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Doc. 1 -Et si les marchés fnanciers n'étaient pas myopes ? Comment imaginer qu’une multtude de boursicoteurs incultes, à cent lieues des réalités industrielles, puisse aboutr à un prix qui serait soumis à autre chose qu’aux lubies du moment ? L'expérience invite pourtant à sor- tr des idées reçues. Au début du XXe siècle, le statstcien britannique Francis Galton assiste à un jeu de foire. Un paysan expose l’une de ses vaches et propose aux badauds de parier sur son poids après dépeçage. Les partcipants sont invi- tés à inscrire leur pronostc sur un morceau de papier, puis à le placer dans une urne. Celui qui s’approchera le plus de la vraie valeur emportera la mise. Francis Galton, élitste, pense trouver là l’occasion d’ataquer le sys- tème démocratque, en démontrant à quel point les choix collectfs sont mauvais. Il recueille les diférents pa- ris, en calcule la moyenne et la dispersion. A sa grande surprise, cete moyenne est presque identque au véri- table poids de la vache ! Mieux encore, la distributon des réponses suit une courbe en cloche, l’essentel des paris se massant autour de la moyenne fatdique. Il ne s’agit donc pas d’un accident, mais d’une manifestaton de l’intelligence supérieure de la collectvité. Et si cete sagesse des foules était la clef de voûte des marchés f- nanciers ? Après tout, leur fonctonnement même repose sur l’intelligence collectve de centaines de milliers d’agents à l’afût de la « bonne afaire ». Ceux-ci, dès qu’ils identfent une entreprise dont la cote boursière est faible au regard du niveau de ses profts, se portent acquéreurs ; ceci fait alors remonter la valeur des actons jus- qu’au niveau où, collectvement, les acteurs jugent l’entreprise valorisée à son juste prix. Ce mécanisme so- lide qui ne repose que sur une double hypothèse, l’appétt pour le gain et l’absence de délires unanimes, fonde ce que les économistes appellent l’« efcience des marchés ». Poussée à sa limite, cete théorie prédit que tenter de boursicoter est une perte de temps, car les prix des actons sont justement la « meilleure estma- ton » de la valeur de l’entreprise sur la base de l’informaton disponible. En somme, seul le délit d’inité per- metrait de batre le marché ! Même ainsi posée, l’efcience des marchés garde quelque chose d’un peu métaphysique, et en France, le bon sens aussi bien que le bon goût semblent imposer d’y voir un conte pour enfants. Comment imaginer qu’une multtude de boursicoteurs incultes, à cent lieues des réalités industrielles, puisse aboutr à un prix qui serait soumis à autre chose qu’aux lubies du moment ? Comment penser que des agioteurs ignorants puissent voir plus loin que leur bonus de fn d’année ? Très largement partagés, ces doutes légitmes sont exprimés en France par une armée de commentateurs, d’hommes politques de tous bords et même par certains des écono- mistes les plus en vue. En politque économique, les conséquences de cete vision sont évidentes : si le marché n’est pas fable, pourquoi lui confer quelque rôle que ce soit dans les opératons de restructuraton, de fusion acquisiton, ou même les choix d’investssement des entreprises. Après tout, qui, mieux que le management de l’entreprise sait ce qu’il convient de faire pour en assurer la pérennité et la croissance ? Les plus dirigistes invo- queront le rôle de la puissance publique, garante de l’intérêt collectf face aux caprices des fnanciers, mais per- sonne ne viendra, dans le débat français, défendre les vertus du marché. Or ce consensus est erroné. On peut s’en convaincre en prenant au mot les détracteurs du marché. Si les mar- chés commetaient des erreurs répétées dans l’évaluaton des projets industriels, il y aurait, pour des inves- tsseurs avisés, des moyens simples de faire fortune à coup sûr. Par exemple, si l’on pense vraiment que le marché surestme les bienfaits des OPA, il sufrait, à chaque fois qu’une entreprise se lance dans une telle opératon, de parier sur la baisse du ttre. Inversement, si l’on pouvait être sûr que le marché était court-ter- miste (autrement dit s’il avait tendance à sous-estmer l’importance des profts de long terme), il sufrait d’acheter les actons des entreprises investssant dans des projets industriels à horizon long (les biotechnolo- gies par exemple), forcément sous-évalués, et d’en engranger dans les profts quelques années. Or, dans la pratque, il est très difcile de trouver de telles stratégies. Très difcile mais pas impossible, puisque de telles failles à la sagesse collectve font la fortune des fonds d’investssement les plus sophistqués – les fa- meux hedge funds. Mais précisément, en exploitant ces erreurs, ces investsseurs les font rapidement dispa- raître. Autrement dit, le marché n’est pas tout à fait efcient, mais presque. Un exemple : après l’éclatement de la bulle internet, en mars 2000, le cours de l’acton Cap Gemini, une grosse société de conseil en informatque, est passé de près de 350 euros à moins de 15 euros à l’automne 2002. La directon se plaint à l’époque, d’être injustement punie par le marché. Le PDG de la société aime à raconter que le cours de l’acton a été sauvé alors par les hedge funds, qui ont trouvé judicieux d’investr dans une sociésous évaluée. Bien leur en a pris car aujourd’hui, l’acton vaut plus de 50 euros. Ce constat suggère en partculier que, contrairement aux reproches dont il fait fréquemment l’objet, le mar- ché ne peut être durablement afecté de myopie. En fait, si les marchés fnanciers pèchent parfois, c’est plu- tôt par excès d’optmisme, comme à la fn des années 1990. Lorsqu’une bulle spéculatve se forme, les inves- tsseurs se ruent sur les actons, déversent sans mesure leur épargne dans le fnancement d’entreprises nou-

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Doc. 1 -Et si les marchés fnanciers n'étaient pas myopes ?

Comment imaginer qu’une multtude de boursicoteurs incultes, à cent lieues des réalités industrielles, puisse aboutr à un prix qui serait soumis à autre chose qu’aux lubies du moment ? L'expérience invite pourtant à sor-tr des idées reçues.Au début du XXe siècle, le statstcien britannique Francis Galton assiste à un jeu de foire. Un paysan expose l’une de ses vaches et propose aux badauds de parier sur son poids après dépeçage. Les partcipants sont invi-tés à inscrire leur pronostc sur un morceau de papier, puis à le placer dans une urne. Celui qui s’approchera le plus de la vraie valeur emportera la mise. Francis Galton, élitste, pense trouver là l’occasion d’ataquer le sys-tème démocratque, en démontrant à quel point les choix collectfs sont mauvais. Il recueille les diférents pa-ris, en calcule la moyenne et la dispersion. A sa grande surprise, cete moyenne est presque identque au véri-table poids de la vache ! Mieux encore, la distributon des réponses suit une courbe en cloche, l’essentel des paris se massant autour de la moyenne fatdique. Il ne s’agit donc pas d’un accident, mais d’une manifestaton de l’intelligence supérieure de la collectvité. Et si cete sagesse des foules était la clef de voûte des marchés f-nanciers ? Après tout, leur fonctonnement même repose sur l’intelligence collectve de centaines de milliers d’agents à l’afût de la « bonne afaire ». Ceux-ci, dès qu’ils identfent une entreprise dont la cote boursière est faible au regard du niveau de ses profts, se portent acquéreurs ; ceci fait alors remonter la valeur des actons jus-qu’au niveau où, collectvement, les acteurs jugent l’entreprise valorisée à son juste prix. Ce mécanisme so-lide qui ne repose que sur une double hypothèse, l’appétt pour le gain et l’absence de délires unanimes, fonde ce que les économistes appellent l’« efcience des marchés ». Poussée à sa limite, cete théorie prédit que tenter de boursicoter est une perte de temps, car les prix des actons sont justement la « meilleure estma-ton » de la valeur de l’entreprise sur la base de l’informaton disponible. En somme, seul le délit d’inité per-metrait de batre le marché !Même ainsi posée, l’efcience des marchés garde quelque chose d’un peu métaphysique, et en France, le bon sens aussi bien que le bon goût semblent imposer d’y voir un conte pour enfants. Comment imaginer qu’une multtude de boursicoteurs incultes, à cent lieues des réalités industrielles, puisse aboutr à un prix qui serait soumis à autre chose qu’aux lubies du moment ? Comment penser que des agioteurs ignorants puissent voir plus loin que leur bonus de fn d’année ? Très largement partagés, ces doutes légitmes sont exprimés en France par une armée de commentateurs, d’hommes politques de tous bords et même par certains des écono-mistes les plus en vue. En politque économique, les conséquences de cete vision sont évidentes : si le marché n’est pas fable, pourquoi lui confer quelque rôle que ce soit dans les opératons de restructuraton, de fusion acquisiton, ou même les choix d’investssement des entreprises. Après tout, qui, mieux que le management de l’entreprise sait ce qu’il convient de faire pour en assurer la pérennité et la croissance ? Les plus dirigistes invo-queront le rôle de la puissance publique, garante de l’intérêt collectf face aux caprices des fnanciers, mais per-sonne ne viendra, dans le débat français, défendre les vertus du marché. Or ce consensus est erroné. On peut s’en convaincre en prenant au mot les détracteurs du marché. Si les mar-chés commetaient des erreurs répétées dans l’évaluaton des projets industriels, il y aurait, pour des inves-tsseurs avisés, des moyens simples de faire fortune à coup sûr. Par exemple, si l’on pense vraiment que le marché surestme les bienfaits des OPA, il sufrait, à chaque fois qu’une entreprise se lance dans une telle opératon, de parier sur la baisse du ttre. Inversement, si l’on pouvait être sûr que le marché était court-ter-miste (autrement dit s’il avait tendance à sous-estmer l’importance des profts de long terme), il sufrait d’acheter les actons des entreprises investssant dans des projets industriels à horizon long (les biotechnolo-gies par exemple), forcément sous-évalués, et d’en engranger dans les profts quelques années. Or, dans la pratque, il est très difcile de trouver de telles stratégies. Très difcile mais pas impossible, puisque de telles failles à la sagesse collectve font la fortune des fonds d’investssement les plus sophistqués – les fa-meux hedge funds. Mais précisément, en exploitant ces erreurs, ces investsseurs les font rapidement dispa-raître. Autrement dit, le marché n’est pas tout à fait efcient, mais presque.Un exemple : après l’éclatement de la bulle internet, en mars 2000, le cours de l’acton Cap Gemini, une grosse société de conseil en informatque, est passé de près de 350 euros à moins de 15 euros à l’automne 2002. La directon se plaint à l’époque, d’être injustement punie par le marché. Le PDG de la société aime à raconter quele cours de l’acton a été sauvé alors par les hedge funds, qui ont trouvé judicieux d’investr dans une société sous évaluée. Bien leur en a pris car aujourd’hui, l’acton vaut plus de 50 euros.Ce constat suggère en partculier que, contrairement aux reproches dont il fait fréquemment l’objet, le mar-ché ne peut être durablement afecté de myopie. En fait, si les marchés fnanciers pèchent parfois, c’est plu-tôt par excès d’optmisme, comme à la fn des années 1990. Lorsqu’une bulle spéculatve se forme, les inves-tsseurs se ruent sur les actons, déversent sans mesure leur épargne dans le fnancement d’entreprises nou-

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velles : alors, oui, l’intelligence collectve prend efectvement des vacances. Mais on notera que dans ce cas, le marché est plutôt excessivement « long termiste » que court-termiste, car il accepte de fnancer très large-ment des projets incertains qui ne génèrent pas de profts immédiats. Cete patence, le marché la manifeste aussi en temps normal. Si l’on regarde l’ensemble des entreprises cotéesaux Etats-Unis, disons, en 2004, l’on s’aperçoit que le ters d’entre elles font des pertes. Mieux encore : ces so-ciétés qui s’afranchissent sans vergogne de la fameuse « dictature des 15% de rendement » sont les « chou-chous » des investsseurs. En efet, ce sont celles dont la valeur de marché – par rapport à leur taille – est la plus élevée. Comment expliquer ce paradoxe apparent ? Il s’agit en fait d’entreprises innovantes, celles dont les dépenses en R&D excèdent les recetes dans le futur immédiat. Elles sont recherchées précisément parce que les investsseurs parient sur leur succès futur. Outre-Atlantque, l’argent des marchés fnanciers est si pa-tent qu’il fnance la recherche et la croissance. Rien ne permet de penser que, face à la sagesse de ces foules un peu turbulentes, les comités d’experts soient préférables. C’est même l’un des enseignements surprenants de la recherche en psychologie cognitve des der-nières décennies. Les psychologues y établissent que les experts soufrent d’excès de confance : même confrontés à leurs erreurs passées, ils contnuent de surestmer la qualité de leur diagnostc. Cete oppositon entre l’arrogance d’experts demi-savants et la sagesse des foules colle fort bien au ton de la campagne présidentelle. L’apologie de l’intelligence collectve, qu’elle soit incarnée par le « pays réel » ou les débats partcipatfs, a forgé le style des principaux candidats à l’électon d’avril. Y croient-ils vraiment ? C’est une autre queston. Certains commentateurs politques restent sceptques et peinent à y voir autre chose qu’un marketng politque habile. Or c’est peut-être en prenant au mot nos candidats sur cete intuiton retrou-vée du pouvoir de l’intelligence collectve qu’on peut espérer réconcilier les Français avec le capitalisme : on ne peut sans contradicton vanter la sagesse de la foule et se défer systématquement des marchés fnanciers.

