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1 DOSSIER SPÉCIAL SOUDAN “À bas le gouvernement des voleurs” Retour sur les dynamiques révolutionnaires soudanaises Par Clément Deshayes, Margaux Etienne et Khadidja Medani Le 6 avril à Khartoum, une foule dense se rassemble aux abords du quartier général des forces armées pour le premier jour d’un sit-in. ©Elsadig Mohamed

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DOSSIER SPÉCIAL SOUDAN

“À bas le gouvernement des voleurs”Retour sur les dynamiques révolutionnaires soudanaises

Par Clément Deshayes, Margaux Etienne et Khadidja Medani

Le 6 avril à Khartoum, une foule dense se rassemble aux abords du quartier général des forces armées pour le premier jour d’un sit-in. ©Elsadig Mohamed

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BIO DES AUTREUR.E.S :

CLÉMENT DESHAYES est analyste Soudan pour Noria. Il est également co-directeur du comité éditorial. Ses thématiques de recherche portent sur les mouvements sociaux et les mouvements de contestation en zone urbaine. Il est basé entre Paris et Khartoum. Il est par ailleurs doctorant allocataire (et enseigne) à l’Univer-sité Paris 8 en anthropologie politique et est associé au LAVUE ainsi qu’au CEDEJ-Khartoum. Diplômé en Sociologie Politique (Master de Paris I Panthéon Sor-bonne) et d’un Diplôme Universitaire d’Arabe (Paris IV Sorbonne), il a par ailleurs travaillé en tant qu’assistant de direction/chargé de projet (2013-2015) au centre de recherche français de Khartoum, le CEDEJ.

MARGAUX ETIENNE est chercheuse Soudan pour Noria. Elle est également chargée de la publication photographique et éditrice pour Noria. Elle est basée à Paris et est diplômée d’un master de recherche en Sci-ences politiques et études africaines, et d’un master d’Études du développement spécialisé dans l’anal-yse des crises et le déploiement d’interventions d’ur-gence et de projets de développement. Son mémoire de recherche réalisé cette année porte sur les muta-tions des pratiques protestataires des étudiants de l’Université de Khartoum à la suite du coup d’État de 1989. D’une manière plus générale elle s’intéresse aux dynamiques politiques en contexte autoritaire.

KHADIDJA MEDANI est analyste Soudan pour Noria. Elle s’occupe également de la gestion administrative. Ses recherches portent sur les migrations étudiantes et religieuses vers Khartoum, et plus largement sur les réseaux islamistes entre Monde Arabe et Afrique sub-saharienne. Elle est doctorante en géographie à l’Uni-versité Paris 1 Panthéon-Sorbonne et est rattachée au CEDEJ-Khartoum.

Depuis le mois de décembre 2018, le Soudan est le théâtre de manifestations réclamant la chute d’Omar el Beshir, à la tête du pays depuis 1989, ainsi que de l’ensemble du régime.

Dans ce dossier spécial consacré aux révoltes soudanaises, Noria propose une analyse des dynamiques socio-historiques qui sous-tendent les mobilisations inédites de ces quatre derniers mois ; l’objectif de cette démarche étant de participer à une meilleure compréhension de la situation actuelle.

Pour ce faire, Clément Deshayes, Margaux Etienne et Khadidja Medani, trois chercheurs de Noria travaillant sur le Soudan, ont mené une série d’entretiens avec d’autres chercheurs, spécialistes du Soudan, dont le travail est basé sur des données de première main, issues de leurs enquêtes de terrain. Chaque entretien vient éclairer et approfondir une dimension spécifique de la situation politique. Le dossier dans son ensemble permet ainsi d’esquisser les principales dynamiques de cette révolte, tout en rappelant la portée des processus sociaux, économiques et politiques qui lui sont inhérents.

