé là parun ruban qui entourait la tête du monsieur ,sans cependant lui donner aucune ressemblance avec l’Amour. L’œil qui lui restai tétait noir et assez vif ; forcé de faire l

'officede deux son maître ne le laissait pas un moment en repos

,et le roulait continuellement

de gauche à droite . Enfin,une expression

de dédain et d’

iron ie semblai t habituel le àla physionomie de ce monsieur qui étai tcoiffé en poudre avec une petite queuequi par derrière

,suivait tous les mouve

mens de son œi l . En apercevant la figurede ce voyageur il ne nous échappa aucuncri d’admiration .

L’étranger regardait d’un air mécontent , l

’intérieur de n otre chaumière . Est-ceque vous n ’avez pas une autre pièce queCelle—ci où j e puisse me reposer loin detous ces marmots dit— il à mon père

en j etant sur moi et mes frères un regard

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d ’impatience . Non , monsieur ; j en’avons que cette grande chambre quifai t tout notre Une chambre !

ilsappellen t cela une chambre ! murmure le monsieur en regardant son valetqui venait de lui prendre son manteauet souriait d’un air respectueux à tou t ceque disai t son maître .

où vais-j e me mettre ? car ilfaut pourtant que j e me mette quelque

N’est—cc pas Champagne Ilest certain monsieur le comte que l ’endroit est peu digne de vous mais enfince n’est pas la faute de ces pauvres gens .Tu as raison Champagne l’endroi t

n ’est pas digne de moi mais puisqu’i ln’y en a pasAh si monsieur voulai t être seul

dit ma mère,

« nous avons encore là—hautun grenier

,où sont les provisions d’hi

ver… i l y a de la pailleUn grenier de la paille à moi ?

Di s donc Champagne as—tu entenducette Savoyarde?c

estvraimen t trop fort !

M

\I

V

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dont les doigts étaient chargés de bagues .Comme les routes sont mal tenues Ilfaudra que j

écrive au préfet de ce départemen t . Ha çà , dites—moi bon hommequand vous êtes venu près de ma voi ture ,qui s’en fon çait dans ces maudites neiges ,vous avez crié à mon postillon d’arrêter

,

pourquoi cela Parce qu’il se diri

geait vers un précipice que la neige luimasquait ; encore quelques tours de roue ,et vous périssiez tous — Eu véritéComment ! moi le comte de Fran corn ard

, je serais mort comme cela,en roulant dans un trou C’est une choseextraordin aire Dis donc

,Champagne

,

conçois tu—cala Sens -tu à quoi j ’étai sexposé Et je dormais tranquillementdans ma voiture tandis que les périls lesplus grandsm’

en viron naien t .Pardieu !si ce n’est pas là du courage j e veux êtreun grand sot Monsieur le comten’en fait j amais d’autres —Tu as raison ,

Champagne ; j e n’en fais pas d’autres ;

mais ce dernier trai t sera,j e l’espère ,

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cité dans l ’histoire de ma vie C’est quevoilà au moins la dixième foi s qu’il m’arrive de dormir au moment duTe souviens -tu quand le feu a pris à monhôtel

,i l y a un an ? c’étai t pendan t la

nuit . j ’ai ma foi fait un somme pendant qu’une cheminée entière brûlait ;et si l’on n e m’avai t pas réveillé j ’étaiscapable de dormir comme cela jusqu’aumatin pendant que chacun se sauvait .Di s donc Champagne est-ce là du sangfroid ?… C’est ce que tout le mondeadmire en vous monsieur le comte .

Pendant la conversation du maître et duvalet , ma mère s

’étai t approchée du lit ,sur lequel la peti te fille continua i t à sommeiller paisiblement . « Pauvre enfant ditelle

; sans mon mari , tu allai sAh Georget

,quel bonheur que tu aies

sauvé cette charmante créature j e suissûre que ses yeux sont aussi doux que lereste de son Oh ! quelle différence auprès de ce

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Mon père ne la laissa pas achever et sebêtade lui imposer silence .

A propos dit alors le monsieur bor

gue , en se tourn ant un peu vers ma mère ,ma fille dort-elle toujours ? »Vot’ fille ! dit la bonne Marie

,en

j etant sur ’étranger des regards étonnés :Comment

,monsieur c’te j olie enfant ,

c’est votre fille ? »Et qu’y a—t- il là de surprenant ? dit

le petitmonsieur en relevant la tête . Sivous aviez plus de lumière dans cettechambre enfumée

,vous verriez , bonne

femme que cette petite est en tout monportrait .M . Champagne , s

appr0 0han t du lit , dità son maître : Mademoiselle dort toujours !…

Cette petite tiendra de moi en tou tle même sang-fi 0 1d le même calme dansle danger ! “ c’est dan s le Lafamille des F ran cornard est connue pourcela depuis trois siècles Nous avons unde nos ancêtres qui s’est endormi sur un

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bélier au Siege de Laveillede l’assaut ? monsieur le comte . Non .

le lendemain . Mon aïeul a eu deux foisun cheval abat tu sous lui A l’armée?monsieur le comte .

- Non au manëge .

Et mon père avait quand il est mortplus de deux cents cicatrices sur le

donc,Champagne

,deux cents

cicatrices .il n’y a pas beaucoup de gensqui pourraient en montrer autantPeste j e le crois c’étaient descoupsd’épée

,sans doute —Non , c

’étaien tdes piqûres de sang—sues : il étai t extrêmemen t sanguin . Quan t à moi j e portesur mon visage des preuves de ma valeur .

Il y a bien des personnes qui voudraient ressembler à monsieur le comte .

Oui certes,Champagne ; l

’œil que j en’a i plus

,m’a fait faire bien des conJe crois que monsieur

m ’a dit que c’était en se disputant avec unAn glais qu’il l’avait perdu ? OuiChampagne pardieu ! cette affaire-là fi tassez de bruit n ous nous disputions

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28 ANDRÉ

à qui mangerai t le plus vite . Je fus vain

queur , Champagne ; et dans sa colère ,

l’

Anglais me lança à le tê te un œufdurqui fit sauter mon œi l à dix

,

Ah ! mon dieu Juge de ma fureur !Si l'on ne m ’avai t j e serai st ombé sous la table ! . mais j e me suisbien vengé . Vous avez tué votrehomme O ui Champagne un moisaprès n ous avons recommencé le pariet mon Anglais est mort d’

indigestion .

La conversation du maître et du vale tne nous avait pas empêchés ; mes frères etmoi , de terminer notre souper . Ma mèreallai t à chaque instant considérer la petitefille ; puis elle , revenait près de mon père ,

qui,debout a u milieu de la chambre son

chapeau et son bâton à la main attendaitqu’il plût au voyageur de donner des ordres pour sa voiture et son postillon , quidevait geler sur la route , pendant quemonsieur le comte étendait ses j ambesdevant la flamme ardente de notre foyer .

«(Sa fille répé tait ma mère à l’oreille de

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LE savovaam 29

son mari , toutes les fois qu’elle venait de

regarder la petite dormeuse . Comprendstu cela

,toi

,Georget ? — Oui , Marie ;

dans le grand monde,on dit q ue l’on

voit souvent de ces choses-là«Monsieur , dit e nfin mon père en

s'approchan t de l

’étranger votre postillonest toujours sur la route .

— Ehbien c’est son état d’être sur les routes ! .Ce drôle—là

,qui allait me jeter dans un

précipice ! il mériterai t que j e le fissesévèrement Je crois bienqu’il se serait fait autant de mal que monsieurL. . Ah ! vous croyez cela , moncher D i s donc ,

Champagne,ce Sa

voyard qui se permet de comparer monexisten ceà celle d’un postillon ' — Monsieur le comte ces gens—là ne sont pasen éta t de vous comprendre .

— Tu asraison ; cela vit et cela meurt comme des

sans avoir eu une penséedistinguée . Cependant il faut que je reparte le plus tôt je ne sauraisrester long—temps en ces lieux dela y1 .

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ANDRÉ

sent la nature d’une force a vous as

phyxier . Champagne, va avec ce Savoyardrejoindre la voiture ; qu

’on examin eb ien

s’

il n’y a rien de qu’on la mettedans le bon

'

chemin ; et dès qu’il fera

jour , nous partirons ; j e ne veux pasm

aven turer encore la nui t sur ces routescouvertes de n eige .

— Comptez sur maprudence , monsieur . »

M . Champagne sort avec mon père .

Monsieur le comte se rapproche du feu etne paraî t plus s’occuper de sa fille

,ni de

nous . Au bout de quelques min utes , unson prolongé nous apprit que notre hôteronflait , comme son aïeul après la prise deSolyme .

Il faut vous coucher,enfeus , » nous

dit ma mère . « Votre vue ne paraî t pas fortagréable à ce monsieur qui sans doute

,

n’aime pas les en fan s ; car depuis sonarrivée ici il ne s’est pas approché uneseule fois de sa fille . Avoir un bijoucomme et ne point l’adorer ! Ah !j e n’y comprends rien 11 fautque ces

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32 ANDRÉ

de la petite fille lui fi t faire un léger mouvement; elle se retourna ; sa pelisse s

en trou

vrit, et nous aperçumes unmédaillon penduà son cou avec une chaîne d ’ or .

Oh ! le beau joujou ! dit Jacques et

nous avancions tous la tête vers la dormeuse ,afin de voir de plus près le bij ou .

V

v

v

Vv

C’est un portrait de femme ! dit mamère ; les jolis traits ! les beauxce do it être la maman de cette petite fille ;oui , j e le elle lui ressemble

Mais comment ce monsieur , quin’a qu ’un œil a—t-il fait pour devenir l’êpoux d’une si j olie Georget ab ien raison ; dans le grand monde , onvoit des choses étonnantes , et qui sonttoutes simples pour les gen s riches . Allons ,mes enfants , il fau t aller vous couchervous pourriez réveiller cette petite . et cemonsieur vous gronderait…car il n

’a pasl’air de se souvenir que mon mari lui asauvé la vie

,ainsi qu’à sa fille ; il ne l

’aseulement pas remercié ! Ah ! si Georgeten eût fait autant pour un pauvre Sa

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LB savovann . 88

mais s i on n’

obligeait que lesgens recon naissan s on ne ferait pas sonven t le bienNous n ous éloignons à regret du li t sur

lequel repose la petite fille que j e ne puisme lasser de regarder . Mais il faut obéir ànotre mère , et nous nous dirigeons vers notre petit coin . En courant à notre couchette ,Jacques se jet te étourdiment dans les jambes du monsieur qui dormait . Il se réveilleen sursaut et fait un bond sur sa chaise ,en criant à tue-tête A moi ! Champagn e !…à moi ! on attaque tonLa figure du voyageur était alors si comi

que que nous éclatons de rire mes frèreset moi . Ce n’est rien mpn sieur ce n’estrien

,lui dit ma mère ; c

’est mon petitJacques qui , en courant , a attrapé vosjambes

,v’

là tout…Comment ce n’est rien ! dit l e tran

ger,qui se fro tte l’œil et revient à lui Je

vous trouve plaisante , ma mie , avec votrevoilà Me réveiller a insi quand jedors?…Donnez le fouet à tous ces polis

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84 ANDRÉ

sons , et e nvoyez—les coucher, que j e ne lesentende Ce n’est rien Je rêvai sque j

élais à la chasse ; et j’allais forcer le

cerf quand ce petit drôle m’a fai tperdresa piste !…Ma mère sehâte de nous faire ren trer dans

notre peti t appartement ; elle tire le rideausur nous

,et nous recommande le silence .

Mes frères se déshabillent,et ne tardent pas

à s’endormir . Pour moi , j e n’ai aucune envie

de me livrer au sommeil j e ne sais quellecuriositém

agite mais j e pense à la jolie pétite fille ,

j e voudrais la revoi r encore , j evoudrais surtout la voir éveillée . Je gardedonc mes habits le rideau qui cache notrecouchette ne fermepas assez bien pour qu’onne puisse aperc evoir dans la chambre ; m

é

tendant sur notre lit,etplacan t ma tête con

t re le rideau , j e m’arran ge de manière à en

tendre et à voir tout ce qui se passera dansn otre chaumière .

A peine étions—nous retirés que monpère revien t avec le domestique du voya

geur.

u

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LE SAVOYARD .

Eh bien ! Champagne,ma voiture !…

demande le petit monsieur,sans regarder “

mon père . Oh il n ’y a que peu dechose à réparer . un écrou dele postillon dit que ce n’est presque rien .

Je ne remonterai certainement pasdans un e voiture où il manque un écrou

,

pour que la roue se détache et que nousversions sur la route ! .L. Le postillon semoque de cela

,il est à cheval . I l faut

faire sur le-champ raccommoder ce qui estbrisé . Est-ce qu’il n ’

y a pas de charronsdans ce maudit paysMonsieur

,ditmon père , » il y a h ica

un homme qui ferre les chevaux et travaille aux voitures ; mais il demeure—del’autre côté du village . Qu’il demeureau diable si vous voulez

,mais il me le

C’est fort loin . et les cheminssont si mauvais cette Vousdevez être habitué à courir sur la n eige ,

comme moi à porter une épée . Avec ungros bâton comme celui que vous tenez ,vous pouvez vous soutenir

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ANDRÉ

Est-ce que vous auriez peur , par hasard ?Non monsieur

,et j ’en ai

donné la preuve,lorsqu

au péril de mavie j ’a i arrêté vos chevaux qui vousentraînaient vers un C’estj uste et certain emcn t mon cher , jevous en mais il me fautabsolument un charron .

Mon père se dispose à partir ma mèrecour t à lui et se j e tte dans ses bras Moncher Georget , n e sors pas cette nuit ,

» lui dit-elle tu es déjà malade le chemin est demain au point

du jour il sera temps d’aller chercher dumonde .

Demain ! dit l etranger ; vous n’ypensez pas bonne femme ! demainEt il faudrait que j

attendisse encore un epartie de la journée ici Non pas il fautque j e parte dès le point du Neretenez pas votre mari n e craignezrien j e vous réponds de Et pardieu ! j ’en ai fai t bien d’autres , moi ,quand je patinais pendant des heures

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LE savovann . 37

entières sur des bassins qui avaient j usqu ’à trois pieds d’eau !

Laisse-moi,ma ch ère Marie dit

mon père en se dégageant des bras de safemme . C’est pour nos en fan s c’est pourtoi que j e cherche à

'

gagn er quelquechose . La Providen ce me guidera surla route confion s—hous à elle doitveiller sur un père de famille .

En disant ces mots , mon père sort den otre demeure ; et ma mère dont les yeuxsont pleins de larmes

,va s’asseoir con tre le

li t sur lequel elle repose sa tête .

Le vieux monsieurn’a vu qu’une chosec’est que mon père est parti pour exécuter sesordres . Sa ti sfait de ce côté il se rapprochedu feu qu ’il atti se

, et dans lequel il j ettequelques bourrées placées près du foyer .

Le domestique est allé visiter la table surlaquelle nous avons soupé ; et j e lui voisfaire la grimace , après avoir goûté de lasoupe qui restait pour mon père .

Triste cuisine ! »

°

dit—il,en jetant les

yeux de tous côtés . Es t—cc que monsieur1 . 4

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38 ANDRÉ

le comte n’a pas faim Non Champa

gn e d’ailleurs crois-tu que j e mangeraisde ce dont se nourris sent ces paysan s— Il est certain que cela ne me semblepas fort bien accommodé Ces

gens-là vivent commmedes brutes . celan’a point de palais Ah ! quand jepense au cui sinier de monsieur le comtec’est-là un homme de mérite . OuiChampagne ; c

’est un garçon plein detalent j e le j e lui ferai de larépu tation . Je vois qu ’il ne faut passonger à souper ici Heureusement quen ous avons bien dîné , et que demainnous trouverons quelque bonne au

As—tu dans ta poche le flaconde vin d’

Alican te Oui , monsieurle — Donne-le moi

,que j ’en

boive un e gorgée cela mecar le souper de ces Savoyards répan dune odeur pestilentielleLe valet tire d’une poche de son habit ,

un assez grand flacon recouvert de paillesur lequel il porte un œil de convoitise et

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40 ANDRÉ— Sais—tu bien Champagne que j ’aieu une idée excellente , et que j e suisenchanté d’

avoir pris un parti auss i dé— Certainement monsieur le

comte. De quel parti voulez-vous parler — Eh , parbleu ! de l

idée que j’

ai eue

d ’enlever ma fille , de l’emmener avec moi

à Comme madame la comtessesera surprise

,lor

'

squ’

en s’éveillan tdemain ,

elle ne trouvera plus sa chère Adolph iCe ne sera pas une surprise

agréable pour madame elle adore safille ! . —Oui

,Champagne mais je veux

qu’elle m’adore aussi , enfin j esuis son époux .

— Il n ’y a pas de doutemon sieurle comte — Cela n’a pas été sanspeine à la véri té mademoiselle de Blémont n e voulait pas semarier . Oh ! c’estbien le caractère le plus del’

esp1 it. ah ! Champagne,de l’esprit jus

qu’aux bouts des doigts — É l elle n e voulai t pas de vous ?monsieur le comte — J e

ne te dis pas cela j e dis , elle ne voulai tpas se marier . Pur caprice de j eunes fil

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1)

LE savov1 nn . 4 1

les idées romanesques ou mélancoliques !— Est-ccque madame la comtesse a

'

un Caractère triste — Au contraire, elleest très-enjouée très—vive très—follemême…Depuis n otre mariage dependan t

,elle est un peu moins gaie .

— N’

ayan t

l’honneur d’être valet de chambre demonsieur le comte que depuis un an , j ene connais qu

à peine madame ; car ,

pendant cet espace de temps , j e croisqu ’elle n ’a point passé dix j ours avecmon sieur . — Non , Champagne , elle ne lesa point et depuis cinq annéesque n ous sommes mariés nous n’avonsguère vécu plus de deu x mois ensemble .

— Vous devez faire un excellentménage !— Oh , certainement ! et si “ j e voulaislaisser madame la comtesse maîtresse devoyager continuellement

,d’être à la

campagne quand je suis à Paris ,et de

reven ir à Paris quand j e vais à la campagne nous serions fort bien ensemble .

Mais tu entends Champagne,qu’il y a

des momen s ouje suis b ien aisé de trouI

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40

— Sai s-tu bieu une idéeenchanté d

av<fiäft .…

De qler ? -Eh , pd

’enlever maà Paris

lai t pasn e te

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LB 8AVOYÀID .

idées romanesquesques !— Est-ce queun caractère tristees t très—enjouée trè

même… Depui s notredan t ,elle est un peu moil'honneur d’

être valetmonsieur le comte quene connais qu

à peinependan t cet espace dequ ’elle n ’a point pasmonsieur . — Non , Cha point passés e tque nou s sommes man

us de deu

fai re uncertainement

ame la couell

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ANDRÉ

ver ma femme dans son— Oui , monsieur le comte , j e comprends— J e sais bien que notre man ière devivre est extrêmement distinguée ; il n

’ya rien de plus noble que des époux

qui n e se voient que cinq ou six foisdans l’année mais encore faut-il serencontrer et pour rencontrer ma femme , j e suis toujours obligéde courir après elle . Encore si j e l’attra

pais ! mais au contraire .— Comment .

est-ce que c’est madame qui attrapemonsieur ? Non

,Champagne mais

c’est un petit salpêtre qui n e peut teniren place est-elle à ma terre en Bourgo

gne ,j e me mets en ' route j ’arrive , j e ,

crois la trouver la surprendre agréablepas du tout ! madame est partie

il y a deux heures pour le château d’unede ses amies . Je me rends à ce châteauelle vient de le quitter pour retourn eraParis . Je reviens à Paris . depuis la veilleelle est partie pour prendre leset toujours comme cela . Il n’y a pas de

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u : savovaan . 43

mois où j e ne manque mon épouse .— Cela

doit beaucoup fatiguermon sieur le comte !Elle m ’avai t p révenu en m’

ép0u

san t . Oh elle a montré un e franchiserare elle ne m’a caché aucun de sesdéfauts ! elle m’a dit qu‘ elle était coquette

,

volontaire,impérieuse capri cieuse .…

Tu sen s bien que j ’ai été enchanté de safran chisef— Peste je le crois bien

,mon

sieur ; c’est un trésor qu’une femme aussi

franch e — Et puis , comme je te l’ai dit ,

elle ne voulait pas semarier .— Mais quand

elle a vu monsieur le comte , elle a changéde résolution 7— Au con t1 aire elle estdevenue O h c

’est une femmeà elle a été jusqu’à me menacer de me faire De vous faire !— De me faire . tu saisbien . comme le spetits bourgeois — Ah jeet cela n’a pas effrayé monsieur le comteFi donc ! Champagne ; est—cc qu

’unedemoiselleaussi distinguée peut faillir ?est—cc que je ne connaissais pas les vertusde mademoiselle Caroline de Blémon t , et

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M ANDRÉ

les principes dans lesquees on l’avai t éle

vée ? Son père qui était mon ami et unhomme dans mon genre

,car il y avait

beaucoup de rapports entre n ous .…Est—ce qu’il n ’avait qu’un œil , commemonsieur le comte — J e parle dumoralet des sen timen s . Son

'

père Champagne,

m’a dit épousez ma fille j ’en serai bi enaise , et elle finira par en être contente .

Elle ne vous aime,mais si vous savez

vous y prendre avant quinze j ours ellevous adorera.

— Voilà un père qui parlaitcomme Math ieu Laën sberg .

— Il ne s’est

pas trompé Champagne ; oh ! j e m’en

aperçois chaque fois que j e parviens àattraper ma femme . Madame la comtessecommence à avoir beaucoup de tendressepour moi . et si ce n’était cette manie decourir sans cesse le monde. mais cela luipassera .

Ici,M . le comte se rapprocha du feu en

bâillant ; et M . Champagn e se trouvantderrière son maî tre ,

tira leste’

ment le flacon de sa poche , y but à longs trai ts , et le

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48 ANDRÉ

—n

Ü

extase devant une chute d’eau unemontagne ou un ravin ! Alors ils nepouvaien t pas manquer de se rencontrerA ssurément ; M . Dermilly admire la

nature avec madame la comtesse . C’estcela même , Champagne ; oh ils sontvraiment uniques pour Il est

fortbien ce M .Dermilly !— Mais

,oui pour

un peintre,il n’est pas ce ne sont

pas de ces traits nobles . dans mon gen re,

Oh il ne ressemble nullement à monsieur le comte ! c’est unjeune homme?

vin gt—huit à trente ans à peuprès .— Il a done l’honneur de connaîtremadame la comtesse — Pardieu j e croisbien ! il la connaissait même avant moi ;Dermilly étai t son maître de dessin .

Ah ! j e comprends . — Ma femme avaitbeaucoup de goût pour laDermilly lui montrai t tout ce qu

’ellevoulait

,mais principalement

Ah c’est aussi un peintre d’histoi re ?Lui ! ilpein t tous les genres . portraits ,

que sais-je !…Il

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LE SAVOYARD .

attrappe parfaitement la ressemblance .

il a faitleportrait de madame la comtesse ,que ma fille porte à son il m’a fait

d’après la bosse . i l m’a mêmefort bien c’est surtout mon œilcouverts de taffeta qui est frappant…Mafemme m ’a fait sur le-champ accro

cher . — Dans son boudoir?— Non , dansle garde-meuble , à côté de mes aïeux —Il

me paraît que ce M . Dermilly a du talent Beaucoup de talent

,Champagne ,

infiniment de Je lui fais quel

quefois l’honneur de l’inviter à dîner

quand je n’ai parce que tuentends bien que mon rang . mais il merefuse toujours , il n

y a qu’à la campagne

que l’on peut le posséder . Il a fai t aussile portrait de ma fille Il est d’une complaisance Je crois que ce gar

çon— là ferai t le portrai t de mon cheval

si j e l’en car il m’a dit,en me

peignant,qu’il faisait aussi les bêtes

quand cela se rencontrait . Ilfaudra quej elui fasse faire ton portrait , Champagne .

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48 ANDRÉ

Ah mon sieur le comte est trop bon !— Non .…j e le mettrai dans ma salle àmanger , en regard de celui de ce pauvrecaniche , qui rapportait si bien . »

Champagne ne répond rien,mais j e le

vois se retourner et porter le flacon à seslèvres , pendant que monsieur le comte secaresse le gras de jambes .

— Mais quand j e pense à la surprise quej e vais causer à madame la comtesseAprès tout , c

’est sa j e voulaisl’emmener à Je veux donner unbal une fête à plusieurs personnagesimportan s don t je puis avoir besoin . . J ’aile tact fin Champagne et j e prévois leschose de fort il n ’y a personnecomme moi pour deviner une destitution une mutation , un e promotion uneélévation Il est facile de voir quemonsieur le comte n’est pas de ces hommes auxquels ou en fai t accroire , ré

pond M . Champagne , en replaçant dans sapoche le flacon qu’il vien ten core de visiter .

Or donc la présen ce de madame la

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LE s.tvorann . 49

comtesse est indispensable à Paris ; elle'

est allée en Savoie passer quelque tempsà la terre d’une de ses amies qui

l’

aime

beaucoup;dit—

on , mais dont j e n’avai s

j amais entendu parlerf Aller en Savoie

dans le cœur de l’hiver j e reconnai sbien là la tête folle de madame de Francornard . N

importe rien ne m’arrête . Jefais mettre les chevauxama berline , nous

p artons . . nous voyageons sans trop n ouspresser

,parce que j e ne veux pas fatiguer

mes pauvres b êtes nous arrivons chezmadame de Melval où certes on ne m ’attendait pas car tu as vu la surprise dema femme ! Oui , Oh ! ellea fai t une grimace épouvantable !…Comment une grimace ?… — J e veuxdire que l eton n emen t que votre vue lui acausé . a t ellement contracté ses nerfs .

que sa car madame lacomtesse a beaucoup de physionomie4 —

Infin imen t Ch ampagne . Ah ! si tuavais été là quan d je lui ai annoncé que

que j e venai s la chercher pour la rame

5

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50 ANDRÉ

ner à oh , tu aurais ri de la co

lère qu’elle feignait d’

épreuver !…c’

ê

taien t des mouvements de dépit destrépignements de pied ! elle est vraimentgentille tout - à - fai t' Oh ! c’est unefemme ch arman te que monsieur le comtepossède-là Oui — Champagne c’est ceque me disent tous mes amis . Enfin mafemme s’est calmée , et elle m

’a dit , d’un

ton extrêmement doux Vous pouvez retourner à Paris si cela vous p laît maisj e ne vous y suivrai pas . Ah madamevous a dit cela Oui Champagne

,mais

avec infiniment de grâce ; i l n’y avait pas

moyen de se fâcher . Cependant , commecela ne remplissait pas mon but j

’étaisassez mécontent d

’être venu pour rien enSavoie lorsqu

en me promenant dans lesenvirons du château j ’ai rencontré Der

ce jeune peintre dont nous parlions tout—à—l’heure il se promenait avecmafille à laquelle il paraît porter le plu stendre attachement jevoulus causer unmoment avec lui mais i l me quitta bien

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LE SAVOYARD .

vite en me disant Il faut que je ramènemademoiselle Adolph in e à sa mère carmadame la comtesse aime tant sa fillequ’elle ne peut être une heure séparéed ’elle , et elle me gronderai t si j e tardaisplus long-temps .Pardieu

,me d is—j e puisque madame

la comtesse ne peut être une heure sanssa fille il me semble que si j

emmenais la

petite à Paris j e forcerais pa r là sa mère àme hein ! Champagne ! qué distu de cette idée—là? Sublime , monsieurle comte — Ilm’en vient comme cela troisou quatre pa r j our . Je ne fis semblant derien . . j e dissimulai pendant deuxjoursil fallait atten dre l’instant favorable etc’étai t On m’avait donné pourlogement un pavillon superbe , mais quiétait à une lieue de l’appartement de mafemme . Ce n’est que cette nuit que mecachant dans un cabinet je Suis parvenu

jusqu’

auprès de ces dames . La petite dor.mait , j e l

’ai couverte à la hâte'

de cett epelisse et de cebonnet j e t ’avais prévenu

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52 ANDRÉ

de te tenir prêt et nous sommes partispendantqu’on me croyait bien endormiLe tour est délicieux ! ! Nous avons prisdes chemins de traverse parce que j e neveux pas que madame la comtesse quicertainement va courir après moi puisseme rejoindre avant que n ous soyons à Paris . Le mal c’est que nous n ous '

sommes

perdus dans ces maudites neiges et qu’ilfaut attendre pour reparti r que ma voitureso it réparée .

Elle sera'

en état au point du j ourmonsieur; et madame la comtesse ne nousattrapera pas parce qu’elle croira que nousavons suivi le droi t chemin — Allonstout ira grâce à mon excellente

— Comme c’es t heureux que vousayez eu . uuenfant

,monsieur le comte .

C’est vrai,

car me voilàsûr

,maintenant de faireallerma femme

partout où j e Ranime donc lefeu qu’est-ce que tu faisdonc derrière mon dos ? R ienmonsieur le j e ch erchais des fagets . En voilà devant tO i

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54 ALDBÊ

une souris — Ma fille a des yeux superbes C’est comme des perles ! . Et desdents Noires comme du jais ! Unnez bien fait… Avec un petit trou au

Et un mento‘

n .…A la romaine . n ’est-cc pas , monsieur le comte? .

Ah ! quel dommageque ma fille ne soi t pas un garçonAh ! c’est quel que leflacon soit si petit . Cela ferait un jolipetit garçon

,comme tu dis Champagne ;

ce serait un Fran cornard,enfin

,et ilm’en

faut un pour perpétuer mon nomOui , i l vous enC’est ce dont je vais m’occuper s érieu

j ’aurai un fils,Champagne .

si ma à moins comme àl’ordinaire .

— Oui ,monsieur . ayez en beaucoup .

et du comme celui que j’ai bu

tout-àMonsieur le comte venait de fermer les

yeux , M . Champagne bredouillait et s’assoupissait à côté de son maître ; las d

’écouter et

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savovann . 55

de regarder par le trou du rideau j e m’

é

tendis auprès de mes frères et ne tardai

pas à imiter les voyageu rs .

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56 ANDRÉ

CHAPITRE III.

Elle s eveîlle . Départ des voyageurs .

J E ne sais quelle heure il était lorsquedes coups frappés à la porte de notre chaumière me réveillèrent brusquement ; j

’entendis en même temps le vieux monsieur quicriait . A moi

,champagne ! quel es t l’in

solent qui ose me troubler j ’ai quarante mille livres de rente . et le premiercuisinier de Paris .De son côté M . Champagne , amoitie en

dormi marmottai t en se frottant les yeuxQue me veut qu’est—ce qui m ’appelle est-ce ce vieux fou qui courtaprès sa femme . . qui se moque de luij ’ai tout bu . c’est dommage .

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LB savov1 nn . 57

Heureusement pour M . Champagne queson maître à moitié endormi

,n’

en tendit

pas ces paroles . Ma mère s’

empressa d’ou

vrir. C’étai t mon père qui venai t annoncerau voyageur que sa voiture étai t reparée .

La lampe qui brûlait encore , éclairait tri stement notre chaumière ; à peine mon pèreest il en tré , que j

’entends ma mère j eterun grand cri .Le vieux mon sœur fait un saut sur sa

chaise ; Champagne se précipite en avantpour se lever plus promptement ; maisdans ce mouvement , sa chaise glisse , etcomme les fumées du vin d’

Alican te, ne sontpas encore entièremen t dissipées

,il perd

l ’équilibre et va tomber sur les genoux deson maître

,qui pousse des cri s terribles

,

croyant qu’une bande de voleurs est entréedans la chaumière .

Une entaille assez profogde , que monpère s

’était faite au—dessus de l’œil gauche

,

et de laquelle s’

échappaien t de grossesgouttes de sang

,avai t été cause du cri que

ma mère venait de pousser , et qui avai t

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58 ANDRÉ

répandu l’alarme dans notre habitation .

- Oh ! mon dieu ! tu es blessé ,mon

pauvre ah ! j ’avais un pressentiment qu’il t’arriverait quelque malheur mais tu n’as pas voulu m’

écou

Ce n’est rien,ce n’est rien

,ma

bonne Marie,dit mon père en portant

son mouchoir sur sa blessure en voulantgravir la colline pour arriver . plus viteà l’autre bout du village

,mon pied a

glissé sur la neige,j e sui s tombé une

pierre m’a légèrement blessé à la tête— Mais ton sang coule tu dois souffrir .— Non , te dis -j e ; ce ne sera rien ; nenous occupons pas de cela maintenant . »Au cri de ma mère , j

’avai s aussi quitténotre couchette . Je m

approche de monpère la vue du sang qui coule de sa blessure me fait mal ; j e me mets à pleurer .A mon âge c’éta it pardonnable d’ailleurs ,j e n’ai j amai s eu ce courage qui consiste à

voir , sans en être troublé ,les souffrances

de ses semblables . Dans le monde , on appelle cela de la fermeté dans nos montagnes , c

eût été de l’égoïsme.