Source : Augustn Landier et David Thesmar – Les Echos – 2 mars 2007

Doc. 2 - La contagion des comportements sur le marché fnancier

La théorie fnancière s’est construite sur la base d’une concepton extrêmement simplifée des comportements individuels. Pour l’essentel, une seule variable y est prise en compte : l’aversion au risque. Une fois celle-ci dé-terminée, c’est le recours intensif à l’hypothèse de ratonalité qui permet de spécifer entèrement le processusde décision. Cete analyse qui infuence encore largement la pensée contemporaine en matère de fnance voit dans l’investsseur un calculateur isolé, indiférent aux autres à la manière de l’individu walrassien, dé-terminant ratonnellement ses choix de portefeuille en toute indépendance à partr de l’étude statstque desrendements. L’observaton des marchés fnanciers réels nous livre un message très diférent. A contrario, ce qui frappe l’analyste est la complexité des interdépendances qui lient les investsseurs, l’intensité des in-fuences réciproques qu’elles véhiculent et le rôle central qu’occupe la communicaton, qu’elle soit privée ou publique.Loin d’être un ensemble d’individus séparés et indépendants, le marché ressemble plus à une communauté fortement interconnectée, voire même, lors de certains épisodes spéculatfs, à une foule abandonnée à son propre mouvement. La contagion des comportements y joue un rôle central.(…)Ce rôle central que joue la contagion des comportements est également atesté par les travaux qu’a menés Ro-bert Shiller à propos de « l’exubérance irratonnelle » des marchés, reprenant ainsi la célèbre formule utlisée par Alan Greenspan le 5 décembre 1996 pour décrire la situaton des bourses américaines. Au cœur de son analyse, on trouve l’hypothèse selon laquelle est à l’œuvre sur les marchés un mécanisme d’amplifcaton par feedback qu’il décrit de la manière suivante : « Les investsseurs, rendus confants par l’augmentaton passée des prix, achètent des actons à un cours croissant, ce qui conduit d’autres investsseurs à faire de même de telle sorte que le cycle se répétant encore et encore, il en résulte une réponse amplifée aux facteurs qui étaient à l’origine du processus. » Cete dynamique qui joue symétriquement à la baisse permet de com-prendre qu’il puisse être observé une forte déconnexion entre l’évoluton des données économiques fonda-mentales et les variatons constatées des prix, ce qu’on appelle communément une « bulle spéculatve. »(…)En efet, il peut être légitme de qualifer les bulles spéculatves d’irratonnelles pour qui a en tête les consé-quences macroéconomiques néfastes dont elles sont responsables. Cependant, il serait faux d’en inférer que les comportements qui sont à leur origine sont eux-mêmes irratonnels. En efet, de longue date, la théorie

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économique a montré que l’agrégaton de comportements individuels parfaitement optmisateurs pouvait dégénérer en des confguratons collectvement inefcaces. Il ne faut pas confondre la ratonalité des déci-sions élémentaires et l’irratonalité des résultats globaux auxquels elles conduisent : l’appariton d’une bulle f-nancière ne signife nullement que les investsseurs se comportent soudainement de manière déraisonnable. Cete idée est très fréquemment évoquée par Kindleberger. C’est ainsi qu’il écrit : « Les marchés peuvent en certaines occasions se comporter d’une manière déstabilisatrice, globalement irratonnelle, même si chaque partcipant se comporte ratonnellement. »

Source : André Orléan – Comprendre les foules spéculatves – 2001

Doc. 3 - L'analyse de la fnance comportementale

La « fnance comportementale » est basée sur deux hypothèses complémentaires (…) La première est que cer-tains investsseurs ne sont pas pleinement ratonnels et que leur demande d’actfs fnanciers à risque est af-fectée par leurs croyances ou leurs émotons, lesquelles ne sont évidemment pas pleinement justfées par les « fondamentaux » économiques. Dans le jargon des fnanciers, ces investsseurs sont appelés métaphorique-ment des noise traders, parce que leurs antcipatons sont biaisées par des considératons qui ont un efet simi-laire à celui des « bruits parasites » dans un phénomène de communicaton radio-électrique. La seconde hypo-thèse de base est que l’arbitrage, actvité à laquelle va se livrer la seconde catégorie d’investsseurs, qui sont, eux, pleinement ratonnels, est une actvité non dénuée de risque et dont l’efcacité est par conséquent limi-tée. (…)Supposons un gérant de fonds de placement qui, au printemps de 1986, aurait acquis la convicton que le mar-ché des actons était lourdement surévalué et aurait adopté la stratégie théoriquement adéquate en pareil cas, qui est de vendre à découvert sur le marché à terme les ttres surévalués. En efet, la vente à découvert consiste à vendre de manière ferme et défnitve, au prix du jour, mais avec une date de livraison diférée (en général, d’un mois) des ttres qu’on ne possède pas encore. Si l’antcipaton de baisse se réalise avant l’échéance convenue, il suft d’acheter à ce moment les ttres à un prix inférieur au prix convenu que devra payer la contreparte au moment de la livraison ; on réalise ainsi un gain égal à la diférence des deux prix, sous déducton des frais de transacton.Ces derniers consttuent une deuxième source de risque : si la baisse n’est pas assez prononcée, la diférence nete sera négatve. Si la baisse ne s’est pas produite à l’échéance du contrat, il est possible de reporter l’opéra-ton pour une période (mensuelle) supplémentaire, moyennant nouveaux frais de transacton. Si notre gérant avait persisté dans cete stratégie jusqu’à ce que la bulle éclate, il aurait dû efectuer une quinzaine de reports ce qui lui fait rapporter à chaque évaluaton trimestrielle des rendements négatfs, tandis que ses collègues qui accompagnaient le mouvement exhibaient à chaque fois de plantureux rendements de 15 à 20 % sur base an-nualisée. Le scénario le plus probable, pour ne pas dire certain, est qu’il aurait été « viré » avant la fn de 1986.Soumis à cete troisième source de risque, que d’aucuns ont appelé « risque concurrentel », les geston-naires d’OPCVM (organismes de placement collectf en valeurs mobilières) n’ont guère d’autre choix compor-temental que celui des moutons de Panurge.

Source : Nihat Aktas – Refets et perspectves - 2004

Doc. 4 - Des bulles ratonnelles ?

Les marchés fnanciers n’ont donc pas su, durant cete période [la fn des années 90], évaluer correctement les rentabilités futures des diférents secteurs. Ils ont fortement surestmé les capacités de développement à moyen terme du commerce électronique. On désigne par le terme de « bulles spéculatves » de telles situa-tons où le cours observé s’écarte durablement de la valeur réelle des entreprises, encore appelée « valeur fondamentale ». Cete bulle a eu des conséquences néfastes sous la forme d’un surinvestssement importantdans les secteurs de la Nouvelle Économie, accompagné, le plus souvent, d’un surendetement pour le fnan-cer. Ce constat empirique met à mal la théorie fnancière orthodoxe qui défend, quant à elle, l’idée qu’à tout instant, les marchés boursiers forment la meilleure estmaton possible des frmes compte tenu des informa-tons disponibles, ce qu’on appelle l’hypothèse d’efcience informatonnelle des marchés.(…)C’est l’antcipaton de l’évoluton des cours qui détermine l’acton des investsseurs. On parlera de « ratonalité

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autoréférentelle » pour désigner cete forme spécifque de ratonalité tournée exclusivement vers les opi-nions des autres. Le rôle de la ratonalité autoréférentelle est bien connu des pratciens de la fnance comme le suggère l’un d’entre eux, Pierre Balley dans son ouvrage La Bourse : mythes et réalités : « Peu importe la qualité du raisonnement s’il doit être dément par la Bourse, c’est-à-dire par l’opinion collectve qui y prédo-mine. Pas plus qu’un homme politque, le gestonnaire ou l’analyste ne peut avoir raison contre l’opinion majo-ritaire de ses électeurs : c’est le marché qui vote. C’est pourquoi il importe, au-delà de l’étude des entreprises, de prendre conscience des courants d’opinion qui peuvent agiter la Bourse ».

Source : André Orléan – La Recherche – mars 2003

Doc. 5 - Finance et probabilités

(…) En réalité, il y a une erreur fondamentale dans la fnance moderne. Ce n’est pas la fnance elle-même, comme on a parfois tendance à le croire en France. Le marché des changes est précieux, tout comme la Bourse,les ttres de detes, les produits dérivés et même la ttrisaton qu’il est de bon ton de mépriser par les temps quicourent. Tout est utle dans la fnance, comme tout est bon dans le cochon. Le problème est dans la façon dont nous la regardons. C’est bien le modèle qui est en cause, un modèle qui remonte très loin. Au début du XIXe siècle, l’Allemand Carl Gauss émet une hypothèse sur la probabilité des erreurs de mesure à propos des mou-vements des étoiles. Dans sa lignée, ses successeurs traceront la fameuse « courbe de Gauss », qui dessine une distributon de probabilités. C’est une magnifque cloche : la probabilité d’un événement moyen est grande, la probabilité d’un événement extrême, dans la « queue» de la distributon, est infme. Au milieu du XIXe siècle, Adolphe Quételet, qui fonda en Belgique le premier bureau statstque de l’histoire, montra que cete courbe s’applique dans nombre de cas. Dans une populaton, la plupart des hommes mesurent entre 1,60 mètre et 1,90 mètre et il y en a une très pette minorité qui font moins de 1 mètre ou plus de 2,50 mètre.La courbe de Gauss, bâte autour de la moyenne, ou la norme, devient ainsi la loi « normale ». En 1900, elle entre dans la fnance. Le mathématcien Louis Bachelier présente sa thèse,« La théorie de la spéculaton», après avoir scruté les cours de la « rente perpétuelle», le milliard donné aux nobles émigrés sous la Révoluton et revenus en France en 1815. Il montre que les variatons de prix suivent une loi gaussienne, avec des mou-vements browniens (des écarts aléatoires). Un demi-siècle plus tard, l’Américain Harry Markowitz propose le premier grand modèle de geston de portefeuille d’actfs, lui aussi centré sur une loi de Gauss. Cete théorie lui vaudra le prix Nobel d’économie en 1990.Pourtant, au début des années 1960, un trublion, Benoît Mandelbrot, remet en cause le recours à la loi« nor-male ».Ce mathématcien a créé un étrange objet mathématque, les fractales, en observant une courbe des prix du coton. Les variatons de prix ne suivent pas une loi de Gauss, afrme Mandelbrot, mais une loi de Pa-reto. Autrement dit, les « queues »de la distributon ne sont pas si fnes que ça − les Anglo-Saxons parlent de « fat tales », qui donnent en français un peu élégant « queue épaisse ». Des événements jugés très improbablesdans la loi « normale » ne sont pas si improbables que ça dans la réalité. Les krachs et les booms peuvent donc exister…Mais, à l’époque, les mathématciens ne savent pas encore trai-ter les hypothèses de Mandelbrot. Faute d’outl adapté, l’analyse fnancière se développe avec la loi « normale ». C’est encore le cas aujourd’hui. Un peu comme si nous allions toujours faire notre lessive au lavoir, parce que le lave-linge n’avait pas été inventé assez tôt…En 1973, deux économistes, Fisher Black et Myron Scholes, déterminent le moyen de calculer le prix d’une opton sur acton à partr d’hypothèses fondées sur la loi « normale ». Simple, élégante, la formule de Black etScholes connaît un énorme succès. Elle pénètre absolument toute la fnance moderne pour évaluer les risques :les salles de marchés, les écoles de commerce, les modèles des superviseurs et même les calculetes ! Myron Scholes aura d’ailleurs lui aussi le Nobel d’économie en 1997 avec l’un de ses collègues, Robert Merton (Black est décédé deux ans plus tôt).Le problème, c’est que Mandelbrot avait raison. La fnance est «anormale »: elle ne respecte pas la loi de Gauss. Les événements improbables se produisent infniment plus souvent que ne l’indique la «normalité». Myron Scholes et Robert Merton en ont d’ailleurs donné une preuve éclatante malgré eux. En 1994, ils s’asso-cient à la créaton d’un fonds de placement baptsé Long Terme capital management (LTCM). S’appuyant sur leurs travaux, le fonds gagnait des fortunes en prenant des positons très risquées. Jusqu’en 1998 où un acci-dent qui ne devait pratquement jamais se produire, tout au bout de la queue des probabilités, est arrivé − en l’occurrence, l’incapacité du gouvernement russe de verser ce qu’il devait aux souscripteurs de ses obligatons, événement qui avait pourtant un précédent célèbre. Le fonds LTCM s’est alors trouvé en péril avec des posi-

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tons qui avoisinaient 100 milliards de dollars ! La Réserve fédérale de New York a dû forcer la main de ses prin-cipaux créanciers pour éviter une faillite qui menaçait d’ébranler toute la fnance internatonale…Malgré cet avertssement, la planète fnancière contnue d’évaluer le risque avec la «Black et Scholes ». La for-mule magique est employée dans les calculs qui servent à la fabricaton des produits structurés, ces fameux produits à trois ou quatre letres comme les CDO, les CLO ou les ABCP. La grande majorité des produits fnan-ciers sont bâts avec un système qui sous-évalue grossièrement le risque, comme les faits l’ont prouvé à maintes reprises. Nombre d’opérateurs fnanciers se comportent donc comme des automobilistes ateints d’un glaucome. Sur une autoroute dégagée, ils n’ont aucun problème, malgré leur champ visuel réduit. Quand la route tourne ou quand un cerf hésite à traverser, ils sont en danger. Un jour, ils devront accepter l’idée que la fnance n’est pas normale. Bien sûr, il y aura toujours des bulles fnancières. Et rien ne pallie les ef-fets désastreux d’une mauvaise réglementaton, comme celle sur les prêts immobiliers aux Etats-Unis. Mais, en minimisant les risques, l’idée d’une fnance normale maximise les efets des chocs.

