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BRUYLANT DOCTRINE DES REQUÉRANTS « PRIVILÉGIÉS » ET DES AUTRES… À propos de l’arrêt Inuit et de l’exigence de protection juridictionnelle effective des particuliers en droit européen PAR Denis W AELBROECK* ET Thomas BOMBOIS** Il n’y a guère, les Cahiers de droit européen publiaient un article dont la conclusion était que « la doctrine se trompe de cible lorsqu’elle s’en prend à la jurisprudence sur la recevabilité : ce n’est point le juge de l’Union qui a souhaité encadrer la recevabilité des recours mais bien le pouvoir constituant » (1). Le même auteur concluait par ailleurs que « la systéma- tique de voies de recours en droit de l’Union est globalement satisfaisante au regard du droit à une protection juridictionnelle effective » (2). Qu’en est-il en réalité ? L’arrêt Inuit (3) — rendu par la grande chambre de la Cour de justice le 3 octobre 2013 — nous offre une fois de plus l’occasion de faire le point * Avocat associé Ashurst LLP, professeur à l’Université libre de Bruxelles et au Col- lège d’Europe. ** Référendaire à la Cour constitutionnelle de Belgique, maître de conférences à l’Uni- versité de Liège. Les propos ci-dessous n’engagent que leur auteur et non l’institution à laquelle il appartient. (1) Voy. A. POPOV, « La complémentarité entre les recours en annulation formés par des particuliers et les renvois préjudiciels en appréciation de validité », ces Cahiers, 2012, point 167, p. 193. (2) Ibid., point 57. (3) C.J., 3 octobre 2013, aff. C-583/11P, Inuit ; voy. aussi les conclusions de l’Avocat général, Mme Kokott, et l’ordonnance du Tribunal du 6 septembre 2011, aff. T-18/10, Rec., p. II-5599.

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DOCTRINE

DES REQUÉRANTS « PRIvILÉgIÉS » ET DES AUTRES…

À propos de l’arrêt Inuit et de l’exigence de protection juridictionnelle effective des particuliers

en droit européen

par

Denis WAELBROECK*eT

Thomas BOMBOIS**

Il n’y a guère, les Cahiers de droit européen publiaient un article dont la conclusion était que « la doctrine se trompe de cible lorsqu’elle s’en prend à la jurisprudence sur la recevabilité : ce n’est point le juge de l’Union qui a souhaité encadrer la recevabilité des recours mais bien le pouvoir constituant » (1). Le même auteur concluait par ailleurs que « la systéma-tique de voies de recours en droit de l’Union est globalement satisfaisante au regard du droit à une protection juridictionnelle effective » (2). Qu’en est-il en réalité ?

L’arrêt Inuit (3) — rendu par la grande chambre de la Cour de justice le 3 octobre 2013 — nous offre une fois de plus l’occasion de faire le point

* Avocat associé Ashurst LLP, professeur à l’Université libre de Bruxelles et au Col-lège d’Europe.

** Référendaire à la Cour constitutionnelle de Belgique, maître de conférences à l’Uni-versité de Liège. Les propos ci-dessous n’engagent que leur auteur et non l’institution à laquelle il appartient.

(1) Voy. A. Popov, « La complémentarité entre les recours en annulation formés par des particuliers et les renvois préjudiciels en appréciation de validité », ces Cahiers, 2012, point 167, p. 193.

(2) Ibid., point 57. (3) C.J., 3 octobre 2013, aff. C-583/11P, Inuit ; voy. aussi les conclusions de l’Avocat

général, Mme Kokott, et l’ordonnance du Tribunal du 6 septembre 2011, aff. T-18/10, Rec., p. II-5599.

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sur la question fondamentale de l’accès à la justice pour les particuliers en droit européen.

Comme on sait, dans le cadre juridique européen, les personnes physiques ou morales ne peuvent contester devant le juge de l’Union un acte d’une institution de l’Union qui leur cause préjudice que dans trois circonstances :

— soit si elles en sont le destinataire ; — soit si elles sont « directement et individuellement concernées » par celui-ci ;

— soit — et c’est une nouveauté introduite par le Traité de Lisbonne — s’il s’agit d’un « acte réglementaire » ne comportant pas de « mesures d’exécution » et qu’elles sont « directement concernées » par celui-ci.

Ces conditions, telles que formulées par le Traité, sont vagues à sou-hait. Et pourtant, la Cour de justice leur a donné, dans une jurisprudence constante, une lecture particulièrement rigoriste. Tel a notamment été le cas de l’obligation pour une personne morale ou physique de démontrer qu’elle est « individuellement concernée » par l’acte dont elle sollicite l’annulation devant le Tribunal (4). Nombreux ont été ceux qui ont souligné que cette approche créait une lacune grave dans le régime d’accès des particuliers au juge européen de l’annulation (5).

Cette approche a en effet pour conséquence d’empêcher, dans la plupart des cas, les particuliers d’obtenir un contrôle direct de la légalité d’une

(4) Cette condition est applicable à l’exception du cas où elle attaque la décision dont elle est destinataire ou désormais, si l’acte réglementaire ne comporte pas de mesure d’exécution.

(5) Voy., parmi beaucoup d’autres, A. arnull, « Private applicants and the action for annulment under Article 173 of the EC Treaty », C.M.L.R., 1995, p. 7, et « Private applicants and the action for annulment since Cordorniu », C.M.L.R., 2001, p. 7 ; D. Wael-BroecK et A.-M. VerheyDen, « Les condition de recevabilité des recours en annulation des particuliers contre les actes normatifs communautaires : à la lumière du droit comparé et de la convention des droits de l’homme », ces Cahiers, 1995, p. 399 ; G. VanDersanDen, « Pour un élargissement du droit des particuliers d’agir en annulation contre des actes autres que les décisions qui leur sont adressées », ces Cahiers, 1995, p. 535 ; L. AllKemper., Der Rechtsschutz des einzelnen nach dem EG-Vertrag : Möglichkeiten seiner Verbesserung, 1995, pp. 39 et 40 ; T. HeuKels, « Collectief actierecht ex artikel 173 lid 4 EG : een beperkte actieradius voor grote belangen », Nederland Tijdschrift voor Europees Recht, 1999, p. 16 ; D. WaelBroecK, « The workload of the EU Court of Justice and the citizen’s Right to have access to a judge », in The EU Constitution : the Best Way Foward ?, Asser Press, 2005, pp. 357 et s. ; D. WaelBroecK, « La Convention et l’accès des particuliers à la justice com-munautaire — Encore une occasion manquée », in La Grande Europe, Éd. U.L.B., 2003, pp. 223 et s. ; D. WaelBroecK, « Le droit au recours juridictionnel effectif des particuliers : trois pas en avant, deux pas en arrière », ces Cahiers, 2002, pp. 3 et s.

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disposition de droit dérivé lorsqu’ils n’en sont pas destinataires, et ce même lorsque ladite disposition leur cause directement un préjudice certain.

À l’évidence, il ne saurait être question d’exiger qu’un recours en annu-lation puisse être introduit contre un acte de portée générale en tout temps. Lorsque le délai de recours est échu, il est logique que la validité de cet acte ne puisse être appréciée qu’à titre incident. Le principe de sécurité juridique l’exige. En revanche, l’impossibilité pour une personne directement affectée par un acte de portée générale d’en obtenir l’annulation dans le délai de recours fixé par le Traité doit être regardée comme un important déséquilibre dans la protection juridictionnelle reconnue aux particuliers.

Malgré quelques soubresauts retentissants, cette lacune continue d’exister en droit européen. Il en va ainsi bien qu’elle pourrait aisément être comblée à notre sens sans méconnaître en rien les dispositions du droit primaire.

I. — Bref historique

a. — De l’arrêT Plaumann à l’arrêT Jégo-Queré

À l’origine, l’article 173, alinéa 2, du Traité CEE (devenu un temps article 230, alinéa 4, TCE) permettait à toute personne physique ou morale d’introduire un recours en annulation « contre les décisions dont elle est le destinataire et contre les décisions qui, bien que prises sous l’apparence d’un règlement ou d’une décision adressée à une autre personne, la concernent directement et individuellement ».

Dès son arrêt Plaumann, la Cour de justice avait interprété la condition de l’« intérêt individuel » en ce sens qu’il fallait que le requérant établisse que l’acte attaqué « l’atteigne en raison de certaines qualités qui lui sont particulières ou d’une situation de fait qui le caractérise par rapport à toute autre personne et, de ce fait, l’individualise de manière analogue à celle d’un destinataire » (6). La jurisprudence ultérieure a vu, dans cette formule, l’obligation pour le requérant non privilégié de démontrer que l’acte com-porte en fait une décision indirecte ou déguisée à son encontre.

Certes, pareille interprétation stricte des conditions de recevabilité pouvait trouver une certaine justification dans la formulation du Traité lui-même, laquelle ne semblait à l’origine autoriser de recours en annulation, introduit par un particulier, que contre des actes à portée individuelle le concernant,

(6) C.J., 15 juillet 1963, aff. 25/62, Plaumann, Rec. 1963, p. 906.

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soit ouvertement, soit sous une forme déguisée (voy. les mots de « décisions […] prises sous l’apparence d’un règlement » (7)).

S’il est aussi exact que des tempéraments à cette interprétation de principe ont été apportés par les arrêts Extramet et Codorniu (8), ces ouvertures n’ont toutefois pas eu l’effet attendu, voire ont été par la suite progressivement largement refermées (9). Ce n’est que dans son arrêt Jégo-Quéré que le Tri-bunal de première instance décida de rompre avec l’interprétation restrictive de la condition de l’intérêt « individuel ». Encouragé par les conclusions de l’Avocat général Jacobs dans l’affaire UPA, le Tribunal estima en effet qu’« afin d’assurer une protection juridictionnelle effective des particuliers », ceux-ci devaient être considérés comme individuellement concernés par un acte de l’Union de portée générale « si la disposition en question affect[ait], d’une manière certaine et actuelle, [leur] situation juridique en restreignant [leurs] droits ou en [leur] imposant des obligations » (10).

Tant l’approche de l’Avocat général Jacobs que l’arrêt Jégo-Quéré du Tribu-nal furent toutefois condamnés par la Cour de justice dans son arrêt UPA (11).

(7) Voy. H. Schermers et D. WaelBroecK, Judicial Protection in the EU, 6e édition, Warterloo, Kluwer, point 862 ; M. JaeGer, « L’accès des personnes physiques ou morales à la justice : les premières interprétations par le Tribunal des nouvelles dispositions de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE », in Mélanges en hommage à Albert Weitzel. L’Europe des droits fondamentaux, 2013, p. 94.

(8) Selon ces arrêts, c’était exceptionnellement davantage l’effet de l’acte attaqué sur le requérant ou sur les « droits spécifiques » de celui-ci que la situation propre de ce dernier qui constituait le critère de recevabilité du recours en annulation.

(9) Voy. H. Schermers et D. WaelBroecK, Judicial Protection in the EU, op. cit., points 889 et s.

(10) « Le nombre et la situation d’autres personnes également affectées par la disposi-tion ou susceptibles de l’être ne sont pas, à cet égard, des considérations pertinentes » (Tri-bunal, 3 mai 2002, aff. T-177/01, Jego-Quéré c. Commission, point 51). Bien qu’il s’agisse d’un revirement de jurisprudence fondamental, le Tribunal avait néanmoins sans doute été un peu moins loin que ce que suggérait l’Avocat général Jacobs pour qui la condition de l’affectation individuelle était remplie par le requérant dès que, « en raison de la situation dans laquelle (il) se trouve, la mesure nuit, ou est susceptible de nuire, à ses intérêts de manière substantielle » (point 60 des conclusions présentées le 21 mars 2002 dans l’affaire UPA, C-50/00P). K. Lenaerts parle, à propos de la position du Tribunal, d’une « approche réformatrice » alors que la suggestion de l’Avocat général Jacobs est perçue comme une « approche révolutionnaire » (« Le Traité de Lisbonne et la protection juridictionnelle des particuliers en droit de l’Union », ces Cahiers, 2009, p. 722). Pour une analyse des avantages de la position défendue par l’Avocat général Jacobs, voy. A. alBors-llorens, « The Standing of Private Parties to Challenge Community Measures : Has the European Community Missed the Boat », Cambridge Law Journal, 2003, p. 85.

(11) Cette affaire concernait le pourvoi dirigé contre l’ordonnance du Tribunal de première instance (antérieure à l’arrêt Jégo-Quéré) qui avait jugé comme irrecevable le

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B. — De l’arrêT uPa à l’arrêT InuIt

Dans son arrêt UPA, la Cour en revint à la lecture « plaumannienne » de la notion d’« intérêt individuel ». Rappelant ainsi que ce n’est que dans l’hypothèse où un règlement revêt, à titre exceptionnel, « un caractère déci-sionnel » à l’égard des requérants que ceux-ci peuvent en poursuivre l’annu-lation (12), la Cour de justice constata que tel n’était pas le cas en l’espèce et que, partant, le recours d’UPA n’était pas recevable. Consciente toutefois des nombreuses critiques adressées à sa jurisprudence, la Cour de justice en appela aux États membres en leur suggérant que le problème n’était pas dû à sa jurisprudence mais au Traité lui-même et que, s’ils souhaitaient un changement, il leur appartenait de « réformer le système actuellement en vigueur » au travers d’une modification du Traité lui-même (13).

Après une première tentative — avortée — au sein du projet de Traité constitutionnel, c’est le Traité de Lisbonne qui offrira l’occasion de modifier les conditions de recevabilité du recours en annulation introduit par les particuliers. Le nouvel article 263, alinéa 4, TFUE constitue, à cet égard et de prime abord, une avancée importante. En particulier il se distingue sous deux aspects essentiels de l’ancien article 230, alinéa 4, TCE :

— D’une part, les particuliers peuvent désormais attaquer tout type d’« actes » produisant des effets de droit contraignants pour autant que ceux-ci les concernent directement et individuellement. Ainsi, l’exigence qu’il s’agisse d’une décision qui leur est adressée, ouvertement ou de manière déguisée, disparaît. Seule compte l’existence d’un acte obliga-toire, définitif et producteur d’effets juridiques (14). Ou pour reprendre les termes du Traité, les particuliers peuvent désormais expressément agir en annulation non seulement contre un acte dont ils sont les desti-

recours en annulation introduit par une association professionnelle contre un règlement d’organisation commune des marchés, qui serait considéré, selon la classification prévalant aujourd’hui, comme ayant été adopté selon la procédure législative. L’arrêt de la Cour fut rendu exceptionnellement en pleines vacances judiciaires.

(12) C.J., 25 juillet 2002, aff. C-50/00P, UPA, point 36. (13) Point 45 de l’arrêt UPA précité. (14) « The analysis of the capacity to introduce an action for annulment definitely shifts

from the nature of the act to the way in which the applicant is affected. To the extent that any act with legal effect is challengeable under Article 263 (4) TFEU its decisional nature, in form or substance, seems no longer relevant » (A. MeiJ, « Access to the European Union Courts. Standing in Direct actions after Lisbon », in Fundamental Rights and Principles. Liber Amicorum Pieter Van Dijk, Intersentia, 2013, p. 145). Voy. toutefois la référence faite dans l’ordonnance Inuit du Tribunal à l’idée d’une affectation du requérant analogue à celle du destinataire d’une décision, relevée par A. MeiJ, op. cit., p. 149.

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nataires, mais aussi contre tout « acte » qui les concerne directement et individuellement.

— Une seconde modification importante concerne les « actes réglemen-taires ». En effet, le Traité de Lisbonne instaure — on l’a dit — un nouveau cas dans lequel le recours du particulier doit être jugé recevable, à savoir lorsque celui-ci poursuit l’annulation d’un acte réglementaire le concernant directement et qui ne comporte pas de mesures d’exécution. Dans un tel cas, le requérant est dispensé de démontrer que l’acte régle-mentaire en cause le concerne aussi individuellement.

À la suite de l’adoption du Traité de Lisbonne, l’on pouvait donc enfin espérer une ouverture réelle du locus standi des particuliers au contentieux de l’annulation. L’affaire Inuit offrait ainsi l’occasion à la Cour de justice de combler la lacune constatée dans l’arrêt UPA en admettant, à l’inverse de l’ordonnance du Tribunal contestée devant elle, que désormais les par-ticuliers pouvaient poursuivre l’annulation d’un acte législatif de l’Union qui les affecte directement, sans pour autant qu’ils soient individuellement concernés par cet acte. Dans l’arrêt commenté, la Cour de justice mit pour-tant un terme à ces espoirs en interprétant à la fois restrictivement le concept d’actes réglementaires (en refusant d’y inclure les actes législatifs) et en rejetant toute tentative d’amender la jurisprudence Plaumann.

II. — Une lacune imposée par le droit primaire ?

L’arrêt commenté ferme ainsi la porte aux ouvertures que permettait le Traité de Lisbonne. Notre propos n’est pas ici de déterminer si les termes mêmes du Traité « imposaient » ces ouvertures. Il s’agit simplement de constater qu’à notre estime, la Cour de justice aurait aisément pu les adop-ter, sans violer le Traité, contrairement à ce qu’elle affirme dans l’arrêt commenté (15). Pour ce faire, il convient d’examiner ci-après, d’abord, l’interprétation que la Cour retient de la notion d’« acte réglementaire » (A) et, ensuite, celle de la condition de l’intérêt « individuel » (B).

(15) Dans le même sens, A. Arnull, « Arrêt Inuit : la recevabilité des recours en annulation introduits par des particuliers contre des actes réglementaires », J.D.E., 2014, p. 15. Voy. aussi, à propos de la notion d’acte réglementaire, A. Creus, « Commentaire des décisions du Tribunal dans les affaires T-18/10-Inuit et T-262/10-Microban », ces Cahiers, 2011, p. 669 ; A. MeiJ, op. cit., p. 152. Sur la controverse doctrinale à ce propos, voy. les références citées par M. JaeGer, op. cit., p. 108.

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a. — le criTère D’« acTe réGlemenTaire »Bien qu’elle insiste au départ sur la nécessité — conformément à une

jurisprudence bien établie — de tenir compte, dans l’interprétation d’une disposition, de ses termes, de son objectif, de son contexte et de sa genèse, tout comme de l’ensemble normatif au sein duquel elle s’insère (16), la Cour de justice recourt, en fait, exclusivement à l’interprétation littérale et historique de la notion d’« acte réglementaire » présente dans l’article 263, alinéa 4, du TFUE. Ni l’interprétation téléologique, ni l’interprétation sys-témique ne sont utilisées. Quant à l’interprétation littérale et historique de cette disposition, elle est — comme on le verra ci-après — loin d’être univoque.

1) — L’interprétation « textuelle » de l’article 263 TFUED’un point de vue « littéral », la Cour relève tout d’abord que l’article 263,

alinéa 1er, TFUE distingue, parmi les actes susceptibles de recours, les « actes législatifs » des autres actes « contraignants destinés à produire des effets juridiques à l’égard des tiers », adoptés par les institutions ou les organes ou organismes de l’Union, qu’ils soient de portée générale ou individuelle (17). La Cour ne tire pas de conséquences expresses de ce premier constat.

Le Tribunal et l’Avocat général avaient, quant à eux, opposé l’expression « actes législatifs », contenue à l’alinéa 1er, et le concept d’« actes régle-mentaires », visé à l’alinéa 4, le second excluant selon eux nécessairement le premier (18). Comme le relève pourtant l’Avocat général Wathelet dans ses conclusions dans l’affaire Stichting Woonlinie, l’opposé d’« actes légis-latifs » serait plutôt « actes non législatifs » ou « actes d’exécution » (19). Plus fondamentalement encore, on n’aperçoit pas en quoi le fait d’avoir remplacé, à l’article 263, alinéa 1er, TFUE, l’ancienne expression « actes adoptés conjointement par le Parlement européen et le Conseil » par la formule « actes législatifs » signifierait que le mot « acte réglementaire » à l’article 263, alinéa 4, TFUE ne pourrait englober tous les actes généraux, en ce compris les actes législatifs.