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LE savovano . 59

Pendant que mon père me console etrassure mamère , M . le comte s’éveille en

fièrement et s’aperç oit enfin qu’il tient

M . Champagne sur ses genoux : celui-cis’étai t rendormi sur son maître , qui , secroyant attaqué , étai t resté plusieurs min utes sans oser remuer .

— Commen t c’est toi qui essur mes genoux ! dit M . le comte en sedébarrassant de son valet . — Comment !monsieur j ’étais assis sur vous ! . . voyezce que c’est que le sommeil ! j ’auraieu le cauchemar maisaussi

,on fai t un bruit dans cette bicoque .

il n’y a pasmoyen de dormir , onon pleure on ne s’entend— Pardo

'

n de vous avoir réveillé,mon

sieur,dit mon père ; mais je croyais que

vod s seriez bien ai se d’apprendre quevotre voiture es t en bon état . Ah ! ah !c’est vous bonhomme . diable ! déj à de

— Mais il y a plus de cinq heures que j e suis parti . Il m ’a fallu du tempspour aller chez le charron

,pour l’éveil

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ANDRÉ

Ier ,et pour le décider à venir par le

temps qu’il fait…Je l’ai ensui te conduità votre il n

y avait presquerien à faire…Cependant il est encore auprès . . il attend sans doute qu

’on le‘

paye

Cinq Comme le temps passequand on cause ! n’est-cc pas , Champagne?car j e n’ai pas dormi une minute . Nimoi non plus monsieur j ’avais les yeuxaussi ouverts que vous . Quelle heureest- il ? Le jour va bientôt para ître ,monsieur

,i l est près de StX

Champagn e va payer cet ouvrier ; il faudra qu’ il le réponde qu’ il n’y a plus dedanger pour moi .— Oui

,monsieur

— Ah ! donne—moi auparavan tle flacond’

Alican te , le froid m’a cela me

remettra un peu .

M . Champagne , après avoir hésité un

moment , fouille enfin dans sa poche et entire la bouteille d ’osier qu ’il présente à sonmaître avec beaucoup de respect . Celui—ci

,

après l’

avoir débouchée , la porte à ses lêvres et s

écrie bientôt

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62 ANDRÉ

que j e venais de débarrasser de son chapeau et de Son bâton ; mes frères dormaientencore et notre hôte se fourrait presquedans le foyer en se plaignant du froid . Iln’avait pas aperçu le mal que le bon Georgets’étai t fait , en courant pour lui , la nui t ,au milieu de nos montagnes ; cet homme-làn e voyait que ce qui lui était personnel ;pour la pe ine que l’on se donnait à son service

,les souffrances des malheureux , les

larmes de l’infortun é les p leurs de l ’or

pbelin , l’œil qui lui restait semblait aussi

recouvert d’un épais bandeau .

Une petite voix douce attira notre attention . C ’était la petite fille qui s’éveillait ; lablessure de mon père nous avait fait oublierla j olie dormeuse .

Maman maman ditlajoliepetite .

Puis elle soulève sa tête et promène autourd’elle des regards surpris . Nous apercevonsalors ses yeux ; ils son t n ou s mais si doux ,s i bons à son premier cri j ’avais couruprès du lit ; et là ,

j e restai s à l a regarder .Maman

,dit-elle de nouveau et sa voix

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i .E savovann . 63

n’est plus aussi calme ; le chagrin l’

altère

déjà elle n evoit pas sa mère ses j olis yeuxse remplissent de larmes .Ma mère s’étai t aussi approchée de la

petite,qu’elle admirai t répétant à chaque

minute Bon dieu ! la belle petite filleChacun de n ous lui souriait mai s la pauvre enfant nous regardait avec étonn ement, avec crainte et répétaitj e veux voirMonsieur dit ma mère à l etranger

votre demoiselle,est eveillée

,elle de

mande sa maman . Eh donnezluia les enfan s se calmen t tou

j ours en on les berce avec

Ma mère présente un verre à la petitemais elle le repousse et continue d’appelersa maman ; ses larmes coulent , elle sanglotte ; ses beaux cheveux retomben t surses yeux qu’elle frotte avec ses petites mains

,

tout en répétan t sans cesse : Je veux qu’onme mène chez maman .

Nous étions tous attendris de la douleur

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6l ANDRÉ

de la peti te fille le vieux monsieur seul,

n e paraissait pas y faire attention,et mur

murait en se frotan t les j ambes : Mespauvres chevaux auron t en bien froid .

Je voudrais déja ê tre de retour à ,Paris :

Je suis sûr que César s’ennuie après sonComme il va faire le saut du

cerceau à mon Cet animal-là estplein Il faut que j e luiapprenne à j ouer aux dominos commele fameux Mun c

to .

Mons ieur,dit ma mère , vô tre petite

pleure La pauvre enfant n epeut pas se consoler . . — Annoncez -luique j e vais lui donner le Ahmonsieur . battre un enfant aussi petit .une si j olie Ah ! c’est pour rireque monsieur dit j e ne battonspas les nôtres nous…et cependant ilsne sont pas aussi délicats que ce peti tamour—là .

Le vieux monsieur se retourne en faisantla grimace et fixant sur ma mère son peti tœil gris Est-ce que cette Sayoyar de pré

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LE savovann . 65

tendraitmemontrer, commen t je dois élever ma fille Amenez—moi mademoiselleMa mère prend la petite dans ses bras ,

et se di s pose à la porter sur les genoux; deson pèr e mais celui-ci lui fait signe de mettre l’enfant à terre devant lui et la petite

,

après avoir envisagé M . le comte fait unemoue qui la ren d encore plus gentille .

«Mademoiselle; _ dit gravement le vieuxmonsieur après avoir pris du tabac dansune belle boîte d’or , votre conduite

,est

au moins pour n e poin tdire plus vous demandez madame lacomtess e , c

’est fort bien ; mai s parce quevous ne la voyez po int , vous vous mettezà pleurer Je n’entends pas que ma fillese conduise avec autant de légèreté . Vousê tes avec j e crois vous avoir déjàdit que j e suis votre père D’ailleurs vousdevez me recon naître et un

père ouun emère , c

’est absolumen t la mêmechosesi ce n’est que l’une vous gâte

,et que

l . 6 .

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66 ANDRÉ

l’autre vous donnera des chiquenaudes sivous n’êtes point sage .

Pour toute réponse à Cette mercurialedont la petite fille n ’a sans doute pas compris un mot , elle se met à taper des piedsavec violence en répétant : Je veux voir

moi !— Voyez un peu quel caractère ! s e

crie M . le comte ; elle n’en démordra pas . .

elle aura de la beaucoup de tête .

Cela n ’est pas étonnant , c’est une Fran

cornard , et c’est par la tête qu’on nous

reconnaît tou s .Dans ce moment

,M . Champagne revient .

Voilà le jour monsieur le comte dit-ilen entrant quand vous voudrez vous remettre eu — Sur-le-champ . Lavoiture est parfa itement raccommodée ?Oui monsieur il n’y a plus de dan

Allons,donne-moi mon man

teau que j e m’

en tortille bien .

Pendant que le domestique enveloppeson maître aussi hermétiquement qu ’unebouteille d

’espri t de vin j e me rapproche

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LE savon s » . 67

de la petite fille elle ne pleure plus elleest immobile devant le feu. . mais ses beauxyeux sont si tristes de gros soupirs sortent de sa poitrine pn voit qu

’elle retientavec peine ses sanglo ts .Je l’entoure de mes bras . j eQue fais—tu donc ,

André me dit monpère . Je vais la porter

,papa oh j e

suis bien assez Vous êtes blessé ,

vous pourriez tomber encoreJe me disposais à porter la petite j usqu’à

la voiture (car j’étais en effet déjà fort pour

mon âge) mais M . Champagne m’arrête ets ’empare de l’enfant . Oh si j ’avais pu résis

que j ’aurais eu de plai sir à battre cethomme qui me privait du bonheur de porter la petite demoiselle dont les mainsblanches comme la neige s’étaient dejà posées sur ma tête et dont les petits doigtsavaient jeté mon bonnet de laine qui sansdoute lui semblait une vilaine coiffure .

Les voyageurs vont partir ; M . Champa

gue tient dans ses bras la jolie dormeuse ,qui me regarde et veut nie sourire , quoique

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68 ANDRÉ

l’on s’aperçoivequ’elle a le cœurbien gros

mais il est un âge où la peine et le plaisir sesuccèdent si rapidement la joie se faitjour sous les larmes qui sèchent aussi vi tequ’elles ont coulé . Déj à l’on ne voi t plus quele bout du nez de M . le comte qui prendpour regagner sa voiture

,autant deprécau

tion que s’ il devait gravir à pied le MontBlan c . Mon père est toujours dans un coinde la chambre , tr0p fier pour demanderune récompense que cependant il a bien méritée . Mais en passant devan t lui , M . Champagne s’arrête Oh vous étes blessélui dit—il. O ui dit ma mère c’est encourant cette nuit pour votre maître qu

’ils’est mis dans cet état .Comment !…i l esthlessé ! ditmon

sieur le comte dont la voix étouffée parson man teau ressemble alors a u son d’uncornet à bouquin . Il s’arrête devant monpère puis se décide à dégager une de sesmains de dessous son manteau ce qu’ il nefait qu’avec bien du regre t , et il cherchependant longtemps dans son gousset , enmurmurant

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70 ANDRÉvvv

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obliger , sans s’

inqu1eter si l’on en sera ou

n on récompensé ; ne l’est—oupas toujours ,

d ’ailleurs , par le plaisi r d’avoir fai t son

devoir Sans doute cet étranger aurai t puse montrerplus généreux Tant pis pourlui , s

’il ne sai t pas donner ! c’est un ejouissance don t il se prive . Notre chaumièreest ouverte à tout le monde les richesdoivent pouvoir y entrer comme les malheureux . Mais cette c’estpour lui que tu as gagné cela . Cela nesera va

,tes soins et les caresses de

n os en fan s la guériront bien plus vîte quetout l’or de ce voyageur .

Ma mère ne dit plus rien à son mari ;mais en allant et venan t , j e l

en ten ds murmurer encore un peti t et il amanqué périrEn effet

,pour un seigneur , M . le comte

n’avait pas agi n oblement ; mais y il a beaucoup de roturiers qui ont l’ame noble etcela fait compensation .

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LE savovmn . 7 1

CHAPITRE IV“

.

La mort d’un bon père — Sépara tio n nécess aire .

DEPU IS plus d’une heure les voyageursétaient partis mon père se reposai t devantle feu en mangeant la soupe que l ’arrivéede M . le comte ne lui avai t pas permis deprendre la veille . Ma mère s’occupait deson ménage ; mes frères étaient déjà sur leseuil de notre porte mordant chacun dansun gros morceau de pain bis . Je ne lesavais pas su ivi s j e restais dans la maisonj ’y cherchais encore la jolie petite fille et

j ’étai s triste de ne plus l’y trouver .En portant mes regards du côté du lit

sur lequel elle s’est reposée , quelque chosede brillant frappe ma vue ; j e cours , et j e

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72 ANDRÉ

ramasse au pied du lit le médaillon quenous avons admiré la veille .

Je pousse un cri de joie . Qu’as—tu doncAndré ? me dit mon père .

— Oh ! j ’aitrouvé un tenez .

Je cours lui montrer le port rait . C’estcelui que la petite fille portait à son cou

,

dit ma mère ; il se sera détaché de laRegarde donc , Georget , la j oli e

femme ! oh ! c’est la mère de ce petit ange ,

qui dormait sur notre elleest très—bien ; mais morgué , commen tfaire pour rendre ce portrai t à ce monsieur D iable ! si on avait vu cela plustôt . Marie

,sais-tu si l’on pourrait encore

rejoindre la voiture ? Non , certainement

,on ne le peut plus ; ils ont près de

deux heures d’avance . .D’

ailleurs , savonsnous où ils vont ? Ne veux—tu pas encorecourir et te blesser pour ce vieux vila inmonsieur , qui ne vous remercie seulement pas — Ah ! Marie ! Faut- il semontrer intéressé ? et quand il s’agitd’être honnête de faire son

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1.E savovano 73

Pardi j ’espère que nous le sommeshon nêtes dieumerci , quoique p auvresj e n ’

en sommes pas moins estimés dans lepays . Mais écoute , Georget ce portraitn’es t pas entouré de pierres précieusesOh ! s’i l y avait des bij ouxau tour

,j e sera is la première à courir

après la voi ture,dussé—je faire dix lieues

de peur qu’on ne nous crût capables del ’avoir gardé exprès ; mais tu vois bienqu’il n’y a qu’un peti t cercle d ’or toutsimple autour de cette Ce n’

estpas n otre faute si la petite l’a perdu .

D ’ailleurs dès que ce monsieur s’

en apercevra il se doutera sans doute que c’estici que sa fille l’a laissé

,et il l’en verra

chercher par un de ses valets . En attendant

,gardons cc portrait ; puisque le ha

sard nous en rend dépositaires,et ne te

tourmente plus pour cela . Si cet étrangery tient beaucoup sois sûr qu’il nemanquera pas de nous l’envoyer demander .— Allons

,j e crois que tu as raison , Marie ;

d ’ailleurs lavoiture est trop Mais

1 . 7

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74 ANDRÉ

bientôt , j e pense , quelqu’un viendra ré

clamer ce médaillon . »

Mon père se trompai t dans ses conjeetures les jours s’écoulèren t après celui oùnous avions reçu les voyageurs , et personnene vint chercher le portrai t .Cependant la santé de mon père ne s ’a

méliorait pas . Chaque j our , au contraire ,

ses forces diminuaient . Sa blessure la têteétai t cicatrisée ; mais il éprouvait par toutle corps des douleurs qu’il voulait en vainnous cacher . Notre indigence augmentai tson mal en lui donn ant pour l’avenir devives inquié tudes . Ma mère s’efforçait de letranquilliser ; mais depuis lon g-temps il nepouvait plus se livrer à aucun travail . C ’êtait en servant de guide aux voyageurs

,

aux curieux qui venaien t souvent admirern os montagnes et l’âpreté de nos si tes , quemon père avait j usqu ’alors trouvé le moyende soutenir sa famille ; cette ressource luiétait ravie .

Chaque j our j e m’

offrais pour remplecer mon père , je brûlais du dési r d

’être

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LE SAVOYARD .

utile à mes parens,et de soulager leur

misère ; mais ils me trouvaien t tr0 p jeuneencore pour gravir les glaciers , et m

’exposer sur des chemin s bordés de preci

pices ; ils tremblaient pour mes jours ;si j e tardais à rentrer lorsque j

allais dansle village

,leur inquietude étai t extrême ;

ils me croyaien t blessé,et à mon retour

après m’avoi r grondé , ils s e dédommageaient

en m’

accahlan t de Les pauvresgen s apprennent souvent aux riches comment on doit aimer ses enfan s .

Un jour , cependant revenant seul duvillage , j e rencontre un voyageur qui meprie de lui indiquer un chemin pour atteindre une hauteur d ’où l’on découvre fortloin dans les environs . La rou te étai t difficile et bordée de précipices mais plusieursfoi s j e l’avais parcourueà l

’insu de mes parens . J ’offre au voyageur de lui servir deguide , il accepte ; nous gravissons les ro

chers . Après avoir admiré quelque tempsle magneifique tableau qui s

offre à ses ré

gards . l ’étranger redescend,puis continue

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76 ANDRÉ

sa route ; mais auparavant , il me met dansla main une petite pièce d’argent

,en me

di sant Tiens , mon peti t homme voilàpour ta peine .

J amais je n’avais éprouvé un plaisir aussi

grand ; je j e vole vers notre demeure ; mes pieds ne marquent point surla n eige que j e ne fa is qu

eff1eurer j ’arriveenfin , respi ran t à peine ; et j e vais donnerà ma mère la pièce de monnaie que j ’a irecue du voyageur .

D ’où te vient cela ? » me dit mon père .Je raconte ce que j

ai fai t ; sans doute j eparai s alors bien fier

,bien satisfai t , car j e

vois mon père sourire,quoiqu’il veuille

d ’abord me gronder .Pierre et Jacques ouvrent de grands

yeux,et disent qu ’ils veulent aussi gagner

de l ’argent ; mais Jacques est si peti t ! —etPierre si timideMalheureusement de telles occasions

sont rares : on veille à ce que j e n em’

é !oign e

pas . Nous reston s près de mon père ; sessouffrances paraissent augmenter; ce n

’es t

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78 mun is

demandait sa mère .

‘c etai t bien naturel !Au lieu de l’embrasser de la consoleril voulai t la Enfin

,il lui a dé

bité . pendant une heure ,de grandes

phrases auxquelles cette pauvre petite nepouvait rien comprendre Va

,cet

hOmme — là n ’est pas capable d’aimerMai”s - si c

’était le portrai t de .

son chien qu ’il eût laissé ici , j e gage bienqu’ il aurai t mis tous ses Champag n e enroute pour le retrouver .

Quelques amis de mon père en venantdans notre chaumière , avaien t aperçu le

portrait que nous Considérions et apprispar quelle circonstance il étai t entre nosmains . Un vieil Italien ,

qui se trouvait depuis 'quelques j 0urs en Savoie , pr0pose un

j our à mon père de vendre pour lui leportrait à la ville voisine , assurant que l

’onpeut re tirer au moins tre

'

nte francs de l’o r

qui l’entoure. Tren te francs ! c’étai t une

somme con sidérable pour nous . Cependant ,bien loin d’y consentir

,mon p ère rejeta

avec mépris cette proposition . Ce bijou

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LE savovmn . 79

ne nous appartient pas,dit—il. Tot ou

tard,celui qui le possédait peut veni r le

réclamer ; et vous me proposez de le vendre ! Non , Georget mourra it de besoin ,

qu’il ne toucherai t point à ce dépôt .J’

étais auprès de mon père , comme ilachevait ces mots . Il me prend par la main ,

m’atti re près de lui et me dit«Mon cher André

,n’oublie j amais ce

que tu viens d’entendre : un jo ur , peutêtre , tu voyageras ; tu i ras à ParisQui sait si

,plus heure ux que moi , tu ne

parviendras pas à t’

en rich ir'Mais quece ne soitjamais pardes moyens dont tupourrais avoir à rougir . La probité desgrandes villes est plus facile

,plus accom

modan be que celle de no s montagnes ;mais il faut conserver c elle de ton père ,

du pays où tu es né c’est la bonne,mon

garçon avec elle tu marcheras toujourstête levée et

,grâce au ciel

,celui qui me

conseillai t de vendre ce bijou n’est pas

né dans nos climats .

— J e ferai comme vous mon père ,

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80 ANDRE“

lui dis—je en l’

emb rassan t . Et puis , sij e vais à Paris , j

emporterai le bij ou avecmoi , car j e rencontrerai sans doute cemonsieur qui est venu chez nous…Je lereconnaîtrai bien il est si laid Je reconn aîtrai auss i la petite elle est si

jolie ! et j e leur rendrai ce portrai t .Si tu vas à Paris André

,n

’oubliepoin t ta mère que tu laisseras dans sa

— Oh ! non , mon jelui enverra i tout l’argent que j ’aurai

et puis,

à vous AmoiMon père souri t tristement ; il sa it bien

qu’i l ne doit plus être long-temp s près denous ;mais il fait tout ce qu

’il peut pour lecacher . La gaieté a fui de notre chaumière ,où j adis

elle habitai t constamment . Mais lavue de notre père malade nous ôte mêmel ’envie de nous livrer à nos j eux ; plus departies sur la montagne plus de glissades

,

de boules de neige ! nous restons auprès delui , car nous voyons que cela lui fai t plais ir. Nous nous asseyons à ses pieds , où nous

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LE st vovan n . 81

nous tenons bien tranquilles . Lorsqu Ilpeut goûter un moment de sommeil , dumoins ses yeux , en se fermant , se reposentsur ses en fan S ° et à son réveil nous avon sen core son premier regard .

Mais hélas depuis long-temps il ne goûteplus ces momen s de repos , pendant lesquels assis à ses pieds , n ous observion s leplus grand silence , de crainte de l

éveiller.

A peine s’ il a la force de se lever et de gaguer sa grande chaise . Comment te senstu ? lui demande souvent m a mère .

répond -il en souriantencore . Mais ce sourire n e la rassure plustandis que moi et mes frères ne connaissant pas l’état de notre père tous les matins nous espérons le voir guéri .U n j our , ma mère pleurai t sur son rouet

n otre père ne nous avai t pas parlé depui slong-temps . Tout à coup i l nous appelle il

étend ses bras vers nous,i l nous enlace plus

fortement ; j e l’

en tends qui dit adieu à mamère accourue près de lui . . il nous nommeses chers puis i l ferme les yeuxen poussant un profond soupir.

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82 ANun is

Ma mère tombe sur une chaise en pleurant plus fort ; elle n e peutarrêter ses san

glots . Chut ne fais pas de brui t luidisons-nousmes frères et moi notre pèrevien tde s’endormir tu vas le r éveiller . .

Et déjà nous avons pris notre place aceontumée , nous nous assey0 n s à ses piedsnous observons le plus grand silence

,mais

notre mère pleure Enfin elle s’écrie Hélas ! mes en feus votre père estmort vous l’ave z Mon bon Georget n’estMort !…ce mot nous frappe , mais nous

n e pouvons pas b ien le comprendre . Mort !répétons—nous cela veut donc dire qu’i l n es’

éveillera Nous ne pouvons lecroire . nous n ous levons doucement pourconsidérer no tre père . Il semble dormir ;et ses traits si bons si doux ne son t nullement changés . Petit JacquesNon , mes en fan s , il ue vous entend plus ,

dit ma mère . Et elle s’approche de nous ,et nous fai t mettre à genoux comme elledevant notre pè re . Priez le bon Dieu

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rn savorann . 88

n ous dit-elle , pour que du haut des cieuxvotre père veille toujours sur vous .Nous prions pendant bien long-temps ;

et plus le temps s’écoule plus notre douleurdevient vive car notre père n e s ’éveillepas et nous commençons à comprendre ceque c’est que la mort .Des gens du village son t entrés dans no tre

chaumière ; ils tâchent de consoler ma mère ;mais ils n e l’arrachen t pointue sa demeurecar chez nous on ne fuit pas ceux qu’o n aimedès qu’ils ont cessé d ’exister

,et on n e crain t

pas d ’avoir du chagrin en les voyant encore .

Quelle triste journée s ’écoule' Ma mèrepleure elle n e répond pasaceux

qui essaien t de la consoler ; elle ne paraî tpas les écouter ! Nous ne lui disons rienmes frères et moi ; mais nous allons n ousmettre tout prés d’elle . Nous l’en touron s denos bras , nous posons n otre tête sur son

et alors elle pleure moins fort .Le lendemain matin des hommes em

porten t mon père ; on nous fait signe deles suivre mes frères et moi tandis quema

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84 ANDRÉ

mère continue de se livrer à sa douleur .Nous n ’étions pas seuls à suivre mon père ;presque tous les hommes du village nousaccompagnaient et marchaient derrièrenous . On allai t bien doucement , on ne parlai t presque pas , et tout le monde avai tl’

air triste . J ’en tendais seulement dire parfois Il était bien Il n ’avai t pointde défauts…Pauvre Georget !Personne ne disai t Il étai t bien bonn éte homme car

,dans nos montagnes ,

on ne trouve cela que naturel .On plante une croix sur la tombe de mon

père,et on écrit dessus son nom et son âge ;

on ne pronon ce point de discours sur sescendres mais tout le monde verse des la rmes

,et j ’ai appris , depuis que cela valai t

mieux qu’un discours .Ma pauvre mère ! comme elle pleure en

nous revoyant comme elle nous embrasse,

en s’écrian t Vous êtes toute ma consolation ! Nous partageons sa peine ; et ,cent fois par jour

,nos yeux cherchent eu

core notre père,à cette place où il avai t

l’habitude de s’asseoir .

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86 ANDRÉ

vous . Mais André , Pierre, je ne les verraiEt ma mère n ous regardait en soupirant ;

puis elle travaillait avec encore plus d’ardeur . Mais j e trouvais , moi , que nos voi sinsavaien t raison ; car j e souffrais de voir mamère se donner autant de peine et de nepoint pouvoir l’aider ain si que mes frères .Quelquefois j e servais de guide à un voya

geur mais cela arrivai t s i rarement

Laissez-n ous partir pour la grandeville , Pierre et moi disais-jeNous gagnerons beaucoup d’argent , etce sera pour vous . Tu veux donc mequitter André . C’est pour vous rendreun jour bien heureuse .

Ma mère nous embrasse mais elle differetoujours , Cependant le temps s

’écoule ; ily a

'

déj à six mo is que notre bon père est

mort . Je vois que ma mère se prive de toutpour nous souteni r ; etj e suis décidé à partirpour Paris : j ’ai huit ans et quelques moisj ’ai de la force , du courage j ’ai surtout cedésir ardent de travailler de gagner ma

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LE sAvov.t nn 87

vie qui supplée à nos forces physiques etfait que l ’être le plus faible laisse derri èrelui le lâche et le paresseux auxquels lanature accorde souvent d’

in utiles faveurs .

Pierre a près de sept ans . Je lui parleen cachette de ce Paris , où il faut n ousrendre . Il n ’est point aussi empressé quemoi de partir . Cependant Pierre veut aussiaider notre mère ; mais l

’idée du voyage l’effraie : Pierre ne paraî t pas devoir être trèsentreprenant ; il s

’amuse aujourd’hui et nepense pas à demain . Il me p romet cependant de partir avec moi , à conditi on quenous ne 'marcherons pas la nuit .Un de nos voisins n ous a fai t cadeau à

Pierre et moi,d’un peti t instrument en

fer avec lequel on ramof1e les cheminéestoute la j ournée j e m’

exerce en grimpantdans notre foyer où j e passe s ouvent desheures entières perché sur le toi t . Mais cen ’est pas sans peine que je parvien s à fai remonter Pierre dans le cheminée il fautque je le pousse que je le presse que j eme moque de sa poltronnerie . Ce dernier

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88 ANDRÉ

moyen me réussi t souvent : les en fan s on tpresque autant d ’amour—propre que leshommes .

Fier d’

avoir un grattoir,j e gratte tout

ce que j’

apcrçois j e gratte nos murs nosmeubles n otre plancher ; pour montrermon talent , je gratterais mes culottes etcelles de mes frères si ma mère me laissai tfà ùæx

Une bande nombreuse d’

en fan s de nosmontagnes va se mettre en route pour Paris .Laissez-nous parti r avec eux dis-j e à

ma mère . Elle hésite elle ne peut sé décider . Le jour du départ arrive . Elle nousgarde dans sa chaumière . Les laborieuxenfan s de la Savoie se sont mis sans nousen route pour la France .

Le lendemain de ce jour ma mère sentqu’elle a eu tort de ne point nous laisserprofiter de cette occasion . On est au moi sde septembre ; le temps est man ifique : ettout semble inviter à se mettre en route .

Nous pouvons facilemen t les rej oindre ,dis—je à ma mère ,

ils sont encore près

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LE savov1 am 69

d’ici . Nous suivrons le chemin qu’on nousindiquera ; et demain nous serons aveceux .

— Eh bien ! partez donc , mes enfan spuisqu’il faut absolumen t que j e mesépare de nous dit elle en versantdes larmes . Partez mais revenez unjour dans votrepays . Revenez voirvotremère qui

,chaque matin , adressera au

ciel des vœux pour vous .Ma mère étant enfin décidée , notre petit

paquet fut bientôt fait . Elle fourre , dansle fond de n os sacs

,nos vêtemen s du pain

pour deux jours,au moins , et quelques gros

sous . Pierre est tout saisi : i l ne s’attendai tpas à partir si tôt; mais ilfautbien que n ousnous dépêchions

,afi n de rejoindre ceux

qui , comme nous , se rendent à Paris . Jetâche de lui donner du courage . pré

paratifs sont terminés ma mère me remetle portrai t que l’on a oublié chez nous : ilest attaché à un ruban qu’elle passe à moncou . Tiens , me dit-elle , c

’est toi,André

,

qui , le premier , as trouvé ce portrai tc’est toi, sans doute , qui dois le rendre a

l . 8 .

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90

son maître . Mais n e va pas te tromper !…Oh ! ne craignez rien !…Je recon naî

trai bien ce vilain m‘

onsieur . C âche

touj ours avec soin ce bijou . on pourrai tte le voler , mon ami , et j

’en serais fachée ,

car j ’ai dans l’idée que ce médaillon teportera qu’il sera cause deta fortur

1e que ‘sai s—je !…— Oh ! oui ,maman ,j

cn aurai bien sion et j e n ejouerai pas avec .

— Si ce monsieur est plusgénéreux à Paris i l te récompenserapeut-être de ce que tu ‘a s bien gardé cebij ou. Mai s ne demande rien ,

mon fils ;et souviens—toi qu’il ne faut pas Se fairepayer pour avoir é té honnête .

J ’ai serré avec soin le portrait sous maveste ; nous avons n os sacs sur nos épaules ,ma mère nous condui t avec Jacques sur

la montagn e que nous allons descendre'

p0 11 r

gagner n otre route . Là ,elle 11 0 11 5 presse

tendrement con tre son cœur .’Ai1dré me dit-elle . tu es l

’aîné tu as

plus d’esprit que Pierre ; veille sur lui

mon garçon con sole-lo ; aide-le , quand

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LE SAVOYARD .

il aura de lapeine . . .Ne vous qui ttez pas ,mes enfeus , et surtout soyez toujourssages , honnêtes , et souvenez -vous desleçons de votre père .

Nous pr0metton s à notre mère de nepoin tO ublier ses avis , et de n

’être n i menteursni paresseux . Puis , après l

’avoir encoreembrassée

,ainsi que notre pe ti t frère

,nous

nous arrachons de ses bras .Qu’ils sont pénibles à fai re les premiers

pas qui vous éloign ent de ceux que vousaimez ! Jusques-là j ’avais eu du courage ;mais en me met tant en route j e sens qu’ilm

abandon n e et j e suis prê t à courir dansles bras de ma mère .

Je m’

efforce de retenir mes pleurs , tandisque Pierre laisse couler les siens . Nous nefaison s point six pas

,sans nou s retourner

pour voir encore ma mère et mon frère,et

leur faire un signe d’adieu ; on croit toujours que ce sera le dernier , mais ce n

’estque lorsqu’on ne peut plus les apercevoir ,

que l’on renonce à tourner encore une foi sses regards vers

'

ceux que l’on chérit .

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92 ANDRÉ

Nous sommes au bas de laDéjà se perd , dans l

’éloignement,le toi t

de notre chaumière .… Jacques Marievous tendez encore vos bras vers nousMais c’en est fait , nous n e distin guons plusvos signes d’adieu . Ah ! j e puis maintenantlai sser couler mes larmes : ma mère ne lesverra pas .

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9 l ANDRÉ

loin de mon pays J’

aperçois un v illage ;n ous y demanderons si l’on a vu nos compatriotes ; d

’ailleurs je me souvien s du n om

de la première ville où nous devon s n ousrendre . C’est à Pont—de—Beauvoisin

,puis

après à Lyon . Oh ! j ’ai de la mémoire et j etrouverai bien ma route .

j e suis las,

me dit Pierreen s’arrêtant devan t moi . Asseyons

n ous là au bord de la route , lui

dis-j e , en le regardant avec tendresse ; carj e mes souviens des dernières paroles “de mamère , elle m

adit dé treiller sur m‘

on frère ,de le protéger, de n e point l

abandonn er .

Je‘

me sens fier de la confian ce '

qu’

ellea‘en

moi,et de ‘cette secrète supé riori té qu

’elleme reconnaî t ‘sur lui .Nous nous sommes assis au pied d’

U ne

colline . Mai cheron s-nous long-temps ? »

me dit Pierre, qui a toujours l

air b ien af

fl igé . Ah dame ! n ous ne sofr‘

1mes pasprès d ’arriver ! Jacques est si bien heureux lui ! il res té chez nous ! . —Nousallon s gagner de l’argentpour aider notre

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LE savovan n . 90

mère ; est—cc que tu en es fâché ? Etcomment ferons-nous pour gagner de

l’argent?— Nous ram è nerons les chimin ées ; nous feronsdes commissions . nousdan seron s lasavoyarde…n ous chan teron s

la chanson que nous a apprice notre

Pierre,qui a fait la grimace quand j ’ai

parlé de ramoner me dit alors Si tuveux, André , tu ramoneras les chiminées ; et pui s moi , j eJe regarde mon frère ; ses yeux bleus

étaient encore gonflés d ’avoir pleuré ; safigure , ordinairement riante ronde

,et

rouge comme une cerise,et que ses cheveux

blonds qui tombaient en grosses boucles surson fron trendaien t si gentille , était , commeses yeux , changée par le chagrin . Je luisaute au con , j e l

’embrasse tendrement ;cela n ous fait du bien : et Pierre retrouvel’appétit .

