Douleur, souffrance et mal

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Médecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2009) 8, 39—44 EXPÉRIENCE PARTAGÉE Douleur, souffrance et mal Pain, suffering, and illness Jean-Philippe Pierron ,1 Faculté de philosophie, université Jean-Moulin— Lyon-III, 7, rue Chevreul, 69007 Lyon, France Rec ¸u le 15 mai 2008 ; accepté le 28 juillet 2008 Disponible sur Internet le 25 septembre 2008 MOTS CLÉS Analogie ; Douleur ; Littérature ; Mal ; Souffrance Résumé Le soin médical est, par définition, une réplique à l’épreuve du mal subi dans la maladie. C’est au cœur de la souffrance, dans la tension entre douleur et mal que se creusent les questionnements psychologiques, existentiels et métaphysiques sur son « sens » ou son non- sens. Singulièrement, les soins palliatifs allient une lutte sans concessions menée contre la douleur et le consentement à entendre l’expérience du mal qu’engendre la fin de vie. C’est pourquoi les soins palliatifs sont, non seulement une « spécialité médicale », mais un ensemble de valeurs attachées au geste de soigner l’homme vivant jusqu’à la mort. © 2008 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. KEYWORDS Analogy; Pain; Literature; Sickness; Suffering Summary By definition, medical care is given in response to a disease-related ordeal of suffe- ring. Caught between pain and illness, the subject has to cope with existential and metaphysical questions about the meaning of such suffering. In this sense, palliative care is in a unique posi- tion, at the crossroads between the merciless fight against pain and the acceptance of an experience of life: terminal illness. This is why palliative care is not only a ‘‘medical spe- cialty’’, but also a set of ethical values attached to medical care for the living, through to the end of life. © 2008 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. Les soignants le savent : il y a moins le mal que des maux, comme il y a moins la maladie que des malades. Il y a le mal commis de la faute et le mal subi de la souffrance. Le premier est imputable à un quelqu’un ; le second, inassignable, fait scan- dale, car inintelligible. La question du mal surgit alors là où son non-sens s’impose. 9, rue Brillat-Savarin, 21000 Dijon, France. Adresse e-mail : [email protected]. 1 Philosophe. 1636-6522/$ — see front matter © 2008 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.medpal.2008.07.020

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Médecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2009) 8, 39—44

EXPÉRIENCE PARTAGÉE

Douleur, souffrance et mal

Pain, suffering, and illness

Jean-Philippe Pierron ∗,1

Faculté de philosophie, université Jean-Moulin— Lyon-III, 7, rue Chevreul, 69007 Lyon, France

Recu le 15 mai 2008 ; accepté le 28 juillet 2008Disponible sur Internet le 25 septembre 2008

MOTS CLÉSAnalogie ;Douleur ;Littérature ;Mal ;Souffrance

Résumé Le soin médical est, par définition, une réplique à l’épreuve du mal subi dans lamaladie. C’est au cœur de la souffrance, dans la tension entre douleur et mal que se creusentles questionnements psychologiques, existentiels et métaphysiques sur son « sens » ou son non-sens. Singulièrement, les soins palliatifs allient une lutte sans concessions menée contre ladouleur et le consentement à entendre l’expérience du mal qu’engendre la fin de vie. C’estpourquoi les soins palliatifs sont, non seulement une « spécialité médicale », mais un ensemblede valeurs attachées au geste de soigner l’homme vivant jusqu’à la mort.© 2008 Publie par Elsevier Masson SAS.

KEYWORDSAnalogy;Pain;Literature;Sickness;Suffering

Summary By definition, medical care is given in response to a disease-related ordeal of suffe-ring. Caught between pain and illness, the subject has to cope with existential and metaphysicalquestions about the meaning of such suffering. In this sense, palliative care is in a unique posi-tion, at the crossroads between the merciless fight against pain and the acceptance of anexperience of life: terminal illness. This is why palliative care is not only a ‘‘medical spe-cialty’’, but also a set of ethical values attached to medical care for the living, through to theend of life.© 2008 Publie par Elsevier Masson SAS.

Les soignants le savent : il y a moins le mal que des maux, comme il y a moins lamaladie que des malades. Il y a le mal commis de la faute et le mal subi de lasouffrance. Le premier est imputable à un quelqu’un ; le second, inassignable, fait scan-dale, car inintelligible. La question du mal surgit alors là où son non-sens s’impose.

∗ 9, rue Brillat-Savarin, 21000 Dijon, France.Adresse e-mail : [email protected].