(16) Point 50 de l’arrêt commenté (17) Point 52 de l’arrêt commenté. (18) Voy. l’ordonnance précitée du Tribunal, aux points 44-46 et les conclusions pré-

citées au point 36. (19) « L’opposé d’un acte législatif n’est pas nécessairement l’acte réglementaire, mais

serait plutôt l’acte d’exécution, dénomination expressément utilisée à l’article 291 TFUE » ; « pour qualifier les actes qui ne sont pas législatifs, le traité FUE n’utilise pas le mot “réglementaire”, mais parle, à l’article 297, paragraphe 2, TFUE, d’“actes non législatifs” » (points 29 et 30 des conclusions dans l’affaire C-133/12P, Stichting Woonlinie).

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La Cour de justice relève ensuite que l’article 263 TFUE, reconnaît, en ses alinéas 2 et 3, aux institutions de l’Union et aux États membres un très large accès au juge de l’annulation. Les auteurs du Traité ont donc, selon la Cour, établi une « distinction nette » entre ce droit de recours largement établi au profit, selon les termes de l’Avocat général Kokott, des requérants « privilégiés » et le droit de recours qui est concédé aux « non-privilégiés » (les particuliers) par l’alinéa 4 du même article. À nouveau, la Cour de justice ne tire aucune conséquence expresse de cette distinction de « classe » entre requérants, contrairement à son Avocat général. Selon elle, il s’agit d’une distinction que le Traité de Lisbonne n’a voulu qu’assouplir, et non supprimer (20). En d’autres termes, l’Union européenne serait condam-née à demeurer une Union où les particuliers n’ont qu’un accès limité au contentieux de l’annulation et où le droit est essentiellement à la discrétion des États et Institutions. Or, on peine une fois de plus à voir en quoi cet argument — même s’il reflète une réalité qu’on peut regretter — justifierait l’interprétation stricte qui est retenue du mot « acte réglementaire ».

Poursuivant son interprétation textuelle de l’article 263 TFUE, la Cour affirme dans un premier temps que la notion d’« actes réglementaires » aurait nécessairement une portée plus limitée que celle d’« actes » — ce qui est incontestable. Elle poursuit cependant en considérant qu’inclure dans la notion d’« actes réglementaires » les actes législatifs reviendrait à vider de son sens la distinction, opérée par les deuxième et troisième branches de l’article 263, alinéa 4, TFUE, entre les termes « actes » et « actes réglementaires » (21).

Or, ce raisonnement est particulièrement difficile à suivre (22). En effet, il eût été tout aussi défendable de considérer que la notion d’« acte réglemen-taire » visait tous les « actes » à l’exception des actes de portée individuelle, que le requérant en ait ou non été le destinataire.

L’approche de la Cour est d’autant plus déconcertante qu’elle ne renvoie pas à sa jurisprudence bien établie assimilant le concept de « règlements » à tout « acte de portée générale ». Ainsi, l’ancien article 184 du Traité CEE

(20) Point 37 des conclusions précitées. (21) Point 58 de l’arrêt commenté. (22) Dans le même sens, mais à propos du raisonnement du Tribunal, voy. S. Peers et

M. CosTa, « Judicial Review of EU Acts after the Treaty of Lisbon : Order of 6 September 2011, Case T-18/10, Inuit Tapiriit Kanatami and Others v. Commission, and Judgment of 25 October 2011, Case T-262/10, Microban v. Commission », E.C.L.R., 2012, p. 91 : « it does not necessarily follow form the working of Article 263 (4) that a “regulatory act” is only a category of acts of general application. With great respect to the Court’s view, the wording of article 263 (1) does not in any way suggest such an interpretation either ».

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(devenu article 241 TCE) permettait de soulever l’exception d’illégalité à l’encontre des « règlements », terme que la Cour avait défini comme cou-vrant tout acte à portée générale (23). La Cour fit de même concernant le mot « règlement » à l’ancien article 173, alinéa 2, du Traité CEE (devenu article 230, alinéa 4, TCE) qui visait les décisions prises sous l’apparence d’un « règlement » en ouvrant dans sa jurisprudence la possibilité de recours contre des directives ou autres actes généraux (24).

Enfin, tout aussi difficile à suivre est l’argument de l’Avocat général, Mme Kokott, selon lequel même si les mots « règlement » et « acte régle-mentaire » sont comparables, cette circonstance serait sans pertinence dès lors qu’il existerait diverses versions linguistiques de l’article 263, alinéa 4, TFUE, où une autre expression qu’« acte réglementaire » est utilisée. En effet, les versions citées par l’Avocat général à l’appui de son argument vont dans le sens d’une interprétation large des mots « actes réglementaires », que ce soit en danois (« forordning » contre « regelfastsættende retsakt »), en néerlandais (« verordering » contre « regelgevingshandeling »), en roumain (« regulament » contre « act normativ »), en suédois (« förordning » contre « regleringsakt »), etc. Chaque fois, l’expression choisie se réfère bien à l’idée d’un acte « normatif », qu’il soit législatif ou non (25).

2) — L’interprétation « historique » de l’article 263 TFUEComme on l’a relevé, la Cour de justice ne se contente pas d’interpréter

textuellement l’article 263 TFUE à sa manière. Dans un second temps, elle aborde également sa genèse.

C’est un truisme que d’affirmer que le recours à l’interprétation histo-rique est peu fréquent en droit de l’Union (26). L’arrêt commenté constitue dès lors une exception notable à cet égard. Selon l’Avocat général Kokott, la réserve observée par les juridictions de l’Union en matière d’interprétation « historique » dans le passé était toutefois justifiée par l’indisponibilité des travaux préparatoires aux Traités fondateurs. Il n’y aurait cependant, selon

(23) Voy. C.J., 6 mars 1979, aff. 92/78, Simmenthal, Rec., pp. 777 et 800. (24) Voy., p. ex., Tribunal, arrêt du 17 juin 1998, aff. T-135/96, UEAPME, Rec. 1998,

p. II-2335. (25) Voy. le point 31 des conclusions de l’Avocat général Kokott. On rappellera d’ail-

leurs que, dans le passé, l’existence de versions linguistiques déviantes n’a jamais empêché la Cour de choisir parmi celles-ci l’interprétation la plus logique — même à l’encontre du texte explicite de certaines versions linguistiques du Traité (voy., p. ex., C.J., 13 juillet 1966, aff. 56 et 58/64, Consten/Grundig, Rec. 1966, p. 299). Compar. A. Popov, op. cit., p. 177.

(26) A. MeiJ, op. cit., p. 148.

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elle, aucune raison de principe de ne pas utiliser, lorsque ceux-ci sont acces-sibles, de tels documents, considérés comme des « moyens complémentaires d’interprétation lorsque, comme c’est le cas en l’espèce, le texte d’une disposition, son contexte réglementaire et les objectifs qu’elle poursuit ne permettent pas de faire toute la lumière sur sa signification » (27).

Ce faisant, la Cour de justice ne s’arrête toutefois pas aux travaux pré-paratoires du Traité de Lisbonne. Elle se reporte en réalité aux travaux préparatoires de l’article III-365, § 4, du projet de Traité établissant une Constitution pour l’Europe, dont le contenu a été repris par l’article 263, alinéa 4, TFUE. Or, certains documents échangés au cours de la discussion de cet article attestent, selon elle, que l’objectif des auteurs du Traité aurait été de faire perdurer « une approche restrictive en ce qui concerne le recours des particuliers contre les actes législatifs (pour lesquels la condition “direc-tement et individuellement concerné” reste d’application) » (28).

À la lecture de l’arrêt, il nous semble que cet argument « historique » (29) est celui auquel la Cour de justice donne le plus de poids. La Cour se réfère ainsi à des travaux préparatoires concernant le Traité constitutionnel, alors même que celui-ci a été expressément rejeté, à la suite des référendums négatifs en France et aux Pays-Bas. On peut d’autant plus s’interroger sur l’opportunité de recourir aux travaux préparatoires de la Constitution qu’il s’agit d’éclairer le sens d’une disposition du Traité de Lisbonne qui repose sur des concepts (« actes législatifs », « actes réglementaires ») qui n’ont désormais plus du tout le même sens. Inutile de rappeler ici que le Traité de Lisbonne a en effet abandonné la typologique hiérarchisée des sources du droit de l’Union établie par le projet de Constitution (30).

(27) Point 32 des conclusions précitées. (28) Point 59 de l’arrêt commenté. Notons par ailleurs que cette question fut vivement

discutée au cours des travaux préparatoires à la Constitution (voy., notamment, Rapport final du Cercle de discussion sur le fonctionnement de la Cour de justice, CONV 636/03, points 20-22). En ce sens également, voy. S. BalThasar, « Locus Standi Rules for Chal-lenges to Regulatory Acts by Private Applicants : the New Article 263 (4) TFEU », E.L.R., 2010, p. 545. Voy. encore C. Koch, « Locus Standi of Private Applicants under the EU Constitution : Preserving Gaps in the Protection of Individual’s Right to an Effective Remedy », E.L.R., 2005, p. 520 : « When ruling on this issue, the EC.J. will however not be bound by [the] intervention [of the drafters of the Constitution]. Since the Constitution does not define what a regulatory act is, the Court will have room to manœuvre in its interpretation ». L’affirmation est encore plus vraie à propos du Traité de Lisbonne.

(29) Qui avait déjà été utilisé dans l’ordonnance du Tribunal attaquée devant la Cour (point 49 de l’ordonnance du Tribunal).

(30) En ce sens, voy. U. everlinG, « Rechtsschutz in der Europäischen Union nach dem Vertrag von Lissabon », Europa Beiheft, 2009, pp. 71 et 74, cité par S. BalThasar, op. cit.,

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Comme le souligne l’Avocat général, Mme Kokott, elle-même, « le Traité de Lisbonne ne contient aucune systématisation ni hiérarchisation qui seraient comparables à celles qu’opérait le Traité constitutionnel », de sorte que « les actes législatifs peuvent eux aussi prendre la forme de règle-ments » (31). Si les auteurs du Traité de Lisbonne avaient voulu exclure les actes législatifs, il aurait d’ailleurs été plus logique d’utiliser — au lieu de la formule « actes réglementaires » — les expressions d’« actes délé-gués » au sens de l’article 290 TFUE, ou encore « d’exécution » au sens de l’article 291 TFUE (32).

Si elle reconnaît ainsi la possibilité d’interpréter la notion d’acte régle-mentaire d’une manière plus large que le sens qui y est donné dans le projet de Constitution, l’Avocat général relève toutefois immédiatement que cette interprétation serait « difficilement compatible avec le mandat qui avait été donné à la conférence intergouvernementale de 2007 qui a négocié le Traité de Lisbonne ». Elle estime que ce mandat imposait notamment de maintenir « la distinction entre ce qui est législatif et ce qui ne l’est pas, et les conséquences qui en découlent » (33). Sur cette base, et même si ladite distinction n’a pas été maintenue, l’Avocat général considère « tout à fait improbable » que les auteurs du Traité de Lisbonne aient voulu se distancier de l’interprétation donnée à l’article III-365, § 4, du projet de Constitution. Du reste, si tel avait été leur intention, elle estime qu’ils auraient expressé-ment substitué aux termes « actes réglementaires » une expression nouvelle comme, par exemple, « actes de portée générale » (34). Le raisonnement est toutefois réversible (35).

p. 544. En outre, dans certaines versions linguistiques, les mots « actes réglementaires » contenus au sein de la Constitution ne sont pas traduits de la même manière que les mots « actes réglementaires » au sens de l’article 263, alinéa 4, TFUE (voy. note 25 des conclusions de l’Avocat général ; A. arnull, op. cit., p. 16).

(31) Point 42 des conclusions précitées de l’Avocat général. (32) Voy., à ce propos, infra, note 35. (33) Point 45 des conclusions précitées de l’Avocat général. (34) Point 46 des conclusions précitées de l’Avocat général. Dès lors qu’il ne nous

semble pas que le mandat confié à une conférence intergouvernementale puisse limiter la liberté créatrice des États auteurs du Traité, on ne saurait considérer que les lignes directrices qui y sont contenues devaient être respectées par les auteurs du Traité de Lis-bonne. Du reste, ce n’est pas non plus ce que soutient l’Avocat général. Elle en présume plutôt la volonté des États membres de se conformer aux objectifs décrits dans le projet de Constitution, sauf preuve contraire qu’elle n’aperçoit pas, le texte de l’article 263, alinéa 4, TFUE étant identique à la disposition correspondante du projet de Constitution.

(35) On l’a dit, si les États membres avaient en effet effectivement voulu conforter la solution contenue dans le projet de Constitution et refuser que l’acte réglementaire soit assimilé à tout acte de portée générale, « ils auraient recouru à l’expression “acte délégué” »

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3) — L’absence d’interprétation « téléologique » de l’article 263 TFUE

Si la Cour de justice se fonde sur l’interprétation précitée de l’article 263 TFUE, qui se veut tant littérale qu’historique, on ne peut être que frappé par le fait qu’elle ne s’appuie à aucun moment sur l’interprétation téléologique de cette disposition, méthode d’interprétation, qu’elle a pourtant si souvent favorisée dans sa jurisprudence (36)/ (37).

Les conclusions de l’Avocat général sont plus nuancées à cet égard. Elle reconnaît en effet que les auteurs du Traité de Lisbonne ont entendu « renfor-cer la protection juridictionnelle individuelle en assouplissant la possibilité pour les personnes physiques et morales d’engager des recours contre les actes de l’Union à portée générale » et que « considéré isolément, cet objectif milite en faveur d’une interprétation large de l’expression “actes réglemen-taires” » (38). Toutefois, l’Avocat général relève que le Traité de Lisbonne

(O. De schuTTer, « Les droits fondamentaux dans l’Union européenne », J.D.E., 2008, p. 126, cité par K. lenaerTs, op. cit., p. 727). Dans le même sens, S. peers et M. cosTa, op. cit., pp. 91-92, qui réfutent l’idée que sur base d’une interprétation littérale, on puisse considérer qu’en adoptant l’article 263, alinéa 4, les auteurs du TFUE aient fait une dis-tinction entre actes législatifs et non législatifs : « if they had intented such a distinction, why not use more express and unambiguous wording ? (…) Most significantly, since the treaty drafters inserted an express reference to “legislative acts” in Article 263 (1), but not in the third limb of Article 263 (4), this obviously suggests that they intented a different scope of the relevant provisions ». Dans le même sens, S. BalThasar, op. cit., p. 545.

(36) C’est précisément cette interprétation téléologique qui fondait l’essentiel angle d’attaque par lequel l’Avocat général Wathelet avait proposé d’interpréter la notion d’acte réglementaire comme incluant les actes législatifs (points 31 et s. des conclusions pré-sentées le 29 mai 2013 dans l’affaire Stichting Woonlinie, C-133/12P). Voy. également A. MeiJ, op. cit., p. 147 : « From a teleological perspective, therefore the broad interpre-tation appears to be largely preferable ». Voy. aussi S. BalThasar, op. cit., pp. 545-546.

(37) Si, formellement, le Tribunal avait sacrifié à l’examen des objectifs poursuivis par le Traité de Lisbonne, l’ordonnance attaquée devant la Cour se contentait, dans les faits, de renvoyer à la limitation imposée par les travaux préparatoires du projet de Constitution (dans le même sens, S. peers et M. cosTa, op. cit., p. 93), le Tribunal estimant que, puisque le texte de l’article 293, alinéa 4, était identique à celui de la Constitution, son objectif ne pouvait être différent. La lecture téléologique du Traité de Lisbonne est toutefois différente dans l’arrêt Microban du Tribunal (voy. points 26-32 et A. MeiJ, op. cit., p. 150).

Compar. C.J. (grande chambre), aff. C-274/12P, 19 décembre 2013, Telefonica c. Com-mission, point 27 : « il convient d’interpréter la notion d’“actes réglementaires […] qui ne comportent pas de mesures d’exécution”, au sens de l’article 263, quatrième alinéa, dernier membre de phrase, TFUE, à la lumière de l’objectif de cette disposition qui consiste, ainsi qu’il ressort de sa genèse, à éviter qu’un particulier soit contraint d’enfreindre le droit pour pouvoir accéder au juge ».

(38) Point 33 des conclusions précitées.

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n’aurait pas entendu poursuivre cet objectif uniquement via la modification de l’article 263, alinéa 4, TFUE mais aussi en insérant l’article 19, § 1er, alinéa 2, dans le TUE qui, selon elle, « renforce cette protection juridic-tionnelle individuelle devant les juridictions nationales dans les domaines couverts par le droit de l’Union » (39).

Le détour par l’article 19 du TUE laisse toutefois perplexe (40). En effet, alors que l’article 263, alinéa 4, TFUE comporte une réelle modification de l’état du droit antérieur, l’article 19, § 1er, alinéa 2, TUE n’est que la consécration d’une jurisprudence bien établie de la Cour de justice concer-nant les exigences du principe d’effectivité. On ne voit donc guère en quoi l’insertion de cet article 19 dans le Traité UE « renforcerait » notablement la protection juridictionnelle des particuliers. On peut d’autant plus diffi-cilement admettre que l’apport contenu dans l’article 263, alinéa 4, TFUE ne soit pas d’une importance plus essentielle. En outre, l’article 19 TUE ne vise pas que les cours et tribunaux nationaux, mais aussi — et sans doute même avant tout — la Cour de justice et le Tribunal de l’Union qui ont pour mission d’assurer le respect du droit dans l’application et l’interpré-tation du Traité. Est-il besoin d’ailleurs de rappeler que l’objectif du Traité de Lisbonne était de répondre à l’appel lancé par la Cour de justice dans son arrêt UPA — lequel concernait l’absence d’une voie d’accès effective reconnue aux particuliers pour poursuivre l’annulation des actes de portée générale de l’Union dépourvus de mesures d’exécution nationales ?

L’Avocat général, Mme Kokott, estime encore que la distinction établie entre les actes réglementaires et les actes législatifs pourrait se justifier au regard de la « légitimité démocratique particulièrement élevée » (41) qui entoure l’adoption de l’acte législatif, procédure qui permet, du reste, de le distinguer d’un acte réglementaire, tous deux ayant une portée géné-rale et abstraite (42). Néanmoins, comme divers auteurs l’ont souligné, les procédures législatives spéciales offrent une place bien moins enviable au Parlement européen (43). De plus, il est difficile de voir pourquoi même un

(39) Point 34 des conclusions précitées. (40) Voy. également, dans le même sens, points 31 et 33 des conclusions précitées de

l’Avocat général Wathelet. (41) Point 38 des conclusions précitées. Dans le même sens, M. JaeGer, op. cit., p. 126. (42) Voy. point 65 de l’ordonnance du Tribunal de l’Union européenne. (43) Voy. C. Koch, op. cit., p. 526 (cité par K. LenaerTs, « Le Traité de Lisbonne et

la protection juridictionnelle des particuliers en droit de l’Union », ces Cahiers, 2009, pp. 726-727). Voy. aussi l’argument développé par M. Dougan selon lequel le Parlement européen a davantage de contrôle sur les actes délégués que sur la plupart des actes légis-latifs (M. DouGan, « The Treaty of Lisbon 2007 : Winning Minds, Not Hearts », C.M.L.R., 2008, pp. 617 et 678, argument repris par S. peers et M. cosTa, op. cit., pp. 94-95).

