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LA PÊCHE AU BILLARD

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Du même auteur

DOC

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ALAIN SHARPS

LA PÊCHE AU BILLARD

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS

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Si vous désirez être tenu au courant des publications de l 'éditeur de cet ouvrage, il vous suffit d 'adresser votre carte de visite aux Editions Robert Laffont, Service « Bulletin », 6, place Saint-Sulpice, 75279 Paris, Cedex 06. Vous recevrez régulièrement, et sans aucun engagement de votre part, leur bulletin illustré, où, chaque mois, sont présentées toutes nouveautés que vous trouverez chez votre libraire.

I S B N 2-221-00333-0

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à L.Y.M. Un peu, beaucoup, exaspérément.

LE VRAI DOC

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CHAPITRE 1

Steve regarda ses ongles rougis et at t rapa la petite pince à envies qui ne le quittait jamais. Il engagea la lame sous la cuticule de l'index et parvint à couper un minuscule morceau de peau. Une goutte de sang perla. Steve contempla la tache rouge qui gonflait avant de l'aspirer. Puis il sentit longuement son doigt. Il aimait l 'odeur de tabac mêlée à celles, indéfinissables, des objets manipulés dans l ' instant passé. Il recon- nut le parfum acide de la sueur essuyée d'un revers de main ; décela les relents fades, écœu- rants de la salive séchée, qui masquaient pres- que la senteur aigre des instruments de métal qu'il avait maniés. Renifler son index était deve- nu un véritable tic. A chaque heure de la jour- née, il découvrait de nouvelles odeurs qui s'attachaient à ce doigt privilégié. Steve était incapable de fixer son attention plus de vingt mi-

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nutes d'affilée sur une tâche précise. Dès que son esprit butait sur une difficulté nouvelle, il se mettait à examiner ses mains. Le temps se di- luait dans cette exploration minutieuse. Puis, brusquement, il se remettait au travail. Sans avoir une conscience très précise des instants qui venaient de s'écouler, Steve saisit sa loupe de bijoutier et l 'ajusta à son œil droit. Il avait déjà enlevé le verre de la Seiko posée devant lui. Il prit une pince à épiler et ôta les deux grandes aiguilles, laissant uniquement celle qui accom- plissait le tour du cadran en 24 heures.

— Une grosse mouche, marmonna-t-il. Elle bourdonne comme une grosse mouche à qui on a arraché les ailes.

La montre était un modèle de marine donnant instantanément le temps sur tous les fuseaux horaires.

La pièce était déserte. Une odeur de chou froid s 'attachait à l'inox des meubles de la grande cuisine. La machine à laver la vaisselle parcourait, docile, les phases programmées de son cycle. Steve était encore vêtu de sa blouse blanche et de sa toque de cuisinier qui lui don- naient un air de chirurgien. L'opération était d'ailleurs délicate. Il saisit la petite aiguille et déposa à son extrémité une minuscule goutte de plomb à soudure maintenant un petit fil de bobi- nage de cuivre très fin et souple. Puis, avec la même précision, il recouvrit le chiffre 12 d'une perle de métal brillant. Il vérifia que les deux

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plots entraient bien en contact et déposa son montage sur la longue table vissée au sol. D'un geste rapide, il essuya ses paumes moites sur les pans de sa blouse.

L'ex-sergent Steve Carter, du corps des Ma- rines, n'avait pas perdu la main. Il faut dire qu'il n'avait jamais réellement cessé de s'exercer. Dans les chambres miteuses des garnis sordides du Bronx qu'il avait habitées depuis sa démobi- lisation, qui se serait inquiété de voir un homme se livrer à la passion du bricolage de précision ? Il valait mieux retrouver des scies à métaux sous le matelas que des seringues.

Un long frémissement fit trembler le plancher métallique sous ses pieds, suivi d'une vibration sonore plus sourde et d'une courte baisse de la tension électrique.

— Putains de courants ! On doit encore déri- ver.