1 Philosophe.

1636-6522/$ — see front matter © 2008 Publie par Elsevier Masson SAS.doi:10.1016/j.medpal.2008.07.020

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a pris ses distances avec cette approche psychophysique.

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ourquoi moi ou lui ? À quoi cela sert-il ? L’expérience dual, dans la maladie, confronte à la question « pourquoi ? »,uestion métaphysique vécue comme une expériencephysique ». Le mal dont on fait l’éprouvante épreuveequiert un sens auquel résiste son irréductible altérité. Carl faut le dire, l’affirmation du sens du mal subi est souvent,t abusivement, une remarque de bien portant.

En proposant de penser la séquence douleur, souffrance,al nous voudrions articuler ensemble l’expérience fon-amentale de l’injustifiable du mal subi et la reprise deette expérience par la subjectivité dans une herméneu-ique de l’être souffrant. On demandera : « que signifie seomprendre soi-même comme être souffrant dans l’épreuveu mal subi ? » Notre hypothèse est que ce que l’hommeprouve dans le mal, jusqu’à le réprouver dans le scanda-eux injustifiable qu’est l’événement sidérant de l’annonce’une maladie grave, de la mort prochaine ou de la douleurancinante, contribue à reconfigurer son histoire. Le reten-issement du fait biologique dans l’évènement biographiqueouleverse l’économie psychique et l’identité personnellee facon décisive. Ce dernier aspect met en perspective, larajectoire « douleur, souffrance, mal » comme expérienceidérante et l’importance de sa reprise réflexive dans lesonsidérations sur le mal. Ces dernières ne sont pas consi-érations de salon, mais reprise de l’épreuve du mal dans unarcours de déchiffrement de soi-même passant par le triplelan du mal physique, du mal moral et du mal métaphysique,ue distinguait Leibniz dans une théodicée, voulant justifiere mal.

Si nous pouvons encore conserver la tripartition leib-izienne, c’est au prix d’une refonte complète de sonrticulation. Pour nous, la réflexion sur le mal trouve sonxpression achevée, moins dans une détermination méta-hysique du statut du mal, que dans un refus du malhysique. Pour les modernes, la rationalisation des moyense lutte contre le mal s’est accrue dans la proportionù s’est évanouie l’idée qu’il serait possible d’accéder àa rationalisation des fins, voire d’un éventuel sens de laouffrance. Pour nos contemporains, le mal absolu c’este mal physique explicable et combattu. Le langage de’explication a pris la place de celui de la justification. Dansne modernité qui fait fond, non plus sur l’idée d’un « ordre »es choses, mais sur l’autonomie du sujet, le mal physiquest vécu comme une remise en cause de l’identité person-elle. Le mal n’est plus un mal en soi, mais le mal d’unoi. Plutôt que de se demander « pourquoi le mal ? », sonnterrogation sera : « le mal, pour en faire quoi ? », enga-eant une expérience de soi concue comme insubstituable.orsque le primat de la vie ordinaire s’impose comme lieue la réalisation de soi, l’expérience du mal subi se fait leieu décisif d’une quête engageant une manière d’exercicet de sculpture de soi. Pour cette raison, nous sommes lesontemporains, aussi bien des sportifs de haut niveau quiranscendent la douleur dans une manière de réalisation deoi — le « se dépasser » —, que d’une lutte contre un malubi qui terrasse la subjectivité, vécu comme une indignité,ans les centres antidouleurs. « Je crois que l’affirmatione la vie ordinaire, quoique non incontestée et s’exprimant

ouvent sous une forme laïque, est devenue l’une desdées les plus puissantes de la civilisation moderne. [. . .]ette conception de l’importance du quotidien dans la vieumaine, avec son corollaire touchant l’importance de la

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J.-P. Pierron

ouffrance, nuance toute notre facon de comprendre leespect de la vie et l’intégrité humaines. Parallèlement àa place centrale accordée à l’autonomie, elle définit uneersion de cette exigence qui est particulière à notre civi-isation, l’Occident moderne » [1].

La lutte contre la souffrance, malmenantl’identité personnelle, dans la trajectoire« douleur, souffrance, mal » est moins une

trajectoire logique ou linéaire que l’épreuvetemporelle engageant un parcours de soi.