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rôle accru du Parlement européen justifierait de priver de plano les particu-liers de leur droit de recours en annulation (44). Enfin, faut-il rappeler que l’appel du pied contenu dans l’arrêt UPA concernait précisément un acte qui serait aujourd’hui considéré comme un acte adopté selon la procédure législative (45) ?

4) — L’absence d’interprétation « systémique » de l’article 263 TFUE

Si la Cour de justice s’est abstenue d’interpréter téléologiquement l’article 263 TFUE, elle s’est tout autant gardée de réaliser une approche systémique de cette disposition. Celle-ci aurait en effet supposé de prendre en compte l’idée maîtresse, rappelée maintes fois dans sa propre jurispru-dence, qu’une disposition garantissant un droit fondamental, comme le droit d’accès au juge, doit être interprétée de manière extensive (46).

Il en va d’autant plus ainsi que la jurisprudence européenne sur la rece-vabilité, et en particulier l’arrêt Inuit, est en profond décalage avec les

(44) À ce sujet, voy. C. Koch, op. cit., p. 527 : « Making the standing rules dependent on the type of act under challenge does not seem compatible with a Union bound on the rule of law. The argument that acts which have more democratic legitimacy should not be reviewable at the suit of individuals does not fit into the Union context because the democratic deficit continues to exist under the Constitution ».

(45) Selon l’Avocat général, s’il est vrai que l’interprétation retenue par la Cour de justice ne permet pas de combler la lacune contestée dans l’arrêt UPA, il convient cepen-dant de prendre également en compte les possibilités d’action (qu’elle proposera d’élargir) qui s’ouvrent aux particuliers tant devant les juridictions internes susceptibles de déférer l’affaire à la Cour de justice, via le mécanisme de renvoi préjudiciel, que devant le Tribunal via l’exception d’illégalité (point 60 des conclusions précitées). Dans une certaine mesure, la Cour de justice suivra cette proposition. Sur ces questions, voy. infra. Elle relève aussi que les droits nationaux connaissent, eux aussi, un droit d’accès au juge limité lorsqu’il s’agit de contester les lois nationales. L’argument, qui n’a pas été repris par la Cour de justice, n’emporte pas la conviction. Voy. d’ailleurs K. lenaerTs, op. cit., p. 726. Certains auteurs ont du reste pointé le caractère quelque peu artificiel, voire arbitraire, de la distinc-tion entre actes « législatifs » et « réglementaires » qui en découle (A. meiJ, op. cit., p. 151 ; S. simon, Contentieux de l’Union européenne, p. 130). Adde R. BarenTs, « The Court of Justice after the Treaty of Lisbon », C.M.L.R., 2010, p. 725.

(46) Voy., p. ex., C.J., 23 avril 1986, aff. 294/83, Les Verts, points 23-24, Rec. 1986, p. 1365. Voy. aussi très récemment C.J.U.E., 26 septembre 2013, PPG c. ECHA, C-625/11P, point 33 : « dans la mesure où la formulation de l’article 102, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal pourrait donner lieu à des doutes, il convient, en l’absence de raisons péremptoires en sens contraire, de privilégier celle qui n’entraîne pas la forclusion, laquelle priverait les intéressés de leur droit de recours juridictionnel ».

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systèmes juridictionnels prévalant dans de nombreux États membres (47) — alors que la Cour de justice devrait assurer, en la matière, un standard maximum de protection. Il nous paraît difficilement acceptable qu’au fur et à mesure du transfert de compétences à l’Union européenne, de plus en plus important, les garanties de l’État de droit ne suivent pas un même mouvement ascensionnel. Ceci est d’autant plus paradoxal face aux cri-tiques relatives à l’insuffisante légitimité démocratique de divers aspects de la construction européenne.

5) — Conclusions sur la notion d’acte réglementaireIl nous semble dès lors qu’aucun argument décisif ne démontre que

l’interprétation restrictive donnée par la Cour aux termes « actes réglemen-taires » était imposée par le Traité.

B. — le criTère De l’inTérêT « inDiviDuel »Mais même si l’acte législatif devait être exclu — comme l’a fait la

Cour de justice — de la catégorie des actes réglementaires, au sens de l’article 263, alinéa 4, TFUE, la lacune mise à nu dans l’arrêt UPA aurait pu aisément être comblée — on l’a dit — par une interprétation renouvelée de la condition de l’intérêt « individuel ». Tous les éléments propices à cette relecture étaient réunis. Non seulement le Traité de Lisbonne se présentait comme un pas vers un meilleur accès des particuliers au juge de l’annu-lation, mais en outre, pour la première fois depuis les Traités fondateurs, la structure de la deuxième branche de l’ancien article 230, alinéa 4, TCE, avait été profondément modifiée.

Sous l’empire de l’article 230, alinéa 4, TCE, le recours en annulation introduit par un particulier était recevable s’il visait une décision qui, « bien que prise (…) sous l’apparence d’un règlement ou d’une décision adressée à une autre personne, l(e) concerne (…) directement et individuellement ». Cette formulation limitative — dont on a souligné le rôle probable dans

(47) Voy. les conclusions de l’Avocat général Jacobs dans l’affaire UPA, points 85 et s. ; voy. aussi, pour une analyse de droit comparé, D. WaelBroecK et A.-M. verheyDen, « Les conditions de recevabilité des recours en annulation des particuliers contre les actes normatifs communautaires : à la lumière du droit comparé et de la Convention des droits de l’homme », ces Cahiers, 1995, pp. 339 et s. En effet, il ne faudrait pas résumer la portée de l’arrêt Inuit à l’exclusion, en pratique, de tout droit de recours en annulation d’un particulier contre les actes législatifs de l’Union. Il en va de même pour tous les actes « réglementaires » au sens de l’arrêt Inuit qui comporte des mesures d’exécution. Compar. M. JaeGer, op. cit., p. 126.

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l’interprétation restrictive de la condition de l’intérêt « individuel » — est désormais supprimée.

Et pourtant, ni l’Avocat général, ni la Cour de justice n’ont estimé que cette modification textuelle notable (48) pouvait aboutir à remettre en cause l’interprétation « plaumannienne » de la condition de l’intérêt « individuel ». Alors que les requérants sollicitaient que la Cour de justice y substitue le critère de l’« effet dommageable substantiel » (49), ceux-ci se sont vus opposer une fin de non-recevoir peu convaincante (50).

La Cour justifie en effet sa position en affirmant que « la deuxième branche de l’article 263, quatrième alinéa, TFUE, correspond […] à celle de l’article 230, quatrième alinéa, CE. Or, le libellé de cette disposition n’a pas été modifié ». L’affirmation est erronée. La Cour de justice pour-suit : « En outre, il n’existe aucun élément permettant de considérer que les auteurs du Traité de Lisbonne avaient l’intention de modifier la portée des conditions de recevabilité déjà prévues à l’article 230, quatrième alinéa. Par ailleurs, il ressort des travaux préparatoires relatifs à l’article III-365, paragraphe 4, du projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe que la portée de ces conditions ne devrait pas être modifiée » (51). La Cour de justice s’appuie ainsi à nouveau sur l’interprétation historique discutable de l’article 263 du Traité, évoquée ci-avant.

Par souci d’exhaustivité, on relèvera encore que, dans son arrêt Woon-linie, rendu postérieurement à l’arrêt commenté, la Cour de justice paraît aborder la condition de l’affectation individuelle d’une manière légèrement moins rigide, en assouplissant quelque peu sa jurisprudence relative au

(48) On ne partage pas l’avis de S. Peers et M. Costa lorsqu’ils estiment que cette modification n’est que la concrétisation de la jurisprudence de la Cour de justice (op. cit., p. 83. Dans le même sens, M. JaeGer, op. cit., p. 101, note 36). On a vu en effet que, après l’arrêt Codorniu, la Cour de justice, dans son arrêt UPA, s’était explicitement fondée sur le caractère décisionnel de la mesure pour déterminer la recevabilité du recours en annulation introduit par un particulier.

(49) Point 69 de l’arrêt commenté, ce qui renvoie à la suggestion de l’Avocat général Jacobs qui considérait qu’un particulier était individuellement concerné par un acte de l’Union lorsque celui-ci « nuit, ou est susceptible de nuire à ses intérêts, de manière subs-tantielle » (points 60 et 102 de ses conclusions précitées dans l’affaire UPA).

(50) Depuis lors, la jurisprudence du Tribunal semble même se mouvoir vers une approche encore plus stricte de la notion d’intérêt individuel que celle qui prévalait dans la jurisprudence Plaumann en niant notamment un intérêt individuel à des requérants qui contestent devant lui un règlement de la Commission statuant sur leurs demandes individuelles de licence (voy. aff. T-279/11, Tate & Lyle, précitée).

(51) Point 70 de l’arrêt commenté. Voy. également, plus ou moins dans le même sens, points 89-90 des conclusions de l’Avocat général, Mme Kokot, précitées.

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« cercle restreint d’opérateurs » (52). Ce frémissement ne suffit toutefois pas à rencontrer l’ensemble des critiques développées ci-avant.

III. — Une lacune comblée par les autres voies de droit prévues par le Traité ?

Selon l’arrêt commenté, l’impossibilité, pour les particuliers « non indi-viduellement » concernés par un acte législatif, d’agir devant le Tribunal de l’Union européenne en vue d’en solliciter l’annulation serait toutefois compensée par les autres voies de recours qui leur sont reconnues par le Traité afin de les protéger « contre l’application à leur égard » de cet acte législatif (53).

Ces voies de recours seraient présentes : — soit au sein des États membres ; — soit plus marginalement au sein de l’Union.

On arrive ici au cœur de la controverse. En effet, est-il exact que, comme le soutient l’Avocat général, Mme Kokott (54), ces voies indirectes per-mettent de combler adéquatement la lacune persistante quant à l’accès des particuliers au juge de l’annulation ? Qu’en est-il (A) des possibilités de recours devant le juge national et (B) de celles au sein de l’Union ?

a. — les voies De recours DevanT le JuGe naTional

De quel accès au juge interne le particulier désireux de contester, en réalité, la validité d’un acte de droit dérivé dispose-t-il en pratique (1) ? Dans la mesure où il parvient à saisir un juge national d’une contestation, quelle est ensuite l’effectivité de la voie de droit qu’il a ouverte en vue d’obtenir un jugement sur la régularité de l’acte de droit dérivé qu’il conteste (2) ?

1) — Quelles voies de recours ?D’une façon générale, il se dégage de l’arrêt Inuit la nette impression

qu’il revient aux États membres de veiller à combler les lacunes persis-tantes affectant les recours directs devant le Tribunal (55). Cette mission

(52) C.J.U.E., 27 février 2014, Woonlinie c. Commission, C-133/12P, points 46 et s. (53) Point 93 de l’arrêt Inuit précité. (54) Point 115 des conclusions de l’Avocat général, Mme Kokott, sous l’arrêt Inuit

précité. (55) En ce sens, voy. point 33 des conclusions précitées de l’Avocat général Wathelet

dans l’affaire C-133/12P.

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leur serait dévolue par le nouvel article 19, § 1er, alinéa 2, TUE, selon lequel les États membres « établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par l’Union » (56). Or, il nous semble que la consécration à l’article 19 TUE du principe d’effectivité des recours, tel que reconnu de longue date dans la jurisprudence de la Cour de justice, ne saurait avoir cette portée. Une telle « codification » d’une jurisprudence bien établie ne signifie évidemment pas que la Cour de justice serait dispensée de l’obligation de respecter elle-même le droit à un recours juridictionnel effectif contenu à l’article 47 de la Charte ou à l’article 6 CEDH.

Poursuivant son raisonnement, l’arrêt Inuit tente de brosser à grands traits la physionomie de ces voies de droit ouvertes au niveau national (57).

Premièrement, la Cour affirme que ni le droit à la protection juridic-tionnelle effective, ni l’article 19 TUE « n’exigent qu’un justiciable puisse former de recours contre [des actes législatifs de l’Union], à titre principal, devant les juridictions nationales » (58). On ne voit pas en effet par quelle construction juridique un tel recours devrait pouvoir être introduit. Il en va d’autant plus ainsi que le Traité, non seulement n’impose pas de tels recours, mais, en outre, les interdit, puisque l’article 263 du TFUE attribue aux seules juridictions de l’Union le pouvoir de connaître d’un recours en annulation contre les actes de droit dérivé (59).

(56) Y supposant en quelque sorte un choix politique dans le chef des États membres, auteurs du Traité de Lisbonne, de confier la protection juridictionnelle des particuliers aux juridictions nationales au lieu de la Cour de justice en comblant ainsi les lacunes laissées par la jurisprudence de celle-ci.

(57) Il s’agit là d’une différence notable avec l’arrêt UPA (voy. P. Gilliaux, op. cit., p. 181).

(58) Point 106 de l’arrêt Inuit précité. (59) La Cour a toutefois déjà semblé reconnaître des cas limites en acceptant de ré-

pondre à des questions en validité dans le cadre de recours destinés à interdire à un État de transposer une directive (C.J.C.E., 10 décembre 2002, C-491/01, BAT). On notera cepen-dant que ce genre de recours est inconcevable dans la quasi-totalité des États membres. Bien que d’éminents représentants de la Cour de justice voient, dans ce type de recours portés devant les juridictions nationales, l’élément permettant de combler la lacune per-sistante dans la protection juridictionnelle effective au sein de l’ordre juridique européen, force est de constater que, d’une part, et à la différence de la jurisprudence Factortame, aucun considérant de l’arrêt Inuit ne contraint — ni même n’invite — explicitement les États membres à créer de telles voies de droit et que, d’autre part, les praticiens qui usent de ce type de procédures anglo-saxonnes hésitent à les considérer comme la solution idéale en la matière notamment au motif qu’elles nécessitent toujours la médiation du juge de droit interne (sur cette question, voy. aussi infra).

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Deuxièmement, selon la Cour de justice, le droit national satisfait aux exigences de l’article 47 de la Charte pour autant qu’une voie de recours, conforme aux principes d’équivalence et d’effectivité, permette, même si n’est que de manière incidente, d’assurer aux justiciables « le respect des droits que [ceux-ci] tirent du droit de l’Union » (60) sans que, pour ce faire, ils aient dû, au préalable, « enfreindre le droit ». En conséquence, le particu-lier doit avoir accès — ne fût-ce qu’incidemment — au contrôle de validité de l’acte législatif européen, autrement que dans le cadre de poursuites pénales ou administratives diligentées contre lui au motif qu’il ne l’a pas respecté (61).

Troisièmement, cette voie de droit ne saurait, à notre estime, être consti-tuée par un recours en indemnité devant le juge national. Non seulement il s’agit, selon la jurisprudence de la Cour de justice, d’une voie de recours distincte de celle des contentieux de la légalité qui ne constitue pas un subs-titut à celle-ci (62). Mais, en outre, il découle d’une jurisprudence constante de la Cour de justice que le juge national est, en principe, incompétent pour connaître d’une action en réparation contre l’État membre, lorsque la faute alléguée consiste dans l’adoption d’un acte de l’Union, le manquement n’étant imputable qu’aux institutions de l’Union (63).Tout ceci explique sans doute que l’arrêt Inuit ne fait — à juste titre — aucune allusion à ce type de recours.

L’arrêt Inuit affirme néanmoins que « les justiciables ont, dans le cadre d’une procédure nationale, le droit de contester en justice la légalité de toute décision ou de tout autre acte national relatif à l’application à leur

(60) Points 103-104 de l’arrêt Inuit directement inspirés de l’arrêt Unibet précité. (61) Même si l’arrêt ne précise pas expressément, à la différence de l’arrêt Unibet,

qu’il couvre les poursuites tant pénales qu’administratives, la précision est importante puisqu’elle sanctionne une certaine interprétation de l’arrêt UPA selon laquelle la Cour y aurait admis qu’un contrôle incident de validité dans le cadre d’une procédure pénale diligentée contre le justiciable satisfaisait aux exigences du recours juridictionnel effectif (A. van WaeyenBerGe et P. pecho, « L’arrêt Unibet et le Traité de Lisbonne — Un pari sur l’avenir de la protection juridictionnelle effective », ces Cahiers, 2008, pp. 136-137, ces auteurs lisant implicitement une telle conséquence dans le point 40 de l’arrêt UPA précité, ce qui nous paraît être une lecture extensive. Notons encore que ces mêmes auteurs avaient relevé la contradiction entre une telle interprétation et l’arrêt Unibet (pp. 144-145)).

(62) C.J., 2 décembre 1971, aff. 5/71, Schöppenstedt, point 3, Rec. 1971, p. 983. (63) S. van raepenBusch, Droit institutionnel de l’Union européenne, Bruxelles, Lar-

cier, 2005, pp. 658-659. Il est tout aussi improbable que, par son arrêt Inuit, la Cour de justice ait voulu inciter le particulier à introduire une action en réparation contre l’État membre du fait de sa conclusion des Traités.

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égard d’un acte de l’Union de portée générale, en excipant de l’invalidité de ce dernier » (64).

Puisque ce droit de contestation en justice ne peut se résumer ni à un moyen de défense pour n’avoir pas respecté l’acte législatif de l’Union, ni à un moyen d’action pour obtenir la réparation du dommage subi pour l’avoir, au contraire, respecté, on est tenté d’y voir la consécration d’un droit de recours direct contre toutes les mesures d’exécution de l’acte législatif européen ou, à tout le moins, contre la dernière d’entre elles (65). Une telle interprétation prendrait toutefois ses distances avec l’arrêt Unibet, qui avait exclu, certes sous réserve du principe d’effectivité, que le principe de protection juridictionnelle effective aille jusqu’à exiger la création, en tant que telle, d’un recours permettant de contester, de manière autonome et à titre principal, la compatibilité du droit interne au droit européen (66).

La Cour ne se prononce pas davantage sur ce qu’il incombe de faire lorsqu’aucun acte de droit interne n’exécute l’acte législatif de l’Union, ce dernier étant directement applicable.

Pourtant, comme l’a observé à juste titre l’Avocat général Wathelet, « le devoir de coopération loyale ne peut aller jusqu’à imposer aux États membres de créer un accès au juge national alors qu’il n’y a pas d’acte éta-tique en cause » (67). Certains passages de l’arrêt Inuit paraissent d’ailleurs également incliner en ce sens, puisque ce n’est que lorsque l’État membre « exécute » le droit européen que, selon la Cour de justice, les particuliers disposent d’un accès au juge national. Elle relève encore — on l’a souli-gné — que cet accès au juge doit leur permettre de « contester la légalité de

(64) Point 94 de l’arrêt Inuit précité. (65) Permettant, par une succession d’exceptions d’illégalité, de remonter à l’irrégu-

larité contenue dans l’acte législatif de l’Union. (66) Point 47 de l’arrêt Unibet précité. Compar. points 103-104 de l’arrêt Inuit. À

défaut d’un recours direct contre la mesure nationale exécutant l’acte législatif européen, il n’est pas exclu que des recours plus inusuels — voire souvent inexistants — tels qu’une action en cessation, destinée à ce que le juge ordonne à l’État de ne pas appliquer au demandeur la mesure nationale d’exécution, satisfasse aussi au principe d’effectivité juri-dictionnelle, pour autant que cette action soit ouverte au particulier (voy., dans un sens plus ou moins similaire, les suggestions de F. schmieD, « L’accès des particuliers au juge de la légalité — L’apport de l’arrêt Unibet », J.T.D.E., 2007, p. 167 ; P. nihoul, « Individus, entreprises et recours en annulation », J.T.D.E., 2002, p. 201 ; O. De schuTTer, « Protection juridictionnelle provisoire et droit à un recours effectif », J.T.D.E., 2006, p. 104. Compar. P. Gilliaux, op. cit., p. 188).