J’ai faim me dit il. — Man geons…nous avons de quoi dans nos sacs .Pierre fouille dans le il pousse un

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96 ANDRÉ

cri de j oie . Mabonne mère nous a glissédes noisettes et des pommes avec notre pain .

André ! André !…des pommes ! medit— il. Et le voilà qui mange et chante enmême temps ; les pommes ont ren du à mon

frère toute sa gaieté .

« D i s donc , André , qu’est—cê que n ous

verrons à Paris , me dit- il tout en sebourrant de pommes et de noix . Oh !tout plein dechoses Tu sais bien quemon pèren 0 us racon taitcequ

ily avait vn .

—Ah ! oui . des polichinelles,n

est—cepas ?et puis des hommes qui font desqui mangent du fil et des quimarchent sur la tête , qui tournent sur

une j ambe .— Oh ! bien d’autres chosesdes rues superbes ; des maisons

bien plus grandes que la n ôtre ; des voitures qui roulent toujours;des boutiques ,comme quand c’est la foire à la ville del’

Hôpital ; des lanternes magiques des

pièces curi euses ; le soleil et la lune qu’un

monsieur porte sur son dos ; le diable quidanse ; un ch at qui lui tire laqueue ; et

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98 ANDRÉ

soir dan s une ville pour trouver à coucher ; sans cela ,

i l faudrai t dormir surla rou te . Ah ! oui oui » dit Pierre .

Et il re trouve se'

ambes arce u ’i l apeur de passer l a nui t en plei n air . Je sai smainten ant le moyen de le faire avancer .

D is donc , André; si nous allions nousperdre Oh que n on nous demanderons toujours le chemin de Paris . Sinous ren con tn on s des voleurs Tusais bien que ma mère nous a dit que l’onne volait pas les en fan s .

— Est—cc parce

que les vo leurs aimen t les en fan s ?

Non c’

es tparce que quand on est pe tit ,on n’a pas d’argent . Ah ! quand jeserai grand

,j e n’aurai jamais d ’argent ,

pour ne point avoi r peur des voleurs .Et avec quoi acheteron s-nous du painet des pommes ? Je fairai la roue , eton me donnera de quoi dîner . Et

qu’est- ce que tu enverras à n otre mère ?Pierre ouvre de grands yeux et ne ré

pond rien . Les pommes,laroue et les voleurs

l’

occupen t entièrement .

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LE savovaan . 99

Nous sommes arrivés au village que j’

a

vais aperçu de loin j e demande si l’on a vupasser un e bande de Savoyards se rendantà Paris ou à Lyon . Oui , mes enfan s , me dit

un e bonne vieille ; mais ils on t beaucoupd’avan ce sur vous . Ils ont passé au pointdu jour ; et voilà le soleil qui va bientôtse coucher .Allon s en route dis jeamon frère

qui s’est déjà assi s sur un banc devan t unemoison n ette et mange ce qui lui reste depommes et de noix , Est-ce que nous

n’

allon s pas dîner —Nous dînerons enIl faut rejoindre nos ami s .

Pierre a beaucoup de peine à se déciderà se lever ; mais il me voi tm

éloign er i l mesuit enfin . Je me suis bien fait indiquer laroute que nous devons teni r ; car le j ourcommence à baisser et si nous nous égarions dans les montages nous pourrionstomber dans quelque précipice , ou glisserdans quelque r avin .

Ne va donc pas s i vite me criePierre .Est—ceque les autresne n ous atten ê

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1 00 ANDRÉ

à

dron tpas?— Non , car ils ne saven t pas que

nous les avons suivis . Je suis déjà bienlas . Et quand nous courions toute lejournée dans le village quand nous descendion s sur nos mains le mont du Corbeau tu n ’

étais jamais las . Ah j ’aimebien m ieux grimper à quatre pattes quemarcher comme ça . Tu n’as donc pasenvie d’arriver à Paris ? — Ah ! si maisJacques est chez nous lui ! i l n’est pasfatigué et il aura de la soupe ce soir !Pierre pousse un gros soupir

,en songean t

la soupe . Nous avançons toujours ; maisle jour fini t , et je n

aperçois pas le villageque l’on m’a dit qu’ il fallai t gagner pourtrouver à coucher . Mon frère , qui étai ttoujours en arrière , se rapproche de moidès que la nuit paraî t .

— Di s donc , André voilà la nui t . .

Eh bien ça n’empêche pas de marcher

quand il fait clai r delun e ; nous verronsbien devant nous .

— Est-Œé que nous nesommes pas bien tôt arrivés ? Je ne sais

pas . Veux tu courir mon frère ?

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102 ANDRÉ

n e sommes pas bientôt arrivés ? » medit-il à demi-voix

,comme s’i l craignait

d’être entendu à droite ou à gauche . Jedevine au son de sa voix qu’il a grandeenvie de pleurer et j e tâche .de le consoler .

—Allons Pierre ne soi s pas chagrinnous souperons bien en arrivant Ahj e n’ai plus ni pommes ni noix ! — O n

nous donnera quelque chose; tu sais bienque ma mère n ous a di t qu’en cheminon donne aux enfeus qui vont à P ari s .Nous aurons peut-être dulard ! .

Si on nous en donne,nous

Oh ! c’est bonEn mange‘

—t-ou à Pari s ? O ui,puis

qu ’on gagne beaucoup d’argen t . 11 ‘y ades gens qui vous donnen t un sou pourune chanson .

— U n son C ’est beaucoup d’argent, ç a ! Tiens , chantonstous les deux , pour voir comment nousferons à Paris .— Non

,j e

'

n e veux pasJ’ai envie de dormir . Nous

dormi rons quand nous serons arrivés

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rn savovann . 1 08

— J e ne vois pa s de maisons ! AllonsPierre ; il faut que j e te tire à présent ;marche — S i

nous étio‘ns pris par

des voleurs ! Tu es un poltron tu

trembles toujours ; quand tu seras à Paristout le monde se moquera de toi ! Au

dré , est-ce qu’il n ’

y a pas des des h ommesqui mangent les en fan s — Eh n on ! c’estpour rire qu’on raconte ces choses—là ; tusais bien que mon père se moquait deJacques quand il di sait cela d ’aille urss i on voulait te faire du mal , j e sauraisbien te défendre ! . j e donnerai s de bonscoups , va !…Pierre a beaucoup de peine à se rassurer ;

cepen dant nous continuons de marcher ,

lorsque tout à coup i l s’

arrête et me saisi tle bras

,en me disant d’une voix t rem

blan te Ah ! mon frè re,vois- tu là

I l me désigne le côté droit de la route,à

une t rentaine de pas de nous , et j’

aperçois

une ombre de la grandeur d ’un homme ,qui avance

,puis recule , sur

‘le chemin que

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1 04 ANDRÉ

nous devons prendre ; en même tempsj ’entends comme un brui t sourd et uniforme , qui se répète toutes les fois quel’ombre s

’allonge et s’étend sur la route .

Quoique j e ne soi s pas poltron , j e sens quemon cœur se serre , que ma respiration estgênée ; j e fais comme Pierre, j e marrê teles yeux fixés sur cette objet

,près duquel j e

crains d’approcher .Ah mon frère , qu

’est-ce que c’est que

çà me dit Pierre qui n’a presque plusla forcer de parler . Dam’

n e sai spas . — Vois-tu comme çà remue . .commec’est entends-tu le brui t que çàfait — O ui…mais il faut pourtant quenous passions là…— Oh ! non , Andrénon

,j e t’en trop sau

vous nous . .— Allons , Pierre , ne trem

ble pas nous sauver non ; monpère m’

a dit que c’étai t honteux de sesauver . Cethomme qui est là veutnous effrayer;maismoije n

aipas peur . .viens .

Non, n on ,

André,j e n ’

osePierre se j ette à genoux; il veut me re

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continuel des vis qui criaient dans lesgonds .Je n’ai pas p lutôt reconnu ce que c

’est ,que

,riant de ma frayeur , et enchanté

d’avoir eu le courage de là surmonter, j egrimpe sur la barrière et me mets à chevaldessus , tournant avec elle au gré du ven t .Pierre

,qui est resté à terre

,la tété câ

chée dans ses main s , m’

en tend pousser descris de joie

,en répétant : Hu donc ! à

cheval !…ah ! que c’es t vi ensdonc

,Pierre . . Ah ! qu

’on est bien là—dessus !…ca va tout seul .Pierre n e sait ce que cela veut dire , n i

S Il doit se risquer à veni r me trouver . Cc

pendant je l’appelle toujours ; il m’

en ten d

rire ; cela dissip‘e sa frayeur . Il s ’approche

enfin,et ne m’a pas plus tô t vu

,tournant

sur la barrière , qu’il gŒimpe

à dalifourch on

et se met en croupe derrière “moi . Puisnous donnons le mouvement; et nous v

‘oilan0us ébattant , à qui mieux mieux , sur lemorceau de bois qui nous fait tourner au!

tour du poteau . Nous ne remarquons pas

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LE savomao . 107

que ce poteau est placé tou t près d’

un

précipice, et qu

’en nous faisant aller detoute notre force sur la barrière , nouspourrions

,si nous perdions l ’équilibre

,

lorsqu’elle revient sur le bord , rouler à

plus de trente pieds et nous casser bras etjambes sur les rochers ; mais nous ne voyonsplus de danger ; et ce qui , un momentauparavant , nous causai t de si vives alarmes es t devenu pour nous une source deplaisir .Comme il fau t que tout ai t une fin après

être resté près de trois quart s d’heure surcette nouvelle balanç oire j e descends et j edis à Pierre : Il faut n ous remettre enroute

,mon frére .

— Ah ! encore un peu .

c’est si amusant Et coucher ? et sou

per Oh je n ’

ai plus n i faim ni envie de André ,

fais-moi allerje t’en prie ! — Non ,

en voilà asez ,i l

faut arriver au village .

J’ai bien de la peine à déterminer Pierreà descen dre de dessus la barrière ; il cèdecependant

,en répétant Quel domcomme c’étai t amusant !

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1 08 ANDRÉ

Nous nous remettons en marche ; maiscette fois c’est en riant , en chantant ; lafrayeur a disparu le j eu nous a été de latéte toutes les visions causées par le clair delune ; et maintenant , quand nous apercevons de loin quelque chose qui semble remuer Pierre s

écrie en sautant de joieAh ! si c’étai t encore une balançoire !

Qu’il faut peu de chose pour nous faireenvisager les obj ets sous un aspect différent !…Nous sommes arrivés au bourg que l ’on

m’a indiqué ; et cette fois le chemin ne nousa pas paru long .Mais il est sans doute tard

,

car j e n’

aperçois pas de lumière dans lesmaisons . — V0 is—tu dis-j e à Pierre ,

» n oussommes restés tr0p lon g—temps à chevalsur la barrière . Je ne sais pas où il fautfrapper , pour demander à coucher et àsouper . Il faut frapperà uueO m mais dans toutes les maisons on

ne donne pas à coucher Bah !nous leur chanterons quelque ou

bien t u ramon eras ,toi . Est-ce qu

’on

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1 10 ANDRÉ

tous lesmâtin s du bourg semblent se répondre ; de quelque côté que nous nous sauvions n ous entendons prés de n ous japperavec fureur ; et Pierre est tremblant parcequ’il croit avoi r après lui tous les dogues del ’endroit ; il veut à toute force quitter le village .

Viens,André

,me dit-il allons

nous Il n ’y a que des chiens danscet endroit-ci . Oh ! j ’aimemieux couchersur la — N’aie donc pas peurTous ces chiens—là sont pour garder lesmaisons ; mais ils ne nous feront pas demal

,nous ne sommes pas des voleurs

Est-ce qu ’il faut trembler comme ça At

tends , voilà encore une belle maison ,j e

vais frapper plus doucement , pour queles chiens ne m’

en tenden t pas .Je cogne un petit coup contre la porte

On ne répond pas . Je continue de cogner ;mais le bruit que font les chiens empêchequ’on ne m’

en tende . Cependant on ouvreune fenêtre à quelques pas de moi ; puisune autre dans une maison à côté : j ’en

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LE su ovmn . 1

tends des voix et bientôt la conversations’établi t d’une croisée à l’autre .

Dieu ! queu tapage fon t tous cesmâtin s queuqu

ils ont donc c’te nuit,

pour être en l’air comme ça Ah !c’est toi , Claudine , t

es donc réveilléeaussi ? Est—cc qu’on peut dormir avecce charivari !…Et toi est-ce ton mari oules chiens qui t’ont éveillée ? Monmari Al i ben ! on lui tirerai t le canondans l’oreille qu

i n’ bougerait pas plus

qu’une bûche ! i n ’est pus j amais gai lanuit. Tiens , Jeanne si tu te remaries

,ne

prends pas un plâtrier ! I gnia rien deplus traître que ça…C’est un état tr0pfatigant vois-tu Michel est un bonhomme mais i’ u’rit que le dimanche !Ah ! c’est ben triste j ’ tâcherai d’é

pouser un couvreur , ils sont ben pus ai

mables .Pendant la conversation de ces dames le

bruit a cessé Je veux m’

approcher d’elles

et leur parler ; mais elles viennent de refermer leur croisée . Je retourne à la grande

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1 12

maison je frappe Enfin on ouvre une fenêtre ; une vieille figure presquecachée sous un grand bonnet de laine , semontre et demande avec colère

v

u

ud

v

u

M

Qui est-ce qui ose frapper chez M . lemaire

,à l’heure qu’il est ? — C’est nous

madame .… Qui,vous ? André et

Pierre Qu’est-cc qu’ils veulen t , André et Pierre — Nous sommes des petitssavoyards .…avez—vous une cheminée à

faire Voulez—vous n ous ouvrir, nous chanterons la peti te chansonet nous danserons nous deux mon frère

,

pour un peu de pain et de fromage .

Ah ! les petits drôles Ah ! les mauvaissujets qui viennent réveiller des genscomme nous pour leur proposer de lesvoir danser ! Si j e vous retrouve demainj e vous ferai danser , moi ! Du fromage !

du fromage à ces poli ssons ' Allezvous—eu bien v ite et que je ne vous entende plus . Venir la nuitchez M . le maireLa vieille femme est ren trée en murmu

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1 14 ANDRÉ

à la porte . J’entre je m’

asseids surla paille , et Pierre voyant qu

’il n ’y a pas dedanger , se décide enfin à entrer

,et v ient

s’asseo i r près de moi .O h qu’on est bien là André ! Nous

allons y passer la nuit . Mais 51 on nousgronde demain ? — N on non

,puisqu’ il

n’y a pas de porte c’est qu’on veut bienpermettre d’entrer . N’aie pas peur ,

Nous serons aussi bien là quedans leurs maisons

,et O n ne nous dira

rien .

Pierre se rassure ; d’ailleurs il est la s et

il a sommeil . Comment quitter cette paille ,sur laquelle nous sommes si douillette

Mon frère se couche à mon cô té ; jepasse un demes bras autour de lui pour lesentir toujours près de moi ; j e mets mon autre main sur le médaillon que j e porte sousma veste , afin qu

’on ne puisse pas me l’enlever

,car j e suis fier de porter un objet s i

précieux . Plus tranquille de cette manière ,j e ne tarde pas à imiter Pierre , et nous nousendormons profondément .

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m su mmu m. 1 1 5

CHAPITRE V I.

N o tre début. -P remier exploit de P i erre.

QU A N D nous nous éveillons le soleil étai tlevé depu i s long-temps . Je me frotte lesyeux je pousse mon frère . Mon dieu

,il

est bien tard , peut-être , dis-j e,en re

gardant autour de moi . J’

aperçois alors àl’entrée de l’endroit qui nous avait servi dechambre à coucher , un petit vieillard quenous regardait en souriant .

Pardon , Monsieur , c’est peut-être à

vous cette paille sur laquelle nous n oussommes mais nous étion s sifatigués ! Pierre , Pierre , lève-toidonc .Nous allons nous en aller tout de suiteMonsieur

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1 1 6 ANDRÉ— Et pourquoi ? mes en fan s , mc ré

pond le vieillard ; reposez-vous tant quevous Ne Craignez pas de megêner . Mais il fallait frappera une chaumière , vous auriez été mieux et pluschaudement pour la nuit . Ah ! Monsieur

,nous n’avons pas osé . .Nous avions

déjà été quelque part où nous avions étérefusés et appelés polissons

,parce que

nous demandions à coucher e t un peu defromage sur not’ pain , et cependant ,pour cela nous aurions dansé et chanté

,

mon frère et moi . Pauvres petitsmais où donc avez—vous frappé A laplus belle maison de l’endroit . Mes

enfan s c’

était à la plus simple à la plusmodeste qu’il fallait vous adresser , o nne vous aurait pas chassés . Une autrefois

,souvenez-vous demon conseil

,quand

vous irez demander l’hospitalité,allez

frapper aux chaumi ères et non pas auxgran des maisons .Pierre vient enfin d’ouvrir les yeux . J ’a i

bien de la peine à le décider à quitter notre

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1 1 8 ANDRÉ

forces , mes en fan s . Il y a loin d uci à Paris ! Mais , à votre âge on doi t faire laroute en jouant et en chantant.»

Nous ne nous sommes pas fai t répéterl ’invitation de notre hôte ; nous dévoronsle déjeûn er qui est devant nous et nousne nous arrêtons que lorsque la respirationcommence à nous manquer .

Ah ! que c’esthon dupain dan s du lai t,

di t Pierre qui regrette de ne pouvoir manger davantage . Je remercie ce bon vieillardqui met dans nos sacs ce que nous avonslaissé du déj eûn er ,

puis nous condui t luimême sur la route que nous devons prendre ,et nous embrasse tendrement avant de nousquitter .Nous voici de nouveau en chemin mais

le déjeûn er que nous venons de faire nouségayé l’imagina tion n ous voyons tout en

rose . Quelle influence l’estomac a sur l’espri t ! Comme on est plus aimable plushumain plus généreux plus sociable ensortan t de table ! et comme les hommes doivent avoir de la bienveillance , de l

amén ité ,

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LE savovano . 1 9

de l’amitié les uns pour les autres dans cesiècle où l’on dîne si bien , et où le CuisinierRoyal est à sa douzième édition .

Nous ne nous arrêtons que pour mangernos provisions

,et vers le soir, n ous arrivons

san s accident , à un village que le bon vieillard nous a indiqué le matin , en n ous disantd’y demander Joseph , qui doit nous donnerà coucher

,En effet sur sa recommanda

tion nous sommes accueilli s et logés dansune grange ; mais j

’apprends que le bandede montagnards a passé la veille et ne s’estpoint arrêtée dan s le village . Chaque instant nous éloigne davantage de ceux quenous voulons rejoindre . Comment faire ?Pierre n e veut pas aller plus vite ; j e nepui s parvenir à l

éveiller avant le point dujour et les autre s ne n ous attendront pas .Ma foi , n ous ferons la route sans eux

dis—j e en me couchant près de mon frèrenous sommes assez grands pour allerseuls et

,en demandant notre chemin

,

nous saurons bien trouver ce Paris quetout le monde connaît .

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1 20 ANDRÉ

Le lendemain c’est la même cérémoniepour décider Pierre à se remettre en route .

Si j e le laissai s faire ce garcon—là passerai tsa journée à dormir. Nous n’avons pas undéjeûn er aussi bon que la veille mais onnous donne du pain pour emporter , et jepousse Pierre pour qu’ il remercie nos hôtes

,

ce qu’ il fai t d’

assez mauvaise grâce et enlorgnant du coin de l’œil un fromoge placésur une planche et auquel on ne nous a

pas fait gouter .

Pierre,lui dis-j e

,quandnous sommes

en route , si tu n’es pas plus honnête,on

n e nous donn era plus rien dan s les maisons où nous nous arrêterons . Po arquoi n e nous o n t- ils pas donné de ce

grandfromagejaune . qui sentait si bon ?C’est encore bien poli de nous a voir

adonné du pain,car nous n’avons rien

fait chez eux ,n iramoné

,n i chanté ; tu veux

qu’on le donne sans travailler ; toi !

M . Pierre ne dit rien il fait lamoue ilest de mauvaise humeur pendant toute laroute il veut s’arrêter à chaq ue instan t

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ANDRÉ

du monde faire la grimace c’est bonnous n’aurons n i à coucher ni à souperet on nous chassera de la ville commedes mauvais sujets .Pierre se tien t plus tranquille , j e recom

mence à crier Voilà des ramoneurs En

ce moment , nous n ous trouvions devantla boutique d ’un pâti ssier-rôtisseur restau

rateur. Le maître prenait le frais en fuman t sa pipe devant sa porte . Il nous regarde en souriant : Ah ! ah ! voilà desI’ enfants qui vont àParis , peutOui

,monsieur . avez-vous des cheminées

à faire Allons , j e veux essayer votre talent . Entrez , mes enfan tsMarguerite Marguerite conduisles à la cuisine et à la chambre du premier ; ils ramoneron t chacun une chemi

Le pâtissier n0us a fai t entrer chez lui .Pierre lorgne les peti ts pâtés qu ’i l aperçoitdans la salle basse . Une jeun e fille arriveet demandé à M . Boulette (c

’est le n om dupâtissier ) ce qu

’il faut faire de nous . I l

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LE SAVOYARD .

lui renouvelle l’ordre de nous condui re auxcheminées et retourne fumer sa pipe sursa

porte .

«Allon s , venez , petits , nous dit la j euneservante en marchant devant nous . Suivez-moi , et tâchez de ne point faire tropde poussière .

J’

ai bien de la peine à faire avancerPierre , qui semble cloué au milieu des petits pâtés . Je le force cepen dant à marcherdevan t moi ; n ous arrivons dans la cuisine .

T iens , ramen e celle-là , me dit la servante ,tu es le plus grand

,et c

est celle où ildoit y avoir le plu s d ’ouvrage . Toi , petit ,vien s ramoner l ’autre .

La jeune fille fai t signe à Pierre qui nebouge pas et se contente de chercher danstous les coins de la cuisine s’il apercevraencore quelque galette .

Va donc avec mamzelle lui di s—je enle poussant . Est—ce qu ’il ne sait pasramoner ? dit la servante . Si si , mamselle

,mais comme il est un peu petit j e

vais aller avec vous seulement pour l’a i

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1 24 ANDRÉ

der a grimper . — Oh ! le nigaud ! j’

en a ivu de bien plus petits que lui quigrimpaien t comme d es chats !

Je prends mon frère par le bras i l mesuit sans ouvrir la bouche n ous arrivonsdans la chambre de M . Boulette et l a servante lui montre la chemin ée .Pierre devientrouge j usqu’aux oreilles , et je voi s qu

’il aenvie de pleurer .

Allons , Pierre , ôte tes souliers . metslà ton sac accroche ton grattoir à ta ceinture et monte là Elle n’est pasben haute .

— J e n e veux pas me ditPi erre en mettant ses mains à ses yeux .

Comment tu ne veux pas . . et que feras-tudon càPar

is Comment gagneras -tu del ’argent C’est si vilain d ’être pares

Et notre pauvre mère…AllonsPierre si tu montes tu auras pour souper un de ces petits pâtés que tu regardais tout-à-l’heure .

Ce dernier argument paraî t être le plusfort . Pierre s’avance en rechignant un peu ;j e me mets à genoux pour l ’aider à monter ;

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126 ANDRÉ

persuade que c’est une fenêtre de la cheminée il passe par là sa tête , puisses j ambes ,cherchant le j our et ne l’apercevan t quefort loin au-dessus delai ; il essaie de chan terlà sa petite chan son mais la suie , qu

’ilavale et qu’il respire l

en roue au pointqu ’il peut à peine se faire entendre . Il tireson grattoi r , et ne se doute pas qu

’il achangé de cheminée et qu

au lieu d’êtredans celle de M . Boulette il ramon e maintenant pour une de ses voisines .Bientôt Pierre se sent fatigué i lm’ap

pelle n e recevant pas de réponse,i l me

croit en train de souper sans l ui alors ilveut descendre bien vite

,mais parvenu à

six pieds de l’âtre ,le pied lui manque et

il roule dans la cheminée en poussant descris épouvantables .La cheminée dans laquelle mon frère

venait de passer par mégarde était celle dela chambre à coucher de mademoiselle Las

_

arine Ducroquet fille majeure ayant conservé , j usqu

’à quarante-deux ans,une vertu

que n’avaient pu effleurer les hommages

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u z ss vovs nn . 127

des hommes les plus séduisan s du département de l

Isère en revanche mademoiselleDucroquet aimai t à s

égayer sur le comptedes femmes dont les mœurs ne lui paraissaien t pas bien pures . Prude par vanité ,

méchante par goût , coquette pas instinctsuperstitieuse par faiblesse bavarde partémpéramen t , mademoiselle Césarin e passait sa vie à se faire tirer les cartes et àjouer au boston ; à faire des petits paquet savec sa vieille servante

, et des grabugesavec madame l’adjoin te ; à médire de sesvoisins , et à courir chez eux pour savoirce qui s’y passai t . Deux mille livres derente , qui ne devaien t rien à personneouvraient à la vieille fille les portes desmaisons le plus considérables de l ’endroit .Cependant une vertu de quarante-deux

ans devient quelquefois un poids dont onvoudrait alléger le pesanteur . S ’

i l est un

temp s p our lafolie i l en es t un pour la rai

son ; par conséquent quand on a com

mencé par la raison , on finit assez souvent

par la folie . depuis quelque temps , made

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1 28 ANDRÉ

moiselle Césarin e Ducroquet n’était plus la

même : elle éprouvai t des maux de nerfsdes vapeurs , des palpitations ; ses yeuxdevenaient humides en lisant les amoursde H uon de Bordeaux et de la dame desbelles C ous i

n es ; elle avait en secret soupiréavec É lodz

e , et frémi avec É léon ore deBasalba . En vain sa vieille servante lui assurait qu’elle lisait trop tard la nuit et quecela seul faisait pleurer ses yeux ; mademoiselle Ducroquet trouvait une autre causeà sa sensibilité . Depuis plusieurs j ours sescartes lui mon traient sans cesse un beaublond attaché à ses pas la suivant partoutet se trouvant toujours avec elle , et l

’as depique

,soi t à la ville

,soit à la campagne .

Quel était ce blond ? que lui voulait-il? Ledestin lui annonçait-il un époux dans lespetits paquets ? Mademoiselle Casérin e nepouvait éloigner ces pensées de

'

son espri ttroublé ; partout elle ch erchai t le bea ublond . Elle soupirai t

,elle s

impatien tait !

Son heure était venue : à quarante —deuxans le timbre du cœur n’a plus cette dou

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180 ANDRÉ

En effet , sans être positivement blond ,

M . Sapiens avait quelque chose de la couleur d’

Hector ; ses yeux étaien t vifs etmalins ; il boi tai t un peu ce qui n

’est pastrès-chevaleresque

,mais il traînait la j ambe

d’une manière si séduisante,que cela le ren

dait encore plus intéressant . D’ailleurs sonmollet était bien placé

,et M . Sapiens ne

portai t j amais de bottes ; enfin quoiqueprès de ses cinquante ans le docteurn’en parai ssait guère plus de quarantehuit .M . Sapiens avai t usé sa jeunesse dan s la

capitale ; s’

apercevan t , un peu tard , quemalgré ses talen s , il parviendrait difficilement à y faire fortune

,il se décida a s ’é ta

blir en provmce . En homme habile , il avaitpris des informations sur mademoiselle Dacroquet

,avant de se rendre chez elle . Une

demoiselle à marier,avec deux mille livres

de rente , n’était point un parti à dédaigner ,

pour un docteur qui,à cinquante an s ,

n ’avait encore guéri que des pituites etdes rhumes de cerveau . Ce fut donc en

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LE s1 vov1 nn . 131

tâchant de donner à sa physionomie l ’expression la plus agréable

,que le docteur se

présenta chez mademoiselle Ducroquet iln’eut point de peine à lui plaire sa ressemblance avec le valet de carreau plaidaitéloquemment en sa faveur . Les premièresvisi tes furent courtes , bientô t le docteurles allongea il sondait adroitemen t lemoralde la vieille fille ; et , connaissan t son goûtpour le merveilleux , sa croyance aux cartes ,son penchant pour les romans de chevalerie il fiattait agréablement ses idées lui

prêtait lesAmours de Bayard, et les quatre

fils Ayman tout en écrivant une ordonn ance ; en prescrivant une potion calmante ,il risquai t un brûlant regard

,auquel on

répondait par un tendre soupir,que l’on

mettai t sur le compt e des vapeurs .

Au bout de quelques semaines,l’

in téres

sante malade était guérie , grâce aux soinsdu cher doct eur . Il n e lui restait plus quedes palpitations , que la présence de M . Sa

picus ne faisai t qu’

augmen ter. Celui—ci nevoulan t pas traîner en longueur une con

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182 ANDRÉ

quête qui lui convenait parfaitement,avait

déjà risqué quelques mo ts d’amour et d’hymen ,

sans cependant se déclarer entièremen t

,parce que mademoiselle Ducroquet ,

se rappelant tout ce qu ’elle avai t dit contreles hommes et le mariage

,ne savait plus

comment changer de résolution , sans seren dre la fable de la ville . Cependant

,tous

les j ours il lui devenait plus difficile derésister aux œillades de M : Sapiens

,et aux

palpitations de son cœur .Le matin du jour où nous devions , mon

frère et moi , faire notre entrée à Pont—deBeauvoisin , le docteur avait fait à mademoiselle Ducroquet la visite habituelle .

Toujours aimable, galant , il ava it apportéà la convalescente les Chevaliers du Cygneet R olan d lefurieux . En récompence ,

mademoiselle Césarin e lui avait promis de lui fa ireles cartes , et de lui dire sa bonn e aventure .

Mais comme dans la j ournée tous les momens da docteur étaient pris , on l ’avai tinvité à venir

,sans façon , prendre la moitié

d’un petit goûter; et il avai t accepté , à con

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134 ANDRÉ

les amours de la belle Angélique la fon ttendrement rêver . On sonne .…Elle a tressailli . Est-ce le neveu de Charlemagne? Non

,

c’est M . Sapien s qui reste saisi d’admiration,

à l’

a5pect du goû ter et de MademoiselleCésarin e, et j ette alternativement de tendres regards sur le bonnet bleu et les assiet tes de macarons .Après les complimen s d

usage,on se niet

à table ; tou t est excellent; etmalgré ses pal

pitation s , mademoiselle Ducroquet revienttrès- souvent aux biscuits et au vin muscat .Mais le docteur est là et i l assure que celan e peut pas lui faire de mal . C ommen t ê tresage

,quand celui qui gouvern e notre santé

nous excite à faire un petit extraordin aire ,

et nous donne lui—même l’exemple ! Made

moiselle Césarin e se lais se aller ; M . Sapiensest si entraînan t; il ditde sij olies choses enversant le parfait—amour , que la vertu dequarante-deux ans commence à faiblir

,a

chanceler . Cependant on a promis de faireles cartes au docteur , et ou ne peut pasoublier cela . On prend son j eu ; et pendant

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1 11 savov1 nn . 1 35

que M . Sapiens continue d’avaler des bi scui ts à la cuiller

, on va sur un coin de la tablelire dans l’avenir, quoique le jour baisse etque l’on commence à ne plus y voir ; maispour lire dans l’avenir on ne doit pas avoirbesoin de chandelle .

Ah ! docteur !…j e vai s savoir ce quevous pensez

,dit mademoiselle Césarin e ,

en présentant à son convive le j en à couper .

C’est ce que j e désire femme adorable répond M . Sapiens en avalan t

un second verre de parfait—amour .Les cartes n e me trompent j amais

Je serai donc comme les cartesCoupez — Tant que cela vousfera plaisir. Ah ! que votre jeu se présente bien . Je me mon tre à découvert

,

aimable Césarin e Ducroquet ; vous pouvez analyser ma pensée et respirer unedécoction de mon amour. Laissez doncmon Trois neuf ! c

est granderéussi te . Ah mademoiselle Ducro

quet ' il ne dépend que de vous .Vous voilà sorti

,docteur, je vous prends

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186 ANDRÉ

en valet de carreau .— Prenez—moi de la

man ière qui vous sera le plus agréablepourvu que vous me preniez

,c’est tout

ce que j e — Vous êtes àcôté d’

une femme C’est vous,

mademoiselle — Il y a dede la sincérité .… Il doit y

avoir une infusion de tout cela Ah '

comme vous tirez bien les .cartes…

Mais voilà un valet de pique qui m’inquiète ; il vient toujours se mettre entrenous — Nous lui donnerons unepetite médecine négative afin qu’il ne sepermette plus de vous faire les yeux doux .