Sa répercussion différera, selon qu’elle engage une dou-eur aiguë ponctuelle (la rage de dents, la douleur d’unnfantement) ou une douleur chronique qui, comme sonom l’indique, engage une histoire de vie. Mais l’épaisseurxistentielle propre à l’expérience de la souffrance viente ce qu’elle met à mal le sentiment d’une continuitéitale en soi. Elle affecte la profondeur organique la plusnimale jusqu’à l’expansion réflexive attachée à persévé-er et déployer les potentialités de son être, telle qu’enlle la vie ne reconnaît plus la vie (Michel Henry). Cetteonnaissance intime de la vie absolue comme autoaffectione l’être, ne se confond pas avec la traduction/trahisonbjectivante d’une thérapeutique biomédicale faisant dea douleur un « bruit » à faire taire coûte que coûte. Laéquence douleur, souffrance, mal voudrait le rappeler etésister à une conception naturaliste du souffrir. Elle invite-ait à mesurer ce que la souffrance malmène en soi, là oùe faire des soins se pense essentiellement comme la réduc-ion au silence d’un corps bruyant. Ce double aspect de laouffrance, entendue comme attaque frontale de la sensi-ilité en nous d’un côté, et comme expérience malmenantotre exigence d’intelligibilité et nos capacités de l’autrenvite à une double enquête. La première se demandera :n quel sens la douleur et la souffrance mettent-elles à mal’identité personnelle ? La seconde, à la suite du retentisse-ent intérieur de l’épreuve du mal, se demandera qu’est-ilossible d’en faire ? À quelle reconfiguration de soi l’épreuveu mal conduit-elle ?

a douleur comme expérience du corpsécu

l y a plus d’un siècle, la psychophysique de Fechner pré-endait mesurer la douleur. Il cherchait à traduire danse langage de la quantité, du mesurable, ce qui relève-ait d’une expérience qualitative, d’un enduré du temps :’épreuve de l’homme souffrant. La psychophysique tradui-ait, c’est-à-dire trahissait, dans un langage spatialisant —ne mesure —, ce qui s’éprouvait dans un langage temporel,ans une durée subjective incomparable. La psychophysiquelaquait du mécanique sur du vivant, isolant des degrés’intensité, là où il s’agit de comprendre des intériorités.

La prise en charge de la douleur, en soins palliatifs,

ignificatif, l’usage devenu courant des « règles analogiquese la douleur », entérine l’impossibilité de délimiter clai-ement la frontière entre douleur et souffrance, entre leivant biologique et la vie existentielle. La douleur se parle

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Douleur, souffrance et mal

moins dans les mots de la logique que dans les mots etles images de l’analogique. Ce que révèle cette part faiteà l’analogie dans l’expérience douloureuse c’est que nous« comprenons » notre douleur dans des cadres culturels etdans des réseaux d’interlocutions. Mais un des traits de lamodernité tient à l’éclatement, plutôt qu’à la disparition,de ces cadres culturels, et de ces médiations symboliqueset éthiques par lesquels sinon s’approprier la souffrance,du moins chercher à la signifier et peut-être, en la soula-geant, la comprendre. Cette observation ne conteste pasl’existence d’un versant objectif de la douleur.

Il y a une physiologie de la douleur dont onpeut étudier le processus.

L’étude d’une genèse et d’une morphologie de la dou-leur traite la douleur comme une chose, analysant ainsi lesmécanismes objectifs du corps douloureux, à la manière duphysicien étudiant un corps étranger, afin d’en isoler leslois. Elle isole un corps douloureux, distinct épistémologi-quement d’un sujet souffrant. Elle accentue la pente del’objectivation présente dans l’idée que la douleur auraitessentiellement une fonction signal. La douleur serait unavertisseur, défendant l’organisme contre des agressionsexternes ou internes. Cette dimension objective, attachéeà notre incarnation, fait de la douleur un élément indépas-sable exprimant notre finitude et notre inscription dans lemonde de la nature. « La douleur est en nous sans être denous, à la manière d’un corps étranger que l’on cherche àexpulser. Rancon de l’individualité qui est un lieu de pas-sage pour la vie universelle, la douleur fait éprouver au moisa liaison à un organisme. Mais il y a un contraste étrangeentre la place qu’elle tient, en effet, dans l’existence indi-viduelle et l’oubli dans lequel elle tombe, une fois qu’ellea cessé, comme si elle n’intéressait pas notre nature véri-table » [2]. Sans doute est-ce ce contraste entre l’épreuvedouloureuse qui emplit tout l’être lorsqu’elle se manifeste,et son retrait dans le silence des organes, qui explique quela douleur ait pu être objectivée à ce point.