(67) Point 35 des conclusions précitées.

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toute décision ou de tout autre acte national » (68), et non l’absence même d’un acte (69).

Une telle interprétation aboutit toutefois à ce qu’à défaut de mesure d’exécution (même dans son interprétation la plus large), il n’existe en réalité aucune voie de droit permettant, fût-ce à titre incident, de contester la légalité de l’acte législatif de l’Union (70). Le système du Traité demeurerait donc exactement affecté par la même lacune que celle qui avait été identifiée dans l’affaire UPA et à laquelle le Traité de Lisbonne était censé pourtant mettre un terme.

C’est du reste exactement à un même constat qu’aboutit la Cour dans l’arrêt qu’elle rend dans l’affaire Telefonica, un mois seulement après le prononcé de l’arrêt commenté. Celle-ci relève en effet que « lorsqu’un acte réglementaire produit directement des effets sur la situation juridique d’une personne physique ou morale sans requérir des mesures d’exécution, cette dernière risquerait d’être dépourvue d’une protection juridictionnelle effec-tive si elle ne disposait pas d’une voie de recours direct devant le juge de l’Union aux fins de mettre en cause la légalité de cet acte réglementaire. En effet, en l’absence de mesures d’exécution, une personne physique ou morale, bien que directement concernée par l’acte en question, ne serait en mesure d’obtenir un contrôle juridictionnel de cet acte qu’après avoir violé les dispositions dudit acte en se prévalant de l’illégalité de celles-ci dans le cadre des procédures ouvertes à son encontre devant les juridictions natio-nales » (71). Le constat est parfaitement transposable aux actes législatifs dépourvus de mesures d’exécution.

N’est-il pas contradictoire de reconnaître, d’une part, l’existence d’une lacune dans le respect dû au droit fondamental à la protection juridiction-nelle effective — lorsque le droit primaire, depuis le Traité de Lisbonne, a veillé à la combler — et de s’abstenir de la relever lorsque le droit primaire — tel qu’il est interprété (restrictivement) par la Cour de jus-tice — n’y a pas remédié ?

(68) Ce qui est évidemment une hypothèse procéduralement audacieuse puisqu’en droit national il existe aussi de nombreux actes qui ne sont pas attaquables, voy. infra.

(69) Sauf à considérer ce silence comme une décision implicite de rejet. (70) Raison pour laquelle l’Avocat général Wathelet appelle dans ses conclusions pré-

citées à une lecture large de l’expression « actes réglementaires » à l’article 263, alinéa 4, TFUE.

(71) C.J.U.E (grande chambre), 19 décembre 2013, aff. C-274/12P, Telefonica c. Com-mission, point 27.

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L’Avocat général, Mme Kokott, avance toutefois ce qu’elle considère comme une « solution » à ce problème récurrent (72).

Selon elle, dans un tel cas, le particulier serait libre « de se tourner vers l’autorité » nationale, en charge du contrôle du respect de l’acte législatif de l’Union, pour lui demander de « confirmer » qu’il échappe au champ d’application des obligations contenues dans cet acte législatif. En cas de réponse négative, le particulier devrait pouvoir, en vertu du principe de pro-tection juridictionnelle effective, « soumettre » cette « décision négative […] au contrôle des juridictions nationales », lesquelles devraient s’abstenir d’interpréter « d’une manière excessivement restrictive les conditions de recevabilité des recours dont elles sont saisies » (73).

Cette « solution » laisse perplexe. Certes, nul ne peut jamais empêcher un particulier, s’il le souhaite, d’interroger une autorité nationale. Mais est-il possible de contraindre, en vertu du droit européen, cette dernière à lui répondre (74) ? Par ailleurs, le contentieux objectif de légalité — et spécia-lement le contentieux administratif — exige que l’acte attaqué produise des effets de droit qui fassent grief au requérant. Ne sont dès lors jamais atta-quables les actes administratifs purement « confirmatifs » ou « déclaratifs » (ce que seraient dans cette hypothèse les actes obtenus des autorités natio-nales en relation avec un acte législatif de l’Union qui n’appelait aucune mesure d’exécution (75)). Permettre l’introduction d’un tel recours requiert

(72) Cette piste avait déjà été plus ou moins évoquée en doctrine (voy. notamment P. nihoul, op. cit., p. 201 ; O. De schuTTer, op. cit., p. 104. Adde S. peers et M. cosTa, op. cit., p. 100 : « In order to ensure that, as the Court of Justice claims, the EU legal order contains a complete system for the review of acts of the EU institutions, Article 19 (1) TEU must therefore be interpreted to provide for a general right to challenge EU measures before national courts, even in the absence of direct concern or national implementing measures ».

(73) Points 120 et 121 des conclusions précédant l’arrêt Inuit. (74) À cet égard, il n’est pas étonnant que l’Avocat général ne s’appuie pas sur l’ar-

ticle 41, § 4, de la Charte puisque l’obligation de fournir une réponse aux sollicitations des citoyens qui y est contenue ne s’applique qu’aux institutions de l’Union (voy. notamment D.-U. GaleTTa, « Le champ d’application de l’article 41 de la Charte des droits fondamen-taux de l’Union européenne sur le droit à une bonne administration, à propos des arrêts Cicala et M. », R.T.D.E., 2013, p. 85, et de manière encore plus catégorique, points 88-90 des conclusions de l’Avocat général Sharpston déposées le 12 décembre 2013 dans les affaires C-141/12 et C-372/12). Pourrait-on trouver, dans l’article 47 de la Charte, une extension de cette obligation à charge des États membres ? La question reste ouverte.

(75) Telle est aussi la jurisprudence de la Cour de justice (voy. p. ex. C.J., 17 juillet 1959, aff. 20/58, Phoenix-Rheinrohr, Rec. 1959, p. 823). On fait naturellement ici abstrac-tion des actes sanctionnateurs adoptés par les autorités nationales pour violation de l’acte législatif de l’Union puisque les recours ouverts contre ces actes ne sont pas considérés

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donc bien plus que de s’abstenir d’interpréter de manière excessivement rigoureuse les conditions de recevabilité du recours en annulation. Le plus souvent, cela exigera d’écarter purement et simplement des dispositions procédurales fondamentales de droit interne (76). Doit-on, en définitive, attendre des justiciables qu’ils poussent l’ingénierie juridique jusqu’à inten-ter des recours purement artificiels, au détriment de la jurisprudence Foglia Novello de la Cour de justice (77) ?

Préalablement au prononcé de l’arrêt dans l’affaire Inuit, l’Avocat général Wathelet avait, pour ces raisons et à juste titre, émis des doutes sérieux sur l’idée même d’un tel système (78).

comme des recours juridictionnels effectifs afin de pouvoir contester la validité du droit dérivé.

(76) Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt T&L Sugars Ltd du 6 juin 2013, T-279/11, la requérante Sidul Açucares notamment faisait valoir qu’en droit portugais, de tels actes purement confirmatifs, de même que des actes par lesquels l’autorité nationale ne fait fonction que de « boîte aux lettres » de décisions de la Commission, ne « sont pas ouverts à la contestation, à moins d’être entachés d’une illégalité autre que celle concernant l’acte de base » (point 61 de l’arrêt). Le Tribunal accepta « qu’il ne peut être établi en l’espèce avec certitude que les requérantes disposent d’une voie de recours permettant de contester les mesures prises par les autorités nationales » pour transmettre la décision de la Commission (point 65 de l’arrêt), mais estima que cela ne lui permettait pas de modifier les termes des Traités (point 71 de l’arrêt). N’est-ce pas là l’aveu même de l’échec du système proposé par l’arrêt Inuit ? Faudra-t-il contraindre ces requérants à engager la responsabilité extra-contractuelle du Portugal pour n’avoir pas mis en place une voie de recours effective ? Et à supposer même qu’ils intentent une telle action en responsabilité contre cet État membre, cette dernière ne permettrait pas, quoiqu’il en soit, d’obtenir l’invalidation de l’acte de droit dérivé qui leur cause grief.

(77) C.J., aff. 104/79, Foglia c. Novello, Rec. 1980, p. 745. Dans le même sens, P. Gilliaux, op. cit., p. 188. Si même on devait suivre cette logique étrange de la Cour, celle-ci devra sans doute se montrer, en tout cas, plus accueillante que dans son arrêt préjudiciel (certes en interprétation) rendu le 24 octobre 2013, dans l’affaire C-180/12, Stoloiv i Ko EOOD, où elle déclare irrecevables les questions préjudicielles qui lui sont adressées, au motif notamment que la simple possibilité que les autorités douanières puissent adopter de nouvelles décisions (défavorables à la société en cause) identiques aux décisions qui, visées par la question, ont été, entre-temps, annulées n’impose pas à la Cour de statuer sur le renvoi préjudiciel. En effet, « répondre aux questions posées dans de telles conditions reviendrait à fournir une opinion consultative sur des questions hypothétiques, en méconnaissance de la mission impartie à la Cour dans le cadre de la coopération juridictionnelle instituée par l’article 267 TFUE ».

(78) Selon les conclusions précitées de l’Avocat général Wathelet, « il ne m’apparaît, par ailleurs, pas raisonnable de considérer que la protection juridictionnelle deviendrait effective parce qu’il serait théoriquement possible, pour un particulier, d’interroger son administration nationale sur l’applicabilité d’un acte législatif de l’Union à sa situation personnelle, et ce dans l’espoir de recevoir une réponse qu’il pourrait attaquer devant un

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De plus, faut-il rappeler que la jurisprudence de la Cour de justice inter-dit aux États membres de reproduire en droit interne une disposition d’un règlement européen, ce qui serait pourtant le résultat auquel la solution de l’Avocat général, Mme Kokott, aboutirait (79) ?

En outre, des actes non décisionnels ou purement confirmatoires des États membres ne peuvent être attaqués avant qu’ils n’existent, ce qui pose problème lorsque la situation du justiciable requiert qu’il soit statué sur la préservation de ses droits en urgence.

Enfin, qu’advient-il si, répondant à la sollicitation du particulier, l’auto-rité administrative nationale lui confirme — mais à tort — qu’il échappe au champ d’application de l’interdiction contenue dans l’acte législatif de

juge, qui pourrait à son tour déclencher la procédure préjudicielle. Comment ne pas douter de l’effectivité réelle de telles constructions théoriques fondées sur l’existence d’un acte qui n’a d’autre raison d’être que de pouvoir être attaqué et apparaîtrait ainsi purement arti-ficiel ? En outre, qu’en serait-il si l’autorité nationale s’abstenait de répondre ? » (point 35 des conclusions précitées dans l’affaire C-133/12P).

(79) C.J., 7 févier 1973, aff. 39/72, Commission/Italie (primes à l’abattage des vaches), Rec. 1973, p. 109 : « qu’en substance, [ce décret italien] se limite à reproduire les dispositions des règlements communautaires ; que, par l’utilisation de ce procédé, le gouvernement italien a créé une équivoque en ce qui concerne tant la nature juridique des dispositions applicables que le moment de leur entrée en vigueur ; qu’en effet, aux termes des articles 189 et 191 du Traité, les règlements sont, en tant que tels, directement applicables dans tout État membre et entrent en vigueur, en vertu de leur seule publi-cation au Journal officiel des Communautés européennes, à la date qu’ils fixent ou, à défaut, au moment déterminé par le Traité ; que dès lors, sont contraires au Traité toutes modalités d’exécution dont la conséquence pourrait être de faire obstacle à l’effet direct des règlements communautaires et de compromettre ainsi leur application simultanée et uniforme dans l’ensemble de la Communauté » (points 16-18 de l’arrêt). Dans le même sens, P. Gilliaux, op. cit., p. 188, note 39.

La solution paraît aussi difficilement conciliable avec ce que la Cour de justice a jugé, à propos des règles nationales contraires au Traité, dans son arrêt du 8 mars 2001, C-337/98, Metallgesellschaft, points 105-106, ce dernier considérant disposant : « Mais l’exercice des droits que les dispositions directement applicables du droit communautaire confèrent aux particuliers serait rendu impossible ou excessivement difficile si leurs demandes en resti-tution ou leurs demandes en réparation fondées sur la violation du droit communautaire devaient être rejetées ou réduites au seul motif que les particuliers n’avaient pas demandé à bénéficier de l’avantage fiscal que la loi nationale leur refusait, en vue de contester le refus de l’administration fiscale par les voies de droit prévues à cet effet, en invoquant la primauté et l’effet direct du droit communautaire ».

Voy. encore les points 99 à 105 des conclusions de l’Avocat général Bot rendues le 28 novembre 2013 dans l’affaire Specht, C-501/12, où il estime qu’imposer à la victime d’une discrimination de devoir intenter une nouvelle action en justice, en responsabilité contre l’État, constitue « une contrainte supplémentaire » entraînant des désavantages tem-porels et pécuniaires tels qu’il convient de l’en dispenser.

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l’Union directement applicable ? La question se résout dans une alternative. Soit ce nihil obstat administratif prémunit le particulier contre toute pour-suite ultérieure. Cette solution n’apparaît toutefois guère en accord avec la jurisprudence de la Cour de justice (80). Soit ce particulier violera de bonne foi l’interdiction contenue dans l’acte législatif de l’Union et en sera donc réduit à devoir en contester la régularité, comme moyen de défense lors des éventuelles poursuites intentées contre lui, ce qui viole le principe d’effectivité et le droit d’accès au juge (81).

La suggestion de l’Avocat général paraît donc difficilement praticable. Or, l’arrêt Inuit consacre pourtant l’idée cardinale (82) qu’il appartien-drait à l’ordre juridictionnel national de suppléer (par des procédures non identifiées) au déficit du système juridictionnel créé par la Cour de justice elle-même, la Cour reconnaissant simultanément qu’à défaut de mesures d’exécution nationales (ou de mesures nationales attaquables), il n’y aura très souvent pas de recours du tout.

Ajoutons à toutes fins utiles que le particulier sera confronté à l’impossibi-lité de saisir un juge national compétent, non seulement lorsqu’il n’y a pas de mesure nationale d’exécution, mais aussi, par exemple, lorsque les mesures nationales faisant grief ne sont pas adressées aux justiciables en cause mais à des tiers de sorte que les requérants potentiels n’en seront souvent même pas informés (83) — se voyant par là même privés de tout recours.

(80) À cet égard, voy., mutatis mutandis, C.J.U.E. (grande chambre), 18 juin 2013, Schenker, C-681/11, point 43.

(81) Sur ce dernier aspect, relatif à l’article 6 CEDH, voy. infra. (82) Encore confirmée par l’absence de tout appel du pied aux auteurs du Traité pour

apporter des améliorations à l’article 263 TFUE, à la différence de l’arrêt UPA. (83) Voy., p. ex., Tribunal, 6 juin 2013, T-279/11, Tate & Lyle. Dans cette affaire, les

requérantes soulignaient qu’étant productrices de sucre de canne, elles n’avaient pas de moyen de contester au niveau national les mesures adressées par les États membres — en application des règlements européens en cause (l’État membre faisant fonction littérale-ment de « boîte aux lettres »— à leurs concurrents, producteurs de sucre de betteraves, s’agissant d’actes non publiés, et comprenant de surcroît des données confidentielles (point 62 de l’arrêt). La Commission considérait d’ailleurs « que les requérantes n’auraient probablement pas qualité pour attaquer les mesures d’exécution adoptées par les États membres » au niveau national (point 63 de l’arrêt). Le Tribunal en conclut « qu’il ne peut être établi en l’espèce avec certitude que les requérantes disposent d’une voie de recours permettant de contester les mesures prises par les autorités nationales dans le cadre de l’exécution des règlements attaqué » (point 65 de l’arrêt). Le fait qu’une « voie de recours au niveau national ne serait manifestement pas effective » serait toutefois sans pertinence puisque le juge de l’Union ne pourrait pas passer outre aux termes du Traité (points 71 et 72 de l’arrêt). À noter que l’arrêt C.J., 19 décembre 2013, aff. C-274/12P, Telefónica,

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De même, lorsque la mesure européenne intervient après la mesure natio-nale qu’elle approuve, on voit mal de quel recours on disposerait au niveau national contre ladite mesure européenne (84).

2) — Quelle effectivité du détour par les juridictions nationales ?On a souligné combien l’accès même à un juge de droit interne est,

dans certains cas, très problématique, voire impossible. À supposer même que le particulier parvienne à introduire une demande recevable devant le juge national, encore faut-il constater que ce détour obligé par les juridic-tions internes pour suppléer à l’absence de recours direct devant le juge de l’Union pose des problèmes d’effectivité (a) tout autant qu’il engendre une déperdition de garanties procédurales (b).

a) Un détour manquant d’effectivitéForce est de constater, en premier lieu, que l’arrêt Inuit entend parado-

xalement conférer compétence aux juridictions nationales alors que la juris-prudence de la Cour de justice leur dénie pourtant — et à juste titre — le pouvoir de trancher la question de droit pertinente. Ainsi, conformément à la jurisprudence Foto-Frost (85), la question de la validité du droit européen doit être décidée d’une manière centrale et uniforme par la juridiction euro-péenne (86). Il en va d’autant plus ainsi que la Cour de justice de l’Union européenne est évidemment beaucoup mieux placée qu’une quelconque juridiction nationale pour se prononcer sur une telle question.

Dès lors que la Cour de justice de l’Union européenne est seule à pouvoir se prononcer sur la légalité du droit européen, les juridictions nationales ne sont tout simplement jamais le forum approprié pour statuer sur de telles questions.

Il est donc, de ce point de vue, incohérent d’interdire l’accès direct à la juridiction qui dispose de la compétence naturelle pour se prononcer sur le point de droit litigieux.

semble accepter au point 30 que si l’acte est adressé à un tiers, il ne s’agit pas d’une mesure d’exécution au sens de l’article 263, alinéa 4, TFUE.

(84) Pour un exemple, voy. Tribunal, 22 décembre 1995, Danielsson e.a./Commission, T-219/95R, Rec. 1995, p. II-051.

(85) C.J., aff. 314/85, Foto-Frost, Rec. 1987, p. 4199. (86) Seule la Cour de justice (ou le Tribunal) pouvant juger une disposition de droit

dérivé invalide. Si le juge national est le juge de droit commun du droit européen, c’est essentiellement, par le vœu même de la Cour de justice, en ce qui concerne son interpré-tation, et son efficacité au regard des dispositions de droit interne qui lui sont contraires (comme dans l’affaire Factortame) et non en ce qui concerne sa validité.

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Mieux que les juridictions nationales, la Cour de justice est en particu-lier en mesure d’examiner les vingt-quatre versions linguistiques différentes de chaque disposition en cause, et est beaucoup plus familiarisée avec la terminologie du droit européen et avec ses méthodes d’interprétation (87). L’expertise en la matière des juridictions nationales n’est donc jamais com-parable à celle de la Cour de justice. Par ailleurs, seule la Cour de justice a la possibilité de se prononcer sur des questions de légalité du droit dérivé pour la totalité du territoire de l’Union européenne.

Qui plus est, dès qu’il existe un quelconque doute sur la légalité de la disposition en cause, la question doit être renvoyée, en tout cas, par les juridictions de dernier ressort (88). Une même obligation de renvoi pèse sur toutes les juridictions nationales lorsqu’elles considèrent qu’il y a lieu d’invalider la disposition de droit dérivé. Il n’y a donc guère d’économie en termes de charge de travail pour l’institution « Cour de justice » (sauf à présumer un non-respect par les juridictions nationales des exigences de renvoi préjudiciel).