Steve se leva et ôta sa toque. Son visage blême était secoué de tics. Machinalement, il rejeta la tête en arrière pour remettre sa mèche en place. Ses mains se mirent à trembler légèrement. Il sentit la crise monter. Ce n'était pas le moment. Une ébauche de sourire étira ses lèvres fines, très pâles. Non, il n'avalerait pas une de ces cochonneries de pilules dont les psychiatres l'avaient gavé les premiers temps. Leurs voix doucereuses resurgissaient dans son cerveau, égales, rassurantes, compatissantes. « Raison- nable »... ils n'avaient que ce mot-là à la bouche,

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ces fossoyeurs de l'âme en blouse blanche, ces défenseurs de la médiocrité distillant le poison subtil de la normalité. A coup de gélules et de potions, ils avaient tenté de ramener l'esprit de Steve dans le monde minable de la majorité du silence. Mais il s'était défendu, avait joué leur jeu pour mieux les berner. Tout seul, il avait trouvé le meilleur moyen pour combattre ces instants de trouble où son corps lui échappait. Steve se mit à réciter avec application une lita- nie à peine audible :

— Je suis Steve Carter, né le 12 mars 1943 à Tuscallosa dans l'Alabama. Mon père était ou- vrier agricole. Il travaillait pour Samuel F. Lin- don. Ma mère est morte lorsque j'avais six ans...

Steve haletait. Sa bouche tordue crachait une bouillie de mots, déformés, à peine audibles. Il sortit de sa blouse de cuisinier une paire de gants de vaisselle roses et les enfila. Le caout- chouc glissait mal sur ses mains humides de transpiration. Mais, lorsque ses doigts eurent pénétré jusqu'au fond de cette seconde peau, un sentiment de bien-être l'envahit. Lentement, il défit les boutons de braguette de son pantalon de toile. Il sentit son sexe gonfler à travers son slip. Avec retenue, comme s'il commettait un péché, il empoigna sa verge tendue et en contempla le bout sombre, violacé, enserré entre ses doigts roses. Il accentua la pression, cares- sant doucement le gland de son autre main gantée. Il sentit le plaisir monter très vite, trop

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vite et relâcha son étreinte. Un bruit le fit sur- sauter. Ce n'était que la machine à laver la vaisselle qui entrait dans la phase rinçage. Une vision de femme nue, le ventre masqué par un corset noir et les jambes prisonnières de bas fumés, raviva son excitation. Il saisit ses testi- cules et les fit rouler entre ses doigts. Au bord de la douleur, son plaisir n'en était que plus fort. Steve fit alors glisser son sexe entre le gant et sa paume. La verge était chaude, douce. Le plaisir qui montait lui nouait le ventre. Il res- pirait avec difficulté. Soudain sa main se crispa. Steve sentit le sperme tiède couler entre ses doigts. Il était très calme maintenant. Posément, il enleva ses gants, les remit dans sa poche et s'essuya les mains. Se retournant, il saisit un sac de toile imperméable et y rangea la montre bricolée et ses outils. Puis, il extirpa de sa poche un plan chiffonné, tiré à l'encre bleue, et le déplia devant lui. Le clair de lune se découpait dans un des hublots rectangulaires de la cuisine. Seul, le déplacement régulier du spot lumineux sur la table attestait du lent roulis du navire. Steve suivit du doigt l'itinéraire qu'il allait pren- dre. Il ne voulait pas que la moindre hésita- tion puisse le trahir. « La réussite d'une opéra- tion tient à son organisation. » La phrase, mille fois répétée par ses instructeurs dans les Mari- nes, enfoncée à coups de poing et de pied dans chaque fibre de son être, était revenue s'impri- mer automatiquement dans son cerveau.

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— Je contourne le carré des officiers, mur- mura-t-il, essayant de transposer mentalement les petits carrés et les rectangles imprimés en salles et coursives grandeur nature. Une fois la porte franchie, je débouche dans la salle à man- ger. Trente marches à descendre. Pont B... La salle des commandes.

Une image plus forte que les précédentes s'imposa. Des écrans de contrôle, des spots lumi- neux, des ampoules clignotantes vertes et rouges défilèrent devant ses yeux. Son cœur se pinça. Ces appareillages lui rappelaient trop l'hôpital psychiatrique. L'illusion s'estompa. Steve reprit son chemin imaginaire.