Source : Jean Marc Vitori – Les Echos – 5 mars 2008

Doc . 6 - Globalisaton fnancière et risque de marché

Les marchés les plus vulnérables à la spécularité sont ceux des droits de propriété, des actfs négociables, non remboursables à une date donnée et à un prix convenu à l'avance. Les modèles théoriques distnguent plu-sieurs fgures de la spécularité.�Les bulles spéculatves ratonnellesLes bulles spéculatves, dites ratonnelles, expriment une divergence systématque des prix par rapport aux va-leurs fondamentales, qui ne viole pas l'efcience des marchés, au sens technique de l'arbitrage parfait entre le rendement antcipé de l'actf spéculatf et le taux d'intérêt portant rémunératon des actfs fnanciers sans risque. �La polarisaton des antcipatons sur des croyances externesLa polarisaton des antcipatons sur des croyances externes, c'est-à-dire sans rapport avec les données réelles de l'économie, est une autre fgure. Ces croyances sont des représentatons collectves. Ce sont les catalyseurs de dynamiques spécifques des prix pendant un laps de temps dont il est impossible de prévoir la durée. Mais les croyances sont friables. De nouvelles conjectures peuvent être tenues par une parte des opérateurs, pro-voquant un confit de croyances. Il entraîne une grande instabilité des cours sur le marché tant que l'une des représentatons n'a pas atré, pour un temps, la masse des opérateurs moutonniers. �

Le problème du pesoUne autre fgure est connue sous le nom de problème du peso dans la litérature théorique. On retrouve le cas qui nous intéresse le plus : un événement singulier a une infuence directe et considérable sur le prix d'un actf, mais il n'a qu'une faible probabilité de se produire. Tant que l'événement redouté est en deçà du seuil psycho-logique, il est ignoré par le marché. Si des rumeurs ou des signes sont interprétés comme une augmentaton dela plausibilité de cet événement, il peut brusquement entrer dans les préoccupatons du marché par la spécula-rité des antcipatons. Le marché est alors soumis à des fuctuatons, bien que rien dans les évolutons consta-tées de l'économie ne justfe cete agitaton. Cete troisième fgure n'est ni une bulle, ni une croyance autoréa-lisatrice. C'est l'incerttude sur l'évoluton future de la valeur fondamentale elle-même qui est la source de la dérive des prix.�Quelques exemples historiquesLes fuctuatons des prix sous l'efet des dynamiques autoréférentelles ont été les sources les plus anciennes des crises fnancières. Les bulles sur les actons de la compagnie des Mers du Sud et de la Compagnie du Missis-sippi, qui frent éclater la crise fnancière presque simultanément à Londres et à Paris en 1720, sont les mala-dies infantles de la fnance moderne selon Kindleberger. On y trouve l'autojustfcaton du mimétsme dans les mémoires de C. Mac Kay (1932), citant un souscripteur anonyme des ttres : "lorsque le reste du monde est fou, on doit l'imiter en quelque mesure". C'est aussi l'interprétaton de l'euphorie qui se polarise sur quelques objets de spéculaton, prometant des gains en capital atractfs. Tel fut le cas des grandes spéculatons fon-cières aux États-Unis au milieu du XIXe siècle ou en Grande-Bretagne, antcipant sur les possibles tracés du che-min de fer. I. Newton lui-même, dont on ne peut suspecter la ratonalité, fut pris dans le tourbillon de la spécu-laton de 1720 : "je peux calculer les mouvements des corps célestes, mais pas la folie de la foule".�Les causes du retournementLa cause immédiate de l'efondrement des prix spéculatfs est bien souvent fortuite. C'est un événement qui vient dissocier la polarisaton des antcipatons. II est interprété par une parte des opérateurs comme une in-

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novaton sufsamment importante pour qu'ils expriment, par exemple par des ventes à découvert, un juge-ment critque à l'égard de l'opinion dominante du marché. C'est une opinion nouvelle qui jete le doute sur la conventon haussière du marché, lorsque cete opinion arrive après une accumulaton de signes avant-coureursd'une hésitaton dans la poursuite de la hausse.�Le retournement brutal d'un marché spéculatf peut propager une crise fnancière, s'il provoque un déplace-ment vers la liquidité qui entraîne une baisse des prix dans d'autres marchés de ttres et dans des marchés de matères premières. Ainsi la crise de 1893 aux États-Unis fut-elle déclenchée par l'inquiétude que le pays ne puisse préserver la convertbilité-or. Car le groupement d'intérêts pour la promoton d'un système monétaire à base argent était puissant. La crainte de cet événement déclencha une hausse des taux d'intérêt qui se propa-gea à l'ensemble des marchés de ttres. La dévalorisaton des portefeuilles d'actfs provoqua des faillites ban-caires qui, à leur tour, entraînèrent les retraits des déposants. Dans la crise de 1857, l'efondrement des cours des actons des chemins de fer se propagea aux prix agricoles, précipitant la faillite de centaines de banques dans l'est et le centre des États-Unis. La pénurie de liquidités était telle qu'au paroxysme de la crise, en oc-tobre, les taux d'intérêt à très court terme s'élevèrent jusqu'à 60 et même 100 % selon les États.�Même lorsqu'elles ne provoquent pas de crise fnancière générale, les fuctuatons des prix sous l'empire de la spéculaton ont des conséquences dommageables. Car le courant acheteur qui entraîne la montée systéma-tque des prix est fnancé à crédit. En retour, les gains en capital sont des collatéraux pour des demandes de crédit qui n'auraient pas été satsfaites autrement. Mais ces gains ne sont pas réalisables d'un point de vue ma-croéconomique ; ils n'augmentent pas le revenu et la producton globale. Ainsi la montée des prix des actfs f-nanciers déplace indirectement la courbe de demande globale vers le haut en stmulant le crédit aux individus, sans modifcaton de l'ofre globale. A politque monétaire inchangée, il en résulte une pression à la hausse sur les taux d'intérêt réels. Toute la structure des prix peut être afectée par le foyer de spéculaton. Il y a aussi des efets sur les entreprises. Par exemple, la surévaluaton des actons peut entraîner un optmisme exagéré et provoquer une vague d'investssements qui s'avéreront moins rentables qu'il n'était antcipé. Si ces investsse-ments sont fnancés par dete, les entreprises vont se retrouver avec une structure fnancière plus fragile. Si elles émetent de nouvelles actons en proftant de la valeur élevée en bourse, cela peut afecter le marché se-condaire. Tout dépend du montant des émissions primaires par rapport à l'épargne qui est atrée par les gains en capital espérés. La diluton des actons peut être un de ces signes avant-coureurs qui précèdent le retourne-ment du marché. Comme le stock d'actfs a été augmenté, le prix baisse plus bas que le niveau précédant la spéculaton haussière.

Source : Aglieta Michel, et Brender Anton (1990), "Globalisaton fnancière et risque de système", Banque de

France

Doc. 7 - Pourquoi tant de crises ?

Les faits ne laissent guère de doute : l'histoire de la fnance se confond depuis toujours avec l'histoire de ses crises. C'est ce dont témoigne à nouveau la dérégulaton intense qu'a connue la fnance de marché depuis trente ans, laquelle a débouché sur une série de désordres internatonaux de grande ampleur (crise mexicaine en 1994, crise du Sud-Est asiatque en 1997, crise russe et quasi-faillite du fonds spéculatf américain LTCM en 1998, crise boursière en 2000), culminant avec la crise actuelle. Tous ces épisodes dramatques ont pour ori-gine des dysfonctonnements spéculatfs impliquant divers marchés fnanciers comme les marchés des changes, du crédit, des actons et des ttres publics.La théorie économique justfe l'existence des marchés par leur efet positf supposé sur le bien-être collectf : ils inciteraient les ofreurs à produire des biens de bonne qualité à des prix bas. Pour cete raison, et pour cete raison seulement, en tant qu'ils travaillent à l'intérêt général, les profts privés sont tolérés. Il est important de rappeler cete évidence à une époque où le proft semble être devenu une valeur absolue, bonne en elle-même. Or, si on juge la fnance de marché du point de vue de l'intérêt général, on ne peut imaginer échec plus complet.La série d'innovatons qu'a connues la fnance hypothécaire au cours des dix dernières années n'a en rien per-mis d'accroître le bien-être des emprunteurs immobiliers, en leur fournissant des crédits de bonne qualité, ca-pables de gérer efcacement et à des coûts faibles les risques que comporte l'accession à la propriété. Tout au contraire, les innovatons ont permis un enrichissement obscène des hommes de la fnance au détriment de l'intérêt collectf. Les hypothèques subprime ou la ttrisaton, loin de favoriser le public, ont jeté à la rue un grand nombre de familles et engendré un chômage de masse. Le bilan est désastreux. Où est l'erreur ?Le rôle de la concurrence

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Pour l'économie théorique, marché rime avec stabilité. C'est la grande découverte des économistes, leur Saint-Graal. A juste ttre. Cete stabilité résulte du jeu de la loi de l'ofre et de la demande : lorsque le prix d'une mar-chandise s'écarte de son niveau d'équilibre, des forces de rappel sont produites automatquement qui ra-mènent le marché à sa positon première. Plus précisément, l'augmentaton du prix provoque à la fois une di-minuton de la demande, qui s'en va à la recherche de produits moins chers, et une augmentaton de l'ofre, at-trée par les profts élevés, conséquences du prix de vente en hausse. Or, ces deux comportements ont pour même efet de contrecarrer l'augmentaton initale en suscitant une pression à la baisse : une demande moins forte, comme une ofre plus forte, font baisser le prix. Tel est le processus d'équilibraton qui se trouve au fon-dement de la régulaton par la concurrence, à la hausse comme à la baisse. Parce qu'il en est ainsi, les marchés peuvent être laissés à eux-mêmes. Les seuls intérêts privés des ofreurs et des demandeurs sufsent à en assu-rer l'équilibre sans qu'il soit besoin d'un recours extérieur. Techniquement, on dit que la concurrence est un processus à « rétroactons négatves » (negatve feedbacks) : quand le prix dévie de sa positon d'équilibre, spontanément des forces sont engendrées qui agissent en sens contraire du choc inital et, pour cete raison, ramènent le système à sa positon d'équilibre inital.Originellement, la loi de l'ofre et de la demande a été mise en évidence, par les économistes classiques, sur lesmarchés de biens ordinaires. Ni Smith ni Ricardo n'ont étudié la concurrence fnancière. Cependant, lorsque leséconomistes néoclassiques ont étendu leur cadre d'analyse aux marchés fnanciers, l'idée selon laquelle la concurrence à l'œuvre sur ces marchés serait également stabilisante s'est imposée comme « "naturelle ». Les mêmes processus de stabilisaton seraient communs aux deux types de marché. Il s'en est déduit ce que l'on nomme l'hypothèse d'efcience des marchés fnanciers, qui a joué un rôle crucial en tant que justfcaton conceptuelle du vaste mouvement de dérégulaton fnancière qui a marqué les trente dernières années. Il faut pourtant contester fortement cete hypothèse, si éloignée des faits observés.Un marché pas comme les autresLes marchés de marchandises et les marchés d'actfs ont des structures très diférentes. Sur les premiers, on trouve deux groupes aux intérêts opposés : les producteurs et les consommateurs. L'équilibre résulte de la confrontaton de leur force. Sur les seconds, chacun peut être indiféremment acheteur ou vendeur et alterne fréquemment de positon. Sur le long terme, ils partagent un même intérêt : une bonne rentabilité. Cela tent au fait qu'il s'agit de marchés dits « secondaires » sur lesquels s'échangent, entre investsseurs, des ttres déjà émis. En conséquence, des systèmes aussi étrangers peuvent-ils suivre une même logique ?Prenons comme exemple le marché des actons. Lorsque le cours d'une acton augmente, on n'observe pas né-cessairement le déclenchement de forces de rappel venant contrecarrer cete augmentaton. Tout au contraire,dans la mesure où l'augmentaton du cours boursier provoque une plus-value sur le ttre considéré, elle a pour efet immédiat de le rendre plus atractf puisqu'elle accroît sa rentabilité, ce qui peut engendrer une augmen-taton sensible de la demande, débouchant sur une nouvelle hausse des prix. Nous sommes alors face à un pro-cessus à rétroactons positves (positve feedbacks): la hausse nourrit la hausse, provoquant des mouvements cumulatfs de prix. Loin de limiter les mouvements de prix, la concurrence fnancière est capable de les ampli-fer. Telle est la source fondamentale de l'instabilité fnancière à l'origine des crises.Comment les crises s'expliquentPour bien comprendre la logique spéculatve, prenons à ttre d'illustraton l'exemple de la bulle Internet. Selon les partsans de l'hypothèse d'efcience fnancière, l'accroissement des cours boursiers à la fn des années 1990aurait dû dissuader les investsseurs de les acheter. La demande ne diminue-t-elle pas avec le prix ? En efet, à leurs yeux, il est irratonnel d'acheter un ttre poussé par la spéculaton à 100 euros alors que sa « vraie valeur »est 10 euros.Que vaut cet argument ? Il repose sur deux hypothèses également contestables. D'une part, ce raisonnement suppose de connaître la vraie valeur du ttre. Or, comme les ttres fnanciers sont des droits sur des revenus fu-turs par nature fortement incertains, leur valeur est également fortement incertaine. Par exemple, calculer la valeur d'une acton suppose de connaître ses dividendes futurs. Mais comme les dividendes futurs sont forte-ment indéterminés, il n'est pas aisé de connaître la vraie valeur de l'acton. Dans ces conditons, les estmatons de la valeur du ttre peuvent être très fuctuantes. Dans le cas de la bulle Internet, les investsseurs pouvaient très bien être amenés à penser que, du fait de la révoluton technologique, la rentabilité à venir des entreprises« .com » serait si élevée que les dividendes futurs justferaient le prix de 100 euros, et même au-delà. Premièreobjecton, donc : la vraie valeur est fortement incertaine.Considérons maintenant la deuxième hypothèse. Le raisonnement consistant à comparer 100 euros, le prix d'aujourd'hui, à 10 euros, la vraie valeur, suppose que l'investsseur achète l'acton dans le but de la conserver en portefeuille. Or, et c'est là notre deuxième objecton, sur des marchés liquides, l'investsseur a d'autres pro-jets : il achète dans la perspectve de revendre plus tard. Ce qui motve son acton n'est aucunement la « vraie valeur » mais l'antcipaton du prix futur. Ce qui l'intéresse n'est pas le revenu mais la plus-value. C'est très dif-