Le dix de un amant dans laDocteur , comme vous me ser

rel la main . A insi que Gérard de N évers aux pieds de la belle Eurian t , ousi vous l’aimez mieux , ainsi qu

Hercule fi

lant aux genoux d’

Omphale ,j e tombe aux

pieds de la dame de mes pensées .— Doc

teur que faites-vous trois dix . changement d ’état . Mais nous ne voyons plus

j e vais sonner .— C

est in utile ;

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1 38 ANDRÉ

La vertu de mademoiselle Ducroquetcourt de grands périls , lo rsque tout—à-coupun bruit sourd se fai t entendre du cô té dela cheminée ; bientôt il il ap

enfin quelque chose de noirtombe avec fracas , et vient rouler j usqu

’auxpieds du couple amoureux en poussant descris épouvantables .A cette apparition soudaine , mademoi

selleDucroquet ne doute point que ce n e so i tle diable qu

’elle a vu sous la figure du valetde pique

,qui vient la punir de sa faiblesse .

Elle j ette un cri de terreur,et repousse loin

d ’elle le docteur M . Sapiens presqu’

aussi

effrayé que la vieille fille,veut aller cher

cher du monde mais o n ne voit plus clair ,et le docteur se j et te dans la table , sur laquelle son t les restes du goûter . En voulantse sauver précipi tamment , il renverse lesassiettes

,les vases

,les compotiers , et tombe

au milieu de la chambre le visage dans lefromage à la crême et les mains dans le parfait—amour .La chute du docteur a augmenté la

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LE SAVOYARD .

frayeur de mademoiselle Ducroquet ; cependant elle conserve assez de force pour sorti rde sa chambre

, et arriver tout éperdue iusqu

à celle de sa domestique qui vient d’all umer des chandelles

,et reste saisie d’

effroi ,

en apercevant sa maîtresse dans le plusgrand désordre qui tombe sur une chaiseen s

écrian t Gertrude ! Le diable le docteur le valetdepar la Je l’avai s vudans les

Nous sommes perduesLa vieille bonne es t au moins aussi peu

reuse que sa maîtresse . Dès les premiersmots de celle-ci , elle devient tremblantecomme la feuille et va mettre la pelle etla pincette en croix sur son lit afin que lediablene s’y cache pas . Puis elle prend samaîtresse par le bras ; toutes deux descendent l’escalier pour aller chercher du

monde . Et tout l e long du chemin , mademoiselle Ducroquet s

écrie Ce pauvredocteur J ’a i bien peur que'le diablene l ’ait emporté Quel dommage

!

Comme il connaissait bien mon tempér a

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1 40 ANDRÉ

men t !…Mais c’est sa faute,Gertrude

;il s’est moqué du valet de pique . Ah

mon dieu mademoiselle, il n

’en fau tpasdavantage pour s ’attirer de grands malheurs .Ces dames arriven t chez leur voisin

,

M . Boulette auquel elles vienn ent demander main -forte . Celui-ci , qui ne croit pasaux petits paquets

,rit du récit de made

moiselleDucroquet laj eune servante Margueri te rit aussi en demandant avec malice à la vieille demoiselle , par quel hasardelle se trouvait sans lumière avec le docteur . Car mademoiselle Césarin e a dit quedan s l ’obscurité , elle n

’avait pu distinguerla forme de l’objet qui était venu par la cheminée . La question insidieuse de la j euneservante fai t rougir la viei lle demoiselle

,

qui répond que le docteur lui tâtait le pouls,

qu’il devait lui appliquer des ventouses surl ’épaule , et que ,

par décence , elle avaitvoulu que l

’opération se fi t dans l’obscurité .

Mademoiselle Margueri te se pince les lê

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1 42 ANDRÉ

redescends j e cherche des yeux la j euneservante j e ne voi s personne . Inquiet desavoir si mon frère s ’est bien tiré de la h ésogne qu’on lui a confiée je remon te dansla chambre où je l

’ai condui t,et mettant

ma tête dans la cheminée j ’appelle Pierreà plusieurs reprises .Je ne reçoi s point de répons e . Cependan t

ses souliers sont là ; tout me prouve qu’il

n ’est pas encore sor ti de la cheminée : pourquoi donc ne me répond—il pas ? J ’appellede Je grimpe j usqu’au milieudu tuyau . Pierre n’est plus dans la cheminée . D ’où vient que ses souliers son t encoreen bas ! Je sors de la chambre , j e coursdans la maison en appelant mon frère ; jene rencontre personne la bou tique mêmeest déserte car tout le mon de vient de su ivre M . Boulette

,qui

,ten ant à la main la

grande pelle avec laquelle i l met ses tourtesau four , es t allé reconnaître la forme du valet de pique .

Mademoiselle Ducroquet et Gertrudemarchent en tremblant derrière le pâtissier;

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LE savovsn o . 143

tout le m'

onde suit en chuchotant et se demandant cc que peut être devenu le docteur ; mais , à peine à moitié chemin ,

onle voi t arriver d’un air effaré ; et chacun

part d’

un éclat de rire,parce que M . Sapiens

a du fromage au menton , des confitures surle nez ; et que , grâce au parfait—amour ré

panda sur le paquet un biscuit à la cuillers’est collé au-dessus de son œil gauche

,tan

dis que le vale t de pique s’est attaché à sescheveux .

M. Sapiens s eton ne de ce que l’on rie ;

mademoiselle Ducroquet rougit , se pinceles lèvres ; chacun se dit en souriant sin

gulière manière de se préparer à mettre desventouses . Cepen dant le docteur assurequ’il se passe quelque chose d’

extraordi

n aire dans l’appartement de sa malade et

la vue de la carte collée sur la tête du docteur fai t j eter un cri d’

effroi à l a vieille Gertrude et à sa maîtresse . Celle—ci laisse M . Boulette s’avan cer avec les plus intrépides , quitiennent des flambean x à la main et pén ètrent bientôt dans son appartement . Elle

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144 ANDRÉ

ferme les yeux persuadée que le diable vas’envoler sous la forme d ’une chauve sou

Mais au lieu du brui t terrible qu’

elleredoute , elle entend rire et pla isanter , carle pâtissier venait de reconnaître ce quiavai t tant effrayé ses voisines . En entrantdans la chambre de mademoiselle Ducroquet , on avai t trouvé Pierre assi s par terr e ,au milieu des débris du goûter . Mon frère ,

remi s de l’étourdissemen t que lui‘ avaitd’abord causé sa chute

,se bourrai t de

biscuits et de gâteaux qu’ il trouvait soussa main , et soupait fort tranquillement ,pendant que tout étai t en l’air dans la maison .

Eh c’est un de mes petits ramoneurs,

s ecrie le pâtissier — Oui vraiment,dit

Marguerite c’est le plus petit, je le re

Il aura passé par le trou quidonne dans la cheminée de mamzelleDucroquet et , il est redescendu par ici .

oui c’est mon frère dis-j e encourant à Pierre car j ’avais suivi tou t lemonde et j e m’étais fait jour parmi les pluscurieux .

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ferme les yeuxs'

envoler sousMais au

redoute , ellele pâ tissierava i t tant edan s la ch

quet ,au mil

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1 1 6 ANDRÉ

vaises langues se turent , et les demoisellesà marier firent ramoner leurs cheminéestrois fois par mois , dans l

’espérance qu’i len tomberait aussi quelque chose qui leurannoncerait un mari .

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148 ANDRÉ

que c etait sucré , et qu’alors il n ’a plus

cr ie .

Après s’être long-temps occupé de monfrère , chacun lui donne quelque chose ; etM . Boulette nous permet de coucher dansun peti t coin de sa maison . Nous nous endormons en chantant

,car nous sommes

bien riches , nous possédons prés de quaran te sous , et Pierre me dit : André , j

’a idonc bien fait de passer par le trou de lacheminée et de me la isser tomber dansla chambre de ce tte dame ? »A cela , j e ne sais tr0p que répondre . Il

me semble pourtant que j’

ai mieux travailléque mon frère

,car j ’ai parfaitement ra

mon é la cheminée de la cuisin e ,et j e n e

suis pas allé chez le voisin . Cependant c’est

Pierre qui a été fêté, que , tout le monde a

voulu voir et questionne ,c’est à lui que

chacun a donné quelque chose, tandis quel’on n’a pas fai t attention à moi . Est—ce quemon frère a mieux travaillé ? Je n

y comprends rien

,et j e m’eadors sans pouvoir

me rendre raison de cela .

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savovsan . 1 49

Le lendemain nous qui ttons Pon t—deBeauvoisin , et nous prenons la toute deLyon . Mais nos sacs sont pleins de friandisesque l’on a données à Pierre ; nous avonsavec cela quarante sous en réserve . Celanous semble suffisant pour arriver à Paris .Nous faisons le chemin gaiement ; tant quenous avons des provisions

,mon frère n

’estpoint fatigué

,il avance en chantant

, en fai

san t la roue,et ne se plaint plus de son talon .

Souvent,lorsque nous nous asseyons pour

manger, et que Pierre joue au lieu de sereposer , j e tire de dessous ma veste leportrai t de la belle dame , et j e m

’amuse àle considérer . Si je rencontre cette damelà à Paris , me dis-j e alors , j e la reconnaîtra i tou t de Je courrai aprèselle , et j e lui dirai : Tenezvoilà vot’ peinture qu

’on avait lai sséechez nous .

»

Je me souviens aussi dumonsieur borgneet de la jolie petite fille , et j e sui s persuadé ,qu’une fois à Paris

,j e rencontrerai bien

vite ces gens-là .

l .

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1 50 ANDRÉ

Il ne nous survient point d’aventuresj usqu’à Lyon : mais il étai t temps que nousarrivassions , notre grande fortune tirai t àsa fin , etdepuis long-temps nos sacs étaien tvides . A l’aspect de cette belle ville , j e disàmon frère : Là

,nous allons travailler

'

et gagn erde l’argent. oui , » me

répond Pierre,tu verras , André ; j e veux

encore qu’

on me donne tout plein debonnes choses et qu’on me trouve biengentil . »

Cette fois,ce n’

est point à l’approche dela nuit que nous faisons notre entrée dansla ville

,il n ’est que sept heures du matin

lorsque nous nous trouvons au milieu deces rues qui nous paraissent autant de villesdonnant les unes dans les autres . Il n’y aencore que peu de monde dehors lesmarchands ouvren t leurs boutiques lesouvriers von t à leur ouvrage , les gens r ichesson t encore livrés au repos ou tâchent detrouver sur leur oreiller l ’emploi d

unejournée si longue pourles oi sifs , et si courtepour l’homme laborieux . Nous ne pouvons

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1 52 ANDRÉ

parce qu’on jetai t des boulettes dans lequartier. S ’il fallai t en core payer un e

assurance pour les bêtes,on n’y suŒ rait

pas Allons , viens , petit , tu vas me ramoner cela avec soin

,entends—t u ?

En disant ces mots le vieux portier faitentrer mon frère dans sa maison . Etmoi ? lui dis-j e . A l) ! tO i tâche detrouver de l’ouvrage Je n’aipas besoin de deux ramoneurs pour unecheminée .

— Va toujours dis—je à Pierre ,j e t’attendrai ici si je suis quelque part ,tu resteras contre ce banc .

Pierre sui t le portier ; j e me promèneunmomen t dans la rue

,et ne tarde pas à

être appelé par une servante qui me donnedeux cheminées à ramener.

Pendant que j e suis à mon ouvrage , monfrère a suivi le vieux portier qui le fai tmonter dans une pièce au sixième étagede la maison . Pierre regarde autour delui une petite chambre mansardée

,triste ;

un pot à l’eau sur une table ,tout cela ne

lui annonce rien de bon ,et cela ne ressem

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LE SAVOYARD . 1 5 35

ble pas à la boutique de M . Boulette ; mai sPierre a son projet : i l ne dit rien et se di spo se à monter dans la cheminée .

Surtout,prends bien garde

,petit

,

lui répète le vieux portier , n e va pas mecasser quelque a raccommodéle tuyau il y a fort peu de Ra

mone Ne te pressé Je redescends dans la cour, quand tu aurasfini tu m’

appelleras .

Mon frère n e l ’écoute pas,il est déjà dans

la cheminée . Il grimpe,en tâtant à dro ite

et à gauche ; point de trou point de crevasse ; Pierre n

y conçoi t rien ,il croit qu’i l

faut qu’il trouve une autre cheminée pa rlaquelle il doit se laisser rouler o u tout aumoins , descendre afin de faire encore peurà tout le monde et pour manger desgâteaux , des confitures , et recevoi r descomplimen s et des gros sous .A fo rce de grimper , Pierre a bientôt

gagné le haut de la cheminée il sort sapetite tête blonde il es t sur le toît Ilreste un moment indécis sur ce qu’il doit

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1 54 ANDRÉ

faire , ne se soucian t pas de redescendredans la chambre du vieux portier , où ilne trouvera personne à qui faire peur , et

par conséquent ni récompense ni friandises .En regardan t autour de lui , Pierre aper

çoit, presque à deux pas du tuyau surlequel il est assi s , celui d

’une autre cheminée dont l ’ouverture est très large . En5’avançant un peu , il lui est facile de l

’atteindre . Un enfant ne calcule pas l e danger .Il

recule souvent devant un péril imaginaire

, et s’avance en courant *dan s un sen

tier bordé dé précipices mais s’il *est uneprovidence pour les ivrognes , à plus forteraison il doi t y en avoir une pour les en

fans , car , anx yeux de la D ivin i té un petitêtre innocent doit être tout aussi intéressantqu’un individu pris de vin .

Voilà donc mon frère qui sort de son

tuyau , avan ce doucemen t le corps attein tavec ses petites mains le tuyau voisin , danslequel il entre facilement ; pui s descenddans l’intérieur de cet te nouvelle chemi

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1 56 ANDRÉ

Dans la maison du vieux portier,où il y

avait beaucoup de loca tai res logeait en treautres une vieille dame riche

,qui avai t

avec elle sa nièce,jeune personne de seize

ans .Madame Durfort

,c etai t le nom de cette

dame , avait été élevée fort sévèrement ,n’

allan t ni au bal,ni au spectacle

,n ejouis

sant d’aucun de ces plaisirs que l’on permetà la j eunesse . Ce n ’était qu

à tren te -n eufans que l’on avai t j ugé à propos de la marier et de la laisser maîtresse de se conduiresuivant sa volon té ; et en effet , la j eunemariée de trente-neuf ans ne consulta jamai s celle de son mari , soi t qu

’elle voulûtse dédommager d’une contrainte un peulongue soit qu’elle trouvât naturel de commander après avoir obéi . Madame Durforts’empara sur-lê -champ de l’autorité . On lui

avait donné pour mari un peti t hommequi avait six ans de moins qu’elle , et n eluivenait qu’au bout de l’oreille ; joignez àcela lecaractère le plus benin et la voix laplus fiûtée, vous j ugerez que M . Durfort

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LE SAVO YÀRIL 5

ne dût point imposer beaucoup de respectà sa femme . Au bout de hui tjours de mariege ,

le pauvre homme tremblait devantelle

,et ne parlait qu’après en avoir obtenu

la permission ; mais il avait reçu de son

épo use , l'ordre de dire partout qu

’il étai tle plus heureux des hommes e t lorsquedans une réun ion , il ne l

’avai t pas répététrois ou quatre fois , sa femme s

approchait

de lui , et le pinçait pour lui faire lâcher’

la

phrase de rigueur .

M . Durfort ne put supporter l’excès de

son bonheur il mourut au bout de cinqans de ménage

,en remercian t le ciel du

présent qu’ il lui avait fait . Cependan t laveuve étai t fort méconten te du défunt

,

parce qu’il ne lui avait pas lai ssé d’

en fan s ;

elle répétait partout que ses parens luiavaient donné un mari trop peti t

,et qu’elle

n e se remarierait qu’avec un homme decinq pieds six pouces . Mais , soi t que le bonheur de M . Durfort n’eut pas été bien apprécié soi t que peu. d’hommes se jugeassent dign es de lui succéder , i l ne se pré

1 4

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1 58 ANDRÉ

senta personne pour remplacer le défunt .Madame Durfort , songeant que la conditionqu’elle avait mise à un second hymen pouvait éloigner beaucoup de soupiran s , et réfl éch issan t que les beaux hommes son t rares , commença par rabattre un pouce deses prétentions . Au bout de quelque tempselle disai t partou t qu’un homme de cinqpieds q uatre pouces est encore fort agréable ; bientôt elle pencha pour les taillesmoyenn es ; elle convin t ensuite qu

’on pouvai t être très-b ien fai t , quoique petit , etajouta qu’en gén éral les petits hommes on tplus de grâce que les grands . Mais tout celane fit pas arriver un seul soupirant et madame Durfort qui aurai t fini par s ’accommoder d

un nain vit,avec dépit qu’il

falla it renoncer à l’espoi r de retrouver unsecond mari bien qu’elle eût laissé la taillead libz

'

lum.

Forcée de rester veuve et n’ayant pointd

en fan s madame Durfort qui ava it besoinde gouverner quelqu’un pri t avec elle unede ses nièces qu’elle promi t de doter et de

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1 60 annna

travers dans le ménage . Parlez-moi d‘ unedemoiselle de quarante ans ! cela sait ce

que cel a fait ; le caractère e st formé , ona de la fermeté de l’aplomb on saitsur le-champ répondre à un mari . Ah siM . Durfort vivait encore il vous di rai tqu’au bout de huit jours de mariage , j elui faisais l’effet d ’être sa femme depuisvingt ans .

La petite n 1ece ne répondait rien à satante

,mais à quinze ans son cœur commen

çait à soupirer ,et il lui semblait qu’elle

aurai t beaucoup de peine à attraper la quaran taine sans mourir d ’

en nui ; car madameDu rfort élevait Aglaé comme el le l

’avait étéelle même , ne la menant ni a u bal ni à lapromenade , lui interdisant toute société ;elle fa isa it payer à la pauvre petite tout l

en

n ui qu ’elle avait éprouvé jadi s ; c’est a insi

que se vengent les ames étroites ; il faut quedes êtres innocens souffrent du mal qu’onleur a fait , tandis que les cœurs généreux sedédommagent des chagrins qu’ils ont soufferts en faisant des heureux et en répan

dant des bienfaits .

u

v

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1 13 savov1 nn . 16 1

Madame Durfort avait soixan te ans lorsque sanièce entra dans sa se izième année .

Vainement quelques personnes raisonnables vouluren t faire entendre à la tanted’Aglaé , qu

’en persistant à n e marier sa

nièce qu ’à quarante ans’

c’

était probablement renoncer au plai sir de la voir entreren ménage Madame Durfort qui croyai tsans doute qu ’à soixante ans on ne vieilli tpas aussi vite qu’à seize répondait constamment Je marierai ma nièce quandelle aura l’âge que j

’avais en épousantM . Durfort.Mais le bri n Lafontaine l’a dit

U n excès de téméritéV aut Souven tmœux q’

u’

uh ciscès de prudence .

La jeune Aglaé s’

en nuyait de passer un evie si triste et son ennui redoublai t en sé n

geant qu’elle avait éncore vingt—quatre an sà faire, Enfermée dans sapetite chambredo ut laporte donnait3urlecarré auprès decelle de l

’appartemen t de Sa tante lapau

vre enfant soupi rait sur son tamb0ur à bro1 . 1 4 .

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1 62 ANDRÉ

der ou sur son canevas de tapisserie . Pas

un livre amusant pour la dis traire,Madame

Durfort n’aurait pas vu san s frémir un roman

'

en tre les mains de sa nièce et les romans de chevalerie lui semblaient ‘ encoreplus dangereux que les autres car Monsieur'

Amadi s ,Monsieur Tan créde et Monsieur

Rolan d parlent sans cesse d’amour etd ’une manière à tourner la tête d’une j euneinn ocente

,qui ne sait pas que les amans

d ’aujourd’hui ne ressemblent poin t aux chevaliers d ’autrefois . Lajeunefille n’avai tpourtoute lecture que le C u is in ier bourgeois ;encore Madame Durfort avai t-elle coupé lechapitre concernant les chapons

,parce que

la manière dont on engraisse ces pauvres bétes pouvait donner à sa nièce des idées mélan coliques

Lorsqu’

Aglaé se hasardai t à dire à sa tanteIl me semble que j e serai vieille à qua

rante ans . Qu’

appelez—vous vieille !

s’

éc’

riait Madame Durfort en lui lançant desregards furibonds , est-ce que j

’étais vieille.moi Mademoiselle

,

‘quand j e me suis

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164 ANDRÉ

l'

appelât pour faire une partie de lotoseule récréation que l ’on se permit quelquefois .Cependant

,un jeune oñicier à la demi

solde , qui logeait depuis quelques joursdans la même maison que la tante et la ni èce ,aperçut un matin la jolie Aglaé accrochantà sa fenêtre la cage de son serin . La pauvrepetite parlai t à son oiseau ,

elle tâchait dele faire chanter mais elle-même paraissaits i tri ste qu

’elle aurait eu besoin d’un maitre et la manière mélancolique don t elledisai t petit fils petit mign on aurait émule cœur le plus indifférent . On doit penserque lej euue officier n

’y fut pas insensible ;la figure d’

Aglaé l’avait intéressé sa fen ê

tre , plus haute d’un étage

,dominai t sur la

chambre de la j eune fille,dont la croi sée

était,il est vrai presque toujours fermée .

Cependant le j eune homme passait toutson temps à la sienne

,dans l’ espé rance

d’

apercevoir sa voisine . Il n’y a rien de sidangereux pour les jolies filles que le voisinage d

’un officier en non activité ; un

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LE SAVOYARD . d

guerrier, pour plai re , passe ai sément des

combats les plus rudes aux occupations lesplus futiles ; a insi Hercule filait aux piedsd

0 mphale ; An tiochus s’

habillait en Bae

chus po ur séduire C léopâtre Renaud chantait pour Armide ; François l

*‘v‘ r faisait desvers pour la belle

Ferron ière ; et le preuxBayard lui-même maniai t quelque fois uneaiguille tout en soupirant près de Madamede Randan .

A insi,notre jeune officier , après avoir

battu les ennemis de son pays , passait desj ournées entières à crier a u serin de sa

vois ine bazlsez , petit fils‘

! baisez , p etit mi

g n on

Aglaé , qui n’

ouvrait sa fen être qu’unefois le matin pour accrocher la cage , lorsqu’il faisai t du solei l et une fois le soirpour rentrer son s erin fut quelque tempssans remarquer son v0 1sm ; mai s un jourqu’elle venai t comme à son ordinaire , de

placer la cage , et qu’elle restait pensive

devant F ifi, elle entendi t une voix bientendre qui répétai t avec exp re ssion : baz

sez

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1 66 ANDRÉ

don c, p etit fils !…baisez , petit mignon Ellelève alors les yeux et aperçoit la fig

'

ure deson voisin

,qui n ’avai t rien d

effràyan t ;cepen dan t elle referme brusquement s a femètre parce qu’elle est toute honteuse , maisensu i te elle se rapproche et soulève un petit coin du rideau afin de savoir quelle physion omie a ce monsieur dont la voix est sidouce .

C’est un jeune homme il est très-biendes cheveux bruns , des yeux l fleus ,

un

sourire fort agréable , et puis une paire de

jolies ç petites moustaches b ien n oires quidon nent beaucoup de caractère à sa figure .

Aglaé a vu tout cela d’un coup d’œi l et

elle reste touj ours là tenant un petit coindu rideau et à chaque minute elle regardeencore le voisin et elle se dit Ah ! quec’est gentil des moustaches ! Je voudraisbien en avoir aussi s i j ’étai s garçon '

Je suis sûre que cela m ’irai t bien . EtMademoiselle Aglaé passerai t volontiers saj ournée à tenir un coin du rideau pourregarder en face . Sa tante l’appelle , il faut

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168 ANDRÉ

coin du rideau . Mais satante l’appellepourtravailler . Quel ennui ! et que la j ournée seralongue jusqu ’au lendemainLe jeune homme s’est bien aperçu qu

on

l ’a remarqué et quoiqu’

on ne l’ait point en

core regardé la fenêtre ouverte , i l devinequ

on l ’a examiné sous le rideau . Une jeunefille se trahi t par ses manières , par ses moindres ges tes et lors même qu’elle veù t feindre l’mdifferen ce il y a dans toute sa personne quelque chose qui démen t ses yeuxou ses parol'es ; l

’amour est pour elle un sen

t imen t si doux , si exclusif , qu’ il s’identifie

avec tou t son être ; ou le recon naî tdans sesactions , dans sa démarche dans son silen cemême et tous les efforts qu’elle fait pourle cacher ne serven t souvent qu

’à le mieuxfaire paraître .

Aglaé n’est plus la même ; en parlant à

son serin elle est plus gaie plus vive . Ellefai t la conversation avec l ’oiseau qui n’a jamais été aussi bien soigné

,et qui se voit

maintenant bourré de biscuits , de sucre ,de gra ine et de mouron . COmmes ces petites

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LE savon nn . 1 69

niaises se forment vîte ! Qu il est beau !qu’il est gentil F ifi ! dit la j eune fille ,

en mettant l’oiseau à la fenêtre . Et le voisin répond : J’aime bien maElle est bien jolie ! baisez maîtresse , baisez vîte ' — M’

aimes-tu bien , Fifi ?Oui , oui , oui , oui . Si j

ouvrais la cage ,tu t ’envolerais pourtant '— Non , n on ,

j eveux rester avec toi ! Jamais voler auprèsd’une autre Cher Fifi . .

EtmademoiselleAglaé avait l’air de croire

que c’était son serin qui lui répondait pourune innocen te

,ce n ’étai t pas maladroit . Des

serins qui tiendraient une telle conversation se vendra ient en France un prix fouet l

o iseau bleu n’étai t qu’un idiot auprès duserin de mademoiselle Aglaé .

v

FIN DU PR EMIER V O LUME .

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coin du rideau . 5 sa tante l’appellep0 0 rtravailler . Quel i ! et que lajourn ée seralongue jusqLe jeune h aperçu qu

’onl'

a remarqué , et l’

aitpoin t en

core regardé la tn être ouverte , i l devinequ'on l'aexamin rideau . Unejeunefille se trahit par nieres , par ses moindres gestes et ] t fein

dre l’

mdifi ‘renc per

son ne quelqueou ses paroles ; sen

timen t s i doux .

avec tout so n é tacüo n s , danasa

même ; etle cache

son

fai t la colmais é témain ten

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TABLE

DES C HAPITRES C O NTENU S D A N S CE VO LUME .

C an . 1 . Tableau de neige. La famille sa

voyaflle.

II. Les voyageurs . Lapetit dormeuse.

III. Elle s’ éveille.

— Départdes voyageurs.IV. Lamortd’un bon p ère. S éparation

nécessaire.

V. Les petits Savoyards . Frayeur etplaisir.

VI. N otre début. Premi er exploit dePierre.

VII. La jeune fille et so n serin

P IN DE L A T ABLE.

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ANDR É

L E S AV O Y AR D .

CB…PREMIER.»

Pierre fait touj ours des siennes .

Dapms que par l’intermédiaire de l ’oiseau on commençait à s

’entendre,la peti te

nièce avait risqué quelques regards elleavait rencontré ceux du jeune homme, contin uellemen t attachés sur elle quoiqu ’i leû t l

’air de ne parler qu ’au serin . Il avait fai tun profond salut , auquel on avait répondupar une légère inclination de tête . Puis onavait repris la conversation avec Fifi quel’onmettaità l a fenêtre n ’importe le tempsqu’il fai sait .

2 .

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2 ANDRÉ

Mais ces doux entretiens étaient b iencourts , parce que la tante , qui ne concevai tpas qu’on fût si long- temps pour accrocherun e cage , grondait sa nièce lor squ

’elle n ’arrivait pas aussi tôt qu

’à l’

ordinaire ; et lapetit que l

amour tourmentait sans cesseet qui ne pouvait plus passer une journ ée sans retourner a sa fenêtre s

écriait

à chaque instant Ah ma tante , ilpleut .…Il faut que j ’aille rentrerNon

,mademoiselle

,il ne ple ut pas .

Ma tante j e vous assure qu’il va fairede l’orage . Ce pauvre Fifi Il a si peur del’orage ! Je suis sûre qu’il ne sai t où secacher maintenant . .Voyez—vous commele temps devient noir . O n n’y voit plusclair .La tante ennuyée de ces lamentations

permettait quelquefois qué l’on allât retirer

le serin mais un moment après Aglaé

disai t Ah ilfaitbeau maintenant ! Voilàl’orage d issipé . Je le crois bien ! Vousavez rêvé qu’il en faisait . Ah le beau

Ma tante voulez—vous que j ’aille

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4 ANDRÉ

dommageai t le lendemain matin . En ayantl ’air de s’adresser à l ’oiseau on se compren ait , on se répondait et le jeune officiersavai t dans quelle triste position se trouvaitla petite nièce .

Hélas ! disait Aglaé en regardant lacage j e suis bien malheureuse moncher Fifi ! on ne veut me marier qu

àquarante ans ? Et j e n’en ai que seize encore !… — Mais c’es t affreux ! C

estun e

barbarie ! Laisser se faner une aussi j oliefleur ! lui faire perdre son prin temps dansla retraite ! la priver de tous les plaisirsde son âge A quarante ans au lieude songeraplaire

,une femme commen ce

à remplacer l’amour par l ’amitié . la foliepar la sagesse

,la coquetterie par la rai

son . Et c’est alors que l ’on veu t seulement vous permettre d ’aimer ! Ah ! n ’écon tez pas une tante si cruelle , cédez auxlois de la nature aux mouvements devotre cœur ; le printemps est la saison del’amour du plaisir ; aimez charmanteAglaé ; aimez avant que les rides la rai

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savovaao . 5

son les années ne viennent fermer votrecœur à ce sentiment si doux . N ’est—cc pas

pour inspirer l’amour que vous aveztant d

attraits de grâces de fraîcheur ?Ne vous a—t-ou créée si belle que pour êtreprivée des hommages que l’on doit à labeauté Partagez le sentiment que vousfaites naître

,et croyez à l’amour de celui

qui jure de n ’adorer j amais que vous.C’était le serin qui parlaitain si etAglaé

avait répondu en balbutiant et en donnantson doigt à baiser à l’oiseau Moi

,j e

veux bien t’aimer,Fifi ; ce n

’est pas mafaute

,si j e ne sors pas et si on m ’en

ferme tous les soirs à dix heures .Après un pareil aveu le j eune officier

n’avait plus qu ’à agir pour tâcher de se

rapprocher de sa belle ; car il ne comptait

pas se borner à faire le serin à la fenêtre .

Mais comment parvenir près de la petitenièce

,que la tante n elaissait pas sortir un

seul instant dans la j ournée et qu’elle enfermait tous les soirs dan s sa chambre . Si lacroisée du jeune homme avaitété plus rap

2 . 1 .

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6 ANDRÉ

prochée on aurai t pu placer une plancheet se laisser glisser a l’imitation des montagnes russes mais i l y avait près de seizepieds d’intervalle et on ne trouve pas dansson appartement une planche de seizepieds . C’étai t la clef de la chambre d’Aglaéqu ’il fallai t tâcher de se procurer et Fifirépétait tous les matins à sa maîtresseDon n e la clef donne vîte Cherche laclef de la cage ; ou bien : ouvre-moila porte pour l’amour de D ieu.

Mademoiselle Aglaé , qui quelques semaines auparavan t

, n’

osait pas mettre . sa

j arretière devant une glace de crainte d ’apercevoir le diable ou autre chose trouvamoyen

,au bout de quelques jours de

prendre la clefplacée dans le sac à ouvragede sa tante

,qui venait de lui demander

ses lun etttes . La petite niaise a glissé la bienheureuse clefdans sa poche

,puis elle court

retirer son serin de l a fenêtre , parce qu’i l

fait beaucoup de vent et qu’il y a des n ua

ges rouges au ciel . En prenant vivement lacage on a appelé Fifi à plusieurs reprises

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8 ANDRÉ

seconde , et ce pauvre Fifi qui est descendo si vite pour la ra‘masser

, que va—t—il

dire tout à’

l’heure ? il croira peu t-êtrequ’elle se moque de lui

,qu’elle ne l’aime

point . Cette pensée désole Aglaé , elle s’a s

sied sur une chaise et se met a‘ pleurer . Ilest si cruel d’

étre trompé dans son attente !et l’on aurai t eu tant de plaisir à causer unpeu avec Fifi !Mais bientôt quelqu’un monte doucement

l’escalier , puis s’arrête devant sa porte ,

puis met une clef dans la serrure . Oh bonheur ! cette clef tourne la porteAglaé pousse un cri de j oie : elle vient d

’apercevoir les petites moustaches de Fifi .

Ce que dit un amant qui se voi t enfinseul avec sa maîtresse sera facilement deviné par ceux qui ont aimé ou qu1 aimentencore ; quant aux êtres indifféren s ils n

’ycomprendraient rien . D ’ailleurs il y a enamour des lieux communs qui n’ont ducharme que pour ceux qui les emploient .J ’aime à penser que le jeune officier ne

voulaitque causer d’un peu plus près avec

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LE savovann . 9

saj olie voisine et qu’

Aglaé ne voyai t aucunmal à écouter celui qui faisai t si bien répondre son serin . Sans doute ils furent tou sdeux un peu bavards car la conversationse prolongea j usqu ’à sept heures du matin ;mais la tante ne venait j amais qu

à huitheures et demie ouvrir à saprisonnière cc

pendant,par prudence à sept heures on

mit fifi à la porte .