— Trente marches encore à dévaler et voilà la passerelle qui traverse la soute centrale de stockage. Une porte. La salle des machines. Tra- verser doucement. Presque au milieu, tourner à droite dans la salle de pompage et là...

Le cuisinier replia son plan. Du regard, il fit le tour de la pièce, vérifia l'heure à son poignet puis à l'horloge murale et se leva. Il attrapa son sac, se passa l'index sous le nez et se dirigea vers la porte.

— Tiens, voilà Doux-Dingue ! Le navigateur de quart quitta un instant ses

relevés. Il venait de vérifier que le Deep Sea II conservait son point fixe, en dépit des sollicita-

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tions turbulentes de la surface de l'océan. Travail si précis qu'aucun homme n'aurait pu le faire sans le secours d'un ordinateur relié en perma- nence à un satellite. La coque gris sale et pique- tée de larges taches de rouille ne devait prati- quement pas bouger par rapport au fond, situé près de cinq mille mètres plus bas. La dérive tolérable avait été fixée à moins de dix mètres afin que le tuyau de l'aspirateur géant puisse pomper en toute quiétude. Deux hélices latérales corrigeaient les mouvements du navire. Le Deep Sea II avalait allègrement les tonnes de nodules polymétalliques qui commençaient à emplir ses soutes.

L'aide-navigateur détourna les yeux des écrans du radar pour suivre la démarche claudicante du cuisinier qui passait devant le panneau vitré.

— Heureusement, sa bouffe est correcte. Mais que fait-il par là, à cette heure ? Moi, si je pouvais être dans mon lit... lança-t-il, sans atten- dre une réponse de son compagnon.

Les conversations de veille tenaient plus du monologue que de la discussion. Phrases sans suite, égrenées pour lutter contre le sommeil et l'ennui ; phrases d'ivrogne perdu dans sa rêverie ; phrases de détresse de l'homme im- puissant devant les machines qui œuvrent à sa place. L'autre répliqua d'un ton égal, comme s'il se parlait à lui-même :

— Tu sais ce que lui ont fait les Viets ? On se demande comment il peut encore mettre un

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pied devant l'autre après être passé trois fois à la lessive.

Il avait parlé machinalement, associant logi- quement des mots qui, pour lui, n'avaient aucun sens. Le Viet-nam était bien fini. Les petits hommes jaunes planqués dans les rizières, il ne les avait connus qu'à travers la propagande de l'époque et les bandes dessinées.

— C'était un sacré bonhomme. La voix le ramena brutalement à la réalité. — Qui ça ? — Steve, voyons. A quoi penses-tu ? Il a

même reçu la Military Cross à son retour aux Etats-Unis.

— C'est sans doute pour ça qu'on l'a pistonné chez nous. Une place de cuistot contre des mil- lions de neurones anéantis. Le dédommagement ne mettra pas l'économie de l'Oncle Sam en péril !

Steve ne pouvait entendre ces réflexions. De toute façon, il était habitué aux murmures sur son passage. Son passé le mettait à l'abri de la curiosité qu'aurait normalement soulevée sa présence en des endroits du bateau où il n'avait que faire. Il entra dans la salle des machines. Les turbines arrachaient à l'océan Pacifique la peau grumeleuse de son ventre. Leur bruit mo- notone parvenait, déformé, aux oreilles de Steve.

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Il chassa une mouche imaginaire, marchant comme un automate dans les coursives désertes. Une chaleur épaisse engluait l'intérieur du ba- teau. Les passerelles poisseuses de fuel, de grais- se et d'humidité luisaient dans la lumière glau- que. Steve glissa et poussa un hurlement. Il ressentit une violente douleur qu'il connaissait trop bien : le coup de crosse dans les reins. Immobile, il attendit la balle qui devait l'ache- ver. Mais la délivrance ne vint pas. Le cauche- mar allait recommencer. Steve se remit péni- blement à genoux. Ses tempes battaient. Il lui fallut plusieurs secondes pour réaliser que les Vietnamiens ne viendraient pas. Et pour cause. Il reprit sa marche.