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férent. Par exemple, s'il pense que le ttre vaudra demain 105 euros, il est absolument ratonnel pour lui de l'acheter à 100 euros, même si, par ailleurs, il croit que sa « vraie valeur » est de 10 euros.Voilà le point décisif qui déconnecte le prix de marché de la valeur du ttre, pour autant qu'on puisse la connaître. Ce qui est essentel pour les investsseurs est, non pas la vraie valeur, mais le prix futur antcipé. Pourcete raison, nous dirons que les marchés fnanciers sont autoréférentels : ce qui compte pour l'investsseur ra-tonnel n'est pas la valeur objectve du ttre en tant que droits sur des revenus futurs, mais la manière dont évolue l'opinion majoritaire du marché. Sa référence n'est pas l'économie réelle, mais le marché lui-même.Par conséquent, une période de hausse des cours, loin de susciter un repli de l'investssement comme le vou-drait la loi de l'ofre et de la demande, peut le favoriser énormément en engendrant une croyance durable dansla hausse future. Or, comme le prix qui se forme est le résultat de ces comportements, la croyance majoritaire dans la hausse produira mécaniquement la hausse. C'est ce qu'on nomme une « prophéte autoréalisatrice ». Dans ces conditons, la hausse constatée des prix ne renvoie nullement à une hausse de la vraie valeur du ttre ;elle est le produit ratonnel d'investsseurs antcipant la hausse. Dès lors que cete croyance domine le marché, elle se réalise de facto. Cete ratonalité autoréférentelle peut être également dite « mimétque » au sens où elle se focalise sur l'opinion majoritaire qu'elle cherche à mimer pour l'antciper.Le rôle essentel de l'EtatOn comprend alors que l'écart entre la vraie valeur et le prix constaté puisse s'élargir énormément sous l'efet de la concurrence fnancière, ce qu'on appelle une bulle spéculatve. Même un ttre très surévalué peut parfai-tement être l'objet d'une forte demande si le marché croit à la possibilité d'une contnuaton de la hausse. Cete même logique autoréférentelle explique également les krachs, à savoir les excès à la baisse. Ainsi, lors dela dernière crise, a-t-on vu le prix de certains produits ttrisés connaître des baisses drastques bien supérieures à ce que pouvaient expliquer les données réelles, en l'occurrence la probabilité de faillite des emprunteurs, sans que se déclenche nul mouvement de demande qui serait venu stopper la baisse.C'est uniquement l'interventon d'un agent extérieur à la fnance, non soumis à la concurrence fnancière, en l'espèce la puissance publique, qui a permis d'éviter la catastrophe en achetant en masse ces produits fnan-ciers. Rien n'illustre mieux les limites de la concurrence fnancière : elle se montre incapable de produire à elle seule un prix plancher. Autrement dit, livrée à elle même, elle s'autodétruit : sans l'interventon des autorités, le prix des ttres serait tombé à zéro !Les conséquences d'une telle analyse ne sauraient être surestmées tant elles modifent le regard qu'on porte traditonnellement sur le système fnancier. Rappelons que le G20 s'est donné pour objectf de « rétablir la pri-mauté et l'intégrité des marchés fnanciers ». Autrement dit, nos dirigeants conservent l'idée selon laquelle la concurrence fnancière est l'outl adéquat permetant une allocaton efcace du capital, du crédit et des de-vises, à l'échelle mondiale. L'analyse autoréférentelle, parce qu'elle contredit l'hypothèse d'efcience, conduit à des conclusions tout autre. Il faut revenir sur la primauté absolue accordée à la liquidité fnancière. Il s'agit defaire en sorte que le capital fnancier ne puisse plus se déplacer le plus librement possible, sans entrave, de fa-çon à pouvoir s'investr instantanément là où de nouvelles opportunités de proft se font jour. Cete idéologie de la liquidité est ce qui régit aujourd'hui encore les réformes du G20. C'est avec elle qu'il faut rompre.

André Orléan, Alternatves Economiques Hors-série n° 087 - décembre 2010

Doc. 8 - Comment sauver la fnance de ses crises

Face à la grande crise de la fnance mondiale qui s'est déclenchée à la mi-septembre 2008, les banques cen-trales et les gouvernements ont mené des opératons de sauvetage des banques en difculté à hauteur de plu-sieurs centaines de milliards de dollars ou d'euros. Cela a d'abord suscité la perplexité, puis, très vite, la cri-tque: fallait-il sauver les banques alors même que celles-ci portaient une lourde responsabilité dans la montée des fragilités fnancières et l'appariton de la crise? Oui, car sinon c'est tout le système fnancier qui se serait ef-fondré, entraînant la paralysie de l'économie mondiale. Mais ce sauvetage ne devait pas se faire à n'importe quel prix.En présence d'une crise bancaire d'une telle ampleur, il ne s'agissait pas de sauvegarder l'existence des banques ni de protéger leurs actonnaires, mais d'éviter un efondrement des systèmes monétaires et fnan-ciers. Car les banques, en gérant les avoirs monétaires et en fnançant l'actvité économique par le jeu du cré-dit, se trouvent au coeur des systèmes de paiement. A cause des mouvements de panique qu'elles engendrent,les crises fnancières peuvent contaminer l'ensemble de l'économie. C'est le risque systémique. Telle est la rai-son pour laquelle les pouvoirs publics, et notamment les banques centrales, doivent impératvement intervenir dans ce type de situaton, en injectant massivement des liquidités afn de pallier la défance générale qui s'em-

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pare des marchés.Les dangers d'une crise systémiqueTel fut le cas à compter de septembre 2008, car c'est au sein même du système bancaire américain que l'acci-dent systémique est survenu, après la faillite de la banque d'afaires Lehman Brothers, lorsque se sont matéria-lisés trois types de risques. D'abord, un risque d'illiquidité et de tarissement des échanges sur les marchés mo-nétaires, principalement interbancaires, faute de confance réciproque entre les banques. Ensuite, un risque d'insolvabilité parmi certains établissements bancaires, compte tenu de l'accumulaton d'actfs dits toxiques, c'est-à-dire à haut risque de non-remboursement ou dont la valeur de marché s'était efondrée, ce qui metait fondamentalement en cause la survie de certains établissements fnanciers. Enfn, un risque de contagion et depanique collectve conduisant les ménages ou les investsseurs à multplier les retraits ou les ventes d'urgence de leurs actfs fnanciers, et incitant les banques à adopter des politques considérablement plus restrictves en matère de crédit, de nature à transformer ces difcultés, propres à la sphère fnancière, en crise de la sphère réelle.Tous ces dangers relèvent du fait qu'un système fnancier est consttué d'un enchevêtrement d'engagements etde créances, et donc d'interdépendances, entre les banques, les banques d'afaires et les investsseurs, et, aus-si, entre les divers types de marchés à l'échelle planétaire (monétaires, boursiers, devises, dérivés…). La péren-nité de ces marchés dépend de la confance réciproque que s'accordent les intervenants et d'un minimum de visibilité quant à l'avenir. Lorsque la défance s'installe et que la fuite vers la liquidité s'étend, l'entrée en scène d'un prêteur en dernier ressort est la seule soluton de nature à assurer un minimum de coordinaton et de confance, à même de colmater les brèches sans toujours éviter certaines faillites ou l'étranglement du crédit etl'entrée en récession.Le prêteur en dernier ressortLa queston du sauvetage éventuel des banques en période de crise n'est pas nouvelle. Depuis plus de deux siècles, si l'on remonte aux travaux d'Henry Thornton (1802) et, surtout, de Walter Bagehot (1873), les écono-mistes et les banquiers se sont beaucoup intéressés aux fonctons de prêteur en dernier ressort (PDR) qu'as-sument les banques centrales, en édictant même une doctrine classique quant aux principes susceptbles de guider l'acton du prêteur en dernier ressort: il convient de n'accorder les prêts d'urgence qu'aux banques illi-quides mais solvables, et seulement à ttre transitoire; cela doit s'opérer en échange d'actfs (ce que l'on ap-pelle également aujourd'hui les collatéraux) de bonne qualité; les taux d'intérêt pratqués par le prêteur en der-nier ressort doivent être élevés, voire pénalisants, pour éviter que les bénéfciaires trent proft de la situaton; enfn, les prêts d'urgence doivent être sans limite et sans sélectvité parmi les banques, afn de rétablir la confance générale et la liquidité des marchés.Depuis, cete approche classique du prêteur en dernier ressort a fait l'objet de pas mal d'amendements. En cas de crise, lorsqu'il s'agit de réagir dans l'urgence, les banques centrales ont quelque peine à tracer la frontère entre les banques seulement illiquides et les banques insolvables. Pour autant, il ne leur est pas interdit de sou-tenir des banques qui ont toutes les chances de se révéler insolvables, mais dont la faillite, compte tenu de leurtaille, pourrait exercer des efets de contagion sur les autres banques, y compris les plus saines. C'est l'argu-ment du too big to fail (trop gros pour faire faillite), conduisant à recommander le sauvetage des banques dont la taille et la place au sein des relatons interbancaires les rendent trop stratégiques pour qu'on les laisse dispa-raître, au regard de la crise systémique que leur faillite pourrait induire.En même temps, si la banque centrale afche son engagement constant à refnancer sans aucune discrimina-ton les banques en difculté, cela peut inciter toutes les banques à étendre leurs actvités les plus risquées, et donc les plus rémunératrices, en se sachant placées sous le bouclier éventuel de l'interventon du prêteur en dernier ressort. C'est ce qu'on appelle l'aléa moral. Il faut donc que subsiste un doute sur l'entrée en scène de la banque centrale, en l'occurrence une ambiguïté constructve quant à l'ampleur et à la sélectvité du sauve-tage; une telle incerttude permet en efet de limiter les comportements opportunistes.Mais à l'occasion de la grande crise fnancière de l'automne 2008, il n'était plus queston d'ambiguïté construc-tve, mais de stratégies tous azimuts, dans l'urgence, visant un sauvetage systémique. Ce faisant, les pouvoirs publics ont très largement dérogé à ces principes compte tenu de l'ampleur de la panique et des risques d'un efondrement pur et simple des systèmes bancaires.Le sauvetage de 2008-2009Dans la doctrine classique du prêteur en dernier ressort, il s'agit simplement pour la banque centrale d'injecter des liquidités, sous la forme de prêts à court terme, afn de permetre à une ou plusieurs banques illiquides, touchées par des chocs ponctuels (refux des déposants, défauts de certains gros débiteurs…), de poursuivre sans heurts leurs actvités d'intermédiaton. Mais les banques ont aujourd'hui très largement ttrisé leurs cré-dits; elles ont considérablement étendu leurs interventons sur les marchés d'actfs, notamment en afectant une part de leurs ressources à l'acquisiton de ttres, souvent très risqués, ou en s'engageant sur les marchés de

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dérivés. Dès lors, en cas de crise, il ne suft plus de prêter des liquidités à court terme. Il convient également derecapitaliser ces banques ou de contribuer à moyen terme à leur solvabilité, en acquérant des actons ou des obligatons, ou en rachetant les actfs toxiques, toujours lorsqu'il s'agit de banques too big to fail.Et c'est ce qui s'est passé lors de la dernière crise aux Etats-Unis, à l'excepton de Lehman Brothers, avec le fa-meux plan Paulson, dénommé TARP (Troubled Asset Relief Program), à hauteur de 700 milliards de dollars. Même chose en Europe, notamment au Royaume-Uni, avec un plan de sauvetage des banques britanniques pour l'équivalent de 850 milliards de dollars au cours de la période 2008-2009.On peut cependant regreter que les gouvernements n'aient pas toujours exigé des contrepartes auprès des banques défaillantes, en termes de pouvoir de décision, de politques de rémunératon des dirigeants ou de distributon de dividendes. Le fait que les coûts de sauvetage des banques aient principalement été assumés par les contribuables plus que par les actonnaires a également été critqué.Mais n'est-il pas préférable pour les gouvernements et les banques centrales d'agir avant le déclenchement d'une crise bancaire en limitant les prises de risques ou en exigeant des banques qu'elles consttuent des ré-serves ou metent en place des flets de sécurité afn de réduire la probabilité d'un défaut et, surtout, le risque d'une crise systémique? Telle est la justfcaton des politques prudentelles que le G20, depuis la crise de l'au-tomne 2008, se propose de consolider.Prévenir les crisesLa réglementaton prudentelle qui s'applique aux banques a pour foncton de brider les comportements à risque et de minimiser la probabilité de nouvelle crise, en visant deux objectfs distncts. Cete réglementaton doit contribuer à la sécurité de chaque intermédiaire bancaire afn de protéger les déposants ou les invests-seurs, face à d'éventuelles défaillances individuelles. Telle est la foncton visée par les dispositfs prudentels traditonnels, qualifés de microprudentels et dénommés Bâle I ou Bâle II, qui cherchent à limiter le risque de détresse fnancière pour des insttutons individuelles, indépendamment de leur impact sur le reste de l'écono-mie.Mais la réglementaton bancaire doit également stabiliser le système monétaire et fnancier dans sa dimension globale, compte tenu de ses fonctons macroéconomiques, et donc contenir le risque systémique. La fnalité d'une telle approche macroprudentelle est non seulement d'assurer la stabilité et la contnuité des échanges au sein de la sphère fnancière, mais aussi de limiter le risque qu'une détresse fnancière induise des pertes si-gnifcatves en termes de croissance réelle.C'est sur la base des orientatons approuvées par le G20, notamment lors du Sommet de Londres du 2 avril 2009, que le Comité de Bâle, qui regroupe les représentants des principales banques centrales de la planète, a préparé un plan d'approfondissement des réglementatons prudentelles. Ce dispositf, que l'on dénomme déjà Bâle III, prévoit d'augmenter signifcatvement les provisions en capitaux propres des banques et d'introduire de nouveaux ratos (rato de liquidité, rato de levier maximum) qu'elles devront impératvement respecter. Au-tant de mesures qui devraient limiter les prises de risque (risque d'illiquidité, risque d'insolvabilité, risque de transformatons d'échéances) des banques.En ce qui concerne le risque de contagion et de cascades de défaillances bancaires, plusieurs lignes d'acton sont envisagées: réduire l'importance systémique de certains établissements en plafonnant leur taille ou en re-streignant la gamme de leurs opératons (prêts aux fonds spéculatfs par exemple), dans la ligne de certaines propositons de Paul Volcker, conseiller du président Obama; renforcer le provisionnement en fonds propres enfoncton du risque systémique porté par un établissement; élargir le périmètre de la réglementaton pruden-telle à des établissements (les hedge funds, par exemple) ou des produits fnanciers (les dérivés) qui y échap-paient jusqu'ici.Certaines banques devraient donc être assujetes à des provisions plus élevées en capitaux propres que d'autres, en foncton de leur contributon au risque systémique, ce qui est une façon de compenser l'aléa moralassocié à un statut de too big to fail. On peut cependant regreter que le calendrier d'applicaton de ces me-sures s'étende jusqu'en 2019. Sans parler de la transpositon opératonnelle des principes de Bâle III qui resterasoumise à l'agrément des gouvernements…

André Cartapanis, Alternatves Economiques Hors-série n° 087 - décembre 2010

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CRISES ET SYSTÈMES FINANCIERS33

� DOMINIQUE PLIHONCentre d’économie de Paris-Nord

Les crises financières se sont multipliéesdepuis les débuts du processus de globalisa-tion financière, il y a trois décennies. Dans lesannées 1980 et 1990, ces crises ont frappé leJapon et les pays dits «!émergents!» nouvel-lement ouverts à la finance internationale, enAmérique latine et en Asie. Dans les années2000, les pays les plus avancés ont connu àleur tour deux grandes crises!: le krach Inter-net en 2000 puis la crise des subprimes à par-tir de 2007. Ainsi, les crises successives ontconcerné des systèmes financiers très divers,situés dans les pays en développement etdans les pays les plus développés.