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SOMMAIRE Introduction générale

Les dynamiques de classes dans la diffusion du soulèvement soudanais. Entretien avec Magdi El Gizouli

Mobilisation et organisation lors du soulèvement de décembre au Soudan : une analyse de la contestation dans les zones urbaines périphériques de Khartoum Entretien avec Mohamed Bakhit, Sherein Ibrahim and Rania Madani

Économie politique du régime et de la révolte. Clientélisme, asymétrie et injustice dans la dynamique protestataire. Entretien avec Raphaelle Chevrillon Guibert

La révolution des soudanaises : effet de loupe et centralité des femmes protestataires. Entretien avec Azza Ahmed A. Aziz

Militer du dehors. Les ressorts du mouvement révolutionnaire chez les soudanais de la diaspora. Entretien avec Alice Franck

La révolution soudanaise ou l’apogée d’une décennie de contestation de l’ordre politique ?Entretien avec Clément Deshayes

Le soulèvement populaire soudanais : des premières manifestations à la proclamation de l’État d’urgence. (Carte chronologique nationale)

Les manifestations de la diaspora soudanaise en soutien au soulèvement populaire entre décembre 2018 et avril 2019. (Carte)

Cartographie des manifestation dans l’agglomération de Khartoum. Des premières manifestations à la proclamation de l’État d’urgence. (Carte)

Reportage photo

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I. CHRONIQUE D’UN SOULÈVEMENT C’est suite aux manifestations des 16 et 19 décembre, dans les villes de Damazin et Atbara, que le mouvement populaire sou-danais prend de l’ampleur. Les images insurrectionnelles à Atbara, où les manifes-tants mettent le feu à un bâtiment du parti au pouvoir, le National Congress Party, font le tour du pays et entraînent une réaction en chaîne. Le lendemain, des manifestations éclatent à Port Soudan, Gedaref, Dongola et Berber. Certaines zones rurales du Nord et de la Gezira participent aussi largement à un mouvement de révolte, qui apparaît comme protéiforme et profond. Dès les débuts du mouvement, les slogans vont au-delà des revendications socio-économiques et mettent directement en cause l’ordre poli-tique, comme l’incarnent les fameux “Tasqut bes” (Ta chute, c’est tout!) et “Ash-shaab yurid isqat an-nizam ” (le peuple veut la chute du régime). Dans les grandes villes les manifes-tants défient avec force l’ordre imposé d’une main de fer par le parti islamiste au pouvoir et paient parfois un lourd tribut en vies humaines1, notamment durant les premiers jours où la répression est brutale : les forces armées du régime tirent sur la foule à balles réelles. Au fil des semaines, la répression se fait moins meurtrière, mais les arrestations des manifestants sont massives.

1. À titre d’exemple, d’après l’ONG Independent Movement aussi appelée almustagleen il y a eu le 20 décembre 2019, 23 morts à Gedaref, trois à Karima et trois Atbara.2. En 1969 Jaafar al-Nimeyri, militaire et homme politique, renverse le gouvernement civil d’al-Azhari et reste à la tête du Soudan pendant plus de 15 ans. Il est à son tour renversé par un coup d’État le 6 avril 1985 suite à un mouvement populaire de grande ampleur qui mena à une transition vers un gouvernement civil. 3. Ahmed Awad Ibn Auf est directeur du renseignement militaire et chef d’état major jusqu’en 2010. Il est inscrit sur la liste des individus sanction-nés par le département d’État des États-Unis depuis 2007 pour son rôle dans les crimes de guerre au Darfour, notamment en tant qu’intermédiaire entre le gouvernement soudanais et la milice janjawid. En 2015 il est nommé ministre de la défense, puis le 22 février 2019, vice-président.

Le 6 avril 2019, date anniversaire du soulè-vement populaire de 1985 et de la chute du régime militaire de Nimeiri2, les groupes militants actifs depuis le mois de décembre préparent une journée d’action. Après des semaines de préparation, ils appellent l’en-semble du peuple soudanais, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, à rejoindre le mouvement de protestation en participant aux manifestations, sit-ins et actions plani-fiées ce jour là. À Khartoum, c’est notam-ment devant le quartier général des forces armées qu’un sit-in géant, rassemblant de plus en plus de personnes chaque jour, est organisé. Malgré les actions de répression et les tentatives d’endiguement du mouvement par les forces de sécurité, les contestataires tiennent la place depuis cette date. De nom-breux autres sit-in se déroulent également dans les différentes villes du pays qui se mobilisent et manifestent depuis plusieurs mois aux manifestations.