Mais le soignant n’est pas le physiologiste. Sa connais-sance des phénomènes objectifs est mise au service de larestauration d’une subjectivité blessée en son identité, parla maladie. En effet, la phénoménologie nous a appris ladifférence entre le corps vécu (Leib) comme corps souf-frant et le corps connu (Körper) comme organisme. « C’estpourquoi, si la douleur est toujours, en un sens, douleurdu corps, le corps souffrant n’est pas ou pas seulement-l’organisme. C’est pourquoi aussi la douleur elle-mêmedevra être définie, non comme l’addition d’une sensationet d’une émotion désagréable, mais comme une altérationgénérale de notre présence au monde. Quelles que soientles causes qui, objectivement, l’expliquent et les manièresdont, subjectivement, elle s’exprime, elle est l’expérienceoù l’homme tout entier se trouve placé dans un rapport pro-blématique avec l’homme tout entier » [3]. Le trouble dela douleur, dès qu’on cherche à la penser autrement qu’àpartir du dualisme âme—corps, est qu’elle fragilise cette

confiance ontologique en la vie, cette « évidence naturelle »selon laquelle il ne fait pas de doute que notre existence sepoursuivra au long des jours. La douleur est une fracture del’identité rappelant que le cours d’une vie ne va pas de soi.La douleur engage une manière de rétrécissement de soi, un

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epli du temps du projet et une pétrification du temps sur’instant du pâtir. L’expérience de celui qui souffre engagene perte de son unité intérieure. Elle met en question saanière d’être au monde et ses capacités d’initiative, alorsu’il subit l’invasion du monde et de ses lois qui le prive de’aisance relationnelle. Pour les soignants, le mal subi pare malade introduit le souci de la reconnaissance affective,orale et juridique de celui qui est rendu méconnaissablear la maladie.

L’expérience subjective de la douleur révoque commeaussement éclairante la distinction entre la douleur et laouffrance.

Il y a une paresse de l’esprit à dire que ladouleur serait physique et la souffrance morale.

Outre le fait que « moral » signifie d’ordinaire psychique,ette distinction suppose que la douleur relèverait d’unécanisme corporel décrit par la neurologie. La souffrance

elèverait, quant à elle, d’un retentissement subjectifecond : les émotions engendrées par la douleur. La dou-eur serait de l’ordre des sensations, et la souffrance de’ordre des émotions, la douleur paraissant explicable selona recherche de causes et la souffrance par la recherche deotivations. Factice, cette distinction cautionne pourtant laivision des tâches dans le monde du soin, entre les spécia-istes des sciences de la nature sensés expliquer la douleurt ses mécanismes (les anesthésistes et les neurologues) eteux qui de l’autre sauraient comprendre des motivationsles psychiatres et les psychologues). Mais cette analytiquee la douleur feint de ne pas voir en quoi l’expérience dual subi mobilise la totalité incarnée du sujet. En effet,ue serait une sensation douloureuse sans retentissementans les émotions et la représentation que l’on a de soi ?omment se fait-il qu’il y ait une histoire de la douleur qui,n insistant sur la relativité culturelle du fait « d’être duru mal » révèle l’absence de liens de causalité directe entrene lésion objective et son retentissement subjectif ? Le lan-age de la souffrance ne signale-t-il pas l’existence de cetteroisée du sensible et de l’intelligible, dans l’émergencee mots, d’une culture pour se représenter le mal qui serésente ?

arler la souffrance, parler de saouffrance

e problème, pour les professions soignantes par défini-ion relationnelles, est de partager, au cours des prisesn charges, une expérience qui isole : la souffrance de laaladie. À cet endroit, la question de l’analogie, évoquéepropos de la règle analogique, revient en force. Elle

ignale que l’accès à la douleur de l’autre, à son pâtir,éjoue les ambitions pressées, croyant pouvoir compatir ourendre part à sa douleur. L’analogie élabore une média-ion entre ce qui enferme l’individu dans la solitude de sa

ouffrance et la tentative de proximité relationnelle ou pro-essionnelle. Parce que le mal subi est expression, l’analogierolonge par un transfert imagé rendant possible d’imaginere semblable, y compris dans ce qui le rend méconnais-able. Certes, l’abus de l’analogie laisse ouverte la porte aux
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ésinterprétations possibles, affirmant une communauté deignification entre les signes extérieurs de la souffrance’autrui, et ceux que nous éprouvons dans l’atteinte deotre propre intégrité et unité existentielle. L’analogie estoutefois ce qui fonde la possibilité de dire que l’autreouffre comme moi. Elle autorise, dans un transfert en ima-ination, une relation à l’expérience de l’autre qui nousffecte.