L’approche suivie par la Cour de justice dans les recours en annulation est d’ailleurs d’autant plus déconcertante lorsqu’on la compare avec son souci de centraliser entre ses mains le contentieux de la responsabilité extra-contractuelle de l’Union (89). Cette politique jurisprudentielle est justifiée par la volonté de la Cour de se réserver à titre exclusif l’examen de légalité de l’exercice par les institutions européennes de leurs pouvoirs, vu les ques-tions sensibles que cet examen soulève (90). Or, il en va du contentieux de la responsabilité comme du contentieux de la légalité stricto sensu.

(87) Voy., mutatis mutandis, C.J., 6 octobre 1987, aff. 283/81, CILFIT, Rec. 1987, p. 3415.

(88) Voy. aussi l’avis de K. Lenaerts et P. Van Nuffel, selon lequel conformément à l’arrêt Schul, C-461/03, toute juridiction de dernière instance est tenue de poser une question en validité dès qu’elle est soulevée devant elle si elle estime que c’est nécessaire pour la solution de son litige (K. lenaerTs et P. van nuffel, Europees recht in hoofdlijnen, Maklu, 2008, pp. 538-539).

(89) On a souligné que, sauf de rares exceptions, le recours en responsabilité contre un acte législatif de l’Union relève systématiquement de la compétence du Tribunal (voy. supra).

(90) Il nous semble d’ailleurs qu’il devrait en aller d’autant plus ainsi lorsque les pouvoirs politiques sont larges, comme c’est le cas pour les pouvoirs législatifs, que s’il s’agit de contrôler des pouvoirs d’exécution bien circonscrits. L’approche de la Cour visant à décentraliser (formellement) ce contrôle est donc d’autant moins acceptable à notre estime pour les actes législatifs.

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À cet égard, comment ne pas rappeler l’arrêt Merkur (91), où la Cour de justice rejeta l’argument de la Commission selon lequel le requérant aurait dû saisir les juridictions nationales au motif qu’il serait incompatible avec « une bonne administration de la justice » et « une exigence d’économie de procédure » d’obliger la requérante « à recourir aux voies de droit national et à attendre ainsi pendant une période prolongée qu’il soit statué définitive-ment sur sa demande ». De plus, comme les recours en indemnité vont très souvent de pair avec des recours en annulation, la jurisprudence de la Cour oblige les parties à porter devant des juridictions distinctes des questions parallèles, ce qui n’apparaît guère compatible avec le principe d’économie de procédure et augmente le risque de décisions contradictoires.

En second lieu, la solution retenue dans l’arrêt Inuit implique que, pour tous les actes qui ne sont pas considérés comme des actes « réglemen-taires » ne comportant pas de mesures d’exécution, des actions devront le cas échéant être introduites par les parties concernées contre les mesures d’exécution dans tous les États membres où leurs droits sont affectés. Elle oblige dans certains cas le particulier à saisir vingt-huit juges (ou plus lorsque les recours sont décentralisés), et donc à engager autant de procé-dures, au lieu de bénéficier d’une procédure unique devant la juridiction européenne — seule compétente en la matière. S’ensuit le risque de déci-sions contradictoires entre États membres quant à la légalité de l’acte de droit dérivé en cause ponctuées, le cas échéant bien plus tard, d’un arrêt de la Cour de justice jugeant, sur question préjudicielle, ladite disposition invalide. Une telle approche pose manifestement question au regard des exigences d’économie de procédure, du principe d’effectivité, et du principe de subsidiarité (92).

Le problème se pose de façon particulièrement aiguë dans tous les cas présentant un caractère d’urgence puisqu’il faut alors — pour protéger les droits des parties — multiplier les demandes de suspension devant l’ensemble des juridictions nationales saisies avec l’inévitable risque de décisions incohérentes et des coûts démesurés pour les personnes concernées. À titre d’exemple, on rappellera l’arrêt ABNA (93) où (suite à l’arrêt Toulorge (94) et une série d’actions similaires (95) dans lesquelles les recours en annula-tion contre l’acte européen contesté — introduites peu après l’arrêt Jégo-

(91) C.J., 24 octobre 1973, aff. 43/72, Merkur, Rec. 1973, p. 1055. (92) Voy. aussi S. peers et M. cosTa, op. cit., p. 95 ; S. BalThasar, op. cit., p. 547. (93) C.J., 6 décembre 2005, aff. C-453/03 et autres, ABNA, Rec. 2005, p. I-10423. (94) Tribunal, 21 mars 2003, aff. T-167/02, Toulorge, Rec. 2003, p. II-1111. (95) Tribunal, 7 juillet 2006, aff. T-321/03, Juchem et al., Rec. 2006, p. II-50.

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Quéré (96) — avaient été déclarés irrecevables en conséquence de l’arrêt UPA de la Cour de justice (97)) les entreprises concernées, toutes des petites et moyennes entreprises, avaient dû introduire des recours en annulation dans tous les États membres de l’Union européenne (98), ainsi que des demandes en référé pour obtenir la suspension des mesures en cause qui risquaient de leur causer un préjudice grave et irréparable. Dans cette affaire, les entreprises avaient heureusement été à même de convaincre l’ensemble des juridictions nationales saisies de suspendre l’acte de l’Union européenne en cause jusqu’à ce qu’une décision soit prise par la Cour de justice à titre préjudiciel (99). La Cour de justice invalida finalement, dans l’arrêt ABNA, les dispositions contestées à la suite des questions posées par trois de ces juridictions.

Une telle multiplication exorbitante de recours mobilisant des juges très nombreux dans tous les États membres sans même en définitive dispenser la Cour de justice de la nécessité d’apprécier la validité de l’acte en cause nous paraît incompatible avec les principes d’effectivité et d’économie de procédure, voire défier, dans une certaine mesure, la simple logique (100).

b) Des garanties procédurales diminuéesL’approche préconisée par l’arrêt Inuit, soit le « détour » forcé par les

juridictions nationales, affecte aussi les garanties procédurales des parties à la cause tant devant le juge national que devant le juge de l’Union.

Devant le juge national, tout d’abord, la procédure préjudicielle ne pré-voit pas l’intervention de l’institution de l’Union en cause. La juridiction interne rend donc sa décision sans entendre l’auteur de l’acte dont la validité est contestée devant elle.

(96) Tribunal, 3 mai 2002, aff. T-177/01, Jégo-Quéré, et C.J., C-263/02P, 1er avril 2004, Jégo-Quéré, Rec., p. I-3425.

(97) C.J., 25 juillet 2002, aff. C-50/00P, Unión de Pequeños Agricultores, Rec. 2002, p. I-6677.

(98) Et souvent plusieurs actions par État membre dès lors que les pouvoirs avaient été décentralisés.

(99) Pour les entreprises concernées, ceci était vital puisque le risque concernait la divulgation de savoir-faire confidentiel, de telle sorte que si une seule action en référé avait échoué, le savoir-faire aurait été accessible partout dans l’Union européenne et même au-delà.

(100) La Cour de justice a déjà condamné comme contraire au principe d’effectivité tout système procédural national niant à la juridiction saisie le pouvoir de statuer sur les questions de droit européen soulevées et obligeant les parties à des détours procéduraux dilatoires (C.J., 9 mars 1978, aff. 106/77, Simmenthal II, Rec., p. 629). Compar. le cas très spécifique de l’arrêt Melki du 22 juin 2010, C-188/10.

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Par ailleurs, si les demandes préjudicielles en validité « peuvent », ou dans certaines circonstances, « doivent » être déférées à la Cour de justice, cette règle n’est pas sans exception. De surcroît, un tribunal arbitral n’a même pas la possibilité de poser une question préjudicielle (101).

D’une manière encore plus générale, la procédure préjudicielle n’introduit pas, contrairement à ce que certains écrivent parfois à tort, un « recours » préjudiciel, il s’agit simplement d’une « procédure de coopération de juge à juge » (102). Une telle procédure n’est pas une « voie de droit » à la disposition des parties. La pratique démontre d’ailleurs qu’il peut s’écouler de multiples années avant qu’une question soit, le cas échéant, posée, si elle l’est jamais, et que, lorsqu’elle l’est, celle-ci peut ne pas être la question appropriée.

De surcroît, et c’est un point essentiel, le refus de poser une question préjudicielle à la Cour de justice n’est pas sanctionné efficacement. S’il est certes en théorie toujours concevable pour la Commission européenne d’introduire un recours en manquement d’État au titre de l’article 258 TFUE lorsqu’une telle question n’est pas posée en violation du Traité, il est clair qu’un tel recours, si jamais il était introduit, n’aboutirait que des années plus tard, au risque d’être inutile pour les parties confrontées à une décision judiciaire nationale passée en force de chose jugée (qui la rendrait en toute hypothèse irréversible à leur égard).

Quant aux autres recours concevables, ils pêchent aussi par leur manque d’effectivité. Dans son arrêt Köbler (103), la Cour de justice a ainsi jugé qu’en l’espèce, le défaut de renvoi préjudiciel, même s’il était entaché d’illé-galité, ne constituait pas une violation « suffisamment caractérisée » du droit de l’Union européenne justifiant une indemnisation de la partie lésée. Quant à la Cour européenne des droits de l’homme, elle ne sanctionne, en pra-tique, le refus de poser une question préjudicielle, sur la base de l’article 6 CEDH, qu’en cas de motivation formelle insuffisante. Elle n’examine pas en revanche le bien-fondé du refus (104).

(101) C.J., 23 mars 1982, aff. 102/81, Nordsee, Rec. 1982, p. 1109. En d’autres termes, un tel tribunal aura dans de tels cas le choix entre considérer l’acte européen invalide — ce qui serait inacceptable au vu de la jurisprudence Foto-Frost — ou accepter l’applicabilité d’un acte européen invalide — ce qui serait totalement inadmissible au regard du principe de légalité.

(102) Dans le même sens, voy. le point 95 des conclusions de l’Avocat général Men-gozzi présentées le 26 octobre 2006 dans l’affaire C-354/04P, Segi.

(103) C.J., 30 septembre 2003, aff. C-224/01, Köbler, Rec. 2003, p. I-10239. (104) CEDH, Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, points 57 et s. ; CEDH,

15 juillet 2003, Ernst et al. c. Belgique, points 74 et s. ; CEDH, 22 juin 2000, Coëme et al. c. Belgique, points 114 et s. Voy. aussi infra.

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Devant le juge de l’Union, ensuite, la procédure préjudicielle permet uniquement aux parties intéressées de soumettre — simultanément — des observations dans un délai de deux mois, et ce, sans avoir connaissance des observations des parties adverses ou des éventuelles parties interve-nantes. Cette procédure ne garantit donc pas un respect effectif du prin-cipe du contradictoire et est mal adaptée à ce type de contentieux (105). Enfin, la Cour — qui souhaite que la procédure préjudicielle reste « non formaliste » (106) — peut reformuler les questions qui lui sont posées en se distanciant parfois de leur sens initial (107), rendant ainsi cette procédure encore plus aléatoire pour les parties (108).

B. — les voies De recours inDirecTes DevanT le JuGe De l’union

Outre les recours devant les juridictions nationales, la Cour de justice affirme aussi dans son arrêt Inuit que l’absence de recours direct devant le Tribunal serait — marginalement du moins — compensée par des voies de recours plus indirectes ouvertes devant le juge de l’Union.

Si elle n’évoque certes pas à ce propos, et à juste titre, le recours en indemnité contre l’Union (1), la Cour envisage, en revanche, l’exception d’illégalité susceptible d’être soulevée devant le Tribunal à l’occasion d’un recours en annulation dirigé contre l’acte d’une institution, organe ou orga-nisme de l’Union mettant en œuvre l’acte législatif litigieux (2).

1) — L’action en indemnitéAucun considérant de l’arrêt Inuit n’est consacré à l’examen du recours

en indemnité prévu à l’article 268 du TFUE (109).

(105) Il faut encore tenir compte de la pratique de la Cour de justice en ce qui concerne les procédures orales et notamment les limites de temps imposées aux plaidoiries, la vo-lonté de la Cour de justice d’introduire des limites obligatoires de pages (voy. le nouvel article 58 du Règlement de Procédure de la Cour), la renonciation récente au rapport d’audience, l’exigence que seul un avocat par partie plaide, voire la possibilité de renoncer à l’audience (article 99 du règlement de procédure de la Cour).

(106) C.J., 1er décembre 1965, aff. 16/65, Schwarze, Rec. 1965, p. 1465. (107) C.J., 11 juillet 2002, aff. C-62/00, Marks & Spencer, Rec. 2002, p. I-6348. (108) On pourrait ajouter aussi que les parties n’ont dans le cadre préjudiciel que droit

à un degré unique de juridiction sur la question de validité en cause et non à deux comme dans le cas d’un recours direct, alors qu’il est clair que le principe de double degré de juridiction — même s’il ne constitue certes pas un « droit » absolu — a le grand mérite d’obliger le juge à examiner attentivement les arguments des parties et à y répondre scrupuleusement.

(109) Il n’en était pas davantage question dans l’arrêt rendu sur pourvoi dans l’affaire UPA précité.

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Faut-il y lire la reconnaissance, par la Cour de justice, que, dans les conditions fixées par sa propre jurisprudence, l’action en responsabilité contre l’Union européenne pour des fautes commises, spécialement dans le cadre de l’exercice du « pouvoir législatif » européen, ne constitue pas — comme elle l’avait pourtant indiqué à propos de la responsabilité des États membres dans son arrêt Unibet — « une voie de droit permettant [au jus-ticiable] d’assurer la protection effective des droits conférés à [ce dernier] par le droit communautaire » (110) ?

Ceci serait certes davantage en accord avec la jurisprudence classique, depuis l’arrêt Schöppenstedt (111), qui reconnaît que le recours en indemnité est un « recours autonome » poursuivant des « objectifs différents » de ceux du recours en annulation. Conformément à cette jurisprudence, le Tribunal avait déjà considéré dans son arrêt Jégo-Quéré que l’action en responsa-bilité prévue à l’article 268 TFUE n’est pas une alternative satisfaisante au recours en annulation puisqu’elle ne peut « aboutir à faire écarter de l’ordre juridique communautaire un acte pourtant considéré, par hypothèse, comme illégal » et qu’« elle ne place […] pas le juge communautaire en situation d’exercer, dans toute sa dimension, le contrôle de légalité qu’il a la mission de mener à bien ». Il en va d’autant plus ainsi que lorsqu’est en cause l’activité normative de l’Union, seule une « violation suffisamment caractérisée des règles de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers » peut aboutir à engager sa responsabilité (112).

2) — L’exception d’illégalité de l’acte législatif dans le cadre d’un recours en annulation

Aux yeux de la Cour de justice, la voie de droit contenue à l’article 277 TFUE pourrait, le cas échéant, constituer un recours approprié pour le parti-culier non individuellement affecté par l’acte législatif qu’il estime invalide, du moins « lorsque la mise en œuvre [des] actes [de portée générale] appar-

(110) Point 58 de l’arrêt Unibet précité. Cet arrêt avait en effet considéré que l’action en responsabilité contre les autorités nationales pour violation du droit européen constituait une voie de droit conforme aux exigences du principe de recours juridictionnel effectif, alors même que cette action ne permet pas davantage d’annihiler l’acte national irrégulier et, qu’en vertu du droit européen, seule la violation suffisamment caractérisée d’une dispo-sition de droit primaire ou de droit dérivé doit aboutir à condamner l’État à la réparation du dommage. Il est vrai cependant qu’à la différence du régime de responsabilité pour l’activité législative de l’Union, cette dernière condition n’est qu’une harmonisation mini-male, le droit européen n’empêchant pas les États de fixer des conditions d’engagement de la responsabilité de l’État membre pour violation du droit de l’Union moins restrictives.

(111) C.J., 2 décembre 1971, aff. 5/71, Schöppenstedt, point 3, Rec. 1971, p. 983. (112) Point 46 de l’arrêt Jégo-Quéré du Tribunal du 3 mai 2002, précité.

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tient aux institutions de l’Union » (113). Inversement, il est clair qu’elle est dépourvue d’efficacité lorsque cette tâche incombe aux États membres (114), de même que lorsque l’acte législatif n’appelle aucune mesure d’exécution (comme c’était le cas par exemple dans l’affaire UPA (115)) ou lorsque ces mesures d’exécution ne sont pas attaquables par les particuliers.

Dans ses conclusions précédant l’arrêt Inuit, l’Avocat général, Mme Kokott, estime toutefois que l’absence de mesure d’exécution prévue au niveau européen ne constituerait pas un problème, « lorsque le contrôle du respect de l’acte législatif directement applicable relève de la compétence des autorités européennes ». Selon elle, le particulier pourrait en effet, dans ce cas, demander à l’autorité en charge de ce contrôle de lui « confirmer » qu’il ne tombe pas dans le champ d’application de l’interdiction ou de l’obligation contenue dans l’acte législatif qu’il estime invalide. L’article 41 de la Charte contraindrait alors « l’autorité concernée de statuer sur cette demande ». En outre, « il résulterait des exigences de la protection juridic-tionnelle effective qu’une décision de rejet opposée par cette autorité devrait être considérée comme une décision, au sens de l’article 288, quatrième alinéa, TFUE contre laquelle son destinataire pourrait introduire un recours en annulation en se prévalant du premier cas de figure visé à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE » (116).

Encore faut-il toutefois que l’autorité de l’Union réponde effectivement à cette demande (117) et que le Tribunal accepte de considérer, comme le lui suggère l’Avocat général, cet acte comme un acte attaquable et non comme un acte purement confirmatif en dépit de la jurisprudence contraire de la Cour (118). D’ailleurs, de l’aveu même de l’Avocat général, cette solution ne vaudrait, en toute hypothèse, que pour autant qu’une autorité européenne soit chargée de veiller à l’application correcte de l’acte législatif directement applicable, ce qui demeure assez exceptionnel.

Ajoutons que même lorsque l’acte législatif comporte au moins une mesure d’exécution au niveau européen, le particulier ne pourra poursuivre

(113) Point 93 de l’arrêt Inuit précité. (114) Sur cet aspect, voy. supra. (115) Il ne s’agit donc pas d’un cas d’école. Voy., du reste, S. enchelmaier, op. cit.,

p. 197 : « The first situation arises if an act requires no implementation at all. This is the case whith prohibitions stipulated in a regulation. […] Such prohibitions occur, with increasing frequency, in the context of the Community’s Common Fisheries Policy ».

(116) Point 122 des conclusions de l’Avocat général, Mme Kokott, précitées. (117) Faute de quoi le particulier sera contraint d’entamer au préalable une procédure

en manquement. (118) Voy., p. ex., l’arrêt Phoenix Rheinrohr, précité.

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l’annulation de cet acte d’exécution — et soulever incidemment l’excep-tion d’illégalité de l’acte législatif qu’il exécute — que pour autant que ce particulier satisfasse aux conditions de recevabilité prévues à l’article 263, alinéa 4, TFUE. Si cet acte d’exécution est de nature réglementaire et qu’il comporte d’autres mesures d’exécution, le particulier sera dès lors confronté, une nouvelle fois, à la gageure de démontrer que cet acte le concerne, non seulement directement, mais aussi « individuellement » (119).

Enfin, même en se limitant aux hypothèses dans lesquelles les institutions de l’Union ont mis en œuvre l’acte législatif par le biais d’une mesure attaquable, est-il raisonnable de contraindre le justiciable à un tel « détour » qui se borne à retarder la possibilité du contrôle judiciaire, en faisant peu de cas du respect dû à la sécurité juridique, dans le chef de l’institution dont l’acte est critiqué, et de l’effectivité de l’accès au juge, dans le chef du particulier ?