Le 11 avril, la chute d’Omar El-Béshir et son arrestation par l’armée, ainsi que celle de hauts responsables du régime, est annoncée. Un Conseil de transition mili-taire (CMT) de deux ans est proclamé, avec à sa tête le général Ahmed Awad Ibn Auf3, vice-président du gouvernement déchu et ancien ministre de la défense. L’état d’ur-gence, déclaré par El-Béshir le 22 février, est maintenu par le nouveau gouvernement et un couvre-feu est imposé. Les Soudanais

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rejettent ces mesures et réclament la chute d’Ibn Auf (“Tasqut tani”, “Ta chute, une seconde fois”). Vingt-quatre heures plus tard, celui-ci démissionne et est remplacé par Abdel Fattah Al-Burhan, haut gradé de l’armée, secondé par Mohamed Hamdan Dagalo (surnommé Hemeti), chef des Forces de Soutien Rapide (RSF)4. Les négociations sont difficiles entre les représentants de la contestation civile et le CMT, qui semble vouloir préserver une partie du régime mili-taire à la tête du Soudan depuis 1989.

Cependant, les sit-ins se poursuivent et les manifestants disent vouloir rester mobilisés

4. Les RSF sont une force paramilitaire créée en 2013 et placée d’abord sous le contrôle des services de sécurité puis de l’armée. Cette force rassemble et réorganise les anciens miliciens janjawid du Darfour fortement impliqués dans les crimes de guerre du Darfour. Les RSF ont été un outil de prédilection d’Omar El Beshir lors de la dernière décennie et ont été déployés sur tous les fronts de guerres civiles, à Khartoum mais aussi au Yémen.

tant qu’une “troisième chute” (“Tasqut 3”) n’aura pas eu lieu et qu’un gouvernement de transition civil n’aura pas été mis en place.

II. CONTEXTE POLITIQUE DU SOUDAN DE 1989 À 2019Le Soudan a connu l’expérience, inédite dans les mondes musulmans sunnites, du maintien d’un régime islamiste au pouvoir pendant 30 ans. En 1989, en pleine crise éco-nomique, Omar El-Béshir accède par coup

À Khartoum sur la place du sit-in, un manifestant agite le drapeau national au dessus d’une pancarte indiquant : « Que le gouvernement tombe ou non, nous continuons la grève ». ©Elsadig Mohamed

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d’État au pouvoir et met en place une junte militaire centrée autour du Conseil du Com-mandement Révolutionnaire pour le Salut National (RCC-NS) en coopération avec le Front National Islamique (NIF), un parti islamiste issu du mouvement des Frères Musulmans soudanais dirigé par Hassan El Turabi. En 1996, Omar el-Béshir et les anciens membres du NIF, dissous depuis, fondent le Parti du Congrès National (NCP), parti qui restera au pouvoir jusqu’à la chute de son leader, le 11 avril 2019.

Dès leur prise de pouvoir, militaires et mili-tants du mouvement islamiste mettent en place une politique radicale et révolution-naire de rupture politique et de refondation de la société. Partis politiques, syndicats et associations professionnelles sont inter-dits et leurs militants violemment réprimés. L’État est purgé de tous les éléments poten-tiellement hostiles à la nouvelle orientation politique du régime et l’appareil adminis-tratif est profondément réorganisé. Les nouvelles autorités au pouvoir mobilisent la population autour de la question de l’islami-sation de la société, notamment via la mise en place des milices populaires, les Forces de Défense Populaires (FDP), destinées à mener le Jihad contre la rébellion dans le Sud. L’islamisation des lois et de la société, entamée dès 1983 sous Jafaar Nimeiri, est accentuée par des réformes de l’éducation ainsi que du ministère de la plannification sociale et par l’application des Lois d’ordre public qui permettent un contrôle de l’es-

5. La majorité des chefs de l’ancien NIF s’allient avec Omar El Beshir pour isoler Hassan el Turabi. C’est le cas notamment de Ali Osman Taha, Nafi Ali Nafi, Awad el Jaz etc. 6. La majorité des partis politiques d’opposition sortent progressivement de la clandestinité et reprennent des activités dans le pays. Cette courte et très relative libéralisation politique ne durera pas longtemps.

pace public à partir de normes religieuses.