Du point de vue de l’analogie, la question de la dou-eur devient un problème expressif. Expérience personnellensubstituable qui ne souffre aucune comparaison, elle estnterprétée dans un contexte médical qui exige, à des fins’efficacité, d’en parler dans le langage de la mesure, duomparable. Le travail de l’analogie vise alors à établir unequivalence sachant l’impossibilité d’accéder à une signi-cation identique. Dans le passage d’une sémiologie de laouleur — l’analyse de ses signes cliniques — à la sémantiquee la douleur, du cri ou la plainte jusqu’aux métaphores quixpriment la douleur, le travail de l’analogie se déploie.

Mais, parce que dans le mal subi, la douleur encourage’enfermement solipsiste, il convient donc de ne pas allerrop vite. Le moment déchirant du cri de douleur, du râleu de la plainte est le lieu d’émergence d’un protolangage,’une expérience primitive. Mais qu’y trouvera-t-on ? Ce qui’exprime dans le cri, — extériorisation d’une expérienceais non encore articulation, voire coordination avec une

rajectoire existentielle —, c’est l’écart entre la passivité’une existence qui subit et le profond désir d’être. Lalainte est expression sans être encore clairement une signi-cation. L’épreuve du pâtir en fait un incoordonnable, uneidération de nos capacités, devancant nos considérations.

Observant la différence entre une réflexion sur le malommis dans la faute et le mal subi dans la douleur, Jérômeorée a raison de dire que « l’opacité du souffrir est plusrande peut-être que celle du faillir » [4].

Le terrible de la douleur tient à ce qu’ellesuspend l’homme souffrant dans une expériencetemporelle sans projet : la douleur l’expulse dela compagnie des hommes, voire de sa propre

compagnie.

La tradition spirituelle appelait cela une expérience duésert. Cette désolation tient à ce que la douleur n’est pase l’ordre d’une temporalité linéaire, mais d’une tempora-ité compulsive. L’homme souffrant, dans la lamentation,e ressassement, ne cesse de faire retour sur soi, vivant’impossibilité de s’affirmer dans son être et de se proje-er en avant du temps. Jérôme Porée, pensant à la figuree la déploration de Job, lequel crie « mieux vaudrait pouroi de ne pas être né ! », dit que « le mouvement circu-

aire de la plainte n’est pas l’ordre linéaire du récit » [5].a plainte, avant d’être un appel, est détresse d’une sub-ectivité incapable de se raconter ce qui lui arrive, terrasséeu’elle est en ses capacités. Incoordonnable, l’expérienceouloureuse n’est pas intégrée une fois qu’on en a décrit les

écanismes naturels. La douleur désarconne l’engagemente notre volonté et de notre liberté, parce que nous n’yommes précisément pour rien. La plainte est une manièree dire cette impossibilité d’articuler, aux deux sens duot, l’épreuve du mal subi avec l’ensemble de sa vie. Mais

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J.-P. Pierron

ourtant, la plainte est une manière d’acheminement versa parole. Expression d’une impuissance de soi, elle le faitn direction du monde et d’autrui. La supplique manifesteombien le souci d’être soi passera par le secours d’un autreue soi. Aussi, la communication corporelle, le langage —u silence qualifié à la parole prononcée avec retenue — etes ressorts de la culture cherchent-ils à mettre en communes expériences pourtant insubstituables. La métaphorisa-ion de la douleur touche au point où viennent dans les mots,es maux qui les devancent. Dans l’épreuve de la douleur,es mots nous manquent qui cherchent à en rendre compte,ans cesser de s’inventer.

La communication non verbale que développe la sym-olique du corps, comme la verbalisation, rappellent que’homme souffrant est culturellement inscrit dans un uni-ers de signes et de symboles, qui configure l’expérienceouloureuse. Parler d’une « anthropologie de la douleur »6] signale que la passivité de la douleur est médiatiséeans une traduction culturelle qui l’apprivoise et l’incorporeans un réseau de significations et de valeurs. Loin de n’êtreu’un processus physiologique, la douleur est investie par unnivers symbolique.

Si la douleur est éminemment personnelle,elle est « supportée » par une culture.

En modernité, cette culture commune s’efface, laissant’individu atomisé seul face à sa douleur, bricolant une atti-ude se voulant la plus authentique possible. « La réplique dea culture, c’est-à-dire d’une signification et d’une attitudeommunément partagées, est une instance anthropologiqueendant possible la préservation du sentiment d’identité ete contrôle de la situation. Quand celle-ci se dérobe à saâche, elle laisse l’homme nu devant sa peine. La douleur’est plus tolérée comme inhérente à sa condition. La méde-ine induit à ce propos un déplacement d’attitude. . . Enême temps qu’elle s’efforce de désolidariser la douleur de

a trame culturelle pour en faire un pur souci technique, leédecin est dans l’incapacité de traiter nombre de douleurs

nvalidantes, dont certaines sont chroniques. La souffrancest alors renvoyée à une nudité absolue » [7].