Il y avait quinze j ours que ces doux entretien s se succédaient . rien ne semblaitdevoir troubler le bonheur des deux amans ;la tante n’avait aucun soupçon ; elle étai tmême plus satisfaite de sa nièce qui s’occupait moins de son serin dans la j ournée ,par la raison qu’elle pouvait lui parler lanuit . Qui se serait attendu que l’arrivée dedeux petits savoyards détruirai t le bonheurde ces pauvres j eun es gens ! Mais tout setient tout s’en chaîne. C’est le chapitre desricochets une cérémonie oubliée en Allemagne peut faire prendre les armes à toute

'

l’

Europe et une révérence manquée enChine , peut mettre l

Asie en cendres mai s

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1 0 ANDRÉ

laissons le chapitre des ricochets,i l nous

mènerai t trop loin .

On a déjà deviné sans doute que c’estdans la cheminée de la j eune Aglaé quemon frère a passé en sortant de celle duportier ; i l n

’était’

que sept heures du matin . Les j eunes gens avaient causé commeà l’ordinaire et causaient peut-être encore ,lorsque Pierre arrivé près de l’atre selai sse tomber comm e une masse puis seroule dans la chambre en criant de toutesses forces .A ce brui t inattendu

,Aglaé perd latête ,

elle croit que c’est sa tante qui vient d’entrer dans sa chambre et pousse des cris d efureur , parce qu

’elle l’a vue causer avecFifi . Elle se roule se cache sous ses drapssous sa couverture , et le jeune homme ,

passant par—dessus mon frère qu’il n e voit

pas se jette contre la porte au moment oùla tante accourt en camisole en bon n etdenuit , attirée par le bruit que fait M . Pierre .

En se trouvant n ez à nez avec le j euneofficier la vieille tante pousse un cri : U n

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12 ANDRÉ

que , se décide à se lever , et commence pard onner unepaire de soufflets au savoyardquise permet de danser ainsi dans sa chambre .

Pierre qui s’attendai t à recevoir des gâteaux,

reste tout saisi . Dans ce moment la tanteentre chez sa nièce , suivie du portier et dequelques cuisinières Aglaé feint d

’ignorerle motif de la colère de sa tante et montrele petit ramoneur qui est arrivé là

,sans

qu’elle sache par où . Mais le portier reconnaî tmon frère ; il le prend par les oreilleset le fai t sorti r de la chambre en lui demandant cc qu’il fai t là , lorsque depuisune heure il le cherche dans sa cheminée .

Pierre qui a déj à reçu des soufflets et quise sent tirer les oreilles , descend les escaliers en pleurant ; arrivé dans la cour ; ilest arrêté par lej eune officier qui fe int dedescendre de chez lui et de s’informer dela cause du tumulte

,mais qui applique une

demi—douzaine de coups de pieds à monfrère en lui disan t Ah ! peti t drôle ! tut’

amuses à descendre par les cheminées !Tu mets toute une maisons sens-dessus

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LB savov1 nn . 18

dessous Tu fais lever les tantes à septheures du matin ! Tiens , voilà pour t ’apprendre à te tromper de cheminée . Etsi j e te rencontre encore j e te coupe lesdeux o reilles .Après avoir tiré vengeance de mon frère

le j eune homme rentre chez lui . Les cuisin ières qui croient qu’i l ne s’agit que d ’unramoneur qui s ’est trompé de cheminée

,

retournent à leur ouvrage . Mais madameDurfort n’a pas oublié le j eune hommequ’elle a vu sortir de chez sa nièce

,et qui

lui a fait faire cette pirouette,qui l’a éten

due sur le carré devan t le monde elle n editrien à Aglaé mais en tête-à—tête elle lui demande quel est cet audacieux qui sortait dechez elle ; Aglaé feint le plus grand étonnement et jure à sa tan te qu’elle ne l’a pasvu ; elle finit en disant , que puisqu

’il es ttombé dans sa chambre un ramon eur ,

i ln’y a rien d

étonnant à ce qu’il soi t tombéaussi un j eune officier ; la tante ne répondrien à cela mais pour qu’il ne tombe pluspersonne chez sa nièce elle la fait coucher

2 . 2

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1 4 ANDRÉ

à côté d ’elle ne lai laisse plus faire un passeule et malgré tout ce que peut dire lajeune fille on donne la volée à Fifi .

J’

altendais mon frère dan s la rue assissur le banc que j e lui avais désigné ; j

’avaisdepuis long—temps fini mon ouvrage et j ene concevais pas ce qui pouvait le retenirlorsque tout-â coup j e le vois arriver tout enlarmes les yeux gonflés et portant un e deses mains à un endroit où il paraît souffrir .

Eh ben , qu’as-tu donc ? Pierre ! que

t’est-il arrivé? luidis-je en courant à lui .Mais il me prend par la main

, et me tire enme disant Vien s André viens viteAllons-noos-en . n e restons pasdan s

_

cette

Pourquoi donc partir siQui te fait ainsi pleurer Viens , mon

Sauvons ou l’on me cou

perait les oreilles On te couperaitlesoreilles Viens donc mon frère . Jene veux pas rester ici .Pierre m’

en traîn e toujours nous voilàloin de Lyon

,et il regarde encore en ar

rière pour voir si l’on ne nous suit pas .

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1 6 ANDRÉ

donné des soufflets , le vieux qui tenaitun balai m ’a tiré les oreilles et puisdans la cour

,un monsieur à moustaches

m’a donné des coups de enme disant qu’i l me couperait les oreilless’

ilme revoyait ! — Mon pauvre frère !D is-moi donc

,André

,pourquoi les

autres m’ont—il caressé là et pourquoi ai—je été battu à Lyon pour avoirfait la même chose — J e n

en sais rienmais vois-tu Pierre

,il ne fau t plus t’a

muser à changer de cheminée quand tuiras ramoner quelque part . Moi , j e n

’a ipas en de complimen s à Pout -de -Beauvoisin , mais aussij e n

’ai pas reçu de coupsà Lyon , et on m

’a payé mon ouvrage .

Tiens , mon frère fa is comme moi , celavaut mieux .

Pierre me promet d etre plus sage doréh avant , et de descendre par la même cheminée où il sera monté . Nous continuonsn otre route ; nous avons hâte d

’arriver àParis ; ou nous a tan t parlé de cette grandeville . Mon frère ne rêve que marionnettes

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LE savovan o . l 7

moteurs, lanternes-magiques ; moi , j e portela main au portrait qui est caché sous maveste et je pense au monsieur borgne , à lajolie petite fille ; j e suis tout fier de pouvoirleur rapporter le bijou qu

’ ils ont laissé dansnotre chaumière et j e crois que je vais lesrencontrer dès que j e serai à Paris .Il ne nous arrive plus rien d’

extraordi

naire en route ; quand nous sommes employés dans les villes où nous passons Pierrene va plus tomber dans les cheminees voisines de celles qu ’il a ramonées . Le peu quenous gagn ons nous suffi t pour con tinuernotre voyage . Enfin nous en apercevons le

Les édifices immenses de la grandeville se dessinent au loin dans l’espace . Cettevue ranime n otre courage . C’es t Paris ,

nous écrions—nous,mon frère et moi

c’est là qu’on gagne beaucoup d’argentC’est là qu’on qu’on voit desspectacles des marionettes ' qu’onmange de bonnes choses et qu’on fait for

Et n ous nous mettons à danser Pierre2 . 2 .

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1 8 ANDRÉ

et moi , nous j eton s notre bonnet en l’air ,

nous poussons des cri s de Il noussemble qu

’une fois à Paris tout doit nousréussir , et qu

’il suffi t d’habiter cette villepour être Mais j e n’a i encore

que huit ans et mon frère n’en a que sept .

Avant de faire notre entrée dans Pari sj e crois utile de faire encore un petit sermon à mon frère . « Pierre

,lui dis—je , sou

viens-toi de ce que nous a dit notre bonpère ; dans cette grande ville il n

’y a pasque des hon nêtes gens il y a aussi desfripons et des voleurs ; c

’est dommagemais il paraî t que ça ne peut pas être autremen t. Il y a des gens qui se moquen tde ceux qui arrivent de leur pays , quileur font tout plein de tours et qui leu rprennent leur argent . On ne nous prendra pas notre argen t , parce que nousn’en avons point ; on ne se moquerapeut-être pas de nous parce que nous nesommes que des en fan s cependant il faudra faire atten tion , et ne pas croire à toutce qu’on nous dira , entends-tu , Pierre ?

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20 ANDRÉ

Il ouvre des grands yeux il reste labouche ses yeux ne peuvent suffire à tout ce qu’il aperçoit . Je suis à peuprès comme lui cepen dant j e veux tâcherd ’avoir l’air moins bête Nous sommes tou tétourdis du bruit des voitures et des crisA trois sous et demi ! choisissez dans laboutique à trois sous et demi — Al

eau

à l’eau ! Deux pièces po ur quinzesous Voyez messieurs et dames descouteaux des ciseaux des lotos de j euxde dominos Régalez—vous ,mes enfans ils son t tout chauds ils sortent dufour . Des chaînes pour les montres ,messieurs ; assurez vos mon tres . — Voulez—vous les règles du jeu de piquetet de l’écarté ? Je vais vous chanter lacomplainte de ce fameux criminel.très

connu dans Paris , qui a empoisonné toutesa famille , sur l

’air c’

est l’

amour l’

amou r !

l’

amour ! —’

Voilâ le restant de la venteAtous coups l

on gagne ; tirez mademoiselle ! etc . etc .

Plus nous avançons,plus le bruit aug

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su ov1 nn . 2 1

meute . et plus nous sommes entourés degens qui vont et viennent . Déjà Pierre aété j eté deux fois par terre , parce qu

’ils’arrête pour regarder dans les boutiqueset qu’alors il ne voit pas devant lui et n e serange pas pour laisser passer le monde . Ilva encore se cogner le nez contre un beaumonsieur habillé comme un seigneur qu ia des bottes bien luisantes , un habit bleuavec des boutons qui brillen t comme desmiroirs un pantalon bien plissé des cheveux bien frisés

,une cravate qui a l ’air

d’être en carton et des gants comme unmarié . Le beau monsieur repousse monfrère en s

écrian t’ La peste étouffe le

Savoyard ! le petit drôle m’a tout sali legen ou ! On ne peut plus marcher dansPari s sans être assailli par cette canaille .

Mon frère s ’est sauvé de l’autre côté dela rue , et en regardant si le beau monsieurne le poursui t pas , il va se j eter sur l

éven

taire d’une marchande d’oranges,et fait

rouler la marchandise sur le pavé .

Prends donc garde savoyard ,s’

écrie

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22 AN nai:

aussitôt la marchande est» ce qu’i l n evoit pas clai r

,ce petit imbécille, qui vient

se jeter à corps perdu sur ma boutique.

Ramasse—moi bien vive mes oranges ets’

il y en a une de gâtée tume la paieras .

Je m’

empresse d’aller aider mon frere a

ramasser les oranges et je l’

emmèn e en luidi sant : Fais donc attention Pierre , regarde donc devant toi Mais Pierre est

tellement étonné de tout ce qu’il voit qu’ iln e sait où il en est . 11 me montre du

doigtce qui le frappe Tiens André les

beaux les beaux les

belleschai ses C ’est pour de vrai tou t

çà n’est-cc pas André ?

J ’ai de la peine à tirer Pierre de devantla boutique d’un pâtissier . Bientôt monfrère me tire doucement par ma veste en

me disant tout bas : André as-tu dou2eso us ? Non , pourquoi cela ? Est ceque tu n’entends pas ? Tiens v

là un peti tmonsieur qui vend douze cents francspour douze sous . Faut les acheter An

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24 ANDRÉ

prend pas , car on m’a dit qu’à Paris onvoyait des bêtes si adroites Ce spectacleattire beaucoup de monde ; nous sommesentourés de curieux ; ce son t des bonnesqui font voir le ch at à des en fan s , tout encausant avec des soldats ; ce sont des demoiselles qui regardent souvent der rièreelles . Comme les j eunes filles on t l’air a imables à Pari s ! Et puis

,voilà des messieurs

qui viennent se placer derrière ces demoiselles et qui leur marchent sur les talons .

! a n’es t pas poli

,cela ! Ah ! j ’en vois un

qui glisse sa main sous le tablier d’un e jeuneJ ’ai envie de crier Au voleur ! Mais

la j eune fille se retourne et le regarde ensouriant ; i l paraî t que c

’est un monsieurde sa connaissance .Enfin le chat est vainqueur , le Diable

disparaît , non dans les entrailles de laterre

,mais au fond de la maison de toile

qui s’ébranle et va un peu plus loin amuser les passaus . Je prends Pierre par le bras ,et nous nous remettons en marche . Nousne savons pas encore où nous irons , ni ce

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savovann . 25

que n ous demanderons ; mais Paris nousoffre tant de merveilles , qu

’i l nous semblenaturel de donner le premier moment auplaisir d ’admirer toutes ces belles chosesqui frappent nos yeux . Cependant

,parmi

tout ce monde qui se croise devant moi j echerche le monsieur qui a passé une nui tchez nous

,et la belle dame don t j

ai le portrai t je cherche aussi la j olie petiteMais j e ne les vois point , et j e commence à

penser qu’il ne me sera pas aussi facile deles rencontrer que j e le croyais avant d’êtredans Paris .

Mon dieu , que c’est grand ! » me dit

Pierre,à mesure que nous parcourons la

ville . D i s donc André , on pourrai t bense perdre ici ! Certainement . Cà n’enfinit pas ici ! Ah ! tien s , v

là des arbresC’est un e promenade Viens de cecôté , c

’est en core plus joli , et n ous n’au

rons pas toujours ces voitures sur n otredos .

Nous gagnons les boulevards , car cesont eux que j e vien s d’

apercevoir. Il y a

2 . 3

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26 ANDRÉ

déjà bien long—temps que nous marchons,

mais nous n e sentons pas la fatigue , tantn ous sommes occupés de ce quen ous voyons .Ici , ce sont des bagues en or , des épinglesen brillan s , à deux sous pièce . Acheto

nsen , me dit tout bas Pierre .

— Non monfrère , c

’es t encore une attrape , c’est pour

se moquer de nous . Un peu plus loin ,

un monsieur , placé à la porte d’une petite

maison de boi s , frappe une toile avec un e

baguette , en criant que le fameuxAn tian

tocolop hage va avaler des serins , des ao

guilles , des épées et des sabres , pour lamodique somme de deux —sous . Pierre veuten trer voir cela . N ’y allons pas

,lui dis-j e ,

c’est encore pour se moquer du monde ,qu

on dit cela . Souviens-toi donc quenous sommes à Paris .J ’a i bien de la pein e à retenir Pierre ,

qui,avec sept sous que nous avons en

poche,voudrai t tout voir e t tout acheter .

Mais où cour t ce monde ? pourquoi cettemusique ? nous s uivons le torrent : nousapercevons un cabriolet arrêté au milieu

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28 ANDRÉ

repos et qu’ils font constamment aller leurtête leurs genoux et leur bouche , celaproduit un effet superbe et étourdissant .Pierre , qui n

’avai t j amais entendu uneaussi belle musique

,se sent électrisé ; par

venu contre le cabriolet i l se met à danserla savo yarde en poussant des y ou ! y ou ! etdesp ion p z

ou ! mais un de ces messieurs àfigure noire prend un énorme fouet et endistribue quelques coups à Pierre pour lefaire tenir tranquille .

Tu vois bien dis-j e tout bas à Pierrequi fait la grimace en regardant le musicien qui l ’a fouetté , 11 ce n ’est pas pournous faire danser qu’on fai t une si belle

Tiens—to i tranquille , ou l’

onva nous renvoyer . André c’est un seigueur

,ce monsieur en habit rouge tout

couvert d ’or ? Dam , il a l’air ben ri

che Et ces deux vilains noi raudsTuvois ben que ce son tses domestiques .Chu t

,attends ce beau monsieur va par

ler .En effet l ’homme en habit rouge se

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LE ss vov1 no . 29

lève , fai t un signe aux musiciens qui setai sent , et , après avoir essuyé sa figureavec un mouchoir tou t troué ,

se disposeà parler . Tout le monde se presse pourmieux l’entendre ; mais Pierre et moi n ousnous trouvons sur le premier rang , et n ousn e perdons pas un mot ; malheureusementce seigneur a un accent étranger qui nenous permet pas de bien saisir ce qu

’il dit ,mais je crois que la société qui nous entoure ne le comprend pas plus que nous ,et cependant chacun l’écoute avec attention . Le beau monsieur est debout dansson cabriolet ; et , après avoir craché au hasard sur la foule , il commen ce en cestermes

Messieurs et mesdames , signora etmistriss salut . Vi voyez il signor Fou

gacin i , dont vi devez avoir entenduparler p erche depouis deux ou troi s siècles z e souis très-connu dans toutes lescapitales , si signor , par les cures quej ’avais terminées avec le divin baumepectoral , inventé par mo n génie ! Ify ou

2 . 8 .

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30 ANDRÉ

p lease messieurs et milords c’est unbaume pour l’estomac

,qui fai t vivre cent

an s et quelquefois davantage,c’est sui

vant les caractères . D ’ailleurs quand ona fini la boîte

,z’

èn penis donner d’autres ,z’en ai toujours au service des amateurs .God dem

, signor , ze zoni s capable de vidonner à tous des estomacs d’autrucheou autres bêtes quelcon ques ;mon baumeil fait digérer des pierres , du marbre , dela mousse , des cailloux , du pai n rassisdes perles

,du cuivre , des radis noirs et

des diaman s ! P erche,vi en comprenez

tout desuite l’outilité etper prooar , d’un

moment à l’autre , messiou et dames vipouvez vi trouver dans oune pays où vi

n’auriez per toute nourriture que despierres et des diaman s ! . Alors‘ vi prenez de mon tulz

t p un c

tam. Vi mangez des cailloux , comme sic’étaient des petits pois et Very Goodsignor .Tout le monde se regarde : C’est unAllemand

,disent les uns ; o

eist un An

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ANDRÉ

si loin . Je me contenterai de vous montrer corampop ulo ,

ces deux nègres d’

A

frique qui , grâce àmon baume , ne senourrissent que de pierres

,de mousse et

de marbre .

Le beau monsieur nous dés ignait lesdeux musicien s dont l’un mangeait alorsun gros morceau de pain et un cervelas .

Vi voyez , signors , comme ils se portent Eh bien ,

le pion j eune il a quatrevingt—dix-neuf ans et l’autre est dans sacent onzième année ! ma tout cela n’es trien en core . Je veux vi donner sous lesyeux à tous , la p rora de la bonté demon estomac

,et pour cela ché vais-j e

manger ? un caillou ? de la terre ? un diaman t ? Non ,

messieurs ce serait ounebagatelle trop facile ! Je vais , defaut vosyeux

,manger un j eune enfant de sept à

huit ans,mâle ou femelle , le premier

qui se présentera .

A ces mots,chacun pousse un c ri d’é

ton n emen t ; et Pierre me dit tout bas :Comment

,mon frère , ce beau monsieur

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LB savovann . 83

va manger un enfant? — Eh non , c’est

pour C’est encore un tour qu’onva faire Tu vois ben que ce mon sieurpla isanteCependant

,le seigneur Fougacin i est

descendu de son cabriolet , un de ses n ègres fai t ranger la foule ,

en agitant un

bâton devant le nez des curieux , qui répètent à chaque minute °

« Oh ! ça seraitfort

,ce tour — Bah ! ça n

’est paspossible ! — J e voudrais bien voir ça ,

mo i . »

Pierre et moi nous nous trouvons toujours sur le premier rang

,le nègre a fai t

former un grand rond,dans lequel le

monsieur en habi t rouge se promène en sedandinant et j etant des regards fiers autour de lui . Mais aucun enfant ne se pré »

sente pour être mangé . Tout à—coup lesignor Fougacin i s

’arrête devant Pierre , etle considère long—temps avec attention .

Mon frère devien t rouge et . interdit,mai s

je le pousse,en lui disant tout bas N ’aie

pas tu sais bien que c’est pourI‘

II’

C .

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si

— Avance , petit? di t le monsieur , enfaisant signe à Pi erre j e le pousse et levoilà au milieu du rond . « Quel âgeas—tu ? Sept ans Monsieur . Sept

c’

est juste ce qu’il me Tou

es z en til,gras

,

bien portant . Veux—touch é z e te man gé ? zou ne te ferai pas demal dou tout et zou te don n erâi doti z eSO U S .

Pierre me regarde,en ouvrant de grands

yeux j e lui dis tout bas « Accepte ! c’estpour Ne crois tu pas qu e ce monsieur te mangera ?— J e veux ben ,

» répond alors Pierre ,

et l’homme à l ’habit rouge prend monfrère par la main et le montre à lafouleassemblé , et, pour qu

’on puisse le voi r deloin , le fait prendre par les deux nègresqui l’élèven t sur leurs bras et le tiennen tainsi en l’air pendant cinq

“ minutes , enfrappant des genoux sur leurs tambours ,tandis que mon frère commencé à faire lagrimace et que le beau monsieur crie à

tue—tê te

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36 annnû

Pierre se déshabille en faisant un peu lamoue . Il tient enfin ses habits sous sonbras , et le beau monsieur le fait promeneren ch emise dans le rond

, en criant toujours Examinez-Ie messiou et damesvi voyez ché ce n ’est pas onu squelette ;le petit drôle est gras et God

quand zou l ’a i choisi,zou n’avais

pas remarqué sa rotondité c’est égal ,quelques livres di piou Ou di moins ! zoun’y regarde point per être agréable à lasouz iété .

Cette promenade en chemise n’

amuse

point Pierre , qui veut quitter son conduc

teur celui-ci s’arrête de nouveau et l ’examine .

Mon petit homme ce n ’

est point touttou as des cheveux d

ounelongueur extrême et cela n e me seraitpoint agréable au goût ; la souz iété ilsai tbien que per avaler le morceau le pioudélicat

,il ne faut pas trouver dessus

quelque chose qui répugne ! perché ,

petit zou ne pouis pas manger tes che

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LE su omnn . 37

veux . Holà ! Domingo venez couper lescheveux à l’en fant .Un des nègres arrive avec des

Pierre hésite . . Lai sse- toi faire dis—je àmon frère quoique j e commence à m’impatienter de la longueur de cette plaisanterie mais reculer maintenant serait bonteux , on se moquerait de n ous . Encouragépar mes . signes

,ce pauvre Pierre se lai sse

couper les cheveux ; en trois minutes lenègre l ’a mis à la Titus . Et j

aperçois unmonsieur de la société qui ramasse lesbelles boucles blondes de mon frère et lesfourre vivement dans sa poche .

Pendant que l’on tondait Pierre , le signorFougacin i se serrait le ventre tâ tait et retâtait sa mâchoire et faisai t mille grimacescomme pour se préparer à ce qu’il avaitannoncé qu’il ferait .Mon impatience était au comble , car j e

voyais la frayeur de mon frère augmenter àchaque instant . Enfin , quan d le nègre s

’estéloigné

,le signorFougacini courtsur Pierre

en lui faisant des yeux effrayans et , le sai

2 . 4

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38 annnfi

sissan t par le bras , commence à lui mordrelégèrement l’épaule droite . A peine Pierrea-t-il ressenti une légère douleur

,que

,

poussant des cris affreux, il s’échappe desmain s du beau monsieur

,ce qui ne lui es t

pas difficile , car celui—ci ne demande qu’à

le voir se sauver . Se j etant à travers la foule ,poussant des pieds et des mains

,Pierre

parvient à se faire j our ; i l se met à courirde toutes ses forces , tondu , en chemise , etavec ses habi ts sous le bras tandis que lafoule le poursuit en criant Ah ! c’est uncompère !…c’est un compèreAu premier cri de mon frère j ’ai voulu

voler à son secours mais la foule noussépare ; j e me débats au milieu de tous cesbadauds qui corueut à mes oreilles C’estun petit compère il s

en tendait avecl’autre !… Je regarde de tous côtés ,

j e ne vois plus mon frère . J ’appellePierre ! . Pierrel. où è s—tu?. Il

ne me répond pas . Quelques personnes memontrent le chemin qu’il a pris ; j e coursaussi tô t de ce côté en appelant toujours

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40 ANDRÉ

Je pleure amèrement ; j e n’a i point de

courage pour supporter un pareil malheur .Il est nuit , et j e n

’ai pas retrouvé Pierre .

J e m’

assieds sur une borne cer j e suis bienlas ; j e n

’ai point mangé depuis le matin,

mais j e n ’

ai pas J’ai le cœur si gros .Je pleure à mon aise ; personn e ne me ditrien , On ne me demande pas ce que j

’ai .Je veux faire de nouvelles recherches ;

j e me remets en Cette ville estimmense ' comment y retrouver monfrère? Ab ce n’était pas la peine de sauterde j oie en apercevant ParisJe ne sais pas où j e vais , mais souvent j e

m ’arrête et j ’appelle e ncore mavoix n

aplus de force tan t

Il est sans doute'

bieu tard car j e n e reu

contre presque plus personne dans les rues .La fatigue m’

accoh le , j e ne puis aller plusloin . Je me j ette à terre dans un coin devant une petite c’est là que j epassera i la nuit . Demain ,

dès qu’ilferajourj e recommencerai mes recherches et j e seraipeut-être plus heureux .

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ne savovano . 4 1

Le sommeil me gagne,il ne tarde pas àvenir suspendre mes chagrins ; j e veuxencore appeler mon frère

,mes paupières

se ferment et je m’

endors en prononçantson nom .

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42 annaù

CHAPITRE III

Le p0 1 teur d’eau . — L es bonnes gens .

J e suis éveillé par une voix qui me crieprends garde , peti t, tu barres le passagede notre allée qui n’est déj à pas tropgrande . Comment

,tu dors encore mon

garçon Est-ce que tu as couché la,par

hasard ?On me secoue fortement le bras j ouvre

les yeux : il fai t grand jour et j e vois devantmoi un homme vêtu à peu près commel'étai t mon père en pantalon et veste delaine brune

,avec un chapeau rabattu sur

la tête,et qui porte

,pendu après

des courroies de cuirs un cercle auquel sont attachés deux seaux .

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ANDRÉ

arrivant à Paris,nous nous sommes arré

tés devan ti

un monsieur bien mis quiavai t deux domestiques et qu i offrait demanger un enfant et de lui donner douzesous s’ il se laissai t faire…Moi j ’ai cruque c’étai t pour Pardieu mongarçon , tu ava is raison ,

c etai t un faiseurde tours qui voulait se moquer des imbécilles qui l

écoutai€n t l Il a choisi monfrère

,et moije lui ai dit tout bas Laisse

toi faire . C’est pour j ouer . Cependant ila fait déshabiller Pierre

,i l lui a coupé les

cheveux , et pui s ensuite il a sauté surlui en faisant une grimace si horrible quePierre a eu peur et qu’il s’est sauvé sanspenser à moi . J ’a i voulu le rattraper , j

’a icouru bien long mais j e ne l’aipas retrouvé ! Enfin , il faisait nuit , etj

é

tai s s i las que je me suis couché devantcette porte , où j

’ai dormi j usqu’à présent . »

A mesure que j e parlais j e lisais dansles traits du porteur d ’eau l’intérêt et l

attendrissemen t . Quandj

’ai fini,ilpasse sa main

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LE s‘

avovmn . 45

sur ses yeux et me considère encore pendant quelques in stan s .

Tu n ’a pas menti,petit ? Oh non

,

monsieur , j e ne men tirai jamais j e l’ai

promis à ma mère,

Et que comptes-tufaire ce matin ? Chercher mon frèreIl faut bien que j e le ! an’

est pas auss i facile que tu leParis est une ville bien Et dansquel quartier a s-tu perdu ton frère ?

Mon dieu j e n’en sais rien monsieurC’était une grande entourée de

Ah ? ce n’est pas ça qui memettra sur la Mai s au fait

,arrivés

d ’hier ces pauvres en fan s ne peuventconnaître aucun quartier Est-ce quej e ne le retrouverai pas , monsieur ?Dame ! ça sera peut-être long Et pendant que tu chercheras ton frère tu nepourras pas travailler . As -tu de l ’argentpour vivre ? Mon dieu non monsieur ; mais j

en sui s bien content .Pourquoi cela ? — C’est que nous avion sencore sept sous , et au moins , c

’est monfrère qui les a . n

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46 ANDRÉ

Le . porteur d’eau passe encore sa mainsur ses yeux puis il me donne une petitetape sur la joue en me disant Tu es unbon tu aimes bien ton frère ;mais console—to i mon petit

,il ne faut

pas toujours pleurer, ça n

’avance à rien .

Tu n ’a pas déjeûn é tu dois avoir faim ?Oui Monsieur car j e n’ai pas man gé

depuis hier trois heures mais j e vais aller crier dans la rue , on me fera ramoner .

et puisj e déjeûn erai . Ah oui ! tu croisqu’on trouve comme cela tout de suiteune cheminée pour son déjeûner l Mais ,mon peti t

,i l y a diablement de ramo

n eurs à Paris , et avec ton estomac vide tune pourrais pas crier bien fort . A llonsallons , monte avec n’est que cinqheures et D’ailleurs

,les prati

ques attendront un peu ; voilà tout .En disant cela

,le brave homme se débar

rasse de ses seaux qu’i l laisse dans un coinde l’allée puis i l monte l’escalier en me faisant signe de le suivre . Je grimpe derrièrelui ; l

escalier n’est pas large et on ne voi t

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48 ANDRÉ

un peu notre chaumière,l’ameublemen t

n’est guères plus élégant . Nous sommes dansune grande pièce don t la moitié est mansardée au fond est un grand lit puis desustensiles de ménage ; à gauche j

aperçois

un petit cabinet avec une croisée et un autrelit et j ’ai vu tout le logement de mon protecteur.

Manette a mis sur une table du pain,du

fr omage et du bœuf ; j e ne me fais pas prierpour man ger ; à huit ans , si le chagrinfai t oublier l ’appéti t il ne l’ô te pas en tiè

remen t . Oh ! comme il avait faim ! ditla petite en me regardant manger , et sOn

père souri t en répétant Ce pauvre gar

Mais au milieu de mon dej euner j e,m

arrête. Une pensée subite ne me permetplus de continuer S i Pierre n’avait pasde quoi déjeûner lui dis-j e en levant

les yeux au ciel . — N é crains rien monpeti t , me dit le porteur d

’eau on nele laissera pas non plus mourir de faim ;d’a illeurs n ’

a-t-ilpas sept sous ?…

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LE sxvovsun . 49

Je l’avais oublié , mais ce souvenir merend l’appéti t . É coute

,mon garçon

,

me di t le père de Manette,lorsque j’ai

fini de me restaurer ; j e m’intéresse àtoi . Ta figure fran che ton attachementpour ton frère . . pour tes parens . Enfinj e veux t

être utile s i j e puis . Je ne suis

pas de ton pays j e sui s Auvergnat moimais en Auvergne

,nous sommes de bra

ves gens aussi Et le père Bernard estconnu comme tel dans le qu artier maréputation est nette comme ce verre . Jene suis pas riche , j e n

’ai plus de tonneau !

La maladie de feu ma pauvre femmem ’a coûté de Mais j e puis teloger sans que cela te coûte rien . Tiens

,

vois— tu cette soupente c’est là où couchait mon frère Il est reparti pour lepays ily a six mois eh ben lje le mettrailà U n matelas de la paill e Ehmorbleu ! tu seras couché Comme un

prince . Tu travailleras de ton côté ; puis ,tumangeras chez nous . Je n’ai avec moique Manette , qui a huit ans , mais qui2 . 5

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ANDRÉ

commence déjà à savoir faire la soupe ;et puis i l y a une voisine qui se charge denotre cuisine ; si tu retrouves ton frère ,

il viendra loger avec toi la soupenteest a ssez gran de pour vous deux Eh benpeti t , cela te convient—il?— Oh ! oui monsieur

,vous êtes bien bon !

dis-j e au père Bernard mais j e voudrai sbien retrouver Tu le chercheras tout en travaillant ; de mon côtéj e vais demander partout m’informerdans chaque quartier . — Ah ! monsieur ;j e vous en pri e n’y manquez pasSoi s tranquille mon petit , et console—toi .Mais voilà six heures il faut que j ’ailleemplir mes seaux . Descends avec moij e vai s te montrer comment on ouvre laporte de Et si tu te perdais dansParis , tu demanderais la vieille rue duTemple ! auprès de l a rue Saint—Antoinele -père D ’ailleurs tu reconnaîtras bien la maison .