Ces processus sociaux s’accompagnent d’une politique d’austérité et de privatisa-tion des entreprises publiques, menée dès le début des années 1990. Un des objectifs du nouveau régime est de marginaliser les anciennes élites et de faire émerger une nouvelle classe moyenne éduquée qui adhé-rerait au projet de refonte de la société et sur laquelle il pourra s’appuyer.

À la fin des années 1990 et après un long bras de fer, une scission s’opère au sein des isla-mistes. Hassan El Turabi, alors président de l’assemblée nationale, est démis de ses fonc-tions avant d’être arrêté5. Cette division est la première d’une longue série de conflits internes au régime et aux islamistes.

Arrivent ensuite les années 2000, marquées par d’importants changements économiques et politiques6. L’argent du pétrole permet au régime de financer de vastes programmes de développement. Dans le même temps, la rébellion du Sud Soudan, menée par le Mouvement Populaire de Libération du Soudan (SPLM), cesse et un accord de paix est conclu en 2005. Si une certaine accalmie est retrouvée au sud, d’autres conflits per-durent, notamment à l’ouest du pays. Depuis 2003, une guerre d’une grande violence a lieu au Darfour. Elle entraîne la mort de plus de 300 000 personnes et le déplacement de mil-lions d’habitants. C’est d’ailleurs à la suite des massacres perpétrés lors de ce dernier conflit, que le Tribunal Pénal Internatio-

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nal a déclenché des poursuites à l’encontre d’Omar El-Béshir et de nombreux respon-sables du régime.

Les années 2010 et 2011 incarnent finale-ment un moment de rupture dans l’histoire politique du pays. En 2010, Omar El-Béshir est réélu président de la République sou-danaise. En 2011, le Soudan du Sud devient un état indépendant, suite à un référen-dum d’autodétermination. Ces événements laissent la coalition militaro-islamiste au pouvoir, sans adversaire armé et puissant. Or, ce sont ces mêmes événements qui plongent le Soudan dans une crise écono-mique et budgétaire. Le modèle de l’écono-mie extractive est mis en faillite par la perte des ressources en pétrole, situées en grande majorité dans la partie sud du pays. Cette crise perdure jusqu’à aujourd’hui et parti-cipe du mouvement de révolte.

III. REGARDS CROISÉS SUR LE SOULÈVEMENT AU SOUDAN (DÉCEMBRE 2018 – AVRIL 2019)Dans un contexte de crise économique pro-fonde et suite à l’annonce de nouvelles poli-tiques d’austérité, le mouvement contesta-taire soudanais parvient à s’enraciner et de nombreuses catégories de la population se mobilisent, lors de manifestations qui durent depuis maintenant plus de quatre mois. La résilience des manifestants, ainsi que les lieux investis dans le cadre des mobi-

7. Catégorie insaisissable mais qui correspond ici aux personnes salariées, souvent diplômées du supérieur et vivant majoritairement en milieu urbain.

lisations, poussent à s’interroger sur deux aspects de la révolte  : d’une part la socio-graphie de ces manifestations en termes de générations, de classes, de genre et d’appar-tenances diverses, et d’autre part les res-sorts d’une mobilisation au long cours en contexte autoritaire.

Nous avons ainsi menés des entretiens avec plusieurs chercheurs, anthropologues, géo-graphes et politistes, en les interrogeant sur la révolte actuelle à partir de leur spécialité et des thématiques étudiées sur leurs ter-rains de recherche.

La mobilisation, partie en premier lieu des villes de provinces, a rapidement touché la capitale, où la classe moyenne7 a investi la rue en répondant à l’appel de l’Association des professionnels soudanais (Sudanese Professional Association - SPA). Magdi El Gizouli, chercheur associé au Rift Valley Institute, revient dans son entretien sur les dynamiques sociales du mouvement révo-lutionnaire soudanais dans son ensemble. En effet, la diffusion géographique de la contestation s’est doublée d’une diversifica-tion sociale des manifestants, dont les réfé-rences politiques, les modes d’actions et les interactions avec les forces armées gouver-nementales diffèrent.

À Khartoum, la révolte n’a pas touché tous les quartiers de manière égale. Mohamed Bakheit, doyen de la faculté d’anthropologie de l’Université de Khartoum, explique ainsi que les populations des quartiers périphé-riques sont majoritairement restées en-de-hors des protestations. Il revient également

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sur les formes de mobilisations plurielles au sein de la capitale. Aux protestations orga-nisées par la SPA s’ajoutent de multiples mouvements de révoltes qui s’organisent à l’échelle des quartiers.