Notre modernité reconfigure l’univers symbolique pre-ant en charge la douleur, sous l’effet de la globalisationechnique, de l’individualisme libéral et du pluralismeoral. Sur ces trois plans, les soins palliatifs sont le véritable

aboratoire d’une modernité qui invente culture, langage etmages, institutions et valeurs pour l’exprimer et la prendren charge. Au sein de l’institution palliative, plus parti-ulièrement dans sa langue, l’expérience douloureuse estinsi métaphorisée et représentée. À un premier niveau,lle entend ces images stéréotypées, ces qualificatifs quiervent la quantification : douleur lancinante, sourde, aiguë,tc. À un second niveau viennent des métaphorisationslus complexes et personnalisées (impression d’un marteauiqueur, de sortir d’un match de boxe, etc.), sans vocationsthétique, mais servant une compréhension indirecte du

ouffrir en tant que connecteurs imagés. L’image partagéeente d’éclairer l’opacité. « Une métaphore donnée peuttre la seule manière de mettre en valeur et d’organisere facon cohérente certains aspects de notre expé-ience » [8]. L’expérience brutale de la douleur n’est pas
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Douleur, souffrance et mal

totalement brute, mais toujours déjà formulée dans desmots, des métaphores. Enfin, à un dernier niveau, la discon-tinuité de la douleur est attachée à la difficulté de l’intégrerdans la continuité d’une trajectoire de vie. L’enjeu portealors sur la reconfiguration narrative d’une identité atteinteen son intégrité. On pense alors à la douleur parlée rituelle-ment — enfantement, initiation, sport — ; ou engagée dansla chronicité. Chronicisée, elle tend à la naturalisation, maisla chronique tâche de faire d’un successif une suite (la fibro-myalgie ou la migraine) dans un récit de soi.

Résistante aux trop rapides synthèses narratives, la litté-rature contemporaine consacrée aux récits de la souffrancesubie, s’est déprise de la facilité intégrative du récit. Inven-tant un style littéraire à synthèse ajournée [9], elle écrit demanière fracturée, préférant au récit, le fragment, la lettre,l’aphorisme1. Recherche d’une phrase juste qui ne soit pasjuste une phrase, la littérature de témoignage invente unelangue pour dire l’insubstituable. « Le dernier obstacle à ladescription de la maladie en littérature, c’est l’indigencede la langue. [. . .] Lorsqu’elle tombe amoureuse, n’importequelle écolière peut faire appel à Shakespeare ou à Keatspour s’exprimer ; mais qu’une personne souffrante tentede décrire un mal de tête à son médecin et le langage luifait défaut. N’ayant rien à sa disposition, la voilà obligéed’inventer elle-même des mots et, sa douleur dans une mainet un morceau de son pur dans l’autre (comme l’a peut-être fait le peuple de Babel à l’origine), elle espère fairenaître de leur entrechoquement un vocable entièrementneuf » [10]. La formule galvaudée, « des mots pour dire lesmaux » alerte : le récit cherche la synthèse totalisante, làoù la douleur atomise.

Souffrance et travail de l’identitépersonnelle

Face au pâtir du mal subi, la tentation existe d’en parler tropvite, mais également d’en clore trop rapidement le scandaleen décrétant a priori un sens, sous l’autorité du psycho-logisme, du dolorisme ou du moralisme. L’instrumentationtechnoscientifique de la psychologie caricaturera ainsi sonattention à la dynamique psychique par une mécanique.William Higgins a appelé « invention du mourant », la ten-tation « psy », en soins palliatifs, de croire avoir saisil’expérience de l’autre en l’ayant installé, moins dans unprocessus que dans un protocole connu par avance. Dansle registre théologique, le dolorisme, faisant l’impasse surl’expérience subjective engagée dans la souffrance, fait de

la douleur une purge existentielle libératrice préparant àla vie dans l’au-delà. Pressé, le moralisme ascétique croitavoir épuisé la question de la souffrance en encourageantl’héroïsme d’une conduite consistant à se tenir digne et sin-cère. Ce souci de l’attitude néglige la destinée engagée dans

1 Voir entre autres « Végétal » d’Alexandre Porcheron, qui racontel’épreuve de la maladie neurodégénérative ; « Le métier d’homme »d’Alexandre Jollien, récit d’une expérience du handicap physique ;« Mouvement par la fin, un portrait de la douleur », de PhilippeRhamy, livre d’un malade atteint de la maladie des os de verre ;« Hors de moi » de Claire Marin, récit en première personne d’unejeune femme atteinte d’une maladie incurable.