La question se pose de savoir quels sontles facteurs de cette instabilité fi nancièrerécente qui n’est pas sans rappeler la périodetrouble de l’entre-deux-guerres au siècle der-nier. L’objectif de cet article est de repérerles caractéristiques des systèmes fi nanciers

contemporains qui sont à l’origine de leurvulnérabilité. Six «!marqueurs!» ou détermi-nants principaux sont mis en avant! : (i) ledegré de libéralisation financière, (ii) l’im-pact des innovations financières, (iii) le rôledes banques et du crédit, (iv) le fonctionne-ment des marchés immobiliers, (v) le rôle desbanques centrales, (vi) les autorités face au«!trilemme!» de la fi nance globalisée.

Le degré de libéralisation fi nancièreLes crises financières récentes ont pris desformes différentes! : crises boursières, crisesimmobilières, crises bancaires et/ou dechange. Mais cette diversité apparente descrises ne doit pas occulter le fait que celles-ciont une cause commune! : la mise en œuvredes politiques néolibérales depuis les années1970. L’existence d’une relation directe entreles politiques de libéralisation fi nancière etl’accélération des crises est reconnue par laplupart des économistes, toutes tendancesconfondues. Ainsi, G. Kaminsky et S. Rein-hart1, deux économistes du FMI, ont montréque la plupart des crises bancaires dans les

[1] Kaminsky G.L. etReinhart S.L. (1999),

«!The twin crises!: Thecauses of banking and

balance-of-paymentsproblems!», American

Economic Review, n°!489.

Crises et systèmes financiers

Le processus de globalisation financière s’est accompagné d’une augmentation significa-tive de la fréquence des crises financières. Ce phénomène s’est produit aussi bien dans les économies caractérisées par un poids important du secteur bancaire que dans celles où les marchés financiers étaient très développés, remettant en question le caractère opérationnel de cette typologie classique. L’instabilité financière obéit toutefois, selon Dominique Plihon, à plusieurs déterminants renvoyant à une cause commune! : les politiques de libéralisation financière mises en œuvre à partir des années 1970. La mise en évidence de ces facteurs d’instabilité ouvre la voie à des chantiers de réforme, dont certains ont déjà été lancés.

Problèmes économiques

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pays! émergents ont été précédées par despolitiques de libéralisation fi nancière. J. Sti-glitz2, ancien vice-président et économiste enchef de la Banque mondiale, a montré que lespolitiques de libéralisation radicale impo-sées par le FMI sont une des causes majeuresdes crises des systèmes financiers en Russieet dans les pays asiatiques en 1997-1998. Deson côté, P. Krugman, autre prix Nobel d’éco-nomie, fait remarquer que la Chine et l’Inden’ont pas connu l’instabilité fi nancière deleurs voisins asiatiques pendant les années1990 car ces pays ont maintenu une régula-tion fi nancière rigoureuse3.

Les politiques de libéralisation fi nancière ontquatre dimensions principales!:

– la libéralisation des opérations bancaires(par exemple, fin du contrôle du crédit)!;

– l’ouverture du marché boursier (libertétotale donnée aux investisseurs étrangers)!;

– l’ouverture du compte de capital (absencede contrôle des mouvements de capitaux avecl’étranger)!;

– la libéralisation du marché des changes(absence de contrôle des achets et ventes desdevises étrangères).

Le tableau 1 indique les raisons du caractèreprofondément déstabilisant des politiquesde libéralisation financière pratiquées depuisles années 1970. Plusieurs mécanismes sontà l’œuvre. En premier lieu, les politiquesde libéralisation autorisent les comporte-ments de prise de risque excessif!de la partdes acteurs bancaires et financiers : ces der-niers ont tendance à prendre d’autant plus derisques que la conjoncture est bonne. En sens

[2] Stiglitz J. (2002),La!grande désillusion, Paris, Fayard.

[3] Krugman P. (2000),La mondialisation n’estpas coupable, Paris,La!Découverte.

Tableau 1. Les effets déstabilisants des politiques de libéralisation financière

Domaines de la libéralisation Effets observés Explications

Libéralisation bancaire La plupart des crisesbancaires ont été précédéesd’une libéralisationdes opérations bancaireset fi nancières

– Prise de risque excessive– Concurrence exacerbée– Dégradation des résultats=> banques fragilisées

Ouverture du marché boursier Bulles spéculativessur les bourses dansla plupart des pays émergents

– Encourage la spéculation– Favorise les opérations desinvestisseurs internationaux– Comportements mimétiqueset grégaires

Ouverture du comptede capital

– Crises dans les pays qui ontdonné la priorité à l’ouverturedu compte de capital– Absence de crises dansles pays qui ont maintenules contrôles de capitaux(Chine, Inde)

– Favorise la spéculation– Entrées et sorties brutalesde capitaux internationauxqui déstabilisent la monnaieet le système bancairedes pays touchés parla spéculation

Libéralisation du marchédes changes

– Plus grande fréquencedes crises de change– Plus grande instabilitédu taux de change– Vulnérabilité accruedes systèmes fi nanciers

– Fragilise les banqueset les entreprises soumisesà l’instabilité monétaire– Stabilisation du tauxde change par les banquescentrales rendue diffi cile

D’après Boyer, Dehove, Plihon, op. cit., (2004).

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CRISES ET SYSTÈMES FINANCIERS35

inverse, lorsque les perspectives sont défa-vorables, on constate une forte aversion aurisque, en particulier de la part des banquesqui peuvent aller jusqu’à rationner le crédit,comme l’illustre la crise financière en cours.Ainsi, les acteurs financiers, par leurs com-portements, exercent un effet déstabilisateurcar ils ont tendance à amplifier les cycleséconomiques.

Un second mécanisme joue un rôle centraldans les crises récentes! : la libéralisationdes opérations bancaires entraîne une faci-lité accrue d’accès au crédit, ce qui stimule lefinancement des opérations spéculatives surles différents marchés (fi nanciers, immobi-liers) et favorise la contagion d’un marché àl’autre. C’est ainsi que, grâce au crédit facile,la spéculation a pu se déplacer, en 2007-2008, des marchés de l’immobilier à ceuxdes matières premières, créant en différentspoints des bulles spéculatives.

La libéralisation des mouvements de capi-taux et du marché des changes est à l’origined’un troisième mécanisme déstabilisant! :l’ouverture aux investisseurs étrangers dessystèmes financiers nationaux a entraînéune interdépendance accrue des marchésfi nanciers, ce qui favorise la diffusion desemballements spéculatifs entre des pays par-fois fort distants les uns des autres, mais quisont reliés par les opérations de spéculationdes investisseurs internationaux qui dépla-cent leurs capitaux d’un pays à l’autre. Cesemballements spéculatifs sont aggravés parles comportements des acteurs fi nancierscaractérisés par le mimétisme, la perte demémoire des précédents épisodes de crise,ou encore une excessive confi ance en sespropres choix par rapport à ceux des autresacteurs du marché, sans oublier l’aveugle-ment au désastre qui marque les périodesspéculatives qui précèdent les crises4.

Ainsi, les politiques de libéralisation aug-mentent l’instabilité des systèmes fi nanciers.Elles débouchent sur des crises, marquéespar l’effondrement des prix d’actifs (immo-biliers, cours boursiers, taux de change), des

défaillances d’acteurs financiers, une chutede l’activité économique et une montée duchômage. La crise financière des années 2007-2012 en fournit l’illustration la plus récente.

Les innovations fi nancièresau centre des crisesL’histoire contemporaine montre que lesinnovations financières sont source d’instabi-lité car elles ont des effets ambivalents.Ainsi,les produits dérivés (marchés à terme et d’op-tions) – innovation financière majeure du der-nier quart du XXe siècle – sont un instrumentefficace de protection contre les risques liésà l’instabilité des prix sur les marchés fi nan-ciers (cours boursiers et de change). Mais cesproduits sont également un levier très puis-sant aux mains des spéculateurs, comme l’amontré Georges Soros. Celui-ci a expliquécomment il s’est enrichi avec son fonds spé-culatif Quantum en utilisant les produitsdérivés pour spéculer contre la livre sterlingen 1992, ce qui avait alors provoqué l’implo-sion du Système monétaire européen. À partirde 2009, les CDS (credit default swaps), sup-posés protéger les détenteurs de dette contrel’insolvabilité des débiteurs, ont été un desprincipaux leviers de la spéculation contreles dettes publiques dans les pays de la zoneeuro.

L’une des raisons pour lesquelles les innova-tions financières contribuent à l’instabilitéfinancière est que celles-ci ont souvent pourobjectif de contourner les réglementationsmises en œuvre par les pouvoirs publics pourlutter contre l’instabilité fi nancière. Récem-ment, la technique de la titrisation, innova-tion majeure qui a joué un rôle central dansl’extension de la crise des « subprimes!», a étémassivement utilisée par les banques interna-tionales pour échapper aux règles du Comitéde Bâle sur le contrôle bancaire. En effet, cesrègles dites «!prudentielles!» ont pour objet delimiter la prise de risque par les banques enrendant celle-ci plus coûteuse. Ce qui a incitéles banques à se débarasser de leurs crédits

[4] Boyer R., DehoveM. et Plihon D. (2004),

Les crises fi nancières, Rapport du CAE n° 50,

Paris, La Documentationfrançaise.

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à haut risque (subprimes) en les transférantà des investisseurs par le canal de la titrisa-tion. C’est ainsi que ces crédits à haut risqueet à haut rendement ont été rachetés par desfonds spéculatifs (hedge funds) échappantau contrôle des autorités publiques. La titri-sation a été!un des principaux rouages de lacrise financière internationale qui a débutéaux États-Unis à partir de 2007.

L’ampleur des crises!: le rôle décisifde la vulnérabilité des banquesToutes les crises financières n’ont pas le mêmedegré de gravité. L’expérience récente montreque la stabilité des systèmes fi nanciers dépendlargement de la robustesse des banques. Onconstate en effet que les crises fi nancières sontd’autant plus graves que les risques tendentà se concentrer sur les banques, ce qui remeten cause la continuité du système des paie-ments et des relations de crédit. Par exemple,les krach boursiers de 1987 et de 2001 n’ontpas dégénéré en crises profondes et durablesdans les pays de la Triade car leurs systèmesbancaires n’ont pas été déstabilisés par lachute brutale des cours boursiers lors de cesdeux épisodes de crise. En revanche, le Japona connu une grave déflation dans les années1990 car les banques nippones ont été fragi-lisées par des prises de risque excessives surles marchés immobiliers et boursiers en proieà des bulles spéculatives. Pendant la mêmedécennie, les profonds désordres fi nanciersobservés dans les pays nouvellement ouvertsà la fi nance internationale, qualifiés de «!mar-chés émergents!», ont également été provoquéspar les difficultés rencontrées par les banquesface à la finance internationale libéralisée5. Ungrand nombre de travaux ont montré que lescrises financières qui ont durement touché lespays émergents dans les années 1990 sont des«!crises jumelles!» résultant d’un effondrementsimultané du taux de change et du systèmebancaire6. Les banques des pays en dévelop-pement deviennent en effet très vulnérablesdès lors qu’elles s’endettent sur les marchés

internationaux. Leur dette étant libellée enmonnaie étrangère (en dollars, le plus sou-vent), elles sont soumises aux variations aléa-toires des taux de change qui peuvent aggraverbrutalement le coût de leur dette. Ainsi s’ex-pliquent les nombreuses faillites bancairesenregistrées dans les pays émergents.

Plus récemment, la gravité de la crise fi nan-cière internationale, qui a débuté sur le mar-ché immobilier des États-Unis en 2007 pours’étendre ensuite aux autres pays de la Triade(Europe, Japon), s’explique largement par lefait que les grandes banques de ces pays ontété mises en difficulté par les subprimes7.

Il est reconnu que lors de la crise récente,un rôle moteur a été joué par le shadow banking system. Cette partie du système bancaire se caractérise précisément par les deux facteurs –! libéralisation et innovation financières!– dont on vient de voir qu’ils sont à l’origine de la vulnérabilité des systèmes financiers. En effet, le shadow banking sys-tem regroupe des acteurs échappant à la régulation financière (banques d’investisse-ment, fonds spéculatifs) et fonde largement son activité sur les innovations fi nancières,en particulier les produits dérivés et la titrisation des créances.

La crise récente a également montré lesrisques importants causés par la taille deve-nue considérable des acteurs bancaires. Lafinance globalisée est en effet dominée pardes groupes bancaires transnationaux etmultispécialisés, devenus trop grands pourfaire faillite («!too big to fail ») sans mettre endanger la stabilité des systèmes fi nanciers.Gérés pour la recherche d’une rentabilitémaximum, et sachant qu’ils seront secourusen cas de difficulté en raison de leur dimen-sion systémique, ces grands groupes ban-caires sont conduits à prendre des risquesexcessifs. La question de la taille des groupesbancaires, qualifiés d’«!entités systémiques!»par le G20 et dont le nombre est estimé àune cinquantaine en Europe, est devenue unenjeu majeur pour la stabilité des systèmesfi nanciers.