— Hello, Steve. Tu fais une partie de boules ? Le grand marin hilare tenait deux nodules

dans ses mains. — Un souvenir pour Sally, s'exclama-t-il,

assortissant sa phrase d'un clin d'œil égrillard. Une paire comme ça, elle n'en verra pas tous les jours. Tu devrais en mettre dans ta soupe, elle serait meilleure !

Carter fit un signe amical et s'engagea dans l'escalier. Une porte métallique protégeait la salle de triage où les nodules étaient débarras- sés de leur gangue de limon. Ils étaient ensuite séchés avant d'être acheminés par tapis roulant jusqu'aux soutes. Au passage, des échantillons étaient prélevés et étiquetés. Les quelques am- poules grillagées du plafond éclairaient faible-

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ment la longue chenille noirâtre qui semblait glisser en s'étirant à l'infini. Steve remonta le flot continu. Bientôt, il franchit la porte de la salle de pompage et referma le battant d'acier. La pièce était sombre et encombrée par d'énor- mes machines. Pour avaler ses nodules, l'aspira- teur géant avait besoin d'air comprimé, mais également d'une chambre de décompression à grande capacité pour résorber la formidable masse gazeuse envoyée cinq mille mètres plus bas. Une rupture grave de canalisation et c'était une monstrueuse bulle d'air qui explosait sous la coque. Mieux qu'une torpille, qu'une bombe aérienne ou qu'une mine sous-marine. Le bateau se disloquerait littéralement sous la pression. Il suffisait d'y penser. Et Steve avait beaucoup réfléchi. Le sexe gigantesque, planté jusqu'au fond de la mer originelle, suçant la semence du temps pour accroître la bedaine tranquille des financiers rondouillards serait l'instrument de la mort. Steve y voyait un châtiment quasi mys- tique. Il en serait l'artisan.

Ces affairistes étaient à l'origine de la guerre. De toutes les guerres. Pour quelques dollars de plus, ils envoyaient des millions d'hommes à la boucherie sous couvert d'idéal et de grandes va- leurs. Qu'importe la mort, le viol et la torture si l'or coule aussi abondamment que le sang.

Le sergent Carter fixa une lampe de poche sur le devant de sa veste et s'agenouilla devant un petit tas de nodules déposés à proximité de la

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chambre de décompression. Il sortit avec pré- caution de son sac une série de boules noirâtres reliées entre elles par des cordons et les disposa parmi les véritables nodules. Puis il vérifia le mécanisme de retardement et le brancha sur le cordon. Il éteignit sa torche et inspecta son œuvre. Rien ne distinguait les masses explosives dans la semi-obscurité permanente de la salle.

— Maintenant, sur le pont, se dit-il. Il me reste à inspecter le canot de survie. Dans deux heures, j'aurai quitté ce rafiot et les copains se mettront à ma recherche. Boum... Boum... Boum...

Steve chantonnait, arrangeant à sa manière les paroles de It's a long way to Tipperary.

— Je vais couper par le pont, ça ira plus vite, se dit-il.

Il fut saisi par la fraîcheur des embruns. — J'ai intérêt à ne pas oublier ma combinai-

son de néoprène, pensa-t-il. Au ras de l'eau il fera encore plus froid et j'aurai le temps de crever.

Steve passa derrière un échafaudage et leva les yeux vers l'autre bord. Il eut le temps de voir un crochet de grue dont l'amarre avait lâché prendre du ballant et se diriger à toute vitesse vers lui. Il comprit que le palan allait le frapper de plein fouet dans l'abdomen et sut qu'il allait mourir sur le coup. Ce en quoi il se trompait.

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Doc s'était installé sur la petite passerelle pro- longeant la proue du cabin-cruiser. Il tenait dans la main droite son arc de chasse, un Bear démontable de 60 livres. Il avait encoché la lourde flèche de fibre de verre terminée par une pointe d'acier aux ardillons relevables. Le mo- teur tournait au ralenti et le yacht filait cinq nœuds. Le docteur Gérard Millet-Tillac, alias Doc, se réfréna pour ne pas crier.