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ette confrontation, croyant épuiser la question d’une vieéussie (que m’est-il donné d’espérer ?) dans celle d’uneonne attitude (que dois-je faire ?) Le théologien Mauriceellet résume ces trois tentations en disant : « il ne me plaîtuère, il ne me plaît pas qu’on me parle de frustration (laersion psy), de renoncement et mortification (la versionieuse), de dépassement de soi (la version morale) » [11].omment penser alors la continuité d’une existence dans lesreux discontinus de la souffrance ?

La question du sens de la souffrance estlancinante, car elle enferme l’identité

personnelle dans l’impossibilité de l’anticipationet la difficulté de la communication.

Elle la contracte sur l’instant noueux qui l’a démoli et oùlle ne cesse de revenir. « Rien n’est plus fort que cet ins-inct à revenir là où on nous a brisé » dit Alessendro Barrico.l est une sorte de compulsion de répétition à l’œuvre dansa souffrance, liée à la conscience d’un temps sans ouver-ures, que Binswanger appelle « la perte de l’avenir » [12].ette expérience, plus profonde qu’un pessimisme, brise

a confiance ontologique en la vie. Elle demande commentontinuer d’exister à partir d’une telle situation limite ; àuelle reconfiguration de soi consentir ?

Au regard de ces questions, le travail pionnier d’Elisabethübler-Ross [13] mettait l’accent moins sur les dispositifs

nstitutionnels, que sur la disposition vigilante n’occultantas les questions décisives soulevées par la fin de vie et sesythmes biographiques : la dénégation, la révolte, la lutte,a dépression et le consentement à la perte. La dérive fonc-ionnaliste d’une rationalité instrumentale confondant lesoyens et la fin est tentée de rabattre ce parcours de lan de vie en un procès uniformisé en cinq étapes prévisible,oire nécessaires, donnant une « image de la bonne souf-rance ou de la bonne mort ». Or Kübler-Ross insistait sur leait que l’épreuve de la maladie engage une mise au travaile l’identité personnelle. Souffrir appelle à un déchiffre-ent de soi au cœur de son déchirement. L’enjeu est alors’articuler l’expérience préréflexive de la souffrance et saeprise tentant de l’inscrire dans un réseau de significations.

a révolte à l’égard de la souffrance

a révolte s’insurge contre la souffrance qui fait son irrup-ion. Face à l’impossibilité d’imputation de la souffranceubie, le refus d’y consentir, cherche au-dehors de soi unoupable. La révolte exclut du champ de son histoire ceui serait dû aux effets de l’histoire d’un autre : Dieu, unouc émissaire, la nature. La biomédecine fait fond surette révolte en travaillant à une lutte contre la douleurans l’antalgique, l’anesthésie. Cette tentative n’est pasontestable ; l’est en revanche la tentation d’une médecinerétendant affranchir absolument de la douleur en se faisanta servante du désir illimité de ne pas souffrir. Car la répliqueédicale n’est pas la révolte. La démesure advient lorsque

’une est prise pour l’autre. La polémique relative à l’usagee la péridurale en obstétrique révéla, hier, cette confusion.’opposait une anthropologie disant que la douleur fait par-ie de la vie, qu’il faut y consentir ; et la révolte contre leatalisme de l’ordre des choses selon lequel la nature serait

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a norme. Si, ultimement, une vie totalement anesthésiéeerait la mort, la révolte existentielle révèle une situationétaphysique : notre finitude.La négation ascétique — le modèle stoïcien ou la sagesse

ouddhique — manifeste un mépris de la douleur. À la révolteui s’insurge et au fatalisme qui se résigne, l’ascétismeppose une lutte à l’égard de la souffrance qui est essen-iellement un combat contre soi-même. S’opposant auxffets d’une imagination anticipatrice et aux représenta-ions qu’elle engendre, apprenant à séparer la réalité dea douleur de la représentation que l’on s’en fait, le sagetoïcien rappelle que la force de la souffrance en nous,ient moins à sa puissance qu’à notre faiblesse lui accordantne importance exagérée. La souffrance signale l’irruption’une influence exagérée de ce qui n’est pas moi en moi.i nous ne sommes pas libres de souffrir ou de ne pas souf-rir, nous sommes libres de supporter ou d’insupporter lesffets de la souffrance sur nos représentations, jusque dansa torture. Mais ce volontarisme stoïcien concentré dans unvouloir c’est pouvoir », feint de ne pas voir que ce que brise

a souffrance c’est le pouvoir de vouloir. Elle est dépressione soi précédent toute dépréciation de soi.