Je reprends mon sac , mon grattoi r j efais un petit signe de

'

téte à Manette , qui

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52 ANDRÉ

Le père Bernard me quitte et in e voilàseul dans la rue . Je ne m’

éloign e qu’après

avoir bien examiné l’extérieur de la maisonoù l’on vient de me donner un asile . Monpauvre frère me dis—je en marchant , sij e te retrouvais que nous serions heureuxchez ce bon porteur d’eau qui veut biennous loger pour rien Allons ne pleurons plus ; j e le retrouverai , Pierrea sept

il a de quoi vivre qdelque temps ;d ’ailleurs iles t gen til ,

Pierre,et san sdoute

i l aura trouvé aussi quelqu’un qui l’auralogé pour rien .

J ’avanee dans cette ville où j e ne suisque depuis vingt—quatre h eures mais déj àtout ce qui frappe ma vue a -perdu unepartie de son ch arme de la veille . Je voismaintenant d’un œi l indifférent ces bellesboutiques , ces étalages brillan s ces beauxboulevards et toutes ces curiosités que j e nepouvais me lasser d ’admirer hier . Maismon frère n ’est plus auprès de moi pourpartager mon plaisi r C’est lui que j echerche partout où je vois du monde ras

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LB ssvovsnn . 53

seinblé . A peine si j ’a i le courage de crierde temps en temps : ramonez la cheminée ! et cependant la journée s ’écoule etj e n’ai rien gagné . J

aperçois des en fan s

de nos montagnes qui°

jouen t entre eux oucourent , en dansant , devant les passauspour en obtenir quelque chose ; mais j en

ai point envie de les imiter il me serai timpossible de danser maintenant et d ’ailleurs

,j e ne chercherai j amais à obtenir

quelque chose à force d’

importun ités

quoiqu’

on m’ait dit cependant,que c’étai t

comme cela que l’on fai sait fortune à Paris .Au milieu d’un boulevard j ’entends le

son du cor,de la clarinette et des tam

bours . C’est une musique comme celle quefaisaient les domestiques noirs de ce beaumonsieur qui mangeait du marbre et desen fan s . Je cours du côté de laJ’

aperçois un monsieur habillé en Turc quiporte une énorme pièce de bois sur le boutde son nez . Ah ! l

’on avait bien raison deme dire qu’à Paris on voyait des chosesextraordinaires . Mais dans tout ce monde

2 . 5 .

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54 ANDRÉ

qui regarde j e ne trouve pas mon frère etcomme le Turc annonçait qu

il allait enleverun en fan t par les cheveux sans le fairecrier , j e prends mes jambes à mon coude crainte qu

’il ne lui pren ne envie de mechoisir pour amuser la socié té .

Le jour baisse i l faut retourner chez lepère Bernard . J edemande la vieille rue duTemple , une fois dedans j e retrouve facilement la mai son mais quand j e suis dansl’allée ,

j e songe que je n’ai rien gagné dela j ournée et j e n’ose plus monter l’escal ier . Cependant mon estomac

i

crie : le porteur d

’eau est si bon ilsm’

attenden t peutêtre ; i l faut toujours rentrer pour mecoucher

,j e n’ai pas besoin d’argent pour

cela . Je monte done j e pousse la porte etj e voi s le père Bernard et Manette déj àassis devant une table sur laquelle es t ledîner qui sert aus si de souper parce qu

onse couche de bonne heure , afin d

être levé

de grand matin .

Arrive donc,André nous t’atten

dions , me d it le porteur d’eau ; j e com

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56 . ANDnÉ

— Mais c’estqne. .c’est que . j e n’ai riengagné de la j ournée ! » dis—je, en m

’avaugant lentement vers la table . A ces motsle père Bernard court à moi

,me porte sur

une chaise à côté de la sienne . Commentpe lit imbécille , c

’est pour ça que tu nevoulais pas dîner ! Est-ce la faute , si tun’as rien trouvé à faire n’en faut- i l pasmoins que tu dînes ? et tant que j

’en aurai pour moi et ma fille

,n’y en aura—t il

pas aussi pour toi Mange ! mange ,morbleu ! et ne t’avise plus de me direencore de pareilles bêtises

,ou j e te don

n erai des coups pour te rendre l’appéti t .Et le brave homme me bourre de soupe

de pain,de bonne chère ; il m

étoufi’

erait

si j e le lai ssai s faire,tant il a peur queje

ne satisfasse point mon appétit .Mon garcon , me dit—il, dans tous les

états,il y a de bons et de mauvais j ours .

Tu arrives au commencement de l’automme , la saison n

’est pas encore bonnepour les cheminées ; mais quand tu conn aîtras mieux Paris , tu feras des commis

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LE SAVO YABD .

sions,tu porteras des lettres ; quand on

est in telligen t et honnête , on parvient àgagner de l ’argent . Mais j e te le répèteplus de façons comme aujourd’hui ; tan tmieux quand tu aura s été heureux ! tantpis quand tu auras fai t chou blanc!nous n ’en serons pas moins tesRappelle-toi ,

'

mon petit,que j e t’ai of

fert un asile sur ta bonne mine et tonamour pour tes parens . et que j e ne t

’ai

pas demandé si ta bourse était biengarn ie .

J ’embrasse ce bon Auvergnat qui me témoigne tant d’amitié ; et dans ses bras j esens que j e ne suis plus seul àParis . Manettevient aussi se jeter sur le sein de son père ;tout en l’embrassan t, elle me sourit ; j e lisdans ses yeux qu’elle veut m ’aimer aus s iet j e la regarde déjà comme ma sœur . Lesbonnes que je suis heureux de lesavoir Ah ! mon pauvre frère

,

puisses-tu , comme moi , t’être endormi de

vant quelque allée obscure , demeure del’ouvrier honnête et laborieux ; cela vaut

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58 ANDRÉ

bien mieux que de se coucher sous le portique d ’un palai s , d

’où vous“

chassent lematin des valets in solen s .

Le soir,le père Bernard in e donne quel

ques ren seignemen s sur Paris, sur les quartiers voisins . Je l’écoute avec attention , carj e veux profiter de ses avis , afin d

’être bienvite en état de gagner de l’argent , commecommissionnaire . Il s’est informé de monfrère dans toutes les rues où il a été ; maisainsi que moi , il n’en a appri s aucune nouvelle . Où donc Pierre s’est-il fourré ?Quand on a porté de l’eau toute la j our

née on a besoin de repos le soir . Bientôtle père de Manette fai t signe à la peti tequi va se coucher dans le cabinet ; j e monteà la soupente

,où l’on m ’a arrangé un lit

j’

avai s dormi la veille sur le pavé on doi tjuger s i j e me trouvai bien dans ma nouvelle chambre à coucher .

Le lendemain , en m’

habillan t , j e la issaisortir de dessous ma veste le médaillon quej e portais toujours sur moi ; j

’avais oubli éde parler de ce portrai t au père Bern ard .

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60 ANDRÉ

va , mon cher André ; j e crois bien quele portrait te restera car tu pourrais.habiter Paris pendant vingt ans

,sans

rencontrer celui ou celle à qui il appart1ent .Moi , j e conserve l

’espérance de trouverle petit monsieur borgne

,et j e remets pré

cieusemen t le médaillon sous ma veste .

Puis , j e sors avec le père Berna rd pourcommencer majournée

,et chercher encore

mon frère .

Je ne suis pas plus h eureux du côté dePierre ; mais du moins j

’ai en deux cheminées à ramoner ; et j e rentre , tout fier ,présenter au porteur d’eau le fruit de montravail . Il le prend en souriant

,e t me dit

Au bout de l’année,mon garçon , j e te

donnerai ce qui te restera pour la

mere . »

Cet espoir double mon courage ; en peude temps

,j e connais différen s quartiers de

Paris ; j’ai de la mémoire ; on me trouve de

l ’ intelligence et on m’

emploie souvent .Plus d’un beau monsieur me donne à porter

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savovs nn . 6 1

un billet bien plié ,et qui sent le musc ou

la rose . Va , cours , » me dit- on ; tu demanderas la dame : si c’est un monsieurqui t’ouvre la porte

,tu diras que tu viens

voir si l’on a des cheminées à faire ramoner , et tu ne montreras pas taNe va pas faire de gaucheries Je fais

exactement ce qu ’on me dit ; quand je rapporte une réponse

,les beaux messieurs se

mon trent généreux ; quand je n’en ai pas ,

j e reçois peu de chose; et quandje rapportela lettre , j e ne reçois quelquefois que desreproches . Les j eunes filles sont plus j ustes ,elles me paient toujours

,lors même que la

réponse paraît les affliger ; mais elles m’ac

cablen t de questions , et il faut une grandemémoire pour les satisfaire Y était—il?Lui as—tu remis la lettre à lui-même ?Que faisait-il? — Que t’a-t-il dit? É tait-ilseul?— A-t—il en l’air content en lisant ? »Telles sont les questions que ne manque jamais de m’adresser la demoiselle ou la damequi vient de me faire porter une lettre àun monsieur .

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62 ANoui:

Le temps 3 ecoule près de Manette et deson père j e serais heureux si le souvenirde mon frère ne revenait souvent troublerma

'

j oie ; j e n’ai pu le découvrir le père

Bern ard n’a pas été plus heureux et cc

pendan t nous l ’avons cherché dans tous les

quartiers de Paris . Je n’ai point osé ap

prendre cet événement à ma mère ; d’ail

leurs , ce n’est qu’au retour du printemps

que j e puis lui envoyer mes épargnes ; etle bon porteur d’eau me di t qu’ i l est inutilede l’aflliger d

’avance et que peut êtrePierre lui donnera de ses nouvelles de soncôté .

Je sui s les conseils de celui qui me traitecomme son fil s ; les enfeus de nos montagn es on t pou r habitude de ne donner deleurs nouvelles que lorsqu’il se présenteune occasion . Malheureusement j e ne saispas écri re c’est un de mes chagrins maisle père Bern ard qui n’en sait pas plus quemoi

,prétend que cela n’est pas nécessaire

pour faire son chemin et qu’avec unelangue on s’explique aussi bien qu’avec une

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64 ANDRÉ

heure , j e m’amuse à considérer le portrait ;

alors Manette vient se placer derrière moipour le voir aussi tandis que son pèremedit Oui regarde-le C’est tout ceque tu en retireras .L ’été est revenu . Le père Bernard con

naîtun brave homme qui se rend en Savoiej e puis donner de mes nouvelles àmamère .

j e puis lui envoyer le frui t de mon travail .C ’est le porteur d’

eau auquel chaque jourj e don ne mon argent , dont il ne prend quece qu’il j uge convenable pour ma nourriture

,qui me présente un petit sac de cuir

j e il contient cent dixquelle somme ! Je n’en puis revenir ! J ’a itout cela à envoyer à ma mère Je n e mesens pas de joie . Ah ! si la nouvelle de maséparation d’avec Pierre lui cause du chagrin j ’espère du moins que ceci pourraPadouchu

Je ne veux rien garder pour moi quoique Manette me dise qu’il faut m’acheterune veste et un pantalon pour les dimanches . Non non ; je me trouve bien comme

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savovs nn . 65

je suis ; j e me sens si heureux de pouvoirenvoyer tant d ’argent ! d’ailleurs je vais engagner encore davantage . La vue de mesé pargnes redouble mon ardeur pour letravail . Je veux meleve r plus tôt , me doucher plus tard . Et te rendre malade ,me d it Manette

,

’ car on pense bien quenous n ’avons pas été long- temps sans noustutoyer ; à notre âge c’es t si n aturel . C’estune bien bonne fille que Manette ; elle au ss isera bonne travailleuse elle n ’a que neufans et déjà c’est el l e qui a soin de notrepetit ménage . Toujours gaie toujourschantant Manette a sans cesse le souriresur les lèvres .

.

Leste,vi ve laborieuse elle

descend en’

une minute les six étages de lamaison , quand il s

’agit de faire quelquechose qui peut être agréable à son père .

Ne se plaignant point de la fatigue , nemoutrant j amais d’humeur

,Manette nous at

tend tous les soirs en travaillant,et va en

sautant apprêter notre peti t repas . U nbaiser de son père la paie de ses peines etlui fai t oublier l’ennui de la journée ; car

2 . 6 .

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66 ANDRÉ

elle doit s’

ennuyer tOute seule dans notremansarde ; mai s le père Bernard ne veut

pas qu’elle a ille courir chez les voisins et

Manette est 0hä ssante.

Pour se diverti r le soir , elle me prie delui chan ter les chansons de mon pays ; et ,de son côté elle dan se devantmoi les bourrées d

Auverge riant , frappant des piedset des mains pour marquer la mesure

,

Manette est alors aussi contente que si elledansa1 t à la guinguette ; et moi , j e croisen la regardan t être encore dan s nos montagn es , entouré demes bons parens ,

C’est en nous livrant au travail en nousdélassant par des plaisirs aussi simples quenous passons encore une année de notreenfance . Ma mère m’a donné de ses n ouvelles cette bonne mère craint que je n eme prive de tout pour elle ; elle ne veutplus que j e lui envoie d

’argent de longtemps . Elle n

a point reçu de nouvelles dePierre et m ’engage à faire de nouveautous mes efforts pour le retrouver . Enfinelle me prie de témoigner toute sa recon °

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ANon t:

pour lui faire plaisir et bientôt parce quej ’en goûte aussi avec elle. A dix ans le chagrin s

o ublie si vi teChaque j our Manette devient plus gen

tille ses yeux bleus sont pleins de franchise,de gaieté ; sa bouche , un peu grande , estgarnie de dents blanches et bien rangées ;ses ch eveux châtains forment sur son frontdes b oucles naturelles et les belles couleursde ses j oues annoncent le contentement etla santé .

De mon côté , j’entends dire souvent par

les bonnes qui viennentme chercher à maplace Comme il devient gentil cet André !…comme il cela fera unbien joli garçon .

Ces doux propos me font rougir; mais l’in

stant d ’

après j e les oublie,et j e ne songe

point à en tirer vanité car j e me rappelleque dans mon pays on se moquai t des j eunes gens qui s ‘occupaien t trop de leur figure et que mon père me disai t « André

,

un garçon qui semire est digne de porterdes j upons et un bonnet .

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LE savovann . 69

Cependant lorsque le soir nous dansons ,Man ette et moi quelque bourrée des montagn es , le père Bernard sourit en nous regardant

, é l j e l’en ténds dire à demi -voixIls seron t

,morgué , gentils tous les deux .

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70 ANDRÉ

C B…“

Rencontre‘

, acciden t. N ouveau pro tecteur .

J’

Ai déj à onze ans et quelques mois ; j’a i

fait deux autres envoi s d’argent à ma mèreet ils étaient plus considérables que le premier . Ma bonne mère me fai t savoir que ,

grâce à moi elle ne manque de rien queJacques est un bon garçon quoiqu

un peutrop enclin à dormir et à manger , et qu

’elleserai t bien heureuse si j e pouvai s lui donnerdes nouvelles de Pierre . Hélas j e le voudrai s

mai s j e ne suis pas plus instruitque le lendemain de mon arrivée à Paris , etj e crains que mon pauvre frère ne soit mort ;s’il vivai t

,il aurait donné de ses nouvelles au

pays .

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72 ANDRÉs on . . j e ne le vois plus que vais-je faire?.L

attendre ; il faut bien qu’il sorte

,son ca

briolet est là . Oh ! certes je l’

atten drai , dûtil rester j usqu’au lendemain je sui s si content de pouvoir lu i offrir le bijou qu’il alai ssé chez nous Comme il sera satisfai tde le ravoir car il doit le croire perdu .

Je me plante devant la maison où est entré M . le Je me rappelle mainten ant qu’on l’appelait ainsi . Je n e bouge pas ,et j ’a i les yeux fixés sur le cabriolet , danslequel est resté un domestique mais ce n’estpas celui qui est venu avec son maître dansnotre ch aumière .

»

Au bout d’une demi-heure,qui m’a paru

bien longue , j’entends enfin marcher der

rière moi c’est ce mon sieur qui sort de lamaison . Le cœur me bat . j e suis tout tremblent , et cependant c

’est moi qui vai s obliger ce monsieur mais il a l’air si peu agréable . Je m’

approche de lui cependant et j eme décide à parler .

Laissemoi tranquille

, petit drôle .— Monsieur

,

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LE SAVOYARD .

c’est chez n ous que il y a quatreVeux—tu t’en aller Savoyard ! me ré

pond le monsieur qur ne m’

écoutc pointet regagne son cabriolet .Ah ! mon dieu le voilà qui va monterde

dans ! et i l ne m’

en tend j e’

le tire parson habit Monsieur de

'

grâce écou

tez-moi .Commen t , polisson , tu oses prendre

»‘ m0 n habit , s

écrie-t- il en se retournan tavec colère ! « J e ne donne rien aux pau

ce son t tous des fainéan s . Ces pe

tits drôles demandent un son pour leurmère et courent le dépenser chez

'

lé pâ

ti ssier . .— Mais , monsieur , j e ne vous de

mande au contraire , c’est moi qui

vais vous donner quelqueIl ne m’

écoute pas ; il est déjà dans soncabriolet . Il ordonne à son domestique departir. 0 ciel !…il va s’éloigner , et peutê lre n e le rencontrerai-j e Je veuxm

attacher à la voilure j e tâche deme faireGare ! gare !… crie le valet .

Je ne l’a i pas le cheval Je

7

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74 ANDRÉ

ten ais encore le j e ressens uneforte .secousse j e suis renversé

,j e me sens

blessé à la mon sang j ’a i

jeté un cri que m’

arrache la et

je—n

ai plus la force de me relever .En un in stan t

, je suis entouréde mondeon me regarde , on me on crie aprèsle maître du cabriolet , après le cheval , aprèsle domestique ; ou mé plaint , on fai t desdiscours des réflexions sur le danger queles piétons courent dan s Paris mai s on n e

me secour t point . U n jeun e homme perec lafoule en s

écrian t C’

est son cabrioletil n en fait pas d ’autres et i l pr end legrand trot au lieu de secourir celui qu ilaCe jeune homme s’approche de moi

,

m’

examine avec intérê t, en disan t : Pauvrepeti t un peut- être le soutien de sa San s eux

,Adolphin e

ne sera it sans eux,i l périssait

l ui-même au fond d’un etvoilà sa Ah ! pauvreenfant ! j e veux réparer le mal qu

il t’afai t

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73 ANDRÉ

Mais chez qui suis-j e Quels sontles êtres généreux qui m’ont s‘ecouru? Ce sontau moins des princes !…Tou t ce qui m’entoure est superbe cette glace ces drape

mais j e voudrai s bien voir dans lachambre le rideau est fermé tâchons de leti rer ; je sens que j e sui s bien faible et j

ai

de la peine à avancer mon bras .Je parviens cependant à écarter nu -

peu

de qui me cache l ’appartemen t,j e puis en

voir une Oh ! que cela me semblejoli ! des tableaux

,des portraits t. des

h ommes , des femmes en grandeur natu1 elle ; puis , des campagnes , de charman spaysages , et tou t cela entouré de b0 1 duresen Je suis sans doute chez un seigneuret celui-là es t au ssi bo n que Bernard leporteur d’eau . Mai s mon père adoptif etsa fi lle saven t-ils où j e ont— il s demes nouvelles ? 0 ciel ! s’ils m

attenden t

en core ,quelle do it être leur inquiétude !

Pauvre Manette,sarisd oute elle me croi t

perdu ! et son père me cherche partout !…

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LE s‘

avovann . 77

Cette idéem’

arrache un soupir j entendsdu bruit une vieille femme entre da i1‘s lachambre ouj e sui s et regarde doucementdu côté du lit . enfin , il a reprisconnaissance ! » dit—elle . « Pauvre petit '

c’est bien heurcu'

x Que monsieur seracontent quand il reviendra !— Madame madame ! dis-j e d’une

voix faible . La bon ne’

femme vient aussitôts’

asseoir’

près demon lit , en me faisant signede me taire .

— l Chut,mon enfant

,i l n e

fau t pas cela vous ferai t dule médecin l’a dit ; votre blessure

es t grave ,mais avec de grands soins et

du repos, on .vous guérira . Allons , allons ,

j e vois dan s vos yeux vousvoulez s

'

avoir où vous êtes ; c’est naturel ,

é coutez moi : C’est ’ M . Dermilly , monmaître , qui . vous

‘a secouru , lorsque lecabriolet de M . le comte de Fran corn

'

ard

vous on t j eté par terre . ce M . Francornard n’en fait j amaisencore l

‘autre jour, il a renversé la boutique d ’une marchande de sucre d’orge

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78 ANDRÉ

mais elle les lui a fa i t tous payer ; aussi ,i l les a fa it ramasser parson domestique ;

» r et,*

pendan f hui t j ours , ses chiens n’ont

mangé que du sucre d’orge .Voilà ce que“

c’

est que .deLvoalcir conduire un cabrio letquand on n ’

aqu’un œil ; j e vous demandes’il peut .voi r en même temps à droite et àgauche . Aprèscela , mon enfant , i l y avai t

'.peut-être de votre fante les peti ts gar

çon s: m

’écon tent j amais lo rsqu’on crie

y'

dra; et il semble qu’ils se fassent un

plaisir de couper la rue ,'

quand ils voientv enir une voiture — Ah !Chu t?mon enfant

,j e ne dis pas que

'

vous

ayez fait Enfin,M . Dermilly vous

a fai t porter dans un fiacre et conduireici . C ’est un peintre trè s-distingué queM . Derrhilly ,et un homme fort sensible !trop sensible même !…car —Mais , .madame depuis — Silence , mo nami

,le docteur ne veut pas que vous

parliez j e p 1iis bien parler pour vous etpour moi . Monsieur comptai t d

’abord nevous garder chez lui que le temps de vous

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ANDRÉ

bles ; i l aurait bien”

dés iré, que

!vous pussiez lui répondre ; mai s , pauvre peti tvous étiez alors dans un bien triste étatEnfin , monsieuravoulu que vous fussiezcouché dans son lit ; il a déclaré que vousn e sortiriez de chez lui que parfaitementguéri ; i l a couché cette nui t dans la pétite ch ambre a cô té ; et tous les quartsd ’heure

,il venai t

” voir c omment . vousalliez . Forcé desorti run moment ce matin

,il m’a bien recommandé de ne point

vous quitter une'

minute . Voilà ce quivous est

-

arrivé,mon ami , j ’espère que

vous n’êtes pas trop malheureux,et que;

pour guérir plus vite,vous serez sage etne parlerez pas .A la fin du discours de la vieille bonne

,

j’

ai mis la main sur ma poi trine . Je ne

trouve plus le médaillon que j e portais sanscesse

,il ne m ’avai t pas quitté une minute

,

depuis mon départ de chez ma mère . Mesyeux se 1 emplissent de larmes , et j e disd

’une voix en t 1 ecoupée — M‘

adame,ren

dez—moi le portrait . j e vous en prie .

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u s savovann . 81

Je vous ai dit , mon en fant , que'

c’

était

mon ma ître qui l’avai t ; i l vous le rên

dra ! h’avez-vous pas peur ! comme

ces petits garçons sont méfian s — Ah l

madame,maman m’avait tant recom

mandé de ne point le Il n ’estpas perdu , puisque c

’est monsieu r quil ’a . Est-ce le portrai t de votre mère ? devotre sœur ? de votre père Je croi s quec’est un portrai t de femme

,mais j e n’ai

pas eu le tempsde bien et j e n'avais pas mes lunettes .J ’allais répondre à la vieille bo

'

nne, lorsque n ous enten dons du bruit

'

dan s lapiècevoisine . Voilà mon sieur ! s

écrie-t-elle .

Au même in stan t je vois entrer un monsieurde vingt—huit à t rente ans

,d’une figure

aimab le et douce j e le reconnai s pour celui

qui s’est

'

approché de moi sur le boulevard .

Eh bien ! comment va- t- il? demandet- il en entra n t à la bonne . Oh ! Monsieur , i l a repris sa connaissance ; et si j ele laissais faire , i l baverdcrait comme une

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8î ANDRÉ

Mais j e suis là pour faire respecterl’

ordonnance du Imédecin .— Pauvre pe

ti t ! que ses yeux son texpressifs Quellecandeur et quelle finesse dans les traits— Il est certain que cela ferai t un j oli

Et monsieur qui ch erchai t l’

an

tre j our un modèle pour faire le fils demadame Andromaque dans son tableaude l’histoi re ancienne , il me semble quece petit garçon…— Laissez-nous , Thérèse , j e vous appellerai si j

’ai besoin deOui . Monsieur . Et la vieille

bonne 5 eloign e en répétan t entre ses dentsque j e ferai à merveille le fils de madameAndromaque .

Eh bien ! mon ami,comment vous trou

vez-vous ? me dit le mon sieur qui es tvenu s’a sseoir auprès de moi . — J e suisbien , monsieur . Je n ’a i mal qu’à la

V

tête . Je vous remercie de tout ce que vousavez fai t pour moi . Vous ne me devezpoin t de remerciement, mon peti t ami ;j’

ai dans l’idée que j e ne fai s qu’

acquitter

une dette sacrée . Vous sentez-vous assez

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811 mun i:

coute . mais quand j ’en viens à la blessureque s’est fai te mon père , en couran t la nui tpour monsieur le comte , quand j e dis quepour prix de son dévouement en arrêtantla voiture , qui roulai t vers un précipice , levieux monsieur lui a donné un peti t écu ;alors le jeune peintre ne peut plus se contenir ; il se lève court comme un fou dansla chambre

,en s

écrian t Est-i l bienpossible Quel cœur sec Quelle ameingrate !…Chère Caroline Et voilàl’époux qu’on t’a donné ! Sans le père decet enfant tu perdais lafille ton Adolphine ; ce pauvre homme est mort victime peut—être des suites de son zèle

,de

son humanité !…Mais du moins j e tàcherai de rendre à son fils une partiedu bien qu ’il n ous a fai t ; et si du hautdes cieux il veille sur cet enfant il leverra j ouir du fruit de sa bonn e act1on . .

Oui cher peti t , j e prendrai soin deTu ne me quitteras plus ! En di

sant cela , ce monsieur m’embrasse ; et ,

oubliant que j e suis blessé serre ma tête

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LE SAVOYARD .

dan s ses mains . La douleur m’

arrache uncri ; le j eune pein lre est désespéré et s

’écrie Allon s ! j e veux lui servir de père etj e l’étoufl e à et j ’oublie sa

Oh ce n ’est rien monsieur

,mais je voudrais bien

Quoi mon ami ? Ce portra it que j’

a

vais‘ J’

ai jure a ma mère de n e ledonner qu

à'

ceux auxquels il appartien t ;hier seulement j ’ai ren contré ce petitmonsieur borgne qui s’es t arrêté cheznous . Je l’ai reconnu sur-le-champ j ’a icouru après lui pour lui rendre le b 1joumais il ne m’

a pas écou té il est mon tedans son cabriolet et c est alors qu’ ilm ’a renversé et que j ai été blessé .

— Pauvre garçon oui , en effet j edoi s te rendre ce portra i t que tu portesdepuis si long-temps ; mais , ce n

’est pasà M . le comte qu

’il faut remettre cetteimage chérie , i l es t indigne de la posséder ! Bientôt tu verras Ab sielle était à Paris auj ourd

’hui même elleaurait trouvé le moyen de te Mais

8

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86 ANDRÉ

elle reviendra bientôt , j e l’espère ; en

attendant reprends ce médaillon donttu as été si fidèle dépositaire .

Lemonsieur tire le partrait de son sienet aprè s l’avoir considéré quelque tempsavec amour il le repasse à mon cou . Je mesens alors plus tranquille . Mais quelquechose n ie tourmente encore et j e m’

écrie

et le père et Man ette '

Oh ! tu as raison ,mon ami il faut

b ien vi te les faire averti r .…Ces bonnesgens son t dans l’inquiétude bâtons-nousde la fairecesser . Thérèse Thérèse .

La vieille bonne arrive .

‘Vite un commi ssionnaire dit M . Dermilly que

.

l ’onaille rassurer les bons amis de cet enfant .J ’ai donné l’adresse de Bernard . M . Der

milly est allé lui—même parler au commission n aire ; depuis

un quart d ’heure , savieille bon ne lui di t : Monsieur vous avezmodèle ce Votre modèle est ar

Il y a uneheure qu’il se promène

v

a

5

U

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88 ANDRÉ

cela , peti t , et dormez cela vous fera dubien .

Dormir , cela m’es t impossible mainte

n ant ; je suis encore tellemen t étonné detout ce qui m

’est arrivé et des bontés quece monsieur a pour moi ,

'que .j e“

ne puistrouver le repos dans ce beau lit

,sur lequel

j e sui s si douillettement couché .

Ce monsieur veut me faire du bien me garder prèsde lui et tout cela à cause du portrai t !Ma mère avait bien raison de dire qu’il meporterait bonheur . Mai s Bernard , Manette ,est-ce qu’il faudrait les quitter Ah je veuxtoujours les voi r Le porteur d ’eau est aussimon bienfai teur j e n’oublierai j amai s cequ’il a fai t pour moi .J ’entends des pas des sabots qui

couren t sur le parquet . Mon cœur tresAh ! ce son t eux ,j

en suis sûr . Onouvre la porte : Thérèse dit en vain At

tendez que j aille voir s ’il Ne lefaites pas parler surtout On ne l ecoute

pas,les Ils son t là , près dé moi

llsm’

en touren t, ilsme couvrentdebaisers .

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LE SAVO YÀRD.

de larmes Qu’on est heureux d’être aiméainsi !

Mon père Manette Voilà tout ce

que j’

a1 la force de dire ; l’émotion m’ôte la

voix :mai s j e tiens la main du père Bernard ,

et la j olie peti te figure de Manette est tou tcontre la mienne appuyée surmon oreiller . Pauvre garçon dit enfin le bonporteur d ’eau « si tu savais quelle inquiétude , quels tourmen s tu

'

nous as causésJ

ai passé toute la nuit à te chercher et

Manette n’a pas cessé de pleurer sonfrère — C ’est donc votre fils ? dit Thérèse —N on ,

madame ; mais c’est tout de

même , j e l’

aimon s comme‘

s’

ilm’

appar

ten ai t Mon père regardez Ilestblesse a la tête, dit Manette . As- tu bienmal

,mon cherAndré? — Non…oh ! c’est

passé — O u nous a dit qu’un cabriolett ’avait renversé

,dit Bernard as-tu pris

son numéro au'

moin s ? Ah c’est qu’il nefaut pas se lai sser écraser sans rien diremon garçon et tu as été bien maltraité .

— Vraiment oui dit la vieille bonne ;2 . 8 .

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90 . ANDRÉ

M. le docteur trouve la blessure coizse’

quen te.

Dans cemoment M . Derrin illy arrive. Lepère Bernard s

in cline ;' il n e sai t 's’i l d oi t

rester devant le maître du logi s !,

Mais Man ette. ne bouge

'

point elle s’est assise sur.mon li t .; elle admire les rideaux , les fran

ges , la glace , et elle medi t tout bas . André ,on doit bien dormir dans un s i beau lit .M . :Dermilly fs empresse de mettre Ber

nard a son a lse celui lui fait mille remerciemen s pour les s

o ins qu’ il m’a prodigués .

Mais comment allons-nous l ’emmener ?ditle. porteu 1

‘ d’eau . 0 11 ! i l.n eme quittera pas qu’i l n e‘

. soit parfaitemen t guéri répond le jeune peintre et

alors .même , j’espère ! . monsieur

il .vavous gêner . et je -craignon s . —Non ,

bravehomme ; je vous le répète , j e m’in«

Jéresse au sont de cete n fan t son père a.sa1

1vé l’

eXis ten ce à .quelqu’

ufi qui m’estb ien J ’en ai acquis la certitude entrouvant . sur lui un portrai t don t j e suisl’auteur Comment

,mon

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V

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92 snnnÉ

Auvergnat ,qui paraît surpris decette marque d’amitié dela part d’

unmonsieur élé

gant; il n’

enserré pas moin s‘

avec force cettemain dans les siennes

,puis il dit à Manette

Allons,

° viens,mon enfant

,il faut que

! j

aillefaire mon ouvrage ; demain nous

-'

1 6VÎCD(lPO DS voir André . »

Manette n ’a point écou té la conversationde son père et deM . Dermilly , e lle ne s

’estoccupée que de moi et de toutes les belleschoses qu’elle aperçoi t dans l’appartement ;La v'ue des tableaux lui arrache des exclamations de surprise et quand son père l’appelle , elle le regarde et

‘ne bouge poin t.Eh bien viens - tu petite ?…— Et

André , mon pere ? André ne peut passe lever Il reste chez monsieur qui veutbien en avoir soin . Comment il nerevient pas avec nous Nous viendron s le voir tan t quenous vou s

dron s monsieur veut ben le permettre :Ah . j e ne veux pas qui tter André

Laissez moi ici , mon père .— Eh quoi ,

Manette,tu veuxm

’abandonner . Ce n’

est

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u s savovsnn . 93

pas assez que j e soi s privé d’André tu

veux aussi laisser ton vieux père Je serai donc tout j e n’aurai plus personne auprès de moi .Manette ne répond rien elle se lève en

portant à ses yeux le coin de son tablier .Elle me di t adieu en sanglo tant , et se dispose à suivre son père

'

; celui-ci tâche de laconsoler mais il ne peut y parven ir . Tousles deux m’

embrassen t encore et s’

éloi

gnen t Bernard en me souriant , Manette enpleurant amèrement .La vue des larmes de ma sœur a fait cou

ler les miennes . M . Dermilly n’a pas peu de

peine à me consoler, et i l ne me quitte quelorsqu’il me voit disposé à me livrer au re

pos . C’est bien heureux ! dit alors la vieilleThérèse ils von t enfin laisser cet enfan t

L’a-t on assez fa it parler !et puis on veut qu’i l est-ce quec’est possible !La b onn e femme ferme mes rideaux , et

j e l’en tends murmurer en s’éloignant R é

tournons maintenant à ma cuisine j e

v

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94 ANun is

suis sûre que , pendän tqnemonsieur étai ti io

,son coquin de Romain est allé goû ter

à mon ragoût . Voilà ce que c’est que d’a

voir un atelier qui tient à'

son appartement . Monsieur dit que c’est commode .

c’es t possible ; mais D ieu sait ce que sadernière bataille grecque m’a coûté depo ts de confitures !