[5] Miotti L. et Plihon!D.(2000), «!Libéralisationfi nancière, spéculationet crises bancaires!»,Revue d’économieinternationale, n° 85.

[6] Boyer R., Dehove!M.,Plihon D. (2004), op.!cit.

[7] Sur la question dessubprimes, voir dans cemême numéro l’articlede Nicolas Couderc etOlivia Montel-Dumont,p. 83 à92.

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CRISES ET SYSTÈMES FINANCIERS37

Les marchés immobiliers, un rouagede l’instabilité fi nancièreL’analyse des crises fi nancières récentes montre que les marchés de l’immobilier ont constitué l’un des principaux rouages de l’instabilité financière dans un grand nombre de pays avancés et émergents. On constate en effet que les épisodes de crise financière ont souvent été précédés par l’ac-cumulation de bulles immobilières. C’est ainsi que les défaillances fi nancières enre-gistrées par le Japon et la Corée du Sud dans les années 1990 sont allées de pair avec l’implosion de bulles immobilières, ce qui est également le cas dans les années 2000 pour les pays les plus touchés par la crise des sub-primes! : États-Unis, Royaume-Uni, Irlande et Espagne. Ce rôle central des marchés immobiliers dans les crises a une explication simple!: on retrouve sur ce marché les trois déterminants principaux de la vulnérabilité des systèmes financiers mentionnés précé-demment, à savoir la libéralisation fi nan-cière, les innovations et le rôle des banques.Au départ, en desserrant la contrainte d’en-dettement des ménages, les politiques de libéralisation financière ont favorisé l’em-ballement du crédit et le surendettement des ménages. Ainsi, la crise des subprimes née de l’insolvabilité des ménages américains n’aurait sans doute pas eu lieu si les auto-rités américaines n’avaient pas supprimé à partir des années 1980 les règles – édictées à la suite de la grande crise de 1929 – desti-nées à protéger les ménages les plus fragiles contre le surendettement. Les innovations financières constituées par la titrisation, les emprunts rechargeables et à taux variables ont également contribué au surendettement des ménages et à une prise de risque exces-sif par les acteurs bancaires, qu’il s’agisse des banques commerciales ou des acteurs du shadow banking system.

Le rôle stratégiquedes banques centralesL’un des enseignements de l’histoire écono-mique contemporaine est que les banquescentrales constituent l’un des principauxremparts contre l’instabilité des systèmesfinanciers. Il a été démontré, notamment parM. Friedman et A. Schwartz, que la gravité dela crise de 1929 aux États-Unis, marquée parun effondrement du système bancaire, pro-vient de ce que la Réserve fédérale n’a pasjoué son rôle de prêteur en dernier ressort8. La leçon a été apprise!: depuis 2008, dans lecontexte de la crise financière, les banquescentrales des pays de la Triade sont interve-nues massivement pour apporter en urgenceles ressources nécessaires aux banques endifficulté. Ces interventions ont permis defaire face au risque «!systémique!», et d’évi-ter un effondrement du système bancaireinternational par contagion, notamment à lasuite de la faillite de la banque américaineLehman Brothers le 15 septembre 2008. Lacrise récente a montré la nécessité d’inclurela stabilité financière parmi les missions desbanques centrales9. La mission de prêteuren dernier ressort des banques centrales endirection des banques commerciales devraêtre élargie à la stabilité globale du systèmefinancier, ce qui inclut la stabilité des mar-chés financiers (notamment le marché immo-bilier). Cette mission de surveillance globale,destinée à prévenir le risque systémique,semble avoir été reconnue avec la créationrécente, aux États-Unis et dans l’Union euro-péenne, de «!conseils du risque systémique!»présidés par les banques centrales.

[8] Friedman M. etSchwartz A. (1963),

A!monetary historyof the United States, Princeton, Princeton

University Press.

[9] Betbèze!J.-P.,Bordes!C., Couppey-

Soubeyran!J. et Plihon!D.(2011), Banques

centrales et!stabilitéfi nancière, Rapportdu CAE n° 96, Paris,La!Documentation

française.

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Problèmes économiques NOVEMBRE 2012 38

L’organisation des autorités de tutelleet le «!trilemme!» de la fi nanceglobaliséeLa surveillance et la régulation des acteursbancaires et financiers sont assurées par desautorités de tutelle. Ces autorités sont orga-nisées sur une base nationale, et sont le plussouvent sectorielles en distinguant les troisprincipaux métiers de la fi nance (banque,assurance et marchés). Dans le contexteactuel de la globalisation fi nancière, cetteforme d’organisation est une source de vul-nérabilité des systèmes financiers car elle estinadaptée aux grands groupes bancaires etfinanciers qui sont transnationaux et multi-sectoriels. Ici s’applique le «!trilemme!» déve-loppé par D. Rodrik10 selon lequel les systèmesfinanciers ne peuvent avoir simultanémentles trois caractéristiques suivantes!: (i) inté-gration financière internationale, (ii) stabilitéfinancière et (iii) politiques de supervisionet de régulation nationales. Ces trois carac-téristiques des systèmes financiers ne sontcompatibles que deux à deux. En ayant despolitiques nationales (iii), dans le contexted’une finance globalisée (i), les systèmesfinanciers sont exposés à l’instabilité (ii).Cette dernière peut être évitée en renonçantà l’ouverture financière internationale (i), ouen renonçant à des politiques nationales (iii).C’est la dernière solution qui semble avoir étéretenue dans l’Union européenne, avec la créa-tion en 2011 de trois institutions européennesregroupant les régulateurs nationaux desbanques, des entreprises d’assurances, et desacteurs de marché11. Ces trois nouvelles auto-rités siègent ensemble au Conseil européendu risque systémique, sous la présidence dela Banque centrale européenne (BCE).

***

Il est frappant de constater que depuis lesdébuts de la globalisation fi nancière contem-poraine, les crises ont frappé des systèmesfinanciers très divers, appartenant à des paysaux niveaux de développement économiqueet financier différents. Les typologies habi-tuelles des systèmes fi nanciers apparaissentpeu opérationnelles pour caractériser lesdéterminants de la vulnérabilité fi nancière12. Ainsi, les économistes opposent-ils souventles systèmes financiers reposant principale-ment sur les banques (bank-based) – à ceuxreposant sur les marchés fi nanciers (mar-ket-based), selon que l’économie est surtoutfinancée par les premières – par exemple enEurope continentale et dans les pays émer-gents – ou par les seconds – ce qui est le casdes pays anglo-saxons –. Or, les deux types desystèmes financiers ont connu des épisodesde forte vulnérabilité. On retrouve en outredans l’un comme dans l’autre le rôle centraldes banques et du crédit bancaire dans leprocessus d’instabilité.

Au-delà de la diversité des systèmes fi nan-ciers, il y a donc des déterminants communsà l’instabilité financière. Les six facteursprincipaux retenus dans cet article consti-tuent autant de pistes de réformes souhai-tables pour prévenir les crises fi nancièresfutures. On constate ainsi que le retour à unerégulation plus stricte des banques et desmarchés financiers est à l’ordre du jour, ainsique le renforcement du rôle des banques cen-trales et des autorités de tutelle. Toutefois,les réformes décidées à la suite de la criserécente demeurent très partielles13.

[10] Rodrik D. (2000),“How far willinternational economicintegration go ?”,Journal of EconomicPerspectives, vol.!14, n° 1.

[11] Plihon D. (2010),«!La!réforme de larégulation fi nancière!»,Cahiers français n° 359,Paris, La!Documentationfrançaise.

[12] Allen F., Chui!M.K.F.et Maddaloni!C. (2004),“Financial systems inEurope, the USA andAsia”, Oxford Review ofeconomic Policy, vol.!20,n° 4.

[13] Plihon!D. (2010),op.!cit.

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LES MÉCANISMES DE LA GRANDE RÉCESSION83

� NICOLAS COUDERCProfesseur affi lié ESCP-Europe

OLIVIA MONTEL-DUMONTCahiers français et Problèmes économiques

Les mécanismesde la Grande Récession

La « Grande Récession » est la crise la plus importante qu’ont connue les pays développés depuis les années 1930. Le défaut de paiement d’emprunteurs américains peu solvables, à la suite de l’éclatement de la bulle immobilière aux États-Unis, a tout d’abord conduit à une crise de liquidité bancaire en août!2007. Malgré l’intervention massive des pouvoirs publics, les difficultés des banques perdurent et la crise des subprimes s’étend à l’économie réelle à l’automne 2008 ; les gouvernements réagissent par de vastes plans de relance qui favorisent, début 2010, la dérive des finances publiques dans plusieurs pays. Les craintes liées au gon-flement des dettes souveraines provoquent alors un nouvel épisode de crise, éloignant les perspectives de reprise.Cette crise interroge les bienfaits de la globalisation financière et du modèle de croissance des années!1990 et!2000.

C. F.

La crise économique que l’on désigne désor-mais par le terme de « Grande Récession » estla plus longue et la plus sévère depuis celledes années 1930 : en 2008-2009, la croissancemondiale a brutalement chuté (2,8 % et – 0,6 %contre 5 % par an environ depuis 2004) tandisque le commerce mondial s’est littéralementeffondré. Certes, les chiffres sont sans com-mune mesure avec la Grande Dépression, où ilavait fallu, dans la plupart des pays touchés,

plus de dix ans pour retrouver le niveau deproduction d’avant la crise.

La Grande Récession et ses prolongementsdans la crise des dettes souveraines se rap-prochent toutefois de la crise des années1930 par son statut et sa gravité : elle inter-roge, pour de nombreux observateurs, lemodèle de croissance qui prévalait depuis aumoins deux décennies et remet en questionles grands choix institutionnels européensdes années 1990. Tout comme la crise desannées 1930 avait poussé les gouvernements,dans la période de l’Après-guerre, à tirer lesleçons du marasme et bâtir des institutionsinter nationales propices au maintien de lapaix et de la prospérité, la crise récente afait émerger la nécessité de reconstruire lagouvernance mondiale et réguler la fi nanceglobalisée.

(*) Ce texte reprend parendroits des passagesde l’ouvrage suivant!:

Couderc N., Montel-Dumont O. (2009), Des

subprimesà la récession!:

comprendre la crise, Paris, La Documentation

française/France info.

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Problèmes économiques NOVEMBRE 2012 84

Prologue : le développementdes crédits subprimeLa Grande Récession a été déclenchée parune crise fi nancière mondiale1 partie d’unsegment très particulier du crédit immobi-lier aux États-Unis : celui des crédits sub-prime, proposés à des ménages américainsne présentant pas les garanties fi nancièresnécessaires pour accéder aux emprunts « nor-maux », dits « prime ». Compte tenu du profi l des emprunteurs, ces crédits présentent plu-sieurs spécificités par rapport aux empruntsnormaux :

– les taux d’intérêt sont plus élevés : uneclientèle peu solvable présente un risqueplus important qu’une clientèle normalepour le prêteur, qui exige donc une rémuné-ration!plus élevée ;

– les remboursements s’échelonnent enmoyenne sur une plus longue durée (vingt-cinq ou trente ans) ;

– dans de nombreux cas, les rembourse-ments sont faibles les premières années puiss’alourdissent. Les établissements de créditutilisent en effet pour séduire une clientèlefragile un système de taux d’intérêt promo-tionnel pendant quelques années (« teaserrate »), qui se transforme en un taux beau-coup plus élevé (et souvent variable) à la fi n de la période de grâce.

Ce type de crédit s’est abondamment déve-loppé aux États-Unis au cours de la dernièredécennie : l’encours des prêts subprime estainsi passé d’une centaine de! milliards dedollars en 1998 à 1 300!milliards en 2006. Cescrédits concernaient alors près de six mil-lions de ménages. Trois raisons! principalesont rendu possible leur multiplication :

– l’absence de règles protégeant les emprun-teurs vulnérables! aux États-Unis : dansun contexte de forte valorisation de l’accèsà la propriété, de nombreux ménages sesont laissé séduire par ces formules de prêtattractives sans toujours avoir consciencedes modalités réelles de remboursement ;

– le boom de l’immobilier : les prêteurs pou-vaient compter sur la revente du bien immo-bilier en cas de défaut de paiement. Or, commele prix des logements progressait fortement,ils pensaient pouvoir récupérer à coup sûr lasomme due ;

– le développement de la titrisation : les cré-dits subprime ont été fractionnés et incor-porés à différents titres (d’où le terme detitrisation) et revendus sur les marchés fi nan-ciers. Cette opération permet de partager lesrisques : si un ménage se retrouve dans l’in-capacité de rembourser son emprunt, commesa dette a été « partagée » entre de nombreuxcréanciers aux portefeuilles diversifi és, ledéfaut de paiement est presque indolorepour le créancier. En contrepartie, la titrisa-tion dissémine le risque dans l’ensemble dusystème financier. Cela ne pose pas problèmetant que les risques de défaut de paiementsont indépendants. Mais si ce n’est pas lecas, le scénario où de nombreux défauts depaiement se produisent simultanément etmettent en difficulté plusieurs institutionsfinancières devient vraisemblable ; c’est pré-cisément ce qui s’est produit pour la crise dessubprimes : les capacités des ménages à rem-bourser leur emprunt étaient dépendantesles unes des autres car liées aux tendancesdu marché de l’immobilier.

Acte 1 : l’explosion de la bulleimmobilière et ses conséquences

Une hausse des défautsde paiement des emprunteurssubprime…

Le marché immobilier américain se retourneau second semestre 2006. Immédiatement,les conséquences de l’explosion de la bullese font sentir sur les emprunteurs et lesdéfauts de paiement augmentent dans le sec-teur des subprimes : le taux moyen de défautpasse ainsi d’environ 11 % au début de 2006 à

[1] Cette explication faitconsensus mais n’est paspartagée à l’unanimité!:l’économiste américainEugene Fama, spécialistede la fi nance etthéoricien des «!marchéseffi cients!», considèreque la crise fi nancièreest la conséquenceet non la cause de larécession (voir encadrép.!90-91).

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LES MÉCANISMES DE LA GRANDE RÉCESSION85

environ 14 % au début de 2007, pour dépasser20 % en 2008.