a reconfiguration de soi

ontre les décrets d’un sens a priori de la souffrance,’expérience du mal subi jusqu’à l’injustifiable, peut êtreomprise comme l’occasion d’une reconfiguration de soi.n l’entendra dans cette question de Jean Nabert. « Enenacant, en minant l’intégrité de l’être intérieur, ces dis-

râces et ces maux ne rendent-ils pas difficile, sinon mêmempossible, une appropriation par le moi, un approfon-issement, dont pourrait résulter quelque gain spirituel ?’est-ce pas le cas de la douleur, comme telle, qui ne peutriser le corps, qu’elle ne restreigne ou n’amoindrisse àuelque degré la maîtrise de soi ? [. . .] On ne niera pas qu’ila un bon usage des maladies. Faut-il donc attendre, pour

enoncer à l’égoïsme, que la douleur ait exténué la volontée vivre ? » [14].

De telles questions, les soins palliatifs les assument dansa radicalité de leur expression. Contrairement à des inter-rétations rapides, les soins palliatifs ne sont pas algophiles !ans faire de concessions à l’idée d’un salut par la douleur,ls interrogent les reconfigurations de soi engagées par celuiui, souffrant, est toujours vivant. Ils questionnent la pos-ibilité pour le désir d’être, de s’exprimer dans le temps,compris proche de sa clôture. La lutte nécessaire contre

a douleur dans ses aspects objectifs ne se situe pas sur leême plan que la question de l’usage de la maladie sur lelan intérieur. Pour ce dernier, reconnaître les effets de laaladie, c’est y trouver un enjeu pour une recompositione soi, formulée dans la question qui demeure, une fois la

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J.-P. Pierron

ouleur calmée, « la souffrance : pour quoi en faire ? ». Laouffrance confronte à la part profonde du désir de vivreui porte le soi.

Dans la souffrance, au-delà de la physiologieet de la psychologie, se vit « une insatisfaction àun niveau plus central, c’est-à-dire, en dernierlieu, le malheur que l’homme ressent en son

plus intime noyau » [15].

Pointant le cœur d’une unité intérieure, elle est unepreuve de l’essentiel. La souffrance met à nu le cœurensible d’une existence, par le suspens de l’ouverture duemps. Dans la souffrance, le soi est arasé en ses qua-ités socialement reconnues, livré dans la pureté de sonésir originaire de vivre. Cela ne peut être anesthésié,ais est difficile à entendre. Redisons-le, face au mal subi,

’humanité n’est pas moins présente dans la révolte, oua résignation que dans le consentement. La seule dif-érence tient, peut-être, à ce que la reconfiguration deoi qu’entraîne la souffrance traversée, sans être déniée,u héroïquement maîtrisée, trouve là l’occasion de seoncentrer sur l’essentiellement soi, visant une manière’unification de soi apaisante. Consentir à la souffrance,’est-ce pas entrevoir une coïncidence avec son être ori-inaire, là où la révolte, le déni, la résignation, l’apathie oue volontarisme ignorent cet appel du soi plus profond quee qui le brise ?

éférences

[1] Taylor C. Les sources du moi : La formation de l’identitémoderne. Seuil; 1998, 28—29.

[2] Nabert J. Essai sur le mal. Cerf; 1997, 45.[3] Porée J. Le mal, Homme coupable, homme souffrant. Armand

Colin; 2000, 156.[4] Porée J. Le mal, Homme coupable, homme souffrant. Armand

Colin; 2000, 144.[5] Porée J. Le mal, Homme coupable, homme souffrant. Armand

Colin; 2000, 149.[6] Le Breton D. Anthropologie de la douleur. Métaillié; 1995.[7] Le Breton D. Anthropologie de la douleur. Métaillié; 1995,

165—166.[8] Lakoff G, Johnson M. Les métaphores dans la vie quotidienne.

Les éditions de minuit; 1985, 166.[9] Pierron JP. Le passage de témoin. Cerf; 2006.10] Woolf V. De la maladie. Petite Bibliothèque Payot; 2007, 28—29.11] Bellet M. L’épreuve ou le tout petit livre de la divine douceur.

DDB; 1988, 49.

12] Binswanger L. Mélancolie et manie. PUF; 1987, 48.13] Kubler-Ross E. Les derniers instants de la vie. Labor et Fides;

1975.14] Nabert J. Essai sur le mal. Cerf; 1997, 44—45.15] Scheler M. Le sens de la souffrance. Aubier; 1951, 69.