8

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96 ANDRÉ

v me dit Mane tte,pour revenir chez n ous.

Comme nous danserons des bourréescomme nous chanterons ensembleAh ! c’est bien beau ici mais j e m ’amusemieux chez nous avec toi .Je n ’ose dire à Manette que M . Dermilly

m’

a offert de me faire apprendre à lire,

à

écrire,à dessiner . Toutes les foi s qu’il cause

avec moi , i l paraî t content de mes réponses ,et di t que j e ne dois pas rester commissionn aire ; que je puis , avec des taleus parvenir

,faire fortune ; qu

alors j e fera i le bonheur de ma famille et de mes amis . Je sensau fon d du cœur une secrète envie de profiter de ses bontés . Est-ce de la vanité ? estcc l e désir de pouvoir° faire des heureux ?Ah ! mon ambition est excusable car, lorsqu’en espérance je me donne un e belle maison

,de beaux appartemen s

, j e m’y voi s

touj ours auprès de ma mère et demes amis .Il y al 1uit jours quej

hahite ch ez M . Dermilly ; j e commence à me lever mais jesuis encore bien faible , et je ne pui s sortirde la ch ambre . Manette voudrait me tenir

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savovann . 97

souvent compagnie ; mais il faut qu’elle s’oc

cupe de son ménage , et le père Bernardcraint d ’être importun ,

.eu venant trop souvent . Pour me distraire , M . Dermilly m

’ado nné des crayons du papier , des dessins ;le soi r

,la vieille Thérèse me conte des his

toires , et me donn e des confitures et des biscuits ; mais tou t celane vau t

pas les pommesde terre cuites sous les cendres que j e mangeais avec Manette .

Un matin que la vieille bonne es t sortie,

ennuyé d’être seul dans un e chambre dontj e sais maintenant pa r cœur tous les tableaux ,

j ’éprouve le désir d’aller voi r tra

vailler M . Dermillv ; j e me sens assez fortpour marcher sans appui

,j ’irai bien dou

cemen t ; je ne sais pas où est l’atelier mais

ce ne peut être loin , puisqu’ il tient à l’ap

partcmen t .

Je sors de ma chambre j e traverse unepièce

,puis une autre . J

aperçois un corridor j e le suis ; au bout , je monte quelques marches j ’ouvre une peti teJe me trouve dans une pièce immense qui

9

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98 ANDRÉ

est'

éclairée par le haut,et j aperçois ,des

choses si extraordinaires que j e ne sais plussi j e dois avancer ou reculer .Devan t »moi est un grand squele tte qui

se tien t debout , et contre lequel est appuyée une belle Vénus en plâtre . Ici , degrandes toiles sur lesquelles des corps sontébauchés ; là-bas j

aperçois un tableau dediables qui tourmentent un pauvre jeunehomme et le fouetten t avec des serpens ; àmes pieds un bras

,plus loin une jambe

une épaule ; sur une table ,j e vois des cou

leurs un volume doré sur tranche contreune bouteille d’huile ; des phalanges dedoigts sur un pe tit pain à café ; un casquegrec sur une tête de vierge une tunique

,

du fromage , un chapeau crasseux sur unamour une boîte de vermillon sur une têtede mort .Je suis sans doute dans l’atelier ; un peu

revenu de ma surprise , Mais j’

a

perçois alors une person ne qu’un grand tableau me cachait et qui est immobiledevant la toile . Je n

’ose plus bouger la pré

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l00 ANDRÉ

çan t derriere l’homme au manteau j ecroyais que M .Dermilly était ici . J e suisbien fâché d’être entré . sans savoir si .mai s si j e vous gêne

,j e vais m’en

Poin t de réponse, et toujours lamême

immobilité j e n ’y comprends rien . Est-ceque ce monsieur dort? Mais quand on dort ,on ne tient pas son bras en l’ai r avec unsabre dans sa main . Est—cc qu

’il serai tsourd ? Je ne puis rési st er au désir de voirsa figure . J ’avanee doucement la 0

ciel ! Qu’ai—j e vu ! Je ne puis retenir un crid

effroi . Ah ! quelle figure pâle quels yeuxternes ! Oh ! cet homme—là a été bien plusmalade que moi ! et j e ne conçoi s pas comment il a la force de rester debout si longtemps .

Je vais m eloigner,lorsqu’on ouvre une

porte qui fai t face à celle par laquelle j e sui sentré ; e t un monsieur, entièrement nu depuis la tête j usqu’à la cein ture , mais chausséet habillé j usques-là

,entre dans l’atelier en

sautant en chantant et en mangeant un ecuisse de volaille .

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LE SAVOYARD .

Le nouveau venu ne m’

a pas aperçu enentrant ; j e l

en tends ri re , e t se dire touten mangeant Oh ! en voilà encore unebonne ! . et qua1idlavieille Thérèse cherchera sa cuisse ! ni vu n i conn u ca serale chat pourquoi lai ssez-vous tra înerdela volaille ou autres Quandon atten dsabelle, quel

atten te est cruelle

Ah si elle avait su que M . Dermilly étaitsor ti , comme on aurait dissimulé les platset séquestré les légumes ! Apportez-vousde quoi man ger ? me dit-elle . J

apporte

tout ce que j ’ai trouvé de miéux,

chezmoi une gousse d ’ai l et deux ogn on s ,déjeuner frugal qui chasse le mauvais

Vien s , Ze’

tn /be'

c’

est ma voix qua

t’

app elle. Tra la la la . Tra la la la. C’

estbien dommage qu’on n’a it pasmis le potau feuaujourd’hui Nous aurions pincéle bouillon à la barbe des Athén ien s '

M . Dermilly qui me laisse là des heuresen tières ? Heureusemen t que j e suis àl’heure comme les fiacres etj

en ren ds

grâce à la nature.

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102 . . 1i nnnrî

Dans ce momen t , ce .mon sieumfait une

gambaHe de*mon côté

!

et…s’

écrie en mevoyant Tiens qu’est—cc que ciest .que

ça ? Quel es t ce petit rapin ? .Est—cc quetu vien s «poser pour les In n ocen s ,

Criquet Tu aurais besoin de manger

'en

core . de . la panade pendant quelque‘ temps .…Tua s le tien t comme un œuf

frais ! Il faudra tefaire mettre de la farcedans

'

le'

suj 0 1æ s dis -moi commen t

lu t‘

app elles afin qu ej e sache ton n om. .

Monsieur,j e m’appelle André , dis

je à ce monsieur , qui pendant que j e luiparle walse et se donne des grâces . J ’a iété renversé par un cabriolet ; et M . Dermilly a eu la bonté de

me prendre chez

\.o

Ah ! pardoh ,intéressante victime !

! respect au malheur Eh bien ! moi

j a 1 . e le rèn‘

ve1 sé troi s ou quatre fois , .et

personne ne m’a «Il es t . vrai

que , ces jours —là ,Bacchus me don nai t

des faiblesses dan s les jambes . Tiens , monpetit , comment trouves - tu cet entrechat ?

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10Â ANDRÉ

8

% ner l’artiste à tous les diables et tu pourrais recevoir une monnaie qu

on ne met

p as dans sa poche . Pardon monsieur,

j e n e ’

savai'

s A présentque tu lesais n’en approche Il faut que j

é

tudie le pas que j e dan serait ce soir à laChaumi ère . Mais monsieur vous devez avoir froid en restan t ainsi sans che

— Est-cc que j e ne suis pas habitué à cela depuis quinze ans que j e pose

pour les torses Tu ne sai s pas , innocen tecréature , que tu es devant Rossignol , leplus beau modèle de Paris pour les torses :Ah ! si le reste du corps répondait à cettepartie là j e vaudrais douze francs parj our . Malheureusement les cuisses nerenflent poin t et les mollets sont exigus ,quoique j e me bourre de haricots pourles fa ire pousser . Mais c’est égal , j e suisencore assez bien partagé joignez à celaune figure in téressante ,

de l’esprit dela grâce une danse vive et légère , etl’on ne sera point étonné des n ombreusesconquêtes qui me son tfamilières . une.

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1.n savovs no . 105

et la pirouette de Ah ! quel dommageque mon habi t soi t sa le et que mon chapeau soi t troué ' mais M . Dermilly m

’aencore donné avant - hier vingt francs

Il ne voudrait pasj e suis déj à à sec. Lemalheu rme rend z

°

n

donc petit tu ne pourrais

pas me prêter vingt -quatre s ous pourhui t jours Je t’en rendrais vingt—cinq .

Monsieur , j e n’a i pas d

argent surmoi . C ’

es tle père Bernard qui a ma bourse .

j e vais mettre une couched’huile sur mes escarpins pour me donner un air Il n ’y a rien qu ij ette de la poudre aux yeux comme dessouliers bien luisans .M . Rossignol prend la bouteille d’huile ,

et avec un pinceau,en étale par dessus la

crotte de ses souliers ; puis s’en verse dans

le creux de chaque main , qu’il passe dans

ses cheveux . Pendant qu’ il s’occupe de sa

toilette , j e m’amuse à considérer . Le mo

déle est un homme de trente—six ans envi

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106 ANDRÉ

ron d’une taille assez élevée ; ses cheveuxsont noirs et mal peignés ; ses

‘ yeux grison t une expressiond’

efi‘

ron terie et de gaieté

qui , j ointe à un n ez relroussé e t plein detabac ; et à une énorme bouche

'

qu’

il ouvresans cesse pour faire des roulades rend saphysionomie tout- à—fai t o riginale . .

C’es t bien dommage,

dit-il . en bouclan t ses cheveux , que je n e puisse pas embellir mon habit par le mêmeMais j e vais en mettre aussi une teintesur mon Je sentirai un peu lerance c’est La princesse me. trou

vera encore assez a imable Mais avectreize sous qui me restent , j e ne lui férai pas manger un chapon au Eu

fin,n ous trouverons peu t—être des

Ah ! 'si j e savais que Fanfan eûtcomme j

'i ra is chez ma femme faire dusabbat

,afin d’avoir des sonnettes

Comme j e vois ce monsieur arranger sessouliers et ses bheveux ,

j e présume qu’

il va

s ’habiller entièrement ; et je lui pré sente sachemise et son habi t , qui étaient à terre

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1 08 ANDRÉ

8

Quan d j ’ai fai t la cour à mon épouse ,

j e lui ai dit Avant de nous engager dans.des liens réciproques , j e vous préviensque j e veux que ma femme pose , n

’importe pour quoi , et mes en fan s idem.

Elle me répondit : Mon ami , j e montrerai tout ce que tu voudras . Hum ! la

perfide !…Quel corset trompeur ! Madame Rossignol m’en a fai t voir de durs ;quand je dis de durs

,c’es t une façon de

Comme j ’étai s abusé ! Impossible de la faire poser pour la moindre des

! a n’é ta i t que du coton

,de

pu is le hau t j usqu’en bas . Je veux la

quitter pour défau t de formes ; mais elleétai t enceinte ; et j e compte me refairesur l ’enfan t. En efi

et , j’a i un fils bâti

comme un Apollon dans monCe sera un «les plus beaux modèles del’

Europe. Dès que l e peti t drôle a troisans

,j e veux l’exercer à Impossi

ble de le faire teni r tranquille J ’emploie le nerf de bœuf pour calmer la vivacité de son sang ; ma femme prend un

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LE savon nn . 109

balai pour défendre son fils qu’elle prétend que j e fai s crier . Comme ces scènesconjugales se renouvelaient tous les j ours ,et que cela faisai t du bruit , le commissaire du quartier trouva mauvais les leçon s de pose que j e donnais à mon filset me fit prier de laisser l'enfant se développer de lui-même . Alors , j e pris mon

département ; depuis ce temps , j e vis en

garçon , et j e ne vais voir mon épouseque lorsque j e présume qu’elle a un su

perq dont il est urgent de la débarrasser . É l voilà p ourquoi l

on m’

app elle la

p etite Cendrillon .

Comme Rossignol achevait de parler ,nous entendons un grand bruit du côté dela cuisine ; j e reconnais la voix de Thérèsequi crie Oh ! c’est lui ! j ’en suis certain e .

Ce coquin de Rossignol aura trouvé unprétexte pour quitter la séance , et ven i rjusqu’à ma Mais j e vais me

plaindreà monsieur. Je ne souffrirai pasque tout disparaisse, et qu

’on mette celasur le dos de Mouton .

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1 10 AN DRÉ

C’

est la vieille , dit Rossignol qui aété écouter 'à la porte du fond . Elle vient

. ici’

Oh ! quelle idée ! Pendant que lepatron n’est pa s là , si j e C’est

ça ,:un e scène demélodramç ! La vieille

est Elle donneraEh ! vite

, à genoux devant leun casque sur la tête , la

visi ère une tunique sur lesépaules

,et ne va pas — Mais ,

mon sieuf — Poin t de — Pour

quoi — Point de pourquoi . Tu n ’aurasrien à dire

,tu fais le mannequin , c

’estseulement pour qu’elle ne te reconnaissepas…ça ne sera pas long . Mais ne t’avisepoint de parler , ou j e te casse l

’épéed

An n ibal sur les reins .Je n

ai pas peur de M . Rossignol ; maisj e sui s curieux de voir ce qu’i l veut faire .Il y a long— temps que j e m’ennuie dansma ch ambre

, et j e ne suis pas fâché dem ’amuser un moment . D’ailleurs j e présume que tout ceci n ’est que pour rire , etque cela ne saurait fâcher M . Dermilly . Me

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319 ANDRÉ

core aujourd’hui le restan tde la volailleune cuisse tout entière

,

'

et puis on accusera le Je vous prie de lui défendre demettre le pied dans ma cu1sine ou de faire fermer cette portede communication . D’ailleurs

,i l est fort

désagréable que les voisins aperçoiventdeshommes sans chemiseauprès demor.J ’ai beau dire que c’es t le modèle , ou merit au et l’on pense deson a des idées Cela me compromet ,monsieur .Thérèse est arrivée à l’autre bout de Pate

lier ; elle se trouve devant le grand tableau ,

près du coffre et du manteau brun . Ellelève les yeux et regarde autour d’elle .

T iens , est-ce que monsieur estet Rossignol est parti ?…Ils ont eu finide bien bonne heure Aumilieu de toutes ces de ces mann equin s on croi t toujours voi r dumonde . Monsieur

,êtes-vous ici Non ,

il n’y a plus Allons—nous-eu ,

j e n’aime pas àme trouver seule dans cette

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m‘

en orme 1 13

grande Toutes ces figures . et cepauvre j eune homme qu’on fouette avecdes serpen s ! ça me fait dela peine . Queldommage lun s i beaugarçon ! C’est monsieur ! m

on qu’ils Et tout ça ,parce qu’il avai t fait lesyeux doux à madame '

Ah l si l ’on fouettaitcomme—cela tous ceux qui reluquent lesfemmes mariées ! .Dans ce moment un gémissement sourd

part!

du fond du coffre ; Thérèse changede couleur

,et regarde timidement autour

d’elle .

C’est singulier J’a i cru entendre quelque Monsieur ! monsieur ! est—ccque vous êtes ici ?O n ne répond pas ; mais un second gé

missemen t , plus prolon‘gé que le premier

,

vierit redoubler l’

effroi de Thérèse . Elle devient tremblante , et n

’ose‘

plus ni lever lesyeux , n 1 fa1re un pas .

Ah ! mon dieu , ah ! mon diq i1 ’est-ceque c

est que cela ? dit la vieille bonnequi peut à peine parler ; j e n ’ai plus la

2 . 1 0

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force de m’en mes j ambes tremblent sous moi .Rossignol , déguisant sa voix , e t lui don

nant un ton lugubre lamentable , appellelentement Thérèse pa r t roi s fois .

qui m’appelle? dit la we1 lle

en mettant samain sur ses yeux . Tongran d — Il y a plus de cinquanteans qu

’ il est mort . — C’est égal, tu vas

me faire leplaisir de l ecouter , et tu vas urerd

_

obéir à ce qu’il t’ordonnera.— Oui . .

j ure .— Êcoute bien

Rossignol est un excellent garçon , quej ’a ime beaucoup ’ et que j e protège ; c

’estle plus beau torse que la nature ait forménous t’ordon non s de le laisser entrer dansta cuisine quand bon lui semblera , de.n e j amais ôter la clef du buffet et du

garde-manger, de lui permettre de goûter au bouillon ,

et même d’y tremperune croûte de pain quand cela lui seraagréable , de mettre de côté pour lui quelques pots de confitures

,de n e j amais par

ler de tout ceci à ton maître , enfin d’

a

ü

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1 16 ANDRÉ

quement , dans l’intention d’aller lui ap

pren dre la vérité mais j e n’ai pas pensé àô ter mon casque

,ni à lever la visière . En

voyant un chevalier s’

avancer vers elle ,Thérès

e ne doute plus que tous les morts del’atelier ne soient ressuscités et sa isie d’uneterreur encore plus grande

, elle'

retombe

de tout son poids sur Rossignol , qui vientd’ouvrir le couvercle pour se donner del ’air , et reçoit sur lui la vieille bonne , aveclaquelle il se trouve couché dans le fond ducofifiæx

Rossignol crie,parce qu’il est obligé de

porter Thérèse ; celle-ci se croit livrée à

toute la fureur du démon . Rossignol , quiétouffe

,la pince la pousse

, en j urantcomme un posséde . Thérèse , qui a perdula tête , se laisse pincer et pousser ; maiselle n e se lève pas parce qu’elle croitque l ’atelier est occupé par une légion despectres .

Otez mille ôtez-vonsdonc

,crie

'

le beau modèle ! position Allons donc

,la

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1.s sn ovsan . 1 1 7

comptez-vons rester sur moij usqu’à demain ? Ah !Astaroth ! . Asmodée faites de moi toutce que vous j e me soumetsEh ! non ,

sacrebleu j e n ’en veux rienfaire . Allons , le petite mère , bai ssez vosjupons , ou j e — Mon cher grandpère

,c’est vous qui l

aurez quevotre volonté soit

Au diable legrand père et toute la voilàune jolie Vénus qui m’est tombée là !Je riais aux tout —à— coup on ouvre

la porte ; et M . Dermilly paraît au milieude n ous . Que l’on j uge de sasurprise , enme voyan t couvert d ’

un vêtement de chevalier tandis que sa vieille bonne et sonmodèle sont encore dans le fond du coffre .

Qu’est-cc que cela signifie ? s’

écrie

le pein tre en courant au coffre,dont i l

retire Thérèse pendant que j e j ette loin demoi mon casque et mon man teau.

Ah c’estmon ma ître c’est mon chefmaître ! j e suis sauvée di t Thérèse en

remettant son bonnet , qui s’est défait pen

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1 18 ANDRÉ

dant la bataille . Et que faisiez-vous aufond de ce coffre avec M .

Et toi André , avec un unetnn iqne?…— Est—il possible ? dit la vieille ; c

’es tAndré ! et c

étaitce coquin de Rossignolqui me Eh ouimorbleu ! dit le modèle en se levant à

son tour il y a deux heures que j e vouscrie de vous lever et que vous m’

étouf

M’

expliqnerez—v0 u5 tout ceci? dit

M . Dermilly en nous regardan t tous . Ross ignol s’occupait de refriser ses cheveux ;Thérèse reprenait sa respiration et se reposait de la fatigue du combat .Je m’

avan ce vers M . Dermilly ; et j e luiconte franchement tout ce qui s’est passéen lui demandant pardon d’être venu dan ss on atelier sans sa permission . Pendantmon récit , Thérèse s

écrie à chaque instantC’était ce coquin de Rossignol j ’auraisdû m’

en douter Pouah !…il sentai t lerance dans ce et l

ail à fairereculer '

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1 20 ANDRÉ

Cadeau monsieur , j e ne suis pas fai tpour recevoir des cadeaux

,dit Rôssi

gnol en passant derrière un tableau où ilmet sa chemise son gilet et son habit . Jesuis bon pour vingt francs , monsieur ,

et j e vous les paiera i ! Et ce n’est pas àRossignol que l’on fai t de ces choses-là !Au reste

,vous chercherez long—temps

avan t de trouver un torse dans monj ’ai un corps antique c’est du

bon style . j e vous défie de faire sans moinu

'

Hercule , un Mars , ou un Apollonallez donc chercher pour cent sous unepoitrine comme celle Vous y revien

drez , monsieur , et ce n’est point un bouil

lon on une cuise de volaille qui doiventbrouiller des arti stes .En disant ces mots , Rossignol repara î t

au milieu de nous . Après avoir saluéM. Dermilly i l pose fièrement son chapeausur une oreille dandine son corps commeun tambour major

,balance une grosse

canne qu’il tient dans *

sa main marmotteentre ses dents Allons faire une descente

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s»voxmn . 121

chez madame Rossignol , et tâchons defaire poser Fanfan pour le Sacrifice d'.4 «

braham ; puis s’éloigne en laissant

après_

lui une odeur d’ail et d’huile grasse

qui se répand dans tout l’atelier

Grâce au ciel n ous en voilà débarrassés

,dit Thérèse ! Le mauvais sujet Quelle

frayeur il m ’a causée ! Mai s j e vous connais

,monsieur vous êtes trop bon ; et

quan d il reviendra d’un ton piteux, vous

promettre de se mieux conduire vousl’

emploierez de nouveau .

Pendant queRossignol étai t là,j e m ’étai s

tenu dans un coin de l’atelier car j e m’attends à être grondé mais , lorsque l e modéle es tparti j e m

avance timidement versM . Dermilly .

Et moi , mon sieur faut-il que j e m e

loigne aussi ? lui dis-je. Toi mon cherAndré ah ! bien au Tu vasla voir , elle arrive et demain

Va mon ami , i l ne faut pasen core faire d’imprudence ; tu as besoin

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de te Thérèse , conduisez-ledans sachambre .

Quelle est donc cette personne que j edois voir demain ? et d’où vient le plaisi r

que cela semblait —faire à mon protecteurJe n’y comprends rien mais j e n ’ose“ lequestionner ; et j e suis Thérèse qui répèteà chaque instant Comme j e vais être tranquille dans ma cuisine ; j e n

’aurai plusbesoin d’être san s cesse aux aguets . Ah !le mauvai s Je suis moulue , envérité . C

’est qu’il me pinçait d’uneAh ! si j ’avais su que c’étai t lui ! Commeje vous l ’aurais égratigné ! Il n

’aurai t pufaire le Romain de six moi s .

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j e ne trouve pas mes vieux habits, et j e

veux me lever . J ’appelle Théelle vien t enfin .

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Eh bien mon garçon que me voulezvous ? Mes habits

,s ’i l vous plaî t ma

bonne Thérèse l— Vos habits lesEst-ce que ceux—ci ne valent pa s lesautres?—Qnoi ! c

’es t pour moi ces beaux vêtecette jolie veste avec ces boutons

dorés ? —O ui sans doute c’est pourvous et le coiffeur va venir vOus couperles cheveux . Oh ! n ous voulons vous fairebeau . Pensez—vous que

,vous gardant avec

lui,monsieur veuille que vous restiez vêtu

en ramoneur? Me gardant avecSi je mets ces habits est- ce que j e n ’i ra iplus chez le père Bernard ? est—cc que j ene pourrai plus danser avec Manette ?Vons pourrez toujours aller le voir maisvous n’y demeurerez plus . O h ! pourdanser avec Manette , cela ne vous en cm

péchera poin t ! quand on a le cœur gai ,on peut danser sous tous les costumes . Cen'est poin t l

habit qui fait l’homme , mon

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LB su oru o . 125

pè titAndré ; vous sentirez cela plus tardmais ça l

emb’

ellit…Oh ! quant à cela onne peut pas nier que la toilette ne fassebeaucoup . Quand mon pauvre défuntavait le dimanche ,son habit marron , saculotte collan te et un col bien empeséce n

étai t plus le même homme que lesautres j ours . Et moi-même, quand j e metsmon bonnet brodé et mon déshabilléàbouquets

,vousdevez remarquer un grand

changement dans toute macela m’

ôte dix ans .Je regarde les beaux habits , et

Si cela allai t fâcher le père Bernard de mevoir vêtu ainsi . Cependantj e tiens la veste . .

lepantalon : . j e brûle de les essayer . Thérese me dit que j e vais être charman t aveccela . Comment résister à l’envie de mett rece qui peut n ous embellir ce n’est pasà onze ans que l’on a ce courage et j e seraisfort embarrassé de dire à quelle époque dela vie le désir de plaire n’a plus d’empiresur nous .Je ne résiste plus je passe le beau pan

2 . l l .

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talon j’

endosse le gilet la veste. Thérèsedit que cela me va à ravir ; il me sembleaussi que j e n e suis pas mal : j e me miredans une glace ; j e me retourne dans tousles s ens j e n e puis me lasser d’admirer matoilette . Mais ce n’

est pas tout : le perra

qn ier arrive ; il me débarrasse de‘

mes longscheveux , il me fl 1 se , memet de lapommade;et me voilà encme devant la Ahmon Dieu j e me trouve laid maintenant .Peu à peu , cependant , j e m

aecoutume à cechangement de coiffure. Mais qu

’il metarde de voir Manette et son père j e gagequ’ils ne me reconnaîtront pas ; etma pauvremère ! si elle pouvait me voir commeelle serait contente ! Je tâcherai de ne

poin t ,user mon nouvel habit , afin qu

il soitencore propre pour aller a u pays .M . Dermilly entre il me regarde , m

em.

j e veux le remercier , il ne me lepermet jamais . Je voudrais sortir pour allerchez .Bernard ,

et peut-être pour me montrer dan s larue avec mon nouveau costume .

Ce petit mouvemen t de vanité e st si na

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reconnaissent pas . Je suis obligé de courirà eux : C’est moi , c’est moi

,

père Bernard ; regardez—moi doncEst—ilpossible c

est‘

André,mon

— André ce petitmirliflore quoi ! vraiment

,ce seraitlui -0 c’estAndré

avec de beaux habits . — Eh bien,vous ne

m’

embrassez pas est—ce que vous nem

aimez plus , parce quej e suis autrementvêtu ? Attends donc

,mon garçon il

faut que nous soyons d’abord certainsque c’est toi . Viens , viens , André variche ou pauvre j e t’aimerai toujoursm0 ] .

Le père Bernard m’embrasse Manette'

ne sait pas si elle est contente elle touchema veste mes boutons , et dit tout bas

—O ni . c’est bienbeau . mais pourfairedes commissions tu te sali ras bien viteavec ça et tes grands cheveux étaient sibeaux 11 semble que j e n

oserai plusdanser avec toi , quand tu auras ces riches

Mai s tu ne les mettras que le dimanche n’est—ce pas , mon père , qu

’il

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LE savov1 nn . 1 29

ne faudra pas qu’il les mette dans la se

maineAh ma pauvre petite cela ne nous

regarde plus ! Voilà André surle cheminde la fortune ; le voilà chez un hommequi veut le pousser dans le monde . . et

,

à coup sûr , il ne lui laissera plus faire descommissions Qui sai t si André ne deviendra pas lui—même un grand personnage s

iln’

aurapas un jourdes laquais ,une voiture Il ne serai t pas le premierque l’on aurai t vu commencer dans ungren ier , et finir dans un hôtel . Pourvu

qu’

André soit honnête , délicat , pourvuqu’il nous aime toujours , c

’est l’essentiel et j ’en réponds parce qu’il a unbon cœur , que l

’air de Paris n’a pointgâté .

Manette a écouté avec étonnement lediscours de son père elle reste un momentton te saisie ; puis elle me prend le bras etme dit d’une voix altérée Est-ce quec’est vrai , André ? Est—cc que tu n’esplus commissionnaire ? Tu ne vas pas

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180 ANDRÉ

revenir avec nous à la maison ? Nou s nete verron s plus Comment tu ne n ousaimes plus , parce que tu as de beaux habits Ah quitte—les André tu étai sbien mieux en Viens avecnous viens j e t’en prie tu n

es plusmalade ; allons—nous- eu pendant que cemonsieur n ’

y est pas . Oh ! J e

serai malheureuse s i j e ne te vois pl uset mon père aussi ! 11 ne te le dit pasmais nous nous ennuyons après Ah !ça serai t b ien vilain de ne point reveniravec no us .Manette n’y tient plus ; ses larmes cou

lent ; elle Sanglote ; j e veux la cons oler ;j e lui promets que j ’irai la voi r tous lesj ours ; j e l ’appelle ma sœur , ma chèresœur mais tout cela ne la calme p oint ;et elle répète sans cesse Reviens avecnous .Touché de la douleur de Manette , j e

vais lui céder j e veux partir , j e veux retourner chez le père Bernard mais le bonAuvergnat m’arrête André , me dit-il ,

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1 32 ANDRÉ

fautque son père le lui ordonne . Alors elleme tend ses j oues mouillées de larmes enfaisant une petite mine si touchantePms elle me dit encore tout bas à l’oreille

Reviens avec n ous Ah si le pèreBernard le voulai t j e serais prêt à la suivre ;mais il entraîne sa De loin j ’entendsencore ses sanglots . . cela me fai t un malJe regarde mes beaux habits avec colére ;j e suis presque tenté de. les ôter : ils ontfait de la pein e à Manette Je neme trouveplus bien avec . Je me sens une tristesse !

Est-ce donc l’effet de l’opulen ce ? Et , en

devenant riche est—ce que l’on cesse d’être

gai Ah si j e savais cela j e voudrais rester comm1ssmn na1re.

I l y a plus d ’une heure qu’ils sont parti s lorsque j ’entends du bruit dans la piècevoisin e bientôt M . Dermilly on vre laporte ,et fai t entrer une dame en lui disant

Venez,ma chère Caroline , et j ouissez

de sa surpr1se.

Cette dame es tjeune ; elle est belle ; etsa mise très-élégan te . Elle donne la main à

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LE savoxann . 133

une petite fille qui peut avoir huit an s ,

mais que j e ne remarque pas d’abord , parce

que les trai ts de cette dame captivan t mona tten tion . Je cherche où j e l’ai déjà vuepen dant qu’elle dit à M . Dermilly : Il

est ch armant ! Quel bonheu r de l’avoir

trouvé ! Quel bonheur ,surtout , qu

’ il nese soi t pas adressé à M . le comte qui nem ’en eût jamais parlé !Quel souveni r me frappe Je cherche

le portrai t que j e porte à mon cou Je leJe reporte mes yeux sur cette

Oh plus de doute c’est elle c’es tl’original du médaillon . Je l e détache aussitôt d ’après le ruban et le présente à cettedame , en lui disant : « Voilà votre portrai t Oh ! c’es t bien vous j evous reconnais ; et il y a bien long- tempsque j e vous cherche pour vous rendre

cela .

Oui,mon ami , oui , c

’es t à moi qu’

ap

partien t ce portrait , me dit la j eunedame en m

embrassan t ten drement ; ouplutôt

,c’est à ma fille

,à mon Adolphin e ,

2 . 12

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qui doit l’existence à ton généreux père .

La voilà mon ami celle que vous avezsauvée

,et qui a passé une nuit dans votre

chaumière , celle que j’aime plus que ma

vie Ah j e veux réparer l’inj ustice deM . le comte . Je suis tr0 p heureuse defaire quelque chose pour le fils (1e l’hommeauquelje dois le bonheur d

’embrasserencore ma fille .