Les femmes, dans les zones urbaines, sont apparues aux premiers rangs des mani-festations et ont largement participé sous différentes formes à la contestation depuis décembre, à tel point que leur participation est devenue un emblème du mouvement de contestation actuel. Bien que pour de nombreux observateurs cette participation apparait comme inattendue, dans ce pays où l’accès des femmes à l’espace public est régi par des lois restrictives, cette réalité s’inscrit dans une dynamique historique de mouve-ments de femmes (féministes/communistes/

islamistes) mais aussi dans une surrepré-sentation des femmes dans les institu-tions d’éducation supérieure. Cet emblème d’une participation massive des femmes soudanaises, qu’analysent pour nous Azza Ahmed A. Aziz, anthropologue associée à la SOAS et au Cedej Khartoum, ne doit pour-tant pas faire oublier les formes de domina-tion de genre et de classe toujours à l’œuvre dans la société soudanaise.

Le mouvement de protestation contre le régime islamiste d’El-Béchir a eu des échos importants au-delà des frontières natio-nales. À de nombreux endroits, la dias-pora soudanaise s’est mobilisée dans le but de montrer son soutien aux militants sur place. Alice Franck, géographe à l’Univer-sité Paris 1 et ancienne coordinatrice du

Lors du rassemblement en face du QG des forces armées à Khartoum, un manifestant arbore le premier drapeau du Soudan indépendant. ©Elsadig Mohamed

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CEDEJ-Khartoum, met en évidence l’impli-cation de l’ensemble des générations d’exil contre le régime, la diversité des modes d’actions utilisés et la façon dont la parti-cipation des soudanais de l’étranger est une ressource pour les activistes sur place.

La contestation actuelle s’enracine dans une longue décennie de défiance et d’expres-sion d’un fort mécontentement à l’égard du régime. Ce large mouvement de contesta-tion interpelle autant par sa créativité que par sa capacité à se réapproprier des pra-tiques de luttes et de résistances dévelop-pées depuis des années par de nombreux acteurs. Clément Deshayes, doctorant en anthropologie à l’Université Paris 8, revient sur les mouvements massifs de contestation dont le Soudan a été le théâtre ces dix der-nières années, notamment les manifesta-tions de juin-juillet 2012, de septembre 2013 et la grève générale de 2016. Il inscrit ainsi ce mouvement de révolte dans une histoire de luttes, d’apprentissage et de diffusion de pratiques de résistances populaires.

Nous nous interrogeons, avec Elena Vez-zadini, historienne au CNRS, sur le rôle central joué par les forces de gauche, majo-ritairement marxistes et socialistes, au sein des mouvements de protestations au Soudan depuis les années 1960. Elle explique que si leurs structures ont été lourdement affaiblies par les 30 années de dictature et

qu’elles sont aujourd’hui presque inexis-tantes, les pratiques héritées de ces mobili-sations perdurent. Les forces progressistes ancrées dans les cultures populaires ont survécu aux partis et irriguent la révolte encore aujourd’hui.

En retraçant l’historique des différents modèles de politiques économiques mis en place par le régime d’Omar el-Béchir, Raphaëlle Chevrillon-Guibert, politiste à l’IRD, souligne quant à elle l’asymétrie de développement entre régions et ses consé-quences sur les cycles de mobilisations de la dernière décennie. Elle revient sur une crise économique vieille de plusieurs années, et montre que les symptômes plus récents de cette crise (inflation des prix des produits de premières nécessités, pénuries) parti-cipent du déclenchement des protestations. En effet, des facteurs comme la disparition de la rente pétrolière, issue de l’exploitation des puits du Sud perdue après l’indépen-dance du Soudan du Sud en 2011, l’assèche-ment des réseaux clientélistes et leur res-serrement autour de plus petits groupes, se répercutent sur le quotidien de l’ensemble de la population soudanaise. Raphaëlle Che-vrillon-Guibert nous invite à regarder les développements futurs en questionnant la place des membres de l’appareil sécuritaire (et des proches de l’ancien régime) dans les réseaux clientélistes et dans la structure économique nationale.

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