Cette situation est particulièrement préjudiciable pour le requérant lorsque l’acte législatif requiert plusieurs mesures d’exécution. En effet, la succession de ces actes, dont chacun peut, le cas échéant, le concerner individuellement et directement, implique qu’à chaque fois qu’il décide de ne pas les attaquer directement, il prenne le risque que lui soit opposée la jurisprudence TWD (120).

c. — conclusion inTerméDiaire

En conclusion, ni les procédures devant les juridictions nationales, ni les voies incidentes devant la Cour de justice ne permettent d’éviter que les justiciables soient confrontés, dans certains cas, à ce que l’Avocat général Jacobs (121) n’a pas hésité à qualifier d’« absence totale de protection juri-dictionnelle — [de] déni de justice ».

Il en va ainsi tant dans les cas où les particuliers sont démunis de tout recours que dans les cas où ceux-ci sont rendus « excessivement difficiles », ces deux hypothèses constituant, selon une jurisprudence constante, une violation du principe d’effectivité (122).

(119) À l’occasion du recours introduit par les mêmes requérants contre le règlement de la Commission exécutant l’acte législatif en cause dans l’affaire Inuit, et dans le cadre duquel ils invoquaient, à titre incident, l’invalidité de cet acte législatif, le Tribunal s’est abstenu de se prononcer sur la recevabilité du recours estimant qu’en toute hypothèse, celui-ci n’était pas fondé (arrêt du 25 avril 2013, T-526/10, Inuit, point 21).

(120) À cet égard, voy. infra, sous C. (121) Conclusions dans l’affaire UPA, précitées, point 62. (122) Voy., p. ex., C.J., 10 juillet 1997, aff. C-261/95, Rosalba Palmisoni, Rec. 1997,

p. I-4025. On soulignera encore l’arrêt du 12 décembre 2013, Test Claimants, C-362/12,

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Faut-il en déduire que si la Cour était plus ouverte aux recours en annu-lation introduits par des particuliers, cette évolution leur serait en défini-tive défavorable puisqu’en application de la jurisprudence TWD, ceux-ci ne pourraient plus remettre en cause des actes généraux après le délai de recours ouvert pour en obtenir l’annulation ? À notre sens, tel ne devrait en aucun cas être la conséquence d’un accès plus large reconnu au juge de l’annulation.

En effet, l’exception d’illégalité ne vise pas seulement à combler les possibilités de recours des particuliers lorsque ceux-ci n’ont pas eu la pos-sibilité d’attaquer un acte général. Son existence se justifie plus largement par la nécessité de tenir compte de la spécificité des actes généraux. En effet, s’il est compréhensible d’exiger qu’un particulier, destinataire d’une décision individuelle, attaque celle-ci dans un délai strict (123), cette exi-gence est déraisonnable à l’égard d’actes généraux qui s’adressent à un nombre indéterminé de destinataires potentiels et dont les conséquences concrètes ne se matérialisent souvent que bien plus tard (124). Il s’ensuit que la jurisprudence TWD ne devrait en aucun cas s’étendre aux cas où sont en cause des actes généraux (125).

par lequel la Cour de justice estime que le principe d’effectivité est violé par une dispo-sition nationale qui réduit de manière rétroactive un délai de prescription du droit à la récupération d’un impôt contraire au droit européen, alors même que les contribuables lésés disposaient d’une autre voie de droit pour obtenir la restitution de l’impôt, mais dont le délai de prescription était plus court. Adde, mutatis mutandis, pt 68 des conclusions présentées par l’Avocat général Bot le 2 avril 2014 dans l’affaire A c. B e.a., C-112/13.

(123) Une réserve pourrait toutefois être faite lorsque l’exception d’illégalité intervient dans le cadre d’un contentieux de nature pénale fondé sur la violation par le particulier d’une telle décision individuelle (voy., à cet égard, L. couTron, « Droit du contentieux de l’Union européenne », R.T.D.E., 2010, p. 599).

(124) Voy. M. WaelBroecK et D. WaelBroecK, Commentaire Mégret, vol. 10 : La Cour de Justice, 2e éd., Éditions de l’Université de Bruxelles, p. 387 ; H. schermers et D. WaelBroecK, op. cit., p. 486, point 975.

(125) Telle est en tous cas la position de l’Avocat général Jacobs dans ses conclusions dans l’affaire UPA et que nous partageons entièrement (voy. au point 65 de ses conclu-sions). Du reste, dans son arrêt du 10 janvier 2006, Cassa di Risparmio Firenze, C-222/04, la Cour a souligné que sa jurisprudence TWD ne pouvait faire obstacle à la recevabilité de la question préjudicielle (relative à la validité d’une décision) lorsque cette question était posée d’office par le juge (points 72-74). On voit immédiatement à quelles apories pourrait mener un système permettant ou interdisant le renvoi préjudiciel d’une même question de validité, selon que cette question est soulevée d’office par un juge ou lui est « soufflée » par une des parties à la cause. Voy. encore à ce sujet l’analyse de S. BalThasar, op. cit., pp. 548-549.

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Iv. — Une lacune compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme ?

Dès leur recours en annulation devant le Tribunal, les parties requérantes dans l’affaire Inuit avaient défendu qu’une interprétation trop restrictive des conditions de recevabilité de leur requête méconnaîtrait l’article 47 de la Charte et les articles 6 et 13 CEDH (126). À l’appui de leur pourvoi, ces mêmes parties faisaient valoir que le Tribunal avait, d’une part, mal motivé sa décision, en ne prenant en compte que l’article 47 de la Charte, et, d’autre part, méconnu les exigences qui découlent des articles 47 de la Charte, et 6 et 13 CEDH en termes d’accès à la justice.

Avant de se pencher sur ce dernier grief, il n’est pas sans intérêt de souli-gner que la Cour de justice rejette le moyen pris du défaut de motivation en estimant, pour l’essentiel, que dès lors que le Tribunal avait envisagé le grief tiré de l’article 47 de la Charte (et conclu que cette disposition ne pouvait, en tout état de cause, modifier les termes mêmes du TFUE), le silence de l’arrêt à propos des articles 6 et 13 CEDH « ne saurait être considéré […] comme constituant une violation de l’obligation de motivation » (127).

(126) Les parties requérantes avaient aussi fait valoir une violation de l’article 9 de la Convention d’Aarhus. Le Tribunal a rejeté cet argument en relevant, d’une part, que les requérants étaient restés en défaut de démontrer l’incidence concrète de cette disposition sur l’interprétation de l’article 263 TFUE (points 53-54) et, d’autre part et surtout, que bien qu’elle fasse partie de l’ordre juridique de l’Union, cette Convention n’avait que rang de droit dérivé, si bien qu’elle ne pouvait mettre en échec une disposition de droit primaire comme l’article 263 TFUE (point 55). En outre, il y a fort à parier que l’impossibilité pour un particulier non individuellement concerné par un acte législatif de l’Union d’en poursuivre l’annulation ne relève pas en principe de l’article 9 de la Convention d’Aarhus dès lors qu’en vertu de son article 2, les actes législatifs sont exclus du champ d’application de cette convention, pour autant qu’ils répondent à certaines conditions (voy. pt 53 de l’arrêt Boxus du 18 octobre 2011, C-128/09). Sur ces aspects, voy. N. De saeDeleer et C. ponceleT, « Contestation des actes des institutions de l’Union européenne à l’épreuve de la Convention d’Arhus », R.T.D.E., 2013, pp. 7 et s. ; P. Oliver, « Access to Information and to Justice in EU Environmental Law : the Aarhus Convention », Fordham International Law Journal, 2013, pp. 1423 et s.

(127) Point 83 de l’arrêt commenté. L’Avocat général avait soutenu une même argu-mentation, relevant de surcroît que « c’est en termes généraux que [le Tribunal] répond à l’argument que les requérants avaient déduit du droit à une protection juridictionnelle effective, l’article 47 de la charte n’étant mentionné qu’à titre d’exemple (« notamment ») dans ce contexte » et que les requérants seraient mal fondés à reprocher au Tribunal de ne pas avoir cité l’article 13 CEDH alors même que ceux-ci ont omis de le faire dans leur mémoire.

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Or, s’il est exact que dans le champ du droit de l’Union, l’article 47 de la Charte a vocation à incorporer les garanties contenues aux articles 6 et 13 CEDH, voire à en étendre le champ d’application (128), il nous semble que lorsque des dispositions de la CEDH sont invoquées par les requérants, il est de mauvaise politique jurisprudentielle d’exclure leur examen au seul motif qu’une disposition analogue existe au sein de la Charte. En plaçant le fondement des garanties reconnues aux justiciables au sein même de l’ordre juridique de l’Union, Cour et Tribunal ne risquent-ils pas, en effet, de perdre de vue trop rapidement l’interprétation autonome et dynamique à laquelle la Cour européenne des droits de l’homme soumet les articles 6 et 13 CEDH (129) ? Cette crainte est d’autant plus vive en l’espèce puisque, comme le souligne la Cour de justice elle-même, les explications relatives à l’article 47 de la Charte immunisent, littéralement, contre toute critique l’interprétation « plaumannienne » de l’article 263 TFUE (130).

Du reste, rappelons qu’une telle crainte est ouvertement partagée par le Président de la Cour européenne des droits de l’homme. Ce dernier semble même y déceler une cause possible à l’abandon de la jurisprudence Bos-phorus (131), tant l’attitude de la Cour de justice pourrait poser problème au regard de l’objectif de convergence entre les systèmes de protection des droits fondamentaux au sein de l’Union et de la Convention (132).

(128) Ainsi, à la différence de l’article 6 CEDH, l’article 47 de la Charte ne conditionne pas le droit au procès équitable à une contestation relative à un droit de nature civile ou à l’existence d’un procès pénal.

(129) Même si l’on sait qu’en principe, les dispositions de la Charte doivent être interprétées à la lumière des dispositions analogues de la CEDH. Un argument similaire est à nouveau formulé par les requérants à l’occasion du pourvoi, pendant devant la Cour de justice (affaire C-398/13P), contre l’arrêt du Tribunal T-526/10.

(130) Point 97 de l’arrêt commenté. (131) L’arrêt Bosphorus avait en effet pris soin de souligner notamment : « Le respect

des droits fondamentaux est désormais devenu “une condition de légalité des actes com-munautaires” […] et lorsqu’elle procède à son appréciation, la C.J.C.E. se réfère largement aux dispositions de la Convention et à la jurisprudence de la Cour » (point 159). Sur la portée de cette jurisprudence, voy. aussi infra.

(132) « Some commentators have nevertheless observed what one might call a fall off in Luxembourg in the past two years or so, with the Court of Justice taking the position that it need not have regard to the Convention where the case before it comes within the scope of the Charter of Fundamental Rights. This development may raise issues in the longer term about the continuing convergence between the two European human rights systems. It would be paradoxical if the completion of the EU’s internal guarantee of fundamental rights were to place greater distance between the jurisprudence of the two courts » (D. spielmann, « Human Rights in Europe. Fitzwilliam Law Society, University of Cambridge, 22 February 2013 », p. 4, disponible sur http://echr.coe.int/Documents/Speech_20130222_Spielmann_Cambridge_ENG.pdf).

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Sous le bénéfice de cet important préalable, il convient maintenant d’exa-miner la réponse apportée par la Cour de justice au second grief formulé par les requérants. La question fondamentale est en effet de savoir si le partage des responsabilités entre le juge de l’Union et le juge national, tel qu’il est consacré dans l’arrêt commenté, est ou non compatible avec le droit d’accès au juge garanti par les articles 6 et 13 CEDH.

Comme le Tribunal, la Cour de justice n’estime pas utile de répondre à cet aspect spécifique du moyen développé par les requérants, se contentant d’envisager leur grief à l’aune du seul article 47 de la Charte. Or, à l’instar du Tribunal, la Cour rappelle que, conformément aux explications qui y sont consacrés, ce dernier article « n’a pas pour objet de modifier le système de contrôle juridictionnel prévu par les traités » (133) et que, de surcroît, il « n’exige pas qu’un justiciable puisse, de manière inconditionnelle, inten-ter un recours en annulation, directement devant la juridiction de l’Union, contre des actes législatifs de l’Union » (134), ni du reste, à titre principal, devant les juridictions nationales (135).

L’Avocat général, Mme Kokott, s’était, en revanche, penchée sur le res-pect des articles 6 et 13 CEDH en soulignant qu’« en l’état actuel de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, les droits fon-damentaux consacrés par ces deux articles de la CEDH n’exigent […] pas, contrairement à ce que pensent les requérants, qu’un recours direct contre les actes législatifs soient impérativement ouverts aux particuliers » (136).

Ci-après, nous examinerons toutefois s’il est exact que le système consa-cré par l’arrêt Inuit satisfait aux exigences découlant de la CEDH, et parti-culièrement à ses articles 6 (137) et 14.

a. — applicaBiliTé De l’arTicle 6 ceDh

1) — Applicabilité ratione personae de l’article 6S’il est exact qu’aussi longtemps que l’Union européenne n’a pas adhéré

à la Convention européenne des droits de l’homme, les dispositions de cette dernière ne lui sont pas, en tant que telles, opposables, il n’est reste pas

(133) Point 97 de l’arrêt commenté. (134) Point 105 de l’arrêt commenté. (135) Point 106 de l’arrêt commenté. (136) Point 110 des conclusions sous l’arrêt commenté. (137) L’article 6 étant considéré comme une lex specialis par rapport à l’article 13 de

la CEDH, plus protectrice que ce dernier, si bien que, dans son champ d’application, elle englobe les garanties découlant de l’article 13.

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moins qu’elles font partie intégrante du droit de l’Union, au titre des prin-cipes généraux.

De plus, l’adhésion prochaine de l’Union européenne à la Convention devrait, on l’espère, rendre cette question d’un simple intérêt historique.

Quoiqu’il en soit, dès à présent, les États membres peuvent être tenus responsables d’une violation des droits fondamentaux lorsqu’ils exécutent une disposition de droit primaire (138) ou de droit dérivé (139). Ce n’est que lorsque l’atteinte est causée par une institution de l’Union, sans aucune intervention d’un État membre, que la Cour européenne se reconnaît incom-pétente pour en connaître (140).

Or, même si l’arrêt du Tribunal jugeant irrecevable un recours en annu-lation introduit par un requérant individuel n’appelle aucune intervention directe d’un État membre (sauf éventuellement si l’un d’entre eux est intervenu au litige), en revanche, le simple fait qu’un juge interne s’estime incompétent pour connaître d’un recours en annulation dirigé contre l’acte législatif de l’Union (141) ou décide d’interroger la Cour de justice sur sa validité (142) paraît suffire à faire basculer le litige dans le champ d’appli-cation ratione personae de la Convention.

On peut donc conclure que la jurisprudence Inuit mérite examen au regard de la CEDH.

2) — Applicabilité ratione materiae de l’article 6La question de savoir si l’article 6 CEDH peut trouver à s’appliquer,

ratione materiae, à un litige portant sur la validité d’un acte législatif de l’Union ne pose guère plus de difficultés. Les garanties procédurales consa-crées par cette disposition doivent bénéficier, abstraction faite du conten-

(138) CEDH (grande chambre), Matthews c. Royaume Uni, du 18 février 1999, points 26 et s.

(139) CEDH (grande chambre), M.S.S. c. Belgique et Grèce, du 21 janvier 2011, §§ 335 et s. ; CEDH, Michaud c. France, points 102 et s. Sur l’incidence de la jurispru-dence Bosphorus en la matière, voy. infra.

(140) CEDH, décisions Biret, du 9 décembre 2008 (application par le Tribunal et la Cour de justice de l’article 288 TCE), et Connolly, du 9 décembre 2008. Compar. la déci-sion d’irrecevabilité prise en grande chambre le 10 mars 2004 dans l’affaire Senator Lines.

(141) Voy. notamment CEDH (grande chambre), 18 septembre 1999, Beer et Reagan c. Allemagne, cité, a contrario, par la décision Boivin et jurisprudence constante par la suite.

(142) CEDH, décision du 20 janvier 2009, Cooperatieve Producentenorganisatie van de Nederlandse Kokkelvisserij U.A. c. Pays-Bas (il s’agissait en l’espèce d’un renvoi préjudiciel en interprétation).

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tieux pénal, à toute personne qui entend soulever une contestation réelle et sérieuse sur l’existence, l’étendue ou les modalités d’exercice d’un droit ou d’une obligation de nature civile « que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne » et « dont l’issue est directement déterminante pour le droit en question » (143).

Si tous les actes législatifs de l’Union ne portent pas nécessairement atteinte à des droits de nature civile reconnus par l’ordre juridique de l’Union, de tels droits peuvent néanmoins être affectés par un nombre important d’actes législatifs de l’Union, et donner dès lors lieu à une contes-tation réelle et sérieuse qui peut avoir un impact décisif sur l’existence ou la portée du droit en cause.

Selon une jurisprudence itérative de la Cour européenne des droits de l’homme, la circonstance que cette contestation emporte des éléments de « droit public » est sans incidence à cet égard. Ainsi, « une procédure relève de l’article 6, § 1er, même si elle se déroule devant une juridiction consti-tutionnelle, si son issue est déterminante pour des droits ou obligations de caractère civil » (144). Par un arrêt du 8 janvier 2004, la Cour européenne des droits de l’homme précisera qu’« il en va, en principe, de même lorsque la juridiction constitutionnelle est saisie d’un recours dirigé directement contre une loi si la législation interne prévoit un tel recours » (145). On relèvera que dans des décisions plus récentes, la Cour européenne des droits de l’homme ne mentionne même plus l’exigence que ce recours soit prévu par la loi (146).

(143) Voy., récemment, CEDH (grande chambre), Boulois c. Luxembourg, point 90. (144) CEDH (grande chambre), 16 septembre 1996, Süssman c. Allemagne, point 41. (145) CEDH, 8 janvier 2004, Voggenreiter c. Allemagne, point 33 (compar. CEDH,

décision 6 février 2003, Wendenburg c. Allemagne, où cette dernière précision n’était pas formulée). En toute hypothèse, il ressort de la traduction anglaise (« The same is true, in theory, where the Constitutional Court examines an appeal lodged directly against a law if the domestic legislation provides for such a remedy ») que la Cour entend uniquement éviter que puisse être tiré de l’article 6 un droit de recours individuel contre une loi lorsque le mécanisme de contrôle de constitutionnalité des lois est totalement inexistant (voy., dans un sens assez similaire, CEDH, décision Komanicky c. Slovaquie, du 1er mars 2005, et CEDH, 24 septembre 2002, Posti et Rahko c. Finlande, point 52 : « l’article 6 de la Convention ne garantit pas un droit d’accès à un tribunal ayant compétence pour invalider ou remplacer une loi du pouvoir législatif »). Il ne s’agit pas, en revanche, d’exiger pour tomber dans le champ d’application de l’article 6 de la CEDH que le requérant ait eu, compte tenu de sa situation particulière, un droit d’agir devant le juge constitutionnel.

(146) CEDH, décision du 16 septembre 2004, Remy c. Allemagne ; CEDH, décision du 11 juillet 2006, Gavella c. Croatie. Voy., toutefois, la décision Jenisova c. Slovaquie, du 12 septembre 2006 qui demeure isolée en ce qu’elle déclare irrecevable le grief tiré de la violation de l’article 6 CEDH pour la seule raison que cet article n’ouvre pas le droit à un

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En conclusion, dès qu’un acte législatif de l’Union restreint un droit de nature civile, toute contestation relative à la lésion de ce droit, pour autant qu’elle soit réelle et sérieuse, relève du champ d’application matériel de l’article 6 CEDH (147). En outre, puisqu’il existe un recours en annulation à l’encontre des actes du législateur européen, l’article 6 CEDH peut trouver à s’appliquer matériellement aux règles de procédure gouvernant ce recours direct, lorsque ce dernier a une influence déterminante sur l’issue de la contestation relative au droit civil en cause.