— Continue à la même vitesse, Cana. Droit devant. Il approche.

A deux cents mètres du yacht, une forme avan- çait paresseusement dans la même direction que le bateau. On eût dit la voile d'une felouque naine dont on ne pouvait apercevoir la coque. Un gros homme au crâne dégarni se tenait der- rière Doc, accoudé aux filières.

— Ça m'a l'air d'un sacré morceau ; tu ne veux pas nous laisser faire ?

— Chacun son tour. Tiens, regarde... il vient. Attiré par le bruit du moteur et par sa curio-

sité naturelle, le grand poisson se rapprochait régulièrement. On pouvait maintenant aperce- voir le long fuseau du corps de l'espadon. Le sail-fish se tourna, présentant son flanc. Der- rière le rostre, l'œil rond contemplait l'étrave du cabin-cruiser, chose vibrante et colorée, surgie mystérieusement dans l'immensité du Pacifique.

— Attention, vous êtes prêts ? Vérifiez bien la ligne.

Le poisson était à moins de dix mètres du

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yacht. Doc banda son arc, tous les muscles de son torse nu saillant sous l'effort violent. Tir instinctif et rapide, sans viseur, la main sur la flèche, la flèche dans le prolongement de l'œil. Impossible de tenir longtemps la tension du res- sort de trente kilos. L'empennage de plastique partit dans un trait de lumière verte, si vite que l'œil ne put la suivre. Doc, immobile, le bras d'arc tendu, conserva quelques secondes encore la position, la main gauche derrière la nuque 1 Dans une gerbe d'écume, le poisson se détendit sous l'impact puis disparut dans les profon- deurs. Doc lâcha son arc et courut vers l'ar- rière, bousculant au passage son ami Dupeille. Depuis mai 68, l'éminent professeur à l'hôpital Necker n'avait pas été rudoyé de la sorte ! En quelques enjambées, Doc avait rejoint un troi- sième homme, assis sur un fauteuil blanc pivo- tant sur un axe articulé. Il tenait entre ses jambes une canne en fibre de kevlar équipée d'un Pen Senator numéro 10. Le nylon de 160 centièmes se dévidait en sifflant sur le tam- bour du moulinet. Le bout de la flèche avait été relié à un bas de ligne au lieu d'être enroulé sur le tambour de tir prévu pour l'arc.

— Laisse-moi la place, je veux le sortir moi- même, cria presque Gérard.

A regret, Jacques-François Jobert quitta son siège. Deux filles et un grand gaillard hirsute

(1) Doc se sert d'un arc de gaucher.

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é t a i e n t v e n u s r e j o i n d r e Doc . D u p e i l l e n e p o u - v a i t s ' e m p ê c h e r d e d o n n e r d e s c o n s e i l s .

— D u f r e i n , n o m d e D i e u , d o n n e d u f r e i n , t u v a s t e r e t r o u v e r e n b o u t d e l igne .

P o u r t o u t e r é p o n s e , D o c s ' a d r e s s a a u b a r - r e u r :

— Le vo i l à . V i t e , C a n a , v i r e à d r o i t e .

A p r è s d e q u a t r e c e n t s m è t r e s , d a n s u n b o n d g i g a n t e s q u e , le p o i s s o n é t a i t a p p a r u , p r e s q u e v e r t i c a l , à p l u s d e d e u x m è t r e s a u - d e s s u s d e la s u r f a c e . Doc , a r c - b o u t é s u r s o n f a u t e u i l , t i r a i t s u r la c a n n e , r e m o n t a n t le s a i l - f i s h c e n t i m è t r e p a r c e n t i m è t r e .

D u p e i l l e r e g a r d a i t a v e c u n e p o i n t e d ' e n v i e le v e n t r e p l a t d e D o c e t l es c o r d e s m u s c u l e u s e s d e s o n d o s q u i s a i l l a i e n t s o u s l ' e f fo r t . « Q u a n d j e p e n s e q u e n o u s é t i o n s à l ' i n t e r n a t e n s e m b l e e t q u e c e s a l a u d p o u r r a i t a u j o u r d ' h u i p a s s e r p o u r u n d e m e s c h e f s d e c l i n i q u e ! » pensa - t - i l .