Cette dame serre sa fille contre son cœur .Quoi ce serait là cette petite dormeuse

que j’

ai portée dans mes bras avec tant deplaisir En effet , j e recon nais aussi ses traitsMais quels changemen s quatre an s ontamen és ! Elle est grande ; elle a déj à une

petite tournure élégante ; ses yeux sonttoujours aussi beaux

,aussi doux mais elle

ne les fixe plus sur les étrangers avec cettehardi esse enfantine du premier âge ; elleles baisse timidement , et rongit quand onla regarde . Ses

'

cheveux son t plus foncés ;ses traits plus formés ses manières ontperdu de leur vivacité ; déjà la raiso n arrive , et se mêle aux sensations de l

’enfance .

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compagne Jamais l’h ymen ne m’enga

gera ! Cet enfant charmera mes enn uis ;il deviendramon fidèle compagnon . Aveclui , j e pourrai parler de Maintenant

, je vous vois s i rarement ! Il vousil vous aime

'

ra ; e t s’ il ne com

prend pas toutes mes peines , dumoins saprésence en adoucira une partie . Mon

ami , j e trouve quelques changemen s àfaire à ce plan . Vous voulez garder cetenfant avec vous

,mais vous étes garçon ,

vous n e res tez chez vous que pour travailler vous aimez à voyager , à faire defréquentes excursion s dan s les environ sde Paris ; André est encore trop j eunepour vous accompagner on , si vous l

’emmeniez , i l lui sera it bien difficile de seli er à l’étude ; i l est mille soins , milledétails

,dont vous ne pourriez vous occu

per »

; et , seul avec votre vieille Thérèsece pauvre André ne s

amusera pas . Aulieu de cela mon ami , laissez—moi mecharger d’André; i l demeurera près deoi

,dans mon hôtel ; i l aura tous les

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m s.1 vovmn . 1 37

maîtres d’Ad01ph ine ; j e veillerai sur luicomme une mère il viendra vous voirquand vous le Et pour luidonner des leçons , vous pourrez venirtous les j ours à l’hôtel Allons

,mon cher

Dermilly faites-moi encore ce sacrifice ;et d’ailleurs

,n’est—cc pas à moi à me char

ger du sort futur de cet enfant ? Vous yconsentez n’est-ce pas Ah ! chère

ah madame , ne suis-j e pas tou

j ours soumis à vos'

moindres dé sirs?Votre père nous a séparés : i l a été sourdà

'

nos prières,à nos vœux ! Il vous a don

n ée à un autre ! mais il n’a pu éteindreun sentiment qui ne finira qu’avec mavieLa jeune dame ne répond point à Der

milly mais elle soupire et le regarde d’

unemanière si tendre , si expressive ,

que cesilence doit être aussi éloquent que la parole . É loignons ces souvenirs

,dit—elle

enfin ; « et n e nous occupons que d’

André .

Mon ami , me dit-elle voudrez—voushabiter avec moi ?

2 .

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1 38 AN DRÉ

Je regarde cette'

dnme avec surprise , maisj e me s ens déjà porté à l

’aimer ; ses traitssont sia imables elle me témoigne tant debonté ; et cette petite Es t-cequ

on me laissera j ouer avec elle? Je n’

o sele demander ; mais je regarde M . Dermillyet j e réponds en hésitan t Je ferai ce que

! h onneur voudra ” . pourvu çpfon 1n e

laisse toujours voi r le père Bernard .

C’

est celui chez qui il demeurai t , ditM . Dermilly un hon n éte Auvergnat quil’aime comme sonfils .

— Mon cherAndré ,vous seriez bien coupable si vous oubliiezce digne homme ce n’est point près demoi que vous recevrez des leçons d’ingratitnde. Prenez cette bourse portez—lademain chez Bernard pour qu’ il l'envoieà votre mère ; qu

’elle sache que ce n'

estqu’une dette que j ’acquitte

,et que dé

sormais elle soit tranquille sur votre sort .Dans deux jours j e viendrai vous chercher pour vous emmen er avec moi .La jeun e dame m

embrasse , me met labourse dans la main et s’éloigne avec sa

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elle nem’

ééon te pas et bientôt son maîtrearrive ; il conçoi t mon impatient e et ven tm

a‘

ccompagn er chez Bernard ; il dit qu’ il

a à lui parler ; j’ai bien peur qu’il ne m’em

pêche d’aller aussi v1 te que je le voudrais :Mais en bas nous trouvons un cabriolet eti l me fait monter dedans . Oh ! comme j eserais content d ’aller ‘ en cabriolet si labourse que j e porte ne m’

océnpait pas entièremen t .

Enfin nous sommes devant la demeuredu porteur d’eau ; j e monte rapidement lessix étages sans regarder si M . Dermilly mesuit. Me voilà devant la porte qui est entr’ouverte ; j e la pousse ,

j ’entre brusquement.Manette me voit elle fai t un cri lâche unpoêlon plein de lait qu’elle tenait à la main ,

e t saute à mon cou en s’écrian t C’est lui ,c’est lui mon père ! c’est André , il . estrevenuChère Mane

'

tte ' comme elle m’aimeEt Bernard vientm’

embrasser aussi . Je tirela bourse de ma poche

,j e la lui donne en

lui disant C’est pour ma mère c’est de

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LE ss vov»no . 14 1

C’est cette dame qui me l ’a donneVous savez bien la dame du

'

Oh ! qu’elle est bonne Envoyez ça tou tde suite , père Bernard ; oh je vous en

et dites—lui qu’elle n’a plus besoinde travailler .

Bernard ouvre de grands yeux , en regardant la bourse ; il ne comprend pas d

’oùcela vient ; il ne sai t de quelle dame je veuxlui parler; et Manette ! sans s

embarrasser dela bourse , continue à sauter sur les débri sdu poêlon en répétant Il esti l va rester parmi nousMais tout à coup M . Dermilly paraît; alors

la scène change car i l s’empresse d’

expli

quer au père Bernard d’où me vient cettebourse : et Mane tte ne saute plus , parcequ’elle commence à deviner que j e ne suispas venu pour rester tout—à-fait .Quand Manette apprend que j e vai s ha

biter l’hô tel de M . le comte de Fran cornard

,elle s

écrie Mon dieu ! mai s onveut donc en faire un prin cet— Non ,

mon

enfant,lui dit M . Dermilly , on veut qu

’i l

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vous aime toujours,et si la fortune lui

sourit qu’il soi t dign e de ses faveurs .Le père Bernard me promet d’envoyer

dés le jour même l’argent à ma mère , parquelqu’un qui se rend en Savoie . Je suiscontent ; j

embrasse le bon porteur d’eauet sa fille

,j e jure de venir les voir souvent ;

M . Dermilly leur promet de veiller sur moiet j e m’

éloign e de cette maison où se son técoulées si rapidement les premières an néesde mon séjour à Paris .Il est arrivé ce jour où j e dois aller ha

biter un hôtel . Comment supporterai—je cechangemen t de si tuation

,ce tte nouvelle

manière de vivre Mais on se fait à tout ! j esui s déjà habitué à ces beaux habits que jeporte depuis deux jours et j e ne me sensplus gêné dedans .Cette dame vient avec sa fille ; on me té

moigne autan t d’amitié autant d’intérêt .Tout est arrangé dit-elle ?»M . Dermillyj e lui ai fait préparer une j olie peti techambre au—dessus de mon appartement ,il sera près de moi , et je pourrai le voir

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rèse se charge de les faire porter chez lepére Bernard . M . Dermilly m

a acheté unj oli chapeau que j e mets sur ma tête enfaisant un peu la grimace

,parce que cela

me serre plus que mon petit bonnet ; maisi l faut bien souffrir pour être à la mode .

J’

embrasse M . Dermilly et j e descendsavec madame la comtesse et sa fille . J ’aper

çois en bas une belle voiture et des laquaisà livrée qui attendent ma protectrice ; ilsouvrent la portière -avec fracas , et s

em

press—

en t de lui pré senter la main , aprèsavoi r fai t monter la peti teAdolph ine.

«Monte,André

,me dit la j eune com

tesse en me prenant le bras . . J ’étais in certain si c’était derrière en dedans que jedevais monter ; j e me sens poussé ; j e monte ;me voilà dans la voiture qui part comme levent . La belle dame m’

aecable de bontése t la jolie Adolphin e me dit en souriantN ’est—ce pas , André ,

que c’es t amusantd’être en voiture ?Je ne sais que répondre; je suis toutétourdi

deme trouver. là . Ce brui t de la voiture ,

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LB savoi mnn . 145

toutes ces maisons que j e vois fuir devan tmoi m’

ôten t presque la faculté de parler .Ma bienfaitrice sourit de mon étonne‘mentqui redouble lorsque je vois la voiture entrer dans une maison Magnifique et s’a rréter dans un e vaste cour .

On ouvre la portière ; un valet me donnela main pour La àmoi Je le remercie et j e lui ôte monchapeau . Je j ette les yeux autour de moi .Voilà donc l’hôtel que j e vaisQuelle différence d’avec la maison du pèreBernard ! mais ici serai—je aussi heureux quechez le porteur d’ean ?…

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1 46 s nnné

CHAPITRE V“ .

L e second service La femme de chambre .

Ma protectrice mo nte avec sa fille ungrand escalier elle me fai t signe de la suivre ; j

’avance,mon chapeau à lamain n ous

entrons au premier,dans un superbe ap

partemen t ; nous traversons plusieurs piècesmeublées avec magn ificen ce ; et ce n

’estqu’en tremblant que j e me décide à marcher sur les beaux tapis qui couvrent leparquet , tandis que la jeune Adolph in ecourt dessus sans y faire attention . C’étaitfort joli ch ez M . Dermilly ; mais c

est ici

bien plus beau de tous côtés,des glaces

,

des pen dules , des candélabres, des vasesde fleurs

,des lustres attach és aux boise

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peau dont j e ne sais que faire ? Ah !sans Mais vous me

laisserez toujours aller voir le père Bernard .

— Oui , mon ami , j e ne veux pas tepriver de ta liberté j e sais trop qu’il n’ya point de rich esses

,point d’hon neurs ,

qui vaillan t le plaisir de voir ceux quel’

on Ah ! si l ’on m’avait laisséemaîtresse de mon sort , ce n

’est point dansce brillant hôtel que j ’aurais ch erché lebonheurMa protectrice soupire j e voi s un nuage

de tn stesse obscurcir ses yeux ; mais bientôt elle embrasse sa fille et me sourit den ouveau . « André

,j e te conduirai ten ta

l ’heure dans la chambre ”qui t’est destinée ; mais auparavant il faut que je teprésente à M . le comte ; cette entrevuepassée , tu n

’auras probablement que fortrarement l’occasion de le voir et

,pour

tout ce que tu désireras ici , c’est toujours

à moi ou à Lucile que tu devras t’adresser .

Je promets à madame de faire tout ce

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qu ’elle me dira mais j e voudrais déja quema présentation fût terminée ; car j e crainsque M . le comte ne me traite pas aussi bienque sa femme .

M . de Francornard était alors dans soncabinet , tenant conseil avec son cuisinieret Champagne

,qui

,par ses talen s, était

devenu intendant . M . le comte avait dumonde à dîner ; il traitait des gens en place ,des personnages importan s ; et pour lui cen’étai t point une petite affaire que l’examendu men u et les ordres à donner pour quetout fût digne de ses convives .A ssi s dans un vaste fauteuil

,la tête cou

verte d’un bonnet de velours noir,les pieds

posés sur un tabouret,d’une main

,M . le

comte caressait un gros ch ien anglais , couché à ses pieds ; de l

’autre, il tenait la li steque venait de lui présenter son chef decuisine , et paraissai t méditer profondément .Devant lui , le gros cuisinier , au nez

rouge au teint animé,au ventre arrondi

,

se tenait debout,le bonnet à la main ; un

2 . 13 .

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peu plus loin était M . Champagne , qui ,beaucoup moins respectueux . s

appuyaît

de temps à autre sur le fauteuil de sonma ître .

Nous di sons donc,monsieur le chef,

turbot aux ho rs-d’œuvres . sixNous avons arrêté ces en trées

là , n’est- ii pas vrai ? O ui

,monsieur le

comte — Il s ’agit maintenant depasser ausecond Ah ! ce n’est pas unepetite affaire que de traiter des gens don ton peut avoir besoin Surtout quandon le fait avec le tact de monsieur leComte , dit Champagn e

, en cares santCésar

,qui faitmine de vouloir le mordre .

— Tu as bien raison,Champagne ; pre

n ous une pri se de cela fai t dubien quand on a la tête siC’est que j e ne commande pas un plat ,sans y mettre de l ’intention . Monsieurle comte en met dans tout . Par exem

ple, j’ai à dîner un baron allemand un

préfet,un banquier , un gentleman fort

riche,un poè te en faveur , et un offi cier

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un chasseur et tu sais , Champagn e ,

que j’ai blessé tro is fois un chevreuil

C’est vrai , monsieur le comte ; et v0 usauriez certainement fini par le tuer

,s’

il

ne s’était pas avisé de mourir de vieillesse .

Poursuivons des navets nousmettrons cela devant le poète ,

pour luiéchauffer l

imagination on dit qu’il travaille dans le genre romantique ; et il mesemble que des navets glacés cela doitprêter à quelque chose de vaporeux demystérieux . Hein Champagne — Comment donc , monsieur , mais c

’est uneallégorie charmante Si j ’étai s poète j evoudrais faire cinquante vers sur des

c’est un sujet délicieux . Al

lons c’est arrêté ; vous entendez , monsieur le chef ; des navets glacés dans legenre Avez-vous dansvotre cuisine quelque marmiton un peuadroit dans ce genre— là ? Monsieur lecomte

,j’ai deux marmitons de Paris et

un de Nogent ; mais j e n’en ai poin t de

romantique . Alors vous les glacerez

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vous Silence , César drôle-làveut toujours me couper la parole . Unplumpuddin g oh ! cela devant le gentleman , cela va sans Surtout faitesle bien gros monsieur le chef ; car audernier d îner

,où j ’avais un milord on

lui a présenté le plat pour en servir , etil l’a mis devant lui sans en offrir à personne il faut tâcher que ces choses-làn’

arrivent plus .— J e le ferai double , mon

sieur le comte .— Faites— le triple , afin que .

j e sois tranquille . Des choux-fleurs à lan ous les placerons auprès de

mon baron ; les Allemands aiment la choucroute donc ils doivent aimer les chouxfieurs . Hein

,Champagne ! Est -ce raison

n er ceci ? Monsieur le comte tire desconséquences d’une j ustesse ! Il fautêtre profond diplomate pour avoir de cesidées—là .

— O n i,Champagne cela est très

nécessaire pour ordonner un dîner il mefaut encore deux plats . Des cardons à lamoelle ceci devant le militaire lamoelle allégorie du nerf de la vigueur

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du courage; cela convient aux guerriers .N’est—ccpas , Champagne?— Parfaitemen

monsieur le comte ; car pour se battre ,i l faut avoi r de la moelle dans les os ; lemets est don c placé avec discernement .Reste mon banquier c’est un jeunehomme , un peu petit—maître qui jouebeaucoup êf l’écarté : placez devant luides éperlans et Séparez- les de trois en

trois afin qu’ils lui annoncent la voie etle roi .— Oh ! pour le coup monsieur lecomte voilà une idée de génie ! et j e medonne au diable si j ’aurais j amais trouvécela .

Dans ce moment , mademoi selle Lucileouvre la porte du cabinet de M . de Francornard pour remplir le message dont l’achargée sa maîtresse .

Qui vien t là s’

écrie M . le comte aveccolère, pendant que César mêle ses aboiemens à la voix de son maître . J’ai défenduque l ’on vîn tme déranger . . J’ai dit que j en ’y étais pour Pourquoi Lafieur lai sse—t—ilpénétrer j usqu’à moi ?

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Et moi qui ai encore mon dessert aordonner ! » s

écrie M . de Francorn ard.

Voyons , Lucile , qui vous amène ? Parlez ,j e suis en affaire , j e n

’ai pas un instant àmoi . — Monsieur , j e viens de la partde madame qui désire vous parler unmoment . Madame la comtesse veu tme voir ! dit M . de Francornard

, en ouvran t son œil avec les signes du plu s grandétonnement . Je vais me rendre chez

J’y serai dans un moment,made

moiselle.

Lucile s’éloigne . M . le comte dit au chefd’aller attendre qu’il le fasse appeler pours’occuper du troisième service ; puis , ilsonne son valet de chambre

,pour se faire

habiller et pendan t qu’on fait sa toiletteil s’entretien t avec Champagne son confi

dent habituel .Que penses-tu de cela , Champagne ?

Madame la comtesse qui me fai t prier depasser chez elle — C’est que probable

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ment madame a quelque chose ä dire à

monsieur . — J e le présume aussi ; mais

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depuis neufans que nous sommes memes ,voilà la première fois que ma femme aquelque chose à me dire . Il y a commen cemen t à tout , monsieur . Oui ;mais j

’aurais bien voulu que ce oommencement n

arrivât pas si Carenfin tu sais , Champagne , le désir quej ’avais d ’avoi r un héritier de mon n om!

Est-ce que monsieur le comte n’a pastoujours ce désir-là ? Si fai t oh ! pourle l

ai Tu sais que,

pendant les premières années de monhymen madame la comtesse voyageaitsans cesse , et que n ous nous rencontrionsfort peu .

— J e m ’en souviens parfaitement , monsieur ; ainsi que du voyageque nous fîmes en Savoie , où n ous man

quâmes d’être englouti s dans un précipice

avec mademoiselle votre Pardieu

j’

ai eu assez penr l — O ni , et tu as fai tla gaucherie de conter cela à tout lemonde en arrivan t ici , si bien que madame la comtesse l’a su elle était déj àfort irritée contre moi de ce que je lui2 1 4

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avais en levé sa Ce fut bien pis,

quand elle app rit que nous avions man

qué de périr . — Cependan t , depm°

s cetemps , madame voyage beaucoup moins .

— C ’est vrai , nous habitons souvent lemême hôtel

,mais j e ne la rencontre pas

plus pour cela . Imposs ible ,mon ami ,

d ’avoir un tête-à—tête'

avec ma femme !Quand j e lui parle d’un hé ritier de monn om , quand je lui demande U n momentde conversation , sai s-tu ce qu

’elle me di t ,Champagne ? Non monsieur . Eh

bien ! mon garçon elle me dit que celan’

est pas po ss ible .— Eu vérité , monsieur ?

— O ui , Champagne , elle me ditavec beaucoup de grâce et de douceur

j’

en conviens ; mais elle a une fermetéde caractè re bien piquante pour un mari .

Quan d je donne un grand dîner , il estfort rare qu’elle veuille y présider .

Heureusement,monsi eur le comte sai t

en faire les honneurs pour deux .— O ui

mais une femme ,cela fai t b ien devant

un beau convert,surtout lorsqu

elle es t

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bien Champagne ? Parfaitement,

mon s1eur. Ma q ueue est bien peuserrée

,il me semble . Cela n’en a que

pln sde grâce ,mon sieur ; elle se balance

sur vos épaules comme un petit serpen tà sonnettes . Et la rose tte — Délicieuse ,la rosette ! elle fai t exactement le papillon .

— J e vois que je puis me présenter . .

Emmènerai j e César ? Monsieur saitbien que madame n’aime pas les bêtes .Je le sais très-bien : mais César fa it

maintenant des choses superbes ; son éducation est achevée , et j e veux que madame en j uge . Allons , César , suivezvotre maître .

M . le comte se dirige vers —l’appartemen tde madame où je suis encore regardan tl’aimable Adolph in e qui me montre sesjoujoux . Les aboiemen s de César nous ann oncen t l’arrivée de son maître . En efiet ,

M . de Fran cornard se présente , suivi de sonchien

,qui , pour son entrée ,

court sur lapoupée de sa jeune maîtresse

,la prend

dans sa gueule et va se fourrer sous unetable à thé .

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M . le comte salue sa femme avec respect ,et va commencer un compliment , lors

qu’

Adolph ine jette les hauts cris : Maman ma poupée !…ma poupée cevilain chien l’emporte . il va la manger .

Commen t,monsieur ! vous amenez

votre chien chez moi . . lorsque voussavez que ma fille en a peur . Madame ,j e Ici

,César !…Madame , je

César,lâchez lâchez

donc , C’est égal j e vous répondsqu’il ne la mangera par . Mais , monsieur faites—lui donc rendre ce tte pou

vit-on jamais chose pareille !…vous faites pleurer cette enfant ! . Cê

sar . . allons , coquin ! que l’on obe15se .

Le chien ne paraît pas vouloir écouterson maître il a mis la poupée sous ses deuxpattes de devant ; et , toujours retranchésous la table

,il lève vers n ous son museau

et semble n ous défier d ’approcher . Témoindu chagrin d’

Adolph ine j e veux lui rendrecet obj et que César menace de mettre en

pièces j e m’

élance vers la Effrayé

2 .

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de ce brusque mouvement le chien fai tun saut par-dessus et entraine avec lui uncharmant cabaret dont les tasses roulentS…le tapis . Mais nj

ai repris la poupée ,j e

la rends à la petite fille ; et le chien va en

grognant se placer s ous la chaise où son

maître vient de s’asseoir .

11 faut avouer,monsieur

, que vous meprocurez des scènes fort agréables , dit

la jenne comtesse en prenant sa fille sur sesgenoux ; tandis que M . de Fran cornard,

un

peu troublé par le dégât que son cher Césarvient de commettre ,

balbutie en se carassa1

1 t les j ambes sans cepeti tgarçon César n’aurai t point sauté

surles tasses C'est assez monsieur laiss

'

ons ce sujet . C’est cet enfant que j ’a ivoulu vous présenter . Le reconnaissezvous monsieu r ?— Moi tmadame est—cc

que j e fais“société avec des en fan s ?

Il n ’

est point question de soci été monsieur j e vous demande si vous vous rappele ‘z avoir vu dern ièrement celui ci ?

— Non,madame .

— C’est lui que vous

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le père ; mais c’est moi qui me charge

d’

acquitter votre dette . Désormais cetenfant habitera cet hôtel , ou me suivralorsque j ’i rai à la campagne je l’attacheà ma personne . Ah ! vousen faites un petit joc! ey . Non ; monsieur

,non ; André ne sera point domes

tique ; ce n’est point ainsi que j e veux

qu’il soit regardé en ces lieux . Il mesemble pourtant qu’unEst un homme comme un autre et souvent par sa probité

,sa délicatesse . eu

dessus de ceux qui se croient plus quelui . Madame c’est fort bien ; mais laprobité et la délicatesse n

empêchen t

point de ramoner les cheminées , et je nevoi s pas trop ce que vous voulez faire deSilence

,César ! J’en ferai ce qu’il me

plai ra,monsieur ; André sera plus tard

mon secrétaire ; mais j e n’entends pas

que l’on regarde comme un domestiquele fils de l’homme auquel je dois l

existence d’

Adolph ine . C’est pour vous prévenir de cela

,monsieur , que je vous ai

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fait mander .— Mais madame . Point

de mais monsieur ; j e me flatte que mesdésirs seront respectés par vous . En re

vanche de l’intérêt que vous témoignerezà cet enfant , j e veux bien quelquefoisassister à vos dîners de cérémonie .

Quoi ! madame , vous et celuid’aujourd’hui ? J ’y serai ,

Ah ! madame,combien j e suis char

mé ‘ César , sautez pour madame lacomtesse ! Eh ! non monsieur c’es tinutile . Ne le fa ites donc pasVoulez-vous qu’ il saute pour André

madame ? Non,non

,qu’i l ne saute

pour Vous allez encore luifaire mettre tout en désordre ! C’estqu’il fait maintenant des choses charmantes ! Je m’en suis aperçue tout àl’

heure . Je vais donner mes ordrespour le troisième service , madame ; etj’

espère que vous serez satisfaite de ceque j ’aurai fait . Pour tous ces détails j e connais vos taleus , monsieur lecomte .

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166 ANDRÉ

Jamais la belle Caroline n’avait di t à sonépoux quelque chose d

’aussi agréable . Cc

lui-ci n e se sent pas d’aise ; mais en voulants’

avan cerpour baiser la main de sa femme ,ilprend laqueue de César sons le pied de sachaise , et les aboiemen s du chien font denouveau peur à Adolph ine. M . de Francornard se lève et va s’élo igner , lorsqu

’une réflexion le ramène près de sa femme , qu

ilaborde d ’un air fort tendre tandis que madame en prend un plus sévère .

Vé n s soyez madame,que j e souscris

à tout ce qui peut vous être agréable devotre côté . . ne ferez-v ous pas aussi quelques efi

'

orts pour… Je vous ai dit ,monsieur que j e sera i à votre dinerque voulez-vous de plus Oui . c’estextrêmement aimable sans doute maisce n’est pas à table . . que nous causerons

cet dont depuis longtemps Ah ! monsieur , de quoi venezvous me parler ! Mais d’une chosefort intéressante a ce que je croisTaisez—vous monsieur je vous en

—r

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168 ANDRÉ

mestiqnes ; mademoiselle Lucile , seule , a

sa chambre en face de la mienne j e pourrai don c être tranquille pour travailler

,et

venir chez madame la comtesse dès qu’elleme fera demander . Mademoiselle . Lucilepromet à madame de veiller sur moi laj eune femme de chambre paraît fort empressée d ’être agréable à sa maîtresse . Jene dînerai point à l’office Lucile se chargede me faire apporter mon dîner dans machambre c’est une bonne fille que cettedemois elle Lucile ; elle dit à

'

madame que j esuis bien gentil et que c’eût été dommagede me laisser ramoner . Madame lui souri tet lui donne un petit coup sur la joue ; puison me laisse prendre possession de monnouveau domicile : et madame me dit enme quittant Dès demain , André , j et’

en verrai les maîtres qui te sont n écessaires ; c

’est en t ravaillan t bien que tu temontreras digne de ce que j e veux fairepour toi .Lorsque je suis seul

,j e commence par

regarder l’un après l’autre chaque meuble

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Ls sav0vmn . 1 69

de ma chambre j e suis en admiration devant tous ; j e trouve ,

dans les tiroirs d ’unecommode du linge et des vêtemen s à mataille . Je les essaie les uns après les autres ;sur un peti t secrétaire est une jolie bourseen soie , dans laquelle il y a de l

’argent ;devant est un papier avec quelque chosed ’écrit . Ah ! si j e savais li re Je n’ose toucher à cette je ne sais si elle est

pour moi ; qu’ai-je besoin d

’argent chezcette dame qui me donne plus que le n écessaire ? Cependant j e sens que si j ’enavais

,je pourrais faire des cadeaux à Ma

n ette , et lui prouver que je ne l’oublie

point .Ma fenétre donne sur la cour de l

’hôtel ,j ’y regarde quelques in stan s ; j e ne voispasser que des valets , des aides de cuisinecela n e me semble pas aussi gai que chezBernard . Je connais déjà par cœur tous lesmeubles de ma chambre

,tous les vêtemen s

de ma commode ; je n e sais plus que faire,

l ’ennui me gagne,j e voudrais aller chez

mes amis,mais j e n ’ose sortir sans la per

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suomi

mission'

demadame , et j e ne sais commentla lui demander.Je m

assieds tri stement ; j e songeaManette voilà l ’heure où , de retour de majournée , nous dansions ensemble en tapan tdans n os mains , et chantions en pous santdes cri s de j ole qui s

en tendaien t du pre

mier étage . Ici,quel silence Sans doute

on ne danse et on ne chante jamais .

On ouvre une porte . C’est mademoiselleLucile

,qui tient un panier à la main . «Eh

bien , petit An dré , que faites—vousRien

,mademoiselle Il a l’air

triste Il Ce pauvre garçon ,

il est encore tout surpris de son changement de situation Mais on s’habitue àtout . D’abord un hôtel ne paraît pas aussigai que sa demeure

,où sans doute on fai

sai t le diable avec sesMais

,mademoiselle

,j e vien s de chez

M . Dermilly et j e ne fai sais pas le diable ,puisque j ’étais malade .

Au nom de M . Dermilly , j e vois la jeunefemme de chambre sourire avec malice .

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portrait et celui de sa fille de toutes lesgrandeurs . M . Dermilly donne , par amitié , des leçons de dessin à mademoiselleAdolph ine , qui l

’appelle son bon ami .Autrefois il venait plus Mais ily a de si méchantes langues Madamese sera peùt-être aperçue que cela faisaitj aser . Etmadame tient à sa réputation .

Quand on a une fille qui Malgré cela , M . Dermilly vient encore assezsouvent à l’hôtel . Cependant j e crois qu

’ilest un peu brouillé avec M .

. le comte ,parce qu’ il a refusé de lui faire le portraitde son chien t. de ce vilain César , qui estsi méchant A propos moi qui oubliaisde lui donner son dîner que j e lui apporte . Ici , on ne dine qu

’à six heures ;mais madame a pensé que vous deviezavoir faim

,etj e me suis chargée de tout .

Tenez , mangez , peti t.Mademoiselle Lucile a garni une table

de tou t plein de bonnes choses . Comment ,c’est pour moi tout cela ? lui dis—je.

Sans doute . Mais il y en a beaucoup

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LE SAVOYARD 1 75

trop .— Eh non , non ! Oh j

aurai biensoin de vous . Après madame , j e suis presque la maîtresse dans cet hôtel . Dès quej e demande quelque chose

,c’est à qui

s’

empressera de Le cuisinierse mettrait en quatre pour moi ; le sommelier ne me regarde qu

en soupirant ;tous les laquais sont mes serviteurs ;M . Champagne me fait la cour ; il n

’y apas j usqu’à M . le comte qui ne fasse sauter son chien pour moi , en fa isant avecson œil une grimace si drôle !…Ah ! levieux fon !Pendan t que mademoiselle Lucile ba

varde , j e me beurre de friandises , dontelle a chargé ma table ; tout cela est délicieux , et j e ne puis m

’empêcher de répétersouven t Ah ! si Pierre était avec moi !comme il se régalerai t !— Il a bon cœur

,ce petit André

,dit

mademoiselle Lucile , en me donnant unelégère tape sur la joue : C’est bien

,cela ;

n ous en ferons quelque Ah ! monDieu ! et moi qui oublie que madame2 . 1 5 .

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m ’attend pour s’habiller…Cela l’en nuiede paraître à ce dîner

,mais elle l’a pro

mis . C’est pourtant bien amusant d’êtreà table la reine du repas ; car tous leshommes lui rendent hommage c’e$t àqui fera l’aimable

,le Ah !

Dieu ! que j ’aimerais cela,

Et madame n ’

y prend pas garde ; elle soupireaprès le moment où elle sera seule avecsa fille . Moi , j e regarde tout

!

le monde àtable

,à travers un œi l de bœuf ; j

exa

mine les figures,j e ris desmines de l’un ,

des singeries de Oh ! c’est amusant ; mais madam

‘e m’attend Adieu ,André . Est—ce que j e ne puis pas allerj ouer avec mademoiselle Adolph in e?Oh ! elle va dîner avec sa mère ; est-ceque madame s’en sépare j amais Regardez à votre fenêtre , vous verrez arrivertout lé monde

, vous verrez des figuresbien originales cela vous arbusêra. C’estdommage qu’il ne vienne pas de dames ,on verrait des toilettes ; mais comme madame n e veut aller dans aucune société ,

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toutcela — Oh madame est généreuseVoyon s ce qu’il y a dedans :trente . trente—six francs c’est bien gentil . Avec trente—six francs on a bien deschoses . Mais je n

’ai besoin de rien ,

mademoiselle . Alors on met de côtéon amasse et il vient un temps où l’onest bien aise de trouver cela ; c

’est ce quej e fais , moi . Je pourrais m

’acheter millechoses , mais j e ne suis point coquette ;il est vrai que madame me donne toutesses robes et tous ses bonnets . Je ne suispas si grande que madame mais j

ai plusde hanches ; voilà une robe qu’elle n’aportée que trois fois . Elle la trouvait vilaine . Moi , j e n

’a i pas voulu dire le contraire ; mais n

’est—il pas vrai,André

qu’elle est fort j olie cette robe- là etqu’elle me va très—bien Ah monDieu ,

et madame qui m’attend et voilà qu’ilest six heures Adieu petit André sij ’a i le temps

,j e reviendrai causer avec

vous . »Madem0 1selle Lucile est partie cette fois .

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LE savou nn . 1 77

J ’ai fini de dîner ; lebruitdes carrosses m’at

tire à la fenêtre : j e vois entrer de bellesvoitures dans la cour de l’hôtel ; des messieurs en descendent ; mais ils sont presquetous en noir , et je ne voi s rien d

amusan t

sur leurs figures . Il se fai t beaucoup demouvement dans l’hôtel ; on allume deslampions qu’on place dans lafcour . Les valets vont et v iennent : les un s portent desplats les autres des bouteilles ; ceux—ci jurent les autres rient . Après avoi r regardéquelques in stan s ce tableau , j e quitte mafenêtre ; et comme j

’a i contra cté chez Bern ard l’habitude de me coucher de bonneheure

,j e me mets au lit

,au moment

où les habitans de l’hôtel commencent àdîner .

FIN DU unux1Èun V O LUME .

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