3) — Observation de l’article 6 CEDHAvant d’examiner en détail la portée du droit d’accès au juge au sens de

l’article 6 de la CEDH, il importe de déterminer l’impact de la jurisprudence Bosphorus en la matière.

1. La présomption de validité des procédures au sein de l’Union européenne

En substance, l’arrêt Bosphorus confère une présomption réfragable de validité aux mesures adoptées par les États membres de l’Union lorsque ceux-ci exécutent, sans marge d’appréciation, une disposition de droit dérivé au motif que l’Union européenne assure aux « droits fondamentaux (cette notion recouvrant à la fois les garanties substantielles offertes et les mécanismes censés en contrôler le respect) une protection à tout le moins équivalente à celle assurée par la Convention » (148). Seule une insuffisance manifeste dans la protection accordée in concreto par l’ordre juridique de l’Union est en mesure de renverser ladite présomption (149).

recours pour contester un acte législatif. Cette décision se fonde sur l’arrêt Posti et Rahko c. Finlande, précité. Il semble toutefois, spécialement au vu de la jurisprudence ultérieure à son prononcé, que ce dernier arrêt n’a pas une telle portée. Voy. encore, à ce propos, infra.

(147) Toutefois, l’article 6 CEDH ne sera d’aucune utilité pour le requérant qui se plaint de ne pouvoir intenter un recours en annulation contre une loi lorsque cette dernière ne le prive pas « de droits fondamentaux dont il jouissait auparavant », mais se limite à lui refuser davantage de droits que ceux dont il a toujours bénéficié. La contestation ne porte en effet pas, dans ce cas, sur un droit reconnu, même de manière défendable, par l’ordre juridique en cause (CEDH, décision du 5 février 2007, Vavarovsky c. République tchèque).

(148) CEDH (grande chambre), 30 juin 2005, Bosphorus c. Irlande, point 155. (149) On notera que, dans son opinion concordante, le juge Rees souligne que ladite

« protection est entachée d’une insuffisance manifeste lorsque, du point de vue procédural, il n’y a pas eu de contrôle adéquat dans l’affaire considérée, par exemple […] lorsque l’accès des particuliers à la C.J.C.E. a fait l’objet d’une interprétation trop restrictive ou, évidemment, lorsque les garanties de tel ou tel droit protégé par la Convention ont été mal interprétées ou appliquées ». L’actuel vice-président de la Cour de justice reconnaîtra

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Poursuivant dans cette logique, la Cour européenne des droits de l’homme a relevé, dans une décision du 20 janvier 2009, que la présomption de vali-dité reconnue par l’arrêt Bosphorus s’applique non seulement aux « mesures prises par les États parties » en application du droit dérivé, « mais aussi aux procédures suivies au sein [de l’Union européenne] et, dès lors, à celles menées devant la C.J.C.E. » (150).

Quoiqu’il en soit de la portée exacte de cette présomption de validité, il suffit de constater qu’elle n’est pas irréfragable si bien que la question de la conformité à la CEDH des conditions de recevabilité du recours en annula-tion dirigé contre un acte législatif de l’Union n’est pas dépourvue de toute utilité. De surcroît, on peut sérieusement douter que la Cour européenne des droits de l’homme maintiendra une telle jurisprudence après l’adhé-sion de l’Union à la Convention européenne (151), tant il est vrai qu’elle créerait alors une différence de traitement surprenante entre les Parties à la Convention (152).

que certaines de ces réserves « ne sont pas dépourvues de tout fondement » (K. LenaerTs, op. cit., p. 717).

Dans son arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme a été beaucoup plus circons-pecte, relevant que « l’accès des particuliers » au contentieux de l’annulation devant le juge de l’Union est « limité », mais que ceux-ci disposaient néanmoins du droit d’introduire un recours en responsabilité contre l’Union et du mécanisme du renvoi préjudiciel pour garantir le respect de leurs droits. On notera toutefois avec intérêt que, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Bosphorus, une question avait été déférée à la Cour de justice (aff. C-84/95) grâce à laquelle la compatibilité du règlement communautaire litigieux avec le droit fondamental du respect de la propriété a pu être envisagée. En l’espèce, le contrôle de compatibilité avec les droits fondamentaux avait donc pu être exercé au sein de l’ordre juridique communautaire.

(150) CEDH, 20 janvier 2009, Cooperatieve Producentenorganisatie van de Neder-landse Kokkelvisserij U.A. c. Pays-Bas. Étonnamment, la Cour européenne des droits de l’homme cherchera toutefois à déterminer si « en l’espèce […] la procédure menée devant la C.J.C.E. était entourée de garanties assurant une protection des droits du requérant équivalente à celle prévue par la Convention », avant de conclure à ce que, au vu des données de la cause, cette requérante n’était pas parvenue à démontrer que la procédure menée devant la C.J.C.E. avait « entaché d’une insuffisance manifeste la protection dont elle a bénéficié » et n’avait donc pas réussi à renverser « la présomption selon laquelle la procédure menée devant la C.J.C.E. avait protégé ses droits de manière équivalente à ce que prévoit la Convention ».

(151) Sur cette question, voy. par ailleurs les réflexions de F. TulKens, « Pour et vers une organisation harmonieuse », R.T.D.E., 2011, p. 29 ; o. De schuTTer, « The Two Lives of Bosphorus : Redefining the Relationships between the European Court of Human Rights and the Parties to the Convention », E.J.H.R., 2013, pp. 584 et s.

(152) Voy. déjà les remarques contenues dans l’opinion concordante commune des juges Rozakis et al. sous l’arrêt Bosphorus. Voy. aussi le point 104 de l’arrêt Michaud précité : « Cette présomption de protection équivalente vise notamment à éviter qu’un État partie soit

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2. Les exceptions tolérées au droit d’accès au jugeTel qu’il est consacré par l’article 6 CEDH, le droit d’accès à un tribunal

suppose non seulement de pouvoir saisir formellement un juge, mais en outre de pouvoir concrètement « contester [l’]acte portant atteinte » (153) au droit civil en cause. Ainsi, le droit d’accès n’est pas effectif lorsque « l’intéressé n’a pu accéder à un tribunal que pour entendre déclarer son action irrecevable par le jeu de la loi » (154).

Tout litige portant sur un droit de nature civile doit donc pouvoir, en principe, être appréhendé, au fond, par une juridiction.

Selon la Cour européenne des droits de l’homme, bien qu’il soit fon-damental dans un État de droit (155), le droit d’accès au juge « n’est [cependant] pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation » (156).

La Cour européenne des droits de l’homme précise toutefois : — d’une part, que ces limitations « ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même » ; et

— d’autre part, qu’elles doivent poursuivre de manière proportionnée « un but légitime » (157).

L’impossibilité faite au particulier d’obtenir l’annulation de l’acte légis-latif qui lui cause préjudice sans pour autant l’affecter individuellement, alors même qu’il est disposé à agir contre cet acte dans le délai requis pour introduire un recours en annulation, couplée à l’obligation qui lui est faite, le plus souvent, de chercher une voie de droit indirecte — lorsqu’elle existe —

confronté à un dilemme lorsqu’il lui faut invoquer les obligations juridiques qui s’imposent à lui, en raison de son appartenance à une organisation internationale non partie à la Conven-tion, à laquelle il a transféré une partie de sa souveraineté, pour justifier, au regard de la Convention, ses actions ou omissions résultant de cette appartenance » (notre accent).

(153) CEDH, 30 janvier 2003, Cordova c. Italie no 2, point 53. (154) CEDH, 6 novembre 2012, Miu c. Roumaine, point 35. (155) « Le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6, § 1, de la Convention,

doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui exige l’existence d’une voie judiciaire effective permettant de revendiquer les droits civils » (voy. récemment CEDH, 26 novembre 2013, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse, point 123).

(156) Voy., parmi beaucoup d’autres, CEDH, 24 février 2004, Vodarensak Akciova Spolecnost, A.S. c. République tchèque, point 30 (à propos de l’accès à la Cour constitu-tionnelle tchèque).

(157) Ibid.

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au niveau national devant un juge qui n’a de toute façon pas compétence pour invalider l’acte en cause, constitue, à n’en pas douter, une entrave à l’accès au juge compétent — le Tribunal ou la Cour de justice. Cette entrave peut-elle être considérée comme compatible avec la substance même du droit d’accès (a) ? Et, dans l’affirmative, est-elle de surcroît raisonnablement justifiée par rapport aux objectifs qu’elle poursuit (b) ?

a) L’interdiction de porter atteinte à la substance même du droit d’accès

Afin de ne pas « porter atteinte à la substance même du droit » d’accès au juge, l’individu doit être en mesure de saisir, d’une manière ou d’une autre, une juridiction habilitée à statuer sur le fond de sa contestation.

Même si dans certains domaines particuliers (comme les immunités par-lementaires, les actes de gouvernement ou les immunités des États étran-gers), la Cour européenne des droits de l’homme a certes déjà pu considérer que l’article 6 n’était pas nécessairement violé alors même qu’existait une immunité de juridiction, interdisant toute contestation juridictionnelle quant au droit civil concerné, force est de constater qu’à l’inverse, elle ne tolère pas que la violation d’un droit civil, conféré par le droit de l’Union euro-péenne, échappe à la censure d’une juridiction (158).

Formellement, l’arrêt Inuit repose sur une même prémisse. La Cour de justice y pose en effet comme postulat qu’un acte législatif de l’Union doit pouvoir être contesté, directement ou indirectement, par tout particulier auquel il cause grief. Lorsqu’aucune mesure d’exécution n’est adoptée au niveau européen, cet arrêt dénie cependant simultanément aux parties l’ac-cès au seul juge compétent (la Cour de justice ou le Tribunal), leur laissant comme seule alternative l’action en responsabilité extracontractuelle contre l’Union et dans certaines hypothèses, un recours devant des juridictions nationales (n’ayant pas le pouvoir d’invalider l’acte contesté mais pouvant le cas échéant faire usage du mécanisme du renvoi préjudiciel).

(158) CEDH, 16 avril 2002, Dangeville c. France. Il est vrai qu’il s’agissait dans cette affaire du non-respect par l’État français d’une directive TVA. Il n’en demeure pas moins que la violation du droit primaire par le droit dérivé devrait engendrer le même type de raisonnement spécialement au motif que la Cour de justice elle-même considère les principes de la hiérarchie des normes et de légalité comme des éléments fondamentaux de l’ordre juridique de l’Union, reposant sur l’idée d’une communauté de droit, au même titre que le principe de primauté du droit européen sur le droit national. Voy. aussi, à ce propos, P. Gilliaux, « L’arrêt Unión de Pequeños Agricultores : entre subsidiarité juridictionnelle et effectivité », ces Cahiers, 2003, pp. 184 et 200.

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On ignorera ici le recours en responsabilité civile contre l’Union intenté par le particulier, victime d’une faute commise par le législateur de l’Union puisque — on l’a dit — il s’agit d’un recours avec une finalité différente qui ne permet pas de garantir que la substance même de son accès au juge soit en toute hypothèse préservé. On a souligné, en effet, le silence de l’arrêt commenté à propos de cette voie de droit et la difficulté à laquelle la victime de la faute du législateur européen est confrontée lorsqu’il s’agit d’établir les conditions d’engagement de la faute de l’Union (159).

Quant au détour forcé par les juridictions nationales, on a également déjà abondamment indiqué ci-dessus combien cet accès indirect au juge de l’Union était semé d’embûches, voire parfois inexistant.

Or, le droit d’accès au juge ne peut être soumis à une condition que le justiciable « n’est pas en mesure de respecter » ou dont la satisfaction « lui échappe totalement » (160). Peut-on dès lors exiger, par exemple, du particulier qu’il obtienne un acte attaquable de l’administration nationale si, corrélativement, le droit de l’Union n’impose pas à cette administration de lui délivrer un tel acte et au juge interne d’en reconnaître la justiciabilité ? Il est permis d’en douter.

En toute hypothèse, le droit d’accès au juge est méconnu lorsque la personne est contrainte de commettre une infraction pour accéder à un tribunal (161). Or, on a relevé que la solution retenue dans l’arrêt Inuit ne permettait pas d’exclure qu’une telle éventualité se présente.

Reste enfin à s’interroger sur le mécanisme même du renvoi préjudiciel. Même si la Cour européenne des droits de l’homme a émis des doutes sur l’accessibilité de la voie d’accès au juge préjudiciel (162), il n’en demeure pas moins que, selon une jurisprudence constante confirmée récemment par l’arrêt Ullens c. Belgique (163), le droit au procès équitable, garanti

(159) Pour le surplus, la Cour européenne des droits de l’homme a déjà eu l’occasion de considérer qu’un recours en responsabilité civile ne constituait pas une alternative acceptable lorsque le justiciable entendait bénéficier de l’effet spécifique qui s’attache à l’annulation de la mesure portant atteinte au droit civil dont il est titulaire (CEDH, 21 février 2008, Ravon c. France, point 33. Voy. aussi, mutatis mutandis, CEDH, 27 août 1991, Philis c. Grèce, point 64).

(160) CEDH, 22 juillet 2010, Melis c. Grèce, point 28. (161) CEDH, 24 septembre 2002, Posti et Rahko c. Finlande, point 64. (162) Voy., à cet égard, G. Rosoux, « La règle de l’épuisement des voies de recours

internes et le recours au juge constitutionnel : une exhortation aux dialogues des juges », R.T.D.H., 2007, pp. 803 et s.

(163) Relevons que, dans cette affaire, la Cour refusa expressément d’examiner la vio-lation prétendue de l’article 13 CEDH au motif que l’article 6 CEDH trouvait à s’appliquer.

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à l’article 6 CEDH, n’est pas violé par cela seul qu’une juridiction refuse de poser une question préjudicielle à la Cour de justice, pour autant que ce refus ne soit pas arbitraire, la Cour européenne des droits de l’homme relevant expressément que certaines limites peuvent être imposées à l’accès au juge préjudiciel, « même lorsque ce dernier est le seul compétent pour statuer sur la validité de la disposition entravant l’exercice du droit civil en cause » (164). Est considéré, à titre de principe, comme arbitraire le refus de renvoi préjudiciel lorsque la juridiction nationale est tenue par une obli-gation inconditionnelle de déférer la question à la Cour de justice, lorsque cette juridiction mobilise une cause de refus qui n’est pas prévue par la législation applicable, ou lorsque cette juridiction ne motive pas correcte-ment le recours à la cause de refus qu’elle mobilise.

Force est néanmoins de constater que le contrôle de la Cour européenne se veut très marginal, la juridiction supranationale se contentant de vérifier que le juge interne a motivé formellement le recours à une cause de refus du renvoi préjudiciel, sans s’interroger, en pratique, sur le bien-fondé de la motivation sur le fondement de laquelle le juge national refuse de déférer la question à la Cour de justice (165).

(164) CEDH, 22 juin 2000, Coëme et al. c. Belgique, point 114 ; CEDH, 15 juillet 2003, Ernst et al. c. Belgique, point 74. Voy. aussi G. rosoux, op. cit., pp. 809-810. Dans un arrêt récent, la Cour européenne des droits de l’homme souligne, il est vrai, que la procédure préjudicielle « n’est toutefois pas dénuée de lien avec l’article 6, § 1, de la Convention qui, en établissant que “toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue […] par un tribunal […] établi par la loi”, renvoie aussi à la juridiction compétente, en vertu des normes applicables, pour connaître des questions de droit qui se posent dans le cadre d’une procédure » (CEDH, 20 septembre 2011, Ullens de Schooten et Rezabek c. Belgique, point 58). La Cour prenant le soin de préciser que « cet aspect prend en outre un relief particulier dans le contexte juridictionnel de l’Union européenne compte tenu de la mission du renvoi préjudiciel devant la Cour de justice », à savoir « la bonne application et l’interprétation uniforme du droit communautaire dans l’ensemble des États membres ». L’arrêt ne tire toutefois aucune conséquence concrète de cette affirmation (pour un com-mentaire de cet arrêt, voy., notamment, N. CariaT et L. LeBœuf, « Renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne et droit à un procès équitable », J.T., 2012, pp. 673 et s., et L. Donnay, « L’obligation incombant au juge de poser une question préjudicielle à la Cour de justice, élément vaporeux du procès équitable », R.T.D.H., 2013, pp. 887 et s. Voy. encore, dans le même sens, et alors que le requérant invoquait une violation du droit d’accès au juge, CEDH, décision du 4 septembre 2012, Santos Pardal c. Portugal).

(165) L. Donnay, op. cit., p. 899. La Cour européenne s’était pourtant montrée plus stricte antérieurement (voy. notamment les décisions Dotta c. Italie, du 7 septembre 1999, et John c. Allemagne, du 13 février 2007). Très récemment, la Cour européenne a condamné l’Italie en raison du refus de la Cour de cassation de déférer une question en interprétation à la Cour de justice, sans fournir aucune motivation à ce refus (CEDH, 8 avril 2014, Dhahbi c. Italie, §§ 31 et s.).

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Pour espérer que le système fonctionne, à tout le moins, a minima, il est pourtant absolument nécessaire de contraindre davantage les juges natio-naux à respecter, lorsqu’elle existe, leur obligation de renvoi préjudiciel à la Cour de justice. À défaut, comme on l’a souligné, le mécanisme du renvoi préjudiciel apparaît bien trop aléatoire.

Il faut donc regretter la modération (ou la tiédeur) de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière. Certes, elle n’est pas une quatrième instance chargée d’apprécier la régularité de l’application des règles procé-durales par les juges nationaux. Néanmoins, et comme elle le fait d’ailleurs dans d’autres domaines, lorsqu’une méconnaissance de ces règles procé-durales aboutit à une violation manifeste du droit au procès équitable, en l’espèce au droit d’accès au juge compétent, la Cour européenne des droits de l’homme devrait veiller à la sanctionner efficacement. On peut douter que le contrôle très restreint qu’elle s’autorise jusqu’à présent permette d’atteindre utilement cet objectif.

On relèvera encore que dans l’arrêt Ullens, la Cour européenne des droits de l’homme était appelée à se prononcer sur une demande de renvoi préjudiciel en interprétation du droit européen et non sur la compatibilité, avec l’article 6 CEDH, du mécanisme du renvoi préjudiciel en appréciation de validité (166), spécialement lorsque celui-ci forme le détour auquel est contraint un particulier désireux d’obtenir l’invalidation d’une disposition de droit dérivé dont il n’a pu obtenir l’annulation, à défaut d’être indivi-duellement concerné par celle-ci.

En conclusion, l’impossibilité pour le particulier, directement mais non individuellement concerné par un acte législatif de l’Union, d’obtenir l’an-nulation de cet acte constitue donc une entrave au droit d’accès au juge qui peut s’avérer excessive, exigeant parfois même que ce particulier enfreigne la loi pour faire statuer sur la validité de l’acte législatif qui lui cause grief, ce qui n’est pas conciliable avec la substance même du droit d’accès au juge. En outre, la façon dont les juridictions nationales usent du mécanisme même du renvoi préjudiciel est susceptible de poser question à cet égard.

b) L’exigence d’une entrave raisonnablement justifiée au droit d’accès

À supposer que la jurisprudence de la Cour de justice ne porte pas une atteinte à la substance même du droit d’accès au juge, encore faut-il que la limitation à l’accès au prétoire qu’elle constitue soit raisonnablement justifiée par un objectif légitime. Le système préconisé par la Cour de jus-

(166) N. cariaT et L. leBœuf, op. cit., pp. 675-676.

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tice constitue en effet une entrave très significative et souvent dirimante à l’accès au « juge compétent », à savoir en l’occurrence le Tribunal ou la Cour elle-même.