… qui sème le doute sur la qualitédes produits titrisésLa diffusion d’informations sur la détério-ration des crédits subprime provoque uneméfiance croissante envers les produits titri-sés, qui s’amplifie avec les premières alerteslancées par les agences de notation ; celles-ci dégradent en effet à partir de mi-2007 lesnotes de centaines de produits liés aux cré-dits subprime. Dans ce contexte, beaucoup deproduits structurés ne trouvent plus preneur,même à des prix dérisoires, et les institutionsfinancières se mettent à craindre qu’unebanque fasse faillite : cette méfi ance entrebanques est la conséquence directe de l’opa-cité provoquée par la titrisation, qui rendimpossible la connaissance de l’expositionréelle des banques à ces produits. En somme,le poison des subprimes est un peu partout,sans qu’on puisse réellement identifier où ilse trouve exactement.

… et provoque une crisede liquidité bancaireDans le doute, les banques arrêtent de seprêter entre elles, ce qui entraîne une crisede liquidité. C’est une menace importantepour le secteur bancaire et plus largementl’économie : les banques ont en effet besoinde s’approvisionner quotidiennement enliquidités. Pour cela, elles vendent des actifs,ce qui implique que certains acteurs soientprêts à les acheter. Si personne n’en veut, lesbanques risquent de se retrouver à court deliquidités et de faire faillite. Cette situationinquiétante contraint les banques centralesà intervenir début août! 2007. À ce stade, lacrise déborde le simple cadre des crédits sub-prime pour se transformer en une grave crisede liquidité bancaire mondiale.

Un véritable cercle vicieux se met alors enplace : la crise de confiance exerce une pres-sion à la baisse sur la valeur d’un nombrecroissant d’actifs détenus par les banques.

Face à ces moins-values latentes, les banquessont forcées de vendre des actifs pour obte-nir des liquidités. Elles se retrouvent devantl’alternative suivante : vendre des actifsdépréciés, réalisant ainsi des moins-valuesen capital et accentuant la chute des prix ouvendre des actifs qui n’ont pas encore été tou-chés par la crise. Logiquement, les banqueschoisissent massivement la seconde option.Mais ce raisonnement, parfaitement valableau niveau d’une banque, montre ses limiteslorsqu’on le généralise : quand les ventes d’unactif de « bonne » qualité sont massives, sonprix se met également à chuter. En d’autrestermes, les comportements des investisseurset des banques ont permis la propagation dela crise de marché en marché et de produiten produit. Les banques font alors face à unedouble crise :

– une crise de liquidité, c’est-à-dire une inca-pacité à trouver les financements de court etmoyen termes nécessaires à leurs activitésquotidiennes ;

– une crise de capital, en raison de la dépré-ciation de leurs actifs : plus aucun inves-tisseur ne souhaite leur apporter de fondspropres.

Acte 2 : éviter une crise bancairesystémiqueLes banques sont ainsi prises dans une spiraleinfernale de pertes, dont l’annonce régulièrealimente la méfiance et contribue à la dévalo-risation des actifs. Victime emblématique decette crise bancaire, la banque britanniqueNorthern Rock est fi nalement nationaliséeen février!2008. En mars, le fonds spéculatifCarlyle Capital fait défaut sur 16,6!milliardsde dollars de dette et entraîne dans sa chutela banque d’investissement américaine BearSterns. Celle-ci échappe de peu à la faillite,grâce à l’action du Trésor américain et de laRéserve fédérale, qui orchestrent son rachatpar la banque d’investissement JP Morgan.

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Problèmes économiques NOVEMBRE 2012 86

En juillet! 2008, deux agences américainesde refinancement hypothécaire, Freddie Macet Fannie Mae, se trouvent à leur tour dansune situation critique. Ces deux agencesconstituent les piliers du marché du créditimmobilier américain : elles rachètent auxétablissements de crédit une partie des prêtsimmobiliers qu’ils ont accordés pour lesconserver jusqu’à échéance ou les titriser etles revendre sur le marché. Dans un contextede baisse des prix et de hausse des défauts,elles enregistrent des pertes de plusieurs mil-liards de dollars par trimestre, car elles ontassuré des quantités importantes de créditset subissent la dépréciation des portefeuillesde prêts qu’elles détiennent. Or, la faillite deces agences aurait des conséquences trèsgraves sur le système financier, car ellesdétiennent ou garantissent 5! 200! milliardsde dollars de créances hypothécaires, soitplus de 40 % de l’encours du crédit immobi-lier américain. Après l’échec des premièresmesures d’aides du Trésor américain, ellessont finalement mises sous tutelle publiquele 7!septembre 2008.

La dynamique négative! de la crise! s’accé-lère courant septembre : le 12, deux banquesd’affaires, Merrill Lynch et Lehman Brothers,se trouvent à leur tour au bord de la faillite.La première est rachetée par Bank of Ame-rica, mais la seconde ne trouve fi nalementpas de repreneur et le secrétaire d’État auTrésor américain, Henry Paulson, la laissefaire faillite. La raison de cette décision estsimple : les sauvetages successifs de BearStearns, Freddie Mac et Fanny Mae puisMerrill Lynch accréditent largement la thèsed’un « sauvetage » garanti pour les banquesen cas de problème, ce qui peut les pousserà prendre des risques excessifs. Pour faireoffice de « contre-exemple » et rappeler aumarché que rien n’oblige les pouvoirs publicsà renflouer les banques, rien de mieux qu’unebanque d’investissement de taille « réduite » :elle ne reçoit pas de dépôts de la part de par-ticuliers et sa taille peut laisser penser queles dégâts collatéraux seront limités. Mais lesconséquences d’une telle faillite ont été mal

évaluées, car cette décision provoque des réac-tions en chaîne : elle fait chuter tous les mar-chés financiers mondiaux, amplifie la défi anceréciproque des banques et surtout pousse lenuméro un de l’assurance mondiale, AIG, aubord de la faillite. En effet, plusieurs compa-gnies d’assurance – dont AIG!– avaient vendudes Credit Default Swaps (CDS) assurantleurs détenteurs contre le risque de défautde paiement lié à des obligations LehmanBrothers. Le sauvetage d’AIG par le Trésoraméricain et la Fed n’empêche pas le déclen-chement d’un véritable vent de panique surles marchés financiers. Celui-ci est fatal auxdeux banques d’affaires indépendantes res-tantes, Goldman Sachs et Morgan Stanley, quidoivent se transformer en simples banquescommerciales pour avoir accès aux liquiditésde la Réserve fédérale, réservées aux banquesayant ce statut. Dans le même temps, le mar-ché interbancaire connaît de nouveaux blo-cages ; dans ces conditions, les banques lesplus fragiles font faillite, sont sauvées par lespouvoirs publics ou sont rachetées à des prixsymboliques : le 18!septembre, Halifax Bankof Scotland (HBOS) est rachetée par LloydsTSB. La banque Fortis est sauvée de la faillitepar des prises de participation des Étatsbelge, néerlandais et luxembourgeois, le29!septembre, et Dexia est sauvée par les gou-vernements français et belge le lendemain. Le7! octobre, l’Islande, dont la croissance desannées précédentes reposait en grande partiesur le secteur financier, annonce qu’elle estmenacée de faillite.

Acte 3 : propagationà l’économie réelleEntre juin! 2007 et le début de 2009, lesbanques ont perdu près de 700!milliards dedollars et les principaux indices boursiersont chuté de 40 à 60 %. La succession specta-culaire des faillites de grands établissementsbancaires a pu donner l’impression que lacrise n’affectait que le monde de la fi nance,et qu’elle ne concernait pas le quotidien des

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LES MÉCANISMES DE LA GRANDE RÉCESSION87

gens ordinaires. Il n’en est rien : la transmis-sion de la crise à l’économie réelle a reposésur deux mécanismes complémentaires.

Le canal du créditLe premier canal de transmission de la criseest la contraction de l’offre de crédit : commeles banques éprouvent les plus grandesdifficultés à trouver des liquidités et desfonds propres, elles sont moins en mesured’octroyer des prêts aux entreprises et auxménages. Le coût des emprunts – le taux d’in-térêt!– est également accru, car l’ensemble descréanciers exigent des primes de risque plusélevées en raison de la crise de confi ance quis’est installée. Les PME sont les premières àsouffrir de cette situation, les banques pré-férant les emprunteurs les moins risqués(États et grandes entreprises). L’assèchementdu crédit réduit l’activité économique : sansla possibilité de recourir à des emprunts, lesménages réduisent leurs dépenses, tandisque les entreprises reportent ou annulent desinvestissements, voire rencontrent des pro-blèmes de trésorerie pouvant les mener à lafaillite.

Le canal de la dépréciationdes actifsLe second canal réside dans la déprécia-tion des actifs, mobiliers et immobiliers. Labaisse des prix de l’immobilier et la chute descours boursiers dévalorisent les patrimoinesdes ménages. Ils voient donc leur richesseréelle baisser et peuvent avoir tendance àépargner davantage afin de reconstituer lavaleur initiale de leur patrimoine. Si les com-portements des ménages s’ajustent de cettemanière, il y a un effet négatif sur la consom-mation qui amplifie la crise. Cet effet est par-ticulièrement visible aux États-Unis, car lesménages américains sont très sensibles auxdépréciations d’actifs, du fait de leur épargneretraite investie pour moitié en bourse.

De plus, aux États-Unis et au Royaume-Uni,la dépréciation des actifs pèse aussi sur laconsommation par le biais de la capacité

d’endettement des ménages. Celle-ci dépenden effet de la valeur des patrimoines : quandun ménage voit la valeur de sa maison pro-gresser, il peut à nouveau s’endetter à hau-teur de cette plus-value potentielle. Le boomde l’immobilier a donc encouragé la progres-sion de l’endettement des ménages. C’est évi-demment l’inverse lorsque l’immobilier sedéprécie. La restriction de l’accès au créditdes ménages américains et anglais est doncliée à la fois aux difficultés des banques et àla dégradation de leur situation personnelle.

Les entreprises cotées en bourse sont quantà elles affectées par la baisse des cours deleurs actions, qui renforce leurs diffi cul-tés à lever des fonds : alors que le créditest devenu plus rare et plus cher, les entre-prises ont également du mal à se fi nanceren émettant des actions : les investisseurssont peu motivés pour acheter de nouveauxtitres dans un contexte de crise, et de plus,comme les valorisations des entreprises sontfaibles, l’obtention d’un certain montant deressources exige de vendre un nombre élevéd’actions, ce qui affaiblit les actionnaires enplace en « diluant » le capital de l’entrepriseentre de nombreux propriétaires.

Acte 4 : des plans de relanceface à la récessionDans la plupart des pays industrialisés, lerecul de la production est amorcé dès ledeuxième trimestre 2008, mais c’est surtout àla suite de la faillite de Lehman Brothers quela récession se déclenche. La baisse du PIBs’accélère donc particulièrement au derniertrimestre 2008 et au premier trimestre 2009.Au total, sur l’année 2009, le PIB en volumea reculé de 4 % dans la zone euro (2,2 % enFrance), de 2,4 % aux États-Unis et de 5,2 %au Japon.

La crise économique se traduit par une pro-gression du nombre de défaillances d’entre-prises. En France, celles-ci ont progressé deplus de 10 % en 2008 et d’autant en 2009 : ily a eu 61!000 faillites en 2009, un niveau qui

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Problèmes économiques NOVEMBRE 2012 88

n’avait pas été atteint depuis 1993. Les sec-teurs de l’automobile et du BTP, qui étaientdéjà fragilisés avant la crise, se trouventdésormais dans une situation préoccupante.

Ainsi, aux États-Unis, plus de 8!millions d’em-plois ont été détruits depuis le début de 2008.Dans le même temps, le taux de chômage estpassé de 4,8 % à 9,5 %, avec un pic à 10,2 %en novembre!2009. On retrouve une évolutioncomparable bien que moins forte en France,avec une hausse du taux de chômage de 7,6 %au premier trimestre 2008 à 9,9 % au début del’année 2010.

Les difficultés des entreprises et des ménagesont tendance à se renforcer les unes les autres :les problèmes des entreprises les poussent àlicencier ou à créer moins d’emplois, ce quidiminue les revenus des ménages. Parallè-lement, la baisse de demande des ménages,due à la fois aux dépréciations patrimonialeset aux contractions de revenus, effectives ouanticipées, fait baisser les ventes des entre-prises, les incitant à réduire leur niveau d’ac-tivité et d’emploi.

Face à une telle dégradation de la situationéconomique, les gouvernements ne se conten-tent plus de sauver le secteur bancaire dela faillite ; ils se mettent à agir directementsur le niveau d’activité économique pourtenter de limiter l’ampleur et la durée de larécession. Des plans de relance ont été misen place dans la quasi-totalité des pays!tou-chés par la crise. Aux États-Unis, un plan derelance massif de plus de 800! milliards dedollars est annoncé, tandis que les gouverne-ments européens adoptent des mesures chif-frées à 200!milliards d’euros, avec de fortesdivergences entre les pays, à la fois en termesde montants concernés et de modalités.Ainsi, le plan britannique est principalementorienté vers le soutien au pouvoir d’achatdes ménages (75 % du montant des mesures),alors que la France privilégie le soutien auxentreprises.

Au total, ces différents plans ont soutenul’activité et l’emploi ; la Commission euro-péenne estime ainsi que les plans de relance

européens ont permis à la zone de bénéfi cierde 0,75 point de PIB en plus en 2009 et d’envi-ron 0,4 point en 2010. De même, aux États-Unis, environ 3! millions d’emplois ont étésauvés grâce au plan de soutien à l’activité.Parallèlement, les banques centrales mettenten œuvre des mesures conventionnelles(politiques d’open market et fortes baissesde taux d’intérêt) assorties de mesures nonconventionnelles modifiant la structure deleur bilan2.

Acte 5 : la reprise retardéepar la crise des dettes souverainesLa sortie de la récession a été amorcée audeuxième trimestre 2009 pour l’économiemondiale et au troisième trimestre pour lesÉtats-Unis et la zone euro. Néanmoins, la sor-tie de crise est retardée par les inquiétudescroissantes face à la dégradation des fi nancespubliques, qui débouche en Europe sur unevéritable crise des dettes souveraines, dontl’aboutissement est le défaut de la Grèce enmars!2012.