L e s q u a t r e c h i r u r g i e n s a v a i e n t d é c i d é d e f a i r e u n e r e t r a i t e e n m e r p o u r t r o i s s e m a i n e s . I l s a v a i e n t l o u é le y a c h t à H a w a i i . C o n f o r t a b l e , r a p i d e , ce b a t e a u a v a i t é g a l e m e n t l ' a v a n t a g e d ' ê t r e s k i p p é p a r le H a w a i i e n C a n a h u , i m m é d i a - t e m e n t s u r n o m m é C a n a , e t q u i c o n n a i s s a i t t o u s les s e c r e t s d e l a p ê c h e a u g r o s e t p a r l a i t p a r f a i t e - m e n t le f r a n ç a i s . T r o i s h e u r e s p a r j o u r , l es q u a t r e h o m m e s t r a v a i l l a i e n t à l e u r s é m i n a i r e s u r l a c h i r u r g i e d e l a m a i n , c o m p l é t a n t a i n s i l es t r a v a u x o r d i n a i r e s d e l a s o c i é t é s a v a n t e q u ' i l s

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a v a i e n t c r éée . Les d e u x filles, e n l e v é e s à Hi lo -

Bay , n ' é t a i e n t p a s , i n i t i a l e m e n t , p r é v u e s a u p r o - g r a m m e de t r a v a i l . M a i s p e r s o n n e n e s ' é t a i t p l a i n t d e c e t i m p r é v u .

La s u e u r c o u l a i t d u f r o n t e t d e s é p a u l e s d e Doc . E n c o m p l è t e e x t e n s i o n , s ' a i d a n t d u h a r n a i s r e l i a n t s o n d o s à la c a n n e , il r e p r e n a i t s o n souffle, p r o f i t a n t d e c h a q u e i n s t a n t de f a i b l e s s e d u p o i s s o n .

— Ç a y e s t , il f a t i g u e . T u les b l e s s e s t r o p a v e c t e s f lèches . C ' e s t d é g u e u l a s s e .

D u r o c , q u i a v a i t o r g a n i s é la v i r é e e t q u i n e p a s s a i t p a s u n h i v e r s a n s a l l e r à l ' î le M a u r i c e t r a q u e r les g r a n d s m a r l i n s , n e g o û t a i t p a s c e t t e m é t h o d e t r o p « p r i m i t i v e ».

Le sa i l - f i sh é t a i t m a i n t e n a n t à t r e n t e m è t r e s d u b a t e a u . Il se l a i s s a i t a m e n e r c o m m e u n p o i d s m o r t , s u r le f lanc .

— U n p o i l p l u s v i te , C a n a . I l f a u t le n o y e r . T r a î n é à la s u r f a c e , la g u e u l e à m o i t i é d a n s

l ' a i r , l ' e s p a d o n n e se d é b a t t a i t p l u s . D o c m o u l i n a le r e s t e d e la l igne . C a n a m i t a u p o i n t m o r t , d e s c e n d i t la p e t i t e é c h e l l e d e c o u p é e e t s a i s i t le p o i s s o n p a r s o n r o s t r e . P u i s il lui p l a n t a u n c r o c d ' a c i e r d a n s la b o u c h e . Les h o m m e s r e s t é s s u r le

p o n t h a l è r e n t le l o n g f u s e a u a u d o s n o i r e t a u v e n t r e a r g e n t é .

D o c q u i s ' é t a i t d é b a r r a s s é d u h a r n a i s s ' a p p r o - c h a p o u r r é c u p é r e r s a f lèche. E l l e é t a i t p l a n t é e j u s t e e n a r r i è r e d u r o s t r e . S u s p e n d u à l a ve r t i - ca le , l ' e s p a d o n p a r a i s s a i t e n c o r e p l u s g r a n d .