Outre le prétendu (167) respect dû aux termes mêmes du Traité, les strictes conditions de recevabilité auxquelles est soumis le particulier dési-reux d’introduire un recours en annulation sont le plus souvent justifiées par le souci d’éviter l’actio popularis et un engorgement du rôle des juridictions de l’Union (168), ce qui constitue un objectif assurément légitime aux yeux de la Cour européenne des droits de l’homme (169).

Il n’en reste pas moins que les mesures destinées à y parvenir doivent demeurer dans un rapport raisonnable de proportionnalité.

L’interprétation « plaumannienne » des conditions de recevabilité du recours en annulation introduit par un particulier satisfait-elle à cette exigence ? On peut se permettre d’en douter. En effet, n’autoriser les jus-ticiables affectés par un acte législatif de l’Union d’accéder au juge de l’Union que dans des conditions aussi strictes ne signifie pas s’opposer à une actio popularis, mais s’opposer dans certains cas à toute action.

À cet égard, la Cour européenne des droits de l’homme n’a de cesse de souligner qu’une juridiction ne peut faire une interprétation excessivement formaliste des conditions de recevabilité (170) qui encadrent les recours portés devant elle, spécialement lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur le respect des droits fondamentaux des justiciables (171). Il convient ainsi de se demander si, au regard de l’objectif poursuivi, « des moyens moins restrictifs qu’une privation automatique de l’accès direct » au juge de l’annulation ne peuvent pas être retenus (172).

L’interprétation des conditions de recevabilité du recours en annulation défendue dans l’arrêt Inuit n’est-elle pas, dans ces circonstances, trop forma-liste dès lors que, comme le fit remarquer l’Avocat général Wathelet (173), elle échoue à combler la lacune contre laquelle le Traité de Lisbonne

(167) Voy. supra. (168) A. van WaeyenBerGhe et P. pecho, op. cit., p. 142, et note 92, p. 154. Adde

M. JaeGer, op. cit., p. 92. (169) CEDH (grande chambre), 17 janvier 2012, Stanev c. Bulgarie, point 242. (170) Inversement, elle doit aussi se garder d’une interprétation trop souple qui aurait

pour effet de « supprimer les conditions de procédure établies par la loi ». (171) CEDH, 25 mai 2004, Kadlec c. République tchèque, point 27. (172) Voy., mutatis mutandis, CEDH (grande chambre), 17 janvier 2002, précité,

point 242 (concernant une disposition interdisant aux incapables d’agir en justice). (173) Point 31 de ses conclusions dans l’affaire C-133/12P.

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entendait précisément agir ? D’autres conditions de recevabilité, tout autant susceptibles d’être intégrées sous les termes « individuellement concernés », n’auraient-elles pas permis de veiller tout à la fois à la bonne administration de la justice, en luttant contre un afflux supposément trop massif des recours en annulation, et à la protection effective des justiciables poursuivie par le Traité de Lisbonne (174) ?

Il a toutefois parfois été soutenu que la Cour européenne des droits de l’homme aurait « avalisé » la jurisprudence Plaumann. Elle a en effet jugé, dans un arrêt certes assez isolé (175), que lorsqu’une disposition de portée générale « même si [elle] ne touche […] pas formellement une personne physique ou morale déterminée, affecte […] en substance les “droits et obli-gations de caractère civil” de cette personne ou d’un groupe de personnes se trouvant dans une situation similaire, que ce soit en raison de certaines caractéristiques qui leur sont propres ou de circonstances factuelles qui les différencient de toute autre personne, l’article 6, § 1, peut demander que la substance [de cette disposition générale] puisse être contestée devant “un tribunal” répondant aux exigences de cette disposition ».

L’analogie avec la terminologie Plaumann est évidente. On pourrait donc en déduire que l’accès au juge qu’elle consacre consiste en un droit de recours direct en annulation contre la disposition de portée générale dans les limites de la jurisprudence Plaumann. Force est cependant de constater que la Cour européenne des droits de l’homme choisit de renvoyer à l’arrêt Extramet de la Cour de justice pour illustrer son propos, soit un arrêt isolé puisque le seul qui se base sur l’« effet grave » de la mesure sur le particulier et non sur le concept de décision implicite pour justifier de la recevabilité du recours (176). Il n’est donc pas permis à notre sens d’y déceler une approbation inconditionnelle par la Cour européenne des droits de l’homme de la proportionnalité des limites imposées dans la jurisprudence de la Cour de justice à l’accès des particuliers au juge de l’annulation.

(174) À ce sujet, voy. K. LenaerTs, op. cit., p. 722, qui compare l’interprétation défen-due par le Tribunal dans son arrêt Jégo-Quéré (qualifiée de « réformatrice ») et l’interpréta-tion (jugée « révolutionnaire ») proposée par l’Avocat général Jacobs dans ses conclusions dans l’affaire UPA.

(175) Posti et Rakho c. Finlande, précité. Le considérant n’est d’ailleurs plus repris dans l’arrêt Alatukkila c. Finlande du 28 juillet 2005, malgré la très grande similitude entre ces deux affaires.

(176) Voy., notamment, l’interprétation faite de cet arrêt par S. enchelmaier, « No-One Slips Through the Net ? Latest Developments, and Non-Developments, in the European Court of Justice’s Jurisprudence on Art. 230 (4) EC », Yearbook of European Law, 2005, pp. 181-182, qui conclut : « At any rate, the Extramet case shows that the Court is willing to deviate from established rules of standing where effective judicial protection so requires ».

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Quant au détour par les juridictions nationales, imposé aux particuliers non individuellement concernés par l’acte législatif de l’Union, constitue-t-il une voie alternative suffisante ? Ici aussi, les incertitudes auxquelles s’expose le particulier, contraint de passer par l’échelon national — parfois inexistant (177) — afin d’obtenir une éventuelle saisine de la Cour de jus-tice, ainsi que les frais supplémentaires qu’il est tenu de consentir à cet effet (178), sont autant de limitations au droit d’accès au juge compétent dont la proportionnalité gagnerait à être justifiée.

Dans cette perspective, on ne peut que constater la défiance avec laquelle la Cour européenne des droits de l’homme apprécie l’effectivité des voies de recours au résultat « aléatoire » (179).

La question de la justification et de la proportionnalité de la jurisprudence en cause se pose d’autant plus que, comme l’a montré notamment l’Avocat général Jacobs (180), il est douteux « qu’un assouplissement des exigences relatives à la notion de personne individuellement concernée entraînerait un flot d’affaires susceptible de noyer le mécanisme juridictionnel ». Du reste, si le Tribunal a été créé, c’est bien précisément pour traiter de ce contentieux de sorte qu’on reste perplexe sur l’absence d’ouverture du prétoire qui a suivi l’instauration de cette instance juridictionnelle.

En toute hypothèse, un éventuel accroissement du contentieux devrait à notre sens être pris en compte par le renforcement des effectifs du Tribunal. Il ne nous paraît en effet pas anormal qu’au fur et mesure de l’extension des compétences de l’Union européenne, le Tribunal se voie doter des effectifs nécessaires pour traiter le contentieux qui en découle (181). Cette extension

(177) À défaut d’acte national susceptible d’offrir le support adéquat à l’action devant le juge interne.

(178) Le montant de ces frais pouvant constituer une limite financière au droit d’accès au juge (voy., notamment, CEDH, 10 mars 2009, Anakomba Yula c. Belgique, point 32).

(179) Voy., notamment, CEDH, 12 novembre 2002, Zvolsky et Zvolska c. République tchèque, point 53.

(180) Voy. les conclusions dans l’affaire UPA, précitées, au point 79. Il est significatif que pour les recours en indemnité où les conditions strictes et « plaumanniennes » sont inexistantes, on n’a jamais vu de « tsunami » de recours.

(181) Voy., à cet égard, le point 89 des conclusions de l’Avocat général Sharpston dans l’affaire Groupe Gascogne, C-58/12P. Du reste, comme le relève S. BalThasar (op. cit., p. 546) : « Adding legislative Regulations to the scope of application of art. 263 (4) TFEU would not significantly increase the number of actions for annulment. Moreover, the relatively short time frame of two months within which such actions must be initiated (art. 263 (6) TFEU) as well as the policy of judicial self-restraint followed by the EC.J. when reviewing the substance of EU Regulations can be expected to keep the case load at acceptable levels ».

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du cadre du Tribunal s’avèrerait, quoiqu’il en soit, probablement moins coûteuse que la nécessité de mobiliser simultanément les juridictions de vingt-huit États membres, généralement déjà passablement engorgées (182).

Par ailleurs, comment ne pas donner raison à l’Avocat général Jacobs lorsqu’il estimait plus judicieux de consacrer les ressources existantes à l’examen non de questions de recevabilité (qui de nos jours mobilisent une partie importante des mémoires, des audiences et des arrêts) mais des arguments de fond ?

Quoiqu’il en soit, si on peut admettre qu’une juridiction de dernier ressort comme la Cour de justice doive être protégée contre un afflux massif de recours, il paraît en revanche plus délicat de cautionner aussi facilement l’instauration de conditions de recevabilité volontairement restrictives afin de protéger le juge de première instance contre un accroissement du nombre de recours. Or, la jurisprudence de la Cour de justice aboutit précisément à ce que le déport du contentieux vers les juridictions nationales, destiné à alléger la charge de travail du Tribunal, alourdisse automatiquement la charge de travail non seulement de celles-ci mais aussi de la Cour de justice, appelée à statuer sur les renvois préjudiciels qui lui sont déférés par les juges nationaux, en vertu de la jurisprudence Foto-Frost.

4) — Observation de l’article 14 CEDHUn dernier point mérite ici d’être souligné. En effet, la circonstance qu’un

litige relève du champ d’application de l’article 6 CEDH entraîne cette autre conséquence que le principe « d’égalité quant à l’accès au juge » doit être respecté et cela, même si les conditions de recevabilité du recours ne sont pas à ce point restrictives qu’elles violent per se le droit d’accès au juge.

Ainsi, l’article 14 CEDH interdit toute discrimination en la matière (183). L’égalité des sujets devant le droit (ou « isonomie ») constitue en effet une condition essentielle de l’État de droit.

(182) Bien que « comparaison ne soit pas raison », on relève d’ailleurs que la seule Cour d’appel de Bruxelles traite avec une soixantaine de juges (et quatre référendaires pour toute la Cour d’appel) plus de 9.000 affaires par an contre 700 pour la Cour de justice et 700 pour le Tribunal.

(183) Selon l’article 14 CEDH, « La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’ori-gine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ».

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Il convient dès lors de justifier la différence de traitement entre particu-liers désireux de contester, dans le délai du recours en annulation, la validité d’un acte législatif de l’Union, selon que cet acte les concerne ou non individuellement. Or, il paraît difficile d’admettre que ces deux catégories de justiciables se trouvent dans des situations à ce point différentes qu’elles ne pourraient être comparées, spécialement lorsque chacune d’entre elles doit subir les effets d’une disposition législative qui leur est directement applicable. Une telle différence de traitement est dès lors incompatible avec l’article 14 CEDH, sauf à démontrer qu’elle poursuit de façon pertinente et proportionnée un objectif légitime (184).

En ce que cette différence de traitement prive une catégorie de justi-ciables du droit à un double degré de juridiction, il est probable que la Cour européenne des droits de l’homme ne reconnaisse, de surcroît à l’État qu’une marge d’appréciation relativement restreinte (185). Or, on a souligné précédemment en quoi la jurisprudence de la Cour de justice posait question quant au rapport qu’entretiennent les objectifs qu’elle poursuit et les conséquences qui en découlent pour certaines catégories de justiciables.

Dans ces conditions, on peine à voir la raison impérieuse qui justifie-rait de manière raisonnable la différence de traitement en cause, spécia-lement si le contrôle de sa pertinence et de sa proportionnalité est exercé strictement.

5) — Conclusion sur la compatibilité de la jurisprudence Inuit avec la CEDH

En conclusion sur ce point, on ne peut que constater que les modalités d’accès aux juges compétents pour examiner la validité d’un acte législatif de l’Union, qu’il s’agisse du Tribunal ou de la Cour, soulèvent d’impor-tantes réserves au regard tant du droit au recours effectif, que du principe

(184) Inversément, il est aussi permis de s’interroger sur la conformité à l’article 14 CEDH de l’identité de traitement qui existe entre les particuliers confrontés à un acte législatif selon qu’il est ou non pourvu de mesures d’exécution. Assurément, le particulier qui est préjudicié par un acte législatif directement applicable est dans une situation plus défavorable, en termes d’accès au juge, que le particulier préjudicié par un acte législatif qui a reçu des mesures d’exécution au niveau de l’Union ou des États membres. Malgré cette différence essentielle, ces deux catégories de justiciables sont traitées de la même manière quant à l’accès au juge de l’annulation.

(185) Dans un sens analogue, voy. CEDH, 10 octobre 2013, Pompey c. France, point 33.

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d’égalité. L’arrêt commenté n’examine toutefois pas, malheureusement, ces questions (186).

Il faut espérer que l’adhésion (qu’on souhaite prochaine) de l’Union euro-péenne à la Convention européenne des droits de l’homme pousse la Cour de justice à se saisir plus directement de la question de la compatibilité de sa jurisprudence avec les exigences du droit d’accès au juge et du principe d’égalité telles qu’elles ont été affirmées par la Cour européenne des droits de l’homme et qui devrait enfin permettre l’ouverture au prétoire de la Cour si longtemps attendue.

Il serait assurément regrettable qu’afin d’échapper à cet exercice d’in-trospection, la Cour de justice se réfugie, à nouveau, derrière le principe d’équivalence, qu’instaure l’article 52, § 3, de la Charte, entre l’article 47 de la Charte et les articles 6 et 13 CEDH (187).

Il faut en effet garder à l’esprit que garantir un droit d’accès effectif au juge compétent pour statuer sur la validité d’un acte législatif de l’Union — spécialement, comme c’est souvent le cas, au regard des droits fonda-mentaux reconnus aux particuliers — permet de sanctionner efficacement les atteintes aux droits individuels commises par le législateur européen. Or, indépendamment du point de savoir si le droit de contester la validité d’un acte législatif de l’Union est imposé par l’article 6 ou 13 CEDH, une

(186) Au motif que l’acte législatif contesté avait été, en toute hypothèse, exécuté par un règlement de la Commission contre lequel les mêmes requérants ont introduit un recours en annulation jugé recevable par le Tribunal, ce qui leur permit en définitive d’exciper, de manière incidente, de l’illégalité du règlement de base ? L’arrêt commenté n’y fait aucune référence. Plus encore, les termes employés laissent entendre que la Cour a adopté une position de principe en la matière.

(187) Voy. la critique à cet égard développée supra. On ajoutera, enfin, que ceci n’est en rien affecté par le mécanisme dit du « prior involvement ». Certes, l’idée de ce méca-nisme est de permettre d’éviter que l’Union soit condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en raison d’un acte, le cas échéant législatif, au sujet duquel la Cour de justice n’a pas précédemment pu exercer son contrôle. En effet, si le particulier, victime de l’acte législatif en cause, introduisait un recours contre l’Union européenne devant la Cour européenne des droits de l’homme, celle-ci devrait, pour autant que le mécanisme du « prior involvement » soit adopté, permettre à la Cour de justice de déterminer au préalable si l’acte législatif suspecté d’avoir violé les droits fondamentaux du requérant est bien compatible avec les règles de droit primaire du droit de l’Union (pour une étude récente à ce sujet, voy. A. Torres perez, « Too many voices ? The prior involvement of the Court of Justice of the European Union », E.J.H.R., 2013, pp. 565 et s.). Ne serait-il toutefois pas paradoxal que la seule voie d’accès au juge de l’Union ainsi offerte, de manière certaine, au particulier ne le soit pas par le droit de l’Union, mais par une chicane procédurale dans le cadre d’un recours intenté contre l’Union européenne devant la Cour européenne des droits de l’homme après qu’il y ait eu épuisement de tous les recours préalables ?

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loi qui viole un droit fondamental matériel consacré par la CEDH fait peser sur l’État (et demain sur l’Union) le risque d’une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme (188).

v. — Conclusions

En conclusion de ce commentaire, on ne peut que regretter que persiste, avec l’arrêt Inuit, un déni d’accès des particuliers au juge de l’annulation. Combinée avec l’interprétation extrêmement restrictive des mots « sans mesure d’exécution » adoptée dans d’autres affaires (189), cette lecture rigo-riste du locus standi des particuliers devant le juge de l’annulation aboutit à se demander si la modification de l’article 263, alinéa 4, TFUE introduite par le Traité de Lisbonne a amélioré d’une quelconque manière, d’un point de vue pratique, l’accès des particuliers au contentieux de l’annulation, ce qui aurait permis de renforcer le contrôle juridictionnel et les exigences de l’État de droit dans l’Union européenne.

L’État de droit est pourtant à la base de nos traditions constitutionnelles communes. Il se définit comme celui dans lequel l’autorité est tenue par le droit et exige que tout individu, ou toute organisation, publique ou privée, puisse contester l’application d’une norme juridique, dès lors que celle-ci n’est pas conforme à la norme supérieure (190). Il permet ainsi d’encadrer l’action de la puissance publique en la soumettant aux exigences supérieures du principe de légalité. Dans un système où les possibilités de recours sont indument restreintes, le droit perd de son effectivité tout comme la Com-mission, gardienne des Traités, y perd en définitive de son autorité.

Outre qu’elles constituent des garanties fondamentales, la sécurité juri-dique et la protection juridictionnelle se présentent aussi comme une plus-value importante pour les acteurs économiques désireux d’investir sur notre continent. Si ces acteurs, mais aussi les organisations non gouvernementales ou les simples individus, se voient imposer des règles législatives en dehors de tout contrôle judiciaire effectif, c’est la légitimité du système dans son ensemble qui est, en définitive, remise en cause.

(188) À cet égard, voy. la décision et l’arrêt dans l’affaire Jenisova, précités. (189) Voy., p. ex., C.J., 19 décembre 2013, aff. C-274/12P, Telefónica ; voy. aussi

Tribunal, aff. T & L, précitée. (190) Voy. point 101 des conclusions de l’Avocat général Mengozzi dans l’affaire

C-354/04P, précitées.

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C’est là le débat fondamental de l’arrêt Inuit. Il n’existe en effet point d’État de droit s’il n’est contenu dans le lien commun de la loi, au sens large du terme.

Bien sûr, l’arrêt commenté continue à enseigner que « l’Union est une Union de droit dans laquelle ses institutions sont soumises au contrôle de la conformité de leurs actes, notamment, avec les traités, les principes généraux du droit, ainsi que les droits fondamentaux » (191), et que « les conditions de recevabilité prévues à l’article 263, quatrième alinéa, TFUE doivent être interprétées à la lumière du droit fondamental à une protection juridictionnelle effective » (192).

D’autant plus grande est dès lors la déception, lorsque la Cour déclare par la suite — d’une manière qui nous paraît solliciter abusivement les termes du Traité — qu’il ne lui appartient pas d’« écarter les conditions expressément prévues par ledit Traité » (193) et qu’« il incombe donc aux États membres de prévoir un système de voies de recours et de procé-dures permettant d’assurer le respect du droit fondamental à une protection juridictionnelle effective » (194). Plus de cinquante ans après l’entrée en vigueur du Traité de Rome, on eut pu espérer une lecture du Traité plus en phase avec les garanties juridictionnelles de l’État de droit que les citoyens attendent de l’Union européenne (195).

(191) Point 91 de l’arrêt. (192) Point 98 de l’arrêt. (193) Point 98 de l’arrêt. (194) Point 100 de l’arrêt. (195) Dans le même sens, A. Arnull, op. cit., p. 16.