La détérioration de l’étatdes fi nances publiquesLes plans de soutien au secteur bancaire età l’activité ont considérablement creusé lesdéficits publics.À cela s’est ajouté le recul desPIB, qui a mécaniquement diminué les ren-trées fiscales et augmenté les ratios de défi cit.Il en résulte une envolée des ratios d’endette-ment public dans les principales économiesavancées. Dans la zone euro, la dette publiquepasse ainsi de 66 % du PIB en 2007 à 88 % en2011. La dynamique est préoccupante, y com-pris dans les pays dont les États étaient peuendettés. C’est même parmi les pays dont lagestion des finances publiques avait été laplus vertueuse dans les années 2000 (Irlande,Espagne, Portugal) que la crise a été la plusaiguë, révélant après coup un principe devases communicants entre endettement privéet endettement public : dans plusieurs pays,la compression du pouvoir d’achat liée à la

[2] Pour tout ce quiconcerne l’interventiondes pouvoirs publics etdes banques centralesface à la GrandeRécession, voir l’articlede Jérôme Creel,p.!101 à 107.

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LES MÉCANISMES DE LA GRANDE RÉCESSION89

restriction des dépenses publiques a étécompensée par un recours croissant à l’en-dettement privé (Espagne, Irlande, Royaume-Uni). La crise provoque instantanément untransfert de cette dette accumulée au sec-teur public, mécanisme classique qui s’ob-serve régulièrement dans la foulée des crisesfi nancières3.

La dette publique de l’Irlande augmente ainside 25 % du PIB en 2007 à 87,3 % en 2011.

La zone euro enlisée dans la crise

Si l’alourdissement des ratios d’endettementpublic ne pose pas de problème majeur auxÉtats-Unis – même depuis la perte du triple Aen août!2011!–, ni au Japon!– malgré le fran-chissement du seuil symbolique des 200 %!–,ni même au Royaume-Uni, il n’en est pasde même au sein de la zone euro. La crisegrecque fait apparaître au grand jour lesfailles institutionnelles de l’Union monétaire.Il en résulte une nouvelle crise de confi anceentretenue par les tergiversations des diri-geants européens, particulièrement gravepuisque c’est l’avenir de la monnaie uniquequi est en jeu4. Le revirement durable vers larigueur budgétaire, destiné à mettre fin à lacrise des dettes souveraines, pèse fortementsur la croissance… ce qui détériore encore lesratios de fi nances publiques5. À cette spiralenégative s’ajoutent les difficultés du secteurbancaire, fragilisé par le défaut de l’État grec,par la situation critique de l’Espagne et duPortugal, et plus généralement par la menacepas encore écartée d’implosion de l’Unionmonétaire. La zone euro est ainsi à nouveaumenacée de récession pour 2012 et la crois-sance devrait demeurer inférieure à 1 % en2013.

La globalisation fi nancièreen question ?Si certains économistes ont vu dans la crisedes subprimes et la Grande Récession qui l’asuivie une manifestation des défaillances de

l’intervention publique (voir encadré), la plu-part d’entre eux, toutefois, l’attribuent à undéfaut de gouvernance de la mondialisationfinancière et aux failles du modèle de crois-sance néolibéral des années!1990 et!2000.

La mondialisation financière a en effet per-mis la mise en place et le maintien d’impor-tants déséquilibres de balances de paiement(voir graphiques 5 p. 99 et 1 p. 117). S’estainsi installée une véritable complémenta-rité financière entre des nations développéesen besoin de fi nancement (majoritairementles États-Unis) et des nations émergentesen capacité de financement (en particulier laChine). Ces déséquilibres n’ont pas tant étéencouragés par la libéralisation des mou-vements de capitaux que par les progrès del’ingénierie financière (voir Brender et Pisani,2009). Si leur existence suppose un transfertd’épargne entre régions du monde, elle s’ap-puie également sur un transfert de risques.En effet, l’épargne excédentaire des régionsémergentes était placée sans risques. Or, untrop-plein d’épargne (dont la contrepartieest un trop-plein d’endettement) fi nit tou-jours par être associé à des risques. Il a doncfallu que les pays développés assument lesrisques que les pays émergents ne prenaientpas. Cela n’aurait pas été possible sans l’es-sor d’innovations financières assurant lacirculation des risques (titrisation, produitsdérivés). C’est précisément ce qui s’est pro-duit : dans les décennies 1990 et 2000, s’estdéveloppé un véritable système bancaire« alternatif » ou « de l’ombre » (shadow ban-king system), délestant le système bancaireclassique des risques de ses opérations,sans pour autant collecter d’épargne. Quece soit du côté de l’épargnant ou de celui del’emprunteur, la possibilité de transférer lerisque de ses propres opérations fi nancièresvers d’autres agents économiques incite à enprendre davantage et accroît l’opacité du sys-tème financier. De plus, ce système alterna-tif ne faisait l’objet d’aucune régulation : il adonc permis aux banques de contourner lesrègles prudentielles auxquelles elles étaientsoumises6.

[3] Voir Reinhart C.,Rogoff K. (2008).

[4] Pour tout ce quiconcerne la crise des

dettes souverainesdans la zone euro, voir

l’article de Franck Lirzin,p.!108 à 114.

[5] Un certain nombred’économistes

préconisent d’ailleursun arrêt de l’austérité,

conformément auxpréceptes keynésiens.Paul Krugman (2012)

défend ainsi lesdépenses publiques

comme seul remède àla crise.

[6] Les banques fontl’objet de multiples

régulations, au niveaunational mais également

international avec leComité de Bâle. Elles

sont notammentsoumises à des ratios

limitant les créditsqu’elles accordent en

fonction de leurs fondspropres.

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Problèmes économiques NOVEMBRE 2012 90

LES ÉCONOMISTESFACE À LA CRISE!:INEFFICIENCE DES MARCHÉSOU INEFFICIENCEDES POUVOIRS PUBLICS!?À la suite de la Grande Récession, la nécessitéde réguler davantage la fi nance mondialesemble faire consensus. Les économistesrestent néanmoins divisés sur les causesprofondes de la crise, ainsi que sur la questionde l’efficience des marchés et de l’interventionpublique.

Le fonctionnement des marchés fi nanciersen question

La gravité de la Grande Récession, le faitqu’elle suive directement la débâcle dessubprimes, mais également la proximitéd’autres épisodes de crise fi nancière (criseasiatique, bulle internet) ont donné du créditaux économistes qui mettaient en garde contrel’instabilité inhérente aux marchés fi nancierset prônaient une régulation plus poussée dela finance mondiale (1). Au niveau théorique,ces économistes s’appuient sur les travaux deKeynes qui décrit dans la Théorie générale lesmarchés financiers comme intrinsèquementinstables, du fait de comportementsmoutonniers et autoréalisateurs. Il compareleur fonctionnement à celui d’un concours debeauté où le jeu consisterait non pas à élirela personne la plus jolie, mais à deviner quiemportera le plus de suffrages. Car le gagnant,sur les marchés financiers, n’est pas celuiqui arrive à anticiper le mieux les cours desactions en fonction des perspectives de profi t des entreprises (valeur «!fondamentale!» desactions), mais celui qui prévoit correctementles anticipations des autres, puisque ce sontelles qui forment les prix réels. Mieux vaut

donc avoir tort avec le marché que raisoncontre tous. Il y a ainsi toutes les chances pourqu’une divergence entre valeur fondamentaleet prix des titres – plus communément appelée«!bulle spéculative!»!– se produise de façonrécurrente. Loin d’être accidentelle, la crisefinancière fait partie du fonctionnementnormal des marchés financiers (2). Il découlede cette analyse la nécessité de régulerde façon beaucoup plus active la fi nancemondiale.

L’idéologie néolibérale sur la sellette

Cet angle d’attaque, qui met en avant lesdéfauts de régulation de la globalisationfinancière, s’accompagne parfois d’unecritique plus large de l’idéologie néolibérale,dont la finance dérégulée n’est qu’un aspect.La Grande Récession exprimerait plusgénéralement les failles d’une idéologieayant favorisé la dérégulation des marchésfinanciers, la déréglementation des marchésde biens et le démantèlement des États-providence. L’excès d’endettement desménages américains, britanniques ouespagnols est alors directement relié à ladéformation du partage des revenus, les plusriches ayant un surcroît de liquidités à placertandis que les plus pauvres se trouvaientobliger d’emprunter afin de maintenir leurniveau de vie. Est dénoncé non seulement lerôle déstabilisateur de la fi nance déréguléesur l’économie, mais également les pressionsqu’elle exerce sur la répartition des revenuset sur les politiques publiques (protectionsociale, politiques budgétaires, fi scalité,etc.), constituant un contre-pouvoir nondémocratique (3).

La réponse libérale

Certains économistes de tradition libéraleont répondu à ces critiques en formulant desinterprétations alternatives de la crise.

Sur le plan du fonctionnement des marchésfinanciers, Eugene Fama, théoricien del’hypothèse des marchés efficients – selon

ZOOM

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LES MÉCANISMES DE LA GRANDE RÉCESSION91

Les régions émergentes avaient des rai-sons d’accumuler un excès d’épargne : toutd’abord, la crise asiatique de 1997-1998 aincité plusieurs pays touchés à changer demodèle de croissance. À la suite de l’éclate-ment de la bulle immobilière, liée à un excèsd’endettement, les agents économiques ontcherché à se désendetter et les pays ont réo-rienté leur modèle de développement de lademande intérieure vers les exportations.Par ailleurs, la quasi-absence de protectionsociale en Chine oblige les salariés à épar-gner une part importante de leurs revenus.

De leur côté, les pays développés avaient euxaussi des raisons d’accroître leur endettement.

La principale réside dans la faible progres-sion du pouvoir d’achat des catégories lesmoins favorisées depuis les années 1980-1990, qui a favorisé l’endettement privé dansles pays promouvant un modèle de croissancenéo-libéral et l’endettement public dans ceuxayant conservé un État-providence généreux.La politique monétaire américaine, particu-lièrement accommodante dans la premièremoitié des années 2000, a par exemple large-ment alimenté les déséquilibres de balancesde paiement7. L’apport de la mondialisationfinancière est d’avoir permis que l’excès d’en-dettement dans certaines régions et l’excèsd’épargne et dans d’autres soit durable.

[7] Les faibles tauxd’intérêt ont favorisél’endettement desménages américains,lequel a alimentél’épargne chinoise!: defaçon simplifi ée, uncrédit accordé à unménage américain seretrouve sous formede dépôt en circulationdans l’économieaméricaine. Comptetenu du défi cit extérieurde celle-ci vis-à-vis de laChine, le dépôt va servirà régler un exportateurchinois, qui va payerses fournisseurs,salariés, etc. Les créditsaméricains ont donc faitles dépôts chinois. Cf.Brender et Pisani (2009).

laquelle les marchés véhiculent toutel’information disponible!–, considère quela crise valide cette hypothèse plus qu’ellene l’infirme!: en effet, la correction brutalequi s’est opérée après la découverte desproblèmes liés aux subprimes traduit bien laprise en compte de la nouvelle information.Par ailleurs, il analyse la crise fi nancière nonpas comme une cause de la Grande Récessionmais comme sa conséquence!: l’arrivée, dès2006, d’une récession aux États-Unis auraitmis de nombreux emprunteurs en diffi cultéet provoqué la crise des subprimes. La crisefinancière aurait une origine économique(inconnue) et non l’inverse (4).

Eugene Fama met également en avant laresponsabilité des pouvoirs publics dans lacrise!: la politique monétaire américaine desannées 2000 a ainsi favorisé la hausse del’endettement. Par ailleurs, le sauvetage desinstitutions financières durant la crise inciteles agents économiques à prendre plus derisques et prépare donc les conditions d’unenouvelle crise. Ces arguments sont développésen France par Pascal Salin!: «!je récuse!(…)l’idée d’une périodicité des crises commeune sorte de fatalisme propre au systèmecapitaliste. Les crises ne sont pas cycliques,ce sont les erreurs des gouvernants qui se

répètent à chaque crise!» (5). Les politiquesmacroéconomiques, l’instauration d’un prêteuren dernier ressort tout comme le principe«!too big to fail!» créeraient des incitationsnégatives à l’origine de la répétition des crisesfinancières. Pascal Salin défend ainsi uneintervention minimale des pouvoirs publics etune responsabilisation des individus.

Olivia Montel-Dumont

(1) Joseph Stiglitz par exemple. En France, on peut citer,sans exhaustivité!: Michel Aglietta, André Orléan, DominiquePlihon, André Cartapanis.

(2) Cette explication développée par Keynes en 1936dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de lamonnaie a notamment été reprise en France par AndréOrléan. Voir Orléan A. (1988), «!L’auto-référence dans lathéorie keynésienne de la spéculation!», Cahiers d’économiepolitique, n°!14-15.

(3) Voir Stiglitz J. (2010a et 2010b), En France, voir lemanifeste des «!Économistes atterrés!»!: atteres.org/

(4) Voir l’interview d’Eugene Fama réalisée par JohnCassidy!pour le New Yorker (13!janvier 2010)!: http://www.newyorker.com/online/blogs/johncassidy/2010/01/interview-with-eugene-fama.html

(5) Salin P. (2009), «!À chaque crise, l’État renforce sespouvoirs!», La Tribune, 13!août!; voir également Salin P.(2009).

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Problèmes économiques NOVEMBRE 2012 92

La Grande Récession incite donc à réexaminerles bienfaits de la globalisation fi nancière. Sicela ne signifie pas forcément qu’il faille larejeter en bloc, il en découle a minima uneréflexion sur les moyens à mettre en œuvrepour la réguler davantage. Cela concerneaussi bien le contrôle du système bancaire« de l’ombre » et la réglementation des para-dis fiscaux – la régulation du système fi nan-cier ne peut être effi cace s’il existe des zones

de non droit non étanches! – que la coordi-nation des politiques économiques et la sur-veillance des déséquilibres extérieurs. Celaimplique une meilleure coopération inter-nationale, et le renoncement de certains paysà leurs stratégies de croissance : l’accumu-lation d’excédents a forcément pour contre-partie l’accumulation de dettes et vice-